Préposition et conjonction ? Le cas de Avec
- 1. PRÉPOSITION ET CONJONCTION ? LE CAS DE AVEC
Charlotte Schapira
De Boeck Université | Travaux de linguistique
2002/1 - no44
pages 89 à 100
ISSN 0082-6049
Article disponible en ligne à l'adresse:
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http://www.cairn.info/revue-travaux-de-linguistique-2002-1-page-89.htm
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Pour citer cet article :
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Schapira Charlotte , « Préposition et conjonction ? Le cas de Avec » ,
Travaux de linguistique, 2002/1 no44, p. 89-100. DOI : 10.3917/tl.044.0089
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- 2. Préposition et conjonction ? Le cas de avec
PRÉPOSITION ET CONJONCTION ?
LE CAS DE AVEC
Charlotte SCHAPIRA*
Technion, Haïfa
1. Un tour particulier
Parmi les prépositions françaises, avec représente un cas particulier à plus
d’un égard, un cas qui suscite, presque à lui seul, un grand nombre des
questions que pose ce colloque, comme en témoignent d’ailleurs les
nombreuses études qu’on en a déjà faites (notamment celles de P. Cadiot et
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Choi-Jonin) et les également nombreuses communications qui y sont
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consacrées ici. Avec est, en effet, une des prépositions les plus complexes,
les plus riches sémantiquement et les plus souples dans les fonctions
syntaxiques qu’elle est susceptible d’assumer, fonctions syntaxiques qui,
d’ailleurs, ne sont pas toujours faciles à définir. Suivant leurs optiques
respectives, les linguistes s’efforcent de systématiser ces comportements :
certains, comme Cadiot, distinguent des valeurs sémantiques et
fonctionnelles prototypiques, tels le comitatif et l’instrumental ; d’autres
auteurs – la plupart des grammairiens par exemple, ou des linguistes comme
Choi-Jonin – sont à la recherche d’une valeur unitaire. Les critères de
l’analyse varient, eux aussi, sensiblement. Le but du présent travail est de
proposer l’étude d’un cas particulier du fonctionnement de avec, selon un
critère qui n’a encore jamais été exploité de façon systématique : nous
examinons, dans ce qui suit, une classe particulière de compléments en avec –
le comitatif – et, à l’intérieur de cette catégorie, les cas spécifiques où la
préposition relie, à travers le verbe, deux noms animés, voire humains, et
qui – il importe de le dire – gardent toujours leur autonomie référentielle. Il
s’agit de la construction :
SN1 (+ humain) – V – avec SN2 (+ humain)
* Technion-Israel Institute of Technology, 2, rue Hayéarot, Haifa (Israël) –
gsrchar@techunix.technion.ac.il
89
- 3. Charlotte SCHAPIRA
Trois types de phrases seront considérés :
[1] Pierre se promène avec Marie.
[2] Pierre se dispute avec Marie.
[3] Pierre s’ennuie avec Marie.
Le premier cas est celui du complément dit « d’accompagnement ». Le
trait (+ humain) restreint le champ d’investigation, puisqu’il permet
d’opposer notre exemple [1] à :
[1a] Pierre se promène avec son chien. = Pierre promène son chien.
[1b] Pierre se promène avec un parapluie1.
Dans l’exemple [2], le complément est généralement considéré comme un
objet indirect. On s’apercevra que dans ce cas, bien que ceci ne soit pas
explicitement mentionné dans les grammaires et les dictionnaires, le trait
(+ humain) est évident (cf. § 2.2. infra).
L’exemple [3] est, sémantiquement, à sens unique ; il sera donc classé
parmi les asymétriques.
Notre corpus recouvre les aires d’emploi où, selon les dictionnaires
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(Lexis, T.L.F., Littré, le Petit Robert), la préposition exprime
l’accompagnement, l’accord, la réunion. Les grammairiens, eux, affinent
l’analyse et vont plus loin que les lexicographes dans la définition des
rapports que la préposition crée à l’intérieur de la phrase : ils parlent d’une
image abstraite de parallélisme, de symétrie, de co-situation, ou de co-
présence.
Si l’on se penche toutefois sur les seuls comitatifs exprimant des
rapports entre les humains, on s’aperçoit très vite que, dans leur cas, loin de
s’exclure les uns les autres, les différents sens mentionnés plus haut
coexistent. Dans le corpus discuté ici, les sens principaux de la préposition
sont la simultanéité d’action et la co-spatialité intentionnelles ou la
réciprocité.
