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Guy Nicolas




Fondements magico-religieux du pouvoir politique au sein de la
principauté hausa du Gobir
In: Journal de la Société des Africanistes. 1969, tome 39 fascicule 2. pp. 199-232.




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 Nicolas Guy. Fondements magico-religieux du pouvoir politique au sein de la principauté hausa du Gobir. In: Journal de la
 Société des Africanistes. 1969, tome 39 fascicule 2. pp. 199-232.

 doi : 10.3406/jafr.1969.1448

 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jafr_0037-9166_1969_num_39_2_1448
J de la Soc. des Africanistes
XXXIX, 2, 1969, p. 199-231.




            FONDEMENTS MAGICO-RELIGIEUX
               DU POUVOIR POLITIQUE
     AU SEIN DE LA PRINCIPAUTE HAUSA DU GOBIR x

                                                      PAR
                                              Guy NICOLAS



    Le vaste mouvement de « Guerre sainte » islamique {Jihâd) 2 qui bouleversa,
au cours du siècle dernier, une vaste partie de l'Afrique soudanaise et aboutit à
la mise en place d'un pouvoir musulman peul en Nigeria du Nord et au Nord Came
rounest né au sein de la capitale d'une principauté hausa : l'État du Gobir, où son
promoteur : Usmay dan Fodyo, enseignait le Coran aux enfants du souverain local.
Il appartenait, en effet, à une élite d'étrangers intégrés par les princes hausa à leurs
Cours en raison de leurs connaissances et, surtout, d'une expérience politique acquise
au sein des empires déchus du Mali ou de Gao. A l'époque considérée, les dynasties
qui gouvernaient les principautés hausa professaient l'Islam, religion officielle des
États qu'ils s'efforçaient d'égaler (Songhaï à l'ouest, Bornou à l'est, Constanti
nople nord), de leurs voisins touareg et des marchands méditerranéens qu'at
           au
 tiraient dans leurs capitales les importantes transactions qui s'y déroulaient. Toutef
 ois,    les pratiques musulmanes locales s'accommodaient de combinaisons syncré-
 tiques fort éloignées de la lettre du Coran et les plus orthodoxes des disciples du
 Prophète, pour la plupart d'origine étrangère, s'efforçaient en vain de prêcher la
 pureté islamique. La vocation à'Usmatj dan Fodyo fut ainsi, à l'origine, essentie
 llementréformatrice. Ses remontrance's s'adressaient à une aristocratie se préten
 dant     convertie à l'Islam et non, semble-t-il, à la masse « païenne » des populations
 locales gouvernées par celle-ci. A la même époque, la plus grande partie des Foulbé
 nomades qui allaient constituer les troupes de la réforme n'adhéraient pas eux-
 mêmes à la religion qu'il enseignait aux princes locaux. L'action du futur « Com
 mandeur      des musulmans » {sarkim miïsûlmï) ne s'exerça donc, à ses débuts, qu'au
  sein de la classe dirigeante d'une capitale et le succès du Jihâd semble dû à la fai-

      1. La présente étude porte essentiellement sur des documents recueillis par nous au cours de plusieurs missions
 effectuées, sous l'égide du C. N. R. S., dans la région de Maradi (Niger), de 1956 à 1965. Une partie de ces données
 a été reprise, depuis sa rédaction, dans notre ouvrage : Organisation sociale et appréhension du monde au sein
 d'une société africaine (vallée de Maradi, Niger), en cours d'édition.
      2. Le mode de transcription utilisé est celui proposé par R. С Abraham dans son Dictionary of the hausa, lan
 guage, 2e éd. Londres, University of London Press, 1962.
200                           SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES
  blesse de celle-ci, elle-même d'origine étrangère, mal intégrée au reste de la popul
  ation, vraisemblablement divisée par des querelles intestines et dont le pouvoir,
  en conséquence, se trouvait mal fondé.
        On sait que les premiers prêches du réformateur n'eurent guère d'influence sur
  le comportement de ceux auxquels Us s'adressaient. Par contre, ils semblent avoir
  trouvé un écho plus favorable auprès des Foulbé, sédentaires et nomades, des
  lettrés locaux et, vraisemblablement, de membres de l'aristocratie locale tentant
  de s'appuyer sur les formes nouvelles qu'il mettait en mouvement pour s'emparer
  du pouvoir.
        Le Jihâd n'aurait peut-être pas eu lieu si le Gôbir n'avait connu un changement
  de souverain, à l'occasion du décès du puissant roi Bàwa Jaygwarzô, dont le règne
  fut l'apogée du royaume et qui semble avoir maintenu, de son vivant, une main de
  fer sur son pays. Sa mort dût être l'origine de conflits entre candidats au trône,
  comme il en est à l'occasion de toutes les successions hausa. Le nouveau prince :
  Yunfa, n'avait pas l'autorité ni la puissance de son père. De plus il avait été l'élève
 du réformateur et celui-ci détenait une plus grande influence sur lui. Poussé à la
 fermeté par son entourage, qui voyait d'un mauvais œil s'étendre la puissance
 des « marabouts », il prit ombrage des reproches de son ancien maître. Celui-ci dû
 s'enfuir de la capitale et se cacher en « brousse », où il trouva refuge parmi des
 pasteurs de son ethnie. Il parvint à rallier suffisamment de partisans pour mettre
 en déroute les troupes envoyés contre lui puis, fort de ce succès, s'emparer de la
 capitale du Gôbir et substituer un pouvoir théocratique musulman dirigé par lui
 et soutenu par les pasteurs foulbé à celui de l'ancienne dynastie- hausa. Maître du
  Gôbir, il entreprit alors d'étendre sa réforme, s'adressant tout d'abord aux souve
 rains hausa voisins pour les inviter à purifier de leur propre gré les mœurs de leurs
 États. C'est, ici encore, le refus de ceux-ci qui le conduisit à proclamer la « Guerre
 sainte » qui devait détruire ces royaumes.
       On est surpris, à l'audition des traditions orales locales, de voir les misérables
 pasteurs foulbé s'emparer ainsi rapidement des États hausa. Riches et apparem
 ment      puissants, ceux-ci disposaient de forces militaires importantes constituées,
 d'une part, par des armées basées à l'abri des fortifications de vastes citadelles
 et, d'autre part, par une organisation villageoise forgée pour faire face aux périls
 permanents résultant des conflits entre princes et des rezzou des nomades. Chaque
 armée locale se trouvait constamment en état d'alerte, gardant les routes que par
couraient      les caravanes, prête à courir sus aux rezzou dès que l'attaque d'un vil
lage ou d'un groupe de marchands était signalé ; prête, également, à organiser elle-
même des expéditions dont le but principal était le pillage de territoires voisins
ou insoumis et la capture d'esclaves. Elle se composait d'une chevalerie à laquelle
appartenaient de droit princes et nobles, possesseurs de chevaux, d'un corps d'ar
chers redouté et de fantassins. Face à ces forces, les partisans d'Usmay dan Fodyo
ne pouvaient aligner, à l'origine, que des fantassins. Mais, très rapidement, ils
s'organisèrent sur le modèle des aristocraties sédentaires, empruntant aux vaincus
leur organisation et se constituèrent une cavalerie avec les montures prises à leurs
adversaires. Car ceux-ci paraissent s'être débandés dans la plupart des cas, fuyant
plutôt que de combattre, délaissant leurs forteresses sans soutenir de sièges, cher
chant refuge en « brousse » ou auprès des souverains alliés.
      Quelle fut la raison de cet effondrement des principautés hausa, apparemment
au faîte de leur gloire, de la réussite des Foulbé puis, ultérieurement, de celle des
POUVOIR POLITIQUE AU SEIN DE LA PRINCIPAUTE HAUSA DU GOBIR                    201
soulèvements et de la résistance des vaincus, en certains points ? Ces questions,
il nous a paru intéressant de les examiner à travers l'étude de la principauté hausa
du Gobir, telle qu'elle subsiste encore de nos jours dans les lieux où elle s'est réfugiée
et reconstituée, après avoir repris les armes contre ses vainqueurs. Au terme de
multiples vicissitudes historiques, en effet, les héritiers des souverains et de la popul
ation du royaume qu'affronta Usmarj dan Fodyo ont rétabli l'ancien État hausa
sur une fraction reconquise de son territoire. Or, malgré les transformations qui
se sont produites au sein des croyances et des pratiques locales et, notamment,
une adhésion croissante, apparemment libre et spontanée, à l'Islam, cette société
demeure justiciable des reproches adressés à ses souverains par le « marabout »
peul. Aussi nous semble- t-il intéressant, pour un approfondissement de la connais
sance la culture hausa, submergée en Nigeria par le pouvoir peul, qui lui a
       de
imprimé sa marque et l'a fortement transformée, ainsi que pour une meilleure
approche des documents dont nous disposons sur les origines et les circonstances
du Jihâd soudanais, d'étudier la nature et les fondements du pouvoir hausa au sein
de cette principauté.


La principauté hausa du Gobir.

     Le Gobir appartient aux territoires peuplés par l'ensemble ethnique hausa, qui
 s'étendent du fleuve du Niger aux limites de l'ancien Empire du Bornou et de l'Aïr
 à la forêt guinéenne. Il s'est établi au sein de la fraction de ces territoires qui touche
 aux confins sud sahariens, entre le Kebbi et la région de Tessaoua, l'Aïr et les
 États hausa de Kano et Katsina, sur les ruines d'une ancienne principauté conquise
 par ses fondateurs : le Zamfara.
     La zone où il se situe reçoit suffisamment d'eau pour permettre l'implantation
  d'une population sédentaire importante, s'adonnant principalement à l'agriculture.
  La principale production est le nul. Suffisante en année de pluviométrie « nor
  male », permettant même l'accumulation de surplus dont bénéficient les pasteurs
  touareg et foulbé qui nomadisent sur les lieux en saison sèche, cette production est
  constamment menacée par les sécheresses, et le passé de la population locale est
  jalonné de famines. La régularité du cycle des pluies est ainsi un souci constant
  pour le paysan comme pour l'éleveur.
     Mais l'agriculture n'est pas la seule activité économique importante du Gobir.
  Elle ne s'exerce, d'ailleurs, qu'en saison des pluies, sauf en de rares zones irriguées.
  La population locale s'adonne, depuis des siècles, à diverses activités artisanales
  et commerciales. Le marché y est une institution très ancienne. Il reposait autrefois
" sur des échanges très importants entre marchands méditerranéens venus des cités
  nord-africaines avec les chameliers touareg acheter des esclaves, de l'or, de l'ivoire,
  des peaux et vendre des métaux, des chevaux, des produits manufacturés aux
  commerçants locaux. Ces courants économiques ont provoqué la constitution de
  villes et d'un réseau de voies de communications très étendu favorisant l'édification
   d'États bien organisés.
      Le centre du Gobir s'est déplacé, d'après la tradition locale, des confins de l'Aïr
   à la région de Tibiri, puis de celle-ci aux environs de Sokoto, où se trouvait située
   sa capitale : Alkalawa, au début du siècle dernier. De nos jours, son ancien terri
   toire se trouve partagé entre l'Empire de Sokoto, dominé par les Foulbé, et diverses
       Société des Africanistes.                                                       14
202                                     SOCIETE DES AFRICANISTES
 « chefferies » instituées par ces derniers ou le colonisateur. Toutefois, nous l'avons
 vu, une partie de sa population s'est réfugiée, à l'époque du Jihâd, dans la région
 de Tibiri. L'autorité politique de l'héritier de ses souverains ne s'étend plus aujour
 d'huique sur cette zone, laquelle correspond à la province du Gobir, fraction admin
 istrative       de la préfecture de Maradi (Niger), couvre 3 000 km2, et comptait
 52 222 habitants en 1953.
       On sait que l'ethnie hausa s'est construite autour de cités fortifiées dont la tra
 dition      attribue la fondation à des immigrants issus des horizons méditerranéens.
 Ceux-ci auraient intégré diverses populations autochtones au sein de principautés
 fortement organisées et constitué ainsi une culture originale, propre à des millions
 d'hommes. Parlant la même langue, obéissant aux mêmes coutumes, se soumet
 tant mêmes institutions politiques, les Hausa constituent l'un des plus impor
           aux
 tantsensembles ethniques d'Afrique. Nombreux sont les peuples voisins qui, attirés
 par leur culture, ont abandonné leurs langues et leurs coutumes d'origine pour s'y
 intégrer, tel celui de Zinder, d'origine béribéri, ou les groupes foulbé conquérants,
 qui se sont fondus en elle au point que l'on considère leur Empire comme hausa.
       En dépit de son unité culturelle, toutefois, l'ethnie hausa n'a jamais connu
 d'unité politique. Son histoire, telle que la rapportent tradition orale et textes
 écrits en arabe, commence, certes, par le partage d'un Empire initial commandé
 par une reine et dont la capitale aurait été située à Daura entre les enfants de
 celle-ci et d'un héros venu de l'est. Mais il s'agit d'un mythe, et celui-ci n'explique
 pas comment cet État se serait constitué au sein de l'Empire du Bornou, qui s'éten
 daitvraisemblablement alors sur les régions qu'il concerne. Toutefois, ce mythe
 sert à fonder la cohésion d'un ensemble de principautés possédant un même patr
 imoine culturel, en rattachant les dynasties qui gouvernent celles-ci, à une même
 souche, sur une base de fraternité. On distingue des États hausa « légitimes » d'autres
 peuples hausaphones se rattachant à leur mouvance, mais de manière marginale.
 Les premiers seraient ceux dont les dynasties seraient issues de la reine et du héros
de Daura. Leurs ancêtres ayant été au nombre de sept, ces États se désignent eux-
même du nom collectif de « Sept Hausa » (Hausd bakwai), les peuples « illégitimes »
étant qualifiés de « Faux Hausa » (Hausa hanza). Toutefois, les traditions divergent
parfois quant à la désignation de ces sept principautés 1. Les versions locales éta
blissent      que les « Sept Hausa » consistent, en fait, en six «chefferies » territoriales
et en uri septième commandement, de caractère distinct et se superposant aux
premiers. Ce commandement porte sur les plus anciennes populations autochtones,
qui conservent, avec la « maîtrise de la terre » l'essentiel de leur héritage ancestral :
les Anna (sing. : Anne) 2.
       Parmi les principautés admises par ces traditions dans la classe des « Sept hausa »,
le Gobir figure en bonne place, aux côtés des États de Daura, Kano, Katsina, Zazzau

    1. Cf. notamment Abraham, op. cit.
    2. Selon ces versions, après qu'un cavalier étranger ait décapité un serpent qui, du puits de la cité de Daura,
dominait l'Empire de la reine de Daura, et épousé celle-ci, le premier aurait eu, en premier lieu, un enfant d'une
esclave de sa cour. Cet enfant, appelé Karôâ garî (c'est-à-dire : «j'ai pris le village ») aurait ensuite été dépossédé
du pouvoir au profit de son frère cadet, fils du héros et de la reine, appelé, pour cette raison, Bawo abuna (c'est-
à-dire : «rends moi mon bien»). Celui-ci aurait ensuite enfanté six fils, entre lesquels aurait été partagé l'Etat
initial de leur grand-mère. Une autre variante élude Bawo abuna et situe les six fondateurs des dynasties terri
toriales comme demi-frères cadets de Karôâ garî, fils du tueur de serpent et de la reine. Les descendants de Кагбп
garî, appelés « Kar6ag±râwa », habitent aujourd'hui le Gôbir où leur représentant, qui porte le nom de « roi des
Anna » (sarkin Anna) occupe de hautes fonctions à la Cour et se trouve considéré comme le « frère » du roi.
POUVOIR POLITIQUE AU SEIN DE LA PRINCIPAUTE HAUSA DU GOBIR                                      203
et de l'ancien royaume de Rano, aujourd'hui disparu. Le mythe précité rattache
sa dynastie à l'un des fils de la reine de Daura, lequel serait même le jumeau de
l'ancêtre des princes actuels de Daura, lien qui fonde des relations à plaisanterie
entre les membres des deux royaumes. Cette origine est constamment proclamée
et admise par tous.
   Cependant, une autre tradition locale, également proclamée à la Cour voisine de
Katsina (« chefferie » de Maradi), fait état d'une origine très différente. Selon celle-ci,
les fondateurs du Gobir seraient venus du Nord, à travers le Sahara, avec les Touareg.
Refoulés par ceux-ci de l'Aïr, ils se seraient ensuite heurtés à des royaumes déjà
établis, avec lesquels ils seraient entrés en conflit. Ils auraient alors conquis l'un
d'eux, appelé : Zamfara. Et c'est seulement après cette conquête qu'Hs auraient
été admis dans le chœur des « Sept Hausa », par le truchement d'une adaptation
du mythe d'origine des dynasties locales.
   Cette tradition, bien vivante, indique, avec la liste des étapes successives de
la longue marche des ancêtres des fondateurs du Gobir, l'origine de ceux-ci, leur
nom le plus ancien, les circonstances de leur entrée dans le monde hausa et confirme
leur origine distincte de celle des populations qu'ils ont dominées et avec lesquelles
ils ont constitué cet État. Nous résumerons les données qu'elle indique concernant
la formation de celui-ci : le Gobir serait né, aux environs du xve siècle, au mement
où la pression des Touareg, de plus en plus forte, aurait contraint le petit groupe
qui en a été l'auteur à chercher refuge parmi les principautés établies à la limite
du désert et de la savane. Ayant quitté l'Aïr, ce groupe se serait installé un temps
dans la région de Birnin Lallé, où il aurait fondé la citadelle de même nom. Ses
membres auraient alors porté le nom de « fils de Tawa », d'après celui d'une reine
qui les aurait commandés à cette époque 1.
   Chassés de Birnin Lallé, ils auraient demandé l'hospitalité du souverain hausa
de Katsina. Ce dernier les aurait reçus sur son territoire. Peu reconnaissants, les
« fils de Tawa » auraient alors tenté de s'emparer de sa capitale, à la faveur d'une
cérémonie religieuse rassemblant ses guerriers hors des murs de celle-ci. Leur tan-
tative ayant échoué, chassés du royaume qui les avait accueillis, ils auraient trouvé
un nouvel asile dans l'État voisin du Zamfara, qui s'étendait alors du Kebbi à la
frontière du royaume de Katsina et dont le souverain résidait dans la cité d'Alka-
lawa, près de l'emplacement actuel de Sokoto, dans la fraction occidentale de ses
terres. La région actuelle de Tibiri constituait à cette époque une province de ce
royaume. Elle était administrée, en effet, par un vassal du souverain du Zamfara :
le sarkin Naya, qui résidait dans la citadelle de Birnin Naya, proche du site actuel
de Tibiri. La fonction du sarkin Naya consistait à garder les marches orientales du
Zamfara et à assurer les contacts entre ce royaume et les États voisins : Bornou
et Katsina. Notons que ce chef avait commis un groupe d'immigrants du Bornou
au commandement des Anna locaux, constituant ainsi la chefferie de Mazu, dont
le titulaire actuel joue un certain rôle au sein de la cour actuelle du Gobir. Le sarkin
Zamfara accueillit à son tour les nouveaux venus, qui s'étaient primitivement instal
lés de Birnin Naya, et les invita à s'établir près de sa capitale. Peu après, moins
     près
heureux que son voisin de Katsina, il se trouvait dépossédé de son trône par ses
hôtes, avec la complicité des Anna locaux, et les nouveaux venus établirent leur
domination sur le Zamfara, qui prit alors le nom de Gobir. Les « fils de Tawa »

 1. Le tombeau de la reine Tawa est toujours vénéré par les populations de la région de Birnin Lallé.
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auraient, en effet, entre temps, acquis le nom de Gôbïrâwâ (sing. : bogobrï), lequel
aurait été à l'origine un sobriquet signifiant : « incendiaires », revendiquant la répu
tation de guerriers pillards et cruels qui s'était répandue autour d'eux. Ce nom se
serait ensuite étendu à l'ensemble des populations soumises à leur pouvoir, celles-ci
ne l'acceptant, toutefois, qu'à un premier niveau de signification, marquant le
fait de leur appartenance à l'État du Gobir, et continuant à l'utiliser pour désigner,
selon un sens plus restreint, les fondateurs de celui-ci.
    Le Gobir devait s'effondrer, peu après son édification, sous les coups des Foulbé,
que ses souverains avaient laissé s'infiltrer en son territoire et jusqu'au sein de
leur Cour. Il devait, néanmoins, renaître de ses cendres quelques années après sa
défaite, à la suite d'un soulèvement des Gôbïrâwâ, dont une partie put trouver
asile dans la citadelle de Maradi, bâtie par le roi de Katsina sur une terre arrachée
par lui aux mêmes conquérants. Au terme de combats heureux, la chefferie du
 Gobir pût, enfin, reprendre pied sur une fraction de son ancien territoire, corre
spondant à la province actuelle de Tibiri, et y installer sa capitale, en attendant une
reconquête générale de son ancien Empire qu'elle ne parvint pas à réaliser et dont
la venue des Européens devait situer le dessein hors du camp des possibilités.


Le pouvoir politique au Gobir.

