Quel est le prix à payer à être connecté?
Nous sommes 5 étudiants de l'ISCOM Paris, à avoir interrogé cette notion de "prix à payer", de "sacrifice" et "gain" quant à l'utilisation d'Internet.
Quels sont les avantages et inconvénients d'Internet et de ses usages, au quotidien, dans la sphère culturelle, économique, mais aussi éducative? Qu'en est-il de notre rapport au temps ? Peut-on parler d'addiction à l'Internet ? L'hyperconnexion détruit-elle vraiment le lien social?
Ces problématiques actuelles sont abordées dans des productions culturelles (livre de science-fiction, films et série) mais font l'objet également de tables rondes. Aujourd'hui, en Juin 2014 nous vous proposons cet état des lieux des usages et pratiques du web.
Bonne lecture!
Nouvelles technologies, pratiques et usages // Quel est le prix à payer à être connecté ?
1. Damien de Oliveira / DIGITAL 4A
Quentin Guérin / COMAL 4R1
Roxane Harault / COMAL 4M1
Jeanne Monin / COMAL 4R1
Eva Sanchez / COMAL 4R1
_____
Mai / juin 2014,
Smartphones, tablettes, Twitter, QR codes, TV interactive
QUEL PRIX À PAYER
POUR ÊTRE CONNECTÉ?
Directeur de recherches : M. Olivier Creusy
2. « Pour évaluer une nouvelle technologie, ou le progrès en
général, il faut pouvoir discerner ce que l’on y perd
et ce que l’on y gagne.»
- Marshall McLuhan
2
| PREAMBULE
3. Il est indéniable que les nouvelles technologies font aujourd’hui partie intégrante de nos
vies. Depuis la démocratisation de l’accès à Internet, tous nos services essentiels se
déplacent dans la virtualité, donnant lieu à un nouvel ordre mondial. Après l’imprimerie, la
radio et la télévision, une nouvelle révolution de l’information est née. En l’espace
seulement d’une vingtaine d’années, Internet a bouleversé et redéfini nos sociétés comme
jamais. Nous utilisons pratiquement tous le web pour nous connecter et partager, au même
titre que nous utilisons l’oxygène contenu dans l’air pour respirer. Mais l’effet de ce
développement accéléré des technologies sur nos vies reste encore quelque chose de flou.
Il suffit de s’intéresser à notre relation de plus en plus co-dépendante avec les appareils
électroniques, notamment l’ordinateur, pour s’apercevoir de la façon dont la nouvelle
technologie nous affecte. Que ce soit personnellement, socialement ou en tant que société,
toute activité numérique a des répercussions sur nos comportements. Nous voyons la
manière dont le web a été mis à profit pour transformer des empires médiatiques, renverser
des gouvernements corrompus ou permettre aux gens de faire des choses exceptionnelles,
comme l’illustre Aleks Krotoski dans Untangling the Web. Mais quels sont donc les effets de
son utilisation sur notre personne, nos enfants, la société ? Qu’est-ce que cela nous coûte
réellement d’être connecté en permanence ? L’une des plus grandes idées reçues
consisterait à incriminer le web de nous retirer quelque chose d’essentiellement humain, et
nous rendre ainsi antisocial. En théorie, la technologie ne nous fait rien en tant que telle. Elle
reflète simplement notre humanité dans son sens strict. Quoi qu’il se passe, nous le faisons à
nous même puisque nous sommes censés pouvoir contrôler la machine. Mais qui contrôle
réellement cette technologie ? L’internaute lambda, la Silicon Valley et son empire Google,
nos gouvernements ? La réalité est bien plus complexe que cela.
Nous vivons dorénavant dans un monde régi par la multiplicité des écrans, l’immédiateté
et la connexion permanente. La baisse des coûts des équipements et l’augmentation
exponentielle de leurs performances poussent ainsi le consommateur occidental à adopter
un nouveau mode de vie. Smartphones, tablettes, réseaux sociaux, big data ou encore e-commerce
sont les outils d’un monde de plus en plus connecté. Parallèlement, le temps est
considéré comme un bien parmi les plus précieux et les journées ne font que 24 heures. Il
est peut-être donc temps de prendre du recul. Au fond, à quoi renonce-t-on vraiment dans
3
4. cette nouvelle ère ? À la culture, au sommeil, aux relations sociales, à l’engagement citoyen,
au vagabondage de l’esprit ?
4
| PREAMBLE
There is no denying that new technologies nowadays are an integral part of our lives.
Since the democratization of the Internet access, all our essential services are being moved
into virtuality, leaving room for a new worldwide order. After printing, radio and television, a
new information revolution is born. Over the last few years, Internet has revolutionized and
redefined our society as never before. We use almost all the World Wide Web to connect
and share in the same situation we use the oxygen in the air to breathe. However, the effect
of this rapid development of technology on our lives remains mostly unclear.
We just have to look at our increasingly co-dependent relationship with the devices, such
as the computer, to see how new technology affects us. Either it is personally, socially or as a
society, each digital activity affects our behavior. We see how the web has been harnessed
to transform media empires, overthrow corrupt governments or allow people to do
extraordinary things, as highlighted by Aleks Krotoski. But what it is doing to us, to our kids,
to society? What does it cost to be always connected? One of the biggest misconceptions is
to accuse the web to take something essentially human from us, making us antisocial. In
theory, the technology does nothing to us. It simply reflects our humanity in its strict sense.
Whatever it is that happens, we are doing to ourselves since we are supposed to control the
machine. But who really controls this technology? The average Internet user, the Silicon
Valley and its Google Empire, our governments? The reality is much more complex than that.
We are now living in a world ruled by the multiplicity of screens, the immediacy and the
permanent connection. Lower equipment costs and the exponential increase in performance
urge then the Western consumer to adopt a new lifestyle. Smartphones, tablets, social
networks, big data or e-commerce, are the tools of a world increasingly connected.
Meanwhile, time is considered as one of the most valuable good and the days last only 24
hours. It is probably time to step back. Basically, what do we really give up or miss in this
new era? Culture, sleep, social relationships, civic engagement, mind-wandering?
5. 5
| REMERCIEMENTS
En préambule, nous souhaiterions remercier tout particulièrement Monsieur Olivier Creusy,
intervenant référent de l’ISCOM et directeur de recherches dirigées, pour sa disponibilité,
ses idées et son encadrement au sein de ce travail de mémoire collectif.
Nous aimerions également remercier Madame Danielle Rapoport, psychosociologue et
intervenante à l’ISCOM, pour nous avoir conseillés et organisé un double entretien avec le
docteur Valleur.
Enfin, nos remerciements vont également à :
Docteur Marc Valleur, psychiatre et médecin en chef à l'Hôpital Marmottan, pour avoir pris
le temps de répondre à toutes nos interrogations et nous avoir fait profiter de son
expérience et de ses conseils.
Michael Stora, psychologue et co-fondateur de l’Observatoire des Mondes Numériques en
Sciences Humaines, pour sa convivialité ainsi que son regard critique et constructif envers
l’addiction au numérique.
Gérard Pavy, psychologue-clinicien, pour nous avoir reçus chez lui et accordé un entretien
qui nous aura permis de mieux appréhender le phénomène d’addiction.
Delphine Trotignon, professeure des écoles en maternelle, pour son témoignage sur l’usage
des nouvelles technologies à l’école.
Paul Jorion, chercheur en sciences sociales, pour son expertise sur les problématiques
actuelles et à venir concernant Internet et ses apports.
Dimitri Carbonnelle, fondateur de l’Ivosphere, entreprise spécialisée dans les objets
connectés, pour le temps qu’il nous a accordé et son point de vue de professionnel.
6. 6
SOMMAIRE
Préface/Preamble ............................................................................................ 3
Remerciements ................................................................................................ 5
Sommaire ......................................................................................................... 6
Introduction ..................................................................................................... 9
I] L’HOMO MODERNUS ................................................................................... 11
A/ Un nouvel Homme .............................................................................................. 11
1. Un « être réseau » .................................................................................................. 11
2. L’homme dans la révolution des moyens de communication ................................ 11
3. L’âge de l’accès : l’information en libre service ...................................................... 12
B/ Un individu au centre de la révolution numérique ............................................... 16
1. L’Homme est l’avenir du web ................................................................................. 16
2. Une protection des données difficiles : la vie privée en danger ............................ 18
3. Nouvelle logique d’introspection de soi : le quantified self ................................... 21
C/ Internet a bouleversé nos économies .................................................................. 27
1. Internet, moteur d’une révolution industrielle ....................................................... 27
2. De nouvelles perspectives grâce à la robotisation ................................................. 30
II] L’HOMME EN TANT QU’INTERNAUTE ....................................................... 32
A/ Notre rapport à la technologie ............................................................................ 32
1. Corps virtuel et corps réel ....................................................................................... 32
2. La technologie comme architecte de notre intimité ............................................... 36
3. Les risques de l’anonymat ....................................................................................... 39
B/ Dénaturation du lien social ................................................................................. 42
1. Conversation versus connexion ............................................................................... 43
2. Être seuls ensembles ............................................................................................... 45
3. Bilan et préconisations ........................................................................................... 48
7. C/ Des nouvelles formes d’engagement ................................................................... 51
1. Des communautés et solidarités émergentes ......................................................... 51
2. Internet comme nouveau référent ......................................................................... 54
III] ARTS ET CULTURES NUMÉRIQUES ............................................................. 57
A/ Accès à la culture : influence du numérique sur la culture .................................... 57
1. Évolution des pratiques culturelles ......................................................................... 57
2. Une culture du divertissement ................................................................................ 66
B/ La culture s’adapte au numérique ........................................................................ 67
1. Réponses des établissements culturels à la digitalisation croissante ..................... 67
2. L’avenir de l’alliance entre le numérique et la culture ........................................... 80
C/ Internet dans notre culture quotidienne .............................................................. 86
1. La culture internet ................................................................................................... 86
2. Le numérique comme source d'inspiration ............................................................. 89
IV] ÉDUCATION ET APPRENTISSAGE ................................................................ 95
A/ Le nouveau sens de l’information ........................................................................ 95
1. L’information horizontale ........................................................................................ 96
2. La valeur de l’information ....................................................................................... 97
3. Vers une nouvelle forme d’instruction ................................................................... 100
B/ L’enseignement à l’ère numérique .................................................................... 102
1. Une remise à niveau nécessaire ............................................................................ 102
2. Le rôle de l’école dans l’apprentissage au numérique .......................................... 105
3. La nouvelle pédagogie : vers l’école 3.0 ................................................................ 109
4. Le numérique au service de l’apprentissage : exemples ...................................... 118
5. Le rôle des parents ................................................................................................ 124
C/ L’impact du numérique sur notre cerveau ............................................................ 127
1. Les écrans : un support de lecture bien différent ................................................. 127
2. Internet : un média adapté à notre cerveau ? ..................................................... 130
3. Nouvelles habitudes, nouveau cerveau ............................................................... 131
7
8. V] TEMPS DE CONNEXION ............................................................................ 135
A/ Le temps et les technologies numériques ............................................................. 135
1. Les technologies numériques, un nouveau rapport au temps ......................... 135
2. Les nouvelles technologies numériques, gain ou perte de temps ? ................. 137
3. Une nouvelle gestion du temps de travail et de la vie privée .......................... 139
4. De nouvelles opportunités économiques ? ...................................................... 141
5. L’abolition des temps morts ............................................................................. 142
B/ De nouvelles formes d'addiction .......................................................................... 144
1. L'omniprésence crée une dépendance ............................................................... 144
2. Entre dépendance et addiction ........................................................................... 145
3. L'addiction à Internet, rumeur ou réalité ? ........................................................ 148
4. L'addiction aux jeux vidéo, un phénomène fréquent ......................................... 152
5. Les traitements et formes de thérapies .............................................................. 159
C/ Le temps de la déconnexion ................................................................................ 161
1. Le caractère anxiogène des technologies numériques ....................................... 161
2. Besoin de déconnecter........................................................................................ 162
3. Trouver le juste milieu ....................................................................................... 163
Conclusion .................................................................................................... 166
Bibliographie ................................................................................................ 169
Annexes ........................................................................................................ 178
8
9. 9
/ Introduction
Nous entendons souvent dire qu’à chaque siècle correspond un lot d’innovations,
notamment technologiques depuis la révolution industrielle. De cette façon, le siècle dernier
se caractérise par l’amélioration des transports, les progrès en médecine mais avant tout et
surtout par les avancées en terme de communication. L’invention du télégraphe, du
téléphone, de la radio et de la télévision a permis d’ouvrir la voie à une intégration des
technologies sans précédent. Découverte majeure de la fin du XXème siècle, l’Internet a
donné naissance à une nouvelle société de l’information, entraînant avec elle de nouveaux
pouvoirs, de nouveaux enjeux et de nouveaux défis.
