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Université Paris IV – Sorbonne


        LA POLICE BRITANNIQUE :
      MODÈLE OU CONTRE-MODÈLE
DES POLICES NATIONALES EUROPÉENNES ?




              Corentin SEGALEN




        DEA d’histoire contemporaine
 sous la direction du professeur Jean-Noël LUC


        Année universitaire 2004-2005
« L’Angleterre est le pays qui est le moins
facile à voir en courant, car les ressorts de
la société ne sont pas à la surface du sol ;
ils sont profondément enracinés dans le
sein de la nation, et pour les découvrir, il
faut de longues et pénibles recherches ».

Lettre du Comte de Cavour à Paul Emile Maurice (1835)
Remerciements


       À première vue, la rédaction d’un mémoire universitaire est un travail très solitaire,
celui-ci ne l’a pas été. Je tiens d’abord à remercier le professeur Jean-Noël Luc, pour avoir
soutenu ma candidature à l’University College of London, puis à celle de la London School of
Economics, et pour m’avoir, malgré l’éloignement géographique, orienté, conseillé et
encouragé. Mes remerciements vont ensuite à ma famille, à Esther et sa famille, et à mes
amis, Français, Anglais ou Scandinaves. Tous ont toujours su m’orienter, me soutenir, ou tout
simplement m’écouter. Je tiens bien sûr, à remercier Nils et Harriet Groten, qui m’ont permis
de vivre dans de très bonnes conditions dans la ville la plus chère d’Europe. Je souhaite, enfin,
remercier mes trois correcteurs, Nathalie Delanoë, Julien Cros et Mathias Gavarry, pour le
temps qu’ils ont bien voulu consacrer à la correction et à la relecture de mon travail.
Introduction

         Le 14 décembre 2004, le commissioner Sir Ian Blair, qui est amené à prendre la tête
de Scotland Yard le mois suivant, est interviewé sur les ondes de la BBC 4 1. Dans un
discours de grand communiquant, il affirme vouloir « faire passer [Scotland Yard] du dix-
neuvième siècle au vingt-et-unième »2. Clarifiant son propos, il poursuit, « nous devons
moderniser la gestion de la Met. Quand le commissioner et moi-même sommes arrivés, il y a
cinq ans, nous nous sommes donnés un certain nombre de tâches. La première était de
réhabiliter la réputation de la Met. La deuxième, de réduire la criminalité, ce que nous avons
fait avec succès, et la troisième, de moderniser la culture [de la Metropolitan Police] »3.
Ancien adjoint du chef de la Metropolitan Police, il reconnaît ainsi implicitement que son
prédécesseur et lui-même ont échoué dans la modernisation culturelle de la principale force de
police britannique. Il faut dire que Scotland Yard est alors touchée par plusieurs affaires de
racisme et de sexisme dans ses rangs, qui sont immédiatement relayées par la presse. Balayant
tout début de polémique avec l’action de son ancien supérieur hiérarchique en affirmant qu’ils
ne sont « pas intéressés par qui a fait quoi » 4, il ajoute ensuite se sentir « plus concerné par
ce qui a été fait et par ce que nous pourrons faire différemment » 5.


         Ces propos, assez réalistes vis-à-vis de l’institution, peuvent être mis en parallèle
avec l’une des plus récentes campagnes de recrutement de la « Met » 6 : « La Metropolitan
Police est une des polices les plus célèbres du monde. Notre but est de faire de Londres la
grande ville la plus sûre du monde » 7. Ces deux exemples nous permettent de mettre en



1
  Rebecca MOWLING (Crime reporter), édition gratuite de l’Evening Standard, 14 décembre 2004,
« New Met chief pledges reform on race and sex », p.4.
2
  “Sir Ian, the deputy commissioner who takes on the top job next month, said he would drag the force
out of the 19th century and into the 21st ”.
3
  “ We need to modernise the managment style of the Met. When the commissioner and I came into
office five years ago we set ourselves a number of tasks. One was the rehabilitation of the Met’s
reputation. Second, reducing crime, which we have done successfully, and third to modernise the
culture”.
4
  “ We are not interested in whodunit”. Le mot whodunit est un mot familier pour roman-policier. Il
s’agit donc d’un jeu de mots qui redonne au mot « polar » son sens premier : « qui a fait quoi ».
5
  “ We are more concerned about what has been done and what we can do differently”.
6
  The Guardian, 24 novembre 2004, p. 18.
7
  “ The Metropolitan Police Service is one of the world’s famous police services. Our aim is to make
London the safest major city in the world ”.
évidence plusieurs points très représentatifs de la principale force de police londonienne en ce
début de vingt-et-unième siècle.


         En effet, en se référant au dix-neuvième siècle, Sir Ian Blair rappelle implicitement
que la Metropolitan Police a été créée par Sir Robert Peel en 1829. Il sous-entend également,
en le regrettant, que l’organisation, les structures et les méthodes de la Met n’ont que peu
changé en cent soixante-quinze années.            Nous pèserons le pour et le contre de cette
affirmation en dressant de manière panoramique le tableau de l’évolution des forces policières
britanniques depuis 1829 - en l’élargissant aux autres polices anglaises, organisées, nous le
verrons, plus ou moins sur le modèle de la « Met » 8. En effet, il n’y a pas une police
britannique, mais cinquante-cinq, comme le rappelle Jean-Claude Monet. « Le nombre de corps
policiers distincts [dans les îles britanniques] dépasse la cinquantaine, puisqu’aux 43 polices
d’Angleterre et du Pays de Galles s’ajoutent les 8 polices d’Ecosse, la police d’Irlande du Nord – la
Royal Ulster Constabulary -, enfin les polices des îles de Man, de Jersey et de Guernesey, qui, toutes,
ont un régime ou des formes d’organisation assez différents des polices anglaises et galloises »9.


         La deuxième caractéristique mise en évidence par ces deux exemples réside dans la
présence, on voudrait dire l’omniprésence, de la police dans les médias. Cette présence est
double. Les différentes polices anglaises ont une politique de communication très importante,
et achètent fréquemment des espaces et - dans la presse écrite - des encarts publicitaires, que
ce soit pour recruter, pour informer, ou simplement pour rassurer le public. On trouve ainsi
très fréquemment des offres d’emploi publiées par la hiérarchie policière dans les différents
journaux. Mais on relève ensuite, la présence quasi journalière de la police, que ce soit dans
les rubriques des faits-divers ou simplement dans des articles sur son organisation, dans la
presse « tabloïd », ce qui ne surprend pas, mais également dans la presse dite « sérieuse ». Ces
différents articles ne ménagent d’ailleurs pas la police. Cette profusion d’informations se
traduit par l’existence, dans les journaux anglais, mais aussi à la radio et à la télévision, de
« crime reporter », sorte de spécialistes de la police et des affaires en cours. Cet intérêt des
médias pour la police a obligé l’institution à prendre soin de son image médiatique et à se
doter d’une politique de communication qui n’a pas son égal en Europe.



8
  Lire à ce propos Claude JOURNÈS, « La police en Grande-Bretagne », pp. 214-215 in IHESI,
Polices d’Europe, L’Harmattan, Paris, 1992, 266 p.
9
  Jean-Claude MONET, Polices et Sociétés en Europe, Institut international d’Administration
Publique, La Documentation Française, Paris, 1993, p.79.
Pour les historiens et les sociologues, cette volonté de communiquer s’est traduite par
une plus grande ouverture de l’institution policière en Grande-Bretagne, comparée aux autres
polices européennes confrontées à ce que Jean-Louis Loubet del Bayle appelle « la tradition
de secret ». « Ce souci, sinon cette obsession, du secret a d’ailleurs été relevé par tous les
chercheurs qui se sont intéressés à la « culture policière » ou ont tenté de décrire “la
personnalité de travail” des policiers »10. Pour Claude Journès, cette ouverture de la police
britannique s’explique notamment par « la décentralisation de principe de son organisation »,
qui, selon lui, « favorise l’obtention d’autorisations d’enquête »11. En 1990, il note: « Alors
qu’il y a vingt ans, on ne comptait sur ce thème qu’une poignée de chercheurs, la Fondation
de la police a pu recenser deux cents projets de recherche pour les années 1985-1986 (The
Police Foundation, 1987) »12. La police anglaise n’est pas un objet historique non identifié.
Les travaux de Clive Emsley ou de Robert Reiner, pour ne citer qu’eux, ont grandement
amélioré la connaissance de l’institution policière britannique, souvent par une remise en
cause profonde de la vision policière des forces de l’ordre britanniques. De manière assez
surprenante, les chercheurs Français se montrent parfois plus indulgents avec les Bobbies que
leurs confrères d’Outre-Manche.

         La création de la « nouvelle police », sous la direction du Home Secretary Sir Robert
Peel, a lieu à Londres en 1829. L’histoire de la Metropolitan Police, dont le quartier général
est basé dans une rue du quartier de Westminster, le Great Scotland Yard, bénéficie pendant
environ un siècle et demi, d’un traitement particulièrement positif de la part des historiens. Le
plus connu, Charles Reith publie de la fin des années trente jusqu’aux années cinquante « des
ouvrages qui exaltent la police anglaise issue de la communauté, garante de la liberté, en
l’opposant à la police française »13. À partir du milieu des années soixante-dix, une nouvelle
génération d’historiens remet en cause cette histoire idéalisée, faisant preuve de bien moins
d’indulgence envers celle qui se prétend « la meilleure police du monde ». Robert Reiner
appelle ces deux écoles historiques opposées « l’histoire orthodoxe » et « le compte




10
   Jean-Louis LOUBET DEL BAYLE, « Unité et diversité dans l’histoire des polices européennes »,
CSI, n°7, novembre 1991-janvier 1992, p. 167.
11
    Claude JOURNÈS, « La police en Grande-Bretagne », in ERBES Jean-Marc et al., Polices
d’Europe, IHESI - L’Harmattan, 1992, p. 211.
12
   Idem, « La recherche en sciences sociales sur la police en Grande-Bretagne : esquisse d’un bilan »,
CSI, n°10, janvier 1990, p. 262.
13
   Claude JOURNÈS, « La police en Grande-Bretagne », p. 212.
révisionniste »14. Nous avons pris dans ce mémoire le parti de briser le mythe du Bobby pour
lui reconnaître ses véritables qualités. Nous montrerons alors en quoi le modèle de police
britannique représente ou non une exception réelle au regard des autres polices du continent
européen.


         En étudiant la construction du modèle policier britannique depuis la naissance de la
Metropolitan Police jusqu’à la première moitié du vingtième siècle, nous montrerons que
l’image consensuelle du Bobby est littéralement façonnée par Robert Peel et ses successeurs.
À la fin du dix-neuvième siècle, leurs efforts sont finalement récompensés. Les policiers
britanniques deviennent un symbole à part entière de la Grande-Bretagne, faisant la fierté de
la population et suscitant l’admiration des visiteurs étrangers.


         Cependant, le modèle policier, intimement lié à l’époque victorienne, est ébranlé, à
partir des années cinquante, par la modernisation rapide de la société. Une période de crise
s’ouvre. L’augmentation de la délinquance et l’impression de déphasage entre les policiers et
la population entraîne de profonds changements dans la manière de faire la police, qui,
toujours plus répressive, abandonne son caractère consensuel.


         Le retour, depuis les années quatre-vingt-dix, au modèle de police consensuel s’avère
plus rhétorique que réel. Nous verrons qu’au début du vingtième et unième siècle, la situation
nationale britannique oblige la hiérarchie policière à se diriger vers un abandon progressif du
modèle britannique de police, qui s’aligne de façon inexorable sur celui de l’Europe et des
Etats-Unis. Si la police britannique a pu réellement constituer un modèle pour les autres
polices européennes, il s’avère que le Royaume-Uni cherche aujourd’hui simplement à être à
l’avant-garde mondiale de la militarisation et du contrôle de la population.




14
  Robert REINER, The politics of the Police, pp. 16 et 24. « Orthodoxy history », « Revisionist
account ».
Première partie
                           La fabrication du modèle

          Sans doute faut-il, avant de prétendre reconstituer l’évolution du modèle de police
britannique de la fin du vingtième siècle à nos jours, s’attarder sur son invention et sa mise en
place. Reconstituer l’histoire de la police britannique de 1829 à 1950, c’est aussi tenter de
retrouver les fondements, les caractéristiques, et la singularité de la police britannique telle
qu’elle apparaît aujourd’hui.


          En 1829, Sir Robert Peel crée la Metropolitan Police. Il met un terme au système qui
prévallait jusqu’alors, et qui s’appuyait sur une conception bipolaire de sa mission : d’un côté
une justice implacable de notables, et de l’autre une police locale, citoyenne et bénévole. La
création de ce que les contemporains appellent alors la « nouvelle police » rencontre une
hostilité farouche et immédiate, qui ne semble décroître qu’à partir des années 1870. Cet
accouchement dans la douleur de la police professionnelle est fondamental dans la
construction du modèle policier britannique. L’institution policière est en effet modelée par le
rejet initial de la population.


          Mais, à la fin du dix-neuvième siècle, la police semble avoir pris ses marques et avoir
finalement réussi à s’intégrer dans la population. La Belle époque, comme on l’appelle en
France, est une époque où l’attachement de la population au Bobby devient réalité. C’est aussi
à ce moment que naît la figure mythique du policier désarmé, disponible et débonnaire. Nous
verrons que si cette image est en grande partie fabriquée de toutes pièces, elle a des
conséquences très positives, à la fois sur les conditions de travail et sur le comportement des
policiers, mais également sur les relations que la population britannique entretient avec sa
police.


          La première moitié du vingtième siècle voit une véritable unification du pays par les
policiers, qui deviennent un lien de toute importance, presque incontournable, entre les
différentes classes sociales. La figure du policier symbolise la culture britannique. Et si le
modèle policier, qui a fait ses preuves, se modernise, il ne connaît pas de changements
majeurs. Le comportement des policiers sous les bombardements allemands de la Seconde
Guerre mondiale apparaît comme le point d’orgue du modèle policier britannique et de
l’image héroïque du Bobby.
Chapitre I
                  La « nouvelle police » de Robert Peel
         L’histoire du système policier professionnel en Grande-Bretagne commence en 1829
avec la création de la Metropolitan police. Sir Robert Peel, son créateur, est le tout nouveau
Secrétaire du Home Office, équivalent britannique du ministre de l’Intérieur français. Créateur
de la Police Royale d’Irlande, Royal Irish Constabulary, son objectif est de donner à
l’ensemble du Royaume-Uni une police professionnelle et nationale. Il considère en effet
qu’un système hérité du Moyen-Âge n’est pas digne d’un pays en pleine modernisation. Il
appelle de ses vœux une police nationale, placée sous le contrôle de l’État. A ses yeux, cette
police devra être formée, commandée et donc contrôlée par le gouvernement : une police, en
somme, à l’image de ce qui existe dans la plupart des pays du continent européen.


         La création de la « nouvelle police » à Londres, a pour conséquence de mettre un
terme au vieux système des Watchmen, en français, « les hommes du Guet ». L’ensemble de
la population voit pourtant d’un mauvais œil la suppression d’un système plusieurs fois
séculaire. Ce système, beaucoup d’hommes politiques désirent le réformer à partir de la fin du
dix-huitième siècle. Ils sont systématiquement obligés de battre en retraite devant la défense
acharnée de ceux qui craignent de voir le pouvoir de l’État supplanter celui des collectivités
locales. Dans toutes les couches de la population, l’hostilité à la « nouvelle police » est
particulièrement forte dans les premières années de sa création. Luttant contre vents et
marées, Robert Peel réussit finalement à l’imposer, au prix, il est vrai, d’un certain nombre de
compromis qui dénaturent quelque peu son projet originel.


       Nous allons voir dans une première partie à quoi ressemble la police britannique avant
Robert Peel, ce qui la caractérise. Dans une deuxième partie, nous nous demanderons
pourquoi l’hostilité à la nouvelle police est aussi forte et si largement partagée au Royaume-
Uni. Enfin, nous verrons comment Robert Peel réussit à faire accepter sa police, en tenant
compte notamment des appréhensions de l’aristocratie et de la bourgeoisie.
A- La police anglaise avant 1829

         Héritier du Moyen-Âge, le système britannique de police résiste à toute tentative de
réforme jusqu’en 1829. La force de police, qui réunit les Watchmen et les Parish constables
est composée de citoyens élus ou bénévoles. La justice, de son côté, rendue pas les « juges de
paix », dépend de la Criminal Law, garante de l’Habeas Corpus contre l’absolutisme royal. Et
même si, à partir de la fin du dix-huitième siècle, plusieurs hommes politiques tentent
successivement de réformer le système, ils se voient obligés de renoncer devant les levées de
boucliers qu’entraîne systématiquement toute tentative de réforme.



            1- Les Watchmen et les Parish constables

         Au début du dix-neuvième siècle, les missions de police sont accomplies par les
Watchmen. Ces hommes sont généralement volontaires et travaillent à temps partiel 15. Ils sont,
dans la plupart des cas, très mal payés par leurs paroisses. Le système du Guet diffère
cependant selon les villes et les régions de Grande-Bretagne. Ainsi, à Norwich, tout homme
âgé de plus de seize ans se doit d’accomplir deux nuits de garde chaque année 16. Le fait que
chaque homme soit, deux fois l’an, garant de la sécurité de ses voisins, est particulièrement
remarquable : il permet un contrôle plutôt efficace des maisons la nuit, à l’heure où les
criminels de l’époque sévissent. On imagine en effet qu’un homme a à cœur de surveiller ses
propres biens et ceux de ses parents ou de ses proches. Le fait que l’on doive deux nuits à la
collectivité renforce le sentiment d’appartenance à un groupe, à un village ou à un quartier.
L’intégration de jeunes hommes dans ces tournées permet aussi de responsabiliser les futurs
membres de cette communauté et relève donc quelque part d’un rôle éducatif. Le système est
appelé « hue and cry ». Il est assez révélateur du genre de méthodes des hommes du Guet.
L’expression est traduisible en Français par « crier haro » sur les criminels, il s’agit donc de
prendre le voleur ou le criminel en flagrant délit avant de le mener devant la justice, puis en
prison et, parfois, à la potence.



15
   Philippe CHASSAIGNE, « Du ‘‘travailleur en manteau bleu” au gardien de la loi et de l’ordre :
professionnalisation et statut des policiers en Angleterre au XIXe siècle », in Pierre GUILLAUME
(dir.), La professionnalisation des classes moyennes, Zalence, MSHA, 1996, p. 170 .
16
   Entrevue avec M. Simon RENTON, professeur à l’University College of London.
Pendant de nombreuses décennies, les nobles participent activement au Guet, comme
tous les autres citoyens. Cependant, à partir de la fin du dix-septième siècle, ceux-ci refusent
ces missions qu’ils jugent fatigantes, contraignantes, parfois dangereuses mais surtout bien
trop indignes de leurs statuts de gentlemen. Ils payent donc des remplaçants, un peu à la
manière des conscrits des armées de la République. On comprend que cela n’est pas dénué de
sens en lisant le portrait, dressé par Ruth Paley, du watchman londonien du début du dix-
neuvième siècle :
            « Sa première tâche était de patrouiller la nuit dans les rues et de se débrouiller avec les
     ivrognes, les prostituées et les bagarreurs. Il était mal payé et augmentait ses rentrées d’argent en
     rendant différents services aux riverains comme celui de servir de réveil le matin de bonne heure.
     Selon les opportunités présentées par la structure économique et sociale de son voisinage, il
     pouvait ou ne pouvait pas être dans la position de recevoir des “cadeaux” des patrons de pubs, des
     prostituées ou d’autres, inquiets de s’assurer de sa bienveillance »17.


           Le Guet vérifie que les portes ne sont pas fracturées et contrôle l’identité des
personnes suspectes. Mais si les tâches sont ingrates, elles attirent cependant un très grand
nombre de candidats. Chaque candidat doit apporter des preuves de bonne morale. Une limite
d’âge est par ailleurs établie, à quarante ou quarante-cinq ans selon les régions18. Cette vision,
assez récente, est venue contrebalancer la thèse des historiens dits « légitimistes ». Jusqu’aux
années quatre-vingt, ces derniers soutenaient en effet que les constables et les watchmen
« venaient généralement des rangs des insolvables, sinon des séniles et alcooliques »19.
Robert Reiner a d’ailleurs démontré que « ni les anciens constables, ni les watchmen n’étaient
aussi inefficaces ou corrompus que ne les dépeignait l’orthodoxie »20.

           À la différence des Watchmen, les Parish constables, ou connétables paroissiaux,
sont élus par un groupe de représentants paroissiaux. Ils ne sont pas rémunérés. Au tournant
du seizième et du dix-septième siècle, la paroisse leur rembourse cependant quelques
dépenses comme l’avoine pour les chevaux ou l’huile pour les lampes. Mais la principale


17
   Ruth PALEY, Criminal Justice History, p. 114. « His primary task was to patrol the streets at night
and cope with drunks, prostitutes, and brawlers. He was poorly paid and augmented his income by
performing various services for local inhabitants such as providing early morning alarm calls.
Depending on the opportunities presented by the economic and social structure of his neighbourhood,
he may or may not have been in position to receive “gifts” from publicans, prostitutes, and others
anxious to secure his goodwill ».
18
   Ibid., p. 104.
19
    Sally MITCHEL, Victorian Britain, an encyclopedia, St James Press, Londres, 1988, p. 436.
« Constables and their watchmen generally came from the ranks of the insolvent, if not the senile and
alcoholic ».
20
   Robert REINER, The politics of the police, p. 35. « Neither the old constables nor the watchmen
were as ineffective or corrupt as painted by orthodoxy ».
manne financière est constituée par le partage des récompenses pour les captures des
criminels, ce qui peut représenter une confortable entrée d’argent. Les récompenses sont
particulièrement élevées pour les meurtriers, les voleurs de chevaux ou les bandits de grands
chemins.


         Certes fragmenté, le système des Watchmen et des Parish constables est pourtant
loin d’être inefficace, puisqu’il est organisé par les gouvernements locaux, pour de petites
zones bien connues, et présentant chacune leurs problèmes propres. Cependant, ses principaux
inconvénients résident dans les différences d’effectifs d’une paroisse à une autre, dans la
difficulté pour appréhender les bandits de grands chemins et enfin, dans le manque de
contrôle de l’État sur la formation et le commandement de la police. Et c’est ce dernier point
qui pose sans doute le plus de problèmes à Robert Peel.



