En deux générations, nos sociétés ont balayé des millénaires d’évolutions culturelles en relation avec les connaissances des ressources végétales et animales de notre alimentation.
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2. Faire évoluer durablement
les comportements alimentaires.
Hier
Evolution des régimes alimentaires de l’Homme
Depuis plus de 7 millions d’années, depuis nos origines communes avec les chimpanzés jusqu’à l’émergence
des sociétés post-industrielles et urbanisées, l’Homme a
acquis sa nourriture par la cueillette, la chasse ou la pêche
et, depuis quelques millénaires, par l’agriculture et l’élevage.
La nature était alors le principal élément venant perturber la
régulation physiologique des besoins nutritionnels.
Un régime omnivore hérité de nos ancêtres
les grands singes
L’Homme est un omnivore. Plus précisément, son régime
alimentaire est de type frugivore/omnivore : l’Homme porte
un intérêt particulier aux qualités énergétiques et organoleptiques de ses aliments, d’où son penchant pour les fruits et la
viande. Mais être omnivore n’est pas donné à tout le monde.
Cette caractéristique, qui nous vient de la grande lignée
des singes de l’Ancien Monde, s’avère plutôt rare chez les
mammifères. « Etre généraliste est une vraie spécialité pour la
quête des ressources, l’accès aux aliments, les façons de les
préparer, de les ingérer comme de les digérer. Etre omnivore
s’apprend, ce qui veut dire que de tels régimes impliquent
des adaptations sociales et cognitives complexes explique
»,
Pascal Picq, paléoanthropologue au Collège de France.
En effet, le goût ne permet pas d’écarter des nourritures
potentiellement toxiques. Choisir les bons aliments découle
de l’éducation et de l’imitation. Un régime omnivore s’inscrit donc dans un contexte tissé d’interactions multiples
avec les environnements physiques et sociaux, où interviennent des notions de plaisirs, d’échanges, d’interdits,
etc. Mais, en ces temps incertains, le choix des aliments
(fruits, légumes, parties souterraines des plantes, noix,
viandes, œufs, miel, fleurs, insectes, etc.) devait avant tout
assurer la survie pendant les périodes difficiles comme les
saisons sèches. L’acquisition d’un tel régime alimentaire
passait par la mobilisation de capacités cognitives, techniques, sociales et culturelles, donnant accès à des nourritures de bonne qualité en toute circonstance. Cela requérait une éducation sur la nature, ses ressources, ses cycles
de production, sans oublier les modes de conservation et
de préparation des aliments.
Des régimes alimentaires façonnés
par l’Histoire…
Les régimes alimentaires de l’Homme évoluent sous l’effet
de déterminismes nutritionnels et économiques puissants,
avec de fortes similitudes d’un pays à l’autre, en fonction du
niveau de développement économique. « Dans les pays développés, et maintenant dans la plupart des pays du monde,
la révolution agricole, soutenue puis relayée par la révolution
industrielle, a permis un abaissement considérable du coût
des calories alimentaires souligne les auteurs du rapport
»,
de l’exercice de réflexion duALIne1. Les conséquences de
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L’alimentation est-elle
affaire de génération ?
L’alimentation de l’Homme évolue sur des périodes plus
ou moins longues en fonction de facteurs historiques et
socioculturels. Mais qu’en est-il de l’alimentation d’un
seul homme au cours de sa vie ? Elle évolue aussi, dans
une moindre mesure. C’est ce qu’on appelle l’effet
d’âge : « consommation de fruits et légumes frais
La
croît régulièrement jusque vers 60-65 ans et diminue
ensuite », illustre le Pr Pierre Combris, directeur de recherche à l’Inra. Un effet qui doit être distingué de celui
dit de génération : « A âge égal, les jeunes générations
consomment moins de fruits et légumes que celles qui
les ont précédées », poursuit l’économiste.