2. Pour un classement
Notre propos est de montrer que, dans la construction
SN1 (+ humain) – V – avec SN2 (+ humain)
il est possible de cerner trois classes distinctes, caractérisées par des traits
sémantiques et des fonctions syntaxiques différentiels permettant la
formalisation. Cette hypothèse incite à reconsidérer, d’une part, les critères
en faveur de l’existence d’une classe d’objets indirects en avec et, d’autre
part, le comportement de cet élément comme copule. En d’autres termes,
peut-on parler d’une conjonction avec?
90
- 4. Préposition et conjonction ? Le cas de avec
Afin de simplifier la présentation, les exemples ne comporteront que
deux actants (SN1 et SN2) bien que, comme on le verra par la suite, dans la
plupart des catégories citées, le nombre des actants peut être, théoriquement
du moins, infini.
2.1. Le parallélisme : SN1 accomplit l’action en parallèle avec SN2.
Ces constructions sont accessibles aux verbes dont le sémantisme
n’implique pas obligatoirement plusieurs actants (cf. infra, la réciprocité).
[4] Pierre mange, court, chante, danse, se promène, voyage, étudie, se
baigne, lit, joue du piano, va au cinéma, regarde le match à la télé,
etc., avec Paul.
La phrase est rangée sous l’étiquette « parallélisme » parce que le
complément implique en parallèle une phrase dont le sujet est SN2,
accomplissant lui aussi l’action verbale : si
[4a] Pierre mange avec Paul,
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alors
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[4a’] Pierre mange.
et [4a’’] Paul mange.
Dans tous ces exemples, la préposition commute avec « en compagnie de ».
Ce qui nous permet de les considérer comme symétriques est le fait que
pour chacune de ces phrases dont le sujet est SN1, il existe, en parallèle, une
phrase vraie, dans laquelle l’ordre de SN1 et SN2 est inversé :
Pierre mange avec Paul.
[4b] Paul mange avec Pierre.
C’est aussi ce qui permet de réécrire la phrase avec des sujets multiples (n
sujets) :
[4c] Pierre et Paul mangent (ensemble).
On peut en conclure que la phrase à complément d’accompagnement est en
réalité la réduction de deux propositions en une seule : deux propositions
ayant un même verbe mais avec deux sujets différents (cf. § 4 infra).
2.2. La réciprocité concerne les verbes dont le sémantisme implique des
agents multiples, comme dans [5] :
[5] Pierre (et alii), se dispute, se querelle, se bat, se réconcilie, se
rencontre, s’entretient, s’associe2 3 avec Anne (et alii)
En effet, la réciprocité est inscrite dans le sémantisme verbal. De plus, les
91
- 5. Charlotte SCHAPIRA
agents sont perçus comme des entités distinctes, donc comptables ; même
si le sujet est un seul nom au pluriel :
Les enfants se disputent.
il est toujours conçu comme un groupe d’individus et non comme une masse
amorphe, comme c’est le cas, par exemple, pour le sujet des verbes fourmiller,
grouiller, pulluler.
Certains verbes n’impliquent que deux agents :
[6] Pierre se fiance / se marie avec Anne.
Tous peuvent se réécrire avec un sujet multiple :
[7] Pierre et Anne se disputent / se marient, etc.
Les verbes de cette catégorie sont pour la plupart des verbes pronominaux
réciproques. Il est intéressant de noter que la réciprocité implique le
parallélisme :
[8] Pierre et Anne se marient = Pierre se marie ; Anne se marie (chacun
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de leur côté)
Dans certains cas, le parallélisme implique à son tour la symétrie :
[8a] Anne se marie avec Pierre = Pierre se marie avec Anne.
La réciprocité est un trait sémantique et fonctionnel complexe qui pourrait
à lui seul faire l’objet d’une étude à part. Cependant, il est possible d’y
discerner un certain nombre de phénomènes systématiques : des verbes
transitifs directs et indirects qui, a priori, n’impliquent pas la
réciprocité, peuvent toutefois l’exprimer parfois et, dans ce cas, ils peuvent
se réécrire avec le sujet double ou multiple :
[9] Pierre aime, adore, hait, déteste, respecte, honore, craint, appelle,
invite, félicite Marie.
[10] Pierre écrit, téléphone tous les jours à Marie.
[11] Pierre ne parle plus avec Marie.
