1. Lec¸on B
Pr´eparation `a l’agr´egation SVTU
Les strat´egies ´evolutivement stables
Table des mati`eres
1 Introduction 1
2 Que s´electionne la s´election naturelle ? 2
2.1 S´election et adaptation . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 2
2.2 Les effets de la s´election au niveau populationnel . . . . . . . . . . . . . . . . 4
2.3 Le succ`es reproducteur est un estimateur de la valeur s´elective . . . . . . . . . 4
3 La th´eorie des jeux mod´elise efficacement les conflits 5
3.1 Description de la th´eorie des jeux . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5
3.1.1 La th´eorie des jeux ´economique . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 5
3.1.2 L’application de la th´eorie des jeux `a l’´evolution . . . . . . . . . . . . . 5
3.2 Exemple de jeu ´eco-´evolutif simple et d´efinition des ESS . . . . . . . . . . . . 6
3.2.1 Faucon vs. Colombe . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 6
3.2.2 Le bourgeois : strat´egie mixte ´evolutivement stable . . . . . . . . . . . 8
4 Les dynamiques adaptatives : le lien entre ´ecologie et ´evolution 11
4.1 L’´equation de Wright et Fisher . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 11
4.2 L’´equation canonique des dynamiques adaptatives . . . . . . . . . . . . . . . . 13
4.3 ´Etude des isoclines de la fitness et caract´erisation des ESS . . . . . . . . . . . 14
4.4 Conflits de s´election et autres singularit´es ´evolutives . . . . . . . . . . . . . . . 16
5 Conclusion 18
A Bibliographie 19
B Nota bene 19
C Calcul du gradient de s´election des dynamiques adaptatives 20
Jean-Olivier Irisson
irisson@normalesup.org
2. Les strat´egies ´evolutivement stables
1 Introduction
Pour commencer, l’int´erˆet peut ˆetre port´e `a un probl`eme d’´ecologie comportementale :
les combats entre cerfs mˆales. Les combats entre mˆales sont assez fr´equents chez les
esp`eces sociales ou/et polygames. L’issue de ces combats d´etermine l’acc`es aux femelles. Ils
sont ainsi directement li´es au succ`es reproducteur1 des individus, donc tr`es ´etudi´es. Or
toutes les ´etudes convergent pour montrer que ces combats sont rarement dommageables
pour les individus : seuls 10% des cerfs de 1 `a 5 ans portent des marques de blessures li´ees
aux combats.
De plus ces combats sont tr`es ritualis´es et comportent plusieurs ´etapes bien d´efinies
illustr´ees dans la Figure 1. L’issue de chacune de ces ´etapes conditionne le passage `a la
suivante. Si un mˆale brame plus fort que l’autre la confrontation s’arrˆete et le mˆale au
brame le plus puissant a acc`es au harem de femelles. Si le brame est ´egal alors commence
la marche d’´evaluation de la corpulence de l’adversaire et c’est uniquement quand les deux
adversaires sont de corpulence ´egale que le combat a lieu.
brame
marche d’évaluation
de la corpulence
combat modéré
(bois contre bois)
Fig. 1 – Combat ritualis´e chez le cerf (Cervus elaphus)[Krebs & Davies, p.162]
Il existe donc une certaine “convention sociale” au sein des populations de cerfs.
Pourtant des animaux ne respectant pas cette convention et attaquant syst´ematiquement
leurs adversaires par le cˆot´e, leur infligeant des blessures importantes sans risque, au-raient
probablement acc`es `a beaucoup de femelles et augmenteraient fortement leur succ`es
1Def. succ`es reproducteur: nombre de descendants survivant jusqu’`a l’ˆage de premi`ere reproduction.
1
3. Les strat´egies ´evolutivement stables
reproducteur individuel. Apparemment l’´evolution n’aboutit pas `a de telles strat´egies
comportementales car elles ne sont jamais observ´ees. Plusieurs hypoth`eses peuvent ˆetre
´emises pour expliquer ce ph´enom`ene :
1. Le succ`es reproducteur n’est pas la quantit´e ayant de l’importance au niveau ´evolutif
2. Le succ`es reproducteur est une quantit´e importante mais lors des conflits entre in-dividus
il existe des forces de s´election complexes et l’´equilibre ´evolutif auquel elles
conduisent n’est pas trivial
Une br`eve premi`ere partie s’int´eressera donc `a la nature de la valeur s´elective (la quan-tit
´e d’int´erˆet en ´evolution) afin de poser quelques d´efinitions utiles pour la suite de la
r´eflexion. La seconde partie se focalisera sur les ph´enom`enes de s´election associ´es aux
conflits entre individus et `a leurs cons´equences ´evolutives. Nous verrons alors que les
strat´egies s´electionn´ees au cours de l’´evolution se caract´erisent en terme de stabilit´e et
non de qualit´e et d´efinirons ainsi les strat´egies ´evolutivement stables. La derni`ere partie
portera la r´eflexion sur la dynamique d’atteinte de ces ´equilibres ´evolutifs.
2 Que s´electionne la s´election naturelle ?
2.1 S´election et adaptation
Il paraˆıt int´eressant de se pencher sur un exemple de s´election naturelle bien connu : les
morphes color´es du phal`ene du bouleau (Biston betularia). Le phal`ene est un papillon
de nuit qui pr´esente un polymorphisme de couleur. La couleur la plus r´epandue avant la
r´evolution industrielle ´etait le blanc, les morphes noirs ´etant pr´esents mais extrˆemement
rares. Lors de la r´evolution industrielle il a ´et´e constat´e en Angleterre que la fr´equence
des morphes noirs augmentait largement dans les zones de bois proches des villes. L’aug-mentation
de la fr´equence des morphes noirs est interpr´et´ee comme un effet de la s´election
naturelle par pr´edation diff´erentielle des deux morphes en fonction de leur couleur. En
effet, comme le montre la Figure 2, en zone non pollu´ee les troncs des bouleaux sur les-quels
ces papillons passent la journ´ee sont couverts de lichens et sont blancs. Dans ce cas,
les morphes blancs sont cryptiques, ´echappent aux pr´edateurs et c’est ce qui expliquerait
leur abondance avant la r´evolution industrielle. En revanche, en zone pollu´ee les lichens
disparaissent et les troncs r´ev`elent la couleur sombre de leur ´ecorce. Les morphes noirs
deviennent alors cryptiques et c’est ce qui expliquerait leur augmentation en fr´equence
aux alentours des villes.
La s´election naturelle semble donc r´esulter en une adaptation des individus `a leur
milieu. Une bonne caract´erisation des effets de la s´election au cours de l’´evolution pourrait
donc ˆetre une sorte de degr´e d’adaptation des individus. Cela se sent bien dans le mot
anglais d´efinissant la valeur s´elective des individus : la fitness = le fait de correspondre `a
l’environnement (de to fit : “bien aller `a”).