Le Crédoc aborde souvent cet effet de génération en
avançant des hypothèses d’évolution des pratiques
alimentaires en faveur d’une accentuation des tendances actuelles de consommation dans les années à
venir. Néanmoins, l’expertise scientifique collective de
l’Inra sur les comportements alimentaires estime que
« ces hypothèses méritent d’être confirmées, car les
résultats n’appréhendent que partiellement les effets
de période sur les générations 3. Par exemple, elles
»
ne tiennent pas compte des effets qualité et prix, et
ignorent les chocs temporels liés aux innovations.
ces bouleversements sont à la fois positives (développement du potentiel biologique, de l’aptitude au travail, de la
longévité, de la qualité de la vie2) et négatives (augmentation
du surpoids, de l’obésité, du diabète, etc.). Ces effets délétères ont été accentués par l’évolution parallèle des modes
vie (modifications de la structure des emplois avec un essor
du secteur tertiaire, urbanisation, sédentarisation).
En France, notre histoire alimentaire a franchi diverses
étapes. Au Moyen-âge et jusqu’au début du XVIIe siècle,
l’alimentation des élites suivait les principes diététiques dictés par les médecins, avant que la gastronomie ne prenne
l’avantage. Au XVIIe siècle, « régimes tiennent davanles
tage compte de la gourmandise, de la variété, mais aussi
de l’esthétique des repas : raffinement, petits plats dans
les grands, et distinction sont les maîtres mots à l’aube de
la fin des privilèges », mentionne l’expertise scientifique collective sur les comportements alimentaires réalisée en 2010
par l’INRA3. Puis, à partir de la révolution de 1789, l’acte
alimentaire se transforme en tradition culinaire : « perLa
sonne doit affirmer sa qualité par son mode d’alimentation,
par l’importance qu’elle lui accorde, par le temps qu’elle lui
consacre. » Le goût et le plaisir à table se démocratisent :
c’est la naissance de la commensalité. Puis, un cou-
p. 2 - Comprendre l’évolution de nos comportements alimentaires pour améliorer ceux de demain
4. Faire évoluer durablement
les comportements alimentaires.
alimentaires des Français (Inca) suggèrent que cet attrait pour le prêt à consommer pourrait s'accentuer, encouragé par les jeunes générations, de plus en plus friandes de
snacks, sandwichs et autres hamburgers6.
Parallèlement à ces évolutions, la distribution des aliments
a migré du marché (ou magasin de proximité) à la grande
surface : 70 % des dépenses alimentaires des ménages
y sont désormais concentrées, dont environ 15 % dans
les hard-discounts, alors que les hypermarchés représentaient moins de 5 % des parts de marché des produits
alimentaires en 1970. La zone d’habitation (rurale, centre
Aujourd’hui
ville, etc.) et l’âge sont les principaux déterminants du lieu
d’approvisionnement3.
Ainsi, au cours du XXe siècle, les Français ont progressivement augmenté la proportion de lipides dans leur ration alimentaire. Une évolution que l’on peut attribuer à l’histoire,
aux mutations de l’offre alimentaire et, plus globalement,
aux changements de modes de vie. Cette évolution n’est
pas propre à la France : l’ensemble des pays industrialisés
a connu une telle transition alimentaire et les pays en développement y sont actuellement confrontés.z
Nos comportements de consommation actuels
Aujourd’hui, la quête de nourriture ne se résume plus qu’à un acte d’achat, et nous perdons
peu à peu les aspects conviviaux, affectifs et sociaux de
l’alimentation : nous allons moins au marché, nous faisons
moins la cuisine, nous prenons moins de repas en famille,
etc. « deux générations, nos sociétés ont balayé des
En
millénaires d’une évolution culturelle en relation avec les
connaissances des ressources végétales et animales de
notre alimentation et tout ce qui touche à leurs modes de
consommation », constate Pascal Picq. L’explication ?
Notre régime alimentaire résulte d’une double coévolution,
« première en relation avec les ressources disponibles
la
de l’environnement, comme pour toutes les espèces, et la
deuxième qui découle des interactions complexes entre nos
innovations culturelles et notre biologie relève le paléo»,
anthropologue.