Le verbe actif est alors remplacé par le verbe pronominal ; le phénomène
est loin d’être quantitativement négligeable :
[9a] Pierre et Marie s’aiment, se haïssent, se détestent, se respectent, se
craignent, s’appellent, s’invitent (l’un l’autre), etc.
[10a] Pierre et Marie s’écrivent, se téléphonent tous les jours.
[11a] Pierre et Marie ne se parlent plus.
À l’occasion, des éléments lexicaux s’ajoutent aux marques morphologiques
exprimant la réciprocité :
92
- 6. Préposition et conjonction ? Le cas de avec
[12] Pierre tue, déchire, détruit, etc. Marie. Marie tue, déchire, détruit
etc., Pierre.
deviennent
[12a] Pierre et Marie s’entre-tuent, s’entre-déchirent, s’entre-détruisent,
s’entre-dévorent, s’entraident.
Cependant, même en emploi réciproque, ces verbes ne présentent pas le
même comportement syntaxique que ceux de la catégorie précédente,
puisqu’ils ne permettent pas la dissociation des actants (cf. [5] supra) en
sujet et complément, au moyen de avec :
[9b] *Pierre (s)’aime avec Marie. *Marie (s)’aime avec Pierre.
[10b] *Pierre (s)’écrit avec Marie. *Marie (s)’écrit avec Pierre.
[11b] *Pierre ne (se) parle plus avec Marie. *Marie ne (se) parle plus avec
Pierre.
Les verbes réciproques permettent le détachement d’un des actants en
complément et ce complément est traditionnellement considéré comme
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transitif indirect pour les raisons suivantes : la réciprocité, comme on l’a
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déjà dit, est
– un trait inhérent au sémantisme verbal ; or, la transitivité verbale
indirecte, comme la transitivité directe, sont des phénomènes
sémantiques ;
– le complément se construit invariablement avec la préposition avec ;
– la préposition ne commute pas avec sans.
*Pierre se marie, se dispute, s’associe sans Marie.
Un argument supplémentaire, et qui n’a encore jamais été pris en
considération, est que dans le cas des verbes de cette catégorie, avec ne
peut pas fonctionner comme copule entre les sujets (cf.§ 4 infra)
[13] ?Pierre avec Anne se marient, se querellent, se disputent s’associent,
etc.
ce qui semble démontrer que le syntagme introduit par avec est
essentiellement, et seulement, complément.
2.3. L’asymétrie : SN1 accomplit une action qui n’est ni réciproque, ni
symétrique ni même parallèle à celle de SN2 ; la conséquence la plus
importante de l’asymétrie est la possibilité, dans son cas, de construire le
complément avec la préposition sans :
[14a] Pierre s’ennuie, s’énerve, s’amuse, se plaît avec Marie / sans Marie.
93
- 7. Charlotte SCHAPIRA
La réciprocité n’y est pas nécessairement impliquée : si les exemples [14a]
sont vrais, est-il permis d’en inférer que les réciproques [14b] sont vraies
aussi ?
[14b] ?Marie s’ennuie, s’énerve, s’amuse, se plaît avec Pierre / sans Pierre
En effet, les phrases à sujets multiples correspondant à celles dont le
complément est introduit par avec :
[14c] Marie et Pierre s’amusent, s’énervent, etc.,
n’impliquent que le parallélisme :
Pierre s’amuse. Marie s’amuse (chacun de son côté).
s’il n’y a pas mention explicite de la réciprocité :
[14d] Pierre et Marie s’ennuyent mutuellement.
Le phénomène se complique ici par l’existence d’une relation supplémentaire
– actif / passif – sémantiquement inverse mais elle aussi symétrique :
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[15] Pierre s’ennuie, s’énerve, s’amuse avec Marie = Marie ennuie etc.
Pierre.
Ce type de phrase est intimement lié, aussi bien sémantiquement que du
point de vue de son fonctionnement, à un autre aspect de l’asymétrie en
avec : celle des phrases dont le complément introduit par la préposition
exprime une action unilatérale ; on peut y distinguer deux cas distincts :
a) le complément indique la condition nécessaire pour
l’accomplissement de l’action exprimée par le verbe :
[16] Avec Pierre, Marie réussira à surmonter ces difficultés.
[16a] Avec de bons professeurs, les enfants réussiront tous leurs examens
cette année.
b) l’ancrage de la phrase dans le discours
[17] Avec Pierre, on ne sait pas sur quel pied danser.