2
4. Les strat´egies ´evolutivement stables
zone propre zone polluée
Fig. 2 – Le cryptisme des morphes du phal`ene du bouleau
N´eanmoins la d´efinition d’adaptation pose probl`eme. Ridley en donne une d´efinition2
difficilement v´erifiable dans la plupart des cas. En effet, comment tester le succ`es d’un
individu priv´e d’une seule de ses caract´eristiques, toutes les autres restant strictement
´egales ?
De plus on peut se demander pourquoi les individus que nous observons `a l’heure ac-tuelle
ne sont pas tous compl`etement adapt´es `a leur environnement, r´esultat logique d’une
longue s´election naturelle. Par exemple l’allongement du cou de la girafe, qui semble ˆetre
un caract`ere adaptatif en savane (qui lui permet de brouter les hautes feuilles des arbres,
inaccessibles `a la plupart des animaux), s’accompagne de caract`eres anatomiques ´etranges.
On peut citer l’exemple du nerf laryngien r´ecurrent, quatri`eme branche du nerf vague,
qui se d´etache du cerveau post´erieur, descend tout le long du cou pour faire une boucle
au voisinage du coeur, avant de remonter le cou pour finalement aboutir au larynx. Entre
ces deux points il n’´etablit aucune connection nerveuse. Ce trajet a une origine ancestrale
pour les mammif`eres et il est particuli`erement surprenant chez la girafe du fait de l’allon-gement
de son cou. Ce caract`ere n’a rien d’adaptatif (on pourrait mˆeme consid´erer que la
construction d’un nerf aussi long, sans connections, est un coˆut) mais il est li´e `a l’allonge-ment
du cou. Cet exemple met en valeur l’existence de contraintes d´eveloppementales et
architecturales dans l’organisation des ˆetre vivants qui font que chaque ´el´ement n’est pas
une r´eponse parfaite `a une pression de s´election pr´ecise. Chaque organisme ne peut donc
ˆetre compl`etement adapt´e `a toute situation. La s´election naturelle favorise finalement ceux
qui, en moyenne, r´eussissent “moins mal” que que les autres.
Il semble donc impossible de d´efinir une caract´eristique intrins`eque des individus, li´ee
`a leur degr´e d’adaptation au milieu, qui rende r´eellement compte des effets de la s´election
naturelle. `A
ce point, la valeur s´elective ne peut ˆetre d´efinie que de fa¸con conceptuelle3.
N´eanmoins, l’int´erˆet peut ˆetre port´e aux cons´equences d’une s´election positive au niveau
populationnel. Elles permettraient peut-ˆetre de caract´eriser plus pr´ecis´ement la fitness.
2Def. adaptation: la caract´eristique d’un individu qui lui permet de survivre et de se reproduire dans
son environnement naturel mieux qu’en l’absence de cette caract´eristique [Evolution, Ridley].
3Def. valeur s´elective: ce qui est favoris´e par la s´election naturelle au cours de l’´evolution dans un
environnement donn´e.
3
5. Les strat´egies ´evolutivement stables
2.2 Les effets de la s´election au niveau populationnel
Darwin d´efinit ainsi la s´election naturelle : I have called this principle, by which each
slight variation, if useful, is preserved, by the term of Natural Selection, [The origin of
species, 1859]. Elle se d´efinit donc pour toute entit´e polymorphe capable de se r´epliquer et
signifie qu’un morphe du r´eplicateur s´electionn´e positivement augmente en fr´equence
dans la population. Traditionnellement deux r´eplicateurs sont consid´er´es : les individus,
vus comme un ensemble de caract`eres, et les g`enes.
Au niveau individuel : la s´election entraˆıne une augmentation en fr´equence des ph´eno-types
s´electionn´es. La fitness peut ˆetre d´efinie pour un ph´enotype comme le taux
d’accroissement d´emographique relatif d’un groupe de mutants portant
ce ph´enotype au sein d’une population de ph´enotype diff´erent.
Au niveau g´en´etique : l’int´erˆet est port´e aux fr´equences all´eliques. La fitness se d´efinit,
pour un all`ele, comme le taux de croissance de la fr´equence de cet all`ele,
relativement `a la croissance d´emographique de la population.
La valeur s´elective peut donc ˆetre caract´eris´ee au niveau populationnel par un taux de
croissance relatif du r´eplicateur consid´er´e. N´eanmoins, ces d´efinitions sont th´eoriques et
peu efficace au niveau des ´etudes de terrain. Un retour au niveau individuel semble donc
n´ecessaire pour d´evelopper des estimateurs des taux de croissance consid´er´es.
2.3 Le succ`es reproducteur est un estimateur de la valeur s´elective
En biologie des populations : le taux de croissance d’une population est li´e aux pa-ram`
etres de naissance et de mortalit´e des individus. Le succ`es reproducteur de chaque
individu4 semble donc ˆetre une quantit´e appropri´ee pour l’estimer. Cette quantit´e
est elle-mˆeme souvent estim´ee par des mesures annuelles comme la taille de ponte
ou le nombre de jeunes `a l’envol du nid pour les oiseaux par exemple.
En g´en´etique des populations : les fr´equences all´eliques peuvent ˆetre estim´ees direc-tement
en g´enotypant un ´echantillon de la population. Les taux de croissance des
fr´equences all´eliques peuvent ˆetre calcul´es quand l’´echantillonnage est conduit sur
plusieurs cycles de reproduction.
Il existe donc une quantit´e, nomm´ee valeur s´elective, caract´erisant les effets de la
s´election naturelle au niveau populationnel. Le succ`es reproducteur est un bon estima-teur
de cette quantit´e au niveau individuel et a donc une grande importance ´evolutive.
Il convient alors de s’interroger sur les m´ecanismes de s´election lors des conflits interin-dividuels
et plus pr´ecis´ement sur la nature des forces ´evolutives qui peuvent expliquer la
ritualisation des combats entre les cerfs mˆales.
4Def. succ`es reproducteur: nombre de descendants survivant jusqu’`a l’ˆage de premi`ere reproduction.
4
6. Les strat´egies ´evolutivement stables
3 La th´eorie des jeux mod´elise efficacement les conflits
Pour expliquer la ritualisation des combats, il est possible d’invoquer la s´election de
groupe : la multiplication de combats in´egaux, mˆeme si elle est b´en´efique aux individus
tricheurs les pratiquant, est mauvaise pour l’esp`ece car elle entraˆıne beaucoup de mortalit´e.
N´eanmoins, les ph´enom`enes de s´election de groupe sont toujours sujets `a controverse et
une explication individuelle a ´et´e recherch´ee : est-il possible que, pour chaque individu, il
soit plus avantageux d’´eviter les combats, au moins en partie ? La th´eorie des jeux est un
formalisme adapt´e `a cette ´etude individuelle.
3.1 Description de la th´eorie des jeux
3.1.1 La th´eorie des jeux ´economique
L’origine de cette discipline est la th´eorie ´economique. Elle repr´esente les interactions
entre des agents ´economiques rationnels, formalis´ees sous forme de jeux. La force de cette
th´eorie, et son int´erˆet ici, est que, dans un jeu5, le gain6 apport´e par une strat´egie7
d´epend des strat´egies choisies par les autres joueurs. Il existe souvent des conflits
d’int´erˆet entre les joueurs et cette th´eorie devait permettre de les r´esoudre en trouvant la
solution la “moins mauvaise” pour chacun.