D’abord le fruit d’une collaboration entre le ministère de la Défense des États-Unis et des
chercheurs d’université, Arpanet est devenu dans les années 90 l’Internet moderne. Le 25
décembre 1990, dans un laboratoire informatique du CERN à Genève, Sir Tim Berners-Lee a
mis en marche le World Wide Web (WWW). Précisons qu’Internet est un réseau
d’ordinateurs interconnectés, le web n’étant qu’une application de ce réseau. Le web aura
donc permis à Internet de se démocratiser et de bouleverser tous les modèles traditionnels
existants. Ce qui était réservé à quelques initiés de la programmation a été progressivement
rendu public et accessible à travers le monde entier. Face à cette révolution Internet, nous
sommes alors entrés dans ce que nous appelons la « nouvelle économie ». Le passage aux
années 2000 est ainsi marqué par l’éclatement de la bulle Internet. Vous l’aurez compris, en
l’espace de 20 ans, Internet a affecté des millénaires d’évolutions. Si cet historique se veut
intentionnellement succinct, c’est parce que l’enjeu n’est pas de vous raconter
techniquement comment Internet a été créé. Nous souhaitons plutôt ici décrypter nos
usages depuis son apparition et la manière dont la connexion s’est ancrée dans notre
quotidien.
À l’heure de l’accès universel au haut débit et de la discussion instantanée, le numérique,
plus communément le digital, est partout aujourd’hui. On compte environ 2,7 milliards
d’internautes dans le monde, soit 35% de la population mondiale, dont 1,9 milliards sur les
réseaux sociaux. En France, nous sommes 43,2 millions d’utilisateurs d’Internet, soit 8
français sur 10, selon une étude de Médiamétrie. Par ailleurs, la population est de plus en
plus équipée, avec pas moins de 6,5 écrans en moyenne par foyer en France, des temps de
10. connexion qui augmentent et un Internet mobile en plein essor. 800 millions d’internautes
dans le monde se connectent chaque mois pour jeter un coup d’oeil à la vie réelle via
YouTube, qui reçoit l’équivalent de 72 heures de vidéos par minute. De plus en plus de
contenus et d’informations qui amènent de nouvelles perceptions du temps et de
nombreuses préoccupations. Ces dernières années par exemple, la protection des données
personnelles sur Internet et le droit à l’oubli sont au coeur des débats. Nous sommes
conscients des bienfaits de la technologie mais nous sommes encore confus sur ce
qu’Internet nous fait vraiment. Or, tout le monde est maintenant suffisamment familiarisé
avec les nouvelles technologies pour avoir une opinion dessus, mais personne ne sait
vraiment si on a raison ou tort.
C’est dans ce cadre que nous pouvons nous poser la question suivante : quel est le prix
(culturel, social, relationnel, économique...) à payer pour être connecté ? L’enjeu est de
comprendre ici quels sont les effets aussi bien positifs que négatifs engendrés par les
nouvelles technologies dans nos vies. Ce travail de recherches vise à dresser une synthèse
sur notre univers de plus en plus connecté.
Pour répondre à cette problématique, nous allons dans un premier temps nous intéresser
à la condition de l’Homme dans le monde numérique, au sens large. Puis, nous étudierons
l’Homme en tant qu’internaute en envisageant les enjeux sociaux, avant de nous concentrer
sur l’aspect culturel. Nous aborderons alors les termes d’éducation et d’apprentissage à
l’heure du tout numérique. Et enfin, nous verrons en quoi la notion de temps a
complètement évolué aujourd’hui.
Nous avons eu l’opportunité d’assister à l’évolution de l’informatique et à sa transition
vers le web 2.0, davantage participatif, simple et interactif. Partout, on nous décrit comme la
génération Y, celle qui a évolué avec l’apparition d’Internet et de ses usages. Si vous nous
permettez l’analogie, nous avons connu « le web en noir et blanc ». C’est pour cette raison
qu’il nous paraît naturel d’étudier les effets de cette connectivité croissante. Dorénavant,
nous parlons d’ailleurs de « digital natives ». Les enfants sont nés avec le web et à leurs yeux
cela a toujours existé. Pour beaucoup d’entre eux, Facebook est le web. Se connecter, c’est
aller sur Facebook. On ne peut pas parler de nouvelle génération sans connexion.
10
Nous commencerons donc par traiter de l’Homme au sein du monde numérique.
11. 11
I] L’Homo modernus
A / Un nouvel homme
1. « Un être réseau » 1
Serions-nous entrés dans l’ère de l’Homo Numericus comme le suggère les nombreuses
occurrences dans les médias ? À l’instar du récent exemple du magazine Newsweek2
abandonnant son édition papier au profit d’une version entièrement numérique, la mutation
vers le « tout digital » ou « le tout numérique » est en marche.
Étymologiquement, « numérique » ou « numérus », « nombre », désigne la codification
des signaux anciens analogiques en suite de nombres dans l’optique de les transformer en
fichiers informatiques. « La révolution numérique », débutée dans les années 1970, n’est
plus, aujourd’hui, qu’une question de technique. La numérisation, la dématérialisation,
l’abolition des frontières spatio-temporelles, l’accroissement des capacités de stockage et la
multiplication des usages ont profondément changé le visage et l’économie du monde.
Par rapport à tous les autres grands changements sociétaux, ce nouveau paradigme
témoigne d’un bouleversement profond et rapide de la société. En France, les utilisateurs
d’Internet sont passés de 150 000 à 26 millions3 de 1995 en 2005. En 2013, le ratio des
foyers équipés à Internet atteignait 80% de la population. Pour autant, chaque profonde
mutation soulève de nombreuses oppositions. Les cultes de la dématérialisation et du « tout
digital » relèvent ainsi de nombreuses questions techniques, éthiques et économiques.
L’Homme est aujourd’hui devenu en quelque sorte un nouvel homme, « un être réseau ».
2. L’homme dans la révolution des moyens de communication
Aujourd’hui, avec Internet et pour reprendre la théorie du « village planétaire » de
Marshall McLuhan4 le monde n’est qu’un seul et même village, une seule et même
communauté « où l’on vivrait dans un même temps, au même rythme et donc dans un même
1 CROUZET, Thierry, J'ai Débranché : comment revivre sans Internet après une overdose, 2012
2 Newsweek est un magazine d’informations hebdomadaire américain
3 Chiffres de ComScore Inc.
4 Herbert Marshall MCLUHAN (1911-1980) est un sociologue canadien, philosophe, professeur de littérature et
théoricien de la communication. Il est l'un des fondateurs des études contemporaines sur les médias.
12. espace »5. Le temps et l’espace se sont contractés. La fluidité, l’ouverture et l’instantanéité
ont remplacé les barrières spatio-temporelles. Les Hommes peuvent communiquer entre
eux en temps réel 24h/24, peu importe l’endroit où ils se trouvent. Le contact est de plus en
plus fluide grâce à l’amélioration constante du réseau (la 4G en est un exemple). Nous
sommes tous conscients qu’avant l’arrivée d’Internet, les seules rencontres rendues
possibles étaient celles liées à nos cercles d’amis, notre cellule familiale et notre milieu
professionnel. Aujourd’hui, il est désormais possible de rencontrer des personnes qui n’ont
aucun lien avec notre entourage. Internet permet de relier les gens entre eux plus
facilement et d’échanger de nombreuses informations (photos, vidéos, dialogue, etc.)
12
3. « L’âge de l’accès » 6 : l’information en libre service
En plus de la modification de l’espace-temps, l’accès aux richesses de ce monde s’est
aussi profondément assoupli. Pour reprendre la formule de Jérémy Rifkin7 définissant la
nouvelle culture capitaliste, nous serions rentrés dans « l’âge de l’accès » où les marchés
laissent place aux réseaux, les biens aux services, les vendeurs aux prestataires de services et
les acheteurs aux utilisateurs. Ce changement aurait été fortement influencé et facilité par la
révolution numérique. Dans le contexte de l’accès à l’information, la notion de propriété a
substitué à la notion d’accès ; et la notion d’achat à la notion d’usage. Ce nouveau mode de
consommation a bénéficié aux industries culturelles mais aussi à celles de l’information et de
la communication.
Selon une étude dédiée aux collectivités territoriales et aux technologies de
l’information et de la communication8, l’équipement des territoires en matériel numérique
via des infrastructures très haut débit, constitue un projet prioritaire de l’État. En effet, les
technologies du numérique sont perçues comme des atouts pour l’attractivité des
territoires. Ainsi, en mai 2008, Nicolas Sarkozy demandait un rapport détaillé sur « le défi du
numérique »9 puisque, nous le citons : « les nouvelles technologies représentent un gisement
considérable de productivité et de croissance pour notre pays ». La numérisation et
5 Propos de Marshall MCLUHAN
6 RIFKIN Jeremy, L’âge de l’accès : La nouvelle culture du capitalisme, 2000, Editions La découverte
7 Jeremy RIFKIN est un essayiste américain, spécialiste de prospective (économique et scientifique)
8 http://www.collectivites-locales.gouv.fr/rapports-et-etudes-sur-numerique-et-telecommunications
9 Article du Monde, Le défi numérique - Comment renforcer la compétitivité de la France, 05/2011
13. l’administration de toutes les institutions, publiques ou commerciales, permettent une
ouverture et un accès à un nombre de données illimitées. Les capacités de stockage et
d’archivage se sont démultipliées. Considéré comme « un continuum numérique », les
réseaux de télécommunications sont à l’origine d’interconnexions toujours croissantes.
Internet permet l’échange et la diffusion de toutes les données ou documents numérisés
disponibles sur plusieurs supports : s’il y a 46 millions d’internautes, il existe aussi 4 millions
de mobinautes en 2013 en France.
