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Puvis de Chavannes raconté par lui-même
THIEBAULT-SISSON François, « Puvis de Chavannes raconté par lui-même »,
Le Temps, 16 janvier 1895 (Numéro 12285).
– Une interview, alors ?
– Oui, cher maître. Au moment où l'art français tout entier, dans un mouvement aussi
spontané que légitime, s'apprête à glorifier en vous le grand artiste, vous êtes de
toute nécessité l'homme du jour. Pendant une bonne semaine, les journaux vous
serviront à leurs lecteurs en pâture. Les critiques vont pontifier, les Informateurs vont
feuilleter leur Larousse. Je préfère vous feuilleter vous-même. Votre réputation n'y
perdra rien et le public, par mon intermédiaire, y gagnera.
– Diable! diable! fit le maître en redressant vivement sa haute taille enfermée dans
un coquet veston d'intérieur, vous me mettez dans un cruel embarras. Je n'ai rien à
vous raconter, rien du tout; ma vie est la plus simple du monde; pas d'anecdotes, pas
d'événements dramatiques, pas de surprises. Je suis l'homme le plus casanier de la
terre. On ne me voit jamais dans le monde; je ne dîne jamais en ville qu'entre
intimes; je ne vais pas aux courses, on ne me voit que de loin en loin au théâtre. Je
ne fréquente ni les cercles artistiques, ni les salons littéraires, grands ou petits. En un
mot, je ne suis pas Parisien pour deux sous. Confiné dans mon antre – et il y a
longtemps que je l'habite, mon antre, quarante-deux ans et six mois, compte exact –
j'y vis solitairement, comme un ours. Comment voulez-vous que ça intéresse le
public, ces choses-là ?
– Ces choses-là, au contraire, l'intéressent toujours. Il est rare qu'à connaître
l'homme privé on ne goûte pas l'artiste un peu plus ; on le comprend certainement
beaucoup mieux. Laissez-moi faire, de grâce, et causons.
– Qu'il soit fait selon votre volonté, a murmuré mon interlocuteur en souriant et, sous
la grande baie qui éclaire l'atelier, s'installant sur un divan bas, il a pris l'attitude
résignée d'une victime.
Deux heures durant, nous avons bavardé. Stimulé par mon interrogatoire, le maître a
évoqué peu à peu ses souvenirs. J'en ai pris note à mesure. Les voici.
– Ce n'est pas du Larousse qu'il vous faut. Une date est nécessaire pourtant, ma
naissance. Cet événement exceptionnel s'est produit, voilà soixante-dix ans bien
sonnés, dans la bonne ville de Lyon. Mon père y était ingénieur en chef des mines :
j'y suis né en 1824.
De ma première enfance, rien à dire. Elle n'a pas été laborieuse. J'ai fait au lycée de
la ville mes études, et je les ai faites, je le confesse humblement, sans éclat.
Quelques prix de loin en loin, et c'est tout. Je n'étais occupé que d'une chose, de
pousser. J'étais long, long, long, maigre, maigre, maigre. J'augmentais chaque
année de je ne sais combien de centimètres, ce qui jetait dans le désespoir ma
pauvre mère. A peine m'avait-elle fait faire un vêtement que mes bras, mes jambes
en sortaient avec opiniâtreté. C'est à cela que ma jeunesse entière s'est passée.
Un événement pourtant l'a marquée, un événement de premier ordre : la visite, en
1838, du duc d'Orléans.
J'étais en quatrième : on m'avait, pour la circonstance, gratifié d'un pantalon neuf, un
pantalon gris-perle à sous-pieds, qu'accompagnaient une veste à la mode, un grand
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col et une casquette idéale. Dans la grande cour du lycée, tous les élèves étaient
alignés sur deux rangs. Tout à coup, dans la masse bourdonnante, un silence. C'est
le prince qui arrive, mince, élégant, distingué, les jambes prises dans un pantalon
amarante que je n'oublierai de ma vie. Musique, réception officielle, discours :
j'entends encore celui des élèves, prononcé par un de nos camarades qui, en sa
qualité de boursier, donnait le signal des mouvements au tambour. C'était ce brave
Colfavru, que la politique, depuis, a illustré.
Le discours terminé, les élèves défilent, et le censeur fait sortir des rangs, au hasard,
une trentaine d'élèves qu'il présente, suprême récompense, au jeune duc comme
l'espoir de la France, la crème des travailleurs. Et je défilais tranquillement, comme
les autres, quand je m'entends appeler : c'est le censeur qui, à moi aussi, me fait
signe. La foudre, en tombant à deux pas, ne m'aurait pas produit plus d'effet. Si je
m'y attendais à celle-là ! Et le brave censeur, en me présentant au personnage
auguste, lui dit « Encore un bon élève, monseigneur, un de nos meilleurs élèves ! »
Et tandis que monseigneur me contemple, ma casquette à la main, figé dans mon
pantalon gris perle, et sourit, je rougis, je palis, je bredouille; je sens qu'aux
félicitations qu'on m'adresse il faut répondre à tout prix et, entre deux suffocations, je
m'écrie : « Sire ! »
Le duc pouffe, le censeur pouffe, tout le monde pouffe. Je sens que j'ai fait une gaffe,
je me reprends et j'articule : « Monsieur! » On pouffe de plus belle, et je m'en vais,
asperge désolée, rejoindre les camarades sur lesquels je produis, malgré tout, une
impression profonde. En dépit de mes airs navrés, je suis celui qu'on a présenté à
monseigneur !
Deux ans après, je perds ma mère, et mon père juge bon de me faire compléter mes
études à Paris. Je vais faire à Henri IV ma rhétorique et ma philosophie : dans l'une
comme dans l'autre, je suis terne. Je ne suis pas plus brillant au dessin. Si je
griffonne sur mes cahiers, sur mes livres, si j'en couvre les marges de croquis, je
n'en suis pas moins, dans la classe spéciale de dessin, un élève quelconque : jamais
de prix, jamais d'accessit. Rien de l'enfant prodige, vous voyez.