Le probl`eme est que nous ne sommes pas des agents enti`erement rationnels. La preuve :
• Jeu
– Prix du ticket de m´etro parisien : 1 euro
– Prix d’une amende : 25 euros ; probabilit´e d’occurrence : 1/100
• Strat´egies et gains associ´es
– je paie mon ticket, gain = −1 euro (n´egatif : c’est un coˆut. . .)
– je ne paie pas, gain = −0, 25 euro
Pourtant une majorit´e de parisiens paient leur ticket ! Cet exemple met en valeur le fait
que pour des agents ´economiques (= des humains) des jugements de valeurs, des habitudes
ou encore des tendances de groupes peuvent entrer en consideration dans le choix.
3.1.2 L’application de la th´eorie des jeux `a l’´evolution
L’evolutionary game theory de Maynard-Smith et Price (1973) est n´ee dans le domaine
de l’´ecologie comportementale, afin de r´epondre `a des questions similaires `a celle qui nous
int´eresse maintenant. Dans ce cas :
– strat´egie = ph´enotype h´eritable,
– gain = valeur s´elective.
5Def. jeu: mod`ele math´ematique d´efinissant les r`egles d’un conflit entre plusieurs d´ecisions
6Def. gain: une quantit´e qui mesure le succ`es individuel
7Def. strat´egie: plan contenant des instructions pour n’importe quelle situation
5
7. Les strat´egies ´evolutivement stables
Comme on l’a vu pr´ec´edemment la valeur s´elective est d´efinie comme le taux de croissance
d’un groupe de mutants dans une population de ph´enotype donn´e. Donc :
strat´egie qui re¸coit en moyenne le gain le plus ´elev´e
=
ph´enotype qui maximise la moyenne du taux d’accroissement de la population le portant
Comme nous l’avons vu dans le 2.2, c’est ainsi que joue la s´election naturelle et la
solution la “moins mauvaise” est bien celle choisie par la s´election. Par l’interm´ediaire des
jeux, nous observons donc les effets de la s´election naturelle dans les populations. Or
la s´election naturelle est consid´er´ee comme rationnelle : elle ne fait pas de jugement de
valeurs ou n’a pas d’habitudes. Si la s´election naturelle d´ecidait dans le jeu pr´ec´edent, elle
ne ne paierait pas son ticket de m´etro ! Cela permet de supposer des r´eactions rationnelles
des joueurs et rend l’adaptation de la th´eorie des jeux `a l’´evolution tr`es efficace.
3.2 Exemple de jeu ´eco-´evolutif simple et d´efinition des ESS
3.2.1 Faucon vs. Colombe
• Jeu : Des individus sont mis en comp´etition pour l’acc`es `a un territoire. S’il y a
combat le premier bless´e abandonne, l’autre est gagnant. Si l’un des deux individus
refuse le combat l’autre gagne par “forfait”.
• Strat´egies :
– agressive, nomm´ee “faucon” : se bat pour le territoire (risque d’ˆetre bless´e).
– pacifique, nomm´ee “colombe” : ´evite le combat quitte `a laisser le territoire.
• Gains :
– Gain du gagnant (occupe le territoire) : Gg
– Coˆut des blessures : −Gb
On r´esume les r´esultats possibles du jeu dans une matrice de gains qui donne les gains
de chaque strat´egie rencontrant toutes les autres. Ici sont donn´es les gains des strat´egies
en ligne rencontrant les strat´egies en colonne (Cf. fl`eche).
% Faucon Colombe
Faucon 1/2 × Gg − 1/2 × Gb Gg
Colombe 0 1/2 × Gg
Quand un faucon rencontre un autre faucon il a une chance sur deux de gagner
(1/2 × Gg) et une chance sur deux d’ˆetre bless´e et de perdre (1/2 × (−Gb)).
Quand un faucon rencontre une colombe la colombe fuit et le faucon gagne le ter-ritoire
sans combat (Gg).
Quand une colombe rencontre un faucon elle fuit et laisse le territoire (0).
6
8. Les strat´egies ´evolutivement stables
Quand une colombe rencontre une autre colombe elle a une chance sur deux de
gagner le territoire parce que l’autre fuit (1/2 × Gg).
Chaque individu peut ˆetre faucon ou colombe dans ce conflit et, comme cela a ´et´e soulign´e
plus haut, ceci est d´etermin´e par la s´election naturelle, en fonction de la la valeur s´elective
de chaque ph´enotype. Comme on l’a vu dans la partie 2.2, la d´efinition de la valeur s´elective
est relative. Ce qui importe ici n’est donc pas la valeur absolue des gains (=valeurs
s´electives) mais la diff´erence entre les gains (=valeurs s´electives) des deux ph´enotypes. La
diagonale repr´esente ce qui se passe pour une population dans laquelle les individus jouent
tous la mˆeme strat´egie (les faucons ne rencontrent que des faucons ou les colombes ne
rencontrent que des colombes). Il faut donc comparer le gain de ce ph´enotype r´esident8
avec le gain obtenu par le ph´enotype alternatif (=l’autre valeur en colonne).
Faucon vs colombe. Un individu jouant “faucon” arrivant dans une population r´esidente
“colombe” obtient un gain Gg, sup´erieur `a Gg/2, celui des individus r´esidents. Ceci est
compr´ehensible car toutes les colombes fuient devant ce faucon qui gagne donc un ter-ritoire
`a chaque interaction. Comme son gain = sa fitness = son taux de croissance est
sup´erieur, le mutant envahit la population r´esidente.
Colombe vs faucon. Un individu jouant “colombe” arrivant dans une population
r´esidente “faucon” obtient un gain de 0, qu’il faut comparer `a (Gg − Gb)/2, celui des
individus r´esidents.
1. Si Gg > Gb alors Gg −Gb > 0 et la “colombe” n’envahit pas. Le ph´enotype “faucon”
est stable. C’est une strat´egie ´evolutivement stable. Ce r´esultat parait ´egalement
logique : quand le coˆut du combat est inf´erieur `a ce que le combat peut rapporter,
il faut se battre. Nous pouvons remarquer ici que le gain obtenu, (Gg − Gb)/2, est
inf´erieur `a Gg/2, celui obtenu en absence de faucons. Ceci met en valeur le fait que
la s´election naturelle aboutit `a des strat´egies stables mais pas forc´ement optimales.
2. Si Gg < Gb alors Gg−Gb < 0 et le mutant “colombe” envahit la population “faucon”.
Cela se comprend car cet individu ne subit pas le coˆut ´elev´e des combats que paient
par contre tous les “faucons”. Dans ce cas aucun des deux ph´enotypes n’est stable
car ils sont r´eciproquement envahissables.
