Musique et territoire(s) : conférence par Yves Raibaud
Article blues urban culture
1. Musique ( Le Blues
La melancolique melodie
´ ´
Né de l'esclavage et de la migration des cultures, le Blues est une forme particulière de musique.
Expression des plaintes mais également de la fierté de tout un peuple en souffrance, les noirs américains,
le Blues est au départ un véritable exutoire communautaire. Il exprime à la fois la douleur et fédère les
âmes. Depuis, il s'est démocratisé et est à la base de bon nombre de styles musicaux. Histoire de cette
complainte ô combien symbolique.
La culture africaine, véritable commencement africaine, à tout jamais. Comme le dit Ali Farka Touré "il n'y a pas
Le Blues est un large mouvement musical, qui a véritablement des Américains noirs, mais seulement des Noirs en Amérique".
pris plusieurs sens au cours de son évolution, au sein de lieux Le Blues est alors une façon, parmi d'autres, d'établir un lien
différents. D'une part, ses origines peuvent être reliées à la direct avec les ancêtres africains et leur pays.
tradition musicale africaine, au Nord-ouest principalement. De
l'autre, ce style est "né à nouveau" aux États-Unis, au sein des Les autorités ont d'ailleurs compris le pouvoir de résistance
terres cultivables où travaillaient les esclaves afro-américains. et d'insoumission de la musique, pour les esclaves travaillant
dans les plantations. Une loi de 1740 interdit par exemple à
Mais revenons au "commencement", à la culture africaine ces derniers, sous peine de mort, de jouer des instruments de
elle-même, où la musique occupe depuis longtemps une place musique.
fondamentale, reconnue d'"utilité publique". Ali Farka Touré, C'est notamment l'utilisation de tambours et de fifres - petites
l'une des principales figures du Blues africain, affirme dans le flûtes en bois - qui est visée.
documentaire de Martin Scorsese Du Mali au Mississippi, que la
musique est au cœur même de la culture africaine.
En effet, la musique ou la danse y ont autant d'importance que
la religion et la vie sociale. Ces formes artistiques ont un rôle
de cohésion et de rassemblement du public, s'intégrant souvent
au sein de véritables rituels ou cérémonies. Au Mali, et dans
plusieurs autres états africains, les griots, "conteurs musicaux",
font d'ailleurs partie d'une caste spéciale dans la société. Un
devoir et une forme particulière de respect leur sont donc accordés.
La notion de cohésion sociale par la musique, ou par le chant
particulièrement, prend tout son sens dans les pratiques qui en
sont faites par les esclaves noirs-américains. En effet, dans les
champs de coton, où règne la domination de "l'homme blanc" et
la dureté des conditions de vie et de travail, ceux-ci survivent
grâce à cette cohésion et cette solidarité fondamentales. Tous
rassemblés autour de la foi, de la musique ou autres, ils forment
alors une communauté, sans vraiment être conscients de sa
puissance. La musique va devenir un véritable moyen de survie.
Le Blues, rebelle identité
Les esclaves vont faire part, dans leurs chants et par leurs rythmes,
d'une colère et de plaintes à l'égard des maîtres esclavagistes et de
leurs pratiques abusives. Cette forme musicale liée à une période
particulière, cet "ancêtre" du Blues, initialement chantée et dont
la partie instrumentalisée ne sera techniquement enregistrée que
plus tard, se positionne autour d'un rattachement régulier aux
racines africaines, comme une marque indélébile de l'identité de
ces hommes et femmes africains exilés contre leur gré sur cet
inconnu territoire : les États-Unis.
Dans les faits, les plus terribles, des africains ont en effet été
retirés de force de la terre où ils évoluaient et où ils s'étaient Otha Turner - musicien phare du style Fife and Drums
construits, mais jamais le système esclavagiste n'a pu leur retirer (littéralement fifres et tambours) - affirme que ces instruments
leur culture. Les esclaves africains ont emmené avec eux sur le avaient une importance capitale dans la vie culturelle et sociale
territoire américain, et sur tant d'autres, leur esprit et leur âme africaine, et qu'ils sont devenus, du temps de l'esclavage, des
16
2. Musique ' Le Blues
La melancolique melodie
´ ´
outils de regroupement et d'entrain à la solidarité. Le tambour, Ouverture et démocratisation, le Blues élargit ses horizons
par exemple, par la puissance de ses sonorités et de ses rythmes, Le Blues s'est largement modernisé au fil du temps et son
s'associait bien avec le travail de la terre, "brut" et répétitif, et évolution est significative. Initialement, les instruments étaient
offrait un certain courage. moins présents que la voix, voire inexistants, pour une raison
Après l'interdiction, pour ne perdre sous aucun prétexte cette matérielle. Le chanteur ou la chanteuse exprimait sa douleur, sa
dimension "entraînante" des percussions, les esclaves ne tristesse, ou sa condition de vie, accompagné par des chœurs
se laissent pas abattre et trouvent d'autres moyens, d'autres très présents. Les formes musicales des negro spirituals et du
instruments, quelques fois même étranges et insolites. Par Gospel, styles particuliers constitués de chants religieux, sont
exemple, pour détourner la loi, ils développent, à leur façon, le intimement liés au Blues.