            2- La Criminal Law

         Si l’on veut comprendre l’histoire de la police avant 1829, il est utile de se pencher
sur l’histoire de la Criminal Law, l’histoire du droit pénal anglais. La fonction de Justice of
the peace est créée en 1361. Ces « juges de paix » sont au cours des siècles dotés d’un nombre
croissant de pouvoirs. Ils ont en effet la possibilité, au début du dix-neuvième siècle, d’arrêter
des suspects, de mener des interrogatoires, de témoigner à charge et, bien sûr, de rendre
justice. Les juges exercent donc aussi une fonction de police. Pour Douglas Hay, dans son
pamphlet à la fois révolutionnaire et controversé, Albion’s fatal Tree - l’arbre mortel d’Albion
-, le rituel observé par les juges de paix de l’époque tend à donner en représentation une
justice à la fois pleine de « paternalisme » et d’ « autorité divine ». Pour cela, les juges
revêtent des costumes d’apparat : « le bonnet noir dont ils se revêtaient pour prononcer la
peine de mort, et les gants blancs impeccables portés à la fin d’un procès dit “assises de
jeune fille”, quand aucun prisonnier n’était emmené pour être exécuté »21. Ces rituels, dont
nous laissons la précise description à Douglas Hay, n’ont donc pas qu’un intérêt traditionnel
: « le but était d’émouvoir le tribunal, d’impressionner les badauds par la parole et le geste,
de lier, dans leurs esprits, terreur et pouvoir du Verbe aux caractères de l’autorité



21
  Douglas HAY, Albion’s fatal Tree, p. 21. « The black cap which was donned to pronounce sentence
of death, and the spotless white gloves worn at the end of a “maiden assize” when no prisoners were
to be left for execution ».
légitime »22. L’utilisation de la « Clémence » et du « Pardon » avait mis, selon lui, « les
instruments principaux de la terreur légale – les gibets – directement dans les mains de ceux
qui détenaient le pouvoir »23.


         Plus que des Watchmen ou des Parish constables, il faut donc bien noter que c’est
des juges eux-mêmes que dépend la sécurité des Anglais du début du dix-neuvième siècle.
Selon les détracteurs marxistes de cette Criminal Law, elle ne prend d’ailleurs principalement
en compte que la protection des intérêts des plus riches, c’est-à-dire, à l’époque, des
propriétaires. John H. Langbein , un historien américain, s’est insurgé contre la thèse de
Douglas Hay, dans une réponse appelée Albion’s Fatal Flaw, la Faille Fatale d’Albion. Pour
lui, en effet, « La Criminal Law et ses procédures existaient pour servir et protéger les
intérêts des gens qui souffraient en tant que victimes de la criminalité, des gens qui
n’appartenaient massivement pas à l’élite »24. Honnissant ce qui, pour lui, n’est qu’un
« travail marxiste », il affirme que les délinquants, « pour sûr, étaient pauvres pour la
plupart, comme les criminels ont tendance à l’être »25, ce qui peut être discuté ; mais concède
le fait que « les élites victimes devaient être certainement traitées avec plus de courtoisie »26.
Ainsi, toujours pour Douglas Hay, la peine de mort pour atteinte à la propriété n’est que
l’instrument de la classe dirigeante pour se protéger des classes laborieuses. La plupart des
historiens s’accordent aujourd’hui sur le fait que « la petite classe dirigeante, définie par Hay
comme englobant la petite noblesse, l’aristocratie et peut-être les grands marchands, créa
l’idée qu’une police régulière ou une armée de métier étaient répugnantes et qu’ils
dépendaient par conséquent de la Criminal Law, aussi bien comme instrument d’autorité, que
comme principale arme idéologique »27.




22
   Ibid., p. 29. « The aim was to move the court, to impress the onlookers by word and gesture, to fuse
terror and argument into the amalgam of legitimate power in their minds ».
23
   Ibid., p. 48. « [Mercy and Pardon] put the principal instrument of legal terror – the gallows –
directly in the hands of those who held power ».
24
   John H. LANGBEIN, « Albion’s Fatal Flaws », in Past and Present, n°98, Oxford, 1983, p. 96.
« The criminal law and its procedures existed to serve and protect the interests of the people who
suffured as victims of crime, people who were overwhelmingly non-élite ».
25
   Ibid. p. 98. « To be sure, most of them were poor, as criminal tend to be ».
26
   Ibid. p. 99. « élite victims must have been treated with greater courtesy ».
27
   Peter KING, « Decisions-makers and decision making in the English Criminal Law, 1750-1800 »,
The Historical Journal, 27, p. 26. « This small ruling class, defined by Hay as encompassing the
gentry, the aristocracy and possibly the great merchants, found the idea of regular police or a
standing army repugnant and was therefore reliant on the criminal law as both its main instrument of
authority and its chief ideological weapon ».
3- Le refus des réformes

       Alors que l’Angleterre en entame sa révolution industrielle, des voix s’élèvent pour
réformer, moderniser et professionnaliser le système judiciaire et policier. Mais dans les deux
cas, les conservateurs font bloc contre les réformateurs et reportent sine die la transformation
du système judiciaire britannique, garant, selon eux, du bon fonctionnement de la monarchie
parlementaire. Nous allons voir dans un premier temps comment s’organise la riposte des
conservateurs face à ceux qui veulent remettre en question la Criminal Law, puis quels sont
les arguments pour garder le vieux système des Watchmen et des Parish constables.


       Douglas Hay se rend bien compte que « la longue résistance aux réformes de la loi
criminelle a rendu perplexes les écrivains postérieurs ». Pour lui, elle s’explique facilement
par la vision marxiste de la lutte des classes. Les parlementaires étant généralement des
grands propriétaires terriens, ils craignent        avec raison qu’une réforme aux objectifs
humanistes ou centralisateurs ne remette en question leur pouvoir local. Ils pensent que leurs
propriétés et leurs biens seraient mis en danger par de telles réformes. En 1808, un
parlementaire, Samuel Romilly, se fait le chantre de la réforme de la Criminal Law en
proposant l’abolition de la peine capitale pour les atteintes à la propriété privée. Jugeant,
d’après Randall McGowen, « le procédé judiciaire existant » à la fois « incertain, injuste,
inefficace et potentiellement tyrannique »28, puisque le non recours à la peine de mort est alors
laissé à la seule clémence des juges. La réponse des conservateurs ne se fait pas attendre.
Aidés des juges et des agents de la loi de la Couronne, les Tories contre-attaquent. William
Windham, éternel défenseur des institutions anglaises, s’attaque violemment à la proposition
de Romilly en utilisant l’exemple français comme repoussoir : « La Révolution française n’a-
t-elle pas commencée avec l’abolition de la peine capitale pour tous les cas de figure; mais
pas avant d’avoir sacrifié leur souverain, dont l’exécution passe pour l’apothéose du
genre »29.




28
   Randall McGOWEN, « The image of Justice and Reform of the criminal Law in early nineteenth-
century England », Buffalo Law review, vol. 32, 1983, p. 100. « The existing judicial process was
uncertain, unjust, inefficient, and potentially tyrannical ».
29
   Ibid, p. 102. « Had not the French Revolution begun with the abolition of capital punishments in
every case; but not till they had sacrificed their sovereign, whom they had thus made the grand finale
to this species of punishment ».
Dans son essai controversé, Douglas Hay soutient que, par l’utilisation de la
« délicatesse » et de la « circonspection »30 au cours des jugements, « la petite noblesse
arriva à maintenir l’ordre sans faire quoi que ce soit de ressemblant à la police politique
utilisée par les Français, mais c’était un ordre qui semblait souvent reposer sur des
fondations précaires »31. Ces fondations sont en effet précaires, puisqu’en 1819, les Whigs
tentent d’établir un comité pour enquêter sur le fonctionnement des lois criminelles32. Les
Tories, défenseurs du système, rejettent la proposition. A partir de ce moment, la réforme de
la Criminal Law s’affirme alors comme un enjeu politique majeur : « Les arguments en faveur
de l’atténuation du code criminel offrirent une manière de critiquer le gouvernement »33. La
seule réforme importante a lieu en 1751.Le résumé officiel de la loi est limpide : « une loi
pour donner plus de sécurité aux Juges de Paix dans l’exécution de leurs fonctions »34.


         En ce qui concerne la police, le clivage entre les réformateurs et les conservateurs
n’est pas autant politisé. Le prédécesseur de Robert Peel au Home Office, Lord Shelbrune
estime que le système policier britannique est « imparfait, inadéquat et atroce »35. Premier
Home Secretary à critiquer le système, il ne cherche pourtant pas à le réformer. Quelques
tentatives ont lieu, généralement après de tristes faits-divers, pour améliorer le système des
Watchmen. mais toute tentative de nationalisation du problème semble condamnée à l’échec.
Ainsi, en 1762, les magistrats de Bow Street – où se trouve le Home Office – organisent des
patrouilles à cheval pour surveiller les routes et arrêter les bandits de grands chemins. Dès
1764, des critiques se font entendre. Un des détracteurs « ne voit simplement pas pourquoi
quelqu’un devrait attendre du roi d’Angleterre qu’il paye pour un Guet concernant le comté
du Middlesex »36. En 1780, l’expérience est renouvelée. Mais ce type d’opération est toujours
éphémère, rendu possible par un moment de crise ou de peur collective face auxquelles le



30
   « Delicacy and circumspection ».
31
   Douglas HAY, Albion’s Fatal Tree, p. 49. « To maintain order without anything resembling the
political police used by the French ».
32
   Randall McGOWEN, p. 106. « Establishing a committee to investigate the operation of the criminal
laws in 1819 ».
33
    Ibid. « The arguments for mitigation of the criminal code provided a way to criticize the
government ».
34
   Ruth PALEY, Criminal Justice History, p. 107. « An Act for Rendering Justices of the Peace More
Safe in the Execution of their Office » (les majuscules sont d’origine).
35
   Ruth PALEY, Criminal Justice History, (OU IBID ?)p. 95. « An imperfect, inadequate and
wretched system ».
36
   Ibid., p. 105. « He complained that he simply could not see why anyone should expect the king of
England to pay for a watch for the county of Middlesex ».
gouvernement se trouve obligé d’agir. Il faut d’ailleurs noter que les paroisses elles-mêmes
n’hésitent pas de leur côté à apporter des améliorations significatives.


         The Middlesex Justices Bill, ou projet de loi sur les juges de paix du Middlesex, met
en place une première organisation professionnelle de police dans la capitale anglaise. La
région de Londres est partagée en sept quartiers, excluant la City, dont les représentants,
influents, sont extrêmement attachés à leur indépendance en matière de police. Chaque
quartier dispose d’un poste de police, qui accueille trois magistrats aidés de quelques
policiers. Un de ces magistrats, dénommé Patrick Colquhoun, publie en 1792 un Traité sur la
police de la Métropole qui est réédité, revu et corrigé sept fois, jusqu’en 1806. Il est considéré
par les premiers historiens de la police anglaise comme « l’architecte qui conçut notre police
moderne »37. Chantre de la prévention et de la séparation des fonctions de policier et de jugeil
propose, dans sa dernière version, la création d’un comité de commissioners pourvu de
pouvoirs importants et placé sous la responsabilité du Home Office. Il ne parvient cependant
qu’à créer une police pour la Tamise en 1798, qui devient le fer de lance des réformistes
utilitaristes, dont la principale figure demeure le philosophe Jeremy Bentham.

         En 1811, le Home Office tente encore de changer la législation concernant les
Watchmen pour forcer les paroisses à définir une norme uniquepour les différentes
organisation du Guet, et à améliorer la coopération entre les Watchmen, « en transférant
probablement au moins une partie de la responsabilité du Guet des responsables paroissiaux
aux fonctionnaires »38. L’idée n’est pas neuve puisque ces mêmes fonctionnaires proposent
déjà la réforme en 1802. Le fait que la tentative de réforme n’arrive que dix ans plus tard
traduit « la réticence d’un ministère relativement instable à se laisser entraîner dans ce qui ne
pourrait devenir qu’une initiative controversée »39. Le Trésor s’oppose d’ailleurs à cette
réforme, car l’Angleterre, en pleine guerre contre la France napoléonienne, ne peut se
permettre d’augmenter ses dépenses. Il faut attendre 1822, pour que Robert Peel, Home
Secretary pour la première fois, mette en place les premières patrouilles en uniforme à
Londres. Retournant au Home Office en 1828, il décide de créer la Metropolitan Police. La
proposition rencontre une très forte hostilité.

37
   LEE, History of Police, p. 209. « The architect who designed our modern police ». In Ruth PALEY,
p. 96.
38
   Ruth PALEY, Criminal Justice History, p. 111. « Probably by transferring at least part of the
responsibility for supervising the watch from the vestries to the stipendiaries ».
39
   Ibid. « The reluctance of a relatively unstable ministry to become embroiled in what was bound to
be a controversial initiative ».
B- L’hostilité face à la « nouvelle police »
         En 1829, la création de la Metropolitan Police change considérablement
l’organisation de la police à Londres. Robert Peel donne à la métropole sa première force de
police moderne et professionnelle. La métropole londonienne est divisée en dix-sept
circonscriptions, chacune pourvue d’un superintendent commandant quatre inspectors et seize
sergeants. Chaque sergeant est responsable de neuf constables. Huit hommes patrouillent
dans le quartier, tandis que le dernier reste en réserve au poste. Les effectifs s’élèvent donc à
un peu moins de trois mille hommes. Les deux commissioners d’origine et leurs conseillers
sont installés dans la circonscription de Whitehall, dans une zone appelée Great Scotland
Yard, qui devient le second nom de la Metropolitan Police. Mais cette magnifique
organisation, loin de transporter les foules, reçoit un accueil glacial. Suscitée par la création
de ce que les Anglais appellent alors la « nouvelle police », l’hostilité s’étend sur tout le
territoire à toutes les classes sociales. Elle est particulièrement forte dans les débats
parlementaires, mais aussi dans les journaux et dans les rues où le nombre d’attaques contre
les policiers augmente de manière vertigineuse. C’est que les causes de cette hostilité sont
nombreuses.



            1- La peur du changement

         La cause la plus simple de l’étonnante hostilité qui parcourt toutes les classes
sociales de la société britannique dans la première moitié du dix-neuvième siècle, est sans
doute la peur du changement, de l’inconnu. La création de la « nouvelle police » remplace les
anciens constables par des policiers totalement inconnus. Alors que le Watchman ou le Parish
constable est l’ancien camarade, le voisin, l’ami, un homme en qui la population peut faire
confiance, le nouveau police constable est un inconnu, né dans une autre paroisse, voire dans
une autre ville. Il parle l’anglais avec un accent généralement différent, ce qui souligne sa
supposée incapacité à comprendre les problèmes locaux.


         Dans certains cas, les nouveaux policiers sont même Irlandais. Ce qui, pour un
Anglais, peut poser de graves problèmes, puisqu’il voue souvent une haine viscérale aux
Irlandais. Dans les villes où les watchmen sont intégrés à la « nouvelle police », l’hostilité
suscitée par la réforme n’est pas si forte. Victor Bailey donne ainsi l’exemple de Portsmouth,
sur la côte Sud de l’Angleterre : « Quand la réforme arriva en 1835, les hommes du vieux
système du Guet, qui n’avait été que peu critiqué, ont été incorporés dans la police de la ville
 – un élément de continuité qui peut expliquer en partie l’absence de résistance populaire à la
 nouvelle force »40.


            Dans les campagnes, la population ne comprend pas que des étrangers, souvent
 citadins, remplacent des hommes qui ont vécu toute leur vie à cet endroit. Vingt-cinq ans
 après la création de la « nouvelle police », si la population anglaise conçoit le besoin d’une
 police professionnelle dans les villes, la campagne, à leurs yeux, n’en a nulle utilité :
           « Les troubles et les émeutes de Blackburn et Wigan en 1853 reçurent beaucoup de publicité
      nationale (The Times, 25 mars, 5 novembre 1853), et, dans bien des cas, on voyait comme cause de
      ces troubles une force de police numériquement inadéquate, “l’intérêt” du contribuable étant à
      l’origine de cette parcimonie numérique. La campagne pour une police professionnelle en
      uniforme obtient des soutiens à cause de ces émeutes du Nord. Toutes deux alimentèrent la
      croyance de l’époque selon laquelle les villes seules, non les campagnes, requerraient un meilleur
      système de police»41.

            Le système des Watchmen et des Parish constables semble en effet plus efficace aux
yeux de la plupart des sujets britanniques. La surveillance des biens et des propriétés, nous
l’avons noté dans la première partie de ce chapitre, est relativement bien effectué. À la
différence d’autres pays d’Europe, dont la France, il n’y a alors que peu de déplacements de
populations, donc peu de nouveaux visages. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : « À la veille du
premier conflit mondial, sur cent citadins des villes anglaises, à peine plus de dix pour cent des
habitants ne sont pas des citadins de souche alors que, dans les villes françaises, ils sont plus
de quatre-vingt pour cent à être des citadins de fraîche date »42. Les nouveaux policiers,
recrutés à dessein dans d’autres villes, connaissent des difficultés pour s’intégrer aux
communautés qu’ils doivent protéger.




 40
    Victor BAILEY, Policing and Punishment in nineteenth Century Britain, Croom Helm, Londres,
 1981, p. 19. « When reform came in 1835, the men of the old watch system, about whom little criticism
 had ever been voiced, were drafted into the town police – an element of continuity, which in part,
 explains the absence of popular resistance to the new force ».
 41
    Carolyn STEEDMAN, Policing in the Victorian Communauty, the formation of English provincial
 police forces, 1856-80, Routledge and Kegan Paul PLC, Londres, 1984, p. 23. « The disturbances and
 riots in Blackburn and Wigan in 1853 had received a good deal of national publicity (The Times, 25
 March, 5 November 1853), and in many ways a numerically inadequate police force in those towns
 was seen as the cause of disturbance, with ratepayer ‘interest’ at the root of numerical parsimony. The
 campaigned for a uniform and professional police gained support because of the northern riots, and
 they both reflected and intensified a contemporary belief that it was the urban situation, not the rural,
 that demanded a better police system ».
 42
    Jean-Luc PINOL (dir.), Histoire de l’Europe urbaine, De l’Ancien Régime à nos jours, expansion et
 limite d’un modèle (Vol. 2), Seuil, 2003, p. 77.
Frileuse aux changements, la population britannique a donc bien du mal à accepter la
mise en place de la « nouvelle police ». Les Anglais voient d’un mauvais œil qu’on les
remplace par des étrangers pour faire la police. Ne voyant pas l’utilité d’une telle réforme, ils
y décèlent, sans doute à raison, une volonté du gouvernement pour imposer ses règles à toutes
les régions du Royaume-Uni et enlever par là même tout pouvoir aux gouvernements locaux.
L’opposition se mobilise donc contre une tentative de centralisation jacobine.



            2- Le rejet du jacobinisme

         Pendant la Révolution française, les membres de la Société des amis de la
Constitution se réunissaient au couvent des religieux dominicains “jacobins”, situé rue Saint-
Honoré à Paris. Le Jacobinisme entend faire assumer par l’État « l’essentiel des missions
administratives sans partage avec les pouvoirs locaux »43. Pour les Britanniques, il est
synonyme de perte du pouvoir local au profit du centralisme, de l’autoritarisme du
gouvernement, mais surtout, ce qui est sans doute son plus grand défaut, d’établissement d’un
régime politique de type français. Pour chacun de ses aspects, l’hostilité à la « nouvelle
police » grandit.


         Le declin du pouvoir local est une réalité. La Metropolitan Police dépend en effet
directement du Home Office, et tout laisse à penser que Robert Peel a le désir de développer
une police nationale sur tout le territoire de la Couronne britannique. Les gouvernements
locaux de Londres n’ont plus leur mot à dire sur le recrutement, sur les missions et les
objectifs de la police. Ils ont, en somme, perdu « leur » police. L’hostilité à l’égard de la
nouvelle police dans les conseils locaux, composés de notables, s’explique donc par cette
disparition de pouvoir. Dans les classes moyennes, l’hostilité est tout aussi forte, puisque les
anciens constables en étaient issus : « Les constables étaient choisis à l’aide de nombreux
moyens différents parmi les membres respectables des communautés locales. Ils étaient
généralement censés servir une année ; les tâches n’étaient ni permanentes, ni à plein temps
et les constables continuaient leurs affaires tandis qu’ils servaient »44. Les nouveaux policiers

43
   Thomas FERENCZI (dir.), La politique en France, dictionnaire historique de 1870 à nos jours,
Larousse, 2004, p. 192.
44
   Clive EMSLEY, « The History of crime and crime control institutions », in Mike MAGUIRE, Rod
MORGAN, Robert REINER, The Oxford book of criminology, p. 211. « Constables were chosen in a
variety of different ways from among the respectable members of the local communities. Usually they
were expected to serve a year ; the tasks were neither permanent nor full-time and constables
continued their trade of profession while they served ».
sont des professionnels, et sont donc plus regardants sur les différentes lois, notamment du
commerce ou de la vente de boissons. Sans être aussi corrompus que les historiens orthodoxes
ne le disent, les anciens constables étaient sans nul doute moins stricts avec leurs amis et leurs
connaissances qu’un policier professionnel. La constitution de la « nouvelle police » met
également fin au système du patronage, remplacé par une manière plus répressive de faire la
police.


          La peur de l’autoritarisme est une constante dans la vie politique anglaise. Elle est
présente dans toutes les couches de la population. Le premier signe de l’évolution autoritariste
est l’élargissement des missions policières à des situations qui relèvent jusqu’alors de la vie
privée. Les nouveaux constables s’attirent les foudres du public quand ils s’attaquent aux jeux
de hasard et aux paris, extrêmement développés en Angleterre. Barbara Weinberger note
qu’ils sont « utilisés par le gouvernement comme bras de la bureaucratie, en intervenant avec
des personnes contre lesquelles ils n’avaient pas l’habitude d’intervenir précédemment,
spécialement en ce qui concerne les licences de pubs et le vagabondage »45. Le vagabondage
est en effet développé depuis la fin des guerres napoléoniennes et le retour aux pays de soldats
démobilisés et parfois invalides de guerre.