La d´efinition relative de la fitness nous am`ene donc `a ne pas juger les strat´egies en
terme de qualit´e mais en terme de stabilit´e. Une strat´egie ´evolutivement stable9
est une strat´egie qui, une fois ´etablie, n’est pas envahissable. Cette partie per-met
d’expliciter `a quelle condition l’´evolution tend vers une multiplication des combats.
N´eanmoins elle n’explique pas pourquoi, dans l’autre cas, il y a une r´eduction des combats
comme nous l’avons remarqu´e dans le cas des cerfs.
8Def. r´esident: pr´esent en tr`es large majorit´e dans la population
9ou ESS : Evolutionary Stable Strategy
7
9. Les strat´egies ´evolutivement stables
3.2.2 Le bourgeois : strat´egie mixte ´evolutivement stable
Dans le jeu pr´ec´edent, le gain moyen de chaque strat´egie d´epend de la proportion de
faucons et de colombes dans la population. Soit p la proportion de faucons, 1 − p celle de
colombes. Les gains moyens sont :
GF = p ×
Gg − Gc
2
+ (1 − p) × Gg (1a)
GC = p × 0 + (1 − p) ×
Gg
2
(1b)
Il existe un ´equilibre ´evolutif quand les deux gains sont identiques :
GF = GC () p ×
Gg − Gc
2
+ (1 − p) × Gg = p × 0 + (1 − p) ×
Gg
2
(2a)
() pe = Gg
Gb
(2b)
Remarque : et on retrouve que pe −! 1 quand Gg augmente par rapport `a Gb.
L’existence de cet ´equilibre est li´ee `a la propri´et´e d’invasibilit´e r´eciproque mise en valeur
plus haut. Cette propri´et´e peut ˆetre caract´eris´ee sur la matrice des gains. R´e´ecrivons la
matrice de gains du jeu faucon-colombe en notant les gains des deux joueurs :
PPPPP 2 .
1 % PPPP
Faucon Colombe
Faucon
PPPPPPPPP GF×F
GF×F
PPPPPPPPP GC×F
GF×C
Colombe
PPPPPPPPP GC×F
GF×C
PPPPPPPPP GC×C
GC×C
On remarque une sym´etrie dans ce tableau. C’est cette sym´etrie qui est caract´eristique
de l’invasibilit´e r´eciproque ou, pour le dire `a la fa¸con de la th´eorie des jeux, de fait que
deux strat´egies soient chacune la meilleure r´eponse `a l’autre. En effet, si on se place dans
les conditions non-triviales o`u faucon n’est pas une ESS pure on peut choisir Gg = 50 et
Gb = 100. Un petit calcul donne alors :
PPPPPPPPP 2 .
1 %
Faucon Colombe
Faucon
HHHHHH -25
-25 HHHHHH 0
50
Colombe
HHHHHH 0
50 HHHHHH 25
25
Les gains de 1 ont ´et´e marqu´e en gras. On remarque que quand 2 est un faucon, il vaut
mieux que 1 soit une colombe (0 > −25). Sym´etriquement, quand 2 est une colombe,
il vaut mieux que 2 soit un faucon (50 > 25). L’´equilibre d´efinit par cette propri´et´e se
nomme ´equilibre de Nash10.
10De John Nash Jr, le math´ematicien qui en a d´ecouvert les propri´et´es et qui est le p`ere de la th´eorie
des jeux ´economique. Ceci lui a valu le prix Nobel en 1994. Il a accessoirement ´et´e interpr´et´e par Russel
Crowe dans A beautiful mind. Vous voulez ˆetre fort en maths ? devenez schizophr`ene !
8
10. Les strat´egies ´evolutivement stables
Le fait que cet ´equilibre existe sugg`ere qu’une strat´egie mixte jouant faucon ou co-lombe
dans des proportions d´efinies peut ˆetre stable. Les papillons Pararge aegaria mˆales
pr´esentent un comportement mixte lors de leurs interactions avec les autre mˆales. Comme
cela est illustr´e sur la Figure 3, ces papillons prennent possession d’une tache de lumi`ere
dans laquelle les femelles peuvent les rejoindre pour la reproduction. Lorsqu’un mˆale ar-rive
sur une tache d´ej`a occup´ee, le propri´etaire le d´efie et l’arrivant accepte rapidement
sa d´efaite, quelque soit sa corpulence. Par contre, lorsque deux mˆales sont plac´es simul-tan
´ement dans une tache de lumi`ere, ils se d´efient mutuellement lors d’un vol en spirale
tr`es long dont l’un ou l’autre sort vainqueur au hasard.
Le propriétaire chasse
systématiquement l’intrus
Quand les deux se croient propriétaires, l
le combat pour le territoire est intense
Fig. 3 – Combat ritualis´e et respect de la propri´et´e chez les papillons Pararge aegarie.
[Gouyon, Henry, Arnoult, p. 222][J. Maynard-Smith, PLS, 1978]
Une telle strat´egie est nomm´ee strat´egie du “bourgeois” : quand un individu est
premier sur le territoire, il combat pour le d´efendre face `a n’importe quel type d’agresseur
(il joue alors faucon) ; quand il arrive en second par contre il ´evite le combat quitte `a
laisser le territoire (il joue alors colombe). On consid`ere que les deux ´ev`enements sont
´equiprobables : un individu a une chance sur deux d’ˆetre premier et une chance sur deux
d’ˆetre second. Cette strat´egie est commune dans la nature, notamment chez les animaux
territoriaux.
9
11. Les strat´egies ´evolutivement stables
La matrice de gains devient donc :
% Faucon Colombe Bourgeois
F GF×F GF×C 1/2 × GF×F + 1/2 × GF×C
C GC×F GC×C 1/2 × GC×F + 1/2 × GC×C
B 1/2 × GF×F + 1/2 × GC×F 1/2 × GC×F + 1/2 × GC×C 1/2 × Gg + 1/2 × Gp
o`u GX×Y d´esigne le gain de X interagissant avec Y (ceux calcul´es pr´ec´edemment). Les
gains calcul´es pourles interactions faisant intervenir la strat´egie bourgeois se comprennent
en gardant `a l’esprit qu’un bourgeois se comporte une fois sur deux comme un faucon et
l’autre fois comme une colombe. Par exemple un faucon interagissant avec un bourgeois
interagit une fois sur deux avec un autre faucon (1/2 × GF×F ) et une fois sur deux avec
une colombe (1/2 × GF×C). Il suffit donc de faire les moyennes des gains en ligne et en
colonne pour trouver les gains des interactions faisant intervenir un bourgeois.
En reprenant le cas non trivial ´etudi´e ci-dessus, la matrice de gains est la suivante :
% Faucon Colombe Bourgeois
Faucon −25 50 12,5
Colombe 0 25 12,5
Bourgeois −12, 5 37,5 25
Dans ce cas, en comparant les chiffres de la diagonale au reste de chaque colonne on
observe que
– les strat´egies faucon et colombe ne sont toujours pas stables (´evidemment rien n’a
vraiment chang´e pour elles)
– les individus d’une population ayant la strat´egie bourgeois ont une fitness plus ´elev´ee
que n’importe quel mutant (faucon ou colombe) tentant de l’envahir (25 > 12, 5).