Jig & Clog dansing (les "claquettes", introduites par les colons
irlandais aux États-Unis). De telle sorte que le bruit des fers sur
le sol, qui les attachent à la terre où ils travaillent, imite le son
des tam-tams.
La musique demeure un moyen, pour les afro-américains, de
trouver du courage et de ne pas oublier leurs racines et leur
appartenance à la diaspora africaine, à travers le Monde.
Cette cohésion va être largement renforcée par l'isolation
socioculturelle généralisée des esclaves aux États-Unis,
notamment par l'interdiction d'alphabétisation et de possibilités
d'accès à la culture. Paul Gilroy insiste sur le pouvoir expressif
que prendra alors la musique. L'expression corporelle ou
musicale devient rapidement le seul moyen d'expression. Ce Alan Lomax
n'est plus le langage qui fait apparaître le Monde, comme dans les
sociétés occidentales, ce sont la musique, les gestes et la danse Un des hommes qui s'est intéressé le premier à cette nouvelle
qui deviennent, au sein de ces communautés, aussi importants culture musicale est le musicologue et folkloriste américain
que la parole, voire plus, comme l'affirme le poète et écrivain John Lomax. Il s'attache, dès 1933, et avec l'aide financière de
martiniquais Édouard Glissant. l'American Council of Learned Societies (Conseil Américain
des Sociétés Savantes), à élaborer un travail de collecte des
Pour Toni Morrison, célèbre auteure afro-américaine du début musiques produites dans les états du Sud des États-Unis, et
du XXe siècle, ces musiques devaient être faites de messages un peu partout dans le pays. Ces sons captés, ces musiques
simples, pour établir un dialogue d'égalité entre les artistes et particulières représentent, pour lui, des éléments de mémoire
les auditeurs. Paul Gilroy confirme cette idée lorsqu'il dit que aussi importants que la parole ou des écrits. Un patrimoine à
"l'art n'agit plus dans un rapport de domination par rapport à part entière.
celui qui écoute, mais comme un dialogue démocratique et
communautaire à part entière". John Lomax, accompagné de son fils Alan - qui poursuivra
le travail de son père -, souhaite "préserver le passé" par
Toute culture prend une nouvelle dimension à partir du moment ces enregistrements. Mais il ne s'arrête pas là et souhaite
où elle est "réimplantée" dans un espace différent de son origine. que les musiques captées, notamment celles des esclaves
Si cette culture s'établit au sein d'une société qui ne la définit noirs-américains, touchent un public bien plus vaste. Un nombre
pas comme légitime, ou même la dénigre, elle prendra alors impressionnant de bluesmen seront d'ailleurs enregistrés par le
la dimension d'une contre-culture ou d'une sous-culture. Alors musicologue et connus du grand public.
qu'elle était, à l'origine, une culture "allant de soi", "évidente" et Cette méthode d'enregistrement, et le fait même d'enregistrer,
"légitime". C'est exactement ce qu'il s'est passé pour la culture s'oppose à la vie très traditionnelle des esclaves, qui produisaient
musicale africaine introduite aux États-Unis. de la musique dans l'instant présent, sans souci de popularité, ni de
diffusion. Lomax considère que la musique doit changer en même
Le Blues était, dans les sociétés africaines, un simple élément temps que l'évolution de la société [...] Le contact de ce passionné
constitutif de la vie sociale. Mais aux U.S.A., le fait qu'il de musique avec l'univers du Blues donne une toute nouvelle
accompagne le travail des esclaves, et même le favorise, a dimension à celui-ci. Il devient alors un divertissement musical
apporté une dimension vitale à la musique. Le Blues prend son comme tant d'autres, et non plus seulement un outil d'insoumission
sens dans l'instant, lors de la journée harassante de travail, par sociale. En caricaturant, la diffusion de masse du Blues va avoir
exemple, par la faculté qu'il a de faire tenir debout un peuple comme finalité, notamment, d'amuser une société blanche en mal de
dominé et sous-traité. divertissement, alors que ce style est intimement lié à la douloureuse
histoire de la communauté noire aux États-Unis.