En effet, si les comportements alimentaires sont initialement
affaire de régulations physiologiques internes au consommateur, ils n’en sont pas moins influencés et, en l'espèce,
dérégulés par les contraintes et les informations issues de
son environnement. Ces contraintes incluent les normes sociales qui régissent les préférences alimentaires, mais aussi
les pratiques alimentaires, en particulier le rythme et la structuration des repas. Quant aux informations reçues par le
consommateur, elles émanent à la fois de l’univers commercial (publicités, opérations marketing sur les lieux d’achat,
étiquetage nutritionnel, allégations), des pairs (amis, famille)
et des promoteurs de la santé (médecins, campagnes d’information, etc.). Aussi, les comportements du consommateur sont-ils indissociables du modèle de société auquel il
appartient : le discours ambiant et les représentations alimentaires véhiculés par la société conditionnent ses choix.
L’ère du « manger durable »
« C’est ainsi que sur les cinquante dernières années, nous
sommes passés d’un discours épicurien à un discours
engageant, en passant par cinq phases intermédiaires
»,
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constate Martine Padilla, administratrice scientifique au
CIHEAM-IAMM. Le discours restrictif des années 1970 a
cédé la place à un discours dynamique (le « manger vite »)
au début des années 1980, suivi par l’avènement du light
en 1987, puis la cacophonie du « manger juste » dans
les années 1990, à laquelle a succédé le discours santéplaisir de la période 2000-2008. Aujourd’hui qu’en est-il ?
Nous sommes dans l’ère du « manger durable », qui place
le consommateur face à ses responsabilités de citoyen
et à des choix parfois cornéliens entre le respect du bien
commun et de sa santé. C’est un fait : être consommateur en 2012, c’est d’abord être citoyen ! « Les mutations
actuelles, contrairement aux autres périodes, peuvent réellement être sources de ruptures dans la mesure où elles
remettent en cause les fondamentaux de notre société et
des systèmes alimentaires souligne Martine Padilla. Le
»,
consommateur serait donc en rupture avec ses attentes
en matière de sécurité (origine, traçabilité, etc.) et de responsabilité citoyenne (environnement, éthique, bien-être
animal, etc.), par rapport à une innovation plutôt tournée
vers la praticité, la santé, la naturalité et le plaisir.
Quelques tendances émergent néanmoins malgré cette
confusion. Elles témoignent d’une attirance pour une alimentation responsable : recul de l’hyperconsommation,
retour des produits bruts et de la cuisine, progression
des aliments plaisir responsables et de la convivialité. On
constate également l’essor de la consommation de produits sous labels : produits locaux, bio, équitables ou respectueux du bien-être animal. Essor qui répond sans doute
au désir de limiter son impact sur l’environnement, l’étiquetage carbone actuellement en expérimentation illustrant ce
changement. «
Ces tendances sont contradictoires avec
certaines tendances lourdes antérieures. Est-ce à dire
qu’elles n’ont pas de réalité ?, interroge Martine Padilla.
Il est plus probable d’envisager qu’elles représentent les
diverses facettes qui composent un individu aujourd’hui,
avec la fin d’une certaine consommation de masse. »
p. 4 - Comprendre l’évolution de nos comportements alimentaires pour améliorer ceux de demain
6. Faire évoluer durablement
les comportements alimentaires.
Concernant le rôle attribué à l’alimentation, il apparaît
dépendant du niveau de vie. Les plus faibles revenus et
les moins diplômés la considèrent davantage comme une
nécessité, alors que les autres la perçoivent avant tout
comme un plaisir. Quant à la perception d'un lien entre alimentation et santé, elle a diminué depuis 2007, passant
de 22 à 15 %. Par ailleurs, les Français ont un avis mitigé
sur l’amélioration de la qualité des produits alimentaires
depuis vingt ans (53 % sont de cet avis contre 45 %).
En revanche, ils sont deux tiers à penser que la sécurité
sanitaire des produits s’est améliorée, même si certains
risques les inquiètent toujours, notamment la présence de
pesticides dans les cultures et de micro-organismes dans
les produits alimentaires.