Je sors du lycée ; ma vocation ne se dessine pas davantage. En attendant que je me
décide, ou qu'on décide pour moi, je vais à Mâcon retrouver ma sœur, mon beau-
frère, ingénieur lui aussi, comme mon père. J'y paresse délicieusement deux années,
puis je fais mon premier voyage d'Italie, un vrai voyage de noces, banal et vide au
possible, en compagnie d'un jeune ménage que le passé n'intéresse pas beaucoup,
que l'avenir n'inquiète guère et qui jouit avec sérénité du présent.
Au retour, le goût de la peinture me prend. Je vais à Paris, j'entre dans l'atelier de
Scheffer, pas Ary, mais son frère Henry, portraitiste excellent, auteur de la Charlotte
Corday qui est au Louvre, et chez lequel j'aurais appris sérieusement mon métier, si
le métier, tel qu'on me l'enseignait, m'avait intéressé réellement. N'y trouvant pas
précisément ce que je voulais, c'était en amateur surtout que je travaillais, et à la fin
de 1847 je n'étais pas plus familiarisé avec la technique de mon maître qu'avec
l'argot spécial aux rapins.
Un exemple vous en donnera la mesure. J'étais allé, cette même année 1847,
passer mes vacances à Mâcon. Chez mon beau-frère, dans des maisons amies, je
voyais parfois Lamartine. Un jour, en visite, je me rencontre avec la femme du poète.
Très aimable, elle lie conversation avec moi.
– Vous faites de la peinture? m'a-t-on dit.
2
– Oui, madame.
– Faites-vous la figure?
Et moi, naïf, de répondre :
– Mais je fais quelquefois le bonhomme tout entier.
Où j'ai commencé réellement à m'ouvrir, c'est à mon second voyage d'Italie, fait en
1848 en compagnie d'un camarade de mon âge et d'un peintre dont j'avais fait la
connaissance à Paris, Bauderon de Vermeron. Cet excellent homme m'a rendu de
grands services. Il a développé en moi le goût du travail, m'a appris à réfléchir sur
mon art, et de l'année que j'ai passée en Italie avec lui date véritablement ma vie
artistique.
Me voilà rentré à Paris, fin 48, Que faire ? Bauderon de Vermeron était lié avec
Eugène Delacroix. « Je vais vous mettre en rapport avec lui, » me dit-il, et, de
concert, un beau matin, nous partons pour la rue Notre-Dame-de-Lorette, où le
maître avait son atelier. Nous entrons. Sur un tableau de dimensions considérables,
une Chasse au lion, qui depuis a brûlé avec le musée de Bordeaux, le peintre, avec
une énergie concentrée, s'escrimait, zébrant de touches parallèles sa toile, ne
trouvant jamais le ton assez fort, le poussant, le montant toujours, de manière à le
faire chanter furieusement.
Quand il s'arrêta pris de fatigue, Vermeron me poussa en avant :
– Voilà un jeune homme, cher ami, qui vous admire beaucoup…
Delacroix l'interrompit brusquement et avec un fin sourire :
– Entretenez-le dans ces idées-là, Vermeron. C'est si rare !
C'est ainsi que je devins l'élève de Delacroix. Je le fus tout juste quinze jours.
L'atelier, depuis longtemps, périclitait; les élèves, un à un, se retiraient. Nous étions,
quand j'y entrai, sept ou huit; ce n'était pas de quoi payer le loyer. Deux semaines
après mon entrée, Delacroix, que ce lâchage universel énervait, nous mit
brusquement à la porte.
C'est vous dire que je n'ai pas appris grand'chose de lui. Je serais resté plus
longtemps son élève que je n'en aurais pas appris davantage. L'artiste, en lui, primait
le maître et son enseignement était fait pour dévoyer plus que pour diriger sainement
la jeunesse. Des deux corrections qu'il nous a faites j'ai gardé un souvenir très
précis. Un de mes camarades avait peint une tête d'étude brutalement, sans le plus
léger souci de vérité, avec les trucs d'atelier à la mode chez le baron Gros, les
narines, les yeux, les oreilles barbouillés d'un vermillon cru qui hurlait. Entre le
maître. Je le vois encore avec sa moustache noire, ses cheveux longs, son paletot
marron clair, jeter des yeux indifférents sur l'esquisse, l'approcher, l'éloigner, dire
enfin : « Pas mal, monsieur, pas mal du tout. Bonne étude! on l'accrochera dans
l'atelier. Il y a de la couleur, ça chante, c'est très bien. »
Je trouvais ça, pour ma part, exécrable et surtout archifaux. Quand l'atelier se ferma,
je fus sans regret.
C'est alors que je passai chez Couture. J'y sommeillai trois mois, j'en sortis et,
mécontent de mes pérégrinations successives, estimant qu'elles m'avaient rapporté
moins que rien, je résolus de travailler seul, je me louai, en guise d'atelier, un
gymnase où un orthopédiste célèbre avait redressé des générations de cagneux et
rendu droits force bossus ; j'y vécus, dans une solitude complète, trois années dont
3
aucun souvenir ne me reste que celui d'un travail acharné et ce joli mot d'un enfant,
fils de mon « proprio », qui vint un jour me trouver en me disant : «M'sieu! m'sieu!
Voulez-vous être bien gentil? Donnez-moi donc du blond pour faire le portrait de mon
frère. »
En 1850, j'expose pour la première fois au Salon. Tant bien que mal, j'étais venu à
bout d'une Pietà ; sur les genoux d'une Vierge un Christ mort; une Madeleine
agenouillée tout auprès. Ravi d'avoir été reçu, je file, dès le matin de l'ouverture, au
Salon pour me contempler dans mon œuvre. Arrivé devant ma toile, que vois-je?
deux figures seulement au lieu de trois. Je m'approche, et je constate que ma Vierge,
drapée de violet, se confondait avec le fond, qu'ingénument j'avais fais violâtre.
Ce fut ma première leçon de valeurs. Je compris désormais le poids d'un ton, et c'est
de ce jour-là seulement que je fus peintre.
Deux ans après, le 15 juillet 1852, je venais m'installer ici, place Pigalle. Ma vie
d'artiste tient entière entre ces quatre murs.
L'atelier était vaste : j'avais quelques amis – Bida était du nombre – qui se sentaient
chez eux à l'étroit et qui ne voulaient plus d'aucun maître. Nous fondâmes une
académie entre nous. Tous les soirs, à partir de huit heures, nous avions le modèle
vivant, et réciproquement nous nous corrigions. Jamais enseignement ne fut meilleur
que cet enseignement mutuel.