La strat´egie bourgeois, une fois ´etablie, est donc dominante. Pour ce jeu, la strat´egie
bourgeois est une strat´egie ´evolutivement stable car elle n’est envahissable par
aucun mutant.
La strat´egie comportementale “bourgeois” est un exemple d’argument individuel
expliquant l’´evolution de la limitation des interactions agressives. Dans le cas des
cerfs, la “convention sociale” adopt´ee par l’esp`ece est une ritualisation des combats. Celle
d´evelopp´ee ici est un certain respect de la propri´et´e (territorialit´e) mais l’argument
´evolutif est identique dans les deux cas : dans une population o`u les individus “respectueux”
sont suffisamment nombreux, des tricheurs qui essaieraient de combattre in´egalement ou
de conqu´erir n’importe quel territoire sont moins performants individuellement que les
autres individus. Il y a donc bien un effet de groupe (cf. “suffisamment nombreux”) mais
qui a des cons´equences au niveau de la fitness individuelle.
N´eanmoins, la dynamique d’atteinte de cet ´etat stable n’est pas triviale. En effet, dans
une population de faucons, la strat´egie dominante est colombe et non bourgeois ; dans une
population de colombes, le ph´enotype dominant est faucon et non bourgeois. Il est donc
difficile de dire s’il est mˆeme possible d’atteindre l’´etat o`u bourgeois est r´esident !
10
12. Les strat´egies ´evolutivement stables
La th´eorie des jeux a donc permis de d´efinir les strat´egies ´evolutivement stables comme
des ph´enotypes non-envahissables. N´eanmoins la dynamique d’atteinte de ces strat´egies
n’est pas abord´ee. Afin de traiter ce probl`eme, il est n´ecessaire de d´ecrire explicitement les
interactions ´ecologiques et d’en d´eduire l’´evolution des ph´enotypes. C’est ce que se propose
de faire la th´eorie des dynamiques adaptatives.
4 Les dynamiques adaptatives : le lien entre ´ecologie et ´evolution
Les dynamiques adaptatives se limitent11 `a :
– une population ferm´ee, d´emographiquement `a l’´etat stationnaire
– un trait ph´enotypique quantitatif (taille corporelle, poids des oisillons `a l’envol, in-tensit
´e de la couleur des plumes etc.) que nous consid´erons ici comme une strat´egie,
au sens de la th´eorie des jeux
Dans ce cadre, `a partir d’une ´equation d´ecrivant l’´evolution du trait ph´enotypique
en fonction de la fitness des individus, cette th´eorie se propose de d´eduire l’´evolution
du trait `a partir des interactions ´ecologiques dans la population. La difficult´e tient donc
dans la formalisation du rapport entre fitness et ´evolution.
4.1 L’´equation de Wright et Fisher
Un exemple simple permet d’obtenir de premiers r´esultats. Consid´erons une esp`ece
pour laquelle le choix du partenaire revient aux femelles, ce qui est le cas le plus r´epandu
quand il y a choix du partenaire. Chez le T´etras-lyre (Tetrao terix ) par exemple, les
femelles circulent entre les aires de parade (ar`enes) des mˆales et font leur choix en fonction
de plusieurs param`etres. Certains comme la corpulence, l’intensit´e de la coloration du
plumage (particuli`erement celui de la queue, en forme de lyre, qui leur vaut leur nom) et
des caroncules (excroissances de chair en forme de sourcils, de couleur rouge vermillon)
sont illustr´es dans la Figure 4.
queue en forme
de lyre
caroncules
corpulence
Fig. 4 – T´etras lyre mˆale en parade sexuelle
11il existe ´evidemment des extensions `a cette th´eorie qui permettent de s’affranchir de certaines de ces
limites mais c’est bien assez compliqu´e comme ¸ca !
11
13. Les strat´egies ´evolutivement stables
Consid´erons la corpulence. Les mˆales plus gros sont plus choisis et se reproduisent
plus. Mais il y a un coˆut `a ˆetre gros, en terme de temps pass´e `a rechercher de la nour-riture
voire de difficult´e `a ´echapper aux pr´edateurs par exemple. Donc, pour un petit
mˆale, une augmentation de corpulence repr´esente un gain de fitness et est s´electionn´ee
positivement. Pour un gros mˆale le coˆut d’une augmentation de corpulence d´epasse le gain
de fitness qu’il pourrait en tirer et le bilan est globalement n´egatif. Cette augmentation
est donc s´electionn´ee n´egativement. Entre ces deux cas extrˆemes il existe donc un point
o`u la s´election s’inverse, o`u la fitness est maximale et vers lequel tend le ph´enotype de la
population. L’inversion du sens de s´election pour la valeur du ph´enotype correspondant au
maximum de fitness fait penser `a une relation entre la d´eriv´ee de la fitness par rapport
au ph´enotype et le sens d’´evolution de celui-ci.
Wright et Fisher ont, les premiers, propos´e ce mod`ele simple d´ecrivant l’´evolution du
trait ph´enotypique en fonction de la fitness :
dx
dt
= kx.
dw
dx
(3)
o`u
– x est le trait, donc dx
dt = x˙ repr´esente l’´evolution du trait en fonction du temps
– kx est le taux d’´evolution (grosso modo un taux de mutation), toujours positif
– w est la fitness, donc dw
dx , appel´e gradient de s´election, d´ecrit la variation de fitness
suite `a une variation de la valeur du trait. C’est la d´eriv´ee de la fitness par rapport
au trait. Elle d´etermine bien le signe de dx
dt et donc le sens d’´evolution du trait.
Le gradient de s´election peut ´egalement ˆetre interpr´et´e comme la pente du paysage
adaptatif12. Comme nous pouvons le remarquer sur la Figure 5, l’´equation (3) signifie
que l’´evolution remonte les pentes du paysage adaptatif. L’´evolution s’arrˆete bien sur des
maxima de fitness (pente = 0). Une fois que le ph´enotype de la population est ´egal la
valeur procurant la plus grande fitness (¯x), tout mutant de ph´enotype diff´erent aura par
d´efinition une fitness (=un taux de croissance) plus faible et ne pourra envahir le r´esident.
Le maximum du paysage adaptatif est une strat´egie ´evolutivement stable.
x
w(x)
_
x
Fig. 5 – Paysage adaptatif de Wright et Fisher et sens de l’´evolution
Il faut remarquer que, comme sur la Figure 5, le paysage adaptatif peut avoir plu-sieurs
maxima. Au niveau local (pour de faibles variations du ph´enotype par mutation)
12Def. paysage adaptatif: courbe d´ecrivant la relation entre la fitness et le trait.
12
14. Les strat´egies ´evolutivement stables
des strat´egies peuvent donc ˆetre ´evolutivement stables. Par contre, si on consid`ere des
mutations de fort effet (grand changement de ph´enotype) seul le maximum global sera
une strat´egie ´evolutivement stable. On met donc le doigt sur une premi`ere diff´erence avec
la th´eorie des jeux dans la d´efinition d’une ESS.