          Dans de nombreux cas, les interventions s’accompagnent de violences, en particulier
parce que la population ne comprend pas pourquoi certaines habitudes anciennes sont soudain
considérées comme illégales. Commentant une caricature de l’époque, sur laquelle on voit
trois policiers matraquer allègrement des passants, Ruth Paley nous apprend que « les
allégations de brutalité policière étaient largement publiées – et crues »46. Les policiers sont
en effet entraînés à remplacer les militaires pour les opérations de maintien de l’ordre,
utilisant des matraques plutôt que des sabres. Le caractère militaire des policiers est bien réel.
Pour la population britannique de l’époque, très peu militarisée, c’est une marque
d’autoritarisme. Pour les contemporains de la création de la nouvelle police, « à bien des
niveaux d’observation, il était impossible d’ignorer les liens entre la nouvelle police de 1857
et le souvenir d’une armée nationale »47. La plupart des chefs de la police sont issus de
l’armée, comme le premier d’entre eux, Charles Rowan, placé à la tête de la Metropolitan

45
   Barbara WEINBERGER, in Victor BAILEY, p. 75.
46
   Ruth PALEY, Criminal Justice History, « “An Imperfect, Inadequate and Wretched System” ?
Policing London Before Peel », in Criminal Justice History, vol.10, 1989, p. 120. « Allegations of
police brutality were widely publicized – and believed ».
47
   Carolyn STEEDMAN, p. 24.
police en 1829, qui est un vétéran de Waterloo48. Les policiers vivent de plus dans des
casernes, ont une hiérarchie proche de celle d’une armée, participent à des défilés militaires et
portent l’uniforme. Ces uniformes sont d’ailleurs bleus, la couleur des uniformes de l’ennemi
de toujours, la couleur des Français.


           La France fait alors office, comme souvent, d’épouvantail. Particulièrement en ce qui
concerne l’organisation policière. La police française est vue par les Britanniques comme une
police politique, véritable bras armé de l’État centralisateur et alors faiblement parlementaire.
Les policiers sont appelés par le Blackwood’s Magazine, les « espions généraux »49. D’après
Barbara Weinberger, « dans les années 1830 et 1840, l’opposition à la nouvelle police fait
partie d’un front “du rejet”, allant de la petite noblesse Tory aux radicaux de la classe
ouvrière, contre un nombre croissant de mesures gouvernementales qui cherchent à réguler et
à contrôler de plus en plus d’aspects de la production et de la vie sociale »50. On peut
d’ailleurs supposer que si l’exemple de la France est utilisé, notamment par la petite noblesse,
pour rejeter la réforme, c’est comme repoussoir, à des fins politiques. Il s’agit en fait
d’empêcher l’intervention du gouvernement dans les affaires locales :
            « Les raisons de l’opposition des classes supérieures et moyennes englobent des peurs pour
     les libertés publiques traditionnelles, une appréhension d’un empiétement du gouvernement central
     dans les affaires locales, et un ressentiment pour les dépenses des contribuables. L’hostilité des
     classes laborieuses a été augmentée par l’intervention de la police dans les activités des loisirs, et
     par l’utilisation de la police pour contrôler l’organisation de la réforme industrielle et
     politique »51.

           L’opposition à la « nouvelle police » n’a donc généralement pas les mêmes causes.
Cependant,       toutes   les   classes    sociales    s’accordent    pour    dénoncer     unanimement
l’augmentation des impôts créée par l’abandon d’un système reposant essentiellement sur les
citoyens, pour payer des policiers professionnels. Ces derniers sont par ailleurs attaqués sur
leur inefficacité réelle ou supposée, causée en partie par la diminution importante des effectifs
de policiers.

48
   Sally MITCHEL, Victorian Britain, an encyclopedia, p.436.
49
   Ruth PALEY, p. 121. « General spies ».
50
   Barbara WEINBERGER, p. 66. « In the 1830s and the 1840s opposition to the new police was part
of a “rejectionist” front ranging from Tory gentry to working-class radicals against an increasing
number of government measures seeking to regulate and control more and more aspects of productive
and social life ».
51
   Robert REINER, Politics of the police, p. 39. « The reasons for upper- and middle-class opposition
encompassed fears for traditional civil liberties, apprehension about central government
encroachment in local affairs, and resentment at the expense of ratepayers. Working-class hostility
was roused by police intervention in recreational activities, and the use of the police to control
industrial and political reform organisation ».
3- La « nouvelle police », inefficace et coûteuse

         Dès la création de la Metropolitan Police, les contribuables londoniens se rendent
compte du coût important d’une police professionnelle. Une caricature représente, dès 1830,
John Bull, le symbole de l’Anglais moyen, littéralement écrasé par les taxes, qu’il porte sur sa
tête, et par la dette, qu’il porte autour du cou. Deux chiens féroces, habillés en policiers, le
menacent :
                       « - Personne ne te touchera si tu portes ça en silence. Mais…
                             - Tu ferais mieux de le porter droit. Sinon !!! »52.

         Cette caricature représente assez bien l’état d’esprit des Londoniens, mais aussi de
tous les Britanniques, qui sont forcés de payer une police professionnelle, sans avoir
préalablement leur mot à dire. Dans les campagnes, les contribuables participent aussi à la
paie des policiers des villes. Ruth Paley nous apprend ainsi qu’en 1830 les habitants de la
paroisse d’Ealing - qui, à l’époque, n’est qu’un village -, s’inquiètent de payer huit cent
quatre-vingts livres par an pour la « nouvelle police » alors que le coût de l’ancienne police
« n’avait jamais, dans les vingt années précédentes, excédé cent livres par an »53.


         Le gouvernement cite l’exemple d’Hackney, dans l’Est de Londres, pour montrer que
l’augmentation des dépenses n’est pas prohibitive. Les contribuables ne payent en effet que
deux cents livres de plus par an. Mais le choix de ce quartier n’est pas non plus innocent,
puisque « Hackney avait la réputation de maintenir un niveau de service du Guet supérieur à
toutes les autres paroisses de Londres »54. La paroisse de Saint Luke estime quant à elle
qu’elle « paye plus de mille deux cents livres de plus avec le nouveau système ». La critique
ne s’arrête cependant pas là, puisque, du point de vue de la même paroisse, le service reçu est
« si pauvre » que vingt de ses anciens Watchmen sont réembauchés grâce à une « cotisation
volontaire »55.




52
   Ruth PALEY Criminal Justice History, p. 122. « -Nobody shall touch you if you carry it quiet.
But… - You’d better carry it steady. Or !!! ».
53
   Ibid., p. 117. « The average cost of depredations had not exceeded £100 per annum at any time in
the previous twenty years ».
54
   Ibid., p. 116. « Hackney had had the reputation of maintaining a higher level of watch service than
any other London parish ».
55
   Ibid. « St. Luke estimated that it was paying some £1200 extra under the new system, and that the
service received was so poor that twenty of its former watchmen were being employed by means of a
voluntary subscription ».
Se référant à Clive Emsley, Robert Reiner explique en partie cette inefficacité par la
« radinerie fiscale ». Les contribuables estiment souvent que les policiers sont « suffisamment
nombreux pour parvenir à une surveillance étroite de toutes les zones »56. La mise en place
d’une police professionnelle lie la politique fiscale à l’efficacité de la police. L’opposition à
l’augmentation des taxes se ressent automatiquement dans le nombre de policiers mobilisés,
même si ceux-ci reçoivent de très bas salaires. Les policiers sont effectivement peu nombreux.
Quand mille sept cent Watchmen patrouillent dans le seul quartier de Westminster avant
1829, trois mille policiers surveillent ensuite toute l’agglomération de Londres, c’est-à-dire,
toute la zone, dans un rayon de douze miles57 autour de Charing Cross.


         Entre la nouvelle et l’ancienne police, la différence est nette. Au sens propre de
l’expression, c’est le jour et la nuit. En effet, on a vu précédemment que les Watchmen
travaillaient principalement de nuit. De leur côté, les policiers en uniforme patrouillent
beaucoup plus de jour. Ceux qui travaillent de nuit sont par ailleurs sévèrement critiqués. En
1830, une paroisse rapporte que « les hommes détachés à la police », l’expression montre tout
le mépris envers les nouveaux policiers, « ont été vus fréquemment en état d’ébriété dans
l’exercice de leurs fonctions, s’associant et fréquentant ouvertement les public houses (NdT :
pubs) avec des prostituées et d’autres individus suspects »58. Les paroissiens estiment donc
que les impôts servent à payer des hommes de petite vertu. L’accusation de proxénétisme
apparaît d’ailleurs en filigrane.


         Contrairement à ce que professent les historiens légitimistes jusque dans les années
soixante-dix, la police de Robert Peel connaît une longue période de forte hostilité à sa mise
en place, qui se traduit dans le nombre croissant d’attaques verbales ou physiques contre les
policiers. Cette hostilité n’est cependant pas ignorée par les responsables policiers et a donc
une très grande importance dans l’élaboration du système policier britannique.




56
   Robert REINER, Politics of the Police, p. 41. « Fiscal tightfistedness often vitiated the possibility
that the police could be numerous enough to achieve close surveillance of any area ».
57
   Un peu plus de dix-neuf kilomètres.
58
   Ruth PALEY, Criminal Justice History, p. 116. « “The men attached to the police”, reported one
parish, “have frequently been seen drunk upon duty and openly to associate and to frequent public
houses with prostitutes and other suspicious characters” ».
C- L’œuvre de Robert Peel


         L’hostilité envers la « nouvelle police » explose de manière si forte et si soudaine, et
ce dès sa proposition, qu’elle oblige Robert Peel à revenir sur certains des objectifs initiaux de
sa réforme. Son œuvre dépend en grande partie du rejet initial que suscite la mise en place
d’une force de police professionnelle. Tandis que l’exportation du modèle au reste de la
Grande-Bretagne est longue et difficile, nous verrons que la fondation de la Metropolitan
Police repose sur un véritable compromis. Enfin, nous verrons que l’impopularité de la
« nouvelle police » a comme conséquence de mettre en évidence l’importance l’image de la
police et la nécessité pour les pouvoirs publics de contrôler cette image.



            1 - La difficile exportation du modèle

         Le modèle de police de Sir Robert Peel sert au développement de toutes les polices
locales britanniques. D’abord simplement conseillée, la mise en conformité à ce modèle
devient ensuite obligatoire. Il est vraisemblable que Robert Peel ait toujours pensé étendre ce
modèle et créer une police nationale. Pourtant, ce ne sont que quelques rares structures
policières nationales qui voient le jour, sous le contrôle de Scotland Yard, et, hormis la
Metropolitan police, la police britannique reste indépendante du Home Office. Cela entraîne
un morcellement de structures policières qui foisonnent de particularismes locaux et dont
nous montrerons, dans un troisième temps, quelques exemples frappants.


         La réforme générale du système policier britannique commence six ans après la
création de la Metropolitan Police. En 1835, le Municipal Corporations Act permet aux
boroughs, les conseils municipaux, de créer des forces de police professionnelles dans les
villes. Il est suivi en 1839 par le Rural Constabulary Police Act, qui veut convaincre les juges
de paix des comtés ruraux de réformer également le système policier. Ces dispositions ne sont
que « très imparfaitement suivies »59, sans doute, nous l’avons vu, à cause de l’hostilité
engendrée par toute idée de réforme du système policier.



59
   Philippe CHASSAIGNE, Villes et violences, Tensions et conflits dans la Grande-Bretagne
victorienne (1840-1914), Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2005, p. 48.
La réforme est si lente qu’en 1856, treize boroughs60 refusent toujours de se mettre
en conformité avec les lois précédentes, une nouvelle loi rend alors obligatoire l’existence
d’une force de police professionnelle. Celle-ci doit être gérée par un comité de surveillance,
« watch committee », et financée par les impôts locaux, les « rates », appropriés. Cela entraîne
de nouvelles difficultés de financement de la police dans certaines localités, où les
responsables locaux sont frileux à l’idée d’augmenter les impôts.


         Mais le caractère local de la police anglaise permet également aux policiers de mieux
s’intégrer à l’identité de la population dont ils ont la charge. La police d’Édimbourg, par
exemple, intègre dans ses insignes les armoiries de la ville. Les particularités locales
fleurissent, comme, par exemple, pour la taille minimale des policiers, qui oblige les recrues
potentielles à choisir leur constabulary de rattachement selon ce seul critère. L’organisation,
notamment hiérarchique, n’est pas la même. Ainsi, le grade de lieutenant n’existe que dans la
Metropolitan Police, d’où il disparaît en 194761. Cet exemple, à première vue anodin, montre
les réticences des polices locales face à la militarisation. Loin d’en adopter la hierarchie, elles
préfèrent souvent s’en tenir au grade d’inspector. La défense de l’identité locale empêche tout
développement d’organisation nationale. Pour accomplir certaines missions, et dans
l’intention de capturer les délinquants itinérants, le gouvernement donne à Scotland Yard
toutes les missions nationales, en les gardant donc sous le contrôle du Home office.



            2 - Le compromis de la Metropolitan Police

         En s’inspirant de son expérience irlandaise, où il était alors Chief Secretary for
Ireland, Robert Peel tente de doter la Grande-Bretagne d’une police professionnelle au
caractère militaire très marqué, du même type que la gendarmerie nationale. Mais, devant
l’hostilité suscitée par sa réforme, lui et ses successeurs sont obligés d’abandonner l’idée
d’une police nationale, et de donner un certain nombre de garanties aux gouvernements
locaux pour faire accepter l’idée d’une force de police professionnelle. C’est ce compromis
qui donne à la police britannique son caractère si particulier comparé aux autres polices
nationales européennes.



60
  Le borough est une circonscription électorale urbaine (NdT).
61
  Rencontre avec l’ex-inspector Mc Millan, policier pendant trente années, aujourd’hui responsable
bénévole de l’accueil au petit musée de la police écossaise à Édimbourg.
Le rejet du jacobinisme a une conséquence directe sur la police britannique. La
Metropolitan Police est la seule force de Grande-Bretagne que le Home Office commande
directement. La chose est possible en 1829, parce que la ville de Londres ne dispose alors pas
d’un gouvernement local. Mais, quand le Conseil du Comté de Londres est créé en 1888, et
qu’il demande que lui soit transféré le contrôle de la police, cela lui est refusé sous prétexte
que la zone sous le contrôle de la Met est bien plus grande que la zone du Conseil 62.
Cependant, l’intérêt politique de Scotland Yard est très clair. S’il est impossible de créer une
force de police nationale, la police de Londres dispose de la possibilité d’intervenir en
province, où elle demeure aux ordres du gouvernement. Dès 1829, il est clair que la Met a
cette fonction : « Les hommes de la Metropolitan police étaient communément déployés dans
les provinces comme une sorte de police nationale anti-émeute »63.


          Si le contrôle du Home Office sur la police se restreint à Londres, « il est loin d’être
clair que c’était le résultat que Peel escomptait »64. Pour lui, la Metropolitan Police n’est
qu’un essai pour la création d’une police nationale qui serait fermement sous le contrôle du
gouvernement central. Dans ses quelques interventions qui précèdent la réforme, il affirme en
effet que « le pays tout entier a des institutions policières complètement dépassées »65. En
concédant que Scotland Yard soit la seule force de police contrôlée directement par le
gouvernement, Robert Peel diminue de fait la portée du front anti-jacobin. Contre les craintes
de la formation d’une police politique, les policiers sont radiés des listes électorales. Les
attaques contre la brutalité de policiers étrangers entraînent quant à elles, selon les termes de
Ruth Paley, « une retraite à grande échelle de la position autoritaire et agressive adoptée
initialement »66. La retenue légendaire du Bobby naît donc aussi de cette hostilité.


         Pourtant, la noblesse et une partie des classes moyennes reconnaissent très vite
l’utilité de la Metropolitan Police comme force anti-émeute, notamment contre le mouvement
chartiste. Ce mouvement - qui tire son nom de la « Charte du peuple » qui défend, entre
autres, le suffrage universel, le vote à bulletin secret, l’indemnisation des membres du
Parlement et la suppression des obligations de propriété - est lancé par la London Working

62
    Teresa Thornill, « Police Accountability », in Christian DUNHILL (dir.), The Boys in Blue,
women’s challenge to the police, Virago, 1989, p. 306.
63
   Clive EMSLEY, « The history of crime and crime control », p. 213.
64
   Ruth PALEY, Criminal Justice History, p. 114. « It is far from clear that this was the result Peel
intended ».
65
   Ibid. « The whole country which had entirely outgrown its Police institutions ».
66
   Ibid., p. 122. « A wholesale retreat from the aggressively authoritarian stance initially adopted ».
association, créée en juin 1836. Le mouvement chartiste se donne pour mission de porter les
revendications du monde ouvrier, qu’il juge en mal de représentation démocratique. Mais, aux
yeux des pouvoirs publics et de la presse, les grandes manifestations chartistes des années
1837 et 1847 sont de véritables menaces révolutionnaires.. Philippe Chassaigne souligne
d’ailleurs que la crainte du chartisme s’avère être aussi « une incitation beaucoup plus
efficace que la loi de 1835 pour que les grandes villes [réforment] leurs forces de police ». Le
fossé entre la police de Robert Peel et le monde ouvrier s’en trouve élargi d’autant plus que
les mouvements des uns provoquent l’extension et la professionnalisation des autres.



            3- Le soin de l’image

         Le mécontentement croissant contre l’inefficacité et le financement de la « nouvelle
police » apparaît longtemps un problème insoluble : comment en effet embaucher plus de
policiers en limitant la pression fiscale, synonyme d’impopularité ? Ce problème, très
complexe, est résolu par la mise sur pied d’une véritable politique de communication dont
l’objectif avoué est de faire accepter la police par la population.


          L’image publique de la police est aussi ancienne que la police elle-même. Mais la
police fondée par Robert Peel est à l’avant-garde de la communication. C’est même là l’une
des caractéristique les plus remarquables de la Metropolitan Police. Cette communication
s’organise en trois temps. Elle s’adresse d’abord aux policiers, pour qu’ils aient une bonne
image de leur profession et de leur statut. , Ellecherche ensuite à améliorer l’image du policier
dans la population., Elle s’intéresse enfin de près à la vision que les pays étrangers peuvent
avoir de la police britannique.


         Le policier londonien est « rémunéré, à peu de choses près, comme un travailleur
faiblement qualifié »67. Mais la hiérarchie tâche rapidement d’intégrer les policiers, par leur
comportement, dans les classes moyennes. « L’insistance mise sur la nécessaire sobriété des
policiers, l’interdiction faite d’accepter tout “cadeau” »68, forment des signes qui permettent
à Philippe Chassaigne de déceler un « embourgeoisement » du policier professionnel, qualifié


67
   Philippe CHASSAIGNE, « Du “travailleur en manteau bleu” au gardien de la loi et de l’ordre :
professionnalisation et statut des policiers en Angleterre au XIXe siècle », in Pierre GUILLAUME
(dir.), La professionnalisation des classes moyennes, Zalence, MSHA, 1996, p. 168.
68
   Ibid., p
ensuite de « missionnaire laïc », qui donne une véritable aura de moralité à la profession. Le
policier est par ailleurs tenu de rester en uniforme, même en dehors du service, un peu à la
manière des ecclésiastiques. La fonction est sacralisée dès la formation du policier. Ainsi, une
nouvelle recrue s’engage, lorsqu’ prête serment, « à servir le souverain, protéger la paix,
empêcher les vols et les crimes, et, enfin, appréhender les criminels “au mieux de [ses]
capacités et de [sa] connaissance” »69. Le policier prend ainsi conscience de sa fonction de
gardien de la loi et de la Couronne, ce qui n’est pas rien dans l’Angleterre pré-victorienne.


         Les fondateurs de la « nouvelle police » distribuent « Les Neufs Principes de la
Police », sorte de vade-mecum du policier. Le mot « public » y apparaît de nombreuses fois :
« approbation publique », « approbation du public », « coopération du public », « chercher et
préserver la faveur du public », « obtenir la coopération publique », « maintenir en tout
temps une relation avec le public »70. Plus que de former un véritable service public, il s’agit
surtout de rendre populaire le policier et de soigner sa « publicité ». Les ordres concernant
l’accueil des citoyens sont très clairs : « l’attention est portée sur l’importance de traiter les
visiteurs des postes de police avec “civilité et attention” »71. Les policiers sont par ailleurs
officiellement sommés d’agir « autant que faire se peut, avec tempérance et abnégation » et
« avec bonne humeur et civilité »72. Le policier doit également parler convenablement pour ne
pas envenimer les situations difficiles et préserver la paix publique. L’intérêt porté au langage
est sans aucun doute aussi une manière de faire apprécier les policiers par la bourgeoisie et la
noblesse.


         Le travail sur l’image de la police britannique à l’étranger a une double finalité. Il
s’agit d’abord de montrer aux pays du continent, que, malgré le retard pris dans la formation
d’une police professionnelle, non seulement celle-ci rivalise avec les autres polices, mais les
surpasse en efficacité. La Grande-Bretagne, dont la puissance a grandi avec la victoire sur


69
   Ibid. pp 170-171.
70
   Charles REITH, A new study of police history, Oliver and Boyd, Édimbourg, 1956, pp. 287-288.
« public approval », « approval of the public », « co-operation of the public », « to seek and preserve
public favour », « to obtain public co-operation », « to maintain at all times a relationship with the
public ».
71
   « Metropolitan Police Orders », 6 août 1830, p. 66, in Rob C. MAWBY, Policing images, Policing
communication and legitimacy, Willan Publishing, Cullompton, Devon, 2002, p. 9. « Attention is
drawn to the importance of treating visitors to police stations with ‘civility and attention’ ».
72
    « Metropolitan Police Orders », 26 octobre et 1er novembre 1830, p. 71, in Rob C. MAWBY,
Policing images, p. 9. « They should act with ‘… utmost temperand forbearance… with good humour
and civility ».
Napoléon, a pour ambition d’être aussi pour le reste de monde un modèle démocratique
jusque dans sa police . Dans un second temps, le but est de faire de la police une fierté
nationale : « En contraste avec les organisations de police européenne, elle était
généralement non armée, non militaire, et non politique ; cela convenait parfaitement à la
notion libérale de l’Anglais que le succès de son pays découlait des institutions, des idées et
des pratiques qui offraient des modèles au reste du Monde »73.