Il n'y parut pas, pour moi, aux Salons. De 1852 à 1859, tout ce que j'envoyai fut
impitoyablement refusé. J'aurais mauvaise grâce à m'en plaindre. Mes sujets,
presque tous, étaient d'un romantisme à tous crins. Celui de 1852, dans ce genre-là,
était extraordinaire. Etendue tout habillée sur un lit, une vieille agonisait. Au pied du
lit, son fils jouait sur une basse la musique du choral de Luther. Comme peinture,
cela ne valait guère mieux que comme sujet. Mes amis, néanmoins, s'extasièrent, et
sur le tableau, qu'il aimait, Henri de Lacretelle fit ce quatrain :
Suivant le vœu secret de celle qui trépasse,
Le fils retient ses pleurs au moment solennel,
Et la note sereine arrachée à la basse
Accompagne cette âme en la route du ciel.
De la même période datent deux autres toiles, une Julie et une Hérodiade. Cette
dernière, debout au sommet d'un monumental escalier, donne à l'exécuteur, placé au
bas des degrés, le signal de la mort de saint Jean, qu'on voit enfermé dans une
crypte. Et ce signal, elle le donne en levant le plat sur lequel elle fera poser tout à
l'heure la tête du Baptiste. Est-ce assez tragique, dites-moi?
Julie, c'est la fille d'Auguste, une noceuse, comme vous savez, rentrant de bon
matin, au sortir d'une fête échevelée, chez son époux Agrippa. Rencontrant une
bande de soldats, elle craint d'être vue et se cache derrière un rideau de jeunes
arbustes.
Et dans tout cela, n'est-ce pas, vous ne voyez guère le Puvis de Chavannes
d'aujourd'hui. Cela vous semble bizarre. C'est si naturel, cependant. Croyez-vous
que tout ce qui s'est fait en art d'un peu neuf soit le résultat d'un plan longuement
mûri à l'avance? Si vous le croyez, détrompez-vous. Les grandes découvertes en
chimie, en mécanique, en physique ne sont-elles pas, presque toutes, dues au
hasard? Un hasard évidemment très spécial, un hasard qui ne se présentera qu'au
4
chercheur, mais un hasard qui, le plus souvent, déconcerte et contredit les prévisions
du chercheur.
En art, il en est de même. Qui m'eût dit, en 1852, que la décoration murale, un jour,
me tenterait, que j'y consacrerais toute ma vie, m'eût fait l'effet d'un farceur. Je
n'aimais pas ce qui se faisait autour de moi, et je songeais vaguement à autre chose,
mais dans le même ordre d'idées. Rien de plus.
Deux ans après, mon frère fait construire, dans un petit village de Saône-et-Loire,
une maison des champs. La salle à manger me tente, avec ses quatre grands
panneaux nus; je me dis qu'il serait amusant de les peindre, et en dix-huit mois j'y
exécute, avec un entrain qui me surprend, l'invariable motif, légèrement modernisé,
des Quatre saisons. Puis, le travail terminé, je reprends pour le Salon, et dans des
dimensions plus grandes, un de ces quatre sujets, un Retour de chasse, qui me fait
recevoir et me désenguignonne. J'en suis si heureux que j'en fais don, après la
clôture du Salon, au musée de Marseille.
L'élan était donné. Il me sembla qu'il y avait quelque chose à faire dans cette voie; je
poursuivis. Certes, je ne songeais pas encore à la peinture murale, telle que je l'ai
depuis formulée, mais l'allégorie, avec de grandes idées ramassées, concentrées,
m'attirait. En 1861, j'avais terminé la Paix et la Guerre, je les exposai l'une et l'autre
au Salon. Elles me valurent une deuxième médaille, et l'Etat m'acheta la Paix 6,000
francs.
Je ne voulais pas céder la Paix sans la Guerre : mes deux toiles se complétaient
l'une l'autre. J'essayai de les faire acheter de compagnie, on refusa; je fis cadeau à
l'Etat de la Guerre, et je me remis au travail. En 1863, ce fut le tour du Travail et du
Repos, dont on fit l'éloge, mais qu'on se garda bien de m'acheter.
Sur ces entrefaites, je reçus la visite de Diet, un architecte de talent, qui venait de
construire, à Amiens, un musée :
– J'ai vu vos derniers tableaux, me dit-il, je les goûte fort, et je crois vous en avoir
trouvé le placement. Dans l'édifice que j'achève en ce moment, j'ai de vastes
surfaces à couvrir. La Guerre et la Paix feraient l'affaire. Que sont devenues vos
deux toiles?
– Elles appartiennent à l'Etat.
– Parfait. Je vais les faire demander par la ville. Et la ville, en effet, les demanda,
l'Etat les accorda ; elles furent mises en place et n'y firent pas mal. Diet, un beau
jour, me revint :
– J'ai deux autres surfaces, fit-il, qui sont libres. C'est dans l'escalier. Avez-vous
encore mon affaire ?
J'offris le Travail et le Repos, qui avaient les dimensions voulues. On les prit, mais on
n'avait pas d'argent à m'offrir : je les donnai.
On devait revenir encore à la charge, et me demander tour à tour l'Ave Picardia
nutrix exposé en 1865, et le Pro patria ludus, qui me fit décerner au Salon de 1882 la
médaille d'honneur.
Avec les figures supplémentaires qu'on m'a demandées, que j'ai exécutées
uniquement pour l'honneur, par plaisir, pour avoir un ensemble qui fût mon œuvre à
moi seul, cela me faisait en tout quatorze toiles. Pour ces quatorze toiles, qui
5
représentent de huit à dix années de travail, – une seule a 17 mètres de long, – j'ai
touché 53,000 francs.
– Ce n'est guère. Vous êtes-vous au moins rattrapé sur les autres?