[17a] Avec Jacques, on peut s’attendre à tout.
Les deux classes ont en commun, d’une part, le fait que le complément peut
être de l’inanimé, comme on peut le voir dans [16b] et [17b] :
[16b] Avec de bons manuels, les enfants réussiront tous leurs examens cette
année.
[17b] Avec le temps qu’il fait, on peut s’attendre au pire.
94
- 8. Préposition et conjonction ? Le cas de avec
D’autre part, le fait que le complément en avec délimite un cas hors duquel
l’assertion véhiculée par la phrase n’est pas valide En effet, les assertions
« on ne sait pas sur quel pied danser », « on peut s’attendre à tout », etc., ne
sont valides qu’en fonction et dans le contexte de Pierre, Jacques, etc.
[18] Quand il s’agit de Pierre, on ne sait pas sur quel pied danser.
Dans le tour asymétrique, le complément en avec est mobile à l’intérieur de
la phrase :
[18a] On ne sait plus sur quel pied danser, avec lui.
3. Fonctionnement de avec
La question qui se pose maintenant est de savoir comment fonctionne avec
dans les trois catégories que nous venons de définir. Les résultats de analyse
qui précède montrent clairement qu’il s’agit de trois groupes distincts. Les
tours classées sous la réciprocité, par exemple, sont ceux où avec est
préposition par excellence. Avec Blanche-Benveniste et alii (1984), on pose
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que certains verbes à traits de complexité permettent le détachement d’un
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ou plusieurs actants, qui sont alors déplacés de la position sujet à celle de
complément, au moyen de la préposition avec ; Blanche-Benveniste donne
comme exemples uniquement des verbes réciproques. Or, apparemment,
les verbes classés sous l’étiquette « parallélisme » fonctionnent de la même
façon : et pourtant, leur cas est fondamentalement différent. En effet, il
semblerait au premier abord que pour le parallélisme, comme pour la
réciprocité, la matrice soit formée par la phrase à sujets multiples :
SN1, SN2, SN3 …..SNn + V
Ceci soulève une question supplémentaire : ne serait-il donc pas possible
qu’avec soit effectivement conjonction dans certains de ses emplois ?
L’hypothèse n’est pas nouvelle et on l’a même considérée plus d’une fois :
bon nombre de grammaires (Grammaire Larousse du XXe siècle, Wilmet
1997, etc.) mentionnent le fait que cette préposition est susceptible, dans
certains de ses emplois, d’assumer la fonction copulative. Dans sa thèse
monumentale sur La Coordination en français, G. Antoine (1962 : 694-
697) retrace l’historique de avec copule et rend compte du débat théorique
qui l’accompagne. A la vérité, la question n’est traitée que rarement et très
rapidement dans la littérature de spécialité et l’opinion qui prévaut est
qu’occasionnellement des prépositions peuvent se charger de la coordination,
et inversement, des conjonctions sont parfois susceptibles de fonctionner
comme des éléments subordonnants 4. Le peu d’attention accordé au
phénomène est dû au fait qu’il ne concerne qu’un nombre très restreint de
95
- 9. Charlotte SCHAPIRA
prépositions : avec, sans et jusqu’à selon Antoine ; on pourrait même en
éliminer sans, qui : 1 n’est pas le contraire de avec (bien qu’il soit interprété
par Antoine et d’autres après lui comme « pas avec ») ; et 2 ne fonctionne
comme avec ni du point de vue sémantique ni du point de vue syntaxique.
Antoine (1962 : 694) prend à l’égard de ces emplois une position
tranchée, que reprennent moins explicitement les autres grammaires :
« […] normalement, […] la préposition implique dépendance, i.e.
subordination ; et même lorsque s’estompe cette destination foncière, on ne
se trouve pas au juste devant un succédané conjonctionnel, mais plutôt devant
un fait de substitution, donc en définitive, devant une illusion syntaxique
[…] »
Mais est-ce vraiment une illusion ? Antoine lui-même finit par
démentir cette hypothèse, par une assertion qu’il ne cherche toutefois pas à
démontrer : « Restent toutefois à considérer les cas où ce fait de substitution,
à force de se répéter, finit par engendrer un véritable outil de remplacement ».
4. Avec copule
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Dans ce qui suit, nous tâcherons de démontrer que :
1 la fonction copulative n’est pas une illusion et que la préposition
devient réellement, dans certains cas, conjonction ; ceci n’est possible,
cependant, que dans un moule sémantique et syntaxique déterminé
(celui du parallélisme), qui seul en permet le fonctionnement.