      L'organisation politique de la principauté du Gobir, telle qu'elle existe aujourd'hui
dans le cadre de la « Province » de Tibiri, est sensiblement conforme au modèle
général des États hausa. Elle repose, en premier lieu, sur une division tradition
nellela population locale en trois classes de statut : aristocratie (saranta), hommes
         de
libres du commun (talakâwâ) et esclaves [bay г). De nos jours, cette dernière classe
a disparue en tant que telle. La sarauta constitue un groupe important. Elle se
compose d'un certain nombre de lignages attachés à l'exercice du pouvoir par
monopole héréditaire ou volonté du prince. Ces lignages se répartissent eux-mêmes
en trois catégories. La première groupe les membres du lignage royal, dont le nombre
est tel, par suite de la pratique d'une polygamie très étendue (certains rois du
 Gobir auraient eu plus de cent épouses), qu'ils constituent une force sociale impor
tante au sein du royaume. Les voisins des Gôbïrâwâ prétendent, en guise de moquer
ie, ceux-ci sont tous princes. Les « fils de roi» {y an sarkï) — ainsi se désignent-
        que
Us eux-mêmes collectivement — sont particulièrement fiers de leur « race », et leur
devise collective proclame que 1' « on ne mélange pas le bouillon avec la pâte de
mil ». Ils se répartissent en lignées se rattachant à divers souverains qui se sont
succédés sur le trône. Chaque « prince » peut prétendre à la succession d'un roi
défunt. Cette règle théorique sous-tend d'incessants conflits entre « fils de roi ».
En réalité, la difficulté d'accéder au tronc est telle qu'il existe des grands candidats,
entre lequels se partagent les autres, dans l'espoir de se voir attribuer des titres et
fonctions prestigieux ou rénumérateurs au cas où leur candidat parviendrait au
pouvoir. Il est arrivé fréquemment, au cours de l'histoire du Gobir, que des pos
tulants     impatients entrent même en conflit avec le roi désigné. Aussi, ce dernier
se méfie-t-il particulièrement de ses « frères ». La nécessité de protéger le trône des
ambitions de ce groupe orgueilleux et remuant a conduit les souverains du Gobir,
comme des autres États hausa, à instituer deux autres corps de noblesse, d'extrac
tion humble, dont les membres sont respectivement qualifiés de « serviteurs »
         plus
POUVOIR POLITIQUE AU SEIN DE LA PRINCIPAUTÉ HAUSA DU GOBIR                        207
(barôrï, sing. : bar a) et ď « esclaves » (bàyï, sing. : báwa) royaux. Les premiers
comprennent des lignages attachés le plus souvent à des fonctions d'autorité pré
cises par leurs héritages. Ils ont un statut libre. Certains d'entre eux appartiennent
à la fraction anne de la population et jouent un rôle de « maîtrise de la terre ». Les
seconds, choisis à l'origine parmi des esclaves étrangers, héritent aujourd'hui de
leurs charges dans les mêmes conditions. Ils sont considérés comme plus attachés
que les autres au service de la personne du roi et reçoivent des tâches de confiance.
Ces trois corps constituent une même classe politique assurant à son profit un enca
drement               rigoureux des populations soumises à son autorité par le truchement
d'un appareil politico-administratif complexe, organisé sur une base hiérarchique.
Cette organisation, commune, dans ses principes, à toutes les principautés qui se
considèrent comme les héritières légitimes de l'Empire initial de Daura, selon le
mythe évoqué ci-dessus, est l'une des institutions les plus caractéristiques de la
culture hausa.
            A la tête de cet appareil figure le souverain, appelé sarkï. Celui-ci est élu par un
collège de neuf dignitaires, sur la base de pratiques divinatoires, au sein du lignage
royal. Héritier des fondateurs du Gôbir et du héros mythique de Daura, il possède
un pouvoir théoriquement absolu. En particulier, il nomme les titulaires des offices
de la sarauta et décide de la politique du royaume. Il réside dans un palais situé
au centre de la capitale et s'entoure d'un faste et d'une étiquette qui rehaussent
son personnage. Tel est le modèle traditionnel. De nos jours, son pouvoir s'est affaibli
et il ne dispose plus de l'autorité que lui conférait la maîtrise de la guerre ni les
moyens économiques d'entretenir l'appareil de la sarauta. Soumis à l'administra
tion de la République du Niger, qui joue à son égard le rôle d'une sarauta
                 centrale
plus élevée, son autorité repose de plus en plus sur l'appui du gouvernement, qui
l'a accepté ou maintenu sur le trône de ses ancêtres. Toutefois, le fait que le sarkï
actuel soit député et questeur à l'Assemblée Nationale renforce son prestige et lui
confère une certaine indépendance à l'égard des administrateurs locaux. Du point
de vue du gouvernement, qui l'a imposé aux grands électeurs du royaume, il dis
pose seul de l'autorité sur celui-ci, par délégation administrative, en tant qu'agent,
à charge pour lui, s'il le désire, d'entretenir la sarauta sur ses propres revenus. Cette
position assure son autorité auprès de son entourage, tout en lui retirant certains
de ses fondements traditionnels les plus profonds.
              Si l'essentiel du pouvoir repose entre les mains du sarkï, celui-ci le partage tra
ditionnel ement,              en fait, avec neuf dignitaires constituant un conseil du trône et
désignés du nom de « Neuf du Gobir » [Tararj Gôbir). Ces hauts personnages sont
nommés par lui. Mais, à sa mort, tout prétendant à sa succession doit subir leur
loi. Grands électeurs, ils détiennent, en effet, la charge d'assurer la permanence
du pouvoir royal, dont ils sont les gardiens et les garants. Et si le choix du roi est
 soumis à des pratiques de divination, leur rôle réel semble plus important. Tout
 candidat à la succession s'efforce de se concilier leur bienveillance. Siégeant, avec le
 sarkï, dans la salle du trône, où chacun d'eux occupe une place déterminée par
 l'étiquette, ils règlent avec lui la marche du royaume et dirigent l'appareil de la
 sarauta. Il semble qu'il y ait eu des moments dans l'histoire du Gôbir où leur pou
 voir ait été supérieur à celui du souverain. Ils détenaient, d'ailleurs, par le passé,
 le droit de disposer de la vie de celui-ci, et il existe une procédure permettant de
 supprimer un sarkï incompétent ou invalide. Un notable de la cour, appelé : « l'héri
 tier terrasse l'éléphant » {magajir/ káda giwa), a pour charge de procéder à cet
                 qui
2O8                           SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES
acte, au cas où les Taray Gobir le décideraient. Il est même arrivé que ceux-ci
trompent le peuple, faute de candidat, en des moments difficiles, en plaçant une
souche de bois (kututturç) revêtue des habits royaux sur le trône. Depuis, le nom
Ktjtutture figure dans la généalogie royale. Ainsi, ce Haut conseil est-il un organe
essentiel du pouvoir au sein de la principauté. Trois1 de ses membres appartiennent
 à la famille du sarkï. Quatre autres ont le statut de « serviteurs », dont deux repré
sentent       l'ancienne chefferie locale de Mazu. Deux autres sont « esclaves » du roi.
      Le reste de la sarauta est organisé, comme toute autre Cour hausa, sur la base
 d'une hiérarchie d'offices dont les titulaires portent des titres particuliers et occupent
des fonctions diverses, déterminées par une étiquette minutieuse et rigide. La plu
part de ces titres sont l'apanage de certaines familles, au sein desquelles le sarkï
ou les plus grands dignitaires choisissent leurs détenteurs. Cette hiérarchie forme
l'armature de la sarauta, dont tous les membres prétendent à une office eminent
et assistent les dignitaires désignés. La liste actuelle de la cour du Gobir compte
 cent quinze titres, répartis en neuf classes, dont chacune est gouvernée par un grand
 officier. La première comprend le sarkï, la reine, les chefs des Foulbé et des Touareg
 du royaume, un chef des marches (sarkin kaya), quatre des membres du Haut
 conseil, le « sarkin Anna » et le prieur coranique (Lima y). La seconde compte dix-
huit membres du lignage royal, placé sous l'autorité d'un chef des princes (Galâ-
 dïma). La troisième classe comprend neuf offices ď « esclaves » commandés par le
principal d'entre eux, membre du Haut conseil appelé « dan Galâdïma ». Trois
 autre classes comprennent quarante titres de « serviteurs » ou ď « esclaves » ; une
 septième, six titres de « marabouts » ; une huitième, cinq titres de « griots ». La
 neuvième compte six titres de princesses. Une dixième classe comprend dix offices
 constituant la cour du sarkim Mâzu, c'est-à-dire l'ancienne chefferie locale de Mazu,
 dont deux représentants siègent parmi les Taray Gobir.
      Parmi tous ces dignitaires, certains ont une importance particulière, qu'il nous
 faut souligner :
      — Le premier est appelé Innq. Deuxième personnage du royaume, selon l'ét
 iquette,    la Inna est une femme du lignage royal choisie par le sarkï pour l'assister
 dans sa charge. Son autorité officielle s'étend sur les femmes et les adeptes des
 cultes de possession (bôrï), dont elle est la grande prêtresse. La fonction de reine
se retrouve au sein de toutes les sarauta hausa, avec des prérogatives analogues.
 Ses homologues portent le ncm de Iya à Katsina, de Magaram à Zinder, de Magâ-
jiyâ à Daura. Son personnage se rattache à toute une tradition selon laquelle le
pouvoir aurait été détenu par des femmes à une époque antérieure à la constitution
des dynasties issues du héros et de la reine de Daura : Tawa pour le Gobir, Magâjiyd
 à Daura, Tiytiy à Kantché. La puissance de la reine est si grande que la Magaram
fut le seul dignitaire de Zinder auquel l'administration française se crut tenue de
fournir une pension, après la déposition du sultan de cette ville, en 1905. De même, le
gouvernement du Niger eut de graves difficultés avec l'ancienne Inna du Gobir, lors
de l'avènement du sarkï Agada, en 1963. Celle-ci fut convoquée à Niamey et reçut une
compensation monétaire importante en échange de son acceptation du nouveau chef.
     — Un second important dignitaire de la sarauta est le sarkin Anna. Ce person
nage le représentant, selon la tradition locale, de l'un des sept lignages issus du
          est
héros de Daura. Selon la variante locale du mythe de référence, en effet, celui-ci
aurait engendré en premier lieu un fils avec une esclave de la reine puis, en second
lieu, six fils avec celle-ci. Par la suite, cette dernière aurait chassé le premier du
POUVOIR POLITIQUE AU SEIN DE LA PRINCIPAUTÉ HAUSA DU GOBIR                   200,
 trône au profit de ses propres enfants. Privé d'héritage territorial, celui-ci aurait,
 néanmoins, reçu le commandement des populations les plus anciennes (Anna),
 d'où le titre de « roi des Anna » que porte son héritier. Considéré comme l'un des
 « Sept Hausa », le sarkin Anna est l'égal du sarkin Gobir, son « frère ». Mais il ne doit
 pas séjourner dans la capitale et réside en « brousse ». Son autorité s'exerce, en
 principe, sur tous les Anna. Il prélevait jadis un impôt particulier auprès d'eux.
 Toutefois, il devait partager son pouvoir avec un autre chef : le sarkim Mazu, qui
 commandait également les Anna de la région de Tibiri antérieurement à l'avèn
 ement fondateurs du Gobir et se proclame lui-même Anne.
         des
      Le sarkim Mâzu est, en effet, le représentant d'un groupement de « chasseurs »,
 issu du Bornou et installé dans la principauté vassale de Naya avant l'arrivée des
 «. Gôbïrâwâ ». Ayant conclu une alliance avec le souverain local, comme le firent
 plus tard ceux-ci, il aurait reçu de celui-ci des terres et le commandement des Anna
 locaux, le « sarkin Naya » se réservant le commandement des « musulmans ». Par
 la suite, au moment où les souverains du Gobir, vaincus par Usmarj dan Fodyo et
 ayant repris les armes, tentèrent de reprendre pied sur leur ancien territoire, c'est
 un chef de Mazu qui les accueillit sur ses terres. A ce moment-là, en effet, le sarkin
Naya avait perdu tout pouvoir et n'était plus qu'un dignitaire de la Cour du Gobir
en exil, tandis que les Anna constituaient la force de résistance principale contre
les troupes du « Commandeur des musulmans ». L'installation, en principe provis
oire, de la cour d'Alkalawa à Tibiri a réduit l'importance de celle du sarkim Mázu.
Toutefois, celui-ci s'est trouvé, de ce fait, intégré au sein du conseil des Tararj
 Gobir. Il porte également le titre de « Portail » (kyaurê), en maison du fait que son
ancêtre a ouvert aux rois du Gobir l'accès à leur royaume occupé par les Foulbé.
Cette position lui confère une certaine autorité au sein de la sarauta actuelle. Consi
dérécomme l'hôte du roi, censé devoir reconquérir sa propre capitale, il s'entoure,
nous l'avons vu, d'une Cour personnelle constituant un pouvoir local, en marge de
la sarauta du Gobir proprement dite, comme il en est au sein du territoire voisin
de Maradi, où le représentant de l'ancienne chefferie locale des Maradi occupe une
fonction particulière au sein de la Cour du Katsina en exil sur ses terres. Les chefs
de Mazu et leurs sujets affirment, d'ailleurs, avec force leur autonomie et pro
clament,     ainsi que le fit, devant nous, en présence du sarkl Labo, le précédent
K'yaurë : « Nous sommes des Anna, non des Gôbïrdwâ ». Toutefois, pas plus que
leurs voisins de Maradi, les princes du Gobir ne peuvent espérer reconquérir leur
capitale ni recouvrer le commandement de leur ancien territoire, et l'autorité du
sarkim Mâzu s'affaiblit peu à peu.
      Jusqu'à la colonisation, tous les dignitaires de la sarauta recevaient des command
ements territoriaux. Certains d'entre eux gouvernaient de véritables provinces,
constituant des chefferies vassales. Les autres recevaient seulement le gouvernement
de quelques villages, en nombre plus ou moins grand, selon leur importance.
Le plus souvent, ces territoires étaient répartis de manière hiérarchique au
sein des « maisons » des plus hauts dignitaires, entre les officiers de ceux-ci. Ces
commandements comportaient une charge de contrôle et d'autorité auprès des
populations concernées. Ils constituaient également un système de perception des
prestations annuelles dues par tout chef d'enclos. La levée de ces impositions lais
sait des bénéfices à ceux qui en étaient chargés et permettait à la sarauta, avec la
guerre et le commerce des esclaves, d'entretenir un certain faste, une armée sur le
pied de guerre et de constituer des réserves permettant de faire face à des famines
210                           SOCIETE DES AFRICANISTES
éventuelles ou à des sièges. Elle favorisait le fonctionnement d'un appareil administ
ratif       relativement lourd, mais constituant un encadrement efficace de la popul
ation. Il arrivait que les percepteurs, qualifiés par les humbles paysans du nom de
« hyènes », en raison de la réputation d'avidité et de cruauté de ces animaux,
dépassent les limites de leurs attributions. Une telle situation provoquait péri
odiquement         des révoltes ou, de manière latente, une attitude de retrait à l'égard
du pouvoir, qui pouvait s'avérer dangereuse pour celui-ci au cas où il se trouvait
menacé. Parfois, également, les Talakâwd se ralliaient à un chef étranger ou diss
ident promettant d'alléger leur sort. Une telle conjoncture pourrait avoir favorisé
les entreprises d'Usmay dan Fodyo, dont le programme était favorable aux humbles,
comme elle a souvent facilité celles des conquérants ou des meneurs dissidents, du
début du Gobir à la colonisation française.
      Depuis celle-ci, la sarauta continue d'exercer ses fonctions d'autorité et de per
ception       des impôts. Mais le territoire de la province du Gobir a été divisé en « can
tons », circonscriptions administratives à la tête desquelles des dignitaires de la
Cour se sont trouvés promus en permanence. Le pouvoir de ces « chefs de cantons »
se trouve désormais transmissible à leurs héritiers, en ligne patrilinéaire. Ces nou
 veaux chefs territoriaux ont pris le titre de « sarkï » et se conduisent au sein de leur
 circonscription à la manière de souverains vassaux. Vivant au chef-lieu de leur
 circonscription, ils s'entourent d'une Cour. Néanmoins Us se trouvent toujours
 soumis à l'autorité du sarkin Gobir, nommé « chef de province ». Le schéma tradi
tionnel       se trouve donc fortement transformé, puisque la cour du Gobir comprend,
 d'une part, des officiers du palais dépourvus de commandements territoriaux et
 constituant l'état-major du sarkï et, d'autre part, des « chefs de cantons » portant
 également le titre de sarkï et constituant un ordre nouveau de chefs subalternes.
      L'aristocratie de la sarauta ne constitue qu'une fraction supérieure de l'encadr
 ement       politique de la principauté. A l'échelon inférieur, le commun de la popula
 tion      (talakâwâ) se répartit en collectivités résidentielles appelées garuruwa (sing. :
 garï). Un garï peut comprendre de 500 à 3 000 membres. Il porte un nom parti
 culier et dispose d'un territoire bien délimité. Sa population réside au sein d'une
 agglomération groupée aux abords d'un point d'eau. Cette agglomération, jadis
 fortifiée, est divisée en enclos délimités par des palissades de nattes ou de tiges
 de mil appelés gidâjë (sing. : gidâ). Chaque enclos est la demeure d'un groupement
 familial comprenant, le plus souvent, un homme, ses enfants non mariés, parfois
 ses petits-enfants, ses frères, neveux et petits-neveux, ainsi que leurs épouses,
 issues d'autres gidâjë. Le gidâ dispose de terres au sein du territoire villageois et
 ses biens se transmettent collectivement entre ses membres, en ligne patrilinéaire.
 Mais le garï est une institution dynastique constituée, à l'image de la cité où réside
 le roi (appelée birnï), par adjonction de fragments de clans différents. La collec
 tivité qu'il forme s'oppose ainsi à la communauté clanique. Elle est commandée
 par un « chef de village » {mai garï) choisi, en principe, par le sarkï, au sein de la
 famille de son fondateur. Toutefois, le mai garï n'est qu'un « primus inter pares »
 parmi les chefs d'enclos et n'appartient pas à la sarauta. Néanmoins, il détient une
 certaine autorité, que renforce, le plus souvent, l'exercice d'un culte particulier,
 effectué au nom de l'ensemble de la population du gari. Il représente également
 celle-ci auprès de la sarauta. Les jeunes gens du village sont groupés en une asso
 ciation      commandée par un « chef de jeunesse ». Seuls les chefs d'enclos disposent
 de la pleine personnalité civile.
POUVOIR POLITIQUE AU SEIN DE LA PRINCIPAUTÉ HAUSA DU GOBIR                  211
       En milieu anne, les clans {dayguna, sing. : datjgi) les plus importants peuvent
 constituer à eux seuls des villages ou des hameaux {kauyuka, sing. : Ыиуе), ainsi
 qu'il en était, selon la tradition locale, antérieurement à l'institution du gari. En
 ce cas, le chef de la communauté correspondante est Г « héritier » (magâjï) du daygi,
 c'est-à-dire l'aîné de la branche aînée ou l'un de ses « frères » désigné par lui.
       Si les anciennes « chefferies » locales de Naya ou du Zamfara se sont trouvées
 dominées ou intégrées par les fondateurs du Gobir, c'est que leur pouvoir sur les
 Anna était faible. Comme leurs conquérants Gôbïrâwâ, il s'agissait vraisembla
 blement       d'immigrants ayant imposé par la force leur domination aux paisibles
 populations autochtones ou ayant conclu des alliances avec elles. Installés dans
 leurs citadelles, ils ne contrôlaient que superficiellement ceux qu'ils considéraient
 toujours comme les « fils de la terre » Çyây kasa). C'est la complicité de ces derniers
 qui permit aux fondateurs du Gobir de conquérir Alkalawa. Par contre, le pouvoir
 du sarkim Mázu repose sur ses relations avec les Anna du territoire qu'U gouverne,
dont l'intensité lui permet d'ailleurs de se proclamer lui-même Anne, alors que ses
 origines ne l'y autorisent point, en principe. La position du sarkin Anna est plus
complexe. Il semble bien qu'il occupe, en fait, au sein de la Cour du Gobir, une
place analogue à celle du « roi des Touareg » {sarkin Abzinâwâ) et du « roi des
Foulbé» {sarkin Fillânï), lesquels portent également le titre de sarkï, sont considérés
comme égaux du sarkin Gobir et détiennent des titres élevés dans la hiérarchie de
la sarauta, comme lui. De même que ceux-ci ont autorité sur les membres des
ethnies dont ils ont la charge, au sein du royaume, de même, semble-t-il, le sarkin
Anna d'Alkalawa avait jadis juridiction sur les Anna sans se trouver véritablement
intégré à eux. Autrement dit, sa fonction, comme celle du sarkim Mâzu, n'était
pas un pouvoir anne, mais une institution « dynastique ». Car le mythe de Daura,
duquel il tire son autorité, comme les souverains, ne concerne pas les Anna, mais
les étrangers fondateurs des États « hausâ ». Autant qu'il est possible de remonter
dans le passé en s'appuyant sur les traditions locales, les institutions politiques
des Anna ont toujours correspondu au cadre clanique. Cette situation explique la
facile domination des conquérants étrangers, laquelle dût se réaliser principal
ement la base de conventions par lesquelles les nouveaux venus s'engageaient
           sur
à protéger les autochtones contre leurs semblables en échange de prestations et
d'assistance. Mais de telles alliances sont demeurées fragiles, et les Anna semblent
avoir toujours constitué une force dangereuse pour le pouvoir bogôbrï. C'est d'ail
leurs leur révolte contre les conquérants foulbé, devant qui s'étaient effondrées
les sarauta hausa, qui permit à celle du Gobir de se reconstituer. Certains fragments
de tradition orale paraissent, en revanche, laisser entendre que l'effondrement en
question aurait été favorisé, comme celui du Zamfara devant les Gôbïrâwâ, par une
sorte de complicité entre Anna et étrangers conquérants, tous « hommes de la
brousse », à un moment où l'aristocratie des villes, au faîte de sa puissance, s'était
« coupée » d'eux. A l'époque de l'hégémonie du Gobir, qui fut en réalité celle de la
sarauta et du Gobir urbain, et non des talakâwâ, qui se désintéressaient des jeux
guerriers des nobles et des princes et n'avaient guère accès aux richesses que pro
curaient      razzia et commerce d'import-export, les Anna vivaient à la manière de
leurs ancêtres. L'insécurité, l'influence des villes et des marchés, la création de
bourgades fortifiées constituées de fragments de lignages d'origines diverses, l'afflux
des immigrants, l'ouverture du territoire et des terroirs devaient amener progres-
sivements certains d'entre eux puis, plus récemment, la plus grande partie, à
212                          SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES
 adhérer à un mode de vie et à des valeurs nouvelles, empruntées à l'aristocratie.
 Ne sont plus considérés de nos jours comme Anna que ceux qui demeurent fidèles
 aux cultes ancestraux et refusent toute adhésion à l'Islam. Mais, que des conflits
 éclatent entre la sqrauta et le commun du peuple rural ou urbain, et la partie demeur
 éemoins islamisée de celui-ci, bien que devenue souvent étrangère à la coutume
        la
 des ancêtres, retrouve son identité et sa cohésion en se proclamant Anne. Ce nom,
 habituellement utilisé pour désigner une appartenance religieuse, devient alors le
 signe de référence d'une autochtonie que l'on oppose à l'étrangéité des membres
 de la sqrauta. Il existe ainsi un pouvoir апщ, avec lequel celle-ci est obligée de
 compter. Et ce pouvoir est d'autant plus fort que les Anna ont le statut de « maîtres
 de la terre » et se trouvent en relation avec les puissances surnaturelles du lieu, sans
l'alliance desquelles aucun pouvoir ne saurait s'établir ou persister.
     Face aux Anna, l'extension de l'Islam a favorisé la formation de groupes de
 pression fondés, au contraire, sur une adhésion personnelle et, en principe, exclusive
 de leurs membres à la règle musulmane. A la tête de ces groupes, figurent les mâlq-
 mai ou « marabouts », lettrés ayant suivi durant de longues années l'enseignement
 de maîtres coraniques. Ces derniers résidant le plus souvent en Nigeria, ce milieu
 particulier subit ainsi l'influence de Sokoto et voue une profonde vénération aux
 successeurs d'Usmay dan Fodyo. Il est également en relation avec des étrangers,
 dans le cadre des sectes auxquelles adhèrent les musiilmai locaux, dont l'influence
 s'étend à tout le monde musulman et dont les fondateurs vivaient loin du Gobir.
 Ses modèles sont donc très différents de ceux du commun des Gôbirâwâ et il fait
 preuve d'un prosélytisme tendant à mettre en cause la tradition pré-islamique.
 Ceux de ses membres qui sont parvenus à réaliser le vœu de tout musulman d'ac
 complir   le pèlerinage à La Mecque entrent dans le groupe plus restreint des alhazai
 (sing. : alhaji), ou « pèlerins ». Ces individus appartiennent, en général, à la caté
 gorie des riches marchands qui s'est développée autour des marchés et dans les
 cités locales et détiennent, de ce fait, un pouvoir économique important. Au moment
 où la puissance de la sarauta s'affaiblit, du fait de son appauvrissement et de son
intégration à l'administration moderne, ces personnages ont tendance à étendre
leur influence au sein des domaines politique et religieux. Ils jouent, notamment,
un rôle dominant au sein du parti politique unique et des nouvelles instances élec
tives, utilisant leurs relations au sein du gouvernement et de l'administration pour
tenter de mettre la main sur le pouvoir traditionnel en plaçant à sa tête leurs
« clients » membres de l'aristocratie. Cette situation rappelle fortement celle des
origines du Jihâd -puiqu-'Usmay dan Fodyo, précepteur des princes du Gobir, appar
tenait à un corps identique, occupant une position vraisemblablement d'autant
plus forte que le marché caravanier jouait un rôle essentiel dans la vie de la capi
tale du Gobir et de la sarauta d'alors. Depuis longtemps, donc, les souverains du
royaume doivent tenir compte de ces personnages, aussi bien que des groupes sur
lesquels repose le pouvoir traditionnel dont ils sont les détenteurs. Le fait que
le sarkï actuel soit lié au milieu « musulman », auquel il doit, semble-t-il, en partie,
de régner aujourd'hui, semble avoir renforcé sa position, tandis que celle de son
prédécesseur était contestée par les membres de celui-ci. Par contre, de ce fait, il
se trouve plus éloigné du milieu traditionnel et sollicité de s'écarter de la tradition,
à laquelle adhère encore la grande masse des Gôbïrâwâ et à laquelle il doit son trône.
Sa situation est donc délicate, et la stratégie qu'il doit déployer pour asseoir son
autorité particulièrement complexe.
pouvoir politique au sein de la principauté hausa du gobir                       213

