1. Sophie Calle par Sophie Calle Bollywood censuré Erri De Luca l’intransigeant
Depuis trente-trois ans, elle tire de sa vie En butte à une très sourcilleuse censure L’écrivain italien n’a rien oublié de sa vie
des récits savoureux, en textes et en photos, officielle et à la pression croissante d’ouvrier et ne renie pas son engagement
selon un protocole millimétré. L’artiste des groupes politiques et religieux, à l’extrême gauche. Il dénonce le clientélisme
française, qui publie Aveugles, a accepté les réalisateurs indiens s’inquiètent qui domine la politique de son pays sous
de se raconter. P A G E S 4 - 5 pour leur liberté de création. P A G E 3 l’influence de l’« Innominato ». P A G E 7
La gastronomie vote à droite
Né dans les milieux conservateurs, l’art de la bonne chère fait culpabiliser les gens de gauche.
Privilège de riches? Truc de snobs? Possible. Mais la vogue du bio et du vin nature fait – un peu – bouger les lignes
CHRISTOPHE MAOUT POUR « LE MONDE »
JP Géné Faut-il encore charger le dossier ? Faut-il appeler à vantait les joies de la table. « Mais à chaque vacances, il
la rescousse la dîme et la gabelle, la cuisine de cour et Le journal maoïste allait en France faire une tournée discrète chez Trois-
A
celle des papes pour affirmer que la gastronomie a le gros ou Guérard, avant de retrouver la classe ouvrière
vant toute gastronomie, il y a la faim. sang bleu ? Que de (Grimod de) La Reynière à Gault et « La Cause du peuple » à la rentrée. Nous avons une expression pour qualifier
Cette faim que le genre humain doit Millau, ses affidés portent leur ADN à droite et que de cela : vizi privati, pubbliche virtu, vices privés, vertu
calmer chaque jour pour survivre. mémoire d’homme on n’a jamais vu un socialiste se accusa en 1972 publique. » La morale de gauche condamnerait-elle à
Adam et Eve avaient les crocs quand trucider – tel Vatel, cuisinier du roi – parce que le pois- une gastronomie de pauvre ? Les lentilles à Saint-
ils ont croqué la pomme et, depuis, le son était en retard. Pouvoir, propriété, richesse, ordre, le notaire Pierre Leroy Denis et la truffe à Neuilly ?
monde se divise en deux : ceux qui abondance et privilège sont les valeurs historiques de J’entends les protestations dans le public : « Mon-
mangent et ceux qui ont les crocs (on en compte la droite. La gastronomie – cet « art de la bonne chère », du meurtre sieur, un petit salé aux lentilles appartient à la gastro-
actuellement un milliard sur terre). L’Histoire ensei- selon le Robert – est née et a prospéré dans ce milieu, nomie autant qu’un chausson aux truffes. » « On man-
gne – sans jamais se démentir – que les premiers au point qu’après en avoir tant joui il s’en considère le de Brigitte Dewèvre, ge mieux à la ferme que dans le 16e. » « Le poulet à la crè-
appartiennent plutôt à la catégorie des riches et des dépositaire légitime. me de ma mère valait toutes les chiffonnades et autres
puissants et les seconds à celle des pauvres et des Comment expliquer autrement le succèsdu qualifi- à Bruay-en-Artois, compressions de nos grands chefs. » Et la phrase qui
dominés. catif de « gauche caviar » lancé par la droite à ceux qui, tue : « Vous confondez la gastronomie avec le luxe. »
Pas de gastronomie sans Terra madre, la terre nour- après avoir fait leur nid dans la misère, l’injustice et parce qu’il mangeait Ces remarques, fort pertinentes, proviennent géné-
ricière dont les produits comestibles sont censés l’exploitation du peuple, osent aujourd’hui manger ralement de personnes expertes dans l’art du bien-
satisfaire les besoins de l’humanité. Avant d’être un de la volaille de Bresse ? Que leur reproche-t-on en fili- « des biftecks manger, clients assidus et éclairés des restaurants gas-
symbole, c’est des hectares, des millions d’hectares, grane, sinon de trahir leur camp en goûtant à des plai- tronomiques. Ils confondent gastronomie et cuisine.
dont la propriété a toujours été source de pouvoir et sirs interdits, réservés à ceux d’en face ? Effraction de 800 grammes ». Il existe bien une cuisine populaire, à base de pro-
de fortune, d’abondance ou de famine. Empereurs et gourmande en secteur protégé? Comportement sacri- duits et de recettes de terroir, source de cette cuisine
esclaves, seigneurs et serfs, colons et indigènes, fer- lège, limite renégat ? L’accusation fait mouche dans Forcément coupable bourgeoise qui l’a enrichie jusqu’à en faire un exerci-
miers et métayers, les uns la possèdent, les autres les classes populaires, davantage familières des pata- ce de haut vol et de haut goût dans lequel seuls quel-
pas, et sans elle, rien dans l’assiette. Pour ses lopins, tes que des œufs d’esturgeon. ques-uns excellent. Toutes ont leurs vertus, mais la
on se bat depuis Obélix. Le dernier épisode se passe Elle joue sur cette culpabilité tacite des gens de gau- gastronomie ne se résume pas à des histoires de cuisi-
en Chine, dans la province du Guangdong, où des pay- che lorsqu’ils goûtent aux plaisirs bourgeois en se ne, à des empilements de recettes.
sans se révoltent contre les expropriations. vautrant dans les délices de la chère. La Cause du peu- Si l’on consulte l’immense majorité de ceux qui
La table est le théâtre ultime de cet affrontement. ple, journal maoïste, accusa en 1972 le notaire Pierre n’ont jamais mangé dans un « gastro », celui-ci reste
Le festin face à la gamelle. Rôts, rôtis et entremets Leroy du meurtre de Brigitte Dewèvre à Bruay-en- un luxe, un univers étranger dans lequel ils ne pénè-
pour les nantis, soupe claire et pain bis pour les gens Artois (Pas-de-Calais) parce qu’il mangeait « des bif- trent pas, car ils n’ont ni les moyens ni l’audace néces-
de peu. Chasse à courre contre braconnage. Mon- tecks de 800 grammes ». Forcément coupable. J’ai sou- saire pour s’y attabler. Même pas l’envie, parfois.
sieur le marquis mange dans la porcelaine, le venir qu’à Libération, au temps où le journal donnait Dans l’imaginaire collectif, la gastronomie c’est « le
manant dans son écuelle. Si l’une est trop pleine et « la parole au peuple », les rares individus qui cla- Michelin et les trois étoiles », « les serveurs habillés en
l’autre trop vide, la révolte gronde. Lorsque, le 6 octo- quaient une part importante de leur maigre salaire pingouins », « les produits chers et les grands vins »,
bre 1789, les femmes de Paris marchèrent sur Ver- dans des restaurants étoilés frisaient la dissidence. « un privilège de riches », si ce n’est « un truc de snobs »,
sailles pour s’emparer du boulanger, de la boulangè- Carlo Petrini, le fondateur de Slow Food, raconte que à l’addition toujours salée, voire indécente.
re et du petit mitron, elles réclamaient du pain. Pas la Lucio Magri, directeur d’Il Manifesto, quotidien de la
République. gauche critique italienne, le traitait de curé lorsqu’il Lire la suite page 6
Cahier du « Monde » N˚ 20822 daté Samedi 31 décembre 2011 - Dimanche 1er - Lundi 2 janvier 2012 - Ne peut être vendu séparément