1. L’OBS/N°2683-07/04/2016
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TUVIENS,
TUVIOLES
ETTUREPARS
Centrafrique
Unnouveauscandale sexuel
éclabousselessoldatsdel’ONU.
Endixans,lesrapportsdénonçant
lesexactionsdescasquesbleus
sesontmultipliés,maislescoupables
nesontjamaisinquiétés
CÉLHIA DE LAVARÈNE (À NEW YORK), ANTHONY
FOUCHARD (À BANGUI) ET NATACHA TATU
ANTHONY FOUCHARD
M
ariama(1)aencoreunesilhouetted’enfant
malgré ce bébé qui s’accroche à son sein.
Elle le berce doucement, guettant du coin
de l’œil l’approbation de sa grande sœur,
jamaistrèsloin.Elleavait14ansquandl’en-
feracommencé.C’étaitàl’été2014,lorsdes
combats qui ont ensanglanté Bambari,
opposant les miliciens majoritairement chrétiens anti-balaka et
desrebellesdelaSéléka,essentiellementmusulmans.Sonpèrea
ététué,etsaviedelycéenneavoléenéclats.Livréeàelle-même,
Mariamas’estretrouvéeavecsesfrèresetsœursdanscecampde
déplacés, une jungle où les rescapés, entassés les uns sur les
autres,gardéspardescasquesbleusdel’ONU,manquentdetout…
« Iln’yavaitrienàmanger.Onavaitquittélamaisonsansrienpou-
voir emporter. » Après quelques jours, des voisines lui font ren-
contrer un soldat originaire de République démocratique du
Congo(RDC)…« Ellessontalléesnégocieraveclui,puisellesm’ont
dit : “Il faut accepter, c’est la seule solution.” » D’abord réticente,
Mariamafinitparcéder.« C’étaitmapremièrefois »,glisse-t-elle
dans un murmure. D’abord révulsée, elle finit tant bien que mal
par s’attacher à cet homme « qui n’était pas violent et qui s’occu-
pait de nous ». Au fil des semaines, Francis (1) devient son petit
amiofficiel,apportantrégulièrementàmanger,del’argentet
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même le reconnaît : elle connaît des filles, pas forcé-
ment « très fidèles à leur mari », qui, pour expliquer
leur grossesse, ont accusé des soldats. Elle sait que
d’autresontdélibérémentmentiàl’Unicefpourpro-
fiterdel’appuimédicaletdelaformationprofession-
nellepromise…
Les militaires mis en cause ? Pour l’essentiel des
casquesbleus,originairesduBurundioudeRDC,ou
des membres de la Misca, les forces de l’Union afri-
caine. Parmi les témoignages, l’un particulièrement
sordide accuse également un officier français de la
forceSangarisetseshommesdezoophilie…Repous-
sant toutes les limites de l’horreur, il est loin d’être
limpide (voir encadré p. 80). La France a cependant
décidéd’ouvriruneenquête.
QUE FAIT L’ONU ?
En dix ans, les rapports dénonçant les exactions de
militaires de l’ONU en zone de guerre se sont multi-
pliés.Sansgrandesconséquencespourl’instant.Unan
aprèslescandalemettantencausetreizesoldatsfran-
çaissoupçonnésd’êtremêlésàdesaffairesdepédophi-
lie,troisseulementontétéentendus,sansaucunepour-
suite.Officiellement,l’enquêtesuittoujourssoncours…
Certes la justice française est lente. « Mais on ne peut
pas dire que l’ONU soit très empressée de transmettre
auxjugeslesélémentsdel’enquête »,rétorqueunofficiel
français.