 Pouvoir et religion.
       Le Gôbir est considéré comme une principauté musulmane. De fait, le voyageur
  y trouve toutes les apparences d'une adhésion générale aux principes islamiques.
  Les militaires français, dont certains avaient séjourné en Afrique du Nord, quali
  fièrent son souverain de « sultan » et le considérèrent comme un potentat du type
  de ceux du Maroc ou de Tunisie. Les missionnaires chrétiens eux-mêmes, abusés
  par les apparences, renoncèrent à convertirent ses sujets.
       En réalité, si l'islamisation a progressé considérablement depuis un siècle, en ce
  sens que de plus en plus de Gôbïrâwâ se déclarent « convertis » à la règle coranique
  et affectent de se comporter en musulmans {musulmai), l'orthodoxie de ces pra
  tiques       est généralement très relative. La pratique « musulmane » locale admet,
  en effet, bien des accommodements syncrétiques, tandis que subsiste le vieux culte
  clanique anne. La société bggôbrï oppose couramment les Anna aux musulmai,
  considérant parfois les premiers comme les représentants d'une culture particul
  ière, intégrée. De fait, les Anna sont nombreux et se comportent ostensibl
             non
  ement      en non-musulmans, se moquant même des convertis et proclamant leur fidélité
  aux valeurs et aux rites ancestraux.
      Le culte anne est avant tout un culte clanique. Il relie chaque darjgi à un certain
  nombre de divinités (iskôkï, sing. : iskq) associées à l'héritage (gâdo) du clan. Le
 gâdo comprend, en premier lieu, l'accès à un domaine d'activité précis : chasse,
 pêche, agriculture, forge, dont chacune s'effectue au sein d'un champ spatial,
 temporel, rituel particulier. Chacun de ces domaines relève de certains iskôkï.
 Ceux-ci sont personnalisés, bien qu'invisibles. Ils ont chacun un nom, des carac
 téristiques       « physiques » précises, une devise, un sexe, et exigent, en guise d'offrande,
 le sacrifice d'un animal d'une couleur particulière. Les iskôkï de la « brousse » pro
 tègent       les clans de « chasseurs », qui sont seuls à avoir pleinement accès à ce domaine
 redoutable. Ceux de l'agriculture vivent dans le grenier en saison sèche, avec la
 gerbe de semence, et dans le champ en saison des pluies. Ils protègent le mil et sont
 sollicités en vue d'assurer une récolte fructueuse. Ceux des points d'eau perman
 entsse comportant de même dans leur propre domaine et favorisent les entre
 prises des clans de « pécheurs ». Chaque darjgi vit ainsi au sein d'un domaine rel
 igieux correspondant au champ de ses activités héréditaires, peuplé de divinités
 ancestrales et jalonné d'autels, lieux de sacrifices périodiques au cours desquels
 le sang des animaux réservés à celles-ci leur est offert, les membres du clan consom
 mant chairs des victimes, communiant ainsi avec les iskôkï. Les rites des « chas
             les
 seurs » inaugurent la saison sèche, dont ils ont le monopole, et qui est celle de la
 chasse. Ceux des « maîtres de culture » (sarakin пота) concernent la production
 du mil et la saison des pluies, qui relève de leur domaine. Ne participent à ces rites
 que les membres du clan, sous l'autorité du plus ancien, qui en est le prêtre. Les
 Anna respectent encore des interdits héréditaires, rejettent les principes cora
 niques,        boivent de la bière de mil et mangent des « cadavres », c'est-à-dire des
 animaux n'ayant pas été égorgés de manière rituelle par un musulman. Tous les
 événements de leur vie (naissance, mariage, funérailles, initiation, etc.) sont éga
lement         marqués par des rites précis, propres à leurs héritages respectifs.
      Si la pratique anne est sujette à certains accommodements avec l'Islam, admett
 ant       même aujourd'hui l'invocation du nom du Dieu coranique aux cours des sacri
fices, elle demeure largement fidèle aux vieux cultes pré-islamiques.
214                                   SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES
       La religion de ceux qui se proclament « musulmai » est beaucoup plus variée.
 D'une manière générale, elle comporte l'observance de pratiques « musulmanes »
 essentielles : prières quotidiennes, jeûne annuel de Ramadan (azumï), respect de
 l'interdit de l'alcool et de la chair des suidés. Ces observances s'accompagnent du
 port de la robe (rïgd) couramment appelée « boubou » en français, considérée comme
 le signe de l'Islam (les Anna portent en principe un pagne de cuir, mais tendent à
 adopter ce même vêtement pour « s'habiller », ce qui renforce l'impression d'une
 islamisation générale), de l'érection de mosquées en paille ou en pisé et de cérémon
 ies          collectives célébrées à l'occasion des grandes fêtes musulmanes. Le voyage
 à La Mecque demeure l'apanage d'une minorité. On compte également, partout,
 des écoles coraniques, fréquentées par de nombreux enfants ou jeunes hommes.
 Mais les maîtres les plus réputés sont ceux de Nigeria où se rendent de nombreux
 élèves (almâjirai), lors de la saison sèche. Par ce canal, les coutumes nigérianes
 pénètrent lentement les mœurs locales. Quiconque sait lire le Coran en arabe est
 proclamé « marabout » (mâlam) et peut enseigner. En fait, le màlam remplit des
 fonctions très diverses : il intervient dans les cérémonies familiales, soigne les
 maladies, vend des talismans. Ses connaissances magiques sont souvent plus grandes
 que sa compétence en matière coranique ou en arabe. Les « marabouts » s'entr
 emettent également entre les autres hommes et la Divinité en cas de désastre :
 sécheresse, menace pesant sur la collectivité, etc.
       Toutefois, ces pratiques ne constituent souvent qu'une faible part du comporte
 ment          religieux de ceux qui s'y adonnent. Les anciennes divinités annd, assimilées
 aux « génies » islamiques et donc considérées comme « légitimes », sont l'objet d'un
 culte très étendu. Ce culte est le plus souvent à caractère individuel. Il arrive qu'un
 particulier transmette le sien à ses descendants, mais il ne s'agit plus d'un culte
 clanique. L'attachement à certaines divinités, qui le motive, résulte le plus souvent
 d'incidents personnels de la vie des intéressés, qui se vouent à celles-ci pour échap
 per leur sanction à la suite d'une faute plus ou moins consciente à leur égard, ou
            à
 obtenir d'elles une protection particulière. Quiconque s'attache ainsi à certains
iskôkï s'engage à leur sacrifier des animaux, sur le modèle anne, en certains lieux
 et en certaines circonstances. Le panthéon que concerne ces rites est considéra
blementplus nombreux que celui des cultes annâ. Si l'on y retrouve les principaux
iskôkï auxquels s'adressent ces derniers, ceux-ci ont perdu en général leur carac
tèreproprement anne et se trouvent moins attachés aux activités techniques ou
à la Nature. A côté de ceux-ci figurent des esprits à figure de dignitaires empruntées
à la sarauta et même des dieux « musulmans ». Ainsi transformés, les iskôkï prennent
souvent l'aspect et le nom des génies (aljannu) arabes. A côté de ces réalités bien
veillantes,          figurent des puissances plus ou moins maléfiques, considérées comme
d'ethnies étrangères et se comportant de manière déréglée. Ces iskôkï « noirs »
sont le plus souvent « chassés » hors des espaces humanisés. Mais ils peuvent être
appelés au secours des humains en certaines circonstances, comme l'étaient jadis,
sur le plan politique, les alliés occasionnels.
       Parmi ces pratiques, il en est qui relèvent du principe des cultes de possession x.
Elles portent le nom de bôrï. Elles consistent en l'incarnation des iskôkï dans le
corps d'adeptes exclusivement féminines, au cours de transes contrôlées et pro-