17
3. Musique ( Le Blues
La melancolique melodie
´ ´
Notons malgré tout que John Lomax, en faisant mieux connaître Rythm'n'Blues, plus modernes, par l'arrangement de la partie
et apprécier le Blues au grand public, a cherché à encourager chantée de départ par des orchestres - le Saint Louis Blues, par
sa préservation en tant qu'art à part entière, méritant de ne pas exemple - et la Soul, sont rapidement devenues populaires, et
tomber dans l'oubli. Cela a d'ailleurs permis à un plus large public récupérées quelques fois par des musiciens blancs. De grands
de connaître des bluesmen jusqu'alors parfaitement inconnus tels artistes, à la popularité évidente, tels Bob Dylan en Folk, Janis
que Blind Lemon Jefferson et Blind Blake, qui enregistrent chez Joplin, Jimi Hendrix ou alors les artistes de Rock'n'roll influencés
Paramount Records, ou bien même Lonnie Johnson chez Okeh en parallèle par la Country Music, sont directement influencés
Records. Mais aussi de grandes chanteuses populaires, telles tant par le Blues traditionnel que par le Blues électrique. Ces
que Gertrude "Ma" Rainey, Bessie Smith, Isa Cox ou Victoria artistes ont permis une diffusion de grande ampleur, aux USA et au
Spivey, vont connaître un immense succès auprès du public Royaume-Uni, de cette forme musicale. De plus, le Mouvement
américain, grâce à la diffusion de leurs musiques. pour les Droits civiques élargit le public du Rythm'n'Blues,
grâce aux thématiques que celui-ci traite (le racisme ou la guerre
L'ère de l'industrialisation de la musique du Viêt Nam), qui s'adaptent aux intérêts de la population à
Lorsque l'industrie du disque se développe dans les années l'époque. Dans les plus grands festivals, comme par exemple
1920-30, les enregistrements - notamment ceux de John le Newport Folk Festival, de grands bluesmen commencent à
Lomax - sont diffusés sous les termes de "race records", c'est-à- être programmés. Se produiront en effet, à plusieurs reprises,
dire de "musique raciale". La musique produite par les esclaves nul autre que Son House, Mississipi John Hurt, Skip James,
noirs-américains est clairement marginalisée, au sein d'une Big Joe Williams ou alors le révérend Gary Davis. Le Blues est
société occidentale blanche accomplie sur le territoire. Une alors largement établi au sein de l'univers musical américain et
légende raconte même que le bluesman Robert Johnson devrait à travers le Monde.
sa virtuosité à un pacte fait avec le Diable. Les composantes
rythmiques et mélodiques que met en place le Blues font en effet Il est à présent estimé et reconnu pour ses particularités tant
preuve d'une telle innovation pour la société blanche qu'elles en rythmiques que mélodiques et devient une source d'inspiration
effraient plus d'un. Certains mettent cette étrangeté sur le compte à part entière pour bon nombre d'artistes, Noirs comme Blancs.
du Devil Blues, force maléfique fuie et rejetée par bon nombre
de personnes aux États-Unis. Johnson exploitera cette idée, Après avoir été un élément constitutif de la culture africaine,
notamment dans son morceau "Me and the Devil Blues". un outil d'émancipation et de libération morales pour les
esclaves afro-américains, le Blues fait actuellement partie
Avec la terminologie "race records", les intentions des d'un large système commercial et de divertissement artistique,
producteurs de disques, avec l'arrivée de musiciens parmi d'autres genres musicaux. Si certains déplorent la perte
afro-américains dans l'espace culturel et commercial, sont donc de "l'aura" dont cette musique était porteuse tant en Afrique
claires : le public visé est alors uniquement "noir". qu'au sein du système d'exploitation esclavagiste, son histoire
demeure d'une rare richesse et, pour bon nombre de musiciens
L'avenir montrera évidemment le contraire, lorsque le Blues contemporains, la symbolique du Blues est toujours celle d'une
lui-même - pourtant longtemps perçu comme une simple véritable libération artistique, pour un peuple en quête d'identité
tradition afro-américaine - va évoluer et se moderniser, par et de légitimité.
l'utilisation d'amplificateurs pour guitares et harmonicas, pour .
donner une dimension plus électrique au style. Aude Béliveau
Cette occidentalisation musicale va élargir le public du Blues
et ses appartenances. La modernisation technique va aussi
permettre une qualité sonore sans précédent, et augmenter l'offre
de service des studios d'enregistrement. C'est d'ailleurs cette
compétence technique qui rendra célèbre le label Chess Records,
basé à Chicago et tenu d'une main de maître par Phil et Leonard
Chess, véritables découvreurs de talents. Ce label emblématique
fera en effet connaître le désormais célèbre Muddy Waters, dont
les chansons, telles que Hoochie Coochie Man ou I Just Want
to Make Love to You, sont devenues des classiques du Blues
urbain. Mais c'est lui aussi qui permettra au grand public de
découvrir la sulfureuse Etta James, Howlin' Wolf, Sonny Boy
Williamson II ou encore le charismatique Chuck Berry, initiateur
du Rock'n'roll avant même l'arrivée d'Elvis Presley.
En 1960, les musiques noires-américaines, telles que le
18