         Dans les trois cas, l’efficacité est érigée en doctrine, et parfois d’une manière proche
de l’obsession. Les responsables de la « nouvelle police » ont conscience d’avoir beaucoup à
faire pour gagner la confiance de la population. Ils s’adressent en ces termes à leurs hommes :
« L’absence de crime sera considérée comme la meilleure preuve de l’efficacité complète de
la police »74. Les policiers sont, en théorie, supposés connaître les criminels et les empêcher
d’agir, en effectuant la surveillance continuelle des rues et des quartiers. En poussant la
théorie jusqu’au bout, il arrive que des agents, en patrouille dans la même zone et au même
moment d’un cambriolage, se retrouvent suspendus pour quelques jours et parfois même se
fassent exclure des rangs de la police75. Ceci prouve que les responsables ne badinent pas avec
l’efficacité de leurs policiers.


         Pourtant, malgré les efforts fournis pour gagner la confiance et le cœur de la
population, le nouveau policier semble toujours connaître bien des difficultés pour être
apprécié au sein de la classe ouvrière.




73
   Clive EMSLEY, « The English bobby, an indulgent tradition », p. 118. In Robert PORTER (dir.),
Myths of the English, Cambridge, Polity Press, pp. 114-135. « In contrast to European police
organisations, it was generally unarmed, non-miilitary, and non political; it suited well the liberal
Englishman’s notion that his country’s success derived from institutions, ideas and practices which
provided models for the world ».
74
   Ruth PALEY, Criminal Justice History, p. 121. « The absence of crime will be considered the best
proof of the complete efficiency of the police ».
75
   Ibid.
Chapitre II
                           La Belle Époque de la police
           Pendant plusieurs dizaines d’années, dans le monde ouvrier, l’hostilité à la
« nouvelle police » ne décline pas. Robert Reiner, spécialiste de la police fait ce rappel :
          « Les polices britanniques ont été établies face à une opposition massive rassemblant une
     grande variété d’intérêts politiques et de philosophies. Tandis que les soupçons des classes
     moyennes et de l’aristocratie se dissipaient rapidement, le ressentiment des ouvriers perdurait,
     exprimé dans des violences physiques sporadiques et symbolisé par un flot d’épithètes
     désobligeants envers la nouvelle police »76.

Robert Reiner en dresse ensuite la liste. Il y a d’abord les « Crushers » littéralement, les
« étouffeurs », c’est-à-dire ceux qui répriment. Ensuite, le « Peel’s Bloody Gang », « Le gang
sanglant de Peel », qui sous-entend que les policiers sont des malfrats et des brutes. Puis, dans
un registre un peu plus animalier, on retrouve les qualificatifs de « Blue locusts », « Les
sauterelles bleues », de « Raw lobsters », « les homards récents », et de « Blue Drones », « les
faux-bourdons bleus ». Ultime qualificatif, et sans doute le plus révélateur de l’animosité des
ouvriers envers la police, le terme de « Jenny Darbies » provient d’une anglicisation par
homophonie et féminisation des « gendarmes » français.

         Pourtant, cinquante ans après la création de la Metropolitan police, ces « épithètes
désobligeants » sont moins utilisés que les termes de Bobby ou Peeler, qui découlent
directement du prénom et du nom de l’ancien Home Secretary. Robert Reiner qualifie cette
période de « légitimation » de la police. Se référant à l’article du sociologue Ian Loader, il
explique la généralisation de l’usage de cette expression : « la police était non seulement
acceptée mais portée aux nues par le large spectre de l’opinion. La police n’était devenue,
dans nul autre pays, un tel symbole de fierté nationale »77. Dans la première partie, nous
verrons pourquoi l’hostilité envers la « nouvelle police » décline. Puis, nous expliquerons
comment le Bobby s’intégre dans la société. Enfin, nous verrons la construction et le succès
d’une « culture de l’exception » qui a donné aux Britanniques une police dont ils sont
souvent, aujourd’hui encore, extrêmement fiers.
76
   Robert REINER, Politics of the police, p. 47. « The British police were established in the face of
massive opposition from a wide range of political interests and philosophies. While middle- and
upper-class suspicions were rapidly allayed, working-class resentment lived on, expressed in sporadic
physical violence and symbolized by a stream of derogatory epithets for the new police.
77
   Ian LOADER, ‘Policing and the Social: Questions of Symbolic Power’, British Journal of
Sociology, 48/1: 1-18, 1997, in Robert REINER, Politics of the police, p. 48. « The police had become
no merely accepted but lionized by the broad spectrum of opinion. In no other country has the police
force been so much a symbol of national pride ».
A- Le déclin de l’hostilité

         Les historiens s’accordent aujourd’hui à dater de la fin des années 1870 le déclin de
l’hostilité envers la « nouvelle police ». La progression de la popularité peut s’expliquer de
plusieurs façons. En tentant de les synthétiser, nous allons voir qu’elles           apportent un
éclairage instructif sur le modèle même de la police britannique. À partir des années soixante-
dix, des recherches tendent à montrer que, contrairement à la vision des historiens orthodoxes
(ES-TU certain de pouvoir utiliser cet adjectif ?), l’acceptation des policiers par la population
n’est pas qu’une conséquence de la magnifique ( ???) organisation créée par Robert Peel, mais
avant tout le signe d’un apaisement des tensions sociales en Grande-Bretagne. Ceci étant dit,
il faut reconnaître que, à titre posthume ( ??? pas compris), le modèle défendu par Robert Peel
porte aussi ses fruits. Enfin, le policier est aussi accepté grâce à la politique de prévention
développée par les responsables de la police et symbolisée par la « présence de routine » (de
qui est cette expression ? de toi ?) du policier.



              1- L’apaisement des tensions sociales

         L’acceptation des policiers découle en grande partie d’un contexte politique et social
favorable. À partir de 1870, le Royaume-Uni est plus pacifié que dans les années
précédentes : « Les ouvriers, qui formaient le foyer de l’opposition la plus enracinée à la
police, de manière graduelle, irrégulière et incomplète ont été incorporés en tant que citoyens
aux institutions politiques de la société britannique »78, explique Robert Reiner. En effet, c’est
sous le règne de la reine Victoria que les ouvriers sont dotés de leurs premiers représentants,
grâce à la formation des premiers syndicats, bien sûr, mais aussi grâce à l’ouverture du de la
Chambre des Communes à toutes les classes de la société. La possibilité pour les ouvriers de
se faire élire également dans les Parlements locaux, leur permet de mieux constater l’utilité
des policiers, et par conséquent, de travailler conjointement avec eux. Le temps n’est alors
plus au rejet systématique des policiers, considérés comme les ennemis de la classe
laborieuse.




78
   Robert REINER, Politics of the police, p. 58. « The working class, the main structurally rooted
source of opposition to the police, gradually, unevenly and incompletely came to be incorporated as
citizens into the political institutions of British Society ».
Notons que les ouvriers voient également s’élever leur niveau de vie. Si nous
mettons de côté le problème irlandais, nous pouvons constater qu’à cette époque, les ouvriers
britanniques ne meurent plus de faim. Leurs enfants commencent à rejoindre les bancs de
l’école, ce qui a une conséquence sur les comportements violents, et qui laisse entrevoir la
possibilité d’une amélioration des conditions sociales à une génération de distance. Les
tensions avec la police décroissent automatiquement. L’Angleterre de l’époque n’est
cependant pas à l’abri des violences, mais il faut noter tout de même l’enrichissement global
de la société et les retombées économiques de l’Empire colonial britannique en pleine
expansion.


           Il serait néanmoins insuffisant de borner au plan politique et social l’explication de la
chute des tensions entre ouvriers et policiers. Le modèle, défini, mis en pratique, et, nous
l’avons vu, repensé par Robert Peel, est lui-même pour beaucoup dans l’amélioration des
relations entre la population et la police la police.



              2- La réussite posthume de Robert Peel


           Sir Robert Peel meurt en 1850. À l’annonce de son décès, le gouvernement
britannique lance un avant-projet de construction d’un monument à la mémoire du créateur de
la Metropolitan Police. Ce monument verra le jour sur le pont de Vauxhall, qui enjambe la
Tamise au Sud de Westminster, non loin de Scotland Yard79. L’œuvre de Robert Peel,
commence, à partir de cette date, à être véritablement acclamée dans les coulisses du pouvoir.
On salue l’esprit organisationnel et le professionnalisme de la Metropolitan Police. Cette
organisation, qui est encore durement critiquée par une grande partie de la population, a
pourtant     au   moins    trois   conséquences     immédiatement       bénéfiques.    D’abord,     la
professionnalisation et l’uniformisation donnent à la police un esprit de corps. Ensuite, le
professionnalisme et l’intérêt porté aux relations avec le public commencent réellement à
porter leurs fruits. Enfin, la dépolitisation de la police explique que les ouvriers ne voient plus
dans les policiers un simple outil répressif de l’État.




79
  L’architecte français Hector Horeau participe au concours, il propose une immense statue de Robert
Peel, reposant sur un piédestal métallique, assez ressemblant à la Tour Eiffel. Son projet est rejeté.
L’historienne Barbara Weinberger traduit la chute du nombre d’attaques contre la
police par l’amélioration des relations entre institution policière et classes laborieuses 80. Cette
nette   diminution du nombre des agressions se produit dans les années 1870. Tout en
admettant que les sentiments anti-policiers faiblissent à cette époque, nous devons noter que
la professionnalisation, œuvre de Robert Peel, a des effets bénéfiques sur le métier de policier.
Le nombre d’attaques contre les policiers n’est en effet pas intimement ou automatiquement
lié à la popularité de l’institution. Cette chute peut en effet s’expliquer d’au moins deux
manières différentes. D’une part, les poursuites contre ceux qui se sont attaqués aux policiers
sont devenues très importantes : « En 1870, le rapport annuel du Commissaire en chef de la
police londonienne fait état, pour l’année précédente, de 2858 personnes arrêtées pour
agression contre un policier, soit 3,9% du total des personnes arrêtées »81. De plus en plus
professionnels, et donc, animés par un fort esprit de corps, les policiers font sans aucun doute
preuve de beaucoup de zèle pour retrouver les agresseurs de leurs collègues. Cela laisse
supposer qu’un attaquant potentiel y réfléchisse à deux fois avant de s’en prendre à un
policier. D’autre part, les policiers eux-mêmes sont mieux préparés à réagir face aux
agressions ou face aux missions les plus délicates


         Nous avons noté dès notre chapitre l’intérêt porté aux relations avec le public par la
police telle que la conçoit Robert Peel. Au cours du dix-neuvième siècle, la police devient un
véritable service public, au service du public. Il est tout à fait évident que la publication des
Neuf Principes de la Police a un impact sur les relations entre la police et le public. La
mission, telle qu’elle est définie pour les policiers, nous pouvons la rappeler brièvement, est
de « chercher et préserver la faveur du public », « obtenir la coopération publique »,
« maintenir en tout temps une relation avec le public »82. Il va sans dire qu’une telle répétition
des termes n’est pas seulement un effet d’annonce, mais bien un principe, celui, si cher à la
police britannique, du community policing. Il est évident que ce principe est très positif sur
l’image des policiers dans la population.




80
    Barbara WEINBERGER, « The Police and the Public in the Mid-nineteenth-century
Warwickshire », in Victor BAILEY (dir), Policing and Punishment in Nineteenth Century Britain,
Croom Helm, Londres, 1981, pp. 65-93.
81
   Philippe CHASSAIGNE, « Les policiers britanniques à la recherche de la considération sociale », in
Josette PONTET (dir.), À la recherche de la considération sociale, Zalence, MSHA, 1999, p. 163.
82
   Robert REINER, Politics of the police, op. cit. « to seek and to preserve public favour », « to obtain
public co-operation », « to maintain all times a relationship with the public ».
Selon Robert Reiner, « D’une institution grandement haïe et crainte, la police eu à
représenter la législation au nom de la majorité de la société plus qu’à celle des intérêts
partisans »83. Alors que la société britannique se politise, la police reste en dehors des débats
et des combats politiques, donc à l’abri des critiques de tel ou tel camp. Pour souligner
l’aspect apolitique du policier britannique, sans doute faut-il rappeler qu’ils sont privés du
droit de vote jusqu’en 188784. Le fondateur de la police professionnelle avait donc compris
que les Anglais craignaient la dictature et la mise en place d’un état policier, et qu’ils
préféraient avoir une police bénévole et locale à une police nationale.



            3- La « présence de routine » du policier


         Pour Shani D’Cruze, qui s’appuie sur les travaux de Vic Gatrell85, « Les jeux de
hasard, la boisson, et l’occasionnelle violence de rue » ne disparaissent pas grâce à la mise en
place de la « nouvelle police », mais au contraire, subsistent « dans de nombreux quartiers
ouvriers ». « Les policiers », ajoute-t-elle, ont « simplement établi leur présence de routine »
et en sont venus « à délimiter les arènes dans lesquelles ces activités pourraient être
légalement exercées et supervisées »86. Les policiers passent ainsi du statut de censeurs des
loisirs à celui, plus acceptable, de simples contrôleurs ou régulateurs. Il n’est plus question
alors d’interdire irrémédiablement les jeux de hasard, les beuveries dans les pubs, ou encore
les combats d’animaux, mais simplement de légiférer pour qu’ils restent sous contrôle. Les
loisirs réprimandés passent donc du domaine public au domaine privé, dans lequel les
policiers ne viennent que peu s’interposer. L’atteinte aux libertés individuelles, si chères aux
britanniques ne souffre donc que peu de l’installation de la « nouvelle police ».




83
   Robert REINER, The politics of the police, Oxford, troisième édition, 2000, p. 59. « From a widely
hated and feared institution, the police had come to be regarded as the legislation on behalf of the
broad mass of society rather than any partisan interest ».
84
   Ibid, p. 55.
85
   V.A.C GATRELL, « Crime, authority and the policeman-state » in F.M .L Thompson (dir.), the
Cambridge Social History of Britain, 1750-1950, vol. 3, Social Agencies and Institutions, 1990, pp.
290-295.
86
   Shani D’CRUZE, every day violence in Britain, 1850-1950, p. 8. « Gambling, drink, and occasional
street violence remained of many working class neighbourhoods. The police had simply established
their routine presence and had come to ”delineate the physical arenas in which those activities might
be legally pursued and supervised ».
L’idée de « présence de routine » est également très intéressante, car elle pourrait
expliquer pourquoi l’hostilité à la « nouvelle police » met tant d’années à décroître. Quarante
ans après la création de la nouvelle police, il n’y a en effet plus qu’une minorité de la
population à avoir connu l’ancien système policier. Cinquante ans plus tard, cette minorité est
encore plus petite, et plus âgée. Pour les nouvelles générations, l’ancien système de police est
précisément ancien, vieux, appartenant au passé. La nostalgie des watchmen des parish
constables, très forte dans les premières années de la « nouvelle police », s’estompe de
manière progressive et automatique. Ainsi, nous pouvons supposer que si l’hostilité à la
« nouvelle police » décline au fur et à mesure des années, c’est bien parce qu’elle n’est,
justement, plus « nouvelle ». Cette explication générationnelle n’a, d’après nos recherches,
que peu été défendue par les chercheurs ; cependant elle nous paraît en grande part logique,
ou du moins vraisemblable.


         Il reste au demeurant que les habitants des quartiers ouvriers font alors de plus en
plus appel aux policiers : « À la fin du dix-neuvième siècle, les émeutes à grande échelle
contre la police avaient largement baissé, et dans la majorité des cas, le peuple ouvrier vivait
avec la présence de la police, et, de manière occasionnelle, faisait usage de la police pour
régler ses problèmes, incluant ceux de violence »87.




         Les causes du déclin de l’hostilité sont donc multiples. La pacification et
l’enrichissement de la société britannique n’auraient pas les mêmes effets, sans la philosophie
défendue dans le modèle de Robert Peel. Ce sont l’agencement de ces caractéristiques, et le
renouvellement des générations, qui permettent à la police de gagner progressivement la
confiance de la classe ouvrière. Mais, plus qu’une relation de confiance, débute alors un réel
lien d’affection entre le peuple et sa police.




87
   Shani D’CRUZE, p. 7. « By the close of the Nineteenth Century, large-scale, anti-police
disturbances had largely ebbed away, and for the most part working people lived with the police
presence and occasionally made use of the police to settle problems, including those of violence ».
B- L’intégration du Bobby dans la société

         L’institution policière cherche, dès 1829, à construire un travail de coopération entre
le public et la police. À la fin du dix-neuvième siècle, le résultat est probant. Non seulement la
police est acceptée, mais elle est intégrée dans la population, et notamment les classes
populaires. Elle l’est si bien que, contrairement à l’image véhiculée pendant des années, les
policiers semblent adopter certains réflexes du monde ouvrier. Ils font même preuve
d’indulgence dans certains cas de violence. Les gains en autonomie, concédés aux chiefs
constables et aux policiers, ont comme conséquence directe de permettre l’intégration de la
police à un niveau local. Enfin, la mise en place d’un culte du Bobby, notamment dans la
presse populaire, parachève l’édifice d’intégration du policier dans la représentation nationale.



            1- Le rapprochement avec les classes populaires


         Plusieurs signes illustrent ce rapprochement des policiers et des classes populaires.
Dans bien des cas, les policiers semblent fermer les yeux sur les petits délits commis dans les
classes populaires. Le fait qu’ils fassent preuve de compréhension traduit un rapprochement
culturel entre policiers et ouvriers. Cela se fait d’ailleurs dans les deux sens, puisque la base
de la police n’est pas sourde aux revendications syndicales du monde ouvrier.


         La surconsommation d’alcool est l’un des problèmes récurrents de la société
britannique. Il est particulièrement important au dix-neuvième siècle. L’alcool est une des
causes les plus fréquentes de violence : « La plupart des délits de violence d’homme à homme
étaient attisés par l’alcool et, comme il a été montré, plusieurs vols avec violence étaient
commis dans le but d’avoir plus d’argent pour boire »88. Le gouvernement, débordé par la
situation, essaie donc de limiter le phénomène en légiférant : « Avec les Lois sur les Licences
de 1872 et 1874, les pubs fermèrent à dix heures du soir les dimanches et à onze heures les
autres jours de la semaine »89. Cependant, il faut rappeler, comme nous l’avons vu au chapitre

88
   Shani D’CRUZE, Everyday violence in Britain, 1850-1950, p. 49. « Most male-on-male crimes of
violence were alcohol fuelled and, as has been shown, many robberies with violence were undertaken
with a view to getting more drinking money ».
89
   Brian HARRISON, Drink and the Victorians: The Temperance question in England, 1815-1872, pp.
328-329. Cité par Shani D’CRUZE, op. cit., p. 33. « Under the Licensing Acts of 1872 and 1874, pubs
closed at 10.00 pm on Sundays and by 11.00 pm on other days ».
précédent, que les policiers anglais ne sont pas imperméables au problème de l’alcool :
« L’alcoolisme policier [est] un problème constant dès les premiers jours de la police. Les
indulgences des policiers sur la question de l’alcoolisme et dans les affaires sexuelles, sont un
résultat à la fois de la culture masculine de la police et de la tension accumulée par le
travail »90. Le constat dressé par un commissioner en 1879 nous permet d’entrevoir une des
causes probables de l’intégration de la police dans la population : « Le délit d’ivresse est traité
moins sévèrement qu’il ne l’a été »91.


         Nous ne pouvons oublier que les policiers sont en majorité d’origine ouvrière. Ils
sont donc aptes à comprendre et à être compris de la classe dont ils sont issus. Par conséquent,
il n’est pas surprenant de déceler une certaine tendance à l’alcoolisme dans la police. Dans les
seules deux premières années de la Metropolitan police, près de deux mille hommes sont
renvoyés. Dans quatre-vingts pour cent des cas, ils sont surpris en état d’ivresse92.
L’institution est rapidement confrontée à un épineux problème de recrutement, notamment à
cause de ces licenciements massifs. Les responsables policiers sont alors forcés de fermer de
plus en plus les yeux sur les problèmes de boisson de certains policiers. Cette image du
policier alcoolique se retrouve dans l’imagerie populaire de l’époque, on en retrouve ainsi des
exemples dans les premiers music-halls93. Cette caricature ne doit pas forcément être perçue
comme une critique de la part de la population, puisque les relations sociales de l’époque
s’articulent en grande partie autour des pubs.


         Peut-être n’est-ce pas qu’une coïncidence si la première grève de la Metropolitan
Police se déroule l’année de la promulgation de la loi sur la fermeture à onze heures des pubs.
« En 1872, la première grève des policiers [est] organisée à Londres », et même si celle-ci est
« aisément matée par des punitions exemplaires »94, ce phénomène traduit un rapprochement
idéologique entre les policiers et les ouvriers, qui, dans les deux cas, n’hésitent pas à arrêter


90
   Robert REINER, Politics of the Police, p. 98. « Police alcoholism has been a perennial problem
since the early days of the force. The alcoholic and sexual indulgences of police are a product both of
the masculine ethos of the force and of the tension built up by the work ».
91
   Ibid. « The offence of drunkennes is less severely dealt than it used to be ».
92
   Ruth PALEY, « “An imperfect, Inadequate and Wretched System” ? Policing London Before Peel »,
in Criminal Justice History, Vol. 10, 1989, p. 116.
93
    Rob C. MAWBY, Policing images, Policing communication and legitimacy, Willan Publishing,
Cullompton, Devon, 2002, p. 10.
94
   Charles REITH, A new study of police history, Oliver and Boyd, Edimbourg, 1956, p. 275. « In 1872
the first police strike was staged in London, but it was easily crushed by punishments which were
made exemplary ».
le travail pour demander une augmentation des salaires. En voyant les policiers se soulever
contre leurs chefs, les ouvriers pensent certainement à leurs propres revendications et à leurs
propres grèves. Une autre grève a lieu en 1890, elle s’avère « tout aussi inefficace, mais
l’implacable répression, comme il arrive souvent, [stimule] la résistance »95. Les réflexes de
la classe ouvrière sont donc étendus parmi les policiers, qui se dotent d’une véritable
conscience de classe. Cela peut expliquer en partie le fait que les classes populaires adoptent
la police. Les policiers n’en oublient cependant pas de rester au contact du reste de la société.



             2- La proximité de la police

          Plus qu’une police de proximité, la police anglaise est, à la fin du dix-neuvième
siècle, une police proche des citoyens. Nous voulons dire que, au-delà de la stricte proximité
géographique, la police partage le quotidien de la population. Cette intimité a plusieurs
causes. Elle découle à la fois du caractère local des polices britanniques, renforcé par un gain
d’autonomie non négligeable vis-à-vis de l’État et des gouvernements locaux, et du travail
important des policiers eux-mêmes. Ces derniers font en effet preuve d’une disponibilité
réelle.