De plus, cette ´equation simple propos´ee par Wright et Fisher est assez r´eductrice
car elle suppose une relation absolue entre la fitness et le ph´enotype. Or, comme on l’a
vu en premi`ere partie, toute d´efinition de la fitness d’un individu est relative `a un autre
individu : faire 2 kg dans une population de ph´enotype moyen 10 g ou dans une population
de ph´enotype moyen 5 kg ne veut pas dire la mˆeme chose ! Le paysage adaptatif devrait
donc d´ependre du ph´enotype moyen de la population et n’est r´eellement d´efini qu’au
voisinage de ce point.
4.2 L’´equation canonique des dynamiques adaptatives
La th´eorie des dynamiques adaptatives propose une nouvelle ´equation d´ecrivant l’´evo-lution
du trait en fonction de la fitness. On ne d´etaillera pas les maths qui permettent
d’y arriver mais il faut savoir que cette ´equation ne tombe pas de nulle part. En gros : `a
partir d’un mod`ele stochastique ( = probabiliste) qui fait naˆıtre, mourir ou se reproduire
des individus avec certaines probabilit´es en fontion de la valeur de leur trait ph´enotypique,
on fait une g´en´eralisation d´eterministe ( = une ´equation diff´erentielle) de l’´evolution du
ph´enotype de toute la population en faisant une moyenne.
Cette g´en´eralisation est l’´equation canonique des dynamiques adaptatives
x˙ = kx.n¯(x).
dw(x, x0)
dx0
¯¯¯¯
x0=x
(4)
o`u
– x est le trait, donc x˙ repr´esente l’´evolution du trait en fonction du temps
– kx est le taux d’´evolution (grosso modo un taux de mutation), toujours positif
– ¯n(x) est la taille de la population `a l’´etat stationnaire. Multiplier par la taille de la
population revient `a consid´erer que, plus la population est grande, plus la probabilit´e
d’avoir des variants est ´elev´ee.
– w(x0, x) est la fitness, cette fois d´efinie de fa¸con relative : c’est la fitness d’un mutant
de ph´enotype x0 dans une population r´esidente de ph´enotype x. dw(x,x0)
dx0
¯¯¯
x0=x
est
toujours le gradient de s´election mais calcul´e de mani`ere locale13 : pour x0 proche
de x.
Ce qui varie (et qu’on connaˆıt donc mal) c’est ¯n(x) et le gradient de s´election. On peut
consid´erer ¯n(x) comme strictement positif (´etudier une population ´eteinte n’a pas grand
int´erˆet). La direction d’´evolution du trait d´epend donc encore uniquement du signe du
gradient de s´election. Pour le calculer, on part d’un mod`ele ´ecologique de la population14.
13Par passage `a la limite, on se ram`ene mˆeme `a x0 = x.
14voir appendice C
13
15. Les strat´egies ´evolutivement stables
Ce mod`ele ´ecologique d´etermine donc le sens d’´evolution du trait. En cela les dynamiques
adaptatives font le lien entre ´ecologie et ´evolution.
Calculer ce gradient explicite compl`etement le ph´enom`ene ´evolutif. Il est alors pos-sible
de d´eterminer les points d’arrˆet de l’´evolution, leur stabilit´e etc. notamment par des
r´eflexions sur la forme locale du paysage adaptatif. N´eanmoins, ceci est plutˆot compliqu´e
et nous allons donc nous restreindre `a une analyse plus intuitive, sous forme graphique.
4.3 ´Etude des isoclines de la fitness et caract´erisation des ESS
Comme on l’a vu dans la partie 2.2, la d´efinition de la fitness d’un ph´enotype est le
taux d’accroissement dans une population r´esidente. Comme la population r´esidente est
`a l’´etat stationnaire (taux de croissance nul), sa fitness peut ˆetre d´efinie comme nulle.
De plus, dire que le gradient de s´election est positif, c’est dire que la pente du paysage
adaptatif est localement positive, autour de x (le ph´enotype du r´esident). Comme on le
voit sur la Figure 6 cela signifie que :
– des mutants avec x0 > x auront un taux de croissance plus ´elev´e que celui des
r´esidents (= positif ) et envahiront la population ;
– des mutants avec x0 < x auront un taux de croissance moins ´elev´e que celui des
r´esidents (= n´egatif) et finiront par disparaˆıtre.
w(x,x’)
0
x’
x’
fitness x’>0
fitness x’<0
x
Fig. 6 – Comportement local du paysage adaptatif autour du ph´enotype du r´esident
Le raisonnement peut ˆetre reconduit `a l’identique quand le gradient de s´election est
n´egatif. Nous pouvons en d´eduire que le signe de la fitness des mutants suffit `a conclure
quand `a leur invasibilit´e. Il semble alors judicieux d’´etablir le signe de la fitness d’un
ph´enotype mutant x0 en fonction du ph´enotype du r´esident, x.
Cette repr´esentation est nomm´ee digramme d’invasion ou PIP : Pairwise Invasi-bility
Plot. Sur ces diagrammes, sont repr´esent´ees les zones o`u la fitness du mutant est
positive (+) et celles o`u elle est n´egative (−). Ces zones sont s´epar´ees par des courbes sur
lesquelles la fitness du mutant est nulle (pour passer de n´egatif `a positif il faut forc´ement
passer par z´ero `a un moment !). On appelle ces courbes des isoclines nulles de la fitness.
Ces coubes caract´erisent compl`etement les dynamiques ´evolutives au sein du graphique.
Il nous sufit donc maintenant de d´efinir les isoclines nulles de la fitness = de chercher
comment la valeur s´elective du mutant peut s’annuler.
14
16. Les strat´egies ´evolutivement stables
La Figure 7 illustre un cas trivial : quand le mutant a exactement le mˆeme ph´enotype
que le r´esident15, sa fitness est ´egale `a celle du r´esident, donc `a 0. Une premi`ere isocline
nulle, pr´esente dans tous les graphiques, est donc la premi`ere bissectrice.
+
x’ −
x
mutant
résident
isocline nulle de la fitness
zone où la fitness du mutant
est positive
zone où la fitness du mutant
est négative
Fig. 7 – Diagramme d’invasion simple
Les dynamiques ´evolutives sont alors simples : pour un r´esident x donn´e, tous les
mutants avec x0 x ont une fitness positive et envahissent (zone hachur´ee). Prenons un
tel x0, comme sur la figure. Celui-ci envahit et le nouveau ph´enotype r´esident devient donc
´egal `a ce x0 : on le reporte sur la bissectrice16. On a alors un nouvel ´etat initial dans
lequel de nouveaux mutants peuvent encore envahir. On reportera leur ph´enotype sur la
bissectrice etc. Le trajet ´evolutif des ph´enotypes de la population est ainsi repr´esent´e par
cette fl`eche en marches d’escalier. Elle symbolise les invasions des mutants successifs. Ici,
apparemment, la valeur du ph´enotype va augmenter jusqu’`a l’infini.