Une récente étude ComScore10 fait état du rapport qu’entretiennent les français avec le
numérique. Cette étude intitulée « 2023 France Digital Future in Focus » s’intéresse aux
pratiques numériques des français aussi bien en terme de comportements en ligne, mobile
et réseaux sociaux. Les chiffres de cette étude reflètent au mieux cette tendance
grandissante du « tout numérique » comme vous pouvez le constater :
- En France, les internautes passent en moyenne 26,9 heures par mois sur Internet et les
13
seniors sont ceux qui passent le plus de temps en ligne.
- L’ordinateur est utilisé majoritairement dans le cadre du travail, les mobiles durant les
temps de transport et les tablettes en soirée au foyer.
- 7,7% du trafic internet se fait désormais depuis des mobiles ou des tablettes : 4,6% sur
mobiles et 2,7% sur tablettes.
- Un français effectue en moyenne 134 requêtes sur un moteur de recherche par mois.
- 71% des mobinautes sur les réseaux sociaux lisent les contenus de personnes de leurs
connaissances. 56% postent des statuts sur leurs profils.
- Plus de 10% des usagers mobiles français avec smartphones ont acheté un produit ou
service depuis leur téléphone.
- 61% des français se sentent à l’aise dans leurs usages du numérique, dont 76 % parmi les
parents.
- 43% des français sont à l’aise pour accompagner leurs enfants dans leurs usages des
technologies numériques
- 69% des français réclament plus d’informations sur la protection de la vie privée et des
données sur Internet.
10 ComScore est le leader mondial dans la mesure du monde numérique et une source privilégiée de l'analyse
d'affaires numériques. Chiffres de janvier 2014.
14. - 56% des français réclament plus d’informations sur le fonctionnement d’Internet (+6
14
points par rapport à 2011).
- 56% des français réclament plus d’informations par rapport aux démarches
administratives sur Internet (+4 points par rapport à 2011).
- Chacun des 27,5 millions de foyers français dépense en moyenne 1560€ par an en accès
Internet et téléphonie mobile.
- Il y aura 7,3 milliards de mobiles en service en 2014, soit plus de terminaux que
d’humains.
Cette étude montre une accélération dans l'appropriation des usages, mais aussi une prise
de conscience des responsabilités afférentes. Nous pouvons constater que les français ont
mûri. En effet, ils se rendent compte que les potentialités offertes par le numérique peuvent
devenir des pouvoirs et des leviers d'action, de création de valeur. Ils ont plus d'appétit pour
de la formation, de l'accompagnement ou de l'éducation au numérique. Pour autant, face à
ces mutations permanentes, même s’ils sont de plus en plus nombreux à se sentir à l’aise
avec les technologies numériques, ils se déclarent très prudents vis à vis de ces nouvelles
pratiques. De plus, l’INRIA11 avec TNS Sofres (institut d’études marketing et d’opinion) a
publié au mois de mars son baromètre édition 2014 : les français et le numérique. Pour cette
étude récurrente, 1145 personnes de 14 ans et plus ont été interrogées, dans toute la
France. Les résultats indiquent la volonté des français d’être des citoyens actifs avec de
nouveaux pouvoirs relatifs aux pratiques numériques tout comme une préoccupation de
nouvelles responsabilités par rapport au vécu en ligne.
La nécessité de l’action et de l’utilité des EPN (espaces publics numériques) est
directement soulignée par cette étude en terme d’initiation pour les enfants mais aussi des
adultes et en terme d’éducation au numérique par rapport à des peurs exprimées : vie
privée, appropriation du numérique par les jeunes générations, etc. En effet, 42% des
français sont prêts à être accompagnés dans leur découverte du numérique, dans des lieux
spécifiques tels que des espaces publics numériques. Cependant, on remarque qu’il existe
une fracture numérique en France : les équipements, les pratiques, les connaissances et les
compétences diffèrent selon les critères socio-économiques. Par exemple 20% des Français
sont « éloignés des technologies ». Bien qu’accessible et riche en informations, Internet ne
11 2ème édition du baromètre Inria TNS-Sofres sur les Français, mars 2014
15. fait pas l’unanimité auprès des Français. Le rendez-vous annuel de TNS Sofres a également
permis de dégager 4 profils-type du rapport des français et le numérique :
- Les déconnectés (20% de la population) : ils n’identifient pas les innovations numériques
dans leur vie, ne comprennent pas de quoi il s’agit. Le profil type correspond aux
personnes de 65 ans et plus, vivant seules ou sans enfants, pas équipées.
- Les distants (17% de la population) : ils savent que ces innovations existent mais n’ont
pas le sentiment d’être concernés. Le profil type comprend plutôt des jeunes (à 21 %
seulement entre 35 et 64 ans), plus souvent des femmes, peu équipés, trouvant les
outils numériques plutôt « gadgets ».
- Les usagers (29% de la population) : le numérique a changé beaucoup de choses dans
leur quotidien mais ils disent pouvoir s’en passer. Des profils plutôt jeunes (34 % des
personnes âgées de moins de 65 ans), moyennement équipés avec des produits qui ont
fait leurs preuves.
- Les homo numericus (34% de la population) : les outils numériques leur sont devenus
indispensables dans leur vie de tous les jours. Un profil jeune (48 % des personnes âgées
de moins de 35 ans), plutôt masculin, PCS+, dans des foyers avec enfants (à 41 %). Ils se
disent curieux et enthousiastes mais également prudents. Ils se sentent en plus forte
proportion, confiants, passionnés et dépendants.
Si l’aménagement d’un territoire numérique est aussi politique qu’économique, la
révolution numérique, à l’origine d’un « village monde » caractérisé par l’accès, peut être
considérée comme profondément humaniste et humaine. L’interactivité, les échanges et
l’accès à l’information et aux données, replacent l’Homme au centre de tout, créateur et
bénéficiaire, dans tous les aspects de sa vie publique et privée.
15
16. 16
B / Un individu au centre de la révolution numérique
1. L’homme est l’avenir du web
Cette vision humaniste peut être appuyée par les prospectives et conclusions du récent
sommet du web, tenu en décembre 2013. Ce sommet affirme que pour les dix prochaines
années, « l’individu est l’avenir du web ». En effet, tout sera fait pour faciliter la vie des
individus et les outils seront de plus en plus personnalisés. Bien plus qu’une adaptation des
outils à l’Homme, la révolution numérique a replacé l’Homme au centre et lui a donné un
pouvoir de plus en plus grand, de la production de contenu à une parole libre et entendue,
profitant ainsi à de nombreuses marques. De surcroît, depuis ce virage numérique, le digital
a tout changé pour les entreprises, tous secteurs confondus et par conséquence a
considérablement bouleversé toute l’orchestration des différentes stratégies de
communication. Cette relation constante métamorphose le rapport consommateur/marque
et place l’internaute/consommateur comme un acteur important en terme de réputation et
d’image. Cependant, nous pouvons constater une prise de conscience incontestable d’un
grand nombre d’individus au regard du stockage de données personnelles par les marques.
Toutes ces données forment ce que l’on appelle le Big Data. Elles permettent aux marques
de tirer un maximum d’insights12 et d’outils décisionnels mais soulève la question des limites
de la protection des données et du respect de la vie privée.
Aujourd’hui, une nouvelle génération s’ancre petit à petit dans notre société et remplace
la génération Y, appelée également « génération des écouteurs ». Cette génération Z
désigne l’ensemble des individus nés à partir de 1995 qui ont grandi avec Internet et les
réseaux sociaux. Cette nouvelle génération est différente de la précédente dans la mesure
où l’hyperconnexion est quelque chose innée et ancrée dans leur mode de vie.
En 2012, le Figaro écrit un article intitulé : « Génération Z » : des connaissances
superficielles. Basé sur le rapport « Apprendre autrement à l’ère du numérique » de l’ancien
député UMP Jean-Michel Fourgous, cet article explique que les individus de la génération Z
« passent essentiellement leurs temps à échanger, s’amuser, flirter via les réseaux sociaux, à
naviguer au hasard ». De plus, il évoque aussi un brassage d’informations plus qu’une réelle
12 Expériences vécues
17. compréhension. Cette génération est souvent critiquée quant à son manque d’éducation.
Or, d’après Eric Delcroix, spécialiste du web 2.0 et des réseaux sociaux, il estime qu’il ne
s’agit pas d’une caractéristique typique de la génération Z et que cette critique peut être
adressée à l’ensemble des utilisateurs d’Internet.
En raison de son hyperconnectivité, cette génération Z sera-t-elle vraiment plus difficile à
gérer que la génération Y ? « En tout cas, elle implique un management qui sera
complètement différent, assure Delcroix. Lorsque la génération Z arrivera sur le monde du
travail, c’est la génération Y qui dirigera, et les individus de cette génération sont plus
ouverts sur le monde digital que ceux de la génération X, actuellement en place. Ce qui va se
passer sera très simple : la génération Z va profiter de cette ouverture et dira : « Vous me
suivez, ou je dégage ». »
Par ailleurs, une autre caractéristique de cette génération est qu’elle fonctionne
beaucoup par plaisir. Par exemple, une adolescente qui réalise un livre de cuisine, ce n’est
pas pour autant qu’elle veut devenir cuisinière. Elle le fait simplement parce que ça lui fait
plaisir.13 La génération Z, ayant toujours vécu dans un temps de crise ne peut se souvenir
d’un monde sans crise et de surcroît se responsabilise plus vite. Comme exemple significatif,
nous retrouvons la série « Vice Versa » 14 de Canal +, dans laquelle les parents et les enfants
inversent leur rôle. Très caricatural, cette série représente néanmoins bien la réalité et
montre ainsi une grande capacité d’ouverture et de responsabilité de la génération Z.
Cette génération est aussi très critiquée pour leur incapacité à faire la distinction entre
vie réelle et vie virtuelle. Ainsi, ils serraient bloqués dans le « virtuel ». Cependant, de
nombreux spécialistes ne sont pas d’accord avec cette affirmation et expliquent que cette
caractéristique est propre à cette génération et qu’elle en devient un moyen de s’intégrer
dans la société.
17
13 Le Figaro, propos recueillis dans l’article Génération Z : des connaissances superficielles, 2012
14 Programme court réalisé en partenariat avec le Centre National du Livre.
18. Nous pouvons constater de nombreux problèmes en ce qui concerne les réseaux sociaux
au niveau de la compréhension entre adultes et jeunes, qui seraient uniquement une simple
projection des peurs des adultes. Ces nouvelles technologies peuvent faire peur aux parents
puisqu’elles sont perçues comme des outils d’amusement et moins comme de fantastiques
outils éducatifs (l’iPad par exemple). L’arrivée de cette nouvelle génération a contribué à
accélérer cette phase de transition que représente le passage à l’âge adulte.
Avec les possibilités infinies des réseaux sociaux, l’instantanéité sur le monde que
permet Internet, et cette confrontation constante que peut avoir la génération Z avec les
adultes, les enfants ont comme « grandi plus vite ». Ainsi créer et se faire plaisir seraient les
mots d’ordre de cette génération de tous les possibles.
Nous en arrivons ainsi à étudier les dérives de ce village planétaire et de cet accès illimité
aux données et aux informations entre infobésité, espionnage, uniformisation du monde,
perte de repères et excès.
18
2. Une protection des données difficiles : la vie privée en danger
La France fait certainement partie des premiers exportateurs mondiaux de vie privée.