Que fait New York ? Pas grand-chose. Jusqu’à pré-
sent, l’organisation internationale a surtout semblé
soucieusededéfendresaréputation,sanctionnantles
lanceursd’alerteplutôtquelescoupables.Nomméen
août2015àlatêtedelaMinusca,lamissiondel’ONU
en Centrafrique, Parfait Onanga-Anyanga s’est bien
rendu à Bambari en février 2016, décidé à taper du
poing sur la table : depuis août 2015, au moins cinq
viols ont eu lieu à la Cotonnerie, une ancienne usine
de coton où s’entassent près de quatre mille per-
sonnes. « Ça ne peut pas continuer comme ça. C’est
intolérable »,glisse-t-ilaugénéralBallaKeïta,quicom-
mande les casques bleus en Centrafrique. Cent vingt
soldats du Congo-Brazzaville sont renvoyés manu
militaridansleurpays.Maisaucunneserainquiété…
Etpourcause :ilssontprotégésparl’immunitédiplo-
matique,commetoutfonctionnairedel’ONU.Celle-
cinepeutpaslessanctionner,justeenjoindreauxpays
contributeurs de troupes de le faire. Or ceux-ci ne
poursuivent jamais leurs ressortissants. Dans la
grandemajoritédescas,quandenquêteilya,elleest
classée sans suite, faute de preuves. Les soldats le
savent :« EnCentrafrique,c’estensubstance“Tuviens,
tuviolesetturepars”,lâcheamèrementLewisMudge
deHumanRightsWatch(HRW).Danslepiredescas,
tu seras simplement renvoyé chez toi. La plupart du
temps sans poursuites judiciaires. » Le département
des Opérations de Maintien de la Paix de l’ONU, qui
pourraitfairepression,fermelesyeux,decrainteque
les pays contributeurs, qui ne se bousculent déjà pas
auportillon,n’envoientplusdetroupes.
L’ONU ne sanctionne pas, mais elle enquête. Sou-
ventavecdegrossabots.Ainsi,quandlebureau
desmatériauxàlafamille.Quandlescandaledes
soldats violeurs a éclaté, il y a trois mois, il a été can-
tonnéaveclerestedelagarnisondanssonrégiment,
puis renvoyé chez lui, à Kinshasa. Mariama n’a plus
jamais entendu parler de lui. Aujourd’hui, elle se
retrouveseule,démunie,sansargent.Elleestséropo-
sitive.Sonfilsaussi.Ils’appelleAnge.
42 GROSSESSES
L’histoiretragiquedecetteadolescentefait-ellepartie
dunouveauscandaledénoncéle30 marsdernierpar
uneenquêtedel’Unicef ?Cetteagencedel’ONUchar-
gée de l’enfance a recueilli une centaine de témoi-
gnages détaillant les exactions des soldats déployés
enCentrafriquedurantlaguerrecivilequiaravagéle
pays,entre2013et2015.Lamajoritédesabusauraient
eulieuàpartirde2013danslapréfecturedelaKémo,
au centre du pays. Les victimes sont de très jeunes
filles. Huit seulement étaient majeures au moment
des faits présumés. Quarante-deux d’entre elles,
enceintes ou mères de nourrissons, réclament
aujourd’hui une reconnaissance de paternité. Cer-
taines ont été sexuellement abusées, d’autres ont eu
desrelationstarifées,plusoumoinsconsenties,dans
un contexte de dénuement extrême où chacun lutte
poursurvivre,oùlaviolencesexuelleestbanale.Selon
ceux qui ont pu consulter ce rapport, certains cas
seraient ambigus. Des soldats, stationnés pour cer-
tainsdurantplusd’unandansunmêmelieu,ontnoué
desrelationsavecdesfilles.« Etquandilsnesontplus
là,ellesdoiventtrouverunautremoyenpoursubsister.
Alors elles se décident à parler », soupire un humani-
taire. « Le problème est à la fois culturel et structurel,
ajoute Mohamed Fall, le représentant de l’Unicef en
Centrafrique.Ici,laviolencesexuelle,utiliséedepuisdes
décenniespourimpressionner,humilier,monnayerdes
services,estintégréeàlasociétécentrafricaine. »Impos-
sible d’éviter les fausses allégations… Mariama elle-
ENDATES
29avril 2015Uneaffaire
depédophilieéclabousse
laforceSangarisen
Centrafrique.Treizesoldats
françaissontmisencause
dansunrapportdel’ONU.
13mai2015«L’Obs»met
lesujetàlaUne.
Août2015Legénéral
BabacarGaye,64ans,qui
dirigelaMinuscaen
Centrafrique,estcontraint
dedémissionner.