N´eanmoins, ayant calcul´e la valeur de la fitness du mutant17 on peut trouver comment
l’annuler, autrement que trivialement avec x0 = x. Cela donnera une autre isocline nulle de
la fitness sur le PIP. Les intersections des deux isoclines sont des singularit´es ´evolutives
= des points o`u le gradient de s´election est nul = des points o`u l’´evolution s’arrˆete. Certains
de ces points sont donc des ESS et nous allons voir comment les caract´eriser de mani`ere
graphique sur les PIPs dans la Figure 8.
Sur le PIP de gauche on observe que partant en 1 ou en 2, l’´evolution rapproche les
ph´enotypes de ¯x, la singularit´e ´evolutive. Cette singularit´e est donc attractive. De plus
quand on se place en ¯x (sur la verticale en pointill´es), on observe que tout mutant (x0 ¯x
ou x0 ¯x) a une fitness n´egative donc ne peut envahir le r´esident. Cette singularit´e est
donc attractive et stable : c’est une ESS.
Sur le graphique de droite, tout ce qui est dit ci-dessus est encore valable. Nous avons
donc encore affaire `a une ESS. N´eanmoins, quand on se place en x0 = ¯x on observe (sur
15Un mutant se d´efinit comme le r´esultat d’une mutation. Quand celle-ci est silencieuse, le mutant a le
mˆeme ph´enotype que le r´esident.
16La bissectrice `a dans ce cas un rˆole purement graphique : on se sert la propri´et´e x = x0 pour reporter
les points et on se fiche pas mal que ce soit une isocline
17Voir Appendice C
15
17. Les strat´egies ´evolutivement stables
_
x
x’ x’
_
x
_
x
_
x
+
−
−
+
x
1 2 1 2
x
+
+
−
−
Fig. 8 – Caract´erisation d’un ESS
l’horizontale en pointill´e) que la fitness d’un mutant ¯x est toujours n´egative. Cela signifie
que l’ESS n’est pas invasive18, `a la diff´erence du cas pr´ec´edent. C’est un peu ce qui se
passe pour la strat´egie du bourgeois : une fois ´etablie, personne ne peut l’envahir mais
elle-mˆeme ne peut envahir les autres. Le temps d’arriv´ee `a cet ´equilibre ´evolutif sera donc
beaucoup plus long que pour le premier cas. Graphiquement, cela se sent bien car, plus on
se rapproche de l’ESS, plus les isoclines “pincent” les zones de fitness positive : de moins
en moins de mutants sont capables d’envahir le r´esident. L’´evolution proc´edera donc par
petites mutations (petites marches d’escalier) pour arriver `a l’ESS et sera beaucoup plus
lente. Cet exemple met en valeur une nouvelle innovation des dynamiques adaptatives par
rapport `a la th´eorie des jeux : nous sommes maintenant capables de d´ecrire la dynamique
d’atteinte des ESS.
4.4 Conflits de s´election et autres singularit´es ´evolutives
La st´erilit´e mˆale cytoplasmique chez les plantes est un exemple classique de conflit
entre deux r´eplicateurs qui fait s’attendre `a des ph´enom`enes s´electifs complexes. Dans
ce cas les r´eplicateurs sont le noyau, qui se transmet pour moiti´e dans chaque sexe, et
les mitochondries, qui sont transmises de fa¸con cytoplasmique, donc uniquement par les
femelles. Il existe un conflit entre le noyau, pour lequel les mˆales sont efficaces et les
mitochondries pour lesquelles les mˆales entraˆınent une perte de g`enes.
Chez les plantes hermaphrodites, les cons´equences de ce conflit se mat´erialisent. Comme
le montre la Figure 9, des mitochondries induisant la disparition de la fonction mˆale chez la
plante qui les portent ont un avantage s´electif important. En effet, supposons une allocation
de ressources `a la reproduction constante (chaque plante produit soit 1 ovule + 10 grains
de pollen, soit 2 ovules et 1 ovule = 10 grains de pollen) et deux descendants par plante.
Il y a une mitochondrie par ovule, z´ero par grain de pollen. Un hermaphrodite transmet
une seule mitochondrie `a des hermaphrodites de la g´en´eration suivante. Un mˆale-st´erile
18un mutant de ph´enotype exactement ´egal `a ¯x ne pourra envahir aucune population de r´esident et finira
donc par s’´eteindre, mˆeme si ¯x est une ESS !
16
18. Les strat´egies ´evolutivement stables
( = une femelle) transmet 2 mitochondries qui induisent la st´erilit´e mˆale `a la g´en´eration
suivante. La valeur s´elective des mitochondries induisant la st´erilit´e mˆale est le double de
celle des mitochondries normales : elles se transmettent deux fois plus. Qui plus est, elles
assurent la p´erennit´e de ce taux de transmission en st´erilisant les plantes dans lesquelles
elles arrivent.
n N,mt N,mtS male ^
10 grains de pollen 1 ovule 1 ovule 1 ovule
n+1
1/2 N 1/2 N,mt 1/2 N,mtS 1/2 N,mtS
1 2
Fitness mitochondrie
= nb de descendants
stérile
(1 seul est efficace)
Fig. 9 – St´erilit´e mˆale cytoplasmique chez les plantes [Marc-Andr´e Selosse]
L’h´er´edit´e nucl´eaire induit un sex-ratio de 50-50 (c’est son ESS) mais l’h´er´edit´e cy-toplasmique
biaise ce sex-ratio vers les femelles. L’optimum cytoplasmique est 100% de
femelles, n´eanmoins, `a cet optimum la population n’est pas viable et il y a extinction des
plantes et des mitochondries qu’elles portent. Cela induit la s´election de l’apomixie ou de
r´eversions. Du point de vue des mitochondries, le point 100% de femelles est donc une
singularit´e ´evolutive non-envahissable (c’est un maximum de fitness) mais qui n’est pas
atteignable. Ce genre de singularit´e est po´etiquement nomm´e un jardin d’´Eden. Le PIP
de la Figure 10 caract´erise cette singularit´e r´epulsive (on s’en ´eloigne) et stable (si on
fixe x = ¯x aucun mutant ne peut envahir).
_
x
−
+
+
−
1 2
x
x’
Fig. 10 – Jardin d’´Eden
17
19. Les strat´egies ´evolutivement stables
Enfin, les dynamiques adaptatives permettent d’identifier les autres types de singula-rit
´es ´evolutives, mentionn´es ci-dessous.
x’ x’
− −
_
x
x x
_
x
+
+
−
+
−
+
1 2 1 2
Fig. 11 – Autres type de singularit´es ´evolutives
Le cas de gauche repr´esente une singularit´e r´epulsive (on s’en ´eloigne) et instable
(mˆeme quand on fixe x = ¯x n’importe quel mutant a une fitness positive et peut envahir).
Autant dire que l’´evolution n’ira jamais vers ce point.