2 en tant que conjonction, avec n’est pas un relateur de terme à terme
mais de proposition à proposition.
Dans la construction posée comme matrice commune du parallélisme et de
la réciprocité :
SN1, SN2, SN3 …..SNn + V
il est possible de thématiser un des actants en détachant l’autre au moyen de
la préposition avec. La phrase ainsi obtenue est unanimement considérée
comme la réduction des deux propositions symétriques en une seule (cf. §
2.1. supra). Avec n’est toutefois pas le seul instrument possible du
détachement. Considérons, en effet, les exemples [19] :
[19a] Pierre et Anne sont partis pour Paris.
Plusieurs possibilités de détachement d’un des actants se présentent
(cf. Grevisse § 817a : « Sujets joints par ainsi que, comme, avec ») :
[19b] Pierre est parti pour Paris et Anne aussi.
96
- 10. Préposition et conjonction ? Le cas de avec
[19c] Pierre(,) aussi bien qu’Anne(,) est (sont) parti(s) pour Paris.
[19d] Pierre est parti pour Paris, comme Anne.
[19e] Pierre comme Anne sont partis pour Paris.
[19f] Pierre est parti pour Paris avec Anne.
[19g] Pierre avec Anne sont partis pour Paris.
On s’apercevra que les constructions de [19a] à [19f] sont accessibles aussi
bien aux verbes « parallèles » qu‘aux réciproques. [19g] en revanche, on
l’a vu, n’est pas consenti à ces derniers :
*Pierre avec Anne se marient, se disputent, etc.
Nous avons déjà mentionné cette interdiction comme un critère
supplémentaire en faveur de l’objet second quand un des actants est introduit,
dans ces cas, par avec. Ayant éliminé ainsi les verbes réciproques, nous
pouvons continuer la réflexion à propos des verbes « parallèles ».
La différence – la seule différence, peut-on dire – entre l’emploi de
avec et les autres exemples est d’ordre sémantique : avec indique dans [18f]
et [18g] que les actants ont accompli la même action, simultanément, de
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concert.
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Les arguments invoqués pour l’utilisation de comme, avec et ainsi
que comme copules, bien que non exprimés de façon explicite, sont les
suivants :
– ces vocables se trouvent à la place de et ;
– ils commutent avec et (avec les différences sémantiques
mentionnées) ;
– l’accord du verbe : généralement au pluriel si les deux syntagmes
sont antéposés au verbe, au singulier si un seul syntagme précède le
verbe.
Dans ce dernier cas, comme on sait, le nom introduit par avec est
unanimement interprété comme un circonstanciel d’accompagnement ne
différant formellement d’un complément d’instrument, par exemple, que
par le fait que ce dernier est de l’inanimé :
[20] Il a écrit cette lettre avec son frère.
[20a] Il a écrit cette lettre avec son stylo.
L’opposition animé / inanimé ou plutôt humain / inanimé est de première
importance car c’est elle qui entraîne le parallélisme en [20], parallélisme
qui, bien plus que la question (avec qui ? = accompagnement ; avec quoi ?
= instrument) représente le critère formel pour le classement du
circonstanciel. Dans les grammaires, on ne trouve généralement pour avec
copulatif que des exemples où la « préposition » se trouve entre des noms
animés et toujours en position sujet. On trouve chez Antoine (1962 : 695) :
97
- 11. Charlotte SCHAPIRA
[21] Le singe avec le léopard / Gagnaient de l’argent à la foire. (La
Fontaine, Fables, IX, 3, cité aussi par Grevisse 1964 : § 949)
[21a] Le comte Piper avec quelques officiers étaient sortis du camp.
(Voltaire)
[21b] Ce capitaine, avec cinquante hommes, qui étaient venus pour prendre
Elie, sont consumés par le feu du Ciel. (cité aussi par Wilmet 1997 §
701).
Ni Antoine ni Grevisse ne distinguent entre avec, comme, ainsi que + N
entre virgules ou sans virgules. Pour l’un comme pour l’autre5, en tout cas,
une chose est claire : si le verbe est au singulier, avec + SN est complément :
[22] Vertumne avec Zéphir menait des danses éternelles. (Chateaubriand)
[22a] Cependant Rodolphe, avec Madame Bovary, était monté au premier
étage de la mairie. (Flaubert)
Si, au contraire, le verbe est au pluriel, c’est qu’avec est employé à la place
de et : « le singe avec le léopard … ».