Demain
En résumé, le consommateur français en 2011 se révèle
plein d’attentes envers ses dirigeants et globalement mal
informé et peu confiant quant aux messages officiels qui lui
sont donnés. Les contraintes économiques semblent influer
sur les notions de plaisir et de santé associées à l’alimentation, dont la qualité sanitaire reste une préoccupation. A
nouveau, la confusion ressort. Incapable d’effectuer des
choix face à la cacophonie alimentaire* à laquelle il est soumis, le consommateur réclame l’aide d’instances publiques
auxquelles il ne fait pas confiance…z
* La cacophonie alimentaire, telle que la définit l’Institut pour la recherche en marketing de l’alimentation santé (Iremas), est l’ensemble synchronique de discours
concernant l’alimentation qui provoquent une dissonance cognitive. Elle regroupe
plusieurs aspects : nutritionnel, bio-écologie, religion, sécurité sanitaire, etc.
Que nous réserve l’avenir ?
Entre des pays industrialisés soumis à la confusion et des pays en développement en pleine transition
nutritionnelle, comment le monde va-t-il résoudre la
question de durabilité de l’alimentation ? Tel est le défi
majeur : assurer à la population mondiale une alimentation répondant à ses besoins qualitatifs et quantitatifs
dans un contexte de pression sur les ressources et de
changement climatique.
Les systèmes alimentaires du monde sont en constante
évolution. Aussi, les éléments de contexte actuels sont
amenés à se modifier et les systèmes alimentaires à se
transformer. Prédire les résultats des changements de
demain s’avère impossible. Mais une démarche prospective basée sur l’identification des principaux facteurs de
transformation des systèmes alimentaires permet d’appréhender les évolutions à venir.
Les scénarios possibles pour la France
En 2007, Pierre Feillet, membre de l’Académie d’agriculture et de l’Académie des technologies, a mené une
telle démarche et est parvenu à cinq scénarios possibles
décrit à la fin d’un ouvrage complet sur l’alimentation des
Français9 :
1. a science bâtit le meilleur des mondes (biotechnoloL
gies, nanotechnologies, OGM, arômes, etc.)
2. es pouvoirs publics prescrivent une alimentation sanL
té (politique alimentaire dirigiste, analyse des besoins
individuels selon la nutrigénomique, etc.)
3.
L’impérialisme agro-industriel impose ses produits
(développement des services, alicaments, génie génétique)
4. a protection du cadre de vie avant tout (éco-condiL
tionnalité des aides de la politique agricole commune,
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économies d’énergie qui imposent une mutation des
pratiques alimentaires)
5. es Français rejettent la mal bouffe contenant trop
L
d’additifs et les produits à la saveur standardisée,
comme les alicaments ; le consumérisme est puissant,
les terroirs sont valorisés.
« les tendances actuelles laissent penser que nous
Si
nous orientons plutôt vers les scénarios 4 et 5, nous pouvons aussi parier sur la puissance industrielle pour savoir
vendre du durable, tout en adaptant les technologies de
pointe au savoir ancestral conclut Martine Padilla de
»,
cette analyse.
Les pistes à l’échelle mondiale
Plus récemment, un groupe pluridisciplinaire composé
d’une quinzaine d’experts a mené une réflexion collective
centrée sur la question de durabilité de l’alimentation10.
La réflexion menée au sein de duALIne couvre les systèmes alimentaires depuis la sortie de la ferme jusqu’à
la consommation et l’élimination des déchets. En cela,
elle se distingue et vient en complément de la prospective Agrimonde7, centrée sur les enjeux mondiaux liés à
l’agriculture.
De nombreuses questions y sont examinées et témoignent
de la complexité du sujet : la consommation alimentaire
avec l’augmentation des calories d’origine animale et ses
conséquences, l’organisation des systèmes alimentaires
en liaison avec les productions de chimie et d’énergie
renouvelables, les pertes et gaspillages, l’impact des
marchés internationaux sur la consommation, etc. Ainsi,
ce travail ne se termine pas ici par la présentation de
scénarios, mais par trois messages transversaux liés aux
inégalités d’accès à l’alimentation, aux dynamiques
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