  i. Cf. Nicolas, Jacqueline : Ambivalence et culte de possession. Contribution à l'étude du Bori hausa (vallée
de Maradi, Niger). Thèse 3e cycle, 1969, Bordeaux.
POUVOIR POLITIQUE AU SEIN DE LA PRINCIPAUTÉ HAUSA DU GOBIR                  215
voquées par l'évocation musicale, sur des instruments divers, des devises de leurs
divinités. Une femme peut se vouer à des divinités bénéfiques (blanches) ou
« noires », selon la volonté de celles-ci et les diagnostics des initiatrices.
      Toutes ces pratiques se retrouvent au sein des cultes royaux ou « nationaux »
 (dans le cadre de la principauté) contrôlés par la sarauta et effectués par le Sdrkl
ou la Inna, ou en leur nom.
      En premier lieu, le « sultan » du Gobir est le chef de la communauté musulmane
à la tête de laquelle il se trouve placé par suite d'un choix divin. Sa désignation
résulte, en effet, de pratiques de divination manifestant la volonté du Créateur.
Une fois nommé, il devient l'homologue des souverains musulmans et les prières
islamiques sont dites en son nom. C'est lui qui préside les grandes cérémonies musul
manes, notamment celles de la Tabaski (sallal Layya) et de rupture du jeûne cora
nique (sallal Azumï), qui prennent l'aspect de fêtes « nationales ». Jusqu'à la colo
nisation,   le Sarkï prélevait, également, la dîme coranique, sous forme d'un impôt
annuel. En principe, cette prestation servait à entretenir l'armée, les « marabouts »
chargés d'intercéder par leurs prières auprès du Créateur et à effectuer des aumônes
aux infirmes, conformément aux prescriptions coraniques. En ce qui concerne la
première dépense, elle était censée correspondre à l'obligation de « Guerre sainte »
faite par Allah à tout musulman. Paradoxalement, en effet, et contrairement aux
prétentions des Foulbé, la résistance hausa aux attaques lancées par ces derniers
sous l'étendard du « sarkim musijlmï » relevait, également, du principe du « Jihâd »,
ainsi que celle du Bornou. XJsmarj dan Fodyo n'était pas considéré, ici, comme un
réformateur, mais comme un perturbateur de l'Ordre divin et un conquérant
étranger, plus magicien qu'homme de Dieu. Les incursions dans les territoires
voisins destinées à fournir le marché en esclaves étaient considérées, de même,
comme un acte de « Guerre sainte ». En effet, on n'asservissait, en principe, que les
« païens » (kàfiraï), et ceux-ci se trouvaient convertis et circoncis de force au moment
de leur vente. Les « musulmans » ne pouvaient être capturés ni vendus. La seconde
obligation royale est liée au rôle de la classe des « mâlamai », détenteurs de la con
naissance    du Coran et de l'Écriture arabe, dans le culte musulman local. Ces per
sonnages,    considérés comme des sortes de courtisans du « sarkï Allah », sont censés
avoir plus d'influence auprès de celui-ci, par leurs prières, que le commun des
« musulmai ». Chaque année, en particulier, au moment de la fête musulmane
d'Ashoura (sallal cika ciki), par laquelle débute le calendrier liturgique islamique,
appliqué dans tout le Gobir, les « marabouts » de la capitale se réunissent devant
le palais du « sarkï », « lisent » dans certains textes des prévisions concernant l'année
qui commence et recommandent au prince des actes de « charité » destinés à apaiser
le courroux divin, motivé par les péchés des membres du royaume. Selon le jour
de la semaine auquel commence l'année, en effet, celle-ci est placée sous le signe
de l'un des sept grands prophètes musulmans et les événements qui auront lieu
seront ceux-là même qui ont marqué le temps du prophète correspondant, à moins
que le sarkï n'accomplisse le rachat demandé. Celui-ci est effectué par les « mâlamai »
qui reçoivent à cette occasion de substantielles offrandes de sa part. De même,
lorsque de graves menaces : guerre, éclipse de soleil, sécheresse, coup de vent,
inondation, épidémie, etc., pèsent sur le Gobir, le « sultan » rassemble les « mâlamai »
du royaume et leur demande de prier pendant plusieurs jours, jusqu'à ce que le
danger soit écarté. Ici encore il doit leur offrir un don, ainsi qu'aux infirmes. Ces
 derniers, surtout les aveugles, sont considérés, en effet, comme des protégés de
2l6                          SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES
Dieu et toute « aumône » (sadaka) qui leur est faite attire des bénédictions sur le
donateur, pour lequel la « charité » est une obligation. En offrant ainsi périod
iquement    ou exceptionnellement une sadaka — pendant musulman du sacrifice
 (sdhi) anne — le sarkï attire sur lui et son peuple la bénédiction d'Allah. De nos
jours, la dîme coranique n'est plus due au sultan, et l'impôt se trouve laïcisé. Mais
le sarkï est toujours contraint d'offrir des « aumônes » aux mâlamai et aux infirmes,
comme d'ailleurs les représentants de l'administration centrale, lesquels disposent
de fonds publics à cet effet. Le chef du Gobir doit également entretenir la grande
mosquée de sa capitale. Sa Cour comprend un certain nombre de titulaires d'offices
religieux : prieurs (lâddnai) ou juges coraniques (lïmâmai). En effet, selon la loi
coranique, tout souverain doit se soumettre à celle-ci. Il n'est donc pas libre de
régler les mœurs du royaume à sa guise ni de se placer au-dessus des lois. A la tête
d'un État théocratique, il n'est que le représentant du Créateur auprès de ses
sujets. Gardien de la Loi, le juge coranique (lïmay) est un personnage important
et figure parmi les principaux dignitaires de la Cour. Il est, en principe, indépendant
de son souverain. En fait, nommé par le sarkï, ses pouvoirs demeurent faibles
et ne vont pas jusqu'à mettre en cause l'autorité de celui-ci. Le sarkin Gobir se
comporte habituellement en « musulman » fervent, aussi bien pour se concilier
l'important groupe de pression que constituent les mdlamai que par conviction
 personnelle. Les limitations apportées par le principe théocratique musulman à
 son pouvoir sont ainsi plus théoriques que réelles, dans la mesure où celui-ci est
 conçu comme intégré dans l'ordre divin gouvernant toute la création. Par les
 « aumônes » qu'il effectue périodiquement, le sarkï rachète ses fautes et celles de
 ses sujets et manifeste la soumission moyennant laquelle — cet Ordre se trou
 vant maintenu — l'exercice de son autorité relève d'une délégation divine. Ce
n'est qu'au cas de grave manquement à sa Loi que l'autorité du roi divin se manif
este sous forme de sanctions surnaturelles appelant un rachat immédiat. Par
contre, selon les mêmes principes, le roi seul est considéré comme détenteur du
pouvoir local, et l'autorité des autres instances traditionnelles n'a d'autre fonde
ment que sa volonté. Mais les principes sont une chose et l'exercice réel du pouvoir
en est une autre, d'autant plus que le président de la République du Niger, qui
détient le titre prestigieux de « pèlerin à La Mecque » (alhaji) fait également figure,
aujourd'hui, de chef théocratique, à un échelon différent. Le sheikh de Sokoto,
« commandeur des musulmans », descendant d'Usmay dan Fodyo, exerce également
une forte influence sur les mustilmai, bien que ceux-ci se situent en position d'host
ilité à son égard sur le plan politique, en tant que citoyens du Gobir. Si cette
influence est surtout d'ordre religieux, elle présente néanmoins des caractères para-
politiques, sensiblement analogues, toutes proportions gardées, à ceux de l'auto
rité Vatican au sein de certaines nations européennes.
      du
    Mais le personnage du sarkin Gobir diffère profondément de celui des Emirs du
Nigeria par de nombreux autres aspects qui ne relèvent pas du modèle islamique
et reposent sur la tradition hausa. En premier lieu, et quelles que soient les contra
dictions de celle-ci, le sarkï est l'héritier du héros et de la reine mythiques de Daura.
Son pouvoir trouve sa légitimité dans l'acte de l'ancêtre qui, décapitant le serpent
dominant la région, s'est substitué à lui et, épousant la reine, s'est allié à la terre
locale. Son pouvoir, il le tient d'un passé prodigieux. Il est son « héritage », comme
celui du « chasseur » est l'accès à la « brousse » ou celui du forgeron au minerai et
au feu. Il s'enracine dans les origines où la mémoire locale n'atteint qu'à peine.
POUVOIR POLITIQUE AU SEIN DE LA PRINCIPAUTÉ HAUSA DU GOBIR                   2.VJ
 La « sara », c'est-à-dire la liste de la généalogie royale, proclamée par le héraut
 royal à chaque cérémonie, assise sur laquelle repose le Gobir, évocatrice de hauts
 faits, de combats, de résistances, de « fortune » surnaturelle, lui confère les vertus
 prodigieuses de la lignée de ses ancêtres, en laquelle se reconnaît tout Bogobrï. La
 sara fonde également son pouvoir sur celui des ancêtres du mythe saharien de la
 dynastie, notamment de la reine Tawa, et, au-delà, sur une légende qui rejoint
 l'Islam : les Gôbïrâwâ surgis du désert seraient des rescapés du désastre de la mer
 Rouge. Leur légitimité remonterait donc à celle du Pharaon. Comme Д n'est de
 pouvoir qu'héréditaire, et comme il n'est pas d'héritage sans assises surnaturelles,
 la légitimité du souverain confère à son personnage un caractère « numineux » :
 Д tient « sur sa tête » la prospérité du royaume. Il en est responsable. Sa personne
 est sacrée parce que ses gestes ont des conséquences cosmiques considérables, et
 la « fortune » du pays est liée à la sienne.
       Le sarkï est appelé, en effet, « l'époux du royaume » (mijiy lîasa). C'est lui qui
 féconde, entretient, nourrit la terre dont il a hérité, à la tête de laquelle Allah et
les dieux l'ont placé en indiquant, lors des séances de divination, quel était celui
 qui devait recevoir l'héritage, et qu'il a « épousé » lors de son intronisation.
       Cette dernière cérémonie comporte différents rituels qui confèrent une position
 à part à l'élu au sein même de la dynastie et lui communiquent une sacralité eff
iciente.       Détaché par son élection du rang des autres princes, ses rivaux, il subit,
 en effet, une initiation qui le métamorphose.
       En premier lieu, le nouveau roi est invité à s'asseoir sur la tombe de son prédé
 cesseur. Il est censé capter ainsi les effluves émanant du corps de celui-ci, lesquelles
 transforment sa personnalité. Il semble que cette participation ait été autrefois
jusqu'à l'absorption de la chair du défunt. Puis sa tête est couverte de cendre,
 symbole de paix, ce qui signifie qu'il oublie les injures et devient le chef de tous.
 On dépose ensuite entre ses mains des épis de millet et de sorgho, représentant les
 récoltes auxquelles il est désormais associé. Car chaque règne est marqué par une
 qualité particulière de la fécondité de la terre locale, son épouse, et de sa mouvance
 cosmique. On lui apporte alors le tambour royal, appelé tambarï (du nom' des chefs
 touareg), sur lequel il doit frapper douze coups. Ce geste assure son règne. Le fait
 de l'accomplir confère, en effet, à son auteur, un pouvoir royal, et les Taray Gobir
 s'efforcent d'écarter les candidats de ce tambour, lors de toute vacance du trône,
 car si l'un d'eux venait à accomplir cet acte avant l'élu, ce coup de force lui assu
 rerait une certaine légitimité. Les griots commencent alors à frapper les tambours
 royaux en chantant la sara, le chant généalogique des rois du Gobir. Ils les frap
 peront        durant sept jours. Mais une autre investiture est réservée à celui que l'on
 peut désormais désigner du nom de sarkï : venant du campement de « brousse »
 où il réside, le sarkin Anna, descendant, nous l'avons vu, comme lui, du héros
 de Daura, mais héritier de l'aîné dépossédé de ses sept fils, détenteur du pouvoir
 anne : Karôâ garï, se présente devant lui. Il apporte les deux disques d'or et d'argent,
 héritage du héros ancestral, dont il a la garde. Ces disques sont percés en leur centre
 d'une ouverture qui permet de les passer au poignet comme des bracelets. Ils portent
 le nom de kwaràya, qui désigne habituellement des bracelets rituels, en fer, munis
 de sonnailles, qui ont joué un grand rôle dans la tradition hausa. Ces bracelets sont
 utilisés pour appeler les divinités sur les autels, et on en trouve en de nombreux
 lieux sacrés. Ils servaient également jadis d'instruments de lutte. Mais la forme
 des kwarâya ordinaires diffère de celle du sarkin Anna, dont le symbolisme semble
         Société des Africanistes.                                                   15
2l8                          SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES
correspondre à des mythes concernant la lune et le soleil. Leur détenteur les glisse
aux poignets du nouveau roi, le bracelet d'or à droite, celui d'argent à gauche. Cet
acte d'allégeance de l'héritier du premier sarkï fonde la légitimité du nouveau
sur les Anna, « maîtres de la terre ». On noue alors le grand turban des chefs autour
de la tête du roi. Il doit alors accomplir, comme tout initié, un rite de passage de
sept jours. Ce rite a lieu hors du palais, dans lequel il ne peut entrer avant son terme.
Durant ces sept jours, le nouveau sarkï vit retiré dans un abri en paille dressé devant
la porte de sa future demeure. Il porte constamment sur lui les bracelets et la gerbe
de mil et de sorgho. Des jeunes filles lui sont offertes, qui figurent la terre qu'il
épouse. Mais il n'est nourri que par ses proches, car l'on craint les menées magiques
ou le poison de ses rivaux. La nuit du sixième au septième jour, il subit un lavage
rituel, effectué par des notables dont cette charge est l'héritage et reçoit de nouveaux
vêtements. Au matin, il est placé en croupe sur une jument blanche montée par
l'un de ces notables, la face tournée vers la queue de l'animal, la tête voilée d'un
tissu. Il fait ainsi, dans le noir et en arrière, trois tours autour du palais. Ce voyage
symbolise la mort de l'homme qu'il fut et la naissance d'un être nouveau. Précédé
par un cortège d'adeptes du bôrï, ou plutôt des divinités incarnées en celles-ci,
il pénètre ensuite au sein du palais, où il offre un sacrifice aux iskôkï dans chacune
des deux premières cours d'honneur et accomplit une triple circumambulation
autour de sa future demeure, prenant ainsi possession du trône. Il se trouve dès
lors séparé du commun de ses sujets, par une étiquette très stricte. Chacun doit
s'incliner devant lui et l'on ne peut s'adresser à lui que selon un cérémonial qui
l'isole. Il peut néanmoins quitter sa demeure. Son règne durait jadis jusqu'au
moment où ses forces déclinaient, menaçant d'entraîner l'affaiblissement général
du royaume. Alors intervenait le dignitaire dont la fonction officielle consiste à
mettre fin à ses jours.
      Bien que souverain musulman, le sarkï accomplit, lors de son intronisation, des
sacrifices destinés aux divinités pré-islamiques. Ces actes « païens » inaugurent une
série de rites qui confèrent à son personnage un statut de prêtre. Son intronisation
transforme en effet, son personnage religieux et le place à la tête d'un culte très
complexe, dont il est le maître. Ce culte comprend des rites propres au sarkï et
d'autres accomplis en son nom par certains dignitaires constituant une sorte de
clergé « national » voué au culte de la cité. Bien souvent, d'ailleurs, il n'intervient
au sein de ceux-ci qu'en tant qu'exécutant, sur l'injonction des puissances pro
tectrices     du royaume, lesquelles manifestent leur volonté par l'intermédiaire de
ces prêtres.
       Le culte « national » du Gôbir, qui se situe en marge des cultes claniques annâ
 et du rite musulman, s'adresse à différents iskôkï. Le plus important de ceux-ci
est la divinité féminine protectrice de la dynastie : Takurabow, à laquelle le nouveau
roi est présenté dès sa première entrée au palais. Ce culte constitue un des fonde
ments de la légitimité du roi.
      Belliqueuse divinité tutélaire de la dynastie, Takurabow n'est autre que la déesse
Dôguwd Bakâ « la grande noire ». Divinité de « brousse », épouse du nain chasseur
qui domine les espaces incultes, celle-ci est vénérée habituellement par les « chas
seurs », dont elle est un iska d'héritage. Mais elle a acquis, en passant du panthéon
anne à celui de la société « dynastique », une figure plus redoutable, liée notam
mentà sa couleur noire, qui est également celle de ses victimes. (on ne lui sacrifie
 que des animaux de cette couleur), et qui s'oppose au blanc comme la marque du
POUVOIR POLITIQUE AU SEIN DE LA PRINCIPAUTÉ HAUSA DU GOBIR
 terrible. Elle est ainsi devenue la divinité de la guerre. Elle se trouve invoquée
  au même titre dans l'État voisin de Katsina, dont le souverain lui offre, périod
 iquement ou en de graves circonstances, des sacrifices d'animaux. Il semble toutef
 ois            que son personnage ait subi, au Gôbir, une métamorphose particulière, vra
 isemblablement            due à une combinaison syncrétique entre éléments du culte local
 et d'un culte importé, voué par les fondateurs du Gôbir à une puissance surnatur
 elle            féminine tardivement identifiée à elle. Si Dôgûwà ВаЫ figure, en effet, sous
 son nom dans le culte populaire des Anna, aussi bien que des adeptes du bôrï, où
 elle tient une place éminente, c'est seulement sous le nom de Takurabow qu'elle
 se trouve vénérée par les membres de la dynastie (Yakubâwâ). D'autre part, elle
 présente, dans cette fonction particulière, des caractères très différents de ceux de
 son personnage habituel. Aucun de ses adeptes n'appartenant pas à la famille
 royale n'oserait d'ailleurs l'appeler sous ce nom particulier et réservé.
           Le temple de cette divinité est le palais du sarkï, au sein duquel une demeure
 particulière lui est réservée. Elle y apparaît quelquefois sous la forme d'un chat.
 Mais son culte, desservi par les adeptes du bôrï, rélève moins des attributions du
sarkï que de celles de la Inna. Il semble s'agir, en réalité, d'un rite féminin lié au
personnage de cette dernière, héritière des reines hausa et double du personnage
royal. Ainsi que nous l'avons vu, en effet, la Inna, choisie par le Sarkï lors de sa
nomination, occupe une place importante au sein du royaume. Son investiture est
 soumise à un cérémonial analogue à celui de l'intronisation du roi. Elle a autorité,
 nous l'avons vu, sur l'ensemble des adeptes du culte bôrï du royaume, et, partant,
 sur les dieux qui s'incarnent en elles. Elle a même le pouvoir d'interdire à une
 adepte d'exercer sa fonction de « possession » en punition d'un méfait. Mais son
 office le plus important est le rite annuel d'offrande à un serpent résidant dans un
arbre situé à la porte ouest de Tibiri, face au portau du palais, et considéré comme
l'époux de Takurabow. Cette cérémonie a lieu chaque année en début de saison
sèche. Elle se déroule un dimanche, jour rituel de la semaine hausa de sept jours.
La Inna revêt à cette occasion les vêtements noirs de la déesse et prend la tête
d'un cortège auquel participent toutes les femmes adeptes du bôrï, « possédées »
par leurs divinités. La procession fait deux fois le tour de la ville de Tibiri « pour
 chasser les mauvais iskôkï et les épidémies », en appelant le serpent. Puis elle se
rend auprès de l'arbre où se trouve celui-ci, autour duquel elle effectue une triple
circumambulation. Des animaux sont immolés, puis la Inna offre des haricots
et du riz qu'elle dépose aux quatre orients de l'arbre. Ce rite est suivi d'une commun
ion cours de laquelle la viande des victimes et des plats de riz et de haricots
                au
sont consommés par les dieux incarnés dans leurs adeptes. Il semble que ce rite,
 à caractère hiérogamique, maintienne un rituel très ancien aujourd'hui mêlé d'él
 éments d'origines culturelles diverses. En particulier le culte du serpent est un
élément très commun de nombreux rites hausa. Ce rite actualise le mythe
de Daura, fondement de la légitimité de la dynastie, en unissant la reine, membre
de celle-ci et associée du sarkï, au serpent protecteur de la cité. Toutefois, il est
ici le seul où ce serpent intervienne, alors que le culte de Takurabow est l'objet de
sacrifices effectués par le roi ou en son nom en diverses circonstances. Mais la fin
de l'état de guerre permanent d'antan paraît avoir provoqué un déclin relatif de
ce culte. Il arrive que la déesse intervienne brusquement dans le cours des affaires
du Gôbir. Il en fut ainsi, notamment, à l'occasion du déplacement de la ville de
Tibiri, par ordre du gouvernement, en 1946. Au moment où celui-ci fut entrepris,
220                          SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES
le sarkî Labo fit une chute de cheval alors qu'il se rendait, précédé d'un cortège
d'adeptes du bôrï, vers l'emplacement de la nouvelle ville. La déesse aurait ainsi
voulu signifier son mécontentement à l'encontre du changement de lieu. Elle aurait
alors fait savoir au roi qu'elle se trouvait trop âgée pour se rendre dans la nou
velle cité et entendait demeurer dans l'ancienne, offrant d'emporter à sa place un
de ses « petits-fils », sous forme d'un petit chat noir qui se trouvait à proximité de
sa demeure. Par la suite, au moment où le sarkï Agada entra pour la première fois
dans le palais, lors de son intronisation, les adeptes du bôrï qui l'y précédaient se
seraient heurtées à Takurabow, laquelle s'y serait donc trouvée alors. La déesse
aurait exigé des offrandes. Le nouveau sarkï, musulman convaincu, répugnait à
offrir des sacrifices. Il fut alors convenu que l'on offrirait un don de lait à celle-ci
chaque vendredi, la Inna continuant à assurer les rites habituels, de son côté.
    En dehors de ce culte proprement princier, le sarkin Gôbir participe à des rites
dont les célébrants sont des Anna, mais qui sont effectués en son nom, et donc pour
l'ensemble du royaume. En ce cas, le sacrificateur clanique se trouve érigé en prêtre
de la principauté et le rite échappe à son cadre initial. Il arrive que le culte public
soit célébré en marge du culte clanique propre à l'officiant. C'est dans ce domaine
que la qualité de « maîtres de la terre » des Anna est la plus manifeste, bien que les
cultes en question soient l'apanage de quelques clans seulement, intégrés à la
sarauta. Les plus importants de ces rituels sont groupés en une longue cérémonie,
à laquelle participent plusieurs catégories d'officiants et qui tient une place aussi
importante que les deux grandes fêtes musulmanes de Tabaski et Ramadan :
Г « Ouverture de la Brousse » (budad dàji, ou budad dawq).
    Celle-ci comprend, en réalité deux « Ouvertures de la brousse » distinctes, effec
 tuées par deux clans différents. Ces derniers accomplissent un rituel commun à
 tous les clans de « chasseurs » de la région. Celui-ci a lieu au commencement de la
 saison sèche, saison placée, nous l'avons vu, sous l'autorité et le contrôle des divi
 nités de la « brousse », dont le culte relève de l'héritage de ces groupements. Trois
 mois plus tard, au moment de la saison des pluies, ce seront les clans de « maîtres
 de culture » (sqrâkin nôma) qui prendront le relais des « chasseurs », célébrant alors
la cérémonie ď « Ouverture du grenier » {bude rumbu), laquelle inaugurera la saison
 des cultures et mettra un terme aux activités de chasse. « Ouverture de la brousse »
 et « Ouverture du grenier » jalonnent ainsi le calendrier anne traditionnel en consa
 crant les deux périodes successives dont la suite cyclique est l'image et la garantie
 de l'équilibre cosmique. Ces « portes de l'année » sont placées à des dates précises
 de ce calendrier, à savoir la quatrième et la septième lune à partir de celle qui suit
la dernière pluie du précédent hivernage. La première commence le cycle annuel
 en « découvrant la brousse », c'est-à-dire en inaugurant et en provoquant la période
 sans nuages. La seconde « découvre le grenier », dont le toit est le symbole du ciel
nuageux et inaugure ou provoque le règne des pluies. Les deux cultes, qui s'adressent
 à des divinités distinctes, sont complémentaires. Mais il semble que, du fait de sa
 position en début de cycle, la cérémonie dont il est question soit considérée comme
 plus importante, tout au moins au niveau du culte « national » : elle est la cér
 émonie du recommencement et du commencement et, à ce titre, purification, ordon
nancement,     probation, sacralisation. Elle s'accompagne également de pratiques
 de divination. Au niveau de l'héritage clanique des « chasseurs », elle consiste en
 sacrifices aux divinités de la « brousse » suivis d'une mise à feu de celle-ci et d'une
 chasse effectuée par tous les membres mâles du darjgl. Au niveau du culte « natio-
POUVOIR POLITIQUE AU SEIN DE LA PRINCIPAUTE HAUSA DU GOBIR                         221
nal » du Gôbir, chacun des clans chargés de la célébrer au nom du sarkï accomplit
le vieux rite ancestral sur son propre terrain de chasse et à ses propres autels. Mais
ce rituel s'accompagne de pratiques nouvelles mettant en jeu d'autres catégories
de célébrants et de participants.
       La bucCad ddji du Gôbir débute par celle du clan du « chef de l'eau » (sarkin rima),
qui détient les deux héritages de la « chasse » et de la pêche. Elle a lieu aux alentours
du hameau qu'habite ce groupement, près du village de Baramaka, à une douzaine
de kilomètres à l'ouest du Tibiri et commence au soir du dimanche (septième jour)
 qui suit la quatrième lune, par une cérémonie de géomancie (arwâ). Cette dernière
n'est pas effectuée par les membres du clan, mais par des devins, dont les prin
cipaux       appartiennent à un day g i spécialisé dans l'exercice de cette pratique et
dont le chef porte le titre de « Chef des racines » (sarkin sâyë).
        En réalité, ces devins ont déjà effectué une première séance de géomancie le
jour même de la quatrième lune, et celle qu'ils accomplissent ce jour-là, pour le
 compte du clan du « sarkin ruwd », comme celles des jours suivants, ne serait que
la publication de celle-ci. Les devins interrogent la terre et « voient » ce qui doit
 advenir des chefferies locales et voisines au cours de l'année nouvelle et surtout
lors de chacune des lunaisons de la saison des pluies. Chaque fois, ils déterminent
les sacrifices (sâhi) ou les aumônes (sadaka) que doit accomplir chaque souverain
 concerné pour que les menaces entrevues s'estompent et que l'année soit favo
rable. A la divination se mêle donc ici la prescription. Le lendemain matin, les
 « chasseurs » se livrent à une chasse rituelle, sur un parcours bien déterminé, abat
tant tous les animaux rencontrés. Puis ils offrent des sacrifices au bord d'une mare
 permanente, lieu de culte clanique. L'examen des entrailles des victimes, des trous
 dans lesquels ils en versent le sang, de l'agonie des animaux, leur permettent de
 « lire » des enseignements distincts de ceux de la géomancie concernant les pluies
 et les récoltes à venir.
        Le mardi, commence l'« Ouverture de la brousse » dite de sarkim Mázu, rite tra
 ditionnel     de la vieille chefferie locale de Mazu, présidée par le dignitaire qui porte
 ce titre et effectuée par un clan de « chasseurs » dont deux représentants figurent
 à la Cour de celui-ci et dont le chef porte le titre de Basare. La cérémonie a lieu
 dans un bois sacré, appelé Kunmkuruki, situé près de Tibiri. Les devins y
 officient parallèlement aux « chasseurs ». Mais, ici, un cortège d'adeptes du bôrï
 se joint à la cérémonie. Le Basare effectue des sacrifices, auxquels succède une
 chasse d'autant plus essentiellement rituelle qu'elle s'accomplit aujourd'hui sur
 des terres cultivées et dépourvues de gibier. Au cours de cette « chasse », des liba
 tions de bière de mil sont offertes en guise ď « aumône » (sadaka) en divers empla
 cements.       Ici encore, des pratiques permettent de prévoir les événements princ
 ipaux de la saison des pluies suivante, en marge de Y arwá. Le lendemain de ce jour,
 les « chasseurs » envahissent le marché de Tibiri, dont les commerçants se doivent
 d'offrir chacun un présent au Basare, en guise de participation. Au terme de ces
 divers rituels, les responsables se rendent au palais et rapportent au sarkï les ense
 ignements       qu'ils en ont tirés. Celui-ci doit alors effectuer les rites prescrits, lesquels
 consistent en sacrifices d'animaux à certaines divinités.
        Trois mois plus tard, à la septième lune, au moment où tous les «maîtres de culture »,
 prenant la relève des « chasseurs », effectuent leurs rites héréditaires dans l'int
 imité du clan, le sarkï accomplit un certain nombre de rites qui ont pour objet de
 favoriser le bon déroulement de la saison des pluies. En premier lieu, il participe
222                           SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES
 à un sacrifice offert au bord de la mare où a eu lieu le premier rite ď « Ouverture
 de brousse » par le « sarkin ruwd »'. Celui-ci officie alors en tant que « chef de l'eau ».
Le rite accompli participe des actes de purification des eaux permanentes, à la
veille de la saison des pluies, que l'on rencontre en de multiples parties du « Sou
dan ». Il consiste à immoler une brebis blanche à la déesse aquatique : Doguwâ
ruwà. C'est le sarkin ruwd qui officie. Mais le « sultan » se tient debout derrière lui.
Ainsi le Gqbir sera protégé des tempêtes dévastatrices, de la foudre et des inon
dations.    Puis le sarkï se rend au village de Rundana, situé à 25 km environ au nord-
ouest de Tibiri, où il immole une brebis à la déesse Sarauniyâ (cheftaine), en invo
quant le Dieu coranique. Toujours à la même époque, il préside à l'immolation
d'une brebis blanche en un lieu situé près de l'emplacement de l'ancienne citadelle
de Naya {kukal Nay a), où fut accueilli son ancêtre à son arrivée dans le pays. Ce
rite est aujourd'hui qualifié « d'aumône » (sadaka), au sens coranique du terme,
 et non de « sacrifice » (sdhi), et l'on considère qu'iï s'agit d'une offrande aux mânes
 du grand sarkï Bdwa Jaygwarzô, lequel serait mort à cet endroit. Le terme sadaka
correspond à celui utilisé pour désigner un don offert aux mdlamai après la mort
 d'un homme. Ce rite serait donc un hommage à l'âme du grand roi qui tint tête
 à Usmay dan Fodyo ou, peut-être, une pratique visant à écarter du Gqbir l'influence
 de celle-ci, ce roi n'ayant dominé le royaume qu'en le vidant de sa vitalité. Toutef
 ois,    nous constatons que celui qui l'accomplit est le descendant des chefs locaux
 de Naya. D'autre part, le sacrificateur invoque la déesse Doguwâ fard, associée
 aux cultures. On peut ainsi penser que cette cérémonie, effectuée en présence du
sarkï, amalgame deux rites et traduit deux perspectives complémentaires, assurant
ainsi les relations du roi et des puissances du lieu.
    Un autre rite princier est effectué par la Inna, au cours des jours qui séparent
la clôture de « l'Ouverture de la brousse » du rite destiné au serpent époux de Taku-
rabow. Il est accompli successivement aux quatre « portes » de la ville de Tibiri et
consiste en offrande de gumba — mélange de farine et d'eau — à diverses divinités,
dont, surtout, Doguwd fard. Il est destiné à maintenir la paix au sein du royaume.
C'est le sarkï qui fournit le mil nécessaire, le rite lui-même étant accompli par la
Inna et son entourage féminin.
    L'édification d'une cité est également l'occasion de cérémonies rituelles mettant
en jeu des éléments extérieurs à l'Islam. La capitale du Gqbir est consacrée à divers
dieux et protégée par un rituel qui mêle constamment religion et magie, ainsi que
nous le verrons plus loin. Dans ce cas, encore, le sarkï intervient, ordonne, participe.
    Lorsque les pluies cessent brusquement de tomber, en cours d'hivernage, et
qu'une menace de sécheresse pèse sur le pays, le sarkï se doit, également, de mettre
en jeu des rites particuliers, qui s'ajoutent aux prières ordonnées aux marabouts
du royaume, réunis dans la mosquée, et aux effets d'« aumônes» offertes à ces der
niers ainsi qu'aux infirmes. Le manque de pluie est considéré comme une sanction
divine, et l'on ne sait quelle divinité en est cause. Durant les premiers jours, alors
que l'angoisse commence à s'étendre, c'est la divinité islamique qui se trouve invo
quée. Mais si la sécheresse persiste, le roi se tourne vers les autres puissances surnat
urelles. En premier lieu, il lance un appel à tous les clans Anna, leur demandant
d'effectuer leurs sacrifices de pluie héréditaires. Puis il enjoint à la Inna d'organiser
un « pardon de pluie » (rôkon ruwd) féminin. La reine rassemble alors tous les femmes
de la cité, parmi lesquelles figurent les adeptes du bôrï, vêtues des attributs de leur
iskôkï et prend la tête d'une procession qui se rend en « brousse » chercher l'eau
POUVOIR POLITIQUE AU SEIN DE LA PRINCIPAUTÉ HAUSA DU GOBIR                 22Д
(nemay ruwà), vêtue elle-rême en homme, portant une hache à l'épaule et une
lance à la main. Le cortège féminin passe la nuit hors de la cité, visitant tous les
lieux de culte, accomplissant de multiples pratiques rituelles : invocations, circum-
ambulations, sacrifices, supplications, incantations, s'adressant à Allah, aux divi
nités, aux génies du lieu, aux défunts, à des « saints » (walïyyai) musulmans, ainsi
qu'au serpent époux de Takurabow.
    Les cérémonies musulmanes locales mêlent aussi des rites musulmans à d'autres
de nature différente. Il en est ainsi, notamment, à l'occasion de la fête de Sallal
Layya (Tabaski) qui commémore, nous l'avons vu, le sacrifice d'Abraham. Cette
fête est marquée par l'immolation de moutons, en commémoration de ce sacrifice,
au sein de chaque famille et par une grande prière publique effectuée en un empla
cement réservé à cet usage et situé à l'extérieur de la ville de Tibiri. Le sarkï prend
la tête d'une procession qui fait le tour de celle-ci, silencieuse à l'aller, bruyante
et joyeuse au retour. Les prières, récitées par des prieurs, sont dites en son nom.
Mais à côté de ces pratiques proprement islamiques, d'autres rites sont accomplis,
d'inspiration très différente. Ainsi, quelque temps avant le jour de la fête, le sarkin
Anna vient à Tibiri et se présente devant le sarkï, comme au jour du couronnement.
De son sac de cuir, il ôte les deux bracelets d'or et d'argent dont il a la garde. Len
tement,   il passe le premier au bras du prince, gardant l'autre dans la main droite.
Les deux personnages demeurent ainsi un moment face à face en silence. Puis ils
se lèvent en même temps et entrechoquent trois fois leurs disques, en un simulacre
rituel des combats de kwardya, qui fut le salut des anciens Anna et figure le combat
de leurs ancêtres ennemis, lequel se termina par la déchéance du « roi des Anna »
et le triomphe de ses frères, dont l'ancêtre du sarkin Gobir. Puis tous deux s'assoient
et le sarkin Anna passe le second bracelet au poignet du prince. On apporte alors
un mouton offert par le premier et les deux partenaires en caressent l'échiné, en
prononçant ensemble l'invocation : « qu'Allah nous accorde de voir l'an prochain,
qu'il nous donne le bonheur ». Puis le « roi des Anna » reprend les bracelets, qu'il
emporte à nouveau en « brousse ». La nuit précédant la fête, en outre, le sarkï se
rend à la tête d'une procession à un abri édifié dans l'enclos du « chef des forgerons »
 {sarkin Maftêrâ), à cent vingt-cinq mètres du palais. Lé cortège avance lentement,
mettant une demi-heure pour accomplir cette courte distance, précédé par des
 griots de chefferie, dont certains nettoient soigneusement le chemin qu'il doit
 accomplir, un magicien scrutant le sol pour déceler les « médecines » éventuellement
 enterrées par des ennemis du sarkï. Un frère de celui-ci efface la trace de ses pas
 derrière lui. Au terme de cette lente et majestueuse marche rituelle, le souverain
 doit frapper douze coups sur les tambours du couronnement, disposés devant l'abri
 qui constitue le but de la procession. Là, les dignitaires viennent le saluer un à un,
 tandis que l'on joue les cloches et sonnailles de la chefferie. Au retour de la prière
 musulmane, enfin, le sarkï doit se plier à un dernier rite, qui semble commémorer
 un épisode de la domination de ses ancêtres : muni d'une lance, il doit toucher de
 la pointe de celle-ci un homme caché dans un abri de deux nattes disposé sur la
 place du palais. L'homme sort de l'abri en feignant une violente colère, exigeant
 un présent, que le prince lui donne. Tous ces rites « païens » paraissent conférer à
 la fête musulmane un caractère de renouvellement de l'investiture royale qui se
 confond avec le pardon de Dieu à Abraham dans un rituel de rachat dont les effets
 s'étendent à tout le peuple du Gobir rassemblé autour du sarkï.
     La fête islamique de rupture du jeûne coranique (sallal Azumï) est célébrée de
224                            SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES
manière plus orthodoxe, du point de vue musulman. L'on considère même que
tous les iskôkl se trouvent « attachés » {darmé) durant toute la période de jeûne,
situation qui interdit les pratiques les concernant, notamment celles afférentes au
culte de possession. De même, si la cérémonie annuelle ď « Ouverture de la brousse »
vient à .coïncider avec cette période, le report en est aujourd'hui décidé, sur la
demande du sarkï (il n'en était pas ainsi avant son intronisation). Par contre, la
clôture de ce moment de pénitence est marqué par un ensemble de rites consa
crant le retour des divinités et leur délivrance. Celles-ci, « montées » en leurs adeptes,
parcourent le pays, vêtues de leurs costumes particuliers, se livrant à des danses
et recevant les présents de chacun.
   Les différentes pratiques que nous venons de mentionner nous montrent que le
« sultan » du Gôbir n'est pas seulement le souverain musulman qu'il proclame être.
Son pouvoir s'enracine dans un syncrétisme religieux plus ancien que l'Islam et
peut-être plus vivant dans l'âme des habitants du royaume. Quelles que soient les
convictions personnelles affichées par l'élu, il doit se plier à un comportement rituel
auquel tient, selon les croyances locales, la destinée de sa terre et de ses habitants.
Époux de cette terre, il est responsable de la pluie et du vent, de la fécondité et de
la stérilité, de la paix et de la guerre, de la prospérité comme de la pauvreté et des
désastres. Cette position lui assure une autorité qui échappe à tout autre détenteur
du pouvoir politique. C'est sans doute pour cette raison que les Taray Gôbir durent
s'accommoder du pouvoir royal, allant jusqu'à nommer un morceau de bois, faute
de prétendant.


Pouvoir et magie.