Comme nous l’avons déjà dit, les sujets inanimés coordonnés par
avec sont rares et, à l’examen, on s’aperçoit qu’ils ne sont possibles que
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dans la mesure où il existe une relation sémantique privilégiée entre les
deux noms : même aire sémantique, relation partie / tout, contenant / contenu
ou cause / effet :
[23a] ?Dans la nouvelle maison, le toit avec la salle de bains nécessite(nt)
des réparations.
[23b] Dans la nouvelle maison, les rayons avec les livres seront placées
dans le bureau.
Voici en effet les exemples de Grevisse :
[23c] Le travail avec ses servitudes lui inspira de bonne heure un grand
dégoût. (Garçon)
[23d] La chaloupe avec un canot seulement se trouvèrent en état de servir.
(Mérimée)
Sur des centaines d’exemples tirées de textes littéraires et non littéraires de
FRANTEXT, je n’ai relevé que celui-ci :
[23e] Ah, les Noëls ! Ils en occupaient des pages de l’album, les Noëls
avec les vacances qui suivaient. (Clavel)
Plus le rapport sémantique entre les deux noms est fort et plus le second
nom tend à devenir complément du premier ou, pour employer les termes
de Grevisse, il devient un simple accessoire du premier6, ce qui commande
un verbe au singulier. Que le verbe s’accorde d’ailleurs au singulier ou au
pluriel, entre deux humains, qui représentent toujours des entités distinctes
98
- 12. Préposition et conjonction ? Le cas de avec
et autonomes, et quelle que soit la position de l’élément introduit par avec à
l’intérieur de la phrase, le rapport entre les deux syntagmes est toujours le
même, puisque la phrase se laisse toujours réécrire avec le sujet double ou
multiple.
Conclusion
Le but de cette analyse était de montrer que le trait sémantique (+ humain)
des syntagmes nominaux reliés par avec constitue un critère valable,
permettant de définir le fonctionnement de ce vocable selon trois modes
distincts ; qu’il ajoute au moins un élément nouveau en faveur d’un
complément d’objet indirect en avec ; qu’il montre avec plus de clarté le
jeu de la thématisation d’un des actants dans toutes les catégories analysées
et plus particulièrement dans les emplois asymétriques ; qu’enfin, dans les
cas relativement nombreux des verbes exprimant le parallélisme d’action
des actants, avec fonctionne en vraie conjonction de coordination. À la
question : « Préposition ou conjonction ? », il semble donc possible de
répondre : « Préposition et conjonction ».
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NOTES
1. Exemples de Choi-Jonin (1995:122) ; cf. aussi la discussion qui les
accompagne.
2. Blanche-Benveniste et alii (1984:39-42) donnent une liste de ces verbes « à
trait de complexité », permettant une réalisation valentielle en avec quand le sujet
n’est pas au pluriel ; cette liste est aussi citée par Choi-Jonin (1995 : 114-115).
3. Cf., par exemple, la Grammaire Larousse du XXe siècle, § 459, sur les emplois
de la conjonction comme à valeur prépositionnelle : rire comme un bossu, un homme
comme lui.
4. Grevisse (§ 817 b), Antoine (1962 : 696-697) : « Si avec indique
l’accompagnement « de façon telle que l’accompagnateur soit sur le plan de la
subordination (le signe le plus sûr en est alors le singulier verbal) – avec fonctionne
alors comme préposition. Hausse-t-il au contraire le second terme sur un plan
d’équilibre à l’égard du premier [terme] (le signe le plus sûr en est alors le pluriel
verbal) – en ce cas avec fonctionne comme conjonction », écrit Antoine.
5. Il est intéressant de noter que, dans cette optique, Emma Bovary devient,
dans l’exemple [22a] donné par Grevisse lui-même, « un simple accessoire » de
Rodolphe.
RÉFÉRENCES
ANTOINE G., 1962, La Coordination en français, 2 vol., Paris, d’Artrey.
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- 13. Charlotte SCHAPIRA
BLANCHE-BENVENISTE C., DEULOFEU J., STEFANINI J. & VAN DEN EYNDE K., 1984,
Pronom et syntaxe. L’approche pronominale et son application au français,
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390.
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Duculot.
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comparatives : la bithématisation », Semantikos, 2, p. 63-81.
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