          Le caractère local de la police est un point qui mérite ici d’être souligné, puisqu’il
rompt avec le modèle dit « continental ». Il y a effectivement alors cent quatre-vingt-une
forces de boroughs et de comtés, qui n’entretiennent que peu de contacts les unes avec les
autres. Le Royaume-Uni ne dispose pas d’école nationale de police96. Les Chiefs constables
de ces circonscriptions urbaines et rurales gagnent, à partir des années 1870, plus
d’autonomie. Avec l’aide des autorités locales, ils recrutent, forment et commandent leurs
policiers. Généralement originaires de la région, appartenant à la petite noblesse ou à la
bourgeoisie locale, ils prennent, souvent avec succès, un soin tout particulier à s’intégré dans
la population.




95
   Charles REITH, op. cit., p. 275. « Another strike in 1890 had similarly ineffective results, but harsh
repression, as so often happens, stimulated resistance ».
96
   Claude JOURNÈS, « La police en Grande-Bretagne », p. 216. NOTA : Claude JOURNÈS traduit le
mot « borough » par le mot français « bourg ». D’après nos connaissances, le borough est une
circonscription électorale urbaine. Nous avons choisi de ne pas traduire le terme (NdT).
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  • 1. Université Paris IV – Sorbonne LA POLICE BRITANNIQUE : MODÈLE OU CONTRE-MODÈLE DES POLICES NATIONALES EUROPÉENNES ? Corentin SEGALEN DEA d’histoire contemporaine sous la direction du professeur Jean-Noël LUC Année universitaire 2004-2005
  • 2. « L’Angleterre est le pays qui est le moins facile à voir en courant, car les ressorts de la société ne sont pas à la surface du sol ; ils sont profondément enracinés dans le sein de la nation, et pour les découvrir, il faut de longues et pénibles recherches ». Lettre du Comte de Cavour à Paul Emile Maurice (1835)
  • 3. Remerciements À première vue, la rédaction d’un mémoire universitaire est un travail très solitaire, celui-ci ne l’a pas été. Je tiens d’abord à remercier le professeur Jean-Noël Luc, pour avoir soutenu ma candidature à l’University College of London, puis à celle de la London School of Economics, et pour m’avoir, malgré l’éloignement géographique, orienté, conseillé et encouragé. Mes remerciements vont ensuite à ma famille, à Esther et sa famille, et à mes amis, Français, Anglais ou Scandinaves. Tous ont toujours su m’orienter, me soutenir, ou tout simplement m’écouter. Je tiens bien sûr, à remercier Nils et Harriet Groten, qui m’ont permis de vivre dans de très bonnes conditions dans la ville la plus chère d’Europe. Je souhaite, enfin, remercier mes trois correcteurs, Nathalie Delanoë, Julien Cros et Mathias Gavarry, pour le temps qu’ils ont bien voulu consacrer à la correction et à la relecture de mon travail.
  • 4. Introduction Le 14 décembre 2004, le commissioner Sir Ian Blair, qui est amené à prendre la tête de Scotland Yard le mois suivant, est interviewé sur les ondes de la BBC 4 1. Dans un discours de grand communiquant, il affirme vouloir « faire passer [Scotland Yard] du dix- neuvième siècle au vingt-et-unième »2. Clarifiant son propos, il poursuit, « nous devons moderniser la gestion de la Met. Quand le commissioner et moi-même sommes arrivés, il y a cinq ans, nous nous sommes donnés un certain nombre de tâches. La première était de réhabiliter la réputation de la Met. La deuxième, de réduire la criminalité, ce que nous avons fait avec succès, et la troisième, de moderniser la culture [de la Metropolitan Police] »3. Ancien adjoint du chef de la Metropolitan Police, il reconnaît ainsi implicitement que son prédécesseur et lui-même ont échoué dans la modernisation culturelle de la principale force de police britannique. Il faut dire que Scotland Yard est alors touchée par plusieurs affaires de racisme et de sexisme dans ses rangs, qui sont immédiatement relayées par la presse. Balayant tout début de polémique avec l’action de son ancien supérieur hiérarchique en affirmant qu’ils ne sont « pas intéressés par qui a fait quoi » 4, il ajoute ensuite se sentir « plus concerné par ce qui a été fait et par ce que nous pourrons faire différemment » 5. Ces propos, assez réalistes vis-à-vis de l’institution, peuvent être mis en parallèle avec l’une des plus récentes campagnes de recrutement de la « Met » 6 : « La Metropolitan Police est une des polices les plus célèbres du monde. Notre but est de faire de Londres la grande ville la plus sûre du monde » 7. Ces deux exemples nous permettent de mettre en 1 Rebecca MOWLING (Crime reporter), édition gratuite de l’Evening Standard, 14 décembre 2004, « New Met chief pledges reform on race and sex », p.4. 2 “Sir Ian, the deputy commissioner who takes on the top job next month, said he would drag the force out of the 19th century and into the 21st ”. 3 “ We need to modernise the managment style of the Met. When the commissioner and I came into office five years ago we set ourselves a number of tasks. One was the rehabilitation of the Met’s reputation. Second, reducing crime, which we have done successfully, and third to modernise the culture”. 4 “ We are not interested in whodunit”. Le mot whodunit est un mot familier pour roman-policier. Il s’agit donc d’un jeu de mots qui redonne au mot « polar » son sens premier : « qui a fait quoi ». 5 “ We are more concerned about what has been done and what we can do differently”. 6 The Guardian, 24 novembre 2004, p. 18. 7 “ The Metropolitan Police Service is one of the world’s famous police services. Our aim is to make London the safest major city in the world ”.
  • 5. évidence plusieurs points très représentatifs de la principale force de police londonienne en ce début de vingt-et-unième siècle. En effet, en se référant au dix-neuvième siècle, Sir Ian Blair rappelle implicitement que la Metropolitan Police a été créée par Sir Robert Peel en 1829. Il sous-entend également, en le regrettant, que l’organisation, les structures et les méthodes de la Met n’ont que peu changé en cent soixante-quinze années. Nous pèserons le pour et le contre de cette affirmation en dressant de manière panoramique le tableau de l’évolution des forces policières britanniques depuis 1829 - en l’élargissant aux autres polices anglaises, organisées, nous le verrons, plus ou moins sur le modèle de la « Met » 8. En effet, il n’y a pas une police britannique, mais cinquante-cinq, comme le rappelle Jean-Claude Monet. « Le nombre de corps policiers distincts [dans les îles britanniques] dépasse la cinquantaine, puisqu’aux 43 polices d’Angleterre et du Pays de Galles s’ajoutent les 8 polices d’Ecosse, la police d’Irlande du Nord – la Royal Ulster Constabulary -, enfin les polices des îles de Man, de Jersey et de Guernesey, qui, toutes, ont un régime ou des formes d’organisation assez différents des polices anglaises et galloises »9. La deuxième caractéristique mise en évidence par ces deux exemples réside dans la présence, on voudrait dire l’omniprésence, de la police dans les médias. Cette présence est double. Les différentes polices anglaises ont une politique de communication très importante, et achètent fréquemment des espaces et - dans la presse écrite - des encarts publicitaires, que ce soit pour recruter, pour informer, ou simplement pour rassurer le public. On trouve ainsi très fréquemment des offres d’emploi publiées par la hiérarchie policière dans les différents journaux. Mais on relève ensuite, la présence quasi journalière de la police, que ce soit dans les rubriques des faits-divers ou simplement dans des articles sur son organisation, dans la presse « tabloïd », ce qui ne surprend pas, mais également dans la presse dite « sérieuse ». Ces différents articles ne ménagent d’ailleurs pas la police. Cette profusion d’informations se traduit par l’existence, dans les journaux anglais, mais aussi à la radio et à la télévision, de « crime reporter », sorte de spécialistes de la police et des affaires en cours. Cet intérêt des médias pour la police a obligé l’institution à prendre soin de son image médiatique et à se doter d’une politique de communication qui n’a pas son égal en Europe. 8 Lire à ce propos Claude JOURNÈS, « La police en Grande-Bretagne », pp. 214-215 in IHESI, Polices d’Europe, L’Harmattan, Paris, 1992, 266 p. 9 Jean-Claude MONET, Polices et Sociétés en Europe, Institut international d’Administration Publique, La Documentation Française, Paris, 1993, p.79.
  • 6. Pour les historiens et les sociologues, cette volonté de communiquer s’est traduite par une plus grande ouverture de l’institution policière en Grande-Bretagne, comparée aux autres polices européennes confrontées à ce que Jean-Louis Loubet del Bayle appelle « la tradition de secret ». « Ce souci, sinon cette obsession, du secret a d’ailleurs été relevé par tous les chercheurs qui se sont intéressés à la « culture policière » ou ont tenté de décrire “la personnalité de travail” des policiers »10. Pour Claude Journès, cette ouverture de la police britannique s’explique notamment par « la décentralisation de principe de son organisation », qui, selon lui, « favorise l’obtention d’autorisations d’enquête »11. En 1990, il note: « Alors qu’il y a vingt ans, on ne comptait sur ce thème qu’une poignée de chercheurs, la Fondation de la police a pu recenser deux cents projets de recherche pour les années 1985-1986 (The Police Foundation, 1987) »12. La police anglaise n’est pas un objet historique non identifié. Les travaux de Clive Emsley ou de Robert Reiner, pour ne citer qu’eux, ont grandement amélioré la connaissance de l’institution policière britannique, souvent par une remise en cause profonde de la vision policière des forces de l’ordre britanniques. De manière assez surprenante, les chercheurs Français se montrent parfois plus indulgents avec les Bobbies que leurs confrères d’Outre-Manche. La création de la « nouvelle police », sous la direction du Home Secretary Sir Robert Peel, a lieu à Londres en 1829. L’histoire de la Metropolitan Police, dont le quartier général est basé dans une rue du quartier de Westminster, le Great Scotland Yard, bénéficie pendant environ un siècle et demi, d’un traitement particulièrement positif de la part des historiens. Le plus connu, Charles Reith publie de la fin des années trente jusqu’aux années cinquante « des ouvrages qui exaltent la police anglaise issue de la communauté, garante de la liberté, en l’opposant à la police française »13. À partir du milieu des années soixante-dix, une nouvelle génération d’historiens remet en cause cette histoire idéalisée, faisant preuve de bien moins d’indulgence envers celle qui se prétend « la meilleure police du monde ». Robert Reiner appelle ces deux écoles historiques opposées « l’histoire orthodoxe » et « le compte 10 Jean-Louis LOUBET DEL BAYLE, « Unité et diversité dans l’histoire des polices européennes », CSI, n°7, novembre 1991-janvier 1992, p. 167. 11 Claude JOURNÈS, « La police en Grande-Bretagne », in ERBES Jean-Marc et al., Polices d’Europe, IHESI - L’Harmattan, 1992, p. 211. 12 Idem, « La recherche en sciences sociales sur la police en Grande-Bretagne : esquisse d’un bilan », CSI, n°10, janvier 1990, p. 262. 13 Claude JOURNÈS, « La police en Grande-Bretagne », p. 212.
  • 7. révisionniste »14. Nous avons pris dans ce mémoire le parti de briser le mythe du Bobby pour lui reconnaître ses véritables qualités. Nous montrerons alors en quoi le modèle de police britannique représente ou non une exception réelle au regard des autres polices du continent européen. En étudiant la construction du modèle policier britannique depuis la naissance de la Metropolitan Police jusqu’à la première moitié du vingtième siècle, nous montrerons que l’image consensuelle du Bobby est littéralement façonnée par Robert Peel et ses successeurs. À la fin du dix-neuvième siècle, leurs efforts sont finalement récompensés. Les policiers britanniques deviennent un symbole à part entière de la Grande-Bretagne, faisant la fierté de la population et suscitant l’admiration des visiteurs étrangers. Cependant, le modèle policier, intimement lié à l’époque victorienne, est ébranlé, à partir des années cinquante, par la modernisation rapide de la société. Une période de crise s’ouvre. L’augmentation de la délinquance et l’impression de déphasage entre les policiers et la population entraîne de profonds changements dans la manière de faire la police, qui, toujours plus répressive, abandonne son caractère consensuel. Le retour, depuis les années quatre-vingt-dix, au modèle de police consensuel s’avère plus rhétorique que réel. Nous verrons qu’au début du vingtième et unième siècle, la situation nationale britannique oblige la hiérarchie policière à se diriger vers un abandon progressif du modèle britannique de police, qui s’aligne de façon inexorable sur celui de l’Europe et des Etats-Unis. Si la police britannique a pu réellement constituer un modèle pour les autres polices européennes, il s’avère que le Royaume-Uni cherche aujourd’hui simplement à être à l’avant-garde mondiale de la militarisation et du contrôle de la population. 14 Robert REINER, The politics of the Police, pp. 16 et 24. « Orthodoxy history », « Revisionist account ».
  • 8. Première partie La fabrication du modèle Sans doute faut-il, avant de prétendre reconstituer l’évolution du modèle de police britannique de la fin du vingtième siècle à nos jours, s’attarder sur son invention et sa mise en place. Reconstituer l’histoire de la police britannique de 1829 à 1950, c’est aussi tenter de retrouver les fondements, les caractéristiques, et la singularité de la police britannique telle qu’elle apparaît aujourd’hui. En 1829, Sir Robert Peel crée la Metropolitan Police. Il met un terme au système qui prévallait jusqu’alors, et qui s’appuyait sur une conception bipolaire de sa mission : d’un côté une justice implacable de notables, et de l’autre une police locale, citoyenne et bénévole. La création de ce que les contemporains appellent alors la « nouvelle police » rencontre une hostilité farouche et immédiate, qui ne semble décroître qu’à partir des années 1870. Cet accouchement dans la douleur de la police professionnelle est fondamental dans la construction du modèle policier britannique. L’institution policière est en effet modelée par le rejet initial de la population. Mais, à la fin du dix-neuvième siècle, la police semble avoir pris ses marques et avoir finalement réussi à s’intégrer dans la population. La Belle époque, comme on l’appelle en France, est une époque où l’attachement de la population au Bobby devient réalité. C’est aussi à ce moment que naît la figure mythique du policier désarmé, disponible et débonnaire. Nous verrons que si cette image est en grande partie fabriquée de toutes pièces, elle a des conséquences très positives, à la fois sur les conditions de travail et sur le comportement des policiers, mais également sur les relations que la population britannique entretient avec sa police. La première moitié du vingtième siècle voit une véritable unification du pays par les policiers, qui deviennent un lien de toute importance, presque incontournable, entre les différentes classes sociales. La figure du policier symbolise la culture britannique. Et si le modèle policier, qui a fait ses preuves, se modernise, il ne connaît pas de changements majeurs. Le comportement des policiers sous les bombardements allemands de la Seconde Guerre mondiale apparaît comme le point d’orgue du modèle policier britannique et de l’image héroïque du Bobby.
  • 9. Chapitre I La « nouvelle police » de Robert Peel L’histoire du système policier professionnel en Grande-Bretagne commence en 1829 avec la création de la Metropolitan police. Sir Robert Peel, son créateur, est le tout nouveau Secrétaire du Home Office, équivalent britannique du ministre de l’Intérieur français. Créateur de la Police Royale d’Irlande, Royal Irish Constabulary, son objectif est de donner à l’ensemble du Royaume-Uni une police professionnelle et nationale. Il considère en effet qu’un système hérité du Moyen-Âge n’est pas digne d’un pays en pleine modernisation. Il appelle de ses vœux une police nationale, placée sous le contrôle de l’État. A ses yeux, cette police devra être formée, commandée et donc contrôlée par le gouvernement : une police, en somme, à l’image de ce qui existe dans la plupart des pays du continent européen. La création de la « nouvelle police » à Londres, a pour conséquence de mettre un terme au vieux système des Watchmen, en français, « les hommes du Guet ». L’ensemble de la population voit pourtant d’un mauvais œil la suppression d’un système plusieurs fois séculaire. Ce système, beaucoup d’hommes politiques désirent le réformer à partir de la fin du dix-huitième siècle. Ils sont systématiquement obligés de battre en retraite devant la défense acharnée de ceux qui craignent de voir le pouvoir de l’État supplanter celui des collectivités locales. Dans toutes les couches de la population, l’hostilité à la « nouvelle police » est particulièrement forte dans les premières années de sa création. Luttant contre vents et marées, Robert Peel réussit finalement à l’imposer, au prix, il est vrai, d’un certain nombre de compromis qui dénaturent quelque peu son projet originel. Nous allons voir dans une première partie à quoi ressemble la police britannique avant Robert Peel, ce qui la caractérise. Dans une deuxième partie, nous nous demanderons pourquoi l’hostilité à la nouvelle police est aussi forte et si largement partagée au Royaume- Uni. Enfin, nous verrons comment Robert Peel réussit à faire accepter sa police, en tenant compte notamment des appréhensions de l’aristocratie et de la bourgeoisie.
  • 10. A- La police anglaise avant 1829 Héritier du Moyen-Âge, le système britannique de police résiste à toute tentative de réforme jusqu’en 1829. La force de police, qui réunit les Watchmen et les Parish constables est composée de citoyens élus ou bénévoles. La justice, de son côté, rendue pas les « juges de paix », dépend de la Criminal Law, garante de l’Habeas Corpus contre l’absolutisme royal. Et même si, à partir de la fin du dix-huitième siècle, plusieurs hommes politiques tentent successivement de réformer le système, ils se voient obligés de renoncer devant les levées de boucliers qu’entraîne systématiquement toute tentative de réforme. 1- Les Watchmen et les Parish constables Au début du dix-neuvième siècle, les missions de police sont accomplies par les Watchmen. Ces hommes sont généralement volontaires et travaillent à temps partiel 15. Ils sont, dans la plupart des cas, très mal payés par leurs paroisses. Le système du Guet diffère cependant selon les villes et les régions de Grande-Bretagne. Ainsi, à Norwich, tout homme âgé de plus de seize ans se doit d’accomplir deux nuits de garde chaque année 16. Le fait que chaque homme soit, deux fois l’an, garant de la sécurité de ses voisins, est particulièrement remarquable : il permet un contrôle plutôt efficace des maisons la nuit, à l’heure où les criminels de l’époque sévissent. On imagine en effet qu’un homme a à cœur de surveiller ses propres biens et ceux de ses parents ou de ses proches. Le fait que l’on doive deux nuits à la collectivité renforce le sentiment d’appartenance à un groupe, à un village ou à un quartier. L’intégration de jeunes hommes dans ces tournées permet aussi de responsabiliser les futurs membres de cette communauté et relève donc quelque part d’un rôle éducatif. Le système est appelé « hue and cry ». Il est assez révélateur du genre de méthodes des hommes du Guet. L’expression est traduisible en Français par « crier haro » sur les criminels, il s’agit donc de prendre le voleur ou le criminel en flagrant délit avant de le mener devant la justice, puis en prison et, parfois, à la potence. 15 Philippe CHASSAIGNE, « Du ‘‘travailleur en manteau bleu” au gardien de la loi et de l’ordre : professionnalisation et statut des policiers en Angleterre au XIXe siècle », in Pierre GUILLAUME (dir.), La professionnalisation des classes moyennes, Zalence, MSHA, 1996, p. 170 . 16 Entrevue avec M. Simon RENTON, professeur à l’University College of London.
  • 11. Pendant de nombreuses décennies, les nobles participent activement au Guet, comme tous les autres citoyens. Cependant, à partir de la fin du dix-septième siècle, ceux-ci refusent ces missions qu’ils jugent fatigantes, contraignantes, parfois dangereuses mais surtout bien trop indignes de leurs statuts de gentlemen. Ils payent donc des remplaçants, un peu à la manière des conscrits des armées de la République. On comprend que cela n’est pas dénué de sens en lisant le portrait, dressé par Ruth Paley, du watchman londonien du début du dix- neuvième siècle : « Sa première tâche était de patrouiller la nuit dans les rues et de se débrouiller avec les ivrognes, les prostituées et les bagarreurs. Il était mal payé et augmentait ses rentrées d’argent en rendant différents services aux riverains comme celui de servir de réveil le matin de bonne heure. Selon les opportunités présentées par la structure économique et sociale de son voisinage, il pouvait ou ne pouvait pas être dans la position de recevoir des “cadeaux” des patrons de pubs, des prostituées ou d’autres, inquiets de s’assurer de sa bienveillance »17. Le Guet vérifie que les portes ne sont pas fracturées et contrôle l’identité des personnes suspectes. Mais si les tâches sont ingrates, elles attirent cependant un très grand nombre de candidats. Chaque candidat doit apporter des preuves de bonne morale. Une limite d’âge est par ailleurs établie, à quarante ou quarante-cinq ans selon les régions18. Cette vision, assez récente, est venue contrebalancer la thèse des historiens dits « légitimistes ». Jusqu’aux années quatre-vingt, ces derniers soutenaient en effet que les constables et les watchmen « venaient généralement des rangs des insolvables, sinon des séniles et alcooliques »19. Robert Reiner a d’ailleurs démontré que « ni les anciens constables, ni les watchmen n’étaient aussi inefficaces ou corrompus que ne les dépeignait l’orthodoxie »20. À la différence des Watchmen, les Parish constables, ou connétables paroissiaux, sont élus par un groupe de représentants paroissiaux. Ils ne sont pas rémunérés. Au tournant du seizième et du dix-septième siècle, la paroisse leur rembourse cependant quelques dépenses comme l’avoine pour les chevaux ou l’huile pour les lampes. Mais la principale 17 Ruth PALEY, Criminal Justice History, p. 114. « His primary task was to patrol the streets at night and cope with drunks, prostitutes, and brawlers. He was poorly paid and augmented his income by performing various services for local inhabitants such as providing early morning alarm calls. Depending on the opportunities presented by the economic and social structure of his neighbourhood, he may or may not have been in position to receive “gifts” from publicans, prostitutes, and others anxious to secure his goodwill ». 18 Ibid., p. 104. 19 Sally MITCHEL, Victorian Britain, an encyclopedia, St James Press, Londres, 1988, p. 436. « Constables and their watchmen generally came from the ranks of the insolvent, if not the senile and alcoholic ». 20 Robert REINER, The politics of the police, p. 35. « Neither the old constables nor the watchmen were as ineffective or corrupt as painted by orthodoxy ».