       Sultan et prêtre, médiateur entre la « terre » dont il est Г « époux » et les puis
 sances surnaturelles, le souverain du Gobir est également considéré par ses sujets
 comme un magicien maniant des forces numineuses en vue d'accroître et de défendre
 sa « fortune » (nasara) et, partant, celle de sa principauté. Ce faisant, il ne se dis
 tingue     que par la qualité de sa magie du commun de ses sujets. La quasi-totalité
 de ceux-ci ne se contente pas, en effet, d'attendre la satisfaction de leurs aspira
 tionsde la bienveillance de la divinité coranique ou des dieux ou génies du panthéon
 local. Rares sont les entreprises qui ne s'accompagnent pas de pratiques relevant
 de la magie (maitâ ou tsibbu) : on en effectue pour séduire, trouver femme, vaincre
 un rival, détourner un époux d'une co-épouse, réussir en affaire, « voler l'âme du
 mil » de ses voisins pour accroître sa propre récolte, convaincre un usurier, se
 défendre des entreprises analogues de ses partenaires. Il est des formules magiques
 que l'on se transmet entre amis. D'autres se procurent sur le marché, où des spécial
istes vendent de multiples substances destinées à la confection de charmes ou
 « médecines » {mâgufjguna) ou des formulaires d'origine arabe à recopier par l'uti
lisateur.     On a surtout recours à des magiciens reconnus, appelés : bôkâyë » (sing. :
 bôkâ) ou à des « marabouts ». Les premiers accomplissent divers rituels et confec
 tionnent      des mâguyguna dans la composition desquelles entrent des substances
 dotées d'efficience occulte. Les seconds procurent à leur clientèle des talismans
 (Шуи, sing. : lâya) consistant principalement en formules écrites en arabe, détour
 nant     ainsi la lettre sacrée de son utilisation religieuse pour la faire servir à des des
 seins privés. Le marché des charmes est florissant. Chacun s'adonnant à ces pra-
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  • 1. Guy Nicolas Fondements magico-religieux du pouvoir politique au sein de la principauté hausa du Gobir In: Journal de la Société des Africanistes. 1969, tome 39 fascicule 2. pp. 199-232. Citer ce document / Cite this document : Nicolas Guy. Fondements magico-religieux du pouvoir politique au sein de la principauté hausa du Gobir. In: Journal de la Société des Africanistes. 1969, tome 39 fascicule 2. pp. 199-232. doi : 10.3406/jafr.1969.1448 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/jafr_0037-9166_1969_num_39_2_1448
  • 2. J de la Soc. des Africanistes XXXIX, 2, 1969, p. 199-231. FONDEMENTS MAGICO-RELIGIEUX DU POUVOIR POLITIQUE AU SEIN DE LA PRINCIPAUTE HAUSA DU GOBIR x PAR Guy NICOLAS Le vaste mouvement de « Guerre sainte » islamique {Jihâd) 2 qui bouleversa, au cours du siècle dernier, une vaste partie de l'Afrique soudanaise et aboutit à la mise en place d'un pouvoir musulman peul en Nigeria du Nord et au Nord Came rounest né au sein de la capitale d'une principauté hausa : l'État du Gobir, où son promoteur : Usmay dan Fodyo, enseignait le Coran aux enfants du souverain local. Il appartenait, en effet, à une élite d'étrangers intégrés par les princes hausa à leurs Cours en raison de leurs connaissances et, surtout, d'une expérience politique acquise au sein des empires déchus du Mali ou de Gao. A l'époque considérée, les dynasties qui gouvernaient les principautés hausa professaient l'Islam, religion officielle des États qu'ils s'efforçaient d'égaler (Songhaï à l'ouest, Bornou à l'est, Constanti nople nord), de leurs voisins touareg et des marchands méditerranéens qu'at au tiraient dans leurs capitales les importantes transactions qui s'y déroulaient. Toutef ois, les pratiques musulmanes locales s'accommodaient de combinaisons syncré- tiques fort éloignées de la lettre du Coran et les plus orthodoxes des disciples du Prophète, pour la plupart d'origine étrangère, s'efforçaient en vain de prêcher la pureté islamique. La vocation à'Usmatj dan Fodyo fut ainsi, à l'origine, essentie llementréformatrice. Ses remontrance's s'adressaient à une aristocratie se préten dant convertie à l'Islam et non, semble-t-il, à la masse « païenne » des populations locales gouvernées par celle-ci. A la même époque, la plus grande partie des Foulbé nomades qui allaient constituer les troupes de la réforme n'adhéraient pas eux- mêmes à la religion qu'il enseignait aux princes locaux. L'action du futur « Com mandeur des musulmans » {sarkim miïsûlmï) ne s'exerça donc, à ses débuts, qu'au sein de la classe dirigeante d'une capitale et le succès du Jihâd semble dû à la fai- 1. La présente étude porte essentiellement sur des documents recueillis par nous au cours de plusieurs missions effectuées, sous l'égide du C. N. R. S., dans la région de Maradi (Niger), de 1956 à 1965. Une partie de ces données a été reprise, depuis sa rédaction, dans notre ouvrage : Organisation sociale et appréhension du monde au sein d'une société africaine (vallée de Maradi, Niger), en cours d'édition. 2. Le mode de transcription utilisé est celui proposé par R. С Abraham dans son Dictionary of the hausa, lan guage, 2e éd. Londres, University of London Press, 1962.
  • 3. 200 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES blesse de celle-ci, elle-même d'origine étrangère, mal intégrée au reste de la popul ation, vraisemblablement divisée par des querelles intestines et dont le pouvoir, en conséquence, se trouvait mal fondé. On sait que les premiers prêches du réformateur n'eurent guère d'influence sur le comportement de ceux auxquels Us s'adressaient. Par contre, ils semblent avoir trouvé un écho plus favorable auprès des Foulbé, sédentaires et nomades, des lettrés locaux et, vraisemblablement, de membres de l'aristocratie locale tentant de s'appuyer sur les formes nouvelles qu'il mettait en mouvement pour s'emparer du pouvoir. Le Jihâd n'aurait peut-être pas eu lieu si le Gôbir n'avait connu un changement de souverain, à l'occasion du décès du puissant roi Bàwa Jaygwarzô, dont le règne fut l'apogée du royaume et qui semble avoir maintenu, de son vivant, une main de fer sur son pays. Sa mort dût être l'origine de conflits entre candidats au trône, comme il en est à l'occasion de toutes les successions hausa. Le nouveau prince : Yunfa, n'avait pas l'autorité ni la puissance de son père. De plus il avait été l'élève du réformateur et celui-ci détenait une plus grande influence sur lui. Poussé à la fermeté par son entourage, qui voyait d'un mauvais œil s'étendre la puissance des « marabouts », il prit ombrage des reproches de son ancien maître. Celui-ci dû s'enfuir de la capitale et se cacher en « brousse », où il trouva refuge parmi des pasteurs de son ethnie. Il parvint à rallier suffisamment de partisans pour mettre en déroute les troupes envoyés contre lui puis, fort de ce succès, s'emparer de la capitale du Gôbir et substituer un pouvoir théocratique musulman dirigé par lui et soutenu par les pasteurs foulbé à celui de l'ancienne dynastie- hausa. Maître du Gôbir, il entreprit alors d'étendre sa réforme, s'adressant tout d'abord aux souve rains hausa voisins pour les inviter à purifier de leur propre gré les mœurs de leurs États. C'est, ici encore, le refus de ceux-ci qui le conduisit à proclamer la « Guerre sainte » qui devait détruire ces royaumes. On est surpris, à l'audition des traditions orales locales, de voir les misérables pasteurs foulbé s'emparer ainsi rapidement des États hausa. Riches et apparem ment puissants, ceux-ci disposaient de forces militaires importantes constituées, d'une part, par des armées basées à l'abri des fortifications de vastes citadelles et, d'autre part, par une organisation villageoise forgée pour faire face aux périls permanents résultant des conflits entre princes et des rezzou des nomades. Chaque armée locale se trouvait constamment en état d'alerte, gardant les routes que par couraient les caravanes, prête à courir sus aux rezzou dès que l'attaque d'un vil lage ou d'un groupe de marchands était signalé ; prête, également, à organiser elle- même des expéditions dont le but principal était le pillage de territoires voisins ou insoumis et la capture d'esclaves. Elle se composait d'une chevalerie à laquelle appartenaient de droit princes et nobles, possesseurs de chevaux, d'un corps d'ar chers redouté et de fantassins. Face à ces forces, les partisans d'Usmay dan Fodyo ne pouvaient aligner, à l'origine, que des fantassins. Mais, très rapidement, ils s'organisèrent sur le modèle des aristocraties sédentaires, empruntant aux vaincus leur organisation et se constituèrent une cavalerie avec les montures prises à leurs adversaires. Car ceux-ci paraissent s'être débandés dans la plupart des cas, fuyant plutôt que de combattre, délaissant leurs forteresses sans soutenir de sièges, cher chant refuge en « brousse » ou auprès des souverains alliés. Quelle fut la raison de cet effondrement des principautés hausa, apparemment au faîte de leur gloire, de la réussite des Foulbé puis, ultérieurement, de celle des
  • 4. POUVOIR POLITIQUE AU SEIN DE LA PRINCIPAUTE HAUSA DU GOBIR 201 soulèvements et de la résistance des vaincus, en certains points ? Ces questions, il nous a paru intéressant de les examiner à travers l'étude de la principauté hausa du Gobir, telle qu'elle subsiste encore de nos jours dans les lieux où elle s'est réfugiée et reconstituée, après avoir repris les armes contre ses vainqueurs. Au terme de multiples vicissitudes historiques, en effet, les héritiers des souverains et de la popul ation du royaume qu'affronta Usmarj dan Fodyo ont rétabli l'ancien État hausa sur une fraction reconquise de son territoire. Or, malgré les transformations qui se sont produites au sein des croyances et des pratiques locales et, notamment, une adhésion croissante, apparemment libre et spontanée, à l'Islam, cette société demeure justiciable des reproches adressés à ses souverains par le « marabout » peul. Aussi nous semble- t-il intéressant, pour un approfondissement de la connais sance la culture hausa, submergée en Nigeria par le pouvoir peul, qui lui a de imprimé sa marque et l'a fortement transformée, ainsi que pour une meilleure approche des documents dont nous disposons sur les origines et les circonstances du Jihâd soudanais, d'étudier la nature et les fondements du pouvoir hausa au sein de cette principauté. La principauté hausa du Gobir. Le Gobir appartient aux territoires peuplés par l'ensemble ethnique hausa, qui s'étendent du fleuve du Niger aux limites de l'ancien Empire du Bornou et de l'Aïr à la forêt guinéenne. Il s'est établi au sein de la fraction de ces territoires qui touche aux confins sud sahariens, entre le Kebbi et la région de Tessaoua, l'Aïr et les États hausa de Kano et Katsina, sur les ruines d'une ancienne principauté conquise par ses fondateurs : le Zamfara. La zone où il se situe reçoit suffisamment d'eau pour permettre l'implantation d'une population sédentaire importante, s'adonnant principalement à l'agriculture. La principale production est le nul. Suffisante en année de pluviométrie « nor male », permettant même l'accumulation de surplus dont bénéficient les pasteurs touareg et foulbé qui nomadisent sur les lieux en saison sèche, cette production est constamment menacée par les sécheresses, et le passé de la population locale est jalonné de famines. La régularité du cycle des pluies est ainsi un souci constant pour le paysan comme pour l'éleveur. Mais l'agriculture n'est pas la seule activité économique importante du Gobir. Elle ne s'exerce, d'ailleurs, qu'en saison des pluies, sauf en de rares zones irriguées. La population locale s'adonne, depuis des siècles, à diverses activités artisanales et commerciales. Le marché y est une institution très ancienne. Il reposait autrefois " sur des échanges très importants entre marchands méditerranéens venus des cités nord-africaines avec les chameliers touareg acheter des esclaves, de l'or, de l'ivoire, des peaux et vendre des métaux, des chevaux, des produits manufacturés aux commerçants locaux. Ces courants économiques ont provoqué la constitution de villes et d'un réseau de voies de communications très étendu favorisant l'édification d'États bien organisés. Le centre du Gobir s'est déplacé, d'après la tradition locale, des confins de l'Aïr à la région de Tibiri, puis de celle-ci aux environs de Sokoto, où se trouvait située sa capitale : Alkalawa, au début du siècle dernier. De nos jours, son ancien terri toire se trouve partagé entre l'Empire de Sokoto, dominé par les Foulbé, et diverses Société des Africanistes. 14
  • 5. 202 SOCIETE DES AFRICANISTES « chefferies » instituées par ces derniers ou le colonisateur. Toutefois, nous l'avons vu, une partie de sa population s'est réfugiée, à l'époque du Jihâd, dans la région de Tibiri. L'autorité politique de l'héritier de ses souverains ne s'étend plus aujour d'huique sur cette zone, laquelle correspond à la province du Gobir, fraction admin istrative de la préfecture de Maradi (Niger), couvre 3 000 km2, et comptait 52 222 habitants en 1953. On sait que l'ethnie hausa s'est construite autour de cités fortifiées dont la tra dition attribue la fondation à des immigrants issus des horizons méditerranéens. Ceux-ci auraient intégré diverses populations autochtones au sein de principautés fortement organisées et constitué ainsi une culture originale, propre à des millions d'hommes. Parlant la même langue, obéissant aux mêmes coutumes, se soumet tant mêmes institutions politiques, les Hausa constituent l'un des plus impor aux tantsensembles ethniques d'Afrique. Nombreux sont les peuples voisins qui, attirés par leur culture, ont abandonné leurs langues et leurs coutumes d'origine pour s'y intégrer, tel celui de Zinder, d'origine béribéri, ou les groupes foulbé conquérants, qui se sont fondus en elle au point que l'on considère leur Empire comme hausa. En dépit de son unité culturelle, toutefois, l'ethnie hausa n'a jamais connu d'unité politique. Son histoire, telle que la rapportent tradition orale et textes écrits en arabe, commence, certes, par le partage d'un Empire initial commandé par une reine et dont la capitale aurait été située à Daura entre les enfants de celle-ci et d'un héros venu de l'est. Mais il s'agit d'un mythe, et celui-ci n'explique pas comment cet État se serait constitué au sein de l'Empire du Bornou, qui s'éten daitvraisemblablement alors sur les régions qu'il concerne. Toutefois, ce mythe sert à fonder la cohésion d'un ensemble de principautés possédant un même patr imoine culturel, en rattachant les dynasties qui gouvernent celles-ci, à une même souche, sur une base de fraternité. On distingue des États hausa « légitimes » d'autres peuples hausaphones se rattachant à leur mouvance, mais de manière marginale. Les premiers seraient ceux dont les dynasties seraient issues de la reine et du héros de Daura. Leurs ancêtres ayant été au nombre de sept, ces États se désignent eux- même du nom collectif de « Sept Hausa » (Hausd bakwai), les peuples « illégitimes » étant qualifiés de « Faux Hausa » (Hausa hanza). Toutefois, les traditions divergent parfois quant à la désignation de ces sept principautés 1. Les versions locales éta blissent que les « Sept Hausa » consistent, en fait, en six «chefferies » territoriales et en uri septième commandement, de caractère distinct et se superposant aux premiers. Ce commandement porte sur les plus anciennes populations autochtones, qui conservent, avec la « maîtrise de la terre » l'essentiel de leur héritage ancestral : les Anna (sing. : Anne) 2. Parmi les principautés admises par ces traditions dans la classe des « Sept hausa », le Gobir figure en bonne place, aux côtés des États de Daura, Kano, Katsina, Zazzau 1. Cf. notamment Abraham, op. cit. 2. Selon ces versions, après qu'un cavalier étranger ait décapité un serpent qui, du puits de la cité de Daura, dominait l'Empire de la reine de Daura, et épousé celle-ci, le premier aurait eu, en premier lieu, un enfant d'une esclave de sa cour. Cet enfant, appelé Karôâ garî (c'est-à-dire : «j'ai pris le village ») aurait ensuite été dépossédé du pouvoir au profit de son frère cadet, fils du héros et de la reine, appelé, pour cette raison, Bawo abuna (c'est- à-dire : «rends moi mon bien»). Celui-ci aurait ensuite enfanté six fils, entre lesquels aurait été partagé l'Etat initial de leur grand-mère. Une autre variante élude Bawo abuna et situe les six fondateurs des dynasties terri toriales comme demi-frères cadets de Karôâ garî, fils du tueur de serpent et de la reine. Les descendants de Кагбп garî, appelés « Kar6ag±râwa », habitent aujourd'hui le Gôbir où leur représentant, qui porte le nom de « roi des Anna » (sarkin Anna) occupe de hautes fonctions à la Cour et se trouve considéré comme le « frère » du roi.
  • 6. POUVOIR POLITIQUE AU SEIN DE LA PRINCIPAUTE HAUSA DU GOBIR 203 et de l'ancien royaume de Rano, aujourd'hui disparu. Le mythe précité rattache sa dynastie à l'un des fils de la reine de Daura, lequel serait même le jumeau de l'ancêtre des princes actuels de Daura, lien qui fonde des relations à plaisanterie entre les membres des deux royaumes. Cette origine est constamment proclamée et admise par tous. Cependant, une autre tradition locale, également proclamée à la Cour voisine de Katsina (« chefferie » de Maradi), fait état d'une origine très différente. Selon celle-ci, les fondateurs du Gobir seraient venus du Nord, à travers le Sahara, avec les Touareg. Refoulés par ceux-ci de l'Aïr, ils se seraient ensuite heurtés à des royaumes déjà établis, avec lesquels ils seraient entrés en conflit. Ils auraient alors conquis l'un d'eux, appelé : Zamfara. Et c'est seulement après cette conquête qu'Hs auraient été admis dans le chœur des « Sept Hausa », par le truchement d'une adaptation du mythe d'origine des dynasties locales. Cette tradition, bien vivante, indique, avec la liste des étapes successives de la longue marche des ancêtres des fondateurs du Gobir, l'origine de ceux-ci, leur nom le plus ancien, les circonstances de leur entrée dans le monde hausa et confirme leur origine distincte de celle des populations qu'ils ont dominées et avec lesquelles ils ont constitué cet État. Nous résumerons les données qu'elle indique concernant la formation de celui-ci : le Gobir serait né, aux environs du xve siècle, au mement où la pression des Touareg, de plus en plus forte, aurait contraint le petit groupe qui en a été l'auteur à chercher refuge parmi les principautés établies à la limite du désert et de la savane. Ayant quitté l'Aïr, ce groupe se serait installé un temps dans la région de Birnin Lallé, où il aurait fondé la citadelle de même nom. Ses membres auraient alors porté le nom de « fils de Tawa », d'après celui d'une reine qui les aurait commandés à cette époque 1. Chassés de Birnin Lallé, ils auraient demandé l'hospitalité du souverain hausa de Katsina. Ce dernier les aurait reçus sur son territoire. Peu reconnaissants, les « fils de Tawa » auraient alors tenté de s'emparer de sa capitale, à la faveur d'une cérémonie religieuse rassemblant ses guerriers hors des murs de celle-ci. Leur tan- tative ayant échoué, chassés du royaume qui les avait accueillis, ils auraient trouvé un nouvel asile dans l'État voisin du Zamfara, qui s'étendait alors du Kebbi à la frontière du royaume de Katsina et dont le souverain résidait dans la cité d'Alka- lawa, près de l'emplacement actuel de Sokoto, dans la fraction occidentale de ses terres. La région actuelle de Tibiri constituait à cette époque une province de ce royaume. Elle était administrée, en effet, par un vassal du souverain du Zamfara : le sarkin Naya, qui résidait dans la citadelle de Birnin Naya, proche du site actuel de Tibiri. La fonction du sarkin Naya consistait à garder les marches orientales du Zamfara et à assurer les contacts entre ce royaume et les États voisins : Bornou et Katsina. Notons que ce chef avait commis un groupe d'immigrants du Bornou au commandement des Anna locaux, constituant ainsi la chefferie de Mazu, dont le titulaire actuel joue un certain rôle au sein de la cour actuelle du Gobir. Le sarkin Zamfara accueillit à son tour les nouveaux venus, qui s'étaient primitivement instal lés de Birnin Naya, et les invita à s'établir près de sa capitale. Peu après, moins près heureux que son voisin de Katsina, il se trouvait dépossédé de son trône par ses hôtes, avec la complicité des Anna locaux, et les nouveaux venus établirent leur domination sur le Zamfara, qui prit alors le nom de Gobir. Les « fils de Tawa » 1. Le tombeau de la reine Tawa est toujours vénéré par les populations de la région de Birnin Lallé.
  • 7. 73 'и а ft ^^ te m D, <u a, • .2 ■M .Ь о •s О "ce ce (4) о d Л SUt ci ce ». •a 8 3 diP.aps i ienne nant ausa о Ci •s <u •■3 о CD Я SU Г
  • 9. 20б SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES auraient, en effet, entre temps, acquis le nom de Gôbïrâwâ (sing. : bogobrï), lequel aurait été à l'origine un sobriquet signifiant : « incendiaires », revendiquant la répu tation de guerriers pillards et cruels qui s'était répandue autour d'eux. Ce nom se serait ensuite étendu à l'ensemble des populations soumises à leur pouvoir, celles-ci ne l'acceptant, toutefois, qu'à un premier niveau de signification, marquant le fait de leur appartenance à l'État du Gobir, et continuant à l'utiliser pour désigner, selon un sens plus restreint, les fondateurs de celui-ci. Le Gobir devait s'effondrer, peu après son édification, sous les coups des Foulbé, que ses souverains avaient laissé s'infiltrer en son territoire et jusqu'au sein de leur Cour. Il devait, néanmoins, renaître de ses cendres quelques années après sa défaite, à la suite d'un soulèvement des Gôbïrâwâ, dont une partie put trouver asile dans la citadelle de Maradi, bâtie par le roi de Katsina sur une terre arrachée par lui aux mêmes conquérants. Au terme de combats heureux, la chefferie du Gobir pût, enfin, reprendre pied sur une fraction de son ancien territoire, corre spondant à la province actuelle de Tibiri, et y installer sa capitale, en attendant une reconquête générale de son ancien Empire qu'elle ne parvint pas à réaliser et dont la venue des Européens devait situer le dessein hors du camp des possibilités. Le pouvoir politique au Gobir. L'organisation politique de la principauté du Gobir, telle qu'elle existe aujourd'hui dans le cadre de la « Province » de Tibiri, est sensiblement conforme au modèle général des États hausa. Elle repose, en premier lieu, sur une division tradition nellela population locale en trois classes de statut : aristocratie (saranta), hommes de libres du commun (talakâwâ) et esclaves [bay г). De nos jours, cette dernière classe a disparue en tant que telle. La sarauta constitue un groupe important. Elle se compose d'un certain nombre de lignages attachés à l'exercice du pouvoir par monopole héréditaire ou volonté du prince. Ces lignages se répartissent eux-mêmes en trois catégories. La première groupe les membres du lignage royal, dont le nombre est tel, par suite de la pratique d'une polygamie très étendue (certains rois du Gobir auraient eu plus de cent épouses), qu'ils constituent une force sociale impor tante au sein du royaume. Les voisins des Gôbïrâwâ prétendent, en guise de moquer ie, ceux-ci sont tous princes. Les « fils de roi» {y an sarkï) — ainsi se désignent- que Us eux-mêmes collectivement — sont particulièrement fiers de leur « race », et leur devise collective proclame que 1' « on ne mélange pas le bouillon avec la pâte de mil ». Ils se répartissent en lignées se rattachant à divers souverains qui se sont succédés sur le trône. Chaque « prince » peut prétendre à la succession d'un roi défunt. Cette règle théorique sous-tend d'incessants conflits entre « fils de roi ». En réalité, la difficulté d'accéder au tronc est telle qu'il existe des grands candidats, entre lequels se partagent les autres, dans l'espoir de se voir attribuer des titres et fonctions prestigieux ou rénumérateurs au cas où leur candidat parviendrait au pouvoir. Il est arrivé fréquemment, au cours de l'histoire du Gobir, que des pos tulants impatients entrent même en conflit avec le roi désigné. Aussi, ce dernier se méfie-t-il particulièrement de ses « frères ». La nécessité de protéger le trône des ambitions de ce groupe orgueilleux et remuant a conduit les souverains du Gobir, comme des autres États hausa, à instituer deux autres corps de noblesse, d'extrac tion humble, dont les membres sont respectivement qualifiés de « serviteurs » plus