Jugez-en. Les deux toiles qu'Espérandieu, après avoir construit à Marseille le palais
de Longchamp, me demanda, en 1867, pour l'escalier de son musée, Marseille
colonie grecque et Marseille porte de l'Orient, m'ont été payées 10,000 francs. Mes
deux compositions de Poitiers, Radegonde, au couvent de Sainte Croix, protège les
lettres contre la barbarie, et Charles Martel, vainqueur des Sarrasins, sauve la
chrétienté, m'en ont rapporté 12,000. Mes quatre compositions de Lyon, le Bois
sacré cher aux muses, l'Inspiration chrétienne, la Vision antique, le Rhône et la
Saône m'ont valu 40,000 francs. La Sainte Geneviève, que le marquis de
Chennevières m'a commandée en 1874 pour le Panthéon, m'a été payée 50,000
francs. On m'a donné, à Rouen, pour une grande composition et deux petites, Inter
artes et naturam, la Céramique, la Poterie, 22,000 ou 24,000 francs, je ne m'en
souviens pas au juste. L'énorme panneau de la Sorbonne, 27 mètres de long sur 5
m. 50 de hauteur, ne m'a rapporté que 35,000 francs. C'est à l'Hôtel de Ville que j’ai
tiré de mon travail la rémunération la plus forte : 75,000 francs pour l'Hiver, l'Eté et
quatre tympans comportant chacun une figure ; 85,000 fr. pour l'Apothéose de Victor
Hugo dans l'escalier du préfet de la Seine.
Additionnez : vous aurez, pour trente-six ans de labeur, d'un labeur ininterrompu,
392,000 francs. J’ai donc gagné 10,800 francs par année. Déduisez les frais de
modèle, d'atelier supplémentaire, de toiles, de châssis, de couleurs, vous verrez que
le bénéfice net est inférieur à celui du plus petit boutiquier. Il ne me déplaît pas que
cela soit.
Et maintenant, vous voulez savoir, me dites-vous, comment j'ai trouvé peu à peu ma
formule. Je vous répondrai ce que je vous disais tout à l'heure : en cherchant. J'ai
toujours eu, depuis que je suis arrivé à l'âge mûr, le dégoût, en littérature, des
phrases vides; en art, du geste inutile et des effets de couleurs déplacés. Or, ce qui
caractérise l'école française, dès qu'elle s'occupe de peinture murale, c'est l'abus du
geste prétentieux, l'excès de couleur inutile. Voyez les plafonds de Versailles, ceux
surtout de la chapelle : suis-je dans le vrai? Et à mesure que je me sentais plus
éloigné de cet art ronflant et pompeux, vide et lourd, je me faisais une idée de plus
en plus sobre, de plus en plus simple du mien. J'ai condensé, ramassé, tassé; j'ai
tâché que chaque geste exprimât quelque chose, et que la couleur, au lieu de
contraster, comme jadis, avec la blancheur de son cadre, s'harmonisât doucement
avec lui. Au lieu de trouer la muraille, comme il arrive avec des peintures trop
poussées, je me suis contenté de la décorer simplement.
Et dans tout cela, voyez-vous, pas de recherches, dites-le bien, du symbole. J'ai
essayé de dire le plus possible en peu de mots. Pour y arriver, j'ai pris le chemin le
plus court. Voilà ma confession terminée.
Thiébault-Sisson.
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représentent de huit à dix années de travail, – une seule a 17 mètres de long, – j'ai
touché 53,000 francs.
– Ce n'est guère. Vous êtes-vous au moins rattrapé sur les autres?
Jugez-en. Les deux toiles qu'Espérandieu, après avoir construit à Marseille le palais
de Longchamp, me demanda, en 1867, pour l'escalier de son musée, Marseille
colonie grecque et Marseille porte de l'Orient, m'ont été payées 10,000 francs. Mes
deux compositions de Poitiers, Radegonde, au couvent de Sainte Croix, protège les
lettres contre la barbarie, et Charles Martel, vainqueur des Sarrasins, sauve la
chrétienté, m'en ont rapporté 12,000. Mes quatre compositions de Lyon, le Bois
sacré cher aux muses, l'Inspiration chrétienne, la Vision antique, le Rhône et la
Saône m'ont valu 40,000 francs. La Sainte Geneviève, que le marquis de
Chennevières m'a commandée en 1874 pour le Panthéon, m'a été payée 50,000
francs. On m'a donné, à Rouen, pour une grande composition et deux petites, Inter
artes et naturam, la Céramique, la Poterie, 22,000 ou 24,000 francs, je ne m'en
souviens pas au juste. L'énorme panneau de la Sorbonne, 27 mètres de long sur 5
m. 50 de hauteur, ne m'a rapporté que 35,000 francs. C'est à l'Hôtel de Ville que j’ai
tiré de mon travail la rémunération la plus forte : 75,000 francs pour l'Hiver, l'Eté et
quatre tympans comportant chacun une figure ; 85,000 fr. pour l'Apothéose de Victor
Hugo dans l'escalier du préfet de la Seine.
Additionnez : vous aurez, pour trente-six ans de labeur, d'un labeur ininterrompu,
392,000 francs. J’ai donc gagné 10,800 francs par année. Déduisez les frais de
modèle, d'atelier supplémentaire, de toiles, de châssis, de couleurs, vous verrez que
le bénéfice net est inférieur à celui du plus petit boutiquier. Il ne me déplaît pas que
cela soit.
Et maintenant, vous voulez savoir, me dites-vous, comment j'ai trouvé peu à peu ma
formule. Je vous répondrai ce que je vous disais tout à l'heure : en cherchant. J'ai
toujours eu, depuis que je suis arrivé à l'âge mûr, le dégoût, en littérature, des
phrases vides; en art, du geste inutile et des effets de couleurs déplacés. Or, ce qui
caractérise l'école française, dès qu'elle s'occupe de peinture murale, c'est l'abus du
geste prétentieux, l'excès de couleur inutile. Voyez les plafonds de Versailles, ceux
surtout de la chapelle : suis-je dans le vrai? Et à mesure que je me sentais plus
éloigné de cet art ronflant et pompeux, vide et lourd, je me faisais une idée de plus
en plus sobre, de plus en plus simple du mien. J'ai condensé, ramassé, tassé; j'ai
tâché que chaque geste exprimât quelque chose, et que la couleur, au lieu de
contraster, comme jadis, avec la blancheur de son cadre, s'harmonisât doucement
avec lui. Au lieu de trouer la muraille, comme il arrive avec des peintures trop
poussées, je me suis contenté de la décorer simplement.