30mars2016Nouveau
scandalevisantune
centainedecasquesbleus
deRDC.Lamissionde
maintiendelapaixdes
Nationsuniesaannoncé
avoirouvertuneenquête.
1er
avril2016Hervé
Ladsous,lechefdes
opérationsdemaintiende
lapaixdel’ONU,propose
lacréationd’unecour
martialeetdestestsADN
surlesmilitaires.
L’honneur sali
de l’armée
française
Notreenquête
surlesaccusations
deviolsd’enfants
enCentrafrique
P. 36
Edition n° 2636 du Nouvel Observateur du 13 au 20 mai 2015
Jeunesse P. 74 Génération “stagiaire”, génération “vénère”
TARNAC P. 83 JULIEN COUPAT PARLE CINÉMA P. 92 SPÉCIAL CANNES
’:HIKLTI=YUZUUZ:?m@g@d@g@k"
M01984-2636-F:5,00E
PHOTO:MARCOLONGARI/AFP
Descasquesbleus
originairesdeRDC
àuncheckpoint,
àBambari.
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L’affaire,sielleestavérée,estinsoutenable :troisfemmes
affirmentavoirétéligotéesetdénudéesparunofficierfrançais
delaforceSangarisetcontraintes,devantseshommes,en
compagnied’unequatrièmevictimeaujourd’huidécédée,
d’avoirdesrelationssexuellesavecunchien,contrequelques
euros…Lesfaitsauraienteulieuentre2013et2015.
Cetémoignageestrapportéparl’ONGaméricaineAids-Free
Worldquiavaitrévélé,ilyaunan,lesaccusationsdepédophilie
contretreizesoldatsdelaforceSangaris.Al’époque,lescandale
avaitfaittremblerl’armée.Cettefois,auministèredelaDéfense,
àParis,commeàNewYork,ausiègedel’ONU,onsemontre
circonspect.Etpourcause :voilàdesmoisquecetteinfâme
rumeurdezoophiliecouraitàBangui.UnenquêteurdeHuman
RightsWatch,peususpectdevouloircouvrirlesmilitaires,
confirmeavoirentenducesrumeurs,sansjamaisavoirpu
recueillirdetémoignagecrédible.Quelquesclicssuffisent
enrevanchepourtrouverplusieursversionsd’unviolzoophile
surdessitesd’informationafricains :l’und’entreeux,ivoirien,
relataiten2003unehistoiredanslesmêmestermes,assortis
dedétailsdélirants.Unemystification ?« Ilfautbiensûrquela
justicefassetoutelalumièresurcetteaffaire,etenmêmetemps
toutinviteàlaplusgrandeprudence »,affirmeunconseillerau
ministèredelaDéfense.« Nousavonsl’impressionqueces
accusationssontfabriquéesdetoutespièces.Nousavionsenquêté
suruneaffairesimilaireenRDCet,aprèsenquête,ilestapparu
quelesaccusationsétaientfausses »,ajouteunenquêteurde
l’ONU.PourquoiAids-FreeWorldchoisit-ellederévélercesfaits,
vieuxdedeuxans,maintenant ?Danslesmilieuxfrançaisde
l’ONU,onn’estpasloindecroireaucomplot.Laguerrelarvée
entrelesEtats-UnisetleFrançaisHervéLadsous,lepatrondu
DOMP,ledépartementdesOpérationsdemaintiendelapaix,
estconnue.Washingtonseraitaujourd’huiàlamanœuvre
pourempêcherlaFrancedeconservercepostequidoitêtre
réattribuéenjanvier2017.AumomentoùlaFranceseretire
deCentrafrique,contrelavolontédunouveauprésident,ce
scandaletombemal.« Onnepeutpas,etjenepeuxpas,accepter
qu’ilyaitlamoindretachesurlaréputationdenosarmées,
c’est-à-diredelaFrance »,aréagiFrançoisHollande,envisite
àWashington.Puisse-t-ilêtreentendu…
UNCRIMEZOOPHILE ?des droits de l’homme de la Minusca veut se
rendresurunezone,l’équipedoitêtreescortéepar
des militaires. C’est la règle. Imaginez un convoi
remplidecasquesbleusetd’enquêteursdébarquer
dans un camp de réfugiés pour interroger une vic-
time présumée violée par l’un de ces mêmes sol-
dats… « C’est aberrant. Comment voulez-vous que
les gens aient confiance ? » s’insurge Lewis Mudge.