  • 10. POUVOIR POLITIQUE AU SEIN DE LA PRINCIPAUTÉ HAUSA DU GOBIR 207 (barôrï, sing. : bar a) et ď « esclaves » (bàyï, sing. : báwa) royaux. Les premiers comprennent des lignages attachés le plus souvent à des fonctions d'autorité pré cises par leurs héritages. Ils ont un statut libre. Certains d'entre eux appartiennent à la fraction anne de la population et jouent un rôle de « maîtrise de la terre ». Les seconds, choisis à l'origine parmi des esclaves étrangers, héritent aujourd'hui de leurs charges dans les mêmes conditions. Ils sont considérés comme plus attachés que les autres au service de la personne du roi et reçoivent des tâches de confiance. Ces trois corps constituent une même classe politique assurant à son profit un enca drement rigoureux des populations soumises à son autorité par le truchement d'un appareil politico-administratif complexe, organisé sur une base hiérarchique. Cette organisation, commune, dans ses principes, à toutes les principautés qui se considèrent comme les héritières légitimes de l'Empire initial de Daura, selon le mythe évoqué ci-dessus, est l'une des institutions les plus caractéristiques de la culture hausa. A la tête de cet appareil figure le souverain, appelé sarkï. Celui-ci est élu par un collège de neuf dignitaires, sur la base de pratiques divinatoires, au sein du lignage royal. Héritier des fondateurs du Gôbir et du héros mythique de Daura, il possède un pouvoir théoriquement absolu. En particulier, il nomme les titulaires des offices de la sarauta et décide de la politique du royaume. Il réside dans un palais situé au centre de la capitale et s'entoure d'un faste et d'une étiquette qui rehaussent son personnage. Tel est le modèle traditionnel. De nos jours, son pouvoir s'est affaibli et il ne dispose plus de l'autorité que lui conférait la maîtrise de la guerre ni les moyens économiques d'entretenir l'appareil de la sarauta. Soumis à l'administra tion de la République du Niger, qui joue à son égard le rôle d'une sarauta centrale plus élevée, son autorité repose de plus en plus sur l'appui du gouvernement, qui l'a accepté ou maintenu sur le trône de ses ancêtres. Toutefois, le fait que le sarkï actuel soit député et questeur à l'Assemblée Nationale renforce son prestige et lui confère une certaine indépendance à l'égard des administrateurs locaux. Du point de vue du gouvernement, qui l'a imposé aux grands électeurs du royaume, il dis pose seul de l'autorité sur celui-ci, par délégation administrative, en tant qu'agent, à charge pour lui, s'il le désire, d'entretenir la sarauta sur ses propres revenus. Cette position assure son autorité auprès de son entourage, tout en lui retirant certains de ses fondements traditionnels les plus profonds. Si l'essentiel du pouvoir repose entre les mains du sarkï, celui-ci le partage tra ditionnel ement, en fait, avec neuf dignitaires constituant un conseil du trône et désignés du nom de « Neuf du Gobir » [Tararj Gôbir). Ces hauts personnages sont nommés par lui. Mais, à sa mort, tout prétendant à sa succession doit subir leur loi. Grands électeurs, ils détiennent, en effet, la charge d'assurer la permanence du pouvoir royal, dont ils sont les gardiens et les garants. Et si le choix du roi est soumis à des pratiques de divination, leur rôle réel semble plus important. Tout candidat à la succession s'efforce de se concilier leur bienveillance. Siégeant, avec le sarkï, dans la salle du trône, où chacun d'eux occupe une place déterminée par l'étiquette, ils règlent avec lui la marche du royaume et dirigent l'appareil de la sarauta. Il semble qu'il y ait eu des moments dans l'histoire du Gôbir où leur pou voir ait été supérieur à celui du souverain. Ils détenaient, d'ailleurs, par le passé, le droit de disposer de la vie de celui-ci, et il existe une procédure permettant de supprimer un sarkï incompétent ou invalide. Un notable de la cour, appelé : « l'héri tier terrasse l'éléphant » {magajir/ káda giwa), a pour charge de procéder à cet qui
  • 11. 2O8 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES acte, au cas où les Taray Gobir le décideraient. Il est même arrivé que ceux-ci trompent le peuple, faute de candidat, en des moments difficiles, en plaçant une souche de bois (kututturç) revêtue des habits royaux sur le trône. Depuis, le nom Ktjtutture figure dans la généalogie royale. Ainsi, ce Haut conseil est-il un organe essentiel du pouvoir au sein de la principauté. Trois1 de ses membres appartiennent à la famille du sarkï. Quatre autres ont le statut de « serviteurs », dont deux repré sentent l'ancienne chefferie locale de Mazu. Deux autres sont « esclaves » du roi. Le reste de la sarauta est organisé, comme toute autre Cour hausa, sur la base d'une hiérarchie d'offices dont les titulaires portent des titres particuliers et occupent des fonctions diverses, déterminées par une étiquette minutieuse et rigide. La plu part de ces titres sont l'apanage de certaines familles, au sein desquelles le sarkï ou les plus grands dignitaires choisissent leurs détenteurs. Cette hiérarchie forme l'armature de la sarauta, dont tous les membres prétendent à une office eminent et assistent les dignitaires désignés. La liste actuelle de la cour du Gobir compte cent quinze titres, répartis en neuf classes, dont chacune est gouvernée par un grand officier. La première comprend le sarkï, la reine, les chefs des Foulbé et des Touareg du royaume, un chef des marches (sarkin kaya), quatre des membres du Haut conseil, le « sarkin Anna » et le prieur coranique (Lima y). La seconde compte dix- huit membres du lignage royal, placé sous l'autorité d'un chef des princes (Galâ- dïma). La troisième classe comprend neuf offices ď « esclaves » commandés par le principal d'entre eux, membre du Haut conseil appelé « dan Galâdïma ». Trois autre classes comprennent quarante titres de « serviteurs » ou ď « esclaves » ; une septième, six titres de « marabouts » ; une huitième, cinq titres de « griots ». La neuvième compte six titres de princesses. Une dixième classe comprend dix offices constituant la cour du sarkim Mâzu, c'est-à-dire l'ancienne chefferie locale de Mazu, dont deux représentants siègent parmi les Taray Gobir. Parmi tous ces dignitaires, certains ont une importance particulière, qu'il nous faut souligner : — Le premier est appelé Innq. Deuxième personnage du royaume, selon l'ét iquette, la Inna est une femme du lignage royal choisie par le sarkï pour l'assister dans sa charge. Son autorité officielle s'étend sur les femmes et les adeptes des cultes de possession (bôrï), dont elle est la grande prêtresse. La fonction de reine se retrouve au sein de toutes les sarauta hausa, avec des prérogatives analogues. Ses homologues portent le ncm de Iya à Katsina, de Magaram à Zinder, de Magâ- jiyâ à Daura. Son personnage se rattache à toute une tradition selon laquelle le pouvoir aurait été détenu par des femmes à une époque antérieure à la constitution des dynasties issues du héros et de la reine de Daura : Tawa pour le Gobir, Magâjiyd à Daura, Tiytiy à Kantché. La puissance de la reine est si grande que la Magaram fut le seul dignitaire de Zinder auquel l'administration française se crut tenue de fournir une pension, après la déposition du sultan de cette ville, en 1905. De même, le gouvernement du Niger eut de graves difficultés avec l'ancienne Inna du Gobir, lors de l'avènement du sarkï Agada, en 1963. Celle-ci fut convoquée à Niamey et reçut une compensation monétaire importante en échange de son acceptation du nouveau chef. — Un second important dignitaire de la sarauta est le sarkin Anna. Ce person nage le représentant, selon la tradition locale, de l'un des sept lignages issus du est héros de Daura. Selon la variante locale du mythe de référence, en effet, celui-ci aurait engendré en premier lieu un fils avec une esclave de la reine puis, en second lieu, six fils avec celle-ci. Par la suite, cette dernière aurait chassé le premier du
  • 12. POUVOIR POLITIQUE AU SEIN DE LA PRINCIPAUTÉ HAUSA DU GOBIR 200, trône au profit de ses propres enfants. Privé d'héritage territorial, celui-ci aurait, néanmoins, reçu le commandement des populations les plus anciennes (Anna), d'où le titre de « roi des Anna » que porte son héritier. Considéré comme l'un des « Sept Hausa », le sarkin Anna est l'égal du sarkin Gobir, son « frère ». Mais il ne doit pas séjourner dans la capitale et réside en « brousse ». Son autorité s'exerce, en principe, sur tous les Anna. Il prélevait jadis un impôt particulier auprès d'eux. Toutefois, il devait partager son pouvoir avec un autre chef : le sarkim Mazu, qui commandait également les Anna de la région de Tibiri antérieurement à l'avèn ement fondateurs du Gobir et se proclame lui-même Anne. des Le sarkim Mâzu est, en effet, le représentant d'un groupement de « chasseurs », issu du Bornou et installé dans la principauté vassale de Naya avant l'arrivée des «. Gôbïrâwâ ». Ayant conclu une alliance avec le souverain local, comme le firent plus tard ceux-ci, il aurait reçu de celui-ci des terres et le commandement des Anna locaux, le « sarkin Naya » se réservant le commandement des « musulmans ». Par la suite, au moment où les souverains du Gobir, vaincus par Usmarj dan Fodyo et ayant repris les armes, tentèrent de reprendre pied sur leur ancien territoire, c'est un chef de Mazu qui les accueillit sur ses terres. A ce moment-là, en effet, le sarkin Naya avait perdu tout pouvoir et n'était plus qu'un dignitaire de la Cour du Gobir en exil, tandis que les Anna constituaient la force de résistance principale contre les troupes du « Commandeur des musulmans ». L'installation, en principe provis oire, de la cour d'Alkalawa à Tibiri a réduit l'importance de celle du sarkim Mázu. Toutefois, celui-ci s'est trouvé, de ce fait, intégré au sein du conseil des Tararj Gobir. Il porte également le titre de « Portail » (kyaurê), en maison du fait que son ancêtre a ouvert aux rois du Gobir l'accès à leur royaume occupé par les Foulbé. Cette position lui confère une certaine autorité au sein de la sarauta actuelle. Consi dérécomme l'hôte du roi, censé devoir reconquérir sa propre capitale, il s'entoure, nous l'avons vu, d'une Cour personnelle constituant un pouvoir local, en marge de la sarauta du Gobir proprement dite, comme il en est au sein du territoire voisin de Maradi, où le représentant de l'ancienne chefferie locale des Maradi occupe une fonction particulière au sein de la Cour du Katsina en exil sur ses terres. Les chefs de Mazu et leurs sujets affirment, d'ailleurs, avec force leur autonomie et pro clament, ainsi que le fit, devant nous, en présence du sarkl Labo, le précédent K'yaurë : « Nous sommes des Anna, non des Gôbïrdwâ ». Toutefois, pas plus que leurs voisins de Maradi, les princes du Gobir ne peuvent espérer reconquérir leur capitale ni recouvrer le commandement de leur ancien territoire, et l'autorité du sarkim Mâzu s'affaiblit peu à peu. Jusqu'à la colonisation, tous les dignitaires de la sarauta recevaient des command ements territoriaux. Certains d'entre eux gouvernaient de véritables provinces, constituant des chefferies vassales. Les autres recevaient seulement le gouvernement de quelques villages, en nombre plus ou moins grand, selon leur importance. Le plus souvent, ces territoires étaient répartis de manière hiérarchique au sein des « maisons » des plus hauts dignitaires, entre les officiers de ceux-ci. Ces commandements comportaient une charge de contrôle et d'autorité auprès des populations concernées. Ils constituaient également un système de perception des prestations annuelles dues par tout chef d'enclos. La levée de ces impositions lais sait des bénéfices à ceux qui en étaient chargés et permettait à la sarauta, avec la guerre et le commerce des esclaves, d'entretenir un certain faste, une armée sur le pied de guerre et de constituer des réserves permettant de faire face à des famines
  • 13. 210 SOCIETE DES AFRICANISTES éventuelles ou à des sièges. Elle favorisait le fonctionnement d'un appareil administ ratif relativement lourd, mais constituant un encadrement efficace de la popul ation. Il arrivait que les percepteurs, qualifiés par les humbles paysans du nom de « hyènes », en raison de la réputation d'avidité et de cruauté de ces animaux, dépassent les limites de leurs attributions. Une telle situation provoquait péri odiquement des révoltes ou, de manière latente, une attitude de retrait à l'égard du pouvoir, qui pouvait s'avérer dangereuse pour celui-ci au cas où il se trouvait menacé. Parfois, également, les Talakâwd se ralliaient à un chef étranger ou diss ident promettant d'alléger leur sort. Une telle conjoncture pourrait avoir favorisé les entreprises d'Usmay dan Fodyo, dont le programme était favorable aux humbles, comme elle a souvent facilité celles des conquérants ou des meneurs dissidents, du début du Gobir à la colonisation française. Depuis celle-ci, la sarauta continue d'exercer ses fonctions d'autorité et de per ception des impôts. Mais le territoire de la province du Gobir a été divisé en « can tons », circonscriptions administratives à la tête desquelles des dignitaires de la Cour se sont trouvés promus en permanence. Le pouvoir de ces « chefs de cantons » se trouve désormais transmissible à leurs héritiers, en ligne patrilinéaire. Ces nou veaux chefs territoriaux ont pris le titre de « sarkï » et se conduisent au sein de leur circonscription à la manière de souverains vassaux. Vivant au chef-lieu de leur circonscription, ils s'entourent d'une Cour. Néanmoins Us se trouvent toujours soumis à l'autorité du sarkin Gobir, nommé « chef de province ». Le schéma tradi tionnel se trouve donc fortement transformé, puisque la cour du Gobir comprend, d'une part, des officiers du palais dépourvus de commandements territoriaux et constituant l'état-major du sarkï et, d'autre part, des « chefs de cantons » portant également le titre de sarkï et constituant un ordre nouveau de chefs subalternes. L'aristocratie de la sarauta ne constitue qu'une fraction supérieure de l'encadr ement politique de la principauté. A l'échelon inférieur, le commun de la popula tion (talakâwâ) se répartit en collectivités résidentielles appelées garuruwa (sing. : garï). Un garï peut comprendre de 500 à 3 000 membres. Il porte un nom parti culier et dispose d'un territoire bien délimité. Sa population réside au sein d'une agglomération groupée aux abords d'un point d'eau. Cette agglomération, jadis fortifiée, est divisée en enclos délimités par des palissades de nattes ou de tiges de mil appelés gidâjë (sing. : gidâ). Chaque enclos est la demeure d'un groupement familial comprenant, le plus souvent, un homme, ses enfants non mariés, parfois ses petits-enfants, ses frères, neveux et petits-neveux, ainsi que leurs épouses, issues d'autres gidâjë. Le gidâ dispose de terres au sein du territoire villageois et ses biens se transmettent collectivement entre ses membres, en ligne patrilinéaire. Mais le garï est une institution dynastique constituée, à l'image de la cité où réside le roi (appelée birnï), par adjonction de fragments de clans différents. La collec tivité qu'il forme s'oppose ainsi à la communauté clanique. Elle est commandée par un « chef de village » {mai garï) choisi, en principe, par le sarkï, au sein de la famille de son fondateur. Toutefois, le mai garï n'est qu'un « primus inter pares » parmi les chefs d'enclos et n'appartient pas à la sarauta. Néanmoins, il détient une certaine autorité, que renforce, le plus souvent, l'exercice d'un culte particulier, effectué au nom de l'ensemble de la population du gari. Il représente également celle-ci auprès de la sarauta. Les jeunes gens du village sont groupés en une asso ciation commandée par un « chef de jeunesse ». Seuls les chefs d'enclos disposent de la pleine personnalité civile.
  • 14. POUVOIR POLITIQUE AU SEIN DE LA PRINCIPAUTÉ HAUSA DU GOBIR 211 En milieu anne, les clans {dayguna, sing. : datjgi) les plus importants peuvent constituer à eux seuls des villages ou des hameaux {kauyuka, sing. : Ыиуе), ainsi qu'il en était, selon la tradition locale, antérieurement à l'institution du gari. En ce cas, le chef de la communauté correspondante est Г « héritier » (magâjï) du daygi, c'est-à-dire l'aîné de la branche aînée ou l'un de ses « frères » désigné par lui. Si les anciennes « chefferies » locales de Naya ou du Zamfara se sont trouvées dominées ou intégrées par les fondateurs du Gobir, c'est que leur pouvoir sur les Anna était faible. Comme leurs conquérants Gôbïrâwâ, il s'agissait vraisembla blement d'immigrants ayant imposé par la force leur domination aux paisibles populations autochtones ou ayant conclu des alliances avec elles. Installés dans leurs citadelles, ils ne contrôlaient que superficiellement ceux qu'ils considéraient toujours comme les « fils de la terre » Çyây kasa). C'est la complicité de ces derniers qui permit aux fondateurs du Gobir de conquérir Alkalawa. Par contre, le pouvoir du sarkim Mázu repose sur ses relations avec les Anna du territoire qu'U gouverne, dont l'intensité lui permet d'ailleurs de se proclamer lui-même Anne, alors que ses origines ne l'y autorisent point, en principe. La position du sarkin Anna est plus complexe. Il semble bien qu'il occupe, en fait, au sein de la Cour du Gobir, une place analogue à celle du « roi des Touareg » {sarkin Abzinâwâ) et du « roi des Foulbé» {sarkin Fillânï), lesquels portent également le titre de sarkï, sont considérés comme égaux du sarkin Gobir et détiennent des titres élevés dans la hiérarchie de la sarauta, comme lui. De même que ceux-ci ont autorité sur les membres des ethnies dont ils ont la charge, au sein du royaume, de même, semble-t-il, le sarkin Anna d'Alkalawa avait jadis juridiction sur les Anna sans se trouver véritablement intégré à eux. Autrement dit, sa fonction, comme celle du sarkim Mâzu, n'était pas un pouvoir anne, mais une institution « dynastique ». Car le mythe de Daura, duquel il tire son autorité, comme les souverains, ne concerne pas les Anna, mais les étrangers fondateurs des États « hausâ ». Autant qu'il est possible de remonter dans le passé en s'appuyant sur les traditions locales, les institutions politiques des Anna ont toujours correspondu au cadre clanique. Cette situation explique la facile domination des conquérants étrangers, laquelle dût se réaliser principal ement la base de conventions par lesquelles les nouveaux venus s'engageaient sur à protéger les autochtones contre leurs semblables en échange de prestations et d'assistance. Mais de telles alliances sont demeurées fragiles, et les Anna semblent avoir toujours constitué une force dangereuse pour le pouvoir bogôbrï. C'est d'ail leurs leur révolte contre les conquérants foulbé, devant qui s'étaient effondrées les sarauta hausa, qui permit à celle du Gobir de se reconstituer. Certains fragments de tradition orale paraissent, en revanche, laisser entendre que l'effondrement en question aurait été favorisé, comme celui du Zamfara devant les Gôbïrâwâ, par une sorte de complicité entre Anna et étrangers conquérants, tous « hommes de la brousse », à un moment où l'aristocratie des villes, au faîte de sa puissance, s'était « coupée » d'eux. A l'époque de l'hégémonie du Gobir, qui fut en réalité celle de la sarauta et du Gobir urbain, et non des talakâwâ, qui se désintéressaient des jeux guerriers des nobles et des princes et n'avaient guère accès aux richesses que pro curaient razzia et commerce d'import-export, les Anna vivaient à la manière de leurs ancêtres. L'insécurité, l'influence des villes et des marchés, la création de bourgades fortifiées constituées de fragments de lignages d'origines diverses, l'afflux des immigrants, l'ouverture du territoire et des terroirs devaient amener progres- sivements certains d'entre eux puis, plus récemment, la plus grande partie, à
  • 15. 212 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES adhérer à un mode de vie et à des valeurs nouvelles, empruntées à l'aristocratie. Ne sont plus considérés de nos jours comme Anna que ceux qui demeurent fidèles aux cultes ancestraux et refusent toute adhésion à l'Islam. Mais, que des conflits éclatent entre la sqrauta et le commun du peuple rural ou urbain, et la partie demeur éemoins islamisée de celui-ci, bien que devenue souvent étrangère à la coutume la des ancêtres, retrouve son identité et sa cohésion en se proclamant Anne. Ce nom, habituellement utilisé pour désigner une appartenance religieuse, devient alors le signe de référence d'une autochtonie que l'on oppose à l'étrangéité des membres de la sqrauta. Il existe ainsi un pouvoir апщ, avec lequel celle-ci est obligée de compter. Et ce pouvoir est d'autant plus fort que les Anna ont le statut de « maîtres de la terre » et se trouvent en relation avec les puissances surnaturelles du lieu, sans l'alliance desquelles aucun pouvoir ne saurait s'établir ou persister. Face aux Anna, l'extension de l'Islam a favorisé la formation de groupes de pression fondés, au contraire, sur une adhésion personnelle et, en principe, exclusive de leurs membres à la règle musulmane. A la tête de ces groupes, figurent les mâlq- mai ou « marabouts », lettrés ayant suivi durant de longues années l'enseignement de maîtres coraniques. Ces derniers résidant le plus souvent en Nigeria, ce milieu particulier subit ainsi l'influence de Sokoto et voue une profonde vénération aux successeurs d'Usmay dan Fodyo. Il est également en relation avec des étrangers, dans le cadre des sectes auxquelles adhèrent les musiilmai locaux, dont l'influence s'étend à tout le monde musulman et dont les fondateurs vivaient loin du Gobir. Ses modèles sont donc très différents de ceux du commun des Gôbirâwâ et il fait preuve d'un prosélytisme tendant à mettre en cause la tradition pré-islamique. Ceux de ses membres qui sont parvenus à réaliser le vœu de tout musulman d'ac complir le pèlerinage à La Mecque entrent dans le groupe plus restreint des alhazai (sing. : alhaji), ou « pèlerins ». Ces individus appartiennent, en général, à la caté gorie des riches marchands qui s'est développée autour des marchés et dans les cités locales et détiennent, de ce fait, un pouvoir économique important. Au moment où la puissance de la sarauta s'affaiblit, du fait de son appauvrissement et de son intégration à l'administration moderne, ces personnages ont tendance à étendre leur influence au sein des domaines politique et religieux. Ils jouent, notamment, un rôle dominant au sein du parti politique unique et des nouvelles instances élec tives, utilisant leurs relations au sein du gouvernement et de l'administration pour tenter de mettre la main sur le pouvoir traditionnel en plaçant à sa tête leurs « clients » membres de l'aristocratie. Cette situation rappelle fortement celle des origines du Jihâd -puiqu-'Usmay dan Fodyo, précepteur des princes du Gobir, appar tenait à un corps identique, occupant une position vraisemblablement d'autant plus forte que le marché caravanier jouait un rôle essentiel dans la vie de la capi tale du Gobir et de la sarauta d'alors. Depuis longtemps, donc, les souverains du royaume doivent tenir compte de ces personnages, aussi bien que des groupes sur lesquels repose le pouvoir traditionnel dont ils sont les détenteurs. Le fait que le sarkï actuel soit lié au milieu « musulman », auquel il doit, semble-t-il, en partie, de régner aujourd'hui, semble avoir renforcé sa position, tandis que celle de son prédécesseur était contestée par les membres de celui-ci. Par contre, de ce fait, il se trouve plus éloigné du milieu traditionnel et sollicité de s'écarter de la tradition, à laquelle adhère encore la grande masse des Gôbïrâwâ et à laquelle il doit son trône. Sa situation est donc délicate, et la stratégie qu'il doit déployer pour asseoir son autorité particulièrement complexe.
