1. Interview d’Alain Garrigou, professeur de sciences politiques à
l’université de Paris-X-Nanterre. M. Garrigou est l’auteur de nombreux
articles au sujet de Sciences Po parus dans le Monde Diplomatique
(www.monde-diplomatique.fr), le dernier datant de ce mois de novembre
2006, et d’un ouvrage, Les Elites contre la République, paru en 2001 et
source d’information sur de nombreux points du glossaire. Il a bien voulu
répondre à quelques unes de nos questions…
Une toute première, personnelle et peut-être incongrue : où étiez-vous en 1993 ?
Ou plutôt, pour préciser un peu la question, avez-vous fait partie des professeurs de
sciences politiques de Nanterre qui à cette époque ont voulu créer un deuxième IEP de Paris ?
Si c’est bien le cas, pourriez-vous nous raconter cette expérience que vous évoquez de
manière très impersonnelle dans le livre ? Et quel a été l’impact de cette tentative sur l’intérêt
que vous avez porté dans vos travaux à Sciences Po puisque vous êtes allés jusqu’à y
consacrer un livre ?
Bien vu. Bien sûr, j’étais à Nanterre et j’ai piloté la tentative de créer un deuxième IEP à
Paris. Cela m’a valu quelques informations de première main… Vous dire que j’y ai cru
serait excessif. Disons que j’ai mesuré les moyens de Sciences Po pour faire échouer une
telle initiative et mesuré aussi les tares de l’université puisque cette initiative a aussi été
sabotée par l’université de Paris 10 Nanterre qui en aurait bénéficié. J’aurais beaucoup de
choses à en dire et même quelques choses indicibles. J’y ai notamment appris que Sciences
Po fait tout pour éviter l’émergence d’une concurrence. Marrant, non ? Mais ce n’est pas
ce qui a déterminé le livre mais le fait que le Diplo me demande des papiers sur Sciences
Po ; De fil en aiguille, j’ai continué l’enquête.
L’ENA
En 2001, au moment de la publication de
Les Elites contre la République, la situation de
l’ENA était très mauvaise, délaissée en partie par
Sciences Po qui prenait un tournant plus business
school, tout en restant dépendante de l’IEP du fait
de son quasi monopole sur le concours d’entrée.
Comment la situation de l’ENA et les rapports alors
orageux entre les directions ont-ils évolué ?
Le départ de la directrice de l’ENA a sans doute compté car les rapports personnels et
politiques avec Richard Descoings étaient particulièrement mauvais. Quoique ayant tous
deux travaillé dans des cabinets socialistes. Quant à la démarche de Sciences Po, elle
n’était pas si gênante puisqu’il s’agissait de tout faire et même des énarques…
1
2. La FNSP et la Direction
Une question simple, mais qui appelle peut-être une réponse compliquée : pouvez-
vous apporter aux étudiants confrontés tous les jours à la Fondation Nationale des Sciences
Politiques une vision synthétique de son fonctionnement ?
Il y a des statuts mais surtout une réalité, le directeur de Sciences Po dirige aussi la FNSP
et de toute façon, il est le seul chef à bord. R. D. est une sorte de conducatore. Je ne fais
que me référer aux dires de ceux qu’il a éliminé parce qu’ils manifestaient quelques
réserves, réticences. J’ai toujours trouvé marrant le régime politique de cette institution qui
est démocratique au sens d’une démocratie populaire. Même les gens qui y sont ont peur…
Vous évoquez dans votre article « Comment Sciences Po et l’ENA… » 1 la
nomination de Michel Pébereau à la présidence du Conseil de Direction. Celui-ci était alors à
la tête du CCF, aujourd’hui à celle de BNP-Paribas. Quelle est aujourd’hui l’emprise
d’entreprises comme la BNP ou L’Oréal sur l’école ? Quels avantages Sciences Po en retire-
elle pour accepter de tels partenariats d’entreprise ?
La logique business school c’est de tisser des liens avec les entreprises pour assurer les
stages puis l’embauche des diplômés
Richard Descoings entame cette année son troisième mandat, le nombre de mandats
étant pourtant jusque là limité à trois. Il a donc fallu modifier les statuts qui régissent la
nomination du directeur. Quelles ont donc été les procédures pour le faire ? Que penser d’une
telle réforme ?
Cf plus haut, une sorte de conducatore qui fait ce qu’il veut
En 2001 était signé un « pacte d’Helsinki »
entre R. Descoings et les directeurs des autres IEP
proposant l’arrêt des hostilité contre la fin des
créations d’antenne. Depuis a été ouverte l’antenne de
Menton. Le « pacte » est-il donc rompu ?
L’institut peut-être lésé par la proximité
géographique et le thème le Proche Orient est celui
d’Aix en Provence qui a été le plus réticent devant
les antennes. La plupart des autres ont été très
compréhensifs enfin leurs directeurs qui n’avaient
aucun intérêt à contrarier le directeur de Sciences
Po qui comme administrateur de la FNSP contrôle
les financements de la recherche FNSP. Aix s’est
notamment opposé à la création d’un IEP à
Montpellier… par ailleurs, il n’y a pas des
possibilités infinies de développement des antennes
et que l’arrêt est arrivé quand l’essentiel avait été
fait.