  • 12. manne financière est constituée par le partage des récompenses pour les captures des criminels, ce qui peut représenter une confortable entrée d’argent. Les récompenses sont particulièrement élevées pour les meurtriers, les voleurs de chevaux ou les bandits de grands chemins. Certes fragmenté, le système des Watchmen et des Parish constables est pourtant loin d’être inefficace, puisqu’il est organisé par les gouvernements locaux, pour de petites zones bien connues, et présentant chacune leurs problèmes propres. Cependant, ses principaux inconvénients résident dans les différences d’effectifs d’une paroisse à une autre, dans la difficulté pour appréhender les bandits de grands chemins et enfin, dans le manque de contrôle de l’État sur la formation et le commandement de la police. Et c’est ce dernier point qui pose sans doute le plus de problèmes à Robert Peel. 2- La Criminal Law Si l’on veut comprendre l’histoire de la police avant 1829, il est utile de se pencher sur l’histoire de la Criminal Law, l’histoire du droit pénal anglais. La fonction de Justice of the peace est créée en 1361. Ces « juges de paix » sont au cours des siècles dotés d’un nombre croissant de pouvoirs. Ils ont en effet la possibilité, au début du dix-neuvième siècle, d’arrêter des suspects, de mener des interrogatoires, de témoigner à charge et, bien sûr, de rendre justice. Les juges exercent donc aussi une fonction de police. Pour Douglas Hay, dans son pamphlet à la fois révolutionnaire et controversé, Albion’s fatal Tree - l’arbre mortel d’Albion -, le rituel observé par les juges de paix de l’époque tend à donner en représentation une justice à la fois pleine de « paternalisme » et d’ « autorité divine ». Pour cela, les juges revêtent des costumes d’apparat : « le bonnet noir dont ils se revêtaient pour prononcer la peine de mort, et les gants blancs impeccables portés à la fin d’un procès dit “assises de jeune fille”, quand aucun prisonnier n’était emmené pour être exécuté »21. Ces rituels, dont nous laissons la précise description à Douglas Hay, n’ont donc pas qu’un intérêt traditionnel : « le but était d’émouvoir le tribunal, d’impressionner les badauds par la parole et le geste, de lier, dans leurs esprits, terreur et pouvoir du Verbe aux caractères de l’autorité 21 Douglas HAY, Albion’s fatal Tree, p. 21. « The black cap which was donned to pronounce sentence of death, and the spotless white gloves worn at the end of a “maiden assize” when no prisoners were to be left for execution ».
  • 13. légitime »22. L’utilisation de la « Clémence » et du « Pardon » avait mis, selon lui, « les instruments principaux de la terreur légale – les gibets – directement dans les mains de ceux qui détenaient le pouvoir »23. Plus que des Watchmen ou des Parish constables, il faut donc bien noter que c’est des juges eux-mêmes que dépend la sécurité des Anglais du début du dix-neuvième siècle. Selon les détracteurs marxistes de cette Criminal Law, elle ne prend d’ailleurs principalement en compte que la protection des intérêts des plus riches, c’est-à-dire, à l’époque, des propriétaires. John H. Langbein , un historien américain, s’est insurgé contre la thèse de Douglas Hay, dans une réponse appelée Albion’s Fatal Flaw, la Faille Fatale d’Albion. Pour lui, en effet, « La Criminal Law et ses procédures existaient pour servir et protéger les intérêts des gens qui souffraient en tant que victimes de la criminalité, des gens qui n’appartenaient massivement pas à l’élite »24. Honnissant ce qui, pour lui, n’est qu’un « travail marxiste », il affirme que les délinquants, « pour sûr, étaient pauvres pour la plupart, comme les criminels ont tendance à l’être »25, ce qui peut être discuté ; mais concède le fait que « les élites victimes devaient être certainement traitées avec plus de courtoisie »26. Ainsi, toujours pour Douglas Hay, la peine de mort pour atteinte à la propriété n’est que l’instrument de la classe dirigeante pour se protéger des classes laborieuses. La plupart des historiens s’accordent aujourd’hui sur le fait que « la petite classe dirigeante, définie par Hay comme englobant la petite noblesse, l’aristocratie et peut-être les grands marchands, créa l’idée qu’une police régulière ou une armée de métier étaient répugnantes et qu’ils dépendaient par conséquent de la Criminal Law, aussi bien comme instrument d’autorité, que comme principale arme idéologique »27. 22 Ibid., p. 29. « The aim was to move the court, to impress the onlookers by word and gesture, to fuse terror and argument into the amalgam of legitimate power in their minds ». 23 Ibid., p. 48. « [Mercy and Pardon] put the principal instrument of legal terror – the gallows – directly in the hands of those who held power ». 24 John H. LANGBEIN, « Albion’s Fatal Flaws », in Past and Present, n°98, Oxford, 1983, p. 96. « The criminal law and its procedures existed to serve and protect the interests of the people who suffured as victims of crime, people who were overwhelmingly non-élite ». 25 Ibid. p. 98. « To be sure, most of them were poor, as criminal tend to be ». 26 Ibid. p. 99. « élite victims must have been treated with greater courtesy ». 27 Peter KING, « Decisions-makers and decision making in the English Criminal Law, 1750-1800 », The Historical Journal, 27, p. 26. « This small ruling class, defined by Hay as encompassing the gentry, the aristocracy and possibly the great merchants, found the idea of regular police or a standing army repugnant and was therefore reliant on the criminal law as both its main instrument of authority and its chief ideological weapon ».
  • 14. 3- Le refus des réformes Alors que l’Angleterre en entame sa révolution industrielle, des voix s’élèvent pour réformer, moderniser et professionnaliser le système judiciaire et policier. Mais dans les deux cas, les conservateurs font bloc contre les réformateurs et reportent sine die la transformation du système judiciaire britannique, garant, selon eux, du bon fonctionnement de la monarchie parlementaire. Nous allons voir dans un premier temps comment s’organise la riposte des conservateurs face à ceux qui veulent remettre en question la Criminal Law, puis quels sont les arguments pour garder le vieux système des Watchmen et des Parish constables. Douglas Hay se rend bien compte que « la longue résistance aux réformes de la loi criminelle a rendu perplexes les écrivains postérieurs ». Pour lui, elle s’explique facilement par la vision marxiste de la lutte des classes. Les parlementaires étant généralement des grands propriétaires terriens, ils craignent avec raison qu’une réforme aux objectifs humanistes ou centralisateurs ne remette en question leur pouvoir local. Ils pensent que leurs propriétés et leurs biens seraient mis en danger par de telles réformes. En 1808, un parlementaire, Samuel Romilly, se fait le chantre de la réforme de la Criminal Law en proposant l’abolition de la peine capitale pour les atteintes à la propriété privée. Jugeant, d’après Randall McGowen, « le procédé judiciaire existant » à la fois « incertain, injuste, inefficace et potentiellement tyrannique »28, puisque le non recours à la peine de mort est alors laissé à la seule clémence des juges. La réponse des conservateurs ne se fait pas attendre. Aidés des juges et des agents de la loi de la Couronne, les Tories contre-attaquent. William Windham, éternel défenseur des institutions anglaises, s’attaque violemment à la proposition de Romilly en utilisant l’exemple français comme repoussoir : « La Révolution française n’a- t-elle pas commencée avec l’abolition de la peine capitale pour tous les cas de figure; mais pas avant d’avoir sacrifié leur souverain, dont l’exécution passe pour l’apothéose du genre »29. 28 Randall McGOWEN, « The image of Justice and Reform of the criminal Law in early nineteenth- century England », Buffalo Law review, vol. 32, 1983, p. 100. « The existing judicial process was uncertain, unjust, inefficient, and potentially tyrannical ». 29 Ibid, p. 102. « Had not the French Revolution begun with the abolition of capital punishments in every case; but not till they had sacrificed their sovereign, whom they had thus made the grand finale to this species of punishment ».
  • 15. Dans son essai controversé, Douglas Hay soutient que, par l’utilisation de la « délicatesse » et de la « circonspection »30 au cours des jugements, « la petite noblesse arriva à maintenir l’ordre sans faire quoi que ce soit de ressemblant à la police politique utilisée par les Français, mais c’était un ordre qui semblait souvent reposer sur des fondations précaires »31. Ces fondations sont en effet précaires, puisqu’en 1819, les Whigs tentent d’établir un comité pour enquêter sur le fonctionnement des lois criminelles32. Les Tories, défenseurs du système, rejettent la proposition. A partir de ce moment, la réforme de la Criminal Law s’affirme alors comme un enjeu politique majeur : « Les arguments en faveur de l’atténuation du code criminel offrirent une manière de critiquer le gouvernement »33. La seule réforme importante a lieu en 1751.Le résumé officiel de la loi est limpide : « une loi pour donner plus de sécurité aux Juges de Paix dans l’exécution de leurs fonctions »34. En ce qui concerne la police, le clivage entre les réformateurs et les conservateurs n’est pas autant politisé. Le prédécesseur de Robert Peel au Home Office, Lord Shelbrune estime que le système policier britannique est « imparfait, inadéquat et atroce »35. Premier Home Secretary à critiquer le système, il ne cherche pourtant pas à le réformer. Quelques tentatives ont lieu, généralement après de tristes faits-divers, pour améliorer le système des Watchmen. mais toute tentative de nationalisation du problème semble condamnée à l’échec. Ainsi, en 1762, les magistrats de Bow Street – où se trouve le Home Office – organisent des patrouilles à cheval pour surveiller les routes et arrêter les bandits de grands chemins. Dès 1764, des critiques se font entendre. Un des détracteurs « ne voit simplement pas pourquoi quelqu’un devrait attendre du roi d’Angleterre qu’il paye pour un Guet concernant le comté du Middlesex »36. En 1780, l’expérience est renouvelée. Mais ce type d’opération est toujours éphémère, rendu possible par un moment de crise ou de peur collective face auxquelles le 30 « Delicacy and circumspection ». 31 Douglas HAY, Albion’s Fatal Tree, p. 49. « To maintain order without anything resembling the political police used by the French ». 32 Randall McGOWEN, p. 106. « Establishing a committee to investigate the operation of the criminal laws in 1819 ». 33 Ibid. « The arguments for mitigation of the criminal code provided a way to criticize the government ». 34 Ruth PALEY, Criminal Justice History, p. 107. « An Act for Rendering Justices of the Peace More Safe in the Execution of their Office » (les majuscules sont d’origine). 35 Ruth PALEY, Criminal Justice History, (OU IBID ?)p. 95. « An imperfect, inadequate and wretched system ». 36 Ibid., p. 105. « He complained that he simply could not see why anyone should expect the king of England to pay for a watch for the county of Middlesex ».
  • 16. gouvernement se trouve obligé d’agir. Il faut d’ailleurs noter que les paroisses elles-mêmes n’hésitent pas de leur côté à apporter des améliorations significatives. The Middlesex Justices Bill, ou projet de loi sur les juges de paix du Middlesex, met en place une première organisation professionnelle de police dans la capitale anglaise. La région de Londres est partagée en sept quartiers, excluant la City, dont les représentants, influents, sont extrêmement attachés à leur indépendance en matière de police. Chaque quartier dispose d’un poste de police, qui accueille trois magistrats aidés de quelques policiers. Un de ces magistrats, dénommé Patrick Colquhoun, publie en 1792 un Traité sur la police de la Métropole qui est réédité, revu et corrigé sept fois, jusqu’en 1806. Il est considéré par les premiers historiens de la police anglaise comme « l’architecte qui conçut notre police moderne »37. Chantre de la prévention et de la séparation des fonctions de policier et de jugeil propose, dans sa dernière version, la création d’un comité de commissioners pourvu de pouvoirs importants et placé sous la responsabilité du Home Office. Il ne parvient cependant qu’à créer une police pour la Tamise en 1798, qui devient le fer de lance des réformistes utilitaristes, dont la principale figure demeure le philosophe Jeremy Bentham. En 1811, le Home Office tente encore de changer la législation concernant les Watchmen pour forcer les paroisses à définir une norme uniquepour les différentes organisation du Guet, et à améliorer la coopération entre les Watchmen, « en transférant probablement au moins une partie de la responsabilité du Guet des responsables paroissiaux aux fonctionnaires »38. L’idée n’est pas neuve puisque ces mêmes fonctionnaires proposent déjà la réforme en 1802. Le fait que la tentative de réforme n’arrive que dix ans plus tard traduit « la réticence d’un ministère relativement instable à se laisser entraîner dans ce qui ne pourrait devenir qu’une initiative controversée »39. Le Trésor s’oppose d’ailleurs à cette réforme, car l’Angleterre, en pleine guerre contre la France napoléonienne, ne peut se permettre d’augmenter ses dépenses. Il faut attendre 1822, pour que Robert Peel, Home Secretary pour la première fois, mette en place les premières patrouilles en uniforme à Londres. Retournant au Home Office en 1828, il décide de créer la Metropolitan Police. La proposition rencontre une très forte hostilité. 37 LEE, History of Police, p. 209. « The architect who designed our modern police ». In Ruth PALEY, p. 96. 38 Ruth PALEY, Criminal Justice History, p. 111. « Probably by transferring at least part of the responsibility for supervising the watch from the vestries to the stipendiaries ». 39 Ibid. « The reluctance of a relatively unstable ministry to become embroiled in what was bound to be a controversial initiative ».
  • 17. B- L’hostilité face à la « nouvelle police » En 1829, la création de la Metropolitan Police change considérablement l’organisation de la police à Londres. Robert Peel donne à la métropole sa première force de police moderne et professionnelle. La métropole londonienne est divisée en dix-sept circonscriptions, chacune pourvue d’un superintendent commandant quatre inspectors et seize sergeants. Chaque sergeant est responsable de neuf constables. Huit hommes patrouillent dans le quartier, tandis que le dernier reste en réserve au poste. Les effectifs s’élèvent donc à un peu moins de trois mille hommes. Les deux commissioners d’origine et leurs conseillers sont installés dans la circonscription de Whitehall, dans une zone appelée Great Scotland Yard, qui devient le second nom de la Metropolitan Police. Mais cette magnifique organisation, loin de transporter les foules, reçoit un accueil glacial. Suscitée par la création de ce que les Anglais appellent alors la « nouvelle police », l’hostilité s’étend sur tout le territoire à toutes les classes sociales. Elle est particulièrement forte dans les débats parlementaires, mais aussi dans les journaux et dans les rues où le nombre d’attaques contre les policiers augmente de manière vertigineuse. C’est que les causes de cette hostilité sont nombreuses. 1- La peur du changement La cause la plus simple de l’étonnante hostilité qui parcourt toutes les classes sociales de la société britannique dans la première moitié du dix-neuvième siècle, est sans doute la peur du changement, de l’inconnu. La création de la « nouvelle police » remplace les anciens constables par des policiers totalement inconnus. Alors que le Watchman ou le Parish constable est l’ancien camarade, le voisin, l’ami, un homme en qui la population peut faire confiance, le nouveau police constable est un inconnu, né dans une autre paroisse, voire dans une autre ville. Il parle l’anglais avec un accent généralement différent, ce qui souligne sa supposée incapacité à comprendre les problèmes locaux. Dans certains cas, les nouveaux policiers sont même Irlandais. Ce qui, pour un Anglais, peut poser de graves problèmes, puisqu’il voue souvent une haine viscérale aux Irlandais. Dans les villes où les watchmen sont intégrés à la « nouvelle police », l’hostilité suscitée par la réforme n’est pas si forte. Victor Bailey donne ainsi l’exemple de Portsmouth, sur la côte Sud de l’Angleterre : « Quand la réforme arriva en 1835, les hommes du vieux
  • 18. système du Guet, qui n’avait été que peu critiqué, ont été incorporés dans la police de la ville – un élément de continuité qui peut expliquer en partie l’absence de résistance populaire à la nouvelle force »40. Dans les campagnes, la population ne comprend pas que des étrangers, souvent citadins, remplacent des hommes qui ont vécu toute leur vie à cet endroit. Vingt-cinq ans après la création de la « nouvelle police », si la population anglaise conçoit le besoin d’une police professionnelle dans les villes, la campagne, à leurs yeux, n’en a nulle utilité : « Les troubles et les émeutes de Blackburn et Wigan en 1853 reçurent beaucoup de publicité nationale (The Times, 25 mars, 5 novembre 1853), et, dans bien des cas, on voyait comme cause de ces troubles une force de police numériquement inadéquate, “l’intérêt” du contribuable étant à l’origine de cette parcimonie numérique. La campagne pour une police professionnelle en uniforme obtient des soutiens à cause de ces émeutes du Nord. Toutes deux alimentèrent la croyance de l’époque selon laquelle les villes seules, non les campagnes, requerraient un meilleur système de police»41. Le système des Watchmen et des Parish constables semble en effet plus efficace aux yeux de la plupart des sujets britanniques. La surveillance des biens et des propriétés, nous l’avons noté dans la première partie de ce chapitre, est relativement bien effectué. À la différence d’autres pays d’Europe, dont la France, il n’y a alors que peu de déplacements de populations, donc peu de nouveaux visages. Les chiffres parlent d’eux-mêmes : « À la veille du premier conflit mondial, sur cent citadins des villes anglaises, à peine plus de dix pour cent des habitants ne sont pas des citadins de souche alors que, dans les villes françaises, ils sont plus de quatre-vingt pour cent à être des citadins de fraîche date »42. Les nouveaux policiers, recrutés à dessein dans d’autres villes, connaissent des difficultés pour s’intégrer aux communautés qu’ils doivent protéger. 40 Victor BAILEY, Policing and Punishment in nineteenth Century Britain, Croom Helm, Londres, 1981, p. 19. « When reform came in 1835, the men of the old watch system, about whom little criticism had ever been voiced, were drafted into the town police – an element of continuity, which in part, explains the absence of popular resistance to the new force ». 41 Carolyn STEEDMAN, Policing in the Victorian Communauty, the formation of English provincial police forces, 1856-80, Routledge and Kegan Paul PLC, Londres, 1984, p. 23. « The disturbances and riots in Blackburn and Wigan in 1853 had received a good deal of national publicity (The Times, 25 March, 5 November 1853), and in many ways a numerically inadequate police force in those towns was seen as the cause of disturbance, with ratepayer ‘interest’ at the root of numerical parsimony. The campaigned for a uniform and professional police gained support because of the northern riots, and they both reflected and intensified a contemporary belief that it was the urban situation, not the rural, that demanded a better police system ». 42 Jean-Luc PINOL (dir.), Histoire de l’Europe urbaine, De l’Ancien Régime à nos jours, expansion et limite d’un modèle (Vol. 2), Seuil, 2003, p. 77.
  • 19. Frileuse aux changements, la population britannique a donc bien du mal à accepter la mise en place de la « nouvelle police ». Les Anglais voient d’un mauvais œil qu’on les remplace par des étrangers pour faire la police. Ne voyant pas l’utilité d’une telle réforme, ils y décèlent, sans doute à raison, une volonté du gouvernement pour imposer ses règles à toutes les régions du Royaume-Uni et enlever par là même tout pouvoir aux gouvernements locaux. L’opposition se mobilise donc contre une tentative de centralisation jacobine. 2- Le rejet du jacobinisme Pendant la Révolution française, les membres de la Société des amis de la Constitution se réunissaient au couvent des religieux dominicains “jacobins”, situé rue Saint- Honoré à Paris. Le Jacobinisme entend faire assumer par l’État « l’essentiel des missions administratives sans partage avec les pouvoirs locaux »43. Pour les Britanniques, il est synonyme de perte du pouvoir local au profit du centralisme, de l’autoritarisme du gouvernement, mais surtout, ce qui est sans doute son plus grand défaut, d’établissement d’un régime politique de type français. Pour chacun de ses aspects, l’hostilité à la « nouvelle police » grandit. Le declin du pouvoir local est une réalité. La Metropolitan Police dépend en effet directement du Home Office, et tout laisse à penser que Robert Peel a le désir de développer une police nationale sur tout le territoire de la Couronne britannique. Les gouvernements locaux de Londres n’ont plus leur mot à dire sur le recrutement, sur les missions et les objectifs de la police. Ils ont, en somme, perdu « leur » police. L’hostilité à l’égard de la nouvelle police dans les conseils locaux, composés de notables, s’explique donc par cette disparition de pouvoir. Dans les classes moyennes, l’hostilité est tout aussi forte, puisque les anciens constables en étaient issus : « Les constables étaient choisis à l’aide de nombreux moyens différents parmi les membres respectables des communautés locales. Ils étaient généralement censés servir une année ; les tâches n’étaient ni permanentes, ni à plein temps et les constables continuaient leurs affaires tandis qu’ils servaient »44. Les nouveaux policiers 43 Thomas FERENCZI (dir.), La politique en France, dictionnaire historique de 1870 à nos jours, Larousse, 2004, p. 192. 44 Clive EMSLEY, « The History of crime and crime control institutions », in Mike MAGUIRE, Rod MORGAN, Robert REINER, The Oxford book of criminology, p. 211. « Constables were chosen in a variety of different ways from among the respectable members of the local communities. Usually they were expected to serve a year ; the tasks were neither permanent nor full-time and constables continued their trade of profession while they served ».
  • 20. sont des professionnels, et sont donc plus regardants sur les différentes lois, notamment du commerce ou de la vente de boissons. Sans être aussi corrompus que les historiens orthodoxes ne le disent, les anciens constables étaient sans nul doute moins stricts avec leurs amis et leurs connaissances qu’un policier professionnel. La constitution de la « nouvelle police » met également fin au système du patronage, remplacé par une manière plus répressive de faire la police. La peur de l’autoritarisme est une constante dans la vie politique anglaise. Elle est présente dans toutes les couches de la population. Le premier signe de l’évolution autoritariste est l’élargissement des missions policières à des situations qui relèvent jusqu’alors de la vie privée. Les nouveaux constables s’attirent les foudres du public quand ils s’attaquent aux jeux de hasard et aux paris, extrêmement développés en Angleterre. Barbara Weinberger note qu’ils sont « utilisés par le gouvernement comme bras de la bureaucratie, en intervenant avec des personnes contre lesquelles ils n’avaient pas l’habitude d’intervenir précédemment, spécialement en ce qui concerne les licences de pubs et le vagabondage »45. Le vagabondage est en effet développé depuis la fin des guerres napoléoniennes et le retour aux pays de soldats démobilisés et parfois invalides de guerre. Dans de nombreux cas, les interventions s’accompagnent de violences, en particulier parce que la population ne comprend pas pourquoi certaines habitudes anciennes sont soudain considérées comme illégales. Commentant une caricature de l’époque, sur laquelle on voit trois policiers matraquer allègrement des passants, Ruth Paley nous apprend que « les allégations de brutalité policière étaient largement publiées – et crues »46. Les policiers sont en effet entraînés à remplacer les militaires pour les opérations de maintien de l’ordre, utilisant des matraques plutôt que des sabres. Le caractère militaire des policiers est bien réel. Pour la population britannique de l’époque, très peu militarisée, c’est une marque d’autoritarisme. Pour les contemporains de la création de la nouvelle police, « à bien des niveaux d’observation, il était impossible d’ignorer les liens entre la nouvelle police de 1857 et le souvenir d’une armée nationale »47. La plupart des chefs de la police sont issus de l’armée, comme le premier d’entre eux, Charles Rowan, placé à la tête de la Metropolitan 45 Barbara WEINBERGER, in Victor BAILEY, p. 75. 46 Ruth PALEY, Criminal Justice History, « “An Imperfect, Inadequate and Wretched System” ? Policing London Before Peel », in Criminal Justice History, vol.10, 1989, p. 120. « Allegations of police brutality were widely publicized – and believed ». 47 Carolyn STEEDMAN, p. 24.