Le PIP de droite repr´esente une singularit´e attractive (on s’en rapproche) et in-stable
(mˆeme quand on fixe x = ¯x n’importe quel mutant a une fitness positive et
peut envahir). Cela signifie qu’une fois arriv´e `a ce point, de nouveaux mutants diff´erents
peuvent apparaˆıtre et tous avoir des taux de croissance positifs. Il est donc possible que
ces mutants coexistent et forment de nouvelles populations de ph´enotypes diff´erents qui
pourront ´eventuellement s’isoler en esp`eces. C’est ce qu’on appelle un point de bifur-cation
´evolutive (ou evolutionary branching) et c’est, au niveau th´eorique, une ca-ract
´erisation de la sp´eciation sympatrique.
5 Conclusion
Nous avons donc vu que la valeur s´elective, d´efinie comme le taux de croissance
d’un groupe de mutants au sein une population de r´esidents, ´etait un outil utile pour
caract´eriser les strat´egies ´evolutivement stables en th´eorie des jeux comme en th´eorie
des dynamiques adaptatives. Ces strat´egies se d´efinissent comme des ph´enotypes non
envahissables.
Cet expos´e met en valeur le fait que, au niveau th´eorique au moins, de nombreuses
singularit´es ´evolutives peuvent ˆetre identifi´ees et que leur dynamique d’atteinte peut ˆetre
non-triviale. Dans certains syst`emes biologiques des ph´enotypes semblent ˆetre identifi´es
comme des ESS. C’est par exemple le cas pour la r´eduction des combats entre mˆales
qui est une tendance ´evolutive tr`es r´epandue et que nous avons particuli`erement d´ecrite
chez le cerf. Il n’en reste pas moins que ce n’est qu’une caract´erisation artificielle d’une
situation biologique r´eelle et que la r´ealit´e des forces ´evolutives `a l’oeuvre dans ce syst`eme
18
20. Les strat´egies ´evolutivement stables
est probablement complexe.
Enfin, les deux th´eories pr´esent´ees ici ont ´egalement d’autres r´epercussions. Les dy-namiques
adaptatives ont par exemple permis d’´etudier plus intens´ement les dynamiques
´evolutives dites de la Reine Rouge. Les avanc´ees de la th´eorie des jeux appliqu´ee `a
l’´evolution sont, quand `a elles, `a nouveau utilis´ees en ´economie.
A Bibliographie
Du moins utile au plus utile :
´ Ecologie g´en´erale. R. Barbault. Dunod.
– Chap 6, derni`ere partie sur la s´election naturelle
– Chap 7, sur les strat´egies biod´emographiques (surtout les deux premi`eres parties)
Evolution. Ridley. Blackwell.
– La discussion de la notion d’adaptation
– L’exemple du nerf laryngien de la girafe
– p. 215-219 (ed anglaise). Aborde tr`es l´eg`erement la notion de paysage adaptatif.
Les avatars du g`ene. P.H. Gouyon, J.P. Henry, J. Arnoult. Belin.
– p. 108 pour la d´efinition de la valeur s´elective en g´en´etique des populations
– p. 309 (annexe) pour l’impact de la valeur s´elective sur l’´evolution des g´enomes
– p. 222 et suivantes (Chapitre “Eh bien jouez maintenant !”). On y trouve notamment
l’exemple des papillons territoriaux ainsi que le jeux faucon-colombe-bourgeois.
An introduction to behavioral ecology. J.R Krebs, N.B Davies. Blackwell.
– p.147-155 (Chapitre 7) pour l’evolutionary game theory. Il aborde les objectifs de
la th´eorie, pr´esente tr`es clairement des jeux classiques et confronte les r´esultats
th´eoriques avec la vraie vie.
– p.162 pour l’exemple de la ritualisation des combats des cerfs
B Nota bene
La partie sur la fitness est tr`es d´evelopp´ee, trop pour cette le¸con, mais les id´ees peuvent
resservir pour une autre d´em intitul´ee “La notion de valeur s´elective”. Il suffit peut-ˆetre de
balancer quelques d´efinitions au d´ebut, en consid´erant le concept de fitness comme connu.
La partie sur les dynamiques adaptatives est ´egalement largement d´evelopp´ee, ceci
afin de comprendre tout le raisonnement. Tout n’est pas forc´ement `a refaire (surtout pas
l’appendice qui suit !) mais la notion de paysage adaptatif est importante pour ce sujet et
les PIPs me semblent une illustration efficace et convaincante du concept de singularit´e
´evolutive.
Enfin tout ¸ca est ´evidemment `a remanier en fonction des documents fournis par le jury,
d’o`u l’int´erˆet de d´ecrire assez compl`etement chaque point afin de fournir des ´el´ement face
`a diff´erents docs. Vive la d´em !
19
21. Les strat´egies ´evolutivement stables
C Calcul du gradient de s´election des dynamiques adaptatives
Le calcul de la taille de la population r´esidente `a l’´etat stationnaire (¯n(x)) et du gradient
de s´election comprends 3 ´etapes simples :
1. ´Ecrire un mod`ele de dynamique de la population r´esidente et calculer sa condition
de stationnarit´e (on aura ¯n(x)). Allons-y :
n˙ = f(n, x).n (5)
o`u n est l’effectif de la population r´esidente et f(x, n) son taux de croissance qui est
une fonction, que nous fixons, de la taille de la population et du ph´enotype (par
exemple une croissance logistique). Cette ´equation dit seulement que la population
d’effectif n se multiplie `a un taux f(x, n). L’´etat stationnaire pour cette population
est l’´etat ou l’effectif ne varie plus, donc quand :
n˙ = 0 () f(x, n¯).n¯ = 0 (6)
Donc la d´efinition de ¯n d´epend bien de x et l’´equation 6 donne ¯n(x).
2. Introduire un mutant et ´ecrire un mod`ele de comp´etition entre le r´esident et le
mutant.
n˙ = f(n, n0, x, x0).n (7a)
n˙ 0 = f(n, n0, x, x0).n0 (7b)
Les taux de croissance des deux populations d´ependent maintenant des param`etres
de chacune des populations : cela signifie que les populations r´esidentes et mutantes
interagissent. Le taux de croissance du mutant est par exemple f(n, n0, x, x0). Comme
on l’a vu dans la partie 2.2, la d´efinition de la fitness d’un ph´enotype est le taux
d’accroissement d’un mutant au sein de la population r´esidente (ici `a l’´etat station-naire).
Nous nous restreignons ici `a des mutations g´en´etiques (pas de migration) le
mutant est donc initialement rare19 Donc la fitness peut s’´ecrire comme :
w(x, x0) = f(¯n(x), 0, x, x0) (8)
3. Calculer le gradient de s´election. Pour cela il suffit de d´eriver la fitness ´ecrite en 8
´etant donn´e qu’on connaˆıt tous les termes20. D’o`u :
dw(x, x0)
dx0
¯¯¯¯
x0=x
= df(¯n(x), 0, x, x0)
dx0
¯¯¯¯
x0=x
(9)
´Etant donn´e que f est une fonction connue on peut la d´eriver et voil`a on connaˆıt le signe
du gradient de s´election et donc le sens de l’´evolution.
19´A
la limite, on consid`ere ici la taille de la population de mutant comme nulle.
20¯n(x) a ´et´e calcul´e dans l’´etape 1.
20