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De l’intérêt de marier journalisme et géopolitique

Absente de l’enseignement scolaire et universitaire depuis 1945 pour avoir été utilisée par le
régime nazi, la géopolitique demeure relativement méconnue du grand public. Vecteur d’audience
dès qu’elle est galvaudée, cette discipline se retrouve toutefois de plus en plus en Une des
journaux.
Ni sensible à l’idéologie du 3ème Reich ni consommateur passif d’une info superficielle, je m’y suis
intéressé pour compléter ma formation reçue à l’ISCPA-Institut des Médias.
Une école de journalisme n’apprend plus à décrypter les faits dans toute leur globalité et leur
nuance, c’est-à-dire dans toute leur complexité. Le savoir y est d’ailleurs relégué loin derrière les
ateliers techniques destinés à nous formater (pour ne pas dire « nous corrompre ») et la
construction d’un réseau professionnel. Mes nombreux stages réalisés dans diverses rédactions en
marge de ma licence m’ont fait prendre conscience que je devrai nécessairement, en parallèle,
développer mon raisonnement journalistique.
Fondé par les piliers de la revue Hérodote, l’Institut Français de Géopolitique (IFG) est animé par
des universitaires ayant fui l’académisme pour donner de l’âme et du sens à leurs raisonnements.
En mêlant les données géographiques à de la science politique, de l’histoire, de l’économie voire
de l’anthropologie, de la philosophie ou encore de la psychanalyse, ils offrent à leurs étudiants une
vision systémique des différents pouvoirs.
Ce bagage culturel permet d’appréhender le monde contemporain dans toutes ses dimensions. Au
niveau international, pour ce qui est de l’analyse des conflits entre Etats… mais aussi au niveau
infra-étatique (régions, départements, communes) – ce qui est une marque de fabrique de l’IFG –,
où partis politiques nationaux et/ou personnalités politiques locales, chefs d’entreprise, cadres des
fonctions publiques, responsables associatifs, citoyens et riverains se disputent également le
contrôle de LEUR territoire.
Les très larges champs d’étude de la géopolitique locale (ou interne) reviennent quasiquotidiennement dans les médias : gentrification des centres-villes, crise des banlieues,
paupérisation des campagnes, fracture sociale et/ou ethnoculturelle, montée de l’abstention et du
FN, mais aussi mobilisations contre des projets d’aéroport, de lignes à grande vitesse,
d’implantations d’éoliennes ou d’exploitation du gaz de schiste, polémiques sur le Grand Paris,
etc…
A partir d’une grille de lecture fondée sur le diagnostic d’un territoire [1], sur lequel interagisse
plusieurs rivaux tous autant désireux les uns que les autres d’en prendre le contrôle, l’IFG forme
des généralistes. Objectif : qu’ils puissent établir des connexions et analyser les tenants et les
aboutissants d’un conflit ayant trait à des mutations de la société, des politiques publiques ou bien
à la gouvernance des élus.
Pour ce faire, une autre spécificité propre à l’IFG revient à prendre en compte les représentations
des acteurs, notamment celles propres au territoire qu’ils convoitent. En règle générale, leurs points
de vue divergent selon leurs intérêts immédiats ou leur idéologie, au point que certains se
persuadent même de détenir LA vérité objective. Sauf qu’en démocratie, il existe parfois plusieurs
vérités…
Pour ne citer que le conflit autour du projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes, difficile de dire
qui se trompe entre les binômes agriculteur / écologiste et politique / aménageur, à moins que notre
sensibilité (et donc nos représentations) n’aille clairement à la protection du bocage
environnemental ou à la compétitivité des métropoles mondiales.
Quelque soit leur degré de rationalité, les représentations deviennent opératoires et ont des
incidences réelles dès lors qu’elles sont partagées par une majorité de citoyens – ici, paralysie du
projet d’aéroport et des emplois qu’il devait générer, ou au contraire continuité de l’étalement urbain
et pollution. Elles sont donc régulièrement utilisées dans les stratégies de communication des
différents acteurs, souvent plus avides de propagande que de transparence [2].
Les transformations de nos modes de vies ne sont pas perçues par les citoyens en raison du
consensus entourant notamment la notion de libre-marché et ses déclinaisons, consensus qui
aseptise le débat au lieu de favoriser l’affrontement politique pourtant à la base de la démocratie.
En s’attelant à analyser les raisons des conflits (ou des non-conflits), la géopolitique peut permettre
de faire ré-émerger certains clivages intellectuels. Son utilité ne devrait donc pas faire de doutes
alors que de nombreux phénomènes – tels la transformation récente des territoires
(décentralisation, métropolisation, intercommunalité, politique européenne des régions), le noncumul des mandats et le renfort de nouveaux pouvoirs locaux, les conséquences hyper-locales de
la diminution des dépenses publiques malgré la culture du service public ou encore
l’individualisation croissante des citoyens – renforcent la probabilité de chocs internes.