Et dans tout cela, voyez-vous, pas de recherches, dites-le bien, du symbole. J'ai
essayé de dire le plus possible en peu de mots. Pour y arriver, j'ai pris le chemin le
plus court. Voilà ma confession terminée.
Thiébault-Sisson.
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  • 1. Puvis de Chavannes raconté par lui-même THIEBAULT-SISSON François, « Puvis de Chavannes raconté par lui-même », Le Temps, 16 janvier 1895 (Numéro 12285). – Une interview, alors ? – Oui, cher maître. Au moment où l'art français tout entier, dans un mouvement aussi spontané que légitime, s'apprête à glorifier en vous le grand artiste, vous êtes de toute nécessité l'homme du jour. Pendant une bonne semaine, les journaux vous serviront à leurs lecteurs en pâture. Les critiques vont pontifier, les Informateurs vont feuilleter leur Larousse. Je préfère vous feuilleter vous-même. Votre réputation n'y perdra rien et le public, par mon intermédiaire, y gagnera. – Diable! diable! fit le maître en redressant vivement sa haute taille enfermée dans un coquet veston d'intérieur, vous me mettez dans un cruel embarras. Je n'ai rien à vous raconter, rien du tout; ma vie est la plus simple du monde; pas d'anecdotes, pas d'événements dramatiques, pas de surprises. Je suis l'homme le plus casanier de la terre. On ne me voit jamais dans le monde; je ne dîne jamais en ville qu'entre intimes; je ne vais pas aux courses, on ne me voit que de loin en loin au théâtre. Je ne fréquente ni les cercles artistiques, ni les salons littéraires, grands ou petits. En un mot, je ne suis pas Parisien pour deux sous. Confiné dans mon antre – et il y a longtemps que je l'habite, mon antre, quarante-deux ans et six mois, compte exact – j'y vis solitairement, comme un ours. Comment voulez-vous que ça intéresse le public, ces choses-là ? – Ces choses-là, au contraire, l'intéressent toujours. Il est rare qu'à connaître l'homme privé on ne goûte pas l'artiste un peu plus ; on le comprend certainement beaucoup mieux. Laissez-moi faire, de grâce, et causons. – Qu'il soit fait selon votre volonté, a murmuré mon interlocuteur en souriant et, sous la grande baie qui éclaire l'atelier, s'installant sur un divan bas, il a pris l'attitude résignée d'une victime. Deux heures durant, nous avons bavardé. Stimulé par mon interrogatoire, le maître a évoqué peu à peu ses souvenirs. J'en ai pris note à mesure. Les voici. – Ce n'est pas du Larousse qu'il vous faut. Une date est nécessaire pourtant, ma naissance. Cet événement exceptionnel s'est produit, voilà soixante-dix ans bien sonnés, dans la bonne ville de Lyon. Mon père y était ingénieur en chef des mines : j'y suis né en 1824. De ma première enfance, rien à dire. Elle n'a pas été laborieuse. J'ai fait au lycée de la ville mes études, et je les ai faites, je le confesse humblement, sans éclat. Quelques prix de loin en loin, et c'est tout. Je n'étais occupé que d'une chose, de pousser. J'étais long, long, long, maigre, maigre, maigre. J'augmentais chaque année de je ne sais combien de centimètres, ce qui jetait dans le désespoir ma pauvre mère. A peine m'avait-elle fait faire un vêtement que mes bras, mes jambes en sortaient avec opiniâtreté. C'est à cela que ma jeunesse entière s'est passée. Un événement pourtant l'a marquée, un événement de premier ordre : la visite, en 1838, du duc d'Orléans. J'étais en quatrième : on m'avait, pour la circonstance, gratifié d'un pantalon neuf, un pantalon gris-perle à sous-pieds, qu'accompagnaient une veste à la mode, un grand 1
  • 2. col et une casquette idéale. Dans la grande cour du lycée, tous les élèves étaient alignés sur deux rangs. Tout à coup, dans la masse bourdonnante, un silence. C'est le prince qui arrive, mince, élégant, distingué, les jambes prises dans un pantalon amarante que je n'oublierai de ma vie. Musique, réception officielle, discours : j'entends encore celui des élèves, prononcé par un de nos camarades qui, en sa qualité de boursier, donnait le signal des mouvements au tambour. C'était ce brave Colfavru, que la politique, depuis, a illustré. Le discours terminé, les élèves défilent, et le censeur fait sortir des rangs, au hasard, une trentaine d'élèves qu'il présente, suprême récompense, au jeune duc comme l'espoir de la France, la crème des travailleurs. Et je défilais tranquillement, comme les autres, quand je m'entends appeler : c'est le censeur qui, à moi aussi, me fait signe. La foudre, en tombant à deux pas, ne m'aurait pas produit plus d'effet. Si je m'y attendais à celle-là ! Et le brave censeur, en me présentant au personnage auguste, lui dit « Encore un bon élève, monseigneur, un de nos meilleurs élèves ! » Et tandis que monseigneur me contemple, ma casquette à la main, figé dans mon pantalon gris perle, et sourit, je rougis, je palis, je bredouille; je sens qu'aux félicitations qu'on m'adresse il faut répondre à tout prix et, entre deux suffocations, je m'écrie : « Sire ! » Le duc pouffe, le censeur pouffe, tout le monde pouffe. Je sens que j'ai fait une gaffe, je me reprends et j'articule : « Monsieur! » On pouffe de plus belle, et je m'en vais, asperge désolée, rejoindre les camarades sur lesquels je produis, malgré tout, une impression profonde. En dépit de mes airs navrés, je suis celui qu'on a présenté à monseigneur ! Deux ans après, je perds ma mère, et mon père juge bon de me faire compléter mes études à Paris. Je vais faire à Henri IV ma rhétorique et ma philosophie : dans l'une comme dans l'autre, je suis terne. Je ne suis pas plus brillant au dessin. Si je griffonne sur mes cahiers, sur mes livres, si j'en couvre les marges de croquis, je n'en suis pas moins, dans la classe spéciale de dessin, un élève quelconque : jamais de