  • 21. police en 1829, qui est un vétéran de Waterloo48. Les policiers vivent de plus dans des casernes, ont une hiérarchie proche de celle d’une armée, participent à des défilés militaires et portent l’uniforme. Ces uniformes sont d’ailleurs bleus, la couleur des uniformes de l’ennemi de toujours, la couleur des Français. La France fait alors office, comme souvent, d’épouvantail. Particulièrement en ce qui concerne l’organisation policière. La police française est vue par les Britanniques comme une police politique, véritable bras armé de l’État centralisateur et alors faiblement parlementaire. Les policiers sont appelés par le Blackwood’s Magazine, les « espions généraux »49. D’après Barbara Weinberger, « dans les années 1830 et 1840, l’opposition à la nouvelle police fait partie d’un front “du rejet”, allant de la petite noblesse Tory aux radicaux de la classe ouvrière, contre un nombre croissant de mesures gouvernementales qui cherchent à réguler et à contrôler de plus en plus d’aspects de la production et de la vie sociale »50. On peut d’ailleurs supposer que si l’exemple de la France est utilisé, notamment par la petite noblesse, pour rejeter la réforme, c’est comme repoussoir, à des fins politiques. Il s’agit en fait d’empêcher l’intervention du gouvernement dans les affaires locales : « Les raisons de l’opposition des classes supérieures et moyennes englobent des peurs pour les libertés publiques traditionnelles, une appréhension d’un empiétement du gouvernement central dans les affaires locales, et un ressentiment pour les dépenses des contribuables. L’hostilité des classes laborieuses a été augmentée par l’intervention de la police dans les activités des loisirs, et par l’utilisation de la police pour contrôler l’organisation de la réforme industrielle et politique »51. L’opposition à la « nouvelle police » n’a donc généralement pas les mêmes causes. Cependant, toutes les classes sociales s’accordent pour dénoncer unanimement l’augmentation des impôts créée par l’abandon d’un système reposant essentiellement sur les citoyens, pour payer des policiers professionnels. Ces derniers sont par ailleurs attaqués sur leur inefficacité réelle ou supposée, causée en partie par la diminution importante des effectifs de policiers. 48 Sally MITCHEL, Victorian Britain, an encyclopedia, p.436. 49 Ruth PALEY, p. 121. « General spies ». 50 Barbara WEINBERGER, p. 66. « In the 1830s and the 1840s opposition to the new police was part of a “rejectionist” front ranging from Tory gentry to working-class radicals against an increasing number of government measures seeking to regulate and control more and more aspects of productive and social life ». 51 Robert REINER, Politics of the police, p. 39. « The reasons for upper- and middle-class opposition encompassed fears for traditional civil liberties, apprehension about central government encroachment in local affairs, and resentment at the expense of ratepayers. Working-class hostility was roused by police intervention in recreational activities, and the use of the police to control industrial and political reform organisation ».
  • 22. 3- La « nouvelle police », inefficace et coûteuse Dès la création de la Metropolitan Police, les contribuables londoniens se rendent compte du coût important d’une police professionnelle. Une caricature représente, dès 1830, John Bull, le symbole de l’Anglais moyen, littéralement écrasé par les taxes, qu’il porte sur sa tête, et par la dette, qu’il porte autour du cou. Deux chiens féroces, habillés en policiers, le menacent : « - Personne ne te touchera si tu portes ça en silence. Mais… - Tu ferais mieux de le porter droit. Sinon !!! »52. Cette caricature représente assez bien l’état d’esprit des Londoniens, mais aussi de tous les Britanniques, qui sont forcés de payer une police professionnelle, sans avoir préalablement leur mot à dire. Dans les campagnes, les contribuables participent aussi à la paie des policiers des villes. Ruth Paley nous apprend ainsi qu’en 1830 les habitants de la paroisse d’Ealing - qui, à l’époque, n’est qu’un village -, s’inquiètent de payer huit cent quatre-vingts livres par an pour la « nouvelle police » alors que le coût de l’ancienne police « n’avait jamais, dans les vingt années précédentes, excédé cent livres par an »53. Le gouvernement cite l’exemple d’Hackney, dans l’Est de Londres, pour montrer que l’augmentation des dépenses n’est pas prohibitive. Les contribuables ne payent en effet que deux cents livres de plus par an. Mais le choix de ce quartier n’est pas non plus innocent, puisque « Hackney avait la réputation de maintenir un niveau de service du Guet supérieur à toutes les autres paroisses de Londres »54. La paroisse de Saint Luke estime quant à elle qu’elle « paye plus de mille deux cents livres de plus avec le nouveau système ». La critique ne s’arrête cependant pas là, puisque, du point de vue de la même paroisse, le service reçu est « si pauvre » que vingt de ses anciens Watchmen sont réembauchés grâce à une « cotisation volontaire »55. 52 Ruth PALEY Criminal Justice History, p. 122. « -Nobody shall touch you if you carry it quiet. But… - You’d better carry it steady. Or !!! ». 53 Ibid., p. 117. « The average cost of depredations had not exceeded £100 per annum at any time in the previous twenty years ». 54 Ibid., p. 116. « Hackney had had the reputation of maintaining a higher level of watch service than any other London parish ». 55 Ibid. « St. Luke estimated that it was paying some £1200 extra under the new system, and that the service received was so poor that twenty of its former watchmen were being employed by means of a voluntary subscription ».
  • 23. Se référant à Clive Emsley, Robert Reiner explique en partie cette inefficacité par la « radinerie fiscale ». Les contribuables estiment souvent que les policiers sont « suffisamment nombreux pour parvenir à une surveillance étroite de toutes les zones »56. La mise en place d’une police professionnelle lie la politique fiscale à l’efficacité de la police. L’opposition à l’augmentation des taxes se ressent automatiquement dans le nombre de policiers mobilisés, même si ceux-ci reçoivent de très bas salaires. Les policiers sont effectivement peu nombreux. Quand mille sept cent Watchmen patrouillent dans le seul quartier de Westminster avant 1829, trois mille policiers surveillent ensuite toute l’agglomération de Londres, c’est-à-dire, toute la zone, dans un rayon de douze miles57 autour de Charing Cross. Entre la nouvelle et l’ancienne police, la différence est nette. Au sens propre de l’expression, c’est le jour et la nuit. En effet, on a vu précédemment que les Watchmen travaillaient principalement de nuit. De leur côté, les policiers en uniforme patrouillent beaucoup plus de jour. Ceux qui travaillent de nuit sont par ailleurs sévèrement critiqués. En 1830, une paroisse rapporte que « les hommes détachés à la police », l’expression montre tout le mépris envers les nouveaux policiers, « ont été vus fréquemment en état d’ébriété dans l’exercice de leurs fonctions, s’associant et fréquentant ouvertement les public houses (NdT : pubs) avec des prostituées et d’autres individus suspects »58. Les paroissiens estiment donc que les impôts servent à payer des hommes de petite vertu. L’accusation de proxénétisme apparaît d’ailleurs en filigrane. Contrairement à ce que professent les historiens légitimistes jusque dans les années soixante-dix, la police de Robert Peel connaît une longue période de forte hostilité à sa mise en place, qui se traduit dans le nombre croissant d’attaques verbales ou physiques contre les policiers. Cette hostilité n’est cependant pas ignorée par les responsables policiers et a donc une très grande importance dans l’élaboration du système policier britannique. 56 Robert REINER, Politics of the Police, p. 41. « Fiscal tightfistedness often vitiated the possibility that the police could be numerous enough to achieve close surveillance of any area ». 57 Un peu plus de dix-neuf kilomètres. 58 Ruth PALEY, Criminal Justice History, p. 116. « “The men attached to the police”, reported one parish, “have frequently been seen drunk upon duty and openly to associate and to frequent public houses with prostitutes and other suspicious characters” ».
  • 24. C- L’œuvre de Robert Peel L’hostilité envers la « nouvelle police » explose de manière si forte et si soudaine, et ce dès sa proposition, qu’elle oblige Robert Peel à revenir sur certains des objectifs initiaux de sa réforme. Son œuvre dépend en grande partie du rejet initial que suscite la mise en place d’une force de police professionnelle. Tandis que l’exportation du modèle au reste de la Grande-Bretagne est longue et difficile, nous verrons que la fondation de la Metropolitan Police repose sur un véritable compromis. Enfin, nous verrons que l’impopularité de la « nouvelle police » a comme conséquence de mettre en évidence l’importance l’image de la police et la nécessité pour les pouvoirs publics de contrôler cette image. 1 - La difficile exportation du modèle Le modèle de police de Sir Robert Peel sert au développement de toutes les polices locales britanniques. D’abord simplement conseillée, la mise en conformité à ce modèle devient ensuite obligatoire. Il est vraisemblable que Robert Peel ait toujours pensé étendre ce modèle et créer une police nationale. Pourtant, ce ne sont que quelques rares structures policières nationales qui voient le jour, sous le contrôle de Scotland Yard, et, hormis la Metropolitan police, la police britannique reste indépendante du Home Office. Cela entraîne un morcellement de structures policières qui foisonnent de particularismes locaux et dont nous montrerons, dans un troisième temps, quelques exemples frappants. La réforme générale du système policier britannique commence six ans après la création de la Metropolitan Police. En 1835, le Municipal Corporations Act permet aux boroughs, les conseils municipaux, de créer des forces de police professionnelles dans les villes. Il est suivi en 1839 par le Rural Constabulary Police Act, qui veut convaincre les juges de paix des comtés ruraux de réformer également le système policier. Ces dispositions ne sont que « très imparfaitement suivies »59, sans doute, nous l’avons vu, à cause de l’hostilité engendrée par toute idée de réforme du système policier. 59 Philippe CHASSAIGNE, Villes et violences, Tensions et conflits dans la Grande-Bretagne victorienne (1840-1914), Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2005, p. 48.
  • 25. La réforme est si lente qu’en 1856, treize boroughs60 refusent toujours de se mettre en conformité avec les lois précédentes, une nouvelle loi rend alors obligatoire l’existence d’une force de police professionnelle. Celle-ci doit être gérée par un comité de surveillance, « watch committee », et financée par les impôts locaux, les « rates », appropriés. Cela entraîne de nouvelles difficultés de financement de la police dans certaines localités, où les responsables locaux sont frileux à l’idée d’augmenter les impôts. Mais le caractère local de la police anglaise permet également aux policiers de mieux s’intégrer à l’identité de la population dont ils ont la charge. La police d’Édimbourg, par exemple, intègre dans ses insignes les armoiries de la ville. Les particularités locales fleurissent, comme, par exemple, pour la taille minimale des policiers, qui oblige les recrues potentielles à choisir leur constabulary de rattachement selon ce seul critère. L’organisation, notamment hiérarchique, n’est pas la même. Ainsi, le grade de lieutenant n’existe que dans la Metropolitan Police, d’où il disparaît en 194761. Cet exemple, à première vue anodin, montre les réticences des polices locales face à la militarisation. Loin d’en adopter la hierarchie, elles préfèrent souvent s’en tenir au grade d’inspector. La défense de l’identité locale empêche tout développement d’organisation nationale. Pour accomplir certaines missions, et dans l’intention de capturer les délinquants itinérants, le gouvernement donne à Scotland Yard toutes les missions nationales, en les gardant donc sous le contrôle du Home office. 2 - Le compromis de la Metropolitan Police En s’inspirant de son expérience irlandaise, où il était alors Chief Secretary for Ireland, Robert Peel tente de doter la Grande-Bretagne d’une police professionnelle au caractère militaire très marqué, du même type que la gendarmerie nationale. Mais, devant l’hostilité suscitée par sa réforme, lui et ses successeurs sont obligés d’abandonner l’idée d’une police nationale, et de donner un certain nombre de garanties aux gouvernements locaux pour faire accepter l’idée d’une force de police professionnelle. C’est ce compromis qui donne à la police britannique son caractère si particulier comparé aux autres polices nationales européennes. 60 Le borough est une circonscription électorale urbaine (NdT). 61 Rencontre avec l’ex-inspector Mc Millan, policier pendant trente années, aujourd’hui responsable bénévole de l’accueil au petit musée de la police écossaise à Édimbourg.
  • 26. Le rejet du jacobinisme a une conséquence directe sur la police britannique. La Metropolitan Police est la seule force de Grande-Bretagne que le Home Office commande directement. La chose est possible en 1829, parce que la ville de Londres ne dispose alors pas d’un gouvernement local. Mais, quand le Conseil du Comté de Londres est créé en 1888, et qu’il demande que lui soit transféré le contrôle de la police, cela lui est refusé sous prétexte que la zone sous le contrôle de la Met est bien plus grande que la zone du Conseil 62. Cependant, l’intérêt politique de Scotland Yard est très clair. S’il est impossible de créer une force de police nationale, la police de Londres dispose de la possibilité d’intervenir en province, où elle demeure aux ordres du gouvernement. Dès 1829, il est clair que la Met a cette fonction : « Les hommes de la Metropolitan police étaient communément déployés dans les provinces comme une sorte de police nationale anti-émeute »63. Si le contrôle du Home Office sur la police se restreint à Londres, « il est loin d’être clair que c’était le résultat que Peel escomptait »64. Pour lui, la Metropolitan Police n’est qu’un essai pour la création d’une police nationale qui serait fermement sous le contrôle du gouvernement central. Dans ses quelques interventions qui précèdent la réforme, il affirme en effet que « le pays tout entier a des institutions policières complètement dépassées »65. En concédant que Scotland Yard soit la seule force de police contrôlée directement par le gouvernement, Robert Peel diminue de fait la portée du front anti-jacobin. Contre les craintes de la formation d’une police politique, les policiers sont radiés des listes électorales. Les attaques contre la brutalité de policiers étrangers entraînent quant à elles, selon les termes de Ruth Paley, « une retraite à grande échelle de la position autoritaire et agressive adoptée initialement »66. La retenue légendaire du Bobby naît donc aussi de cette hostilité. Pourtant, la noblesse et une partie des classes moyennes reconnaissent très vite l’utilité de la Metropolitan Police comme force anti-émeute, notamment contre le mouvement chartiste. Ce mouvement - qui tire son nom de la « Charte du peuple » qui défend, entre autres, le suffrage universel, le vote à bulletin secret, l’indemnisation des membres du Parlement et la suppression des obligations de propriété - est lancé par la London Working 62 Teresa Thornill, « Police Accountability », in Christian DUNHILL (dir.), The Boys in Blue, women’s challenge to the police, Virago, 1989, p. 306. 63 Clive EMSLEY, « The history of crime and crime control », p. 213. 64 Ruth PALEY, Criminal Justice History, p. 114. « It is far from clear that this was the result Peel intended ». 65 Ibid. « The whole country which had entirely outgrown its Police institutions ». 66 Ibid., p. 122. « A wholesale retreat from the aggressively authoritarian stance initially adopted ».
  • 27. association, créée en juin 1836. Le mouvement chartiste se donne pour mission de porter les revendications du monde ouvrier, qu’il juge en mal de représentation démocratique. Mais, aux yeux des pouvoirs publics et de la presse, les grandes manifestations chartistes des années 1837 et 1847 sont de véritables menaces révolutionnaires.. Philippe Chassaigne souligne d’ailleurs que la crainte du chartisme s’avère être aussi « une incitation beaucoup plus efficace que la loi de 1835 pour que les grandes villes [réforment] leurs forces de police ». Le fossé entre la police de Robert Peel et le monde ouvrier s’en trouve élargi d’autant plus que les mouvements des uns provoquent l’extension et la professionnalisation des autres. 3- Le soin de l’image Le mécontentement croissant contre l’inefficacité et le financement de la « nouvelle police » apparaît longtemps un problème insoluble : comment en effet embaucher plus de policiers en limitant la pression fiscale, synonyme d’impopularité ? Ce problème, très complexe, est résolu par la mise sur pied d’une véritable politique de communication dont l’objectif avoué est de faire accepter la police par la population. L’image publique de la police est aussi ancienne que la police elle-même. Mais la police fondée par Robert Peel est à l’avant-garde de la communication. C’est même là l’une des caractéristique les plus remarquables de la Metropolitan Police. Cette communication s’organise en trois temps. Elle s’adresse d’abord aux policiers, pour qu’ils aient une bonne image de leur profession et de leur statut. , Ellecherche ensuite à améliorer l’image du policier dans la population., Elle s’intéresse enfin de près à la vision que les pays étrangers peuvent avoir de la police britannique. Le policier londonien est « rémunéré, à peu de choses près, comme un travailleur faiblement qualifié »67. Mais la hiérarchie tâche rapidement d’intégrer les policiers, par leur comportement, dans les classes moyennes. « L’insistance mise sur la nécessaire sobriété des policiers, l’interdiction faite d’accepter tout “cadeau” »68, forment des signes qui permettent à Philippe Chassaigne de déceler un « embourgeoisement » du policier professionnel, qualifié 67 Philippe CHASSAIGNE, « Du “travailleur en manteau bleu” au gardien de la loi et de l’ordre : professionnalisation et statut des policiers en Angleterre au XIXe siècle », in Pierre GUILLAUME (dir.), La professionnalisation des classes moyennes, Zalence, MSHA, 1996, p. 168. 68 Ibid., p
  • 28. ensuite de « missionnaire laïc », qui donne une véritable aura de moralité à la profession. Le policier est par ailleurs tenu de rester en uniforme, même en dehors du service, un peu à la manière des ecclésiastiques. La fonction est sacralisée dès la formation du policier. Ainsi, une nouvelle recrue s’engage, lorsqu’ prête serment, « à servir le souverain, protéger la paix, empêcher les vols et les crimes, et, enfin, appréhender les criminels “au mieux de [ses] capacités et de [sa] connaissance” »69. Le policier prend ainsi conscience de sa fonction de gardien de la loi et de la Couronne, ce qui n’est pas rien dans l’Angleterre pré-victorienne. Les fondateurs de la « nouvelle police » distribuent « Les Neufs Principes de la Police », sorte de vade-mecum du policier. Le mot « public » y apparaît de nombreuses fois : « approbation publique », « approbation du public », « coopération du public », « chercher et préserver la faveur du public », « obtenir la coopération publique », « maintenir en tout temps une relation avec le public »70. Plus que de former un véritable service public, il s’agit surtout de rendre populaire le policier et de soigner sa « publicité ». Les ordres concernant l’accueil des citoyens sont très clairs : « l’attention est portée sur l’importance de traiter les visiteurs des postes de police avec “civilité et attention” »71. Les policiers sont par ailleurs officiellement sommés d’agir « autant que faire se peut, avec tempérance et abnégation » et « avec bonne humeur et civilité »72. Le policier doit également parler convenablement pour ne pas envenimer les situations difficiles et préserver la paix publique. L’intérêt porté au langage est sans aucun doute aussi une manière de faire apprécier les policiers par la bourgeoisie et la noblesse. Le travail sur l’image de la police britannique à l’étranger a une double finalité. Il s’agit d’abord de montrer aux pays du continent, que, malgré le retard pris dans la formation d’une police professionnelle, non seulement celle-ci rivalise avec les autres polices, mais les surpasse en efficacité. La Grande-Bretagne, dont la puissance a grandi avec la victoire sur 69 Ibid. pp 170-171. 70 Charles REITH, A new study of police history, Oliver and Boyd, Édimbourg, 1956, pp. 287-288. « public approval », « approval of the public », « co-operation of the public », « to seek and preserve public favour », « to obtain public co-operation », « to maintain at all times a relationship with the public ». 71 « Metropolitan Police Orders », 6 août 1830, p. 66, in Rob C. MAWBY, Policing images, Policing communication and legitimacy, Willan Publishing, Cullompton, Devon, 2002, p. 9. « Attention is drawn to the importance of treating visitors to police stations with ‘civility and attention’ ». 72 « Metropolitan Police Orders », 26 octobre et 1er novembre 1830, p. 71, in Rob C. MAWBY, Policing images, p. 9. « They should act with ‘… utmost temperand forbearance… with good humour and civility ».
  • 29. Napoléon, a pour ambition d’être aussi pour le reste de monde un modèle démocratique jusque dans sa police . Dans un second temps, le but est de faire de la police une fierté nationale : « En contraste avec les organisations de police européenne, elle était généralement non armée, non militaire, et non politique ; cela convenait parfaitement à la notion libérale de l’Anglais que le succès de son pays découlait des institutions, des idées et des pratiques qui offraient des modèles au reste du Monde »73. Dans les trois cas, l’efficacité est érigée en doctrine, et parfois d’une manière proche de l’obsession. Les responsables de la « nouvelle police » ont conscience d’avoir beaucoup à faire pour gagner la confiance de la population. Ils s’adressent en ces termes à leurs hommes : « L’absence de crime sera considérée comme la meilleure preuve de l’efficacité complète de la police »74. Les policiers sont, en théorie, supposés connaître les criminels et les empêcher d’agir, en effectuant la surveillance continuelle des rues et des quartiers. En poussant la théorie jusqu’au bout, il arrive que des agents, en patrouille dans la même zone et au même moment d’un cambriolage, se retrouvent suspendus pour quelques jours et parfois même se fassent exclure des rangs de la police75. Ceci prouve que les responsables ne badinent pas avec l’efficacité de leurs policiers. Pourtant, malgré les efforts fournis pour gagner la confiance et le cœur de la population, le nouveau policier semble toujours connaître bien des difficultés pour être apprécié au sein de la classe ouvrière. 73 Clive EMSLEY, « The English bobby, an indulgent tradition », p. 118. In Robert PORTER (dir.), Myths of the English, Cambridge, Polity Press, pp. 114-135. « In contrast to European police organisations, it was generally unarmed, non-miilitary, and non political; it suited well the liberal Englishman’s notion that his country’s success derived from institutions, ideas and practices which provided models for the world ». 74 Ruth PALEY, Criminal Justice History, p. 121. « The absence of crime will be considered the best proof of the complete efficiency of the police ». 75 Ibid.