  • 16. pouvoir politique au sein de la principauté hausa du gobir 213 Pouvoir et religion. Le Gôbir est considéré comme une principauté musulmane. De fait, le voyageur y trouve toutes les apparences d'une adhésion générale aux principes islamiques. Les militaires français, dont certains avaient séjourné en Afrique du Nord, quali fièrent son souverain de « sultan » et le considérèrent comme un potentat du type de ceux du Maroc ou de Tunisie. Les missionnaires chrétiens eux-mêmes, abusés par les apparences, renoncèrent à convertirent ses sujets. En réalité, si l'islamisation a progressé considérablement depuis un siècle, en ce sens que de plus en plus de Gôbïrâwâ se déclarent « convertis » à la règle coranique et affectent de se comporter en musulmans {musulmai), l'orthodoxie de ces pra tiques est généralement très relative. La pratique « musulmane » locale admet, en effet, bien des accommodements syncrétiques, tandis que subsiste le vieux culte clanique anne. La société bggôbrï oppose couramment les Anna aux musulmai, considérant parfois les premiers comme les représentants d'une culture particul ière, intégrée. De fait, les Anna sont nombreux et se comportent ostensibl non ement en non-musulmans, se moquant même des convertis et proclamant leur fidélité aux valeurs et aux rites ancestraux. Le culte anne est avant tout un culte clanique. Il relie chaque darjgi à un certain nombre de divinités (iskôkï, sing. : iskq) associées à l'héritage (gâdo) du clan. Le gâdo comprend, en premier lieu, l'accès à un domaine d'activité précis : chasse, pêche, agriculture, forge, dont chacune s'effectue au sein d'un champ spatial, temporel, rituel particulier. Chacun de ces domaines relève de certains iskôkï. Ceux-ci sont personnalisés, bien qu'invisibles. Ils ont chacun un nom, des carac téristiques « physiques » précises, une devise, un sexe, et exigent, en guise d'offrande, le sacrifice d'un animal d'une couleur particulière. Les iskôkï de la « brousse » pro tègent les clans de « chasseurs », qui sont seuls à avoir pleinement accès à ce domaine redoutable. Ceux de l'agriculture vivent dans le grenier en saison sèche, avec la gerbe de semence, et dans le champ en saison des pluies. Ils protègent le mil et sont sollicités en vue d'assurer une récolte fructueuse. Ceux des points d'eau perman entsse comportant de même dans leur propre domaine et favorisent les entre prises des clans de « pécheurs ». Chaque darjgi vit ainsi au sein d'un domaine rel igieux correspondant au champ de ses activités héréditaires, peuplé de divinités ancestrales et jalonné d'autels, lieux de sacrifices périodiques au cours desquels le sang des animaux réservés à celles-ci leur est offert, les membres du clan consom mant chairs des victimes, communiant ainsi avec les iskôkï. Les rites des « chas les seurs » inaugurent la saison sèche, dont ils ont le monopole, et qui est celle de la chasse. Ceux des « maîtres de culture » (sarakin пота) concernent la production du mil et la saison des pluies, qui relève de leur domaine. Ne participent à ces rites que les membres du clan, sous l'autorité du plus ancien, qui en est le prêtre. Les Anna respectent encore des interdits héréditaires, rejettent les principes cora niques, boivent de la bière de mil et mangent des « cadavres », c'est-à-dire des animaux n'ayant pas été égorgés de manière rituelle par un musulman. Tous les événements de leur vie (naissance, mariage, funérailles, initiation, etc.) sont éga lement marqués par des rites précis, propres à leurs héritages respectifs. Si la pratique anne est sujette à certains accommodements avec l'Islam, admett ant même aujourd'hui l'invocation du nom du Dieu coranique aux cours des sacri fices, elle demeure largement fidèle aux vieux cultes pré-islamiques.
  • 17. 214 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES La religion de ceux qui se proclament « musulmai » est beaucoup plus variée. D'une manière générale, elle comporte l'observance de pratiques « musulmanes » essentielles : prières quotidiennes, jeûne annuel de Ramadan (azumï), respect de l'interdit de l'alcool et de la chair des suidés. Ces observances s'accompagnent du port de la robe (rïgd) couramment appelée « boubou » en français, considérée comme le signe de l'Islam (les Anna portent en principe un pagne de cuir, mais tendent à adopter ce même vêtement pour « s'habiller », ce qui renforce l'impression d'une islamisation générale), de l'érection de mosquées en paille ou en pisé et de cérémon ies collectives célébrées à l'occasion des grandes fêtes musulmanes. Le voyage à La Mecque demeure l'apanage d'une minorité. On compte également, partout, des écoles coraniques, fréquentées par de nombreux enfants ou jeunes hommes. Mais les maîtres les plus réputés sont ceux de Nigeria où se rendent de nombreux élèves (almâjirai), lors de la saison sèche. Par ce canal, les coutumes nigérianes pénètrent lentement les mœurs locales. Quiconque sait lire le Coran en arabe est proclamé « marabout » (mâlam) et peut enseigner. En fait, le màlam remplit des fonctions très diverses : il intervient dans les cérémonies familiales, soigne les maladies, vend des talismans. Ses connaissances magiques sont souvent plus grandes que sa compétence en matière coranique ou en arabe. Les « marabouts » s'entr emettent également entre les autres hommes et la Divinité en cas de désastre : sécheresse, menace pesant sur la collectivité, etc. Toutefois, ces pratiques ne constituent souvent qu'une faible part du comporte ment religieux de ceux qui s'y adonnent. Les anciennes divinités annd, assimilées aux « génies » islamiques et donc considérées comme « légitimes », sont l'objet d'un culte très étendu. Ce culte est le plus souvent à caractère individuel. Il arrive qu'un particulier transmette le sien à ses descendants, mais il ne s'agit plus d'un culte clanique. L'attachement à certaines divinités, qui le motive, résulte le plus souvent d'incidents personnels de la vie des intéressés, qui se vouent à celles-ci pour échap per leur sanction à la suite d'une faute plus ou moins consciente à leur égard, ou à obtenir d'elles une protection particulière. Quiconque s'attache ainsi à certains iskôkï s'engage à leur sacrifier des animaux, sur le modèle anne, en certains lieux et en certaines circonstances. Le panthéon que concerne ces rites est considéra blementplus nombreux que celui des cultes annâ. Si l'on y retrouve les principaux iskôkï auxquels s'adressent ces derniers, ceux-ci ont perdu en général leur carac tèreproprement anne et se trouvent moins attachés aux activités techniques ou à la Nature. A côté de ceux-ci figurent des esprits à figure de dignitaires empruntées à la sarauta et même des dieux « musulmans ». Ainsi transformés, les iskôkï prennent souvent l'aspect et le nom des génies (aljannu) arabes. A côté de ces réalités bien veillantes, figurent des puissances plus ou moins maléfiques, considérées comme d'ethnies étrangères et se comportant de manière déréglée. Ces iskôkï « noirs » sont le plus souvent « chassés » hors des espaces humanisés. Mais ils peuvent être appelés au secours des humains en certaines circonstances, comme l'étaient jadis, sur le plan politique, les alliés occasionnels. Parmi ces pratiques, il en est qui relèvent du principe des cultes de possession x. Elles portent le nom de bôrï. Elles consistent en l'incarnation des iskôkï dans le corps d'adeptes exclusivement féminines, au cours de transes contrôlées et pro- i. Cf. Nicolas, Jacqueline : Ambivalence et culte de possession. Contribution à l'étude du Bori hausa (vallée de Maradi, Niger). Thèse 3e cycle, 1969, Bordeaux.
  • 18. POUVOIR POLITIQUE AU SEIN DE LA PRINCIPAUTÉ HAUSA DU GOBIR 215 voquées par l'évocation musicale, sur des instruments divers, des devises de leurs divinités. Une femme peut se vouer à des divinités bénéfiques (blanches) ou « noires », selon la volonté de celles-ci et les diagnostics des initiatrices. Toutes ces pratiques se retrouvent au sein des cultes royaux ou « nationaux » (dans le cadre de la principauté) contrôlés par la sarauta et effectués par le Sdrkl ou la Inna, ou en leur nom. En premier lieu, le « sultan » du Gobir est le chef de la communauté musulmane à la tête de laquelle il se trouve placé par suite d'un choix divin. Sa désignation résulte, en effet, de pratiques de divination manifestant la volonté du Créateur. Une fois nommé, il devient l'homologue des souverains musulmans et les prières islamiques sont dites en son nom. C'est lui qui préside les grandes cérémonies musul manes, notamment celles de la Tabaski (sallal Layya) et de rupture du jeûne cora nique (sallal Azumï), qui prennent l'aspect de fêtes « nationales ». Jusqu'à la colo nisation, le Sarkï prélevait, également, la dîme coranique, sous forme d'un impôt annuel. En principe, cette prestation servait à entretenir l'armée, les « marabouts » chargés d'intercéder par leurs prières auprès du Créateur et à effectuer des aumônes aux infirmes, conformément aux prescriptions coraniques. En ce qui concerne la première dépense, elle était censée correspondre à l'obligation de « Guerre sainte » faite par Allah à tout musulman. Paradoxalement, en effet, et contrairement aux prétentions des Foulbé, la résistance hausa aux attaques lancées par ces derniers sous l'étendard du « sarkim musijlmï » relevait, également, du principe du « Jihâd », ainsi que celle du Bornou. XJsmarj dan Fodyo n'était pas considéré, ici, comme un réformateur, mais comme un perturbateur de l'Ordre divin et un conquérant étranger, plus magicien qu'homme de Dieu. Les incursions dans les territoires voisins destinées à fournir le marché en esclaves étaient considérées, de même, comme un acte de « Guerre sainte ». En effet, on n'asservissait, en principe, que les « païens » (kàfiraï), et ceux-ci se trouvaient convertis et circoncis de force au moment de leur vente. Les « musulmans » ne pouvaient être capturés ni vendus. La seconde obligation royale est liée au rôle de la classe des « mâlamai », détenteurs de la con naissance du Coran et de l'Écriture arabe, dans le culte musulman local. Ces per sonnages, considérés comme des sortes de courtisans du « sarkï Allah », sont censés avoir plus d'influence auprès de celui-ci, par leurs prières, que le commun des « musulmai ». Chaque année, en particulier, au moment de la fête musulmane d'Ashoura (sallal cika ciki), par laquelle débute le calendrier liturgique islamique, appliqué dans tout le Gobir, les « marabouts » de la capitale se réunissent devant le palais du « sarkï », « lisent » dans certains textes des prévisions concernant l'année qui commence et recommandent au prince des actes de « charité » destinés à apaiser le courroux divin, motivé par les péchés des membres du royaume. Selon le jour de la semaine auquel commence l'année, en effet, celle-ci est placée sous le signe de l'un des sept grands prophètes musulmans et les événements qui auront lieu seront ceux-là même qui ont marqué le temps du prophète correspondant, à moins que le sarkï n'accomplisse le rachat demandé. Celui-ci est effectué par les « mâlamai » qui reçoivent à cette occasion de substantielles offrandes de sa part. De même, lorsque de graves menaces : guerre, éclipse de soleil, sécheresse, coup de vent, inondation, épidémie, etc., pèsent sur le Gobir, le « sultan » rassemble les « mâlamai » du royaume et leur demande de prier pendant plusieurs jours, jusqu'à ce que le danger soit écarté. Ici encore il doit leur offrir un don, ainsi qu'aux infirmes. Ces derniers, surtout les aveugles, sont considérés, en effet, comme des protégés de
  • 19. 2l6 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES Dieu et toute « aumône » (sadaka) qui leur est faite attire des bénédictions sur le donateur, pour lequel la « charité » est une obligation. En offrant ainsi périod iquement ou exceptionnellement une sadaka — pendant musulman du sacrifice (sdhi) anne — le sarkï attire sur lui et son peuple la bénédiction d'Allah. De nos jours, la dîme coranique n'est plus due au sultan, et l'impôt se trouve laïcisé. Mais le sarkï est toujours contraint d'offrir des « aumônes » aux mâlamai et aux infirmes, comme d'ailleurs les représentants de l'administration centrale, lesquels disposent de fonds publics à cet effet. Le chef du Gobir doit également entretenir la grande mosquée de sa capitale. Sa Cour comprend un certain nombre de titulaires d'offices religieux : prieurs (lâddnai) ou juges coraniques (lïmâmai). En effet, selon la loi coranique, tout souverain doit se soumettre à celle-ci. Il n'est donc pas libre de régler les mœurs du royaume à sa guise ni de se placer au-dessus des lois. A la tête d'un État théocratique, il n'est que le représentant du Créateur auprès de ses sujets. Gardien de la Loi, le juge coranique (lïmay) est un personnage important et figure parmi les principaux dignitaires de la Cour. Il est, en principe, indépendant de son souverain. En fait, nommé par le sarkï, ses pouvoirs demeurent faibles et ne vont pas jusqu'à mettre en cause l'autorité de celui-ci. Le sarkin Gobir se comporte habituellement en « musulman » fervent, aussi bien pour se concilier l'important groupe de pression que constituent les mdlamai que par conviction personnelle. Les limitations apportées par le principe théocratique musulman à son pouvoir sont ainsi plus théoriques que réelles, dans la mesure où celui-ci est conçu comme intégré dans l'ordre divin gouvernant toute la création. Par les « aumônes » qu'il effectue périodiquement, le sarkï rachète ses fautes et celles de ses sujets et manifeste la soumission moyennant laquelle — cet Ordre se trou vant maintenu — l'exercice de son autorité relève d'une délégation divine. Ce n'est qu'au cas de grave manquement à sa Loi que l'autorité du roi divin se manif este sous forme de sanctions surnaturelles appelant un rachat immédiat. Par contre, selon les mêmes principes, le roi seul est considéré comme détenteur du pouvoir local, et l'autorité des autres instances traditionnelles n'a d'autre fonde ment que sa volonté. Mais les principes sont une chose et l'exercice réel du pouvoir en est une autre, d'autant plus que le président de la République du Niger, qui détient le titre prestigieux de « pèlerin à La Mecque » (alhaji) fait également figure, aujourd'hui, de chef théocratique, à un échelon différent. Le sheikh de Sokoto, « commandeur des musulmans », descendant d'Usmay dan Fodyo, exerce également une forte influence sur les mustilmai, bien que ceux-ci se situent en position d'host ilité à son égard sur le plan politique, en tant que citoyens du Gobir. Si cette influence est surtout d'ordre religieux, elle présente néanmoins des caractères para- politiques, sensiblement analogues, toutes proportions gardées, à ceux de l'auto rité Vatican au sein de certaines nations européennes. du Mais le personnage du sarkin Gobir diffère profondément de celui des Emirs du Nigeria par de nombreux autres aspects qui ne relèvent pas du modèle islamique et reposent sur la tradition hausa. En premier lieu, et quelles que soient les contra dictions de celle-ci, le sarkï est l'héritier du héros et de la reine mythiques de Daura. Son pouvoir trouve sa légitimité dans l'acte de l'ancêtre qui, décapitant le serpent dominant la région, s'est substitué à lui et, épousant la reine, s'est allié à la terre locale. Son pouvoir, il le tient d'un passé prodigieux. Il est son « héritage », comme celui du « chasseur » est l'accès à la « brousse » ou celui du forgeron au minerai et au feu. Il s'enracine dans les origines où la mémoire locale n'atteint qu'à peine.
  • 20. POUVOIR POLITIQUE AU SEIN DE LA PRINCIPAUTÉ HAUSA DU GOBIR 2.VJ La « sara », c'est-à-dire la liste de la généalogie royale, proclamée par le héraut royal à chaque cérémonie, assise sur laquelle repose le Gobir, évocatrice de hauts faits, de combats, de résistances, de « fortune » surnaturelle, lui confère les vertus prodigieuses de la lignée de ses ancêtres, en laquelle se reconnaît tout Bogobrï. La sara fonde également son pouvoir sur celui des ancêtres du mythe saharien de la dynastie, notamment de la reine Tawa, et, au-delà, sur une légende qui rejoint l'Islam : les Gôbïrâwâ surgis du désert seraient des rescapés du désastre de la mer Rouge. Leur légitimité remonterait donc à celle du Pharaon. Comme Д n'est de pouvoir qu'héréditaire, et comme il n'est pas d'héritage sans assises surnaturelles, la légitimité du souverain confère à son personnage un caractère « numineux » : Д tient « sur sa tête » la prospérité du royaume. Il en est responsable. Sa personne est sacrée parce que ses gestes ont des conséquences cosmiques considérables, et la « fortune » du pays est liée à la sienne. Le sarkï est appelé, en effet, « l'époux du royaume » (mijiy lîasa). C'est lui qui féconde, entretient, nourrit la terre dont il a hérité, à la tête de laquelle Allah et les dieux l'ont placé en indiquant, lors des séances de divination, quel était celui qui devait recevoir l'héritage, et qu'il a « épousé » lors de son intronisation. Cette dernière cérémonie comporte différents rituels qui confèrent une position à part à l'élu au sein même de la dynastie et lui communiquent une sacralité eff iciente. Détaché par son élection du rang des autres princes, ses rivaux, il subit, en effet, une initiation qui le métamorphose. En premier lieu, le nouveau roi est invité à s'asseoir sur la tombe de son prédé cesseur. Il est censé capter ainsi les effluves émanant du corps de celui-ci, lesquelles transforment sa personnalité. Il semble que cette participation ait été autrefois jusqu'à l'absorption de la chair du défunt. Puis sa tête est couverte de cendre, symbole de paix, ce qui signifie qu'il oublie les injures et devient le chef de tous. On dépose ensuite entre ses mains des épis de millet et de sorgho, représentant les récoltes auxquelles il est désormais associé. Car chaque règne est marqué par une qualité particulière de la fécondité de la terre locale, son épouse, et de sa mouvance cosmique. On lui apporte alors le tambour royal, appelé tambarï (du nom' des chefs touareg), sur lequel il doit frapper douze coups. Ce geste assure son règne. Le fait de l'accomplir confère, en effet, à son auteur, un pouvoir royal, et les Taray Gobir s'efforcent d'écarter les candidats de ce tambour, lors de toute vacance du trône, car si l'un d'eux venait à accomplir cet acte avant l'élu, ce coup de force lui assu rerait une certaine légitimité. Les griots commencent alors à frapper les tambours royaux en chantant la sara, le chant généalogique des rois du Gobir. Ils les frap peront durant sept jours. Mais une autre investiture est réservée à celui que l'on peut désormais désigner du nom de sarkï : venant du campement de « brousse » où il réside, le sarkin Anna, descendant, nous l'avons vu, comme lui, du héros de Daura, mais héritier de l'aîné dépossédé de ses sept fils, détenteur du pouvoir anne : Karôâ garï, se présente devant lui. Il apporte les deux disques d'or et d'argent, héritage du héros ancestral, dont il a la garde. Ces disques sont percés en leur centre d'une ouverture qui permet de les passer au poignet comme des bracelets. Ils portent le nom de kwaràya, qui désigne habituellement des bracelets rituels, en fer, munis de sonnailles, qui ont joué un grand rôle dans la tradition hausa. Ces bracelets sont utilisés pour appeler les divinités sur les autels, et on en trouve en de nombreux lieux sacrés. Ils servaient également jadis d'instruments de lutte. Mais la forme des kwarâya ordinaires diffère de celle du sarkin Anna, dont le symbolisme semble Société des Africanistes. 15
  • 21. 2l8 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES correspondre à des mythes concernant la lune et le soleil. Leur détenteur les glisse aux poignets du nouveau roi, le bracelet d'or à droite, celui d'argent à gauche. Cet acte d'allégeance de l'héritier du premier sarkï fonde la légitimité du nouveau sur les Anna, « maîtres de la terre ». On noue alors le grand turban des chefs autour de la tête du roi. Il doit alors accomplir, comme tout initié, un rite de passage de sept jours. Ce rite a lieu hors du palais, dans lequel il ne peut entrer avant son terme. Durant ces sept jours, le nouveau sarkï vit retiré dans un abri en paille dressé devant la porte de sa future demeure. Il porte constamment sur lui les bracelets et la gerbe de mil et de sorgho. Des jeunes filles lui sont offertes, qui figurent la terre qu'il épouse. Mais il n'est nourri que par ses proches, car l'on craint les menées magiques ou le poison de ses rivaux. La nuit du sixième au septième jour, il subit un lavage rituel, effectué par des notables dont cette charge est l'héritage et reçoit de nouveaux vêtements. Au matin, il est placé en croupe sur une jument blanche montée par l'un de ces notables, la face tournée vers la queue de l'animal, la tête voilée d'un tissu. Il fait ainsi, dans le noir et en arrière, trois tours autour du palais. Ce voyage symbolise la mort de l'homme qu'il fut et la naissance d'un être nouveau. Précédé par un cortège d'adeptes du bôrï, ou plutôt des divinités incarnées en celles-ci, il pénètre ensuite au sein du palais, où il offre un sacrifice aux iskôkï dans chacune des deux premières cours d'honneur et accomplit une triple circumambulation autour de sa future demeure, prenant ainsi possession du trône. Il se trouve dès lors séparé du commun de ses sujets, par une étiquette très stricte. Chacun doit s'incliner devant lui et l'on ne peut s'adresser à lui que selon un cérémonial qui l'isole. Il peut néanmoins quitter sa demeure. Son règne durait jadis jusqu'au moment où ses forces déclinaient, menaçant d'entraîner l'affaiblissement général du royaume. Alors intervenait le dignitaire dont la fonction officielle consiste à mettre fin à ses jours. Bien que souverain musulman, le sarkï accomplit, lors de son intronisation, des sacrifices destinés aux divinités pré-islamiques. Ces actes « païens » inaugurent une série de rites qui confèrent à son personnage un statut de prêtre. Son intronisation transforme en effet, son personnage religieux et le place à la tête d'un culte très complexe, dont il est le maître. Ce culte comprend des rites propres au sarkï et d'autres accomplis en son nom par certains dignitaires constituant une sorte de clergé « national » voué au culte de la cité. Bien souvent, d'ailleurs, il n'intervient au sein de ceux-ci qu'en tant qu'exécutant, sur l'injonction des puissances pro tectrices du royaume, lesquelles manifestent leur volonté par l'intermédiaire de ces prêtres. Le culte « national » du Gôbir, qui se situe en marge des cultes claniques annâ et du rite musulman, s'adresse à différents iskôkï. Le plus important de ceux-ci est la divinité féminine protectrice de la dynastie : Takurabow, à laquelle le nouveau roi est présenté dès sa première entrée au palais. Ce culte constitue un des fonde ments de la légitimité du roi. Belliqueuse divinité tutélaire de la dynastie, Takurabow n'est autre que la déesse Dôguwd Bakâ « la grande noire ». Divinité de « brousse », épouse du nain chasseur qui domine les espaces incultes, celle-ci est vénérée habituellement par les « chas seurs », dont elle est un iska d'héritage. Mais elle a acquis, en passant du panthéon anne à celui de la société « dynastique », une figure plus redoutable, liée notam mentà sa couleur noire, qui est également celle de ses victimes. (on ne lui sacrifie que des animaux de cette couleur), et qui s'oppose au blanc comme la marque du