prix, jamais d'accessit. Rien de l'enfant prodige, vous voyez. Je sors du lycée ; ma vocation ne se dessine pas davantage. En attendant que je me décide, ou qu'on décide pour moi, je vais à Mâcon retrouver ma sœur, mon beau- frère, ingénieur lui aussi, comme mon père. J'y paresse délicieusement deux années, puis je fais mon premier voyage d'Italie, un vrai voyage de noces, banal et vide au possible, en compagnie d'un jeune ménage que le passé n'intéresse pas beaucoup, que l'avenir n'inquiète guère et qui jouit avec sérénité du présent. Au retour, le goût de la peinture me prend. Je vais à Paris, j'entre dans l'atelier de Scheffer, pas Ary, mais son frère Henry, portraitiste excellent, auteur de la Charlotte Corday qui est au Louvre, et chez lequel j'aurais appris sérieusement mon métier, si le métier, tel qu'on me l'enseignait, m'avait intéressé réellement. N'y trouvant pas précisément ce que je voulais, c'était en amateur surtout que je travaillais, et à la fin de 1847 je n'étais pas plus familiarisé avec la technique de mon maître qu'avec l'argot spécial aux rapins. Un exemple vous en donnera la mesure. J'étais allé, cette même année 1847, passer mes vacances à Mâcon. Chez mon beau-frère, dans des maisons amies, je voyais parfois Lamartine. Un jour, en visite, je me rencontre avec la femme du poète. Très aimable, elle lie conversation avec moi. – Vous faites de la peinture? m'a-t-on dit. 2
  • 3. – Oui, madame. – Faites-vous la figure? Et moi, naïf, de répondre : – Mais je fais quelquefois le bonhomme tout entier. Où j'ai commencé réellement à m'ouvrir, c'est à mon second voyage d'Italie, fait en 1848 en compagnie d'un camarade de mon âge et d'un peintre dont j'avais fait la connaissance à Paris, Bauderon de Vermeron. Cet excellent homme m'a rendu de grands services. Il a développé en moi le goût du travail, m'a appris à réfléchir sur mon art, et de l'année que j'ai passée en Italie avec lui date véritablement ma vie artistique. Me voilà rentré à Paris, fin 48, Que faire ? Bauderon de Vermeron était lié avec Eugène Delacroix. « Je vais vous mettre en rapport avec lui, » me dit-il, et, de concert, un beau matin, nous partons pour la rue Notre-Dame-de-Lorette, où le maître avait son atelier. Nous entrons. Sur un tableau de dimensions considérables, une Chasse au lion, qui depuis a brûlé avec le musée de Bordeaux, le peintre, avec une énergie concentrée, s'escrimait, zébrant de touches parallèles sa toile, ne trouvant jamais le ton assez fort, le poussant, le montant toujours, de manière à le faire chanter furieusement. Quand il s'arrêta pris de fatigue, Vermeron me poussa en avant : – Voilà un jeune homme, cher ami, qui vous admire beaucoup… Delacroix l'interrompit brusquement et avec un fin sourire : – Entretenez-le dans ces idées-là, Vermeron. C'est si rare ! C'est ainsi que je devins l'élève de Delacroix. Je le fus tout juste quinze jours. L'atelier, depuis longtemps, périclitait; les élèves, un à un, se retiraient. Nous étions, quand j'y entrai, sept ou huit; ce n'était pas de quoi payer le loyer. Deux semaines après mon entrée, Delacroix, que ce lâchage universel énervait, nous mit brusquement à la porte. C'est vous dire que je n'ai pas appris grand'chose de lui. Je serais resté plus longtemps son élève que je n'en aurais pas appris davantage. L'artiste, en lui, primait le maître et son enseignement était fait pour dévoyer plus que pour diriger sainement la jeunesse. Des deux corrections qu'il nous a faites j'ai gardé un souvenir très précis. Un de mes camarades avait peint une tête d'étude brutalement, sans le plus léger souci de vérité, avec les trucs d'atelier à la mode chez le baron Gros, les narines, les yeux, les oreilles barbouillés d'un vermillon cru qui hurlait. Entre le maître. Je le vois encore avec sa moustache noire, ses cheveux longs, son paletot marron clair, jeter des yeux indifférents sur l'esquisse, l'approcher, l'éloigner, dire enfin : « Pas mal, monsieur, pas mal du tout. Bonne étude! on l'accrochera dans l'atelier. Il y a de la couleur, ça chante, c'est très bien. » Je trouvais ça, pour ma part, exécrable et surtout archifaux. Quand l'atelier se ferma, je fus sans regret. C'est alors que je passai chez Couture. J'y sommeillai trois mois, j'en sortis et, mécontent de mes pérégrinations successives, estimant qu'elles m'avaient rapporté moins que rien, je résolus de travailler seul, je me louai, en guise d'atelier, un gymnase où un orthopédiste célèbre avait redressé des générations de cagneux et rendu droits force bossus ; j'y vécus, dans une solitude complète, trois années dont 3
  • 4. aucun souvenir ne me reste que celui d'un travail acharné et ce joli mot d'un enfant, fils de mon « proprio », qui vint un jour me trouver en me disant : «M'sieu! m'sieu! Voulez-vous être bien gentil? Donnez-moi donc du blond pour faire le portrait de mon frère. » En 1850, j'expose pour la première fois au Salon. Tant bien que mal, j'étais venu à bout d'une Pietà ; sur les genoux d'une Vierge un Christ mort; une Madeleine agenouillée tout auprès. Ravi d'avoir été reçu, je file, dès le matin de l'ouverture, au Salon pour me contempler dans mon œuvre. Arrivé devant ma toile, que vois-je? deux figures seulement au lieu de trois. Je m'approche, et je constate que ma Vierge, drapée de violet, se confondait avec le fond, qu'ingénument j'avais fais violâtre. Ce fut ma première leçon de valeurs. Je compris désormais le poids d'un ton, et c'est de ce jour-là seulement que je fus peintre. Deux ans après, le 15 juillet 1852, je venais m'installer ici, place Pigalle. Ma vie d'artiste tient entière entre ces quatre murs. L'atelier était vaste : j'avais quelques amis – Bida était du nombre – qui se sentaient chez eux à l'étroit et qui ne voulaient plus d'aucun maître. Nous fondâmes une académie entre nous. Tous les soirs, à partir de huit heures, nous avions le modèle vivant, et réciproquement nous nous corrigions. Jamais enseignement ne fut meilleur que cet enseignement mutuel. Il n'y parut pas, pour moi, aux Salons. De 1852 à 1859, tout ce que j'envoyai fut impitoyablement refusé. J'aurais mauvaise grâce à m'en plaindre. Mes sujets, presque tous, étaient d'un romantisme à tous crins. Celui de 1852, dans ce genre-là, était extraordinaire. Etendue tout habillée sur un lit, une vieille agonisait. Au pied du lit, son fils jouait sur une basse la musique du choral de Luther. Comme peinture, cela ne valait guère mieux que comme sujet. Mes amis, néanmoins, s'extasièrent, et sur le tableau, qu'il aimait, Henri de Lacretelle fit ce quatrain : Suivant le vœu secret de celle qui trépasse, Le fils retient ses pleurs au moment solennel, Et la note sereine arrachée à la basse Accompagne cette âme en la route du ciel. De la même période datent deux autres toiles, une Julie et une Hérodiade. Cette dernière, debout au sommet d'un monumental escalier, donne à l'exécuteur, placé au bas des degrés, le signal de la mort de saint Jean, qu'on voit enfermé dans une crypte. Et ce signal, elle le donne en levant le plat sur lequel elle fera poser tout à l'heure la tête du Baptiste. Est-ce assez tragique, dites-moi? Julie, c'est la fille d'Auguste, une noceuse, comme vous savez, rentrant de bon matin, au sortir d'une fête échevelée, chez son époux Agrippa. Rencontrant une bande de soldats, elle craint d'être vue et se cache derrière un rideau de jeunes arbustes. Et dans tout cela, n'est-ce pas, vous ne voyez guère le Puvis de Chavannes d'aujourd'hui. Cela vous semble bizarre. C'est si naturel, cependant. Croyez-vous que tout ce qui s'est fait en art d'un peu neuf soit le résultat d'un plan longuement mûri à l'avance? Si vous le croyez, détrompez-vous. Les grandes découvertes en chimie, en mécanique, en physique ne sont-elles pas, presque toutes, dues au hasard? Un hasard évidemment très spécial, un hasard qui ne se présentera qu'au 4
  • 5. chercheur, mais un hasard qui, le plus souvent, déconcerte et contredit les prévisions du chercheur. En art, il en est de même. Qui m'eût dit, en 1852, que la décoration murale, un jour, me tenterait, que j'y consacrerais toute ma vie, m'eût fait l'effet d'un farceur. Je n'aimais pas ce qui se faisait autour de moi, et je songeais vaguement à autre chose, mais dans le même ordre d'idées. Rien de plus. Deux ans après, mon frère fait construire, dans un petit village de Saône-et-Loire, une maison des champs. La salle à manger me tente, avec ses quatre grands panneaux nus; je me dis qu'il serait amusant de les peindre, et en dix-huit mois j'y exécute, avec un entrain qui me surprend, l'invariable motif, légèrement modernisé, des Quatre saisons. Puis, le travail terminé, je reprends pour le Salon, et dans des dimensions plus grandes, un de ces quatre sujets, un Retour de chasse, qui me fait recevoir et me désenguignonne. J'en suis si heureux que j'en fais don, après la clôture du Salon, au musée de Marseille. L'élan était donné. Il me sembla qu'il y avait quelque chose à faire dans cette voie; je poursuivis. Certes, je ne songeais pas encore à la peinture murale, telle que je l'ai depuis formulée, mais l'allégorie, avec de grandes idées ramassées, concentrées, m'attirait. En 1861, j'avais terminé la Paix et la Guerre, je les exposai l'une et l'autre au Salon. Elles me valurent une deuxième médaille, et l'Etat m'acheta la Paix 6,000 francs. Je ne voulais pas céder la Paix sans la Guerre : mes deux toiles se complétaient l'une l'autre. J'essayai de les faire acheter de compagnie, on refusa; je fis cadeau à l'Etat de la Guerre, et je me remis au travail. En 1863, ce fut le tour du Travail et du Repos, dont on fit l'éloge, mais qu'on se garda bien de m'acheter. Sur ces entrefaites, je reçus la visite de Diet, un architecte de talent, qui venait de construire, à Amiens, un musée : – J'ai vu vos derniers tableaux, me dit-il, je les goûte fort, et je crois vous en avoir trouvé le placement. Dans l'édifice que j'achève en ce moment, j'ai de vastes surfaces à couvrir. La Guerre et la Paix feraient l'affaire. Que sont devenues vos deux toiles? – Elles appartiennent à l'Etat. – Parfait. Je vais les faire demander par la ville. Et la ville, en effet, les demanda, l'Etat les accorda ; elles furent mises en place et n'y firent pas mal. Diet, un beau jour, me revint : – J'ai deux autres surfaces, fit-il, qui sont libres. C'est dans l'escalier. Avez-vous encore mon affaire ? J'offris le Travail et le Repos, qui avaient les dimensions voulues. On les prit, mais on n'avait pas d'argent à m'offrir : je les donnai. On devait revenir encore à la charge, et me demander tour à tour l'Ave Picardia nutrix exposé en 1865, et le Pro patria ludus, qui me fit décerner au Salon de 1882 la médaille d'honneur. Avec les figures supplémentaires qu'on m'a demandées, que j'ai exécutées uniquement pour l'honneur, par plaisir, pour avoir un ensemble qui fût mon œuvre à moi seul, cela me faisait en tout quatorze toiles. Pour ces quatorze toiles, qui 5