« Sur le réseau, nous renonçons à être des sujets autogouvernés pour adopter le statut
juridique de l’animal domestique ».15 La protection des données personnelles reste une
préoccupation prépondérante quant à la vie privée de chacun. En effet, plus de 72 % des
français pensent que le numérique a des effets négatifs sur la vie privée16. Récemment,
Facebook a dû payer une amende de 20 millions de dollars pour avoir utilisé les données
personnelles à des fins commerciales. En effet, Facebook a utilisé des noms d’utilisateurs et
leurs portraits afin d’appuyer des messages sponsorisés mais sans demander la permission
des utilisateurs en question.
De plus, certains chiffres peuvent faire peur. En effet, en 2011, la valeur additionnée de
Google et Facebook dépassait les 220 milliards d’euros17 : de quoi leur permettre d’acheter
toutes les maisons d’édition, tous les éditeurs de journaux et toutes les télévisions du
monde. Le chiffre d’affaires de Google, estimé à environ 45 milliards d’euros en 2013, est
15 BELLANGER, Pierre (PDG de la radio Skyrock), La Souveraineté numérique, 2014, Édition Stock
16 Chiffres de TNS SOFRES, 2013
17 Propos recueillis dans Internet rend-il bête ? de CARR Nicholas, 2011, Editions Robert Lafont
19. désormais supérieur au pic des recettes de la presse quotidienne et magazine américaine qui
eut lieu en 200718. C’est grâce au stockage des données que ce géant du net réussit à
s’imposer et développer un nombre incalculable de services afin de devenir le partenaire
numéro 1 de l’individu.
L’exploitation des données se fait par différents biais, notamment grâce aux nombreuses
applications présentes sur nos smartphones qui récoltent en permanence les données
personnelles. Par exemple, les comptes bancaires sont auscultés par Bankin19, Google
Maps20 recueille les géolocalisations. Cependant, tout cela ne nous pose aucun problème
dans la mesure où nous estimons que toutes ces applications nous rendent gracieusement
un service et nous acceptons donc l’exploitation de nos données personnelles et cette
intrusion dans notre vie privée. Vincent Glad, spécialiste de la culture web pour Les Inrocks21
ou Slate.fr22 résume bien cette problématique que l’on a d’accepter cette intrusion dans nos
vies : « Une appli, c’est comme un ami à qui on raconte un secret en lui faisant jurer de ne
jamais le répéter. On sait bien qu’une fois sur deux, il le fera. Mais bon, c’est comme ça, c’est
la vie. » Facebook est ainsi la plus grosse entreprise au monde, avec 1,3 milliard d’employés
et se nourrit constamment de nos profils personnels pour ensuite les revendre à des
annonceurs. Des chercheurs de Berkeley ont ainsi démontré qu’avec les « likes » il était
facile de déterminer l’orientation sexuelle, mais aussi l’origine ethnique ou même encore ses
habitudes alimentaires. De plus, les statuts Facebook permettent aussi de cibler davantage
les moments de déprime. « Il n’y a qu’un pas entre identifier ces vulnérabilités, et chercher à
les créer » alerte la sociologue américaine Zeynep Tufekci.
Depuis presque un an, on est abreuvé de révélations sur l’espionnage de nos
conversations par la NSA23. Tous ces périls restent « virtuels » mais nous ne sommes peut-être
pas assez conscients que nous laissons derrière nous une multitude de données
personnelles. En fin de compte, personne ne comprend bien comment toutes ces données
personnelles seront utilisées. Ce phénomène s’observe également dans les objets connectés.
18 Propos recueillis dans Internet rend-il bête ? de CARR Nicholas, 2011, Editions Robert Lafont
19 Bankin est une application gratuite permettant d’avoir une visibilité instantanée sur toutes ses dépenses
20 Google Maps permet d’afficher des plans et de trouver des commerces à proximité
21 Actualités culturelles, politiques et société, critiques d'albums, films, musique, cinéma et littérature
22 Slate.fr est un magazine d’actualité en ligne dans les domaines politiques, économiques et technologiques
23 NSA: National Security Agency, organisme gouvernemental du département de la Défense des États-Unis
19
20. Notre monde s’appuie de plus en plus sur l’interconnexion via l’outil informatique : peu à
peu nous affirmons et développons notre dépendance. Nous devenons même passifs devant
des tâches que seul l’ordinateur peut réaliser. Serions-nous entrés dans l’ère des machines
intelligentes et autonomes, capables de se substituer à l’homme ?
D’autre part, Mark Zuckerberg, le brillant fondateur de Facebook, a d’ailleurs proclamé
la fin de la vie privée et institué la transparence permise par son réseau comme la nouvelle
norme sociale. Dans la vie réelle, on connaît votre identité mais votre vote est secret. Sur le
réseau, on connaît votre opinion mais pas votre identité. La révolution numérique a
engendré de nombreuses métamorphoses de la société, des hommes et des usages. Comme
dans tous changements, apports et dérives se côtoient. Si certaines dérives semblent
importantes, souvenons-nous de la phrase du sociologue américain Paul Lazarsfeld24 :
« L’intégration se fait par rejet partiel. On n’aime pas mais on s’adapte quand même. » Jean-
Louis Missika, sociologue et professeur de français au conservatoire des arts et métiers,
évoque à ce sujet l’épisode de la télévision perçue, à l’époque comme un frein à l’échange
dans les familles et vue aujourd’hui comme le ciment du lien social. L’important pour lui et
dans cette révolution est d’inventer « une hygiène numérique ». En effet, le terme
révolution, s’il évoque une rupture ou un changement, se définit, en physique, comme un
cercle, c’est à dire une évolution revenant toujours à son point de départ. Depuis des siècles,
l’Homme est confronté à de multiples changements mais paraît toujours subsister. À
l’époque tayloriste, on redoutait que la révolution industrielle et ses ouvriers deviennent
peu à peu des machines ; aujourd’hui on est désormais bien rentrés dans une ère où le
service prédomine: un service où l’homme est au centre de l’échange. Si la dématérialisation
fait craindre une perte des réalités et de liens véritables, il reste aux Hommes de s’y adapter
une fois de plus en mobilisant leur caractère stratège en ce qu’ils anticipent l’avenir et leur
caractère tacticien en ce qu’ils s’adaptent et composent avec le présent.
« Toute notre vie quotidienne est améliorée : organisation de rendez-vous, coordination
d’agendas, réservations, comparaisons de prix, partage de ressources, organisation
d’événements, les courses… Avec le résogiciel, le monde se coordonne autour de nous en un
20
24 LAZARSFELD, Paul (1901-1976) est un sociologue américain, d'origine autrichienne. Il est particulièrement
connu pour l'importance de ses travaux sur les effets des médias sur la société.
21. flux constant et efficace d’informations échangées » 25. Nous pouvons également remarquer
une tendance à maitriser constamment ses efforts, son activité et ainsi « avoir la main » sur
ses propres données personnelles.
21
3. Nouvelle logique d’introspection de soi : le quantified self26
Le quantified self est une pratique à mi-chemin entre le réel et le virtuel qui consiste à
mesurer grâce à des capteurs ou des objets connectés reliés à un smartphone, l’ensemble
des variable de son existence, appelé aussi « la data ». Tout est aujourd’hui mesurable, le
nombre de calories avalées au cours d’un repas, le nombre de kilomètres parcouru dans la
journée, la qualité de son sommeil, la qualité de son brossage des dents, etc., pour ainsi
avoir un résumé entier de sa vie sous la forme d’un graphique. Cette innovation, perçue
comme futuriste indique aujourd’hui la voie d’une modernité banale, accessible et utile. En
août 2013, on découvrait sur le compte Instagram du dictateur syrien Bachar el-Assad que sa
femme avait elle aussi succombée au désir du « tout connecté » en s’offrant un Jawbone Up
capable de traquer tous les kilomètres parcourus dans son palais mais aussi d’analyser la
qualité de son sommeil. En effet, de nombreuses personnes médiatiques ont tendance à
promouvoir ces objets comme un effet de « cool attitude » et incitent ainsi leur utilisation.
Même si cette tendance de la vie « data » est d’abord restée réservée à une communauté de
« geeks », elle ne cesse ces dernières années de se démocratiser auprès des individus grâce
à la pénétration importante d’objets connectés dans divers secteurs comme la santé, le
bien-être et le sport. En effet, l’exemple le plus significatif reste l’application et le bracelet
Nike Plus qui comptabilisent plus de 20 millions d’utilisateurs et permet d’immortaliser ses
performances sportives mais aussi de les partager avec ses amis. Le marché du quantified
self reste donc un marché porteur et serait estimé à plus de 3 milliards d’euros au cours de
l’année 2014. De plus, d’après le cabinet International Data Council, chaque individu portera
en moyenne 3,5 produits connectés d’ici 202027.
« Cette nouvelle logique d’introspection de soi par les chiffres permettrait ainsi d’entretenir
une certaine illusion d’une reprise de contrôle aux vertus auto thérapeutiques et pourrait
25 BELLANGER, Pierre, La Souveraineté numérique, 2014, Édition Stock
26 Désigne la pratique de la « mesure de soi »
27 Selon IDATE, cabinet de Recherche et analyse de télécommunications, Internet et les sociétés de médias
22. s’apparenter à un journal intime » 28. D’après un sondage OptinionWay29 de 2013, à la
croisée de l’auto-coaching et de l’introspection numérique, la mesure électronique du
quantified self à coup de bracelets connectés serait d’ailleurs déjà envisagée par plus de 54%
des français comme un moyen crédible de mieux gérer leur santé. Une techno-vision du
monde qui, d’après le sociologue Fabien Kiszach, trouverait sa source dans la pensée
cybernétique et l’idéologie de la Silicon Valley30 : « Le sous-texte de ce mouvement est que
l’humanité vivra mieux si elle abandonne le contrôle de soi, de la planète et de ses ressources
à une intelligence supérieure qui accorde les humains en fonction de leurs besoins. »
De plus, petit à petit nous pouvons observer que les objets connectés font surface dans
notre vie et réinventent totalement quelque chose parfois perçu comme anodin. En effet, la
mairie d’Issy vient de mettre en place, en avril dernier une application de balade numérique
afin de découvrir le fort d’Issy en réalité augmentée. D’un simple regard, le promeneur muni
de cet objet est facilement géolocalisable et peut découvrir l’histoire du site mais aussi le
projet d’éco-quartier numérique. Avec cette application, Issy est la première ville d’Europe à
innover autour du phénomène des Google Glass31.
De cette manière, les utilisateurs d’objets de quantified self s’inscrivent dans une
volonté de contrôle d’eux-mêmes, dans une perspective de changement. C’est comme
devenir son propre coach, c’est à dire une orientation vers l’action. Pour les individus qui se
mesurent, les chiffres sont enchanteurs, ce sont des points d’appui à leur storytelling intime.
Les usages croissants des objets connectés ont aussi un sens social fort car ils permettent de
recréer un certain « collectif », parfois perçu comme rassurant.
22
« C’est ludique, il y a comme
un jeu vidéo de toi-même. »
28 Propos tirées dans un article de GQ Magazine d’avril 2014
29 OpinionWay est un institut d'études précurseur depuis sa création en mars 2000
30 La Silicon Valley est un pôle mondial d'innovation technologique sur la côte ouest des États-Unis
31 Information recueillie dans un article de Direct Matin, le 23 avril 2014
23. « Un soi envisagé comme une machine en potentielle défaillance permanente, sollicité par
une multitude de micro-défis et de bilans statistiques »32. Cette maîtrise de soi permet
d’affronter le réel lorsqu’on a le sentiment d’avoir de moins en moins de prise sur celui-ci.