De son côté, l’Unicef est accusé de jouer cavalier
seul. Résultat : sur le terrain, la chasse aux témoins
bat son plein. Une chercheuse de HRW a récem-
ment raconté qu’après la publication d’un de ses
rapports une victime avait dû subir les interroga-
toiresdetroisagencesconcurrentes,venuesl’inter-
roger séparément sur le viol qu’elle avait subi…
Quand un quatrième groupe de l’ONU est arrivé
pour l’interroger à son tour, terrifiée, elle avait dis-
paru. Pour les ONG, ces révélations sont aussi un
business,unesourcedenotoriétéquiaideàlalevée
defonds…Résultat :desfuitesrécurrentes,orches-
trées depuis New York, perturbent les enquêtes en
cours et blessent les victimes. « Ce qui intéresse ces
gens, c’est le scoop, pas le sort des victimes, déplore
Parfait Onanga-Anyanga. Alors que nous devrions
en faire notre priorité. »
“AU CŒUR DES TÉNÈBRES”
Commetoujours,lescandalerévéléle30marsder-
nieradonnélieuàunconcertd’indignations.« Des
soldats envoyés pour protéger les habitants les ont
aucontraireplongésaucœurdesténèbres »,aaccusé
Ban Ki-moon, le secrétaire général de l’ONU. Avec
François Hollande, ils ont réaffirmé leur « volonté
communed’établirlavéritéetderefusertouteimpu-
nité ». Au ministère de la Défense, à Paris, on mar-
tèle que la justice suivra son cours et que toute la
lumière devra être faite sur ces affaires. « Aucun
effortnedoitêtreménagédansl’enquêtedesNations
unies sur ces allégations révoltantes », a déclaré de
son côté le haut-commissaire de l’ONU aux droits
del’homme.Faut-illescroire ?« Onaimeraitpenser
que ces nouvelles révélations seront la goutte d’eau
qui va faire déborder le vase, et qu’enfin des mesures
drastiques seront prises. Il n’en sera probablement
rien. L’ONU va attendre que l’orage passe, et le
laxisme qui sévit depuis des décennies continuera de
faire progresser les exactions commises par les
casques bleus », soupire un bon connaisseur des
arcanes de l’organisation internationale.
Pour en finir avec cette culture de l’impu-
nité qui prévaut au sein de celle-ci, cer-
tains ont préconisé la constitution d’une
base de données ADN des casques bleus
surleterrain.Encorefaut-ilquelespays
membresl’acceptent.« Riennechangera
réellement tant que les casques bleus ne
seront pas obligés de répondre de leurs
actes devant une justice onusienne »,
ajouteLewisMudge.Lesfaitsluidonnent
raison : en Bosnie, en 2002, deux policiers
pakistanaisavaientachetédeuxpetitesfilles
pour la nuit. Ils les ont torturées, violées. Ils ont
quittélamissionsansjamaisêtreinquiétés.Depuis,
les cas de SEA (sexual exploitation and abuse,
« exploitation sexuelle et abus »), comme on
les nomme dans le jargon de l’ONU, se sont
multipliés, que ce soit en RDC, au Soudan
duSudouenHaïti,oùoncompteenviron
deux viols par semaine. Depuis 2013,
aucun militaire, accusé d’exaction
sexuelle, n’a été traduit en justice. Dans
la semaine qui a suivi les révélations du
scandale de pédophilie impliquant des
militaires français, l’an dernier, une fille
de 12 ans était violée par un casque bleu.
Le coupable n’a jamais été sanctionné.
(1) Le prénom a été changé.
BANGUI RÉP.DÉMOCRATIQUE
DUCONGO
TCHAD
SOUDAN
SOUDAN
DUSUD
CONGO
CAMEROUN
Bambari
Dékoa
Sibut
300 km0
RÉPÉÉ .PPCECC NEE TRTT AFRFF ICACC INE
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