1
« Comment Sciences-Po et l’ENA deviennent des ‘‘business schools’’ », Le Monde Diplomatique, novembre
2000 (http://www.monde-diplomatique.fr/2000/11/GARRIGOU/14429)
2
3. L’esprit de l’école
Un aspect qui revient souvent à propos de l’histoire de Sciences Po est la répétition
des événements : la création avortée sous la IIe République, avant celle de 1872, suivie de la
nationalisation de 1945 après la tentative du Front Populaire, ou les tentatives de
transfert/dédoublement à Nanterre autour de 1968 puis de 1991, par exemple.
Comment interpréter ces répétitions cycliques avant qu’un événement se produise
effectivement ? Faut-il y voir uniquement une tendance conservatrice de l’école ?
Cette école été créée par Michel Debré pour assurer une domination rationnelle des élites.
Elle est fidèle à son fondateur….
Pour rester quelques instants sur la création d’un deuxième IEP de Paris, le projet a-t-il
été définitivement enterré, ou au vu de la question précédente est-ce seulement « jusque la
prochaine fois » ? Est-ce que les déménagements d’une partie des « premier cycle » en
province ne revient pas au projet initial, avec en plus les conséquences que vous évoquez de
drainage des meilleurs éléments ?
Cf. Ci dessus, l’horreur de la concurrence…
Toujours sur les cycles délocalisés, qu’est devenue l’antenne de Sciences Po au Maroc
(à Marrakech) dont vous parlez dans votre livre ?
Je ne sais pas… Quelques critiques trouvaient que ce la revenait cher…
Lors d’une émission spéciale de France Culture depuis la salle des professeurs pour les
60 ans de la « refondation » de Sciences Po (fêtés dans un Sciences Po déserté), les
participants, intervenants et chroniqueurs, s’étonnaient d’un ton faussement candide de tous
assurer un cours à Sciences Po.
Mais est-ce bien un hasard si tous ces intervenants enseignent à Sciences Po ? Et,
question complémentaire : quelle est la politique de recrutement de Sciences Po, puisque c’est
elle qui va chercher les enseignants ?
Le choix discrétionnaire des enseignants contractuels est une ressource importante du
directeur de Sciences Po qui règne par le clientélisme. Les universitaires statutaires (vous
remarquerez qu’ils tiennent à se distinguer par la mention de professeur des universités)
sont censés être plus indépendants. En réalité, les universitaires n’ont guère une culture de
résistance ou de protestation. Les plus critiques attendent seulement qu’on leur f… la paix.
Cycles « délocalisés »,
« refondation »,… Pourquoi
utiliser autant de termes
inappropriés pour désigner les
événements et programmes de
l’école ?
Dans Alice au pays des
merveilles la reine le dit à
Alice : elle fixe le sens des
mots parce qu’elle a le
pouvoir.
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4. Certains enseignants de Sciences Po ont une grande présence médiatique. Vous
dénonciez dans un article assez amusant, « Paroles d’Experts » 2 des propos pourtant parfois
proches du café du commerce.
Alors, une fois le constat de dérapages établi, à qui revient la faute ? Aux enseignants
qui s’aventurent en dehors de leur terrains d’expertise ? A la soif médiatique d’analyse ? Ou à
une volonté soit de marier analyse et vulgarisation, soit de faire passer de la vulgarisation
pour de l’analyse ?
Sciences Po est une institution universitaire exceptionnelle par la présence d’attachés de
presse. Le Cevipof est le seul laboratoire français à avoir un attaché de presse. C’est le
nœud d’un savoir hétéronome. Quelques enseignants se plaignent de la pression exercée
par la direction pour répondre aux sollicitations médiatiques. Beaucoup apprécient de
répandre leurs inepties dans la presse. Ne citons pas de nom (je le fais dans le Diplo) mais
ils sont la risée des universitaires. L’ennui est qu’ils partagent avec nombre de journalistes
un sens commun qui consiste à faire de la politique en prétendant analyser la politique. On
peut en sourire mais ce n’est pas toujours si plaisant mais on ne put attendre mieux d’une
école dont la vocation est de servir les pouvoirs et non la science.
Comment expliquez-vous la rapide évolution depuis des voyages de promotions grandioses
avec le déplacement de 700 personnes à Londres ou Berlin jusqu’au simple pot au sein de
Sciences Po, avec donc de moins en moins de paillettes (au moins pour les étudiants) ? Est-ce
un contrecoup au rapport sur les dépenses de la direction publié vers 2000, même si les
voyages de promo de Londres et de Berlin étaient financés principalement par des entreprises
privées ?
Toujours Relation publiques. C’est une évolution qui dépasse Sciences Po et le système
scolaire. Mark Twain parlait déjà de « la société du toc ».
2
« Paroles d’Experts », Le Monde Diplomatique, juillet 2005 (http://www.monde-
diplomatique.fr/2005/07/GARRIGOU/12461)
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