Cependant, ces victoires ne sont pas forcément au rendez-vous puisque le quantified self
semble annoncer le retour d’un étrange culte de la performance, sorte d’écho amplifié du
slogan des bracelets connecté Nike Fuel Band « Motivé, partout, tout le temps ». Une
dynamique amplifiée par l’effet addictif des potentialités toujours plus ludiques des objets
connectés. GQ Magazine, dans son interview d’avril dernier résume bien cela : « À un
moment, j’étais tellement obsédé par ce que j’avalais que, pendant les repas, je flashais avec
mon téléphone tous les codes-barres des aliments que je mangeais pour que l’application
m’indique leur valeur calorique précise. Ma copine m’a demandé de me calmer, mais ça a été
dur de décrocher. Et si j’ai sauvé mon couple, j’ai directement repris trois kilos. » De
nombreuses marques comme Alarmclock ont capitalisé sur ce phénomène de « tension
permanente » qui grâce à toutes les données connectées tente de vous sortir du lit en vous
annonçant toutes les nouvelles les plus déprimantes à votre sujet tels que le nombre de
jours qu’il vous reste à vivre, l’étendue de votre découvert bancaire, etc. La data nous place
aujourd’hui dans une position d’exposition permanente et se montrer aux autres fait partie
intégrante de la valorisation sociale. « Contrairement à ce que l’on pense, les gens partagent
encore assez peu leur données sur les réseaux sociaux. De l’ordre de 7 à 10% » explique
Hubert Guillaud, auteur de son ouvrage De la mesure à la démesure de soi.
De fait, comme l’annonçait le penseur Jean Baudrillard dans son essai La Société de
consommation (1970) : « le corps ainsi réapproprié l’est d’emblée en fonction d’objectifs
capitalistes : autrement dit, s’il est investi, c’est pour le faire fructifier. » Car si les
observations critiques du quantified self s’inquiètent déjà de voir un jour ce type d’outils
mobilisés pour traquer nos chutes de productivité au bureau par exemple, ce sont des
sociétés d’assurance qui semblent être les premières à vouloir s’engouffrer dans la brèche.
Virgile Brodziak, chargé de la stratégie digitale chez Publicis affirme même « ils sont de plus
en plus nombreux à nous contacter pour mettre en place des partenariats afin d’avoir accès à
ces informations. » Preuve qu’à l’heure de la vie data, l’expression « donner c’est donner »
prend désormais tout son sens. Ainsi, les objets connectés vont devenir une norme après les
23
32 Citation tirée d'un article de GQ Magazine d’avril 2014, dossier spécial consacré au quantified self
24. biens technologiques. En effet, avec plus de 15,8 millions de Smartphones vendus en 201333,
la démocratisation du mobile donne une passerelle pour tout connecter et ainsi vivre dans
cet environnement du tout digital.
Toutes ces avancées technologiques et notamment dans le secteur des smartphones
ont alerté le gouvernement. La CNIL 34 a publié des recommandations quant à la
communication et le partage des données recueillies. En effet, le quantified self mesure
principalement les performances dans le domaine du sport ou encore du bien-être de
l’individu, et la Commission Nationale Informatique et Libertés (CNIL) voit dans cet
engouement un problème d ‘éthique et de stockage de données personnelles. La
Commission donne ainsi une liste de recommandations quant à leur usage. Tout d’abord,
elle recommande d’utiliser un pseudonyme pour partager ses données et éviter de donner
sa propre identité et de ne pas automatiser le partage des données vers d’autres services.
Elle recommande aussi de ne publier les données qu’en direction de cercles de confiance et
d’effacer ses données personnelles lorsqu’un service n’est plus utilisé. L’organisme met
également en garde les utilisateurs sur la prolifération de leurs données via les réseaux
sociaux, et rappelle que la frontière peut être floue entre le médical et le simple suivi de son
bien-être. En effet, une donnée peut sembler anodine pour un utilisateur au moment où il la
partage, mais receler beaucoup d'informations pour un spécialiste qui pourrait y avoir accès
par la suite. Aux États-Unis, une loi permettra d’avoir la possibilité de faire disparaître les
photos ou commentaires embarrassants sur les réseaux sociaux. Le texte, surnommé «loi-gomme
», a été promulgué en début d’année par le gouverneur de Californie Jerry Brown,
mais n'entrera en vigueur qu'en 201535, le temps pour les sites Internet concernés de
s'adapter. Les opposants à la loi affirment que le texte pourrait avoir des effets pervers, en
obligeant les sites à récolter encore plus d'informations personnelles auprès des internautes,
notamment leur âge et leur localisation.
De plus, ce sujet est au coeur de l'un des axes du programme de recherche de la
Direction des Études, de l'Innovation et de la Prospective du Gouvernement en ce qui
24
33 Chiffres de TNS SOFRES
34 CNIL: Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés
35 Chiffres tirés de l’article Les ados californiens vont avoir droit à l'oubli sur Internet du site stratégies.fr de
septembre 2013
25. concerne la thématique « Santé et bien-être dans le monde numérique ». Une preuve de
plus de l’importance grandissante de cette problématique.
Quant au rapport entre l’Homme et la machine, divers penseurs majoritairement
américains l’ont résumé en une question que chacun devra bientôt se poser : votre savoir-faire
est-il complémentaire du savoir-faire de votre ordinateur, ou votre ordinateur fait-il un
25
meilleur travail sans vous ?
Le philosophe William Bates, professeur d’histoire des technologies à l’université de
Californie, à Berkeley relativise cependant cette angoisse : « Depuis le début de la
civilisation, les humains sont construits par la culture dans laquelle ils évoluent, et donc par la
technologie qui en fait partie. C’est ce qui nous distingue des animaux. Il serait naïf de croire
que le cerveau humain était jadis plus « naturel » ou plus « libre », et que les nouvelles
technologies nous auraient dépossédé de quelque chose. » Selon Dimitri Carbonnelle,
fondateur de Livosphere36, tous ces objets apportent un nouveau service et deviendront
indispensables dans notre quotidien. C’est d’ailleurs dans le secteur de la santé que ces
objets commencent vivement à s’imposer mais aussi dans l’équipement de la maison
Ci-dessous la journée type d’un utilisateur d’objets connectés (GQ Magazine – avril 2014) :
CHRONIQUE D’UNE JOURNÉE CONNECTÉE
Du lever au coucher, gadgets et applis vous donnent de
vos nouvelles et vous conseillent de faire encore un effort.
8H – PREMIER RÉFLEXE
Checker sur Beddit, un optimisateur de sommeil glissé sous le matelas, comment s’est
déroulée cette nuit en termes de rythmes cardiaques, de ronflements… Ça tombe bien,
votre copine qui n’a pas dormi de la nuit voulait vous en parler.
8H30 – APRÈS LE PETIT-DEJ
Vous sautez sur votre balance Withings. Tiens, vous avez encore pris 500 grammes. Mais
vous respirez car la balance indique le taux de CO2 de votre salle de bain et s’inscrit dans
une norme tout à fait acceptable.
36 Livosphere a pour mission d’accompagner les entreprises souhaitant développer un objet connecté
26. 9H – FACE À LA PENDERIE
Aucun dilemme : tous vos vêtements viennent de chez Cityzen Sciences, une start-up
française qui commercialise des habits conçus à partir d’un textile qui vous prévient à la
moindre de vos défaillances organiques.
9H30 – VOTRE FIANCÉE
Elle s’habille. Vous la trouvez si mince que vous vous félicitez de lui avoir offert un SmartBra
de Microsoft, ce soutien-gorge muni d’un électrocardiographe qui, en cas de pulsion
alimentaire incontrôlée de son propriétaire, se met à vibrer…
12H – À LA CANTINE
Vous ne prenez pas les mêmes couverts que les autres mais votre fourchette Hapifork. Elle a
la particularité de vibrer entre deux bouchées trop rapprochées. Seul hic : vos collègues vous
trouvent aujourd’hui excessivement bavard.
15H – SÉANCE JOGGING
Entre deux dossiers, vous partez, vos baskets aux pieds, votre bracelet Nike Fuel Band au
poignet et l’appli Nike Fuel activée. Au fout d’une demie heure, vous trouvez que la
boulangerie est située excessivement loin.
16H- À MI-PARCOURS
Vous vérifiez, grâce à votre ceinture Lumiback, le temps passé debout depuis le début de la
journée : oui, seulement une heure et demie. Vous pouvez rester au bureau encore une
heure ou deux.
18H – ALCOOTEST
Retour à la maison. L’heure de se détendre avec un bon verre de bourbon. Drinking Diary,
cette appli censée vous guider dans votre consommation d’alcool, vous annonce que vous
êtes déjà à votre septième unité de la semaine. Et on n’est que mercredi.
19H – S’HYDRATER
Pour accompagner cet abus d’alcool, vous gardez à portée de main votre BluFit, gourde
connectée qui vous préviendra à l’aide d’un signal sonore en cas de déshydratation. Pensez
aussi à vous restaurer à l’occasion.
21H – PASSAGE À VIDE
Sur un coup de tête (après trois verres quand même) vous décidez de partager votre flore
bactériologique avec vos amis internautes grâce à l’appli uBiome. Aucun like pour le
moment.
26
27. 22H – LE FEU DE L’ACTION
Chaud comme la braise, vous installez votre Sex Counter, cockring dissimulant un
accéléromètre pour mesurer et enregistrer votre durabilité en amour. Étrangement, vous
n’avez jamais jugé pertinent de partager ces performances.
23H – BILAN DU SOIR
C’est l’heure de votre graphique du bonheur quotidien grâce à Hapilabs, application
permettant de noter de 1 à 10 chaque moment de votre vie qui, de plus en plus, vous fait
penser à une « École des Fans » qui ne voudrait jamais s’arrêter.
C’est ainsi qu’on pourrait penser que cette digitalisation massive de notre société et le
développement rapide des objets connectés dans notre quotidien bouleverseraient notre
économie et supprimeraient de nombreux postes. Or, d’après une étude du cabinet
McKinsey, Internet a créé 25 % des emplois en France depuis 1995 et pourrait créer 450.000
emplois à l’horizon 2015.
27
C/ Internet a bouleversé nos économies
1. Internet, moteur d’une révolution industrielle
Inventé au début de la décennie, le web a complètement bouleversé notre économie. En
effet, le nombre de start-ups françaises ne cesse de s’installer et viennent déstabiliser les
positions des acteurs traditionnels, lesquels réagissent à leur tour en investissant
massivement dans Internet et en adaptant leurs structures.
Internet est le moteur d'une révolution industrielle, certes, mais il n'est pas sûr que celle-ci
modifie les préceptes de l'économie traditionnelle. Le numérique serait seulement un
nouveau moyen de se développer et d’offrir de nouveaux services utiles. De plus, plus de
73% des français pensent que le numérique est utile pour l’économie (+4 points par rapport
à 2011) et 65% des français pensent que le numérique a des conséquences positives sur
l’emploi. Enfin, 64% pensent que les français ont l’esprit d’entreprendre et de créer des
entreprises dans le domaine du numérique37. Le baromètre Inria TNS-Sofres fait état de cet
engouement dans divers secteurs d’activités et prouve ainsi que le numérique offre de
nouvelles possibilités de développement. Ci-après une infographie reflétant ce point :
37 Chiffres tirés du baromètre Inria TNS SOFRES
29. Face à cet engouement du « tout numérique », de nombreuses start-ups réussissent à
s’imposer et facilitent l’appropriation de ces nouvelles compétences vers les industries
traditionnelles. Par exemple, en France, la jeune société Dataiku38 a mis au point une suite
29
38 Dataiku permet de créer ces propres applications prédictives.
30. logicielle qui permettra à des cadres sans formation informatique de se lancer dans la
gestion de base de données et l’analyse prédictive : « Nos clients potentiels, [affirme Florian
Douetteau, patron de Dataiku], sont les entreprises industrielles qui possèdent des stocks de
données dont ils ne font rien, et qui veulent les exploiter pour résoudre des problèmes de
façon innovante. » Il cite l’exemple d’un gestionnaire de parcmètres souhaitant, à partir des
données de stationnement, modéliser la circulation automobile dans des milliers de villes.