  • 6. représentent de huit à dix années de travail, – une seule a 17 mètres de long, – j'ai touché 53,000 francs. – Ce n'est guère. Vous êtes-vous au moins rattrapé sur les autres? Jugez-en. Les deux toiles qu'Espérandieu, après avoir construit à Marseille le palais de Longchamp, me demanda, en 1867, pour l'escalier de son musée, Marseille colonie grecque et Marseille porte de l'Orient, m'ont été payées 10,000 francs. Mes deux compositions de Poitiers, Radegonde, au couvent de Sainte Croix, protège les lettres contre la barbarie, et Charles Martel, vainqueur des Sarrasins, sauve la chrétienté, m'en ont rapporté 12,000. Mes quatre compositions de Lyon, le Bois sacré cher aux muses, l'Inspiration chrétienne, la Vision antique, le Rhône et la Saône m'ont valu 40,000 francs. La Sainte Geneviève, que le marquis de Chennevières m'a commandée en 1874 pour le Panthéon, m'a été payée 50,000 francs. On m'a donné, à Rouen, pour une grande composition et deux petites, Inter artes et naturam, la Céramique, la Poterie, 22,000 ou 24,000 francs, je ne m'en souviens pas au juste. L'énorme panneau de la Sorbonne, 27 mètres de long sur 5 m. 50 de hauteur, ne m'a rapporté que 35,000 francs. C'est à l'Hôtel de Ville que j’ai tiré de mon travail la rémunération la plus forte : 75,000 francs pour l'Hiver, l'Eté et quatre tympans comportant chacun une figure ; 85,000 fr. pour l'Apothéose de Victor Hugo dans l'escalier du préfet de la Seine. Additionnez : vous aurez, pour trente-six ans de labeur, d'un labeur ininterrompu, 392,000 francs. J’ai donc gagné 10,800 francs par année. Déduisez les frais de modèle, d'atelier supplémentaire, de toiles, de châssis, de couleurs, vous verrez que le bénéfice net est inférieur à celui du plus petit boutiquier. Il ne me déplaît pas que cela soit. Et maintenant, vous voulez savoir, me dites-vous, comment j'ai trouvé peu à peu ma formule. Je vous répondrai ce que je vous disais tout à l'heure : en cherchant. J'ai toujours eu, depuis que je suis arrivé à l'âge mûr, le dégoût, en littérature, des phrases vides; en art, du geste inutile et des effets de couleurs déplacés. Or, ce qui caractérise l'école française, dès qu'elle s'occupe de peinture murale, c'est l'abus du geste prétentieux, l'excès de couleur inutile. Voyez les plafonds de Versailles, ceux surtout de la chapelle : suis-je dans le vrai? Et à mesure que je me sentais plus éloigné de cet art ronflant et pompeux, vide et lourd, je me faisais une idée de plus en plus sobre, de plus en plus simple du mien. J'ai condensé, ramassé, tassé; j'ai tâché que chaque geste exprimât quelque chose, et que la couleur, au lieu de contraster, comme jadis, avec la blancheur de son cadre, s'harmonisât doucement avec lui. Au lieu de trouer la muraille, comme il arrive avec des peintures trop poussées, je me suis contenté de la décorer simplement. Et dans tout cela, voyez-vous, pas de recherches, dites-le bien, du symbole. J'ai essayé de dire le plus possible en peu de mots. Pour y arriver, j'ai pris le chemin le plus court. Voilà ma confession terminée. Thiébault-Sisson. 6
  • 7. représentent de huit à dix années de travail, – une seule a 17 mètres de long, – j'ai touché 53,000 francs. – Ce n'est guère. Vous êtes-vous au moins rattrapé sur les autres? Jugez-en. Les deux toiles qu'Espérandieu, après avoir construit à Marseille le palais de Longchamp, me demanda, en 1867, pour l'escalier de son musée, Marseille colonie grecque et Marseille porte de l'Orient, m'ont été payées 10,000 francs. Mes deux compositions de Poitiers, Radegonde, au couvent de Sainte Croix, protège les lettres contre la barbarie, et Charles Martel, vainqueur des Sarrasins, sauve la chrétienté, m'en ont rapporté 12,000. Mes quatre compositions de Lyon, le Bois sacré cher aux muses, l'Inspiration chrétienne, la Vision antique, le Rhône et la Saône m'ont valu 40,000 francs. La Sainte Geneviève, que le marquis de Chennevières m'a commandée en 1874 pour le Panthéon, m'a été payée 50,000 francs. On m'a donné, à Rouen, pour une grande composition et deux petites, Inter artes et naturam, la Céramique, la Poterie, 22,000 ou 24,000 francs, je ne m'en souviens pas au juste. L'énorme panneau de la Sorbonne, 27 mètres de long sur 5 m. 50 de hauteur, ne m'a rapporté que 35,000 francs. C'est à l'Hôtel de Ville que j’ai tiré de mon travail la rémunération la plus forte : 75,000 francs pour l'Hiver, l'Eté et quatre tympans comportant chacun une figure ; 85,000 fr. pour l'Apothéose de Victor Hugo dans l'escalier du préfet de la Seine. Additionnez : vous aurez, pour trente-six ans de labeur, d'un labeur ininterrompu, 392,000 francs. J’ai donc gagné 10,800 francs par année. Déduisez les frais de modèle, d'atelier supplémentaire, de toiles, de châssis, de couleurs, vous verrez que le bénéfice net est inférieur à celui du plus petit boutiquier. Il ne me déplaît pas que cela soit. Et maintenant, vous voulez savoir, me dites-vous, comment j'ai trouvé peu à peu ma formule. Je vous répondrai ce que je vous disais tout à l'heure : en cherchant. J'ai toujours eu, depuis que je suis arrivé à l'âge mûr, le dégoût, en littérature, des phrases vides; en art, du geste inutile et des effets de couleurs déplacés. Or, ce qui caractérise l'école française, dès qu'elle s'occupe de peinture murale, c'est l'abus du geste prétentieux, l'excès de couleur inutile. Voyez les plafonds de Versailles, ceux surtout de la chapelle : suis-je dans le vrai? Et à mesure que je me sentais plus éloigné de cet art ronflant et pompeux, vide et lourd, je me faisais une idée de plus en plus sobre, de plus en plus simple du mien. J'ai condensé, ramassé, tassé; j'ai tâché que chaque geste exprimât quelque chose, et que la couleur, au lieu de contraster, comme jadis, avec la blancheur de son cadre, s'harmonisât doucement avec lui. Au lieu de trouer la muraille, comme il arrive avec des peintures trop poussées, je me suis contenté de la décorer simplement. Et dans tout cela, voyez-vous, pas de recherches, dites-le bien, du symbole. J'ai essayé de dire le plus possible en peu de mots. Pour y arriver, j'ai pris le chemin le plus court. Voilà ma confession terminée. Thiébault-Sisson. 6