  • 22. POUVOIR POLITIQUE AU SEIN DE LA PRINCIPAUTÉ HAUSA DU GOBIR terrible. Elle est ainsi devenue la divinité de la guerre. Elle se trouve invoquée au même titre dans l'État voisin de Katsina, dont le souverain lui offre, périod iquement ou en de graves circonstances, des sacrifices d'animaux. Il semble toutef ois que son personnage ait subi, au Gôbir, une métamorphose particulière, vra isemblablement due à une combinaison syncrétique entre éléments du culte local et d'un culte importé, voué par les fondateurs du Gôbir à une puissance surnatur elle féminine tardivement identifiée à elle. Si Dôgûwà ВаЫ figure, en effet, sous son nom dans le culte populaire des Anna, aussi bien que des adeptes du bôrï, où elle tient une place éminente, c'est seulement sous le nom de Takurabow qu'elle se trouve vénérée par les membres de la dynastie (Yakubâwâ). D'autre part, elle présente, dans cette fonction particulière, des caractères très différents de ceux de son personnage habituel. Aucun de ses adeptes n'appartenant pas à la famille royale n'oserait d'ailleurs l'appeler sous ce nom particulier et réservé. Le temple de cette divinité est le palais du sarkï, au sein duquel une demeure particulière lui est réservée. Elle y apparaît quelquefois sous la forme d'un chat. Mais son culte, desservi par les adeptes du bôrï, rélève moins des attributions du sarkï que de celles de la Inna. Il semble s'agir, en réalité, d'un rite féminin lié au personnage de cette dernière, héritière des reines hausa et double du personnage royal. Ainsi que nous l'avons vu, en effet, la Inna, choisie par le Sarkï lors de sa nomination, occupe une place importante au sein du royaume. Son investiture est soumise à un cérémonial analogue à celui de l'intronisation du roi. Elle a autorité, nous l'avons vu, sur l'ensemble des adeptes du culte bôrï du royaume, et, partant, sur les dieux qui s'incarnent en elles. Elle a même le pouvoir d'interdire à une adepte d'exercer sa fonction de « possession » en punition d'un méfait. Mais son office le plus important est le rite annuel d'offrande à un serpent résidant dans un arbre situé à la porte ouest de Tibiri, face au portau du palais, et considéré comme l'époux de Takurabow. Cette cérémonie a lieu chaque année en début de saison sèche. Elle se déroule un dimanche, jour rituel de la semaine hausa de sept jours. La Inna revêt à cette occasion les vêtements noirs de la déesse et prend la tête d'un cortège auquel participent toutes les femmes adeptes du bôrï, « possédées » par leurs divinités. La procession fait deux fois le tour de la ville de Tibiri « pour chasser les mauvais iskôkï et les épidémies », en appelant le serpent. Puis elle se rend auprès de l'arbre où se trouve celui-ci, autour duquel elle effectue une triple circumambulation. Des animaux sont immolés, puis la Inna offre des haricots et du riz qu'elle dépose aux quatre orients de l'arbre. Ce rite est suivi d'une commun ion cours de laquelle la viande des victimes et des plats de riz et de haricots au sont consommés par les dieux incarnés dans leurs adeptes. Il semble que ce rite, à caractère hiérogamique, maintienne un rituel très ancien aujourd'hui mêlé d'él éments d'origines culturelles diverses. En particulier le culte du serpent est un élément très commun de nombreux rites hausa. Ce rite actualise le mythe de Daura, fondement de la légitimité de la dynastie, en unissant la reine, membre de celle-ci et associée du sarkï, au serpent protecteur de la cité. Toutefois, il est ici le seul où ce serpent intervienne, alors que le culte de Takurabow est l'objet de sacrifices effectués par le roi ou en son nom en diverses circonstances. Mais la fin de l'état de guerre permanent d'antan paraît avoir provoqué un déclin relatif de ce culte. Il arrive que la déesse intervienne brusquement dans le cours des affaires du Gôbir. Il en fut ainsi, notamment, à l'occasion du déplacement de la ville de Tibiri, par ordre du gouvernement, en 1946. Au moment où celui-ci fut entrepris,
  • 23. 220 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES le sarkî Labo fit une chute de cheval alors qu'il se rendait, précédé d'un cortège d'adeptes du bôrï, vers l'emplacement de la nouvelle ville. La déesse aurait ainsi voulu signifier son mécontentement à l'encontre du changement de lieu. Elle aurait alors fait savoir au roi qu'elle se trouvait trop âgée pour se rendre dans la nou velle cité et entendait demeurer dans l'ancienne, offrant d'emporter à sa place un de ses « petits-fils », sous forme d'un petit chat noir qui se trouvait à proximité de sa demeure. Par la suite, au moment où le sarkï Agada entra pour la première fois dans le palais, lors de son intronisation, les adeptes du bôrï qui l'y précédaient se seraient heurtées à Takurabow, laquelle s'y serait donc trouvée alors. La déesse aurait exigé des offrandes. Le nouveau sarkï, musulman convaincu, répugnait à offrir des sacrifices. Il fut alors convenu que l'on offrirait un don de lait à celle-ci chaque vendredi, la Inna continuant à assurer les rites habituels, de son côté. En dehors de ce culte proprement princier, le sarkin Gôbir participe à des rites dont les célébrants sont des Anna, mais qui sont effectués en son nom, et donc pour l'ensemble du royaume. En ce cas, le sacrificateur clanique se trouve érigé en prêtre de la principauté et le rite échappe à son cadre initial. Il arrive que le culte public soit célébré en marge du culte clanique propre à l'officiant. C'est dans ce domaine que la qualité de « maîtres de la terre » des Anna est la plus manifeste, bien que les cultes en question soient l'apanage de quelques clans seulement, intégrés à la sarauta. Les plus importants de ces rituels sont groupés en une longue cérémonie, à laquelle participent plusieurs catégories d'officiants et qui tient une place aussi importante que les deux grandes fêtes musulmanes de Tabaski et Ramadan : Г « Ouverture de la Brousse » (budad dàji, ou budad dawq). Celle-ci comprend, en réalité deux « Ouvertures de la brousse » distinctes, effec tuées par deux clans différents. Ces derniers accomplissent un rituel commun à tous les clans de « chasseurs » de la région. Celui-ci a lieu au commencement de la saison sèche, saison placée, nous l'avons vu, sous l'autorité et le contrôle des divi nités de la « brousse », dont le culte relève de l'héritage de ces groupements. Trois mois plus tard, au moment de la saison des pluies, ce seront les clans de « maîtres de culture » (sqrâkin nôma) qui prendront le relais des « chasseurs », célébrant alors la cérémonie ď « Ouverture du grenier » {bude rumbu), laquelle inaugurera la saison des cultures et mettra un terme aux activités de chasse. « Ouverture de la brousse » et « Ouverture du grenier » jalonnent ainsi le calendrier anne traditionnel en consa crant les deux périodes successives dont la suite cyclique est l'image et la garantie de l'équilibre cosmique. Ces « portes de l'année » sont placées à des dates précises de ce calendrier, à savoir la quatrième et la septième lune à partir de celle qui suit la dernière pluie du précédent hivernage. La première commence le cycle annuel en « découvrant la brousse », c'est-à-dire en inaugurant et en provoquant la période sans nuages. La seconde « découvre le grenier », dont le toit est le symbole du ciel nuageux et inaugure ou provoque le règne des pluies. Les deux cultes, qui s'adressent à des divinités distinctes, sont complémentaires. Mais il semble que, du fait de sa position en début de cycle, la cérémonie dont il est question soit considérée comme plus importante, tout au moins au niveau du culte « national » : elle est la cér émonie du recommencement et du commencement et, à ce titre, purification, ordon nancement, probation, sacralisation. Elle s'accompagne également de pratiques de divination. Au niveau de l'héritage clanique des « chasseurs », elle consiste en sacrifices aux divinités de la « brousse » suivis d'une mise à feu de celle-ci et d'une chasse effectuée par tous les membres mâles du darjgl. Au niveau du culte « natio-
  • 24. POUVOIR POLITIQUE AU SEIN DE LA PRINCIPAUTE HAUSA DU GOBIR 221 nal » du Gôbir, chacun des clans chargés de la célébrer au nom du sarkï accomplit le vieux rite ancestral sur son propre terrain de chasse et à ses propres autels. Mais ce rituel s'accompagne de pratiques nouvelles mettant en jeu d'autres catégories de célébrants et de participants. La bucCad ddji du Gôbir débute par celle du clan du « chef de l'eau » (sarkin rima), qui détient les deux héritages de la « chasse » et de la pêche. Elle a lieu aux alentours du hameau qu'habite ce groupement, près du village de Baramaka, à une douzaine de kilomètres à l'ouest du Tibiri et commence au soir du dimanche (septième jour) qui suit la quatrième lune, par une cérémonie de géomancie (arwâ). Cette dernière n'est pas effectuée par les membres du clan, mais par des devins, dont les prin cipaux appartiennent à un day g i spécialisé dans l'exercice de cette pratique et dont le chef porte le titre de « Chef des racines » (sarkin sâyë). En réalité, ces devins ont déjà effectué une première séance de géomancie le jour même de la quatrième lune, et celle qu'ils accomplissent ce jour-là, pour le compte du clan du « sarkin ruwd », comme celles des jours suivants, ne serait que la publication de celle-ci. Les devins interrogent la terre et « voient » ce qui doit advenir des chefferies locales et voisines au cours de l'année nouvelle et surtout lors de chacune des lunaisons de la saison des pluies. Chaque fois, ils déterminent les sacrifices (sâhi) ou les aumônes (sadaka) que doit accomplir chaque souverain concerné pour que les menaces entrevues s'estompent et que l'année soit favo rable. A la divination se mêle donc ici la prescription. Le lendemain matin, les « chasseurs » se livrent à une chasse rituelle, sur un parcours bien déterminé, abat tant tous les animaux rencontrés. Puis ils offrent des sacrifices au bord d'une mare permanente, lieu de culte clanique. L'examen des entrailles des victimes, des trous dans lesquels ils en versent le sang, de l'agonie des animaux, leur permettent de « lire » des enseignements distincts de ceux de la géomancie concernant les pluies et les récoltes à venir. Le mardi, commence l'« Ouverture de la brousse » dite de sarkim Mázu, rite tra ditionnel de la vieille chefferie locale de Mazu, présidée par le dignitaire qui porte ce titre et effectuée par un clan de « chasseurs » dont deux représentants figurent à la Cour de celui-ci et dont le chef porte le titre de Basare. La cérémonie a lieu dans un bois sacré, appelé Kunmkuruki, situé près de Tibiri. Les devins y officient parallèlement aux « chasseurs ». Mais, ici, un cortège d'adeptes du bôrï se joint à la cérémonie. Le Basare effectue des sacrifices, auxquels succède une chasse d'autant plus essentiellement rituelle qu'elle s'accomplit aujourd'hui sur des terres cultivées et dépourvues de gibier. Au cours de cette « chasse », des liba tions de bière de mil sont offertes en guise ď « aumône » (sadaka) en divers empla cements. Ici encore, des pratiques permettent de prévoir les événements princ ipaux de la saison des pluies suivante, en marge de Y arwá. Le lendemain de ce jour, les « chasseurs » envahissent le marché de Tibiri, dont les commerçants se doivent d'offrir chacun un présent au Basare, en guise de participation. Au terme de ces divers rituels, les responsables se rendent au palais et rapportent au sarkï les ense ignements qu'ils en ont tirés. Celui-ci doit alors effectuer les rites prescrits, lesquels consistent en sacrifices d'animaux à certaines divinités. Trois mois plus tard, à la septième lune, au moment où tous les «maîtres de culture », prenant la relève des « chasseurs », effectuent leurs rites héréditaires dans l'int imité du clan, le sarkï accomplit un certain nombre de rites qui ont pour objet de favoriser le bon déroulement de la saison des pluies. En premier lieu, il participe
  • 25. 222 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES à un sacrifice offert au bord de la mare où a eu lieu le premier rite ď « Ouverture de brousse » par le « sarkin ruwd »'. Celui-ci officie alors en tant que « chef de l'eau ». Le rite accompli participe des actes de purification des eaux permanentes, à la veille de la saison des pluies, que l'on rencontre en de multiples parties du « Sou dan ». Il consiste à immoler une brebis blanche à la déesse aquatique : Doguwâ ruwà. C'est le sarkin ruwd qui officie. Mais le « sultan » se tient debout derrière lui. Ainsi le Gqbir sera protégé des tempêtes dévastatrices, de la foudre et des inon dations. Puis le sarkï se rend au village de Rundana, situé à 25 km environ au nord- ouest de Tibiri, où il immole une brebis à la déesse Sarauniyâ (cheftaine), en invo quant le Dieu coranique. Toujours à la même époque, il préside à l'immolation d'une brebis blanche en un lieu situé près de l'emplacement de l'ancienne citadelle de Naya {kukal Nay a), où fut accueilli son ancêtre à son arrivée dans le pays. Ce rite est aujourd'hui qualifié « d'aumône » (sadaka), au sens coranique du terme, et non de « sacrifice » (sdhi), et l'on considère qu'iï s'agit d'une offrande aux mânes du grand sarkï Bdwa Jaygwarzô, lequel serait mort à cet endroit. Le terme sadaka correspond à celui utilisé pour désigner un don offert aux mdlamai après la mort d'un homme. Ce rite serait donc un hommage à l'âme du grand roi qui tint tête à Usmay dan Fodyo ou, peut-être, une pratique visant à écarter du Gqbir l'influence de celle-ci, ce roi n'ayant dominé le royaume qu'en le vidant de sa vitalité. Toutef ois, nous constatons que celui qui l'accomplit est le descendant des chefs locaux de Naya. D'autre part, le sacrificateur invoque la déesse Doguwâ fard, associée aux cultures. On peut ainsi penser que cette cérémonie, effectuée en présence du sarkï, amalgame deux rites et traduit deux perspectives complémentaires, assurant ainsi les relations du roi et des puissances du lieu. Un autre rite princier est effectué par la Inna, au cours des jours qui séparent la clôture de « l'Ouverture de la brousse » du rite destiné au serpent époux de Taku- rabow. Il est accompli successivement aux quatre « portes » de la ville de Tibiri et consiste en offrande de gumba — mélange de farine et d'eau — à diverses divinités, dont, surtout, Doguwd fard. Il est destiné à maintenir la paix au sein du royaume. C'est le sarkï qui fournit le mil nécessaire, le rite lui-même étant accompli par la Inna et son entourage féminin. L'édification d'une cité est également l'occasion de cérémonies rituelles mettant en jeu des éléments extérieurs à l'Islam. La capitale du Gqbir est consacrée à divers dieux et protégée par un rituel qui mêle constamment religion et magie, ainsi que nous le verrons plus loin. Dans ce cas, encore, le sarkï intervient, ordonne, participe. Lorsque les pluies cessent brusquement de tomber, en cours d'hivernage, et qu'une menace de sécheresse pèse sur le pays, le sarkï se doit, également, de mettre en jeu des rites particuliers, qui s'ajoutent aux prières ordonnées aux marabouts du royaume, réunis dans la mosquée, et aux effets d'« aumônes» offertes à ces der niers ainsi qu'aux infirmes. Le manque de pluie est considéré comme une sanction divine, et l'on ne sait quelle divinité en est cause. Durant les premiers jours, alors que l'angoisse commence à s'étendre, c'est la divinité islamique qui se trouve invo quée. Mais si la sécheresse persiste, le roi se tourne vers les autres puissances surnat urelles. En premier lieu, il lance un appel à tous les clans Anna, leur demandant d'effectuer leurs sacrifices de pluie héréditaires. Puis il enjoint à la Inna d'organiser un « pardon de pluie » (rôkon ruwd) féminin. La reine rassemble alors tous les femmes de la cité, parmi lesquelles figurent les adeptes du bôrï, vêtues des attributs de leur iskôkï et prend la tête d'une procession qui se rend en « brousse » chercher l'eau
  • 26. POUVOIR POLITIQUE AU SEIN DE LA PRINCIPAUTÉ HAUSA DU GOBIR 22Д (nemay ruwà), vêtue elle-rême en homme, portant une hache à l'épaule et une lance à la main. Le cortège féminin passe la nuit hors de la cité, visitant tous les lieux de culte, accomplissant de multiples pratiques rituelles : invocations, circum- ambulations, sacrifices, supplications, incantations, s'adressant à Allah, aux divi nités, aux génies du lieu, aux défunts, à des « saints » (walïyyai) musulmans, ainsi qu'au serpent époux de Takurabow. Les cérémonies musulmanes locales mêlent aussi des rites musulmans à d'autres de nature différente. Il en est ainsi, notamment, à l'occasion de la fête de Sallal Layya (Tabaski) qui commémore, nous l'avons vu, le sacrifice d'Abraham. Cette fête est marquée par l'immolation de moutons, en commémoration de ce sacrifice, au sein de chaque famille et par une grande prière publique effectuée en un empla cement réservé à cet usage et situé à l'extérieur de la ville de Tibiri. Le sarkï prend la tête d'une procession qui fait le tour de celle-ci, silencieuse à l'aller, bruyante et joyeuse au retour. Les prières, récitées par des prieurs, sont dites en son nom. Mais à côté de ces pratiques proprement islamiques, d'autres rites sont accomplis, d'inspiration très différente. Ainsi, quelque temps avant le jour de la fête, le sarkin Anna vient à Tibiri et se présente devant le sarkï, comme au jour du couronnement. De son sac de cuir, il ôte les deux bracelets d'or et d'argent dont il a la garde. Len tement, il passe le premier au bras du prince, gardant l'autre dans la main droite. Les deux personnages demeurent ainsi un moment face à face en silence. Puis ils se lèvent en même temps et entrechoquent trois fois leurs disques, en un simulacre rituel des combats de kwardya, qui fut le salut des anciens Anna et figure le combat de leurs ancêtres ennemis, lequel se termina par la déchéance du « roi des Anna » et le triomphe de ses frères, dont l'ancêtre du sarkin Gobir. Puis tous deux s'assoient et le sarkin Anna passe le second bracelet au poignet du prince. On apporte alors un mouton offert par le premier et les deux partenaires en caressent l'échiné, en prononçant ensemble l'invocation : « qu'Allah nous accorde de voir l'an prochain, qu'il nous donne le bonheur ». Puis le « roi des Anna » reprend les bracelets, qu'il emporte à nouveau en « brousse ». La nuit précédant la fête, en outre, le sarkï se rend à la tête d'une procession à un abri édifié dans l'enclos du « chef des forgerons » {sarkin Maftêrâ), à cent vingt-cinq mètres du palais. Lé cortège avance lentement, mettant une demi-heure pour accomplir cette courte distance, précédé par des griots de chefferie, dont certains nettoient soigneusement le chemin qu'il doit accomplir, un magicien scrutant le sol pour déceler les « médecines » éventuellement enterrées par des ennemis du sarkï. Un frère de celui-ci efface la trace de ses pas derrière lui. Au terme de cette lente et majestueuse marche rituelle, le souverain doit frapper douze coups sur les tambours du couronnement, disposés devant l'abri qui constitue le but de la procession. Là, les dignitaires viennent le saluer un à un, tandis que l'on joue les cloches et sonnailles de la chefferie. Au retour de la prière musulmane, enfin, le sarkï doit se plier à un dernier rite, qui semble commémorer un épisode de la domination de ses ancêtres : muni d'une lance, il doit toucher de la pointe de celle-ci un homme caché dans un abri de deux nattes disposé sur la place du palais. L'homme sort de l'abri en feignant une violente colère, exigeant un présent, que le prince lui donne. Tous ces rites « païens » paraissent conférer à la fête musulmane un caractère de renouvellement de l'investiture royale qui se confond avec le pardon de Dieu à Abraham dans un rituel de rachat dont les effets s'étendent à tout le peuple du Gobir rassemblé autour du sarkï. La fête islamique de rupture du jeûne coranique (sallal Azumï) est célébrée de
  • 27. 224 SOCIÉTÉ DES AFRICANISTES manière plus orthodoxe, du point de vue musulman. L'on considère même que tous les iskôkl se trouvent « attachés » {darmé) durant toute la période de jeûne, situation qui interdit les pratiques les concernant, notamment celles afférentes au culte de possession. De même, si la cérémonie annuelle ď « Ouverture de la brousse » vient à .coïncider avec cette période, le report en est aujourd'hui décidé, sur la demande du sarkï (il n'en était pas ainsi avant son intronisation). Par contre, la clôture de ce moment de pénitence est marqué par un ensemble de rites consa crant le retour des divinités et leur délivrance. Celles-ci, « montées » en leurs adeptes, parcourent le pays, vêtues de leurs costumes particuliers, se livrant à des danses et recevant les présents de chacun. Les différentes pratiques que nous venons de mentionner nous montrent que le « sultan » du Gôbir n'est pas seulement le souverain musulman qu'il proclame être. Son pouvoir s'enracine dans un syncrétisme religieux plus ancien que l'Islam et peut-être plus vivant dans l'âme des habitants du royaume. Quelles que soient les convictions personnelles affichées par l'élu, il doit se plier à un comportement rituel auquel tient, selon les croyances locales, la destinée de sa terre et de ses habitants. Époux de cette terre, il est responsable de la pluie et du vent, de la fécondité et de la stérilité, de la paix et de la guerre, de la prospérité comme de la pauvreté et des désastres. Cette position lui assure une autorité qui échappe à tout autre détenteur du pouvoir politique. C'est sans doute pour cette raison que les Taray Gôbir durent s'accommoder du pouvoir royal, allant jusqu'à nommer un morceau de bois, faute de prétendant. Pouvoir et magie. Sultan et prêtre, médiateur entre la « terre » dont il est Г « époux » et les puis sances surnaturelles, le souverain du Gobir est également considéré par ses sujets comme un magicien maniant des forces numineuses en vue d'accroître et de défendre sa « fortune » (nasara) et, partant, celle de sa principauté. Ce faisant, il ne se dis tingue que par la qualité de sa magie du commun de ses sujets. La quasi-totalité de ceux-ci ne se contente pas, en effet, d'attendre la satisfaction de leurs aspira tionsde la bienveillance de la divinité coranique ou des dieux ou génies du panthéon local. Rares sont les entreprises qui ne s'accompagnent pas de pratiques relevant de la magie (maitâ ou tsibbu) : on en effectue pour séduire, trouver femme, vaincre un rival, détourner un époux d'une co-épouse, réussir en affaire, « voler l'âme du mil » de ses voisins pour accroître sa propre récolte, convaincre un usurier, se défendre des entreprises analogues de ses partenaires. Il est des formules magiques que l'on se transmet entre amis. D'autres se procurent sur le marché, où des spécial istes vendent de multiples substances destinées à la confection de charmes ou « médecines » {mâgufjguna) ou des formulaires d'origine arabe à recopier par l'uti lisateur. On a surtout recours à des magiciens reconnus, appelés : bôkâyë » (sing. : bôkâ) ou à des « marabouts ». Les premiers accomplissent divers rituels et confec tionnent des mâguyguna dans la composition desquelles entrent des substances dotées d'efficience occulte. Les seconds procurent à leur clientèle des talismans (Шуи, sing. : lâya) consistant principalement en formules écrites en arabe, détour nant ainsi la lettre sacrée de son utilisation religieuse pour la faire servir à des des seins privés. Le marché des charmes est florissant. Chacun s'adonnant à ces pra-