C’est dans l’industrie musicale notamment que nous pouvons observer un net
bouleversement. En effet, aujourd’hui nous sommes tous conscients qu’il suffit d’être
connecté au réseau pour disposer de millions de titres. En effet, les habitudes de
consommation ne sont plus les mêmes et les acteurs culturels assistent impuissants au
déclin de plusieurs supports tels que le CD et le DVD. Dans un premier temps, cette
substitution au numérique s’est faite en faveur du téléchargement légal, avec iTunes par
exemple ou encore via le téléchargement illégale avec Megaupload notamment. Désormais,
nous pouvons observer que cette tendance a évolué vers un nouveau mode de
consommation, le streaming. Dans cette optique, le consommateur opte pour avoir un accès
à un large catalogue, la plupart du temps quasiment gratuit, démontrant ainsi que le
streaming est un mode de consommation lié à la découverte. Nous pouvons citer Deezer et
Spotify qui aujourd’hui ont réussi à s’imposer comme des références dans les sites de
streaming musical. Ce format d’écoute a généré sur l’année 2013 un chiffre d’affaire de plus
d’1 milliard de dollars39. De plus, ce phénomène devrait se poursuivre avec l’envolée des
abonnements payants qui ont déjà séduit 28 millions d’individus dans le monde40.
Cependant internet ne reste pas le seul moteur de création d’emploi. En effet, même si
l’apparition des robots dans nos industries et dans notre vie quotidienne provoquent
certaines angoisses dans le fait qu’ils remplaceront peut-être l’humain dans les entreprises,
elle reste néanmoins un moyen de faciliter l’Homme dans son travail.
30
2. De nouvelles perspectives grâce à la robotisation
Les progrès de la robotique sont généralement pointés du doigt. En effet,
39 Chiffres 2013 de l’International Federation of Phonographic Industry.
40 Informations et chiffres tirés du site Frenchweb (http://frenchweb.fr/deezer-spotify-la-musique-en-streaming-
genere-plus-de-1-milliard-de-dollars-de-chiffre-daffaires/146000)
31. l'automatisation des chaînes de production a tendance à mettre des travailleurs humains sur
le côté. Or, selon un rapport de la Fédération Internationale de la Robotique (IFR), les robots
industriels auraient, au contraire, un impact positif sur l'emploi. Selon les estimations 2013
de l'IFR, il y a plus de 12 millions de robots dans le monde. Ces robots peuvent avoir un rôle
d’aide pour des tâches pouvant être difficiles pour l’Homme mais ils peuvent également
travailler pour nous. Après avoir remplacé l'Homme dans certaines usines, notamment sur
les chaînes de montage, les robots s'attaquent désormais à de nouveaux métiers. Par
exemple, un robot pompier, appelé Robokivu a été inventé à Tokyo, capable de secourir une
victime et même d’établir un pronostic vital. Nous avons aussi Roomba, un robot femme de
ménage qui a déjà été vendu à plus de 4 millions d’exemplaires dans le monde. Il y a aussi
EMILY qui est un robot bouée conçu pour aller chercher des victimes sur le point de se
noyer. Dans le but d'assister les sauveteurs, il localise les personnes en détresse grâce à son
sonar en détectant les mouvements anormaux des nageurs en difficulté.
Ainsi, la robotique semble particulièrement bien placée pour créer un grand nombre
d'emplois dans le futur. En effet, il ne faut surtout pas considérer que les robots remplacent
les humains mais les voir comme « facilitateurs » de travail puisque ces robots permettent
de soulager le travail du salarié en lui évitant certaines tâches rébarbatives. L'IFR chiffre
d'ailleurs à 1 million le nombre de postes qui devraient être créés au cours des cinq
prochaines années. Ces prévisions concernent en particulier l'électronique grand public,
l'alimentaire ainsi que les énergies vertes (solaires et éoliennes). De la même manière,
comme l'indique l'IFR, « la robotique va faire des incursions dans les grandes industries de
services, en particulier les soins de santé, où une population vieillissante aura besoin des
services de soutien, pour lequel les fournisseurs de soins humains seront trop peu nombreux.
Les robots vont également jouer un rôle important dans le transport et la fourniture de
services à domicile. Ils vont également contribuer à protéger les maisons et bureaux et
surveiller l'environnement à la fois dans la routine et des opérations d'urgence. » Pour finir,
« il ne faut jamais perdre de vue qu'il faudra toujours des humains pour créer des robots, ne
serait-ce que pour les entretenir. On part toujours de l'existant c'est-à-dire des Hommes qui,
eux, disposent des connaissances indispensables pour construire ces robots. » 41
31
41 L4M: http://www.l4m.fr/emag/dossier/societe-3/la-robotique-creation-destruction-emploi-11095
32. 32
II] L’Homme en tant qu’internaute
L’impact de l’usage des nouvelles technologies sur nos rapports sociaux est immense et
suscite un débat permanent. Craindre la technologie ou bien lui faire confiance les yeux
fermés, tels sont les deux attitudes que nous retrouvons. Encore très récemment, le dernier
film de Spike Jonze, Her (2014) nous invite dans un futur proche, où le virtuel remplace les
interactions humaines. Nous y reviendrons. Les liens entre réel et virtuel sont très étroits, à
tel point qu’il est impossible de séparer les pratiques sociales des usages technologiques.
Avec l’avènement du monde virtuel, nos relations sociales ont été complètement redéfinies.
Internet et les nouvelles technologies inventent de nouveaux espaces et enrichissent les
modalités du lien social, illustrant ainsi notre rapport changeant à la technologie.
A / Notre rapport à la technologie
1. Corps réel et corps virtuel
« Le XXème siècle s’est clos sur une prophétie terrible : celle de la disparition du corps dans
les sociétés en réseaux » explique le sociologue Antonio Casilli dans Les Liaisons numériques
(2010). Il examine dans son livre les transformations de nos relations sociales et des formes
de la sociabilité à l’heure d’Internet. À travers des exemples comme Second Life, plateforme
sociétale virtuelle permettant de vivre « une seconde vie », il montre le désir d’un corps
projeté, amélioré et augmenté. La notion de corps virtuel est selon lui un mythe qu’il faut
démentir. Le corps est bel et bien présent au centre de notre quotidien. Cette théorie de la
disparition du corps lorsqu’on est connecté en ligne est erronée, puisque le corps réel passe
d’abord par la projection d’une identité, d’une représentation de soi. Le terme d’identité est
très important quand on parle de nos comportements en ligne. Internet n’est pas seulement
un lieu de recherche d’informations, c’est également un espace de communication où on
échange des mails, partage des photos et parle avec ses amis, autrement dit un fait social.
Ce que le web fait si bien, c’est de donner à une personne la possibilité de séparer les
catégories sociales auxquelles elle appartient, de se réinventer. Le web est un endroit où
nous pouvons redéfinir qui nous sommes, qui nous avons été, et ce que nous pouvons
devenir. Son anonymat permet aux résidents numériques d’essayer de nouvelles peaux.
Cette représentation de l’homme en tant qu’internaute se fait ni plus ni moins par
33. l’intermédiaire d’un avatar. À l’origine, le terme désigne l’apparence que prend un
internaute dans un univers virtuel, notamment celui du jeu vidéo ou des forums. Il s’agit
aujourd’hui de manière plus générique de l’image que l’on utilise pour se représenter, d’où
le terme de corps dit virtuel. Cette image et identité en ligne résument les informations sur
soi. On retrouve aussi cette notion d’avatar sur les sites marchands qui disposent d’un chat
en ligne où des conseillers renseignent l’internaute, comme s’il était en magasin physique.
Quasiment tous les internautes disposent maintenant d’un avatar, de smileys ou d’une
photo personnelle avec le développement des plateformes de réseaux sociaux. Autant de
traces qui introduisent la notion de corps dans les réseaux informatiques. Si on prend
l’exemple des photos de profil sur Facebook, nous les utilisons comme une effigie pour se
présenter aux autres. L’avatar qu’on utilise est un raccourci de ce que l’on est, dans lequel
on projette quelque part un certain narcissisme, l’idée d’un corps loin de toute faiblesse. Les
films grands publics tels Tron ou Matrix n’ont été que les représentations les plus
immatérielles de ce fantasme postmoderne du corps virtuel et immortel.
En parallèle, on ne peut pas tracer une cartographie sociale sans préciser les territoires
dans lequel le corps évolue. Nous opposons souvent le monde réel au virtuel en essayant de
délimiter l’espace physique du cyberespace. Pour le psychologue Yann Leroux, cette
distinction n’a pas de sens : « Le cyberespace c’est notre monde, ce n’est pas une autre
réalité, c’est celle avec laquelle on a à faire maintenant. Un espace à comparer avec d’autres
espaces de réalité comme le rêve ou l’espace imaginaire, mais ce n’est en aucun cas un
espace qui nous est radicalement différent : les gens s’y comportent de manière similaire à
celle du monde géographique. Il n’est pas lointain, ce n’est pas un ailleurs à conquérir avec
des scaphandres et des équipements technologiques. » Nous avons d’ailleurs associé dès le
début des objets physiques à des usages informatiques : “entrer” en ligne, ouvrir des
“fenêtres”, créer des “dossiers” sur son “bureau”, ou encore jeter des documents dans la
“corbeille”. On ne peut donc pas considérer le cyberespace comme un espace déconnecté
de notre réalité actuelle. On y évolue quotidiennement et cela se voit d’autant plus avec le
développement du web social. Ce qui était vrai il y a 20 ans s’applique de moins en moins. En
effet, nous sommes en train de perdre de plus en plus notre capacité d’être n’importe qui en
ligne, de conserver un semblant d’identité fictive. L’ancien web, lieu où l'identité pouvait
rester séparée de la vie réelle, est en train de disparaître petit à petit. Selon Sheryl Sandberg,
directeur d’exploitation de Facebook, et Richard Allan, son directeur de la politique publique
33
34. en Europe, les personnes qui sont arrivées sur le web depuis 2003 veulent des interactions
en ligne soutenues par une identité « authentique ». Et celle-ci est incompatible avec des
pseudonymes, même bien établis. Les profils Facebook et Google sont d’ores et déjà
automatiquement liés au vrai nom de la personne et à des liens réels. Christopher Poole,
fondateur du forum anonyme 4chan, pense que l'approche de Facebook et Google ne tient
pas compte de la diversité de l'expérience humaine et arrête toute forme d’expérience en
ligne. Pour lui, les individus sont multiples et notre identité a plusieurs facettes. Selon
Richard Allan, cependant, ce que les millions de personnes qui sont venues en ligne durant la
dernière décennie veulent réellement, c’est un endroit sûr où ils ne feront pas l’expérience
d’un mauvais comportement, où leurs identités seraient volées ou dupées par des
imposteurs. Il estime que « prétendre à une identité ne fonctionne pas très bien maintenant
que le web est passé d’un sport minoritaire pour les geeks à une occupation mainstream. »
Les chercheurs vont désormais jusqu’à affirmer que nous avons un « double habitat »
développe Antonio Casilli. Il ajoute que le corps réel est un leurre. Nous vivons en face à
face, mais également dans un espace pourvu d’échanges reposant sur la technologie.