  • 30. Chapitre II La Belle Époque de la police Pendant plusieurs dizaines d’années, dans le monde ouvrier, l’hostilité à la « nouvelle police » ne décline pas. Robert Reiner, spécialiste de la police fait ce rappel : « Les polices britanniques ont été établies face à une opposition massive rassemblant une grande variété d’intérêts politiques et de philosophies. Tandis que les soupçons des classes moyennes et de l’aristocratie se dissipaient rapidement, le ressentiment des ouvriers perdurait, exprimé dans des violences physiques sporadiques et symbolisé par un flot d’épithètes désobligeants envers la nouvelle police »76. Robert Reiner en dresse ensuite la liste. Il y a d’abord les « Crushers » littéralement, les « étouffeurs », c’est-à-dire ceux qui répriment. Ensuite, le « Peel’s Bloody Gang », « Le gang sanglant de Peel », qui sous-entend que les policiers sont des malfrats et des brutes. Puis, dans un registre un peu plus animalier, on retrouve les qualificatifs de « Blue locusts », « Les sauterelles bleues », de « Raw lobsters », « les homards récents », et de « Blue Drones », « les faux-bourdons bleus ». Ultime qualificatif, et sans doute le plus révélateur de l’animosité des ouvriers envers la police, le terme de « Jenny Darbies » provient d’une anglicisation par homophonie et féminisation des « gendarmes » français. Pourtant, cinquante ans après la création de la Metropolitan police, ces « épithètes désobligeants » sont moins utilisés que les termes de Bobby ou Peeler, qui découlent directement du prénom et du nom de l’ancien Home Secretary. Robert Reiner qualifie cette période de « légitimation » de la police. Se référant à l’article du sociologue Ian Loader, il explique la généralisation de l’usage de cette expression : « la police était non seulement acceptée mais portée aux nues par le large spectre de l’opinion. La police n’était devenue, dans nul autre pays, un tel symbole de fierté nationale »77. Dans la première partie, nous verrons pourquoi l’hostilité envers la « nouvelle police » décline. Puis, nous expliquerons comment le Bobby s’intégre dans la société. Enfin, nous verrons la construction et le succès d’une « culture de l’exception » qui a donné aux Britanniques une police dont ils sont souvent, aujourd’hui encore, extrêmement fiers. 76 Robert REINER, Politics of the police, p. 47. « The British police were established in the face of massive opposition from a wide range of political interests and philosophies. While middle- and upper-class suspicions were rapidly allayed, working-class resentment lived on, expressed in sporadic physical violence and symbolized by a stream of derogatory epithets for the new police. 77 Ian LOADER, ‘Policing and the Social: Questions of Symbolic Power’, British Journal of Sociology, 48/1: 1-18, 1997, in Robert REINER, Politics of the police, p. 48. « The police had become no merely accepted but lionized by the broad spectrum of opinion. In no other country has the police force been so much a symbol of national pride ».
  • 31. A- Le déclin de l’hostilité Les historiens s’accordent aujourd’hui à dater de la fin des années 1870 le déclin de l’hostilité envers la « nouvelle police ». La progression de la popularité peut s’expliquer de plusieurs façons. En tentant de les synthétiser, nous allons voir qu’elles apportent un éclairage instructif sur le modèle même de la police britannique. À partir des années soixante- dix, des recherches tendent à montrer que, contrairement à la vision des historiens orthodoxes (ES-TU certain de pouvoir utiliser cet adjectif ?), l’acceptation des policiers par la population n’est pas qu’une conséquence de la magnifique ( ???) organisation créée par Robert Peel, mais avant tout le signe d’un apaisement des tensions sociales en Grande-Bretagne. Ceci étant dit, il faut reconnaître que, à titre posthume ( ??? pas compris), le modèle défendu par Robert Peel porte aussi ses fruits. Enfin, le policier est aussi accepté grâce à la politique de prévention développée par les responsables de la police et symbolisée par la « présence de routine » (de qui est cette expression ? de toi ?) du policier. 1- L’apaisement des tensions sociales L’acceptation des policiers découle en grande partie d’un contexte politique et social favorable. À partir de 1870, le Royaume-Uni est plus pacifié que dans les années précédentes : « Les ouvriers, qui formaient le foyer de l’opposition la plus enracinée à la police, de manière graduelle, irrégulière et incomplète ont été incorporés en tant que citoyens aux institutions politiques de la société britannique »78, explique Robert Reiner. En effet, c’est sous le règne de la reine Victoria que les ouvriers sont dotés de leurs premiers représentants, grâce à la formation des premiers syndicats, bien sûr, mais aussi grâce à l’ouverture du de la Chambre des Communes à toutes les classes de la société. La possibilité pour les ouvriers de se faire élire également dans les Parlements locaux, leur permet de mieux constater l’utilité des policiers, et par conséquent, de travailler conjointement avec eux. Le temps n’est alors plus au rejet systématique des policiers, considérés comme les ennemis de la classe laborieuse. 78 Robert REINER, Politics of the police, p. 58. « The working class, the main structurally rooted source of opposition to the police, gradually, unevenly and incompletely came to be incorporated as citizens into the political institutions of British Society ».
  • 32. Notons que les ouvriers voient également s’élever leur niveau de vie. Si nous mettons de côté le problème irlandais, nous pouvons constater qu’à cette époque, les ouvriers britanniques ne meurent plus de faim. Leurs enfants commencent à rejoindre les bancs de l’école, ce qui a une conséquence sur les comportements violents, et qui laisse entrevoir la possibilité d’une amélioration des conditions sociales à une génération de distance. Les tensions avec la police décroissent automatiquement. L’Angleterre de l’époque n’est cependant pas à l’abri des violences, mais il faut noter tout de même l’enrichissement global de la société et les retombées économiques de l’Empire colonial britannique en pleine expansion. Il serait néanmoins insuffisant de borner au plan politique et social l’explication de la chute des tensions entre ouvriers et policiers. Le modèle, défini, mis en pratique, et, nous l’avons vu, repensé par Robert Peel, est lui-même pour beaucoup dans l’amélioration des relations entre la population et la police la police. 2- La réussite posthume de Robert Peel Sir Robert Peel meurt en 1850. À l’annonce de son décès, le gouvernement britannique lance un avant-projet de construction d’un monument à la mémoire du créateur de la Metropolitan Police. Ce monument verra le jour sur le pont de Vauxhall, qui enjambe la Tamise au Sud de Westminster, non loin de Scotland Yard79. L’œuvre de Robert Peel, commence, à partir de cette date, à être véritablement acclamée dans les coulisses du pouvoir. On salue l’esprit organisationnel et le professionnalisme de la Metropolitan Police. Cette organisation, qui est encore durement critiquée par une grande partie de la population, a pourtant au moins trois conséquences immédiatement bénéfiques. D’abord, la professionnalisation et l’uniformisation donnent à la police un esprit de corps. Ensuite, le professionnalisme et l’intérêt porté aux relations avec le public commencent réellement à porter leurs fruits. Enfin, la dépolitisation de la police explique que les ouvriers ne voient plus dans les policiers un simple outil répressif de l’État. 79 L’architecte français Hector Horeau participe au concours, il propose une immense statue de Robert Peel, reposant sur un piédestal métallique, assez ressemblant à la Tour Eiffel. Son projet est rejeté.
  • 33. L’historienne Barbara Weinberger traduit la chute du nombre d’attaques contre la police par l’amélioration des relations entre institution policière et classes laborieuses 80. Cette nette diminution du nombre des agressions se produit dans les années 1870. Tout en admettant que les sentiments anti-policiers faiblissent à cette époque, nous devons noter que la professionnalisation, œuvre de Robert Peel, a des effets bénéfiques sur le métier de policier. Le nombre d’attaques contre les policiers n’est en effet pas intimement ou automatiquement lié à la popularité de l’institution. Cette chute peut en effet s’expliquer d’au moins deux manières différentes. D’une part, les poursuites contre ceux qui se sont attaqués aux policiers sont devenues très importantes : « En 1870, le rapport annuel du Commissaire en chef de la police londonienne fait état, pour l’année précédente, de 2858 personnes arrêtées pour agression contre un policier, soit 3,9% du total des personnes arrêtées »81. De plus en plus professionnels, et donc, animés par un fort esprit de corps, les policiers font sans aucun doute preuve de beaucoup de zèle pour retrouver les agresseurs de leurs collègues. Cela laisse supposer qu’un attaquant potentiel y réfléchisse à deux fois avant de s’en prendre à un policier. D’autre part, les policiers eux-mêmes sont mieux préparés à réagir face aux agressions ou face aux missions les plus délicates Nous avons noté dès notre chapitre l’intérêt porté aux relations avec le public par la police telle que la conçoit Robert Peel. Au cours du dix-neuvième siècle, la police devient un véritable service public, au service du public. Il est tout à fait évident que la publication des Neuf Principes de la Police a un impact sur les relations entre la police et le public. La mission, telle qu’elle est définie pour les policiers, nous pouvons la rappeler brièvement, est de « chercher et préserver la faveur du public », « obtenir la coopération publique », « maintenir en tout temps une relation avec le public »82. Il va sans dire qu’une telle répétition des termes n’est pas seulement un effet d’annonce, mais bien un principe, celui, si cher à la police britannique, du community policing. Il est évident que ce principe est très positif sur l’image des policiers dans la population. 80 Barbara WEINBERGER, « The Police and the Public in the Mid-nineteenth-century Warwickshire », in Victor BAILEY (dir), Policing and Punishment in Nineteenth Century Britain, Croom Helm, Londres, 1981, pp. 65-93. 81 Philippe CHASSAIGNE, « Les policiers britanniques à la recherche de la considération sociale », in Josette PONTET (dir.), À la recherche de la considération sociale, Zalence, MSHA, 1999, p. 163. 82 Robert REINER, Politics of the police, op. cit. « to seek and to preserve public favour », « to obtain public co-operation », « to maintain all times a relationship with the public ».
  • 34. Selon Robert Reiner, « D’une institution grandement haïe et crainte, la police eu à représenter la législation au nom de la majorité de la société plus qu’à celle des intérêts partisans »83. Alors que la société britannique se politise, la police reste en dehors des débats et des combats politiques, donc à l’abri des critiques de tel ou tel camp. Pour souligner l’aspect apolitique du policier britannique, sans doute faut-il rappeler qu’ils sont privés du droit de vote jusqu’en 188784. Le fondateur de la police professionnelle avait donc compris que les Anglais craignaient la dictature et la mise en place d’un état policier, et qu’ils préféraient avoir une police bénévole et locale à une police nationale. 3- La « présence de routine » du policier Pour Shani D’Cruze, qui s’appuie sur les travaux de Vic Gatrell85, « Les jeux de hasard, la boisson, et l’occasionnelle violence de rue » ne disparaissent pas grâce à la mise en place de la « nouvelle police », mais au contraire, subsistent « dans de nombreux quartiers ouvriers ». « Les policiers », ajoute-t-elle, ont « simplement établi leur présence de routine » et en sont venus « à délimiter les arènes dans lesquelles ces activités pourraient être légalement exercées et supervisées »86. Les policiers passent ainsi du statut de censeurs des loisirs à celui, plus acceptable, de simples contrôleurs ou régulateurs. Il n’est plus question alors d’interdire irrémédiablement les jeux de hasard, les beuveries dans les pubs, ou encore les combats d’animaux, mais simplement de légiférer pour qu’ils restent sous contrôle. Les loisirs réprimandés passent donc du domaine public au domaine privé, dans lequel les policiers ne viennent que peu s’interposer. L’atteinte aux libertés individuelles, si chères aux britanniques ne souffre donc que peu de l’installation de la « nouvelle police ». 83 Robert REINER, The politics of the police, Oxford, troisième édition, 2000, p. 59. « From a widely hated and feared institution, the police had come to be regarded as the legislation on behalf of the broad mass of society rather than any partisan interest ». 84 Ibid, p. 55. 85 V.A.C GATRELL, « Crime, authority and the policeman-state » in F.M .L Thompson (dir.), the Cambridge Social History of Britain, 1750-1950, vol. 3, Social Agencies and Institutions, 1990, pp. 290-295. 86 Shani D’CRUZE, every day violence in Britain, 1850-1950, p. 8. « Gambling, drink, and occasional street violence remained of many working class neighbourhoods. The police had simply established their routine presence and had come to ”delineate the physical arenas in which those activities might be legally pursued and supervised ».
  • 35. L’idée de « présence de routine » est également très intéressante, car elle pourrait expliquer pourquoi l’hostilité à la « nouvelle police » met tant d’années à décroître. Quarante ans après la création de la nouvelle police, il n’y a en effet plus qu’une minorité de la population à avoir connu l’ancien système policier. Cinquante ans plus tard, cette minorité est encore plus petite, et plus âgée. Pour les nouvelles générations, l’ancien système de police est précisément ancien, vieux, appartenant au passé. La nostalgie des watchmen des parish constables, très forte dans les premières années de la « nouvelle police », s’estompe de manière progressive et automatique. Ainsi, nous pouvons supposer que si l’hostilité à la « nouvelle police » décline au fur et à mesure des années, c’est bien parce qu’elle n’est, justement, plus « nouvelle ». Cette explication générationnelle n’a, d’après nos recherches, que peu été défendue par les chercheurs ; cependant elle nous paraît en grande part logique, ou du moins vraisemblable. Il reste au demeurant que les habitants des quartiers ouvriers font alors de plus en plus appel aux policiers : « À la fin du dix-neuvième siècle, les émeutes à grande échelle contre la police avaient largement baissé, et dans la majorité des cas, le peuple ouvrier vivait avec la présence de la police, et, de manière occasionnelle, faisait usage de la police pour régler ses problèmes, incluant ceux de violence »87. Les causes du déclin de l’hostilité sont donc multiples. La pacification et l’enrichissement de la société britannique n’auraient pas les mêmes effets, sans la philosophie défendue dans le modèle de Robert Peel. Ce sont l’agencement de ces caractéristiques, et le renouvellement des générations, qui permettent à la police de gagner progressivement la confiance de la classe ouvrière. Mais, plus qu’une relation de confiance, débute alors un réel lien d’affection entre le peuple et sa police. 87 Shani D’CRUZE, p. 7. « By the close of the Nineteenth Century, large-scale, anti-police disturbances had largely ebbed away, and for the most part working people lived with the police presence and occasionally made use of the police to settle problems, including those of violence ».
  • 36. B- L’intégration du Bobby dans la société L’institution policière cherche, dès 1829, à construire un travail de coopération entre le public et la police. À la fin du dix-neuvième siècle, le résultat est probant. Non seulement la police est acceptée, mais elle est intégrée dans la population, et notamment les classes populaires. Elle l’est si bien que, contrairement à l’image véhiculée pendant des années, les policiers semblent adopter certains réflexes du monde ouvrier. Ils font même preuve d’indulgence dans certains cas de violence. Les gains en autonomie, concédés aux chiefs constables et aux policiers, ont comme conséquence directe de permettre l’intégration de la police à un niveau local. Enfin, la mise en place d’un culte du Bobby, notamment dans la presse populaire, parachève l’édifice d’intégration du policier dans la représentation nationale. 1- Le rapprochement avec les classes populaires Plusieurs signes illustrent ce rapprochement des policiers et des classes populaires. Dans bien des cas, les policiers semblent fermer les yeux sur les petits délits commis dans les classes populaires. Le fait qu’ils fassent preuve de compréhension traduit un rapprochement culturel entre policiers et ouvriers. Cela se fait d’ailleurs dans les deux sens, puisque la base de la police n’est pas sourde aux revendications syndicales du monde ouvrier. La surconsommation d’alcool est l’un des problèmes récurrents de la société britannique. Il est particulièrement important au dix-neuvième siècle. L’alcool est une des causes les plus fréquentes de violence : « La plupart des délits de violence d’homme à homme étaient attisés par l’alcool et, comme il a été montré, plusieurs vols avec violence étaient commis dans le but d’avoir plus d’argent pour boire »88. Le gouvernement, débordé par la situation, essaie donc de limiter le phénomène en légiférant : « Avec les Lois sur les Licences de 1872 et 1874, les pubs fermèrent à dix heures du soir les dimanches et à onze heures les autres jours de la semaine »89. Cependant, il faut rappeler, comme nous l’avons vu au chapitre 88 Shani D’CRUZE, Everyday violence in Britain, 1850-1950, p. 49. « Most male-on-male crimes of violence were alcohol fuelled and, as has been shown, many robberies with violence were undertaken with a view to getting more drinking money ». 89 Brian HARRISON, Drink and the Victorians: The Temperance question in England, 1815-1872, pp. 328-329. Cité par Shani D’CRUZE, op. cit., p. 33. « Under the Licensing Acts of 1872 and 1874, pubs closed at 10.00 pm on Sundays and by 11.00 pm on other days ».
  • 37. précédent, que les policiers anglais ne sont pas imperméables au problème de l’alcool : « L’alcoolisme policier [est] un problème constant dès les premiers jours de la police. Les indulgences des policiers sur la question de l’alcoolisme et dans les affaires sexuelles, sont un résultat à la fois de la culture masculine de la police et de la tension accumulée par le travail »90. Le constat dressé par un commissioner en 1879 nous permet d’entrevoir une des causes probables de l’intégration de la police dans la population : « Le délit d’ivresse est traité moins sévèrement qu’il ne l’a été »91. Nous ne pouvons oublier que les policiers sont en majorité d’origine ouvrière. Ils sont donc aptes à comprendre et à être compris de la classe dont ils sont issus. Par conséquent, il n’est pas surprenant de déceler une certaine tendance à l’alcoolisme dans la police. Dans les seules deux premières années de la Metropolitan police, près de deux mille hommes sont renvoyés. Dans quatre-vingts pour cent des cas, ils sont surpris en état d’ivresse92. L’institution est rapidement confrontée à un épineux problème de recrutement, notamment à cause de ces licenciements massifs. Les responsables policiers sont alors forcés de fermer de plus en plus les yeux sur les problèmes de boisson de certains policiers. Cette image du policier alcoolique se retrouve dans l’imagerie populaire de l’époque, on en retrouve ainsi des exemples dans les premiers music-halls93. Cette caricature ne doit pas forcément être perçue comme une critique de la part de la population, puisque les relations sociales de l’époque s’articulent en grande partie autour des pubs. Peut-être n’est-ce pas qu’une coïncidence si la première grève de la Metropolitan Police se déroule l’année de la promulgation de la loi sur la fermeture à onze heures des pubs. « En 1872, la première grève des policiers [est] organisée à Londres », et même si celle-ci est « aisément matée par des punitions exemplaires »94, ce phénomène traduit un rapprochement idéologique entre les policiers et les ouvriers, qui, dans les deux cas, n’hésitent pas à arrêter 90 Robert REINER, Politics of the Police, p. 98. « Police alcoholism has been a perennial problem since the early days of the force. The alcoholic and sexual indulgences of police are a product both of the masculine ethos of the force and of the tension built up by the work ». 91 Ibid. « The offence of drunkennes is less severely dealt than it used to be ». 92 Ruth PALEY, « “An imperfect, Inadequate and Wretched System” ? Policing London Before Peel », in Criminal Justice History, Vol. 10, 1989, p. 116. 93 Rob C. MAWBY, Policing images, Policing communication and legitimacy, Willan Publishing, Cullompton, Devon, 2002, p. 10. 94 Charles REITH, A new study of police history, Oliver and Boyd, Edimbourg, 1956, p. 275. « In 1872 the first police strike was staged in London, but it was easily crushed by punishments which were made exemplary ».
  • 38. le travail pour demander une augmentation des salaires. En voyant les policiers se soulever contre leurs chefs, les ouvriers pensent certainement à leurs propres revendications et à leurs propres grèves. Une autre grève a lieu en 1890, elle s’avère « tout aussi inefficace, mais l’implacable répression, comme il arrive souvent, [stimule] la résistance »95. Les réflexes de la classe ouvrière sont donc étendus parmi les policiers, qui se dotent d’une véritable conscience de classe. Cela peut expliquer en partie le fait que les classes populaires adoptent la police. Les policiers n’en oublient cependant pas de rester au contact du reste de la société. 2- La proximité de la police Plus qu’une police de proximité, la police anglaise est, à la fin du dix-neuvième siècle, une police proche des citoyens. Nous voulons dire que, au-delà de la stricte proximité géographique, la police partage le quotidien de la population. Cette intimité a plusieurs causes. Elle découle à la fois du caractère local des polices britanniques, renforcé par un gain d’autonomie non négligeable vis-à-vis de l’État et des gouvernements locaux, et du travail important des policiers eux-mêmes. Ces derniers font en effet preuve d’une disponibilité réelle. Le caractère local de la police est un point qui mérite ici d’être souligné, puisqu’il rompt avec le modèle dit « continental ». Il y a effectivement alors cent quatre-vingt-une forces de boroughs et de comtés, qui n’entretiennent que peu de contacts les unes avec les autres. Le Royaume-Uni ne dispose pas d’école nationale de police96. Les Chiefs constables de ces circonscriptions urbaines et rurales gagnent, à partir des années 1870, plus d’autonomie. Avec l’aide des autorités locales, ils recrutent, forment et commandent leurs policiers. Généralement originaires de la région, appartenant à la petite noblesse ou à la bourgeoisie locale, ils prennent, souvent avec succès, un soin tout particulier à s’intégré dans la population. 95 Charles REITH, op. cit., p. 275. « Another strike in 1890 had similarly ineffective results, but harsh repression, as so often happens, stimulated resistance ». 96 Claude JOURNÈS, « La police en Grande-Bretagne », p. 216. NOTA : Claude JOURNÈS traduit le mot « borough » par le mot français « bourg ». D’après nos connaissances, le borough est une circonscription électorale urbaine. Nous avons choisi de ne pas traduire le terme (NdT).