Dès lors, la mission du journaliste devrait être de « déniaiser » son lecteur et lui offrir un
programme de perception des réels relatant de façon juste et mesurée les faits, quitte à heurter sa
vision « bisounours » de la société lui camouflant les fondements fatalistes voire cyniques de
certains acteurs dont il se sent proche. C’est d’autant plus nécessaire à une époque tellement
médiatisée que l’instantané de l’actualité prime sur l’approfondissement de l’information, à une
époque où notre société se pique d’en avoir terminé avec les idéologies alors qu’elle est justement
sous l’emprise d’un moment idéologique tout aussi intense que discret.
Qu’il se vive comme un observateur extérieur ou un agitateur public, le journaliste devrait
commencer par mettre un terme à la frénésie des sondages : pris comme une réalité objective, ces
outils manipulent le débat démocratique en médiatisant les représentations des sondés, euxmêmes préalablement influencés par le discours politico-médiatique [3].
Faire appel en remplacement à la méthode géopolitique – qui définit le doute comme le moteur du
raisonnement et interroge nos préjugés, à partir de la confrontation entre un corpus de
connaissances théoriques et une enquête pluridisciplinaire de terrain – peut alors permettre au
journaliste de rendre compte de façon accessible d’un évènement, sans le dénaturer ni l’adapter à
son propre schéma de pensée.
L’étude de la géopolitique pousse à prendre de la distance à l’égard des évidences de
l’immédiateté ainsi que d’observer au-delà de la surface des évènements. Si elle ne forme pas un
journaliste, elle lui permet assurément de s’élever.
La distance et l’esprit critique transmis par le corps enseignant de l’IFG est également un atout
dans le quotidien d’un journaliste, qui devrait constamment penser en dehors du cadre, contre soimême et son milieu, à rebours du bruit ultra-dominant diffusé par les communicants
accompagnants élus, chefs d’entreprises privées, responsables syndicaux ou associatifs.
La géopolitique ou du moins mon passage à l’IFG a également contribué à faire évoluer ma vision
du métier. Plus qu’une crise du lectorat, les difficultés de la presse s’expliquent selon moi par une
crise des médias : demandeur de simplicité sans simplification à outrance, désireux de comprendre
et non pas seulement de savoir, le lecteur tenu au courant de l’actualité par les radios, sites
d’actualité et chaînes de télé en continu ne se satisfait plus de l’offre des quotidiens ou des
newsmagazines.
Soumis à l’actualité et généralement dans l’urgence, les journalistes de ces hebdomadaires
devraient prendre davantage de recul, faire un pas de côté pour mettre la lumière là où elle n’est
pas encore, relier les feux du présent aux braises du passé et mettre ainsi en rapport les cause et
les conséquences.
Au-delà d’apporter une culture générale, une rigueur scientifique, un esprit critique ainsi que
diverses compétences techniques (cartographie, statistiques), la géopolitique se révèle également
essentielle pour le journaliste – investigateur dont la mission (utopique ?) demeure de réclamer des
comptes aux différents acteurs occupant des postes de pouvoir, afin d’aider les citoyens à trouver
les clés du monde dans lequel ils vivent – en décryptant certains problèmes persistants du monde
contemporain. Elle lui permet d’ouvrir son champ de réflexion, puis de trouver des angles
d’attaques tout à la fois pertinents et originaux pour ses sujets.

Hugo SOUTRA
Journaliste - Diplômé de l’Institut Français de Géopolitique

[1] Que le territoire soit politique, social, économique ; à l’échelle de la circonscription électorale, du
quartier populaire ou du bassin d’emploi ; en fonction de la religiosité, des revenus ou du taux de
formation, etc…
[2] Alors que les communicants (politique ou d’entreprise, mais aussi parfois syndicale ou associative)
ont parfaitement intégré que la « réalité [n’avait] aucune importance, il n’y a que la perception qui
compte » – pour paraphraser l’ancien conseiller de Sarkozy passé depuis chez TF1, Laurent Solly –,
le rôle du journaliste ne semble jamais avoir été aussi important qu’aujourd’hui.
[3] Les médias, à l’instar de l’art, de l’école, de la religion, de la famille ou des relations amicales,
participent forcément à la construction – complexe – des représentations de chacun.

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  • 1. De l’intérêt de marier journalisme et géopolitique Absente de l’enseignement scolaire et universitaire depuis 1945 pour avoir été utilisée par le régime nazi, la géopolitique demeure relativement méconnue du grand public. Vecteur d’audience dès qu’elle est galvaudée, cette discipline se retrouve toutefois de plus en plus en Une des journaux. Ni sensible à l’idéologie du 3ème Reich ni consommateur passif d’une info superficielle, je m’y suis intéressé pour compléter ma formation reçue à l’ISCPA-Institut des Médias. Une école de journalisme n’apprend plus à décrypter les faits dans toute leur globalité et leur nuance, c’est-à-dire dans toute leur complexité. Le savoir y est d’ailleurs relégué loin derrière les ateliers techniques destinés à nous formater (pour ne pas dire « nous corrompre ») et la construction d’un réseau professionnel. Mes nombreux stages réalisés dans diverses rédactions en marge de ma licence m’ont fait prendre conscience que je devrai nécessairement, en parallèle, développer mon raisonnement journalistique. Fondé par les piliers de la revue Hérodote, l’Institut Français de Géopolitique (IFG) est animé par des universitaires ayant fui l’académisme pour donner de l’âme et du sens à leurs raisonnements. En mêlant les données géographiques à de la science politique, de l’histoire, de l’économie voire de l’anthropologie, de la philosophie ou encore de la psychanalyse, ils offrent à leurs étudiants une vision systémique des différents pouvoirs. Ce bagage culturel permet d’appréhender le monde contemporain dans toutes ses dimensions. Au niveau international, pour ce qui est de l’analyse des conflits entre Etats… mais aussi au niveau infra-étatique (régions, départements, communes) – ce qui est une marque de fabrique de l’IFG –, où partis politiques nationaux et/ou personnalités politiques locales, chefs d’entreprise, cadres des fonctions publiques, responsables associatifs, citoyens et riverains se disputent également le contrôle de LEUR territoire. Les très larges champs d’étude de la géopolitique locale (ou interne) reviennent quasiquotidiennement dans les médias : gentrification des centres-villes, crise des banlieues, paupérisation des campagnes, fracture sociale et/ou ethnoculturelle, montée de l’abstention et du FN, mais aussi mobilisations contre des projets d’aéroport, de lignes à grande vitesse, d’implantations d’éoliennes ou d’exploitation du gaz de schiste, polémiques sur le Grand Paris, etc… A partir d’une grille de lecture fondée sur le diagnostic d’un territoire [1], sur lequel interagisse plusieurs rivaux tous autant désireux les uns que les autres d’en prendre le contrôle, l’IFG forme des généralistes. Objectif : qu’ils puissent établir des connexions et analyser les tenants et les
  • 2. aboutissants d’un conflit ayant trait à des mutations de la société, des politiques publiques ou bien à la gouvernance des élus. Pour ce faire, une autre spécificité propre à l’IFG revient à prendre en compte les représentations des acteurs, notamment celles propres au territoire qu’ils convoitent. En règle générale, leurs points de vue divergent selon leurs intérêts immédiats ou leur idéologie, au point que certains se persuadent même de détenir LA vérité objective. Sauf qu’en démocratie, il existe parfois plusieurs vérités… Pour ne citer que le conflit autour du projet d’aéroport à Notre-Dame-des-Landes, difficile de dire qui se trompe entre les binômes agriculteur / écologiste et politique / aménageur, à moins que notre sensibilité (et donc nos représentations) n’aille clairement à la protection du bocage environnemental ou à la compétitivité des métropoles mondiales. Quelque soit leur degré de rationalité, les représentations deviennent opératoires et ont des incidences réelles dès lors qu’elles sont partagées par une majorité de citoyens – ici, paralysie du projet d’aéroport et des emplois qu’il devait générer, ou au contraire continuité de l’étalement urbain et pollution. Elles sont donc régulièrement utilisées dans les stratégies de communication des différents acteurs, souvent plus avides de propagande que de transparence [2]. Les transformations de nos modes de vies ne sont pas perçues par les citoyens en raison du consensus entourant notamment la notion de libre-marché et ses déclinaisons, consensus qui aseptise le débat au lieu de favoriser l’affrontement politique pourtant à la base de la démocratie. En s’attelant à analyser les raisons des conflits (ou des non-conflits), la géopolitique peut permettre de faire ré-émerger certains clivages intellectuels. Son utilité ne devrait donc pas faire de doutes alors que de nombreux phénomènes – tels la transformation récente des territoires (décentralisation, métropolisation, intercommunalité, politique européenne des régions), le noncumul des mandats et le renfort de nouveaux pouvoirs locaux, les conséquences hyper-locales de la diminution des dépenses publiques malgré la culture du service public ou encore l’individualisation croissante des citoyens – renforcent la probabilité de chocs internes. Dès lors, la mission du journaliste devrait être de « déniaiser » son