Le web a repositionné le corps au centre de nos mondes, nous obligeant à nous définir
même par ce que nous serons après notre mort. En effet, nous laissons derrière notre
passage sur le web des traces numériques représentant une masse d’informations
importante. C’est tout le sujet troublant du livre de John Romero, Your Digital Afterlife
(2011). Les sanctuaires en ligne, les sites dédiés ou les profils Facebook commémoratifs par
exemple, sont maintenant une source d'information supplémentaire qui n’existait pas
auparavant. Lors de la disparition d’un utilisateur sur Facebook, tout ce qu’il a publié reste
visible. Les familles du défunt ont alors le choix de fermer le compte ou le laisser en
mémorial via un formulaire de décès. Il est assez poignant de recevoir une notification le
jour de l’anniversaire de cette personne et lire tous les messages de condoléances des
proches. Nous laissons donc des marques de notre existence de manière différente qui ne
peuvent s’effacer. Le corps n’est plus, mais le moi virtuel continue de vivre. L’anthropologue
numérique Genieve Bell, directeur de recherche chez Intel, raconte que la culture de la
technologie fait même partie intégrante des funérailles chinoises. Traditionnellement, de
l’argent en papier était brûlé pour aider le défunt à payer ses dettes et franchir l'au-delà.
Aujourd’hui, ce sont des iPhones, des iPads et des PC en papier qui sont brûlés afin qu'ils
puissent être utilisés dans l'autre monde. Les notaires recommandent de plus en plus
34
35. d’ajouter ses actifs numériques à son testament, y compris les listes de services en ligne avec
leurs noms d'utilisateur et mots de passe associés. La mini-série britannique Black Mirror
met en scène de manière dérangeante la façon dont nous vivons avec les technologies et
celle dont nous pourrions vivre si cela était poussé à l’extrême. Ainsi, l’épisode Be Right
Back scénarise le thème de la vie après la mort. L’histoire est plutôt banale au début. Un
couple emménage à la campagne, le mari passe son temps sur les réseaux sociaux et meurt
peu de temps après dans un accident de voiture. Son épouse apprend après les funérailles
qu’il est possible de rester en contact avec un défunt via un programme artificiel. Un
nouveau compagnon est créé - ou plutôt cloné - en utilisant toutes les données numériques
qu’il a engendré sur les réseaux sociaux et ailleurs. La protagoniste va alors commencer à
dialoguer avec lui et réapprendre en quelque sorte à vivre avec l’être disparu. Un récit qui se
rapproche de cette idée d’immortalité de l’être virtuel. Nous reviendrons à ce propos plus en
détail sur cette série d’anticipation dans l’aspect culturel de notre sujet, le numérique étant
une grande source d’inspiration.
Le problème qui se pose quand on aborde les notions de réel et de virtuel, c’est tout de
suite l’aspect antisocial suspecté des nouvelles technologies. Elles représenteraient une
menace en se substituant aux rencontres et aux liens directs. « Sans la présence de corps en
chair et en os, le lien social se trouve mis à mal » précise très tôt David Le Breton, chercheur
au CRNS, dans son ouvrage L’Adieu au corps (1999). Le fait d’être derrière un écran
fragiliserait les relations sociales. Dans le même temps, Internet a permis de désintermédier
la plupart de nos services au quotidien, réduisant ainsi de nombreuses interactions hors-ligne,
comme le simple fait d’acheter un billet d’avion. Antonio Casilli et d’autres sociologues
se sont employés à dénoncer par la suite ce mythe. Selon lui, « les échanges en ligne ne
réduisent pas les rencontres “réelles”, bien au contraire. » 42 Manuel Castells, à qui l’on doit
le terme de société en réseau est lui aussi catégorique : Internet « ne remplace ni la
sociabilité en face à face ni la participation sociale, il s’y ajoute. » 43 Disons pour synthétiser
que les nouvelles technologies transforment la nature du lien social et lui font prendre un
nouveau sens. Il peut effectivement se trouver mis à mal dans d’autres circonstances
abordées en partie B. Néanmoins, la plupart des études contemporaines sur les effets
35
42 CASILLI, Antonio, Les Liaisons numériques: Vers une nouvelle sociabilité?, Paris, Seuil, 2010.
43 CASTELLS, Manuel, The Internet and the network society, Blackwell, 2002.
36. sociaux de l'utilisation des nouvelles technologies montrent qu’il y a avant tout plus de peur
que de mal.
Les sphères réelles et virtuelles ne sont finalement pas si différentes que cela. Ce qu’on
observe dans le virtuel n’est autre que le prolongement de ce qu’il se passe déjà dans le
monde réel. Le simple fait de parler de virtuel est même dépassé, tant ce qui se passe dans
le virtuel est connecté au monde réel. De l’imprimerie au fax en passant par le télégraphe,
toutes les technologies, anciennes comme nouvelles, font partie de la réalité des hommes.
L’impact des réseaux sociaux sur les récentes révolutions arabes ou les élections
présidentielles aux États-Unis sont de bons exemples du caractère indissociable entre réel et
virtuel de nos jours. Les communautés en ligne ont beau être virtuelles, leur existence n’en
demeure pas moins réelle et les résultats de leurs actions tangibles. Reste à savoir comment
nous définissons nos relations en ligne comparées au réel. Que ce soit avec les autres ou
envers les moteurs de recherche, notre rapport à la technologie passe également par une
relation décomplexée avec la machine et une facilité croissante à se confier.
36
2. La technologie comme architecte de notre intimité
Nous venons de voir qu’Internet transformait les relations sociales et que les liens
numériques avaient leurs spécificités. Les moteurs de recherche nous donnent exactement
ce que nous voulons quand nous le voulons, moyennant un simple clic. Le web est une sorte
de bibliothèque géante tellement accessible que nous traitons Google comme un remède à
tout. Nous lui posons des questions sur tout et n’importe quoi. Nous nous souvenons de
moins en moins de choses, comme par exemple d’adresses ou de dates d’anniversaires,
parce que nous savons que nous pouvons les retrouver. Nous commençons donc à
considérer Google exactement comme un membre de notre groupe social, un nouveau
compagnon. Il est vrai que nous entretenons un rapport particulier avec le web. Quand nous
sommes malades par exemple, nous allons quasiment tous chercher des informations en
ligne avant même de consulter un médecin. Chercher des renseignements sur la santé est un
comportement très habituel chez l’internaute, comme l’atteste le succès du site Doctissimo.
Assurément, il faut se méfier de l’information qu’on y trouve mais ce qui est intéressant,
c’est notre propension à faire confiance à la communauté en ligne.
37. Cette facilité à se confier à l’écran est d’autant plus vraie sur les réseaux sociaux car ils
incitent à donner davantage d’informations personnelles et raconter ce que l’on est. On
partage plus aisément un nombre important de photos et vidéos ou des statuts témoignant
de ce que l’on fait, aime ou pense. Étant donné que nous continuons à recouper nos vies
avec la technologie, nos identités physiques et virtuelles évoluent de la même façon, et il
devient donc impossible de séparer les conséquences qui affectent l’une et l'autre. Réel et
virtuel ne forment plus qu’un. Quelque chose dit ou fait, aussi bien en ligne qu’hors ligne,
peut facilement être pris hors contexte et se retrouver de l’autre côté. Les statuts et photos
Facebook qui ont conduit à des licenciements sont très nombreux par exemple. Les
plateformes de réseaux sociaux comme Facebook permettent surtout d’exposer notre
intimité au grand jour, tout en contrôlant notre image pour se présenter sous son meilleur
profil. C’est ce que Serge Tisseron, psychiatre et psychologue, appelle l’extimité, par
opposition à l’intimité. Il définit ce terme comme le désir de rendre visible certains aspects
de sa vie qui étaient jusque là considérés comme intimes, telles des informations sur sa
famille ou ses relations amoureuses. Nous entretenons donc un nouveau rapport aux autres.
Ce besoin d’extimité serait caractéristique de tout un chacun et essentiel au développement
de l’individu. Il renforcerait la quête d’une bonne image de soi. Nous faisons ainsi en sorte
de choisir et partager le contenu le plus approprié pour nous définir et nous mettre en
valeur. Le psychologue-clinicien Gérard Pavy nous expliquait lors d’un entretien, que nous
étions tous pris dans ce phénomène de mise en scène et de captation narcissique. On veut
s’exposer devant l’autre, montrer à nos amis qu’on réussit dans la vie. Mais même la notion
d’amitié se retrouve biaisée aujourd’hui par de nouveaux liens.
Nous pouvons effectivement nous demander si un ami qu’on se fait en ligne est un vrai
ami. Quand on voit que les internautes ont en moyenne 177 amis sur Facebook, si ce n’est
plus, on comprend que le terme “amis“ a pris une connotation différente. Nous comptons
tous des “amis“ que nous connaissons à peine dans notre liste de contacts, des
connaissances en somme qui font partie de notre réseau et ont accès à notre quotidien. Ils
ne sont pas nécessairement nos amis au sens propre mais nous estimons qu’ils peuvent
alimenter ou valoriser notre cercle élargi. En réalité, on n’a pas plus d’amis sur réseau qu’on
en a dans la vie. L’amitié numérique ou le « friending » ne remplace pas l’amitié que nous
connaissons. « Sans parler de mettre une échelle, je pense qu’il faut plutôt les envisager
37
38. comme deux types de liens. Le lien virtuel est un nouveau lien, mais il n’est pas négatif » 44
nous confiait Michael Stora, psychologue. Il s’agit simplement d’une nouvelle modalité où
l’on voit se mélanger en ligne des liens faibles et des liens forts.
Les jeunes adolescents sont encore plus sujets à se confier aux nouvelles technologies
car ils sont dans une période importante de recherche de soi-même. Le développement
affectif et biologique chez l’adolescent passe inévitablement par le web et les textos. Les
adolescents étant très pudiques, ils se confient plus facilement derrière un écran car on peut
s’y dévoiler sans gêne. Ils osent raconter des secrets, faire des confidences amoureuses et
rechercher des informations qu’ils n’oseraient pas demander à leurs parents. Internet
représente pour eux un formidable partenaire, à l’abri des regards du groupe. Nous avons
nous même fait partie de la génération MSN, cette messagerie instantanée tombée en
désuétude où nous discutions avec nos amis. Aujourd’hui, les pratiques restent les mêmes
mais le discours s’est élargi et déplacé sur un nombre extraordinaires de plateformes.
Facebook, Twitter, Instagram, WhatsApp, Vine et consorts ont remplacé le MSN que nous
fréquentions. Un simple réseau social comme Snapchat, surfant sur le droit à l’oubli, montre
le rapport désinhibé que nous entretenons avec la technologie. Envoyer des photos de
grimaces est devenu pratique commune sur smartphone. Cette application permet l’envoi
de photos ou de vidéos dites éphémères car elles s’autodétruisent 10 secondes après
ouverture. Les sentiments que nous font ressentir les machines sont différents de ceux que
nous ressentons en face à face. La connexion nous désinhibe dans le sens où l’on se permet
des choses avec moins de retenue dès lors que la perception de l’autre est moins tangible.
D’un autre côté, le fait de se confier et de partager de l’information intime peut
alimenter notre avidité d’espionnage de l’autre. Le court-métrage choc Noah écrit et réalisé
par Patrick Cederberg et Walter Woodman, dépeint le quotidien d’un ado sur Internet de
manière réellement troublante. Sorti en septembre dernier et prix du meilleur court-métrage
au Toronto International Film Festival, il montre la vie en ligne d’un certain Noah
Lennox et du déclin de la relation avec sa petite amie. L’action a lieu uniquement à travers
l’écran d’ordinateur et le téléphone de Noah. On l’observe petit à petit développer une
addiction malsaine, cliquer d’une page à l’autre et scruter la vie de sa copine. Le film suscite
38
44 Cf. annexe 2, page 178, interview de Michael STORA, psychologue et fondateur-président de l’OMNSH.
39. pas mal de questions sur les effets de la vie en ligne sur les jeunes. Les réseaux sociaux
permettent de voir de plus en plus qui fait quoi, à quel endroit, à quel moment, avec les
services de géolocalisation notamment. Certains de ces usages abusifs peuvent alors dériver
vers d’autres formes et devenir dangereux. Il ne faut pas ignorer que l’évolution continue
des nouvelles technologies nous expose également à des risques toujours renouvelés.
39
3. La question de l’anonymat
Certes, il y a cette nouvelle tendance dans l’identité web qui nous contraint de plus en
plus à naviguer à visage découvert, mais l’anonymat numérique est toujours de vigueur pour
le meilleur comme pour le pire. Nous avons vu dans un certain sens que les nouvelles
technologies nous désinhibaient. Nous sommes tellement décomplexés derrière un clavier
que nous pouvons oublier que nous sommes finalement en présence d’un autre être
humain, physiquement non présent mais bien réel. Le fait que l’écran fasse intermédiaire
peut nous rendre plus facilement vulnérables. Comme n’importe qui peut emprunter
l’identité qu’il souhaite, cela mène parfois à profiter d’autrui. Les enfants notamment
peuvent rapidement devenir des proies potentielles pour des personnes malintentionnées
sur la toile. Les exemples de “cyberbullying” sont à ce sujet très fréquents. Le suicide très
médiatisé d’Amanda Todd en 2012, victime d’harcèlement en ligne par un pédophile, illustre
ce qui peut arriver quand la technologie favorise des comportements déviants. Outre les
prédateurs sexuels, d’autres comportements anonymes sont préoccupants. Les mails
frauduleux (phishing), les usurpations d’identité, ou encore l’harcèlement moral
représentent autant de dangers sur Internet, dont il convient d’être prudent.
Insuffisamment informés, les enfants ne
sont pas à l’abri de mauvaises rencontres en
ligne. De nombreux films en ont exposé les
décors, à l’instar de Trust (2010) de David
Schwimmer. Il raconte l’histoire d’une jeune
fille de 14 ans qui rencontre un garçon sur
Internet prétendant avoir 16 ans, mais qui
n’est autre qu’un pédophile. Au fur et à
mesure de ses conversations en ligne, la jeune
40. fille s’éprend de lui. Elle réalise par la suite qu’il n’est pas ce qu’il prétendait être mais
continue d’être fascinée par l’homme. Ils se rencontrent à plusieurs reprises jusqu’à ce qu’il
abuse d’elle physiquement et que nous assistions impuissants à l’anéantissement de toute
une famille. On voit bien à travers cet exemple les pièges de l’anonymat sur Internet. Les
autorités ont pris très au sérieux ce genre de comportements et sensibilisent les parents au
sujet de la connexion de leurs enfants. Ils se doivent d’être vigilants et prévenants sur le fait
qu’on puisse tomber sur n’importe qui en ligne. Pour l’anecdote, au mois de novembre
dernier, l’association Terre des Hommes est parvenue à traquer des pédocriminels en
utilisant les mêmes méthodes. Ils ont eu l’idée de créer une fille virtuelle appelée Sweetie
afin de lutter contre le tourisme sexuel par webcam interposée, très courant aux Philippines.
Une jeune fille de 10 ans entièrement réalisée en image de synthèse a ainsi permis de piéger
plus de 20 000 pédophiles qui pensaient s’offrir les services pornographiques de cet enfant.
Parmi eux, plus de 1000 personnes ont pu être directement identifiées et signalées auprès
d’Interpol.
Mais les liaisons dangereuses entre Internet et les jeunes générations peuvent
également s’exercer entre les adolescents eux-mêmes. Le film Chatroom (2010) réalisé par
Hideo Nakata aborde à juste titre les dérives de l’anonymat chez les jeunes. Il met l’accent
sur la possibilité de se construire une nouvelle vie en ligne avec le personnage de William, un
adolescent perturbé qui passe la plupart de son temps sur Internet. Cet adolescent décide
un jour d’ouvrir un forum de discussion et de créer une « chatroom » afin de discuter
librement sous un pseudonyme. Ces espaces de discussion en ligne sont matérialisés avec
brio par le cinéaste par autant de chambres différentes qui donnent sur un même couloir.
William rejoint alors quatre autres jeunes sur le forum qui vont commencer à discuter, sans
se connaître les uns des autres. Mais ses intentions sont loin d’être innocentes. Il va se servir
de ce cyberespace comme d’un appât puisqu’il est résolu à influencer le groupe par
n’importe quel moyen possible. Une fois devenu référent du groupe, il va aller jusqu’à
détruire psychologiquement le plus faible d’entre eux. On se rend donc compte que l’un des
plus grands dangers d’Internet, c’est bien cette distance avec la réalité, qui déresponsabilise
complètement l’internaute et tend à minimiser la portée de ses actes.
L’anonymat en ligne est donc souvent critiqué et vu comme une invitation à
l’irresponsabilité puisqu’il permet de faire ou dire ce que l’on veut, puis de disparaître plus
40
41. ou moins sans laisser d’adresse. Nous disons bien plus ou moins car dans l’absolu,
l’anonymat en tant que tel n’existe pas. On laisse toujours des traces derrière nous, à
l’exception de quelques experts. Certaines parties du web ont donc dégénéré en espace où il
est devenu acceptable de livrer anonymement des propos injurieux et se défouler
allégrement. Les commentaires désobligeants voire racistes sont aujourd’hui monnaie
courante sur YouTube ou les plateformes de jeux vidéo en ligne. C’est pour toutes ces
raisons liées à l’identité que l’anonymat numérique fascine autant qu’il inquiète. D’un côté
les blogueurs et les militants le défendent et de l’autre, des politiques souhaitent le
supprimer. « Sur Internet, l’anonymat ne doit pas être une protection et la liberté
d’expression, un alibi » a déclaré le chef de l’État en décembre dernier. Tel est donc tout
l’enjeu de l’anonymat. « Nous sommes très attachés à la liberté. Mais lorsqu’au nom de la
liberté, on met en cause des valeurs fondamentales, des principes essentiels, il faut aussi y
mettre les limites » ajoute le président. Malgré toutes ces dérives, il faut néanmoins nuancer
le propos car notre rapport à l’anonymat reste essentiel et ce pour de multiples raisons.
Tout d’abord, l’anonymat se veut garant de liberté d’expression dans les régimes non
démocratiques, bien qu’Internet soit fortement contrôlé dans ces régimes. À titre
d’exemple, la Chine a filtré le Printemps Arabe sur Twitter et a supprimé toutes les
expressions renvoyant à la "fuite nucléaire" après le raz de marée japonais et l’explosion de
la centrale Fukushima. C’est pourquoi, sous le couvert de l’anonymat et d’un serveur tiers,
des personnes opprimées peuvent ainsi contourner la censure et défendre leurs intérêts. Par
ailleurs, l’anonymat permet de se protéger des institutions qui fondent toutes leurs
économies sur l’exploitation de nos données personnelles. Tous les services numériques,
que ce soit des réseaux sociaux ou des applications smartphones, gardent une énorme
quantité d’informations sur nous. Un des meilleurs moyens de se rendre compte à quel point
le commerce des données personnelles est précieux, c’est de regarder le prix payé lorsque le
service change de mains. Ce n’est pas pour rien que Mark Zuckerberg, fondateur de
Facebook, a racheté le service de messagerie WhatsApp au mois de février pour pas moins
de 19 milliards de dollars. On sait pertinemment que Google scanne quant à lui tout le
contenu de nos e-mails afin d’y trouver des mots clés et de nous proposer des publicités
ciblées. Mais nous continuons tous à mettre en ligne des informations privées, ignorant le
fait que cela puisse éventuellement nous nuire. Nous oublions que ces informations ne
s'évaporent pas. Nous en donnons toujours plus sur nous-même et nous nous livrons au web
41
42. sans retenue, parce que tout le monde le fait. Nous avons vu en première partie que de plus
en plus d’individus se sentent mal à l’aise d’être tracés partout. Beaucoup de personnes
cherchent ainsi à préserver leur anonymat sur Internet afin de garder le contrôle de leur
identité en ligne. Finalement, l’anonymat n’est ni bon, ni mauvais en soi. C’est un outil qui
peut être utilisé autant pour de bonnes actions que pour des mauvaises. Il est peut être
encore trop tôt pour tirer des conclusions de cette importante évolution de la
communication, mais une chose est sûre, l’anonymat est fortement ancré dans notre
culture. La montée des mouvements d’hacktivistes tel Anonymous en est l’exemple parfait.
Avec l’anonymat, l’internaute a une liberté d’expression jusque là inégalée. Par le biais de
nouvelles communautés comme les forums, de nouvelles structures se créent contribuant à
la dénaturation du lien social, substituant parfois le réel au lien purement virtuel.
42
B / Dénaturation du lien social
« Nous avons cru inventer une société de communication, nous avons en fait inventé une
société de solitude » prononçait il y a quelques années le publicitaire Jacques Séguéla.
N’étant plus à une provocation près, il a même défini Internet comme « la plus grande
saloperie jamais inventée par les hommes » en octobre 2009, sur le plateau de France 2. Au-delà
du caractère relatif de ces propos, il est vrai qu’Internet peut dans certains cas affaiblir
le lien social et constituer un facteur d’isolement pour de nombreuses personnes. C’est tout
l’objet de la thèse de Sherry Turkle, ethnographe et directrice du département technologie
et autonomie au MIT, qui a récemment publié un livre intitulé Alone Together : Pourquoi
nous attendons plus de la technologie et moins l’un de l’autre (2011).
Alone Together est le résultat de pas moins de 15 années d’études sur le monde
numérique, où Sherry Turkle dissèque l’ambivalence des nouvelles technologies. Elle n’en
est pas à son premier livre sur le sujet puisqu’elle est l’auteure de The Second Self (1984)
consacré à l’impact des ordinateurs personnels sur nos vies, mais aussi de Life on the Screen
(1995) sur la question d’identité aux débuts d’Internet. 15 ans après, elle présente la façon
dont nos appareils électroniques changent nos rapports à l’autre. Selon elle, l'utilisation des
nouvelles technologies a autant le pouvoir d’isoler et de compromettre les relations sociales
que de nous réunir. Elle ne blâme en aucun cas leur utilisation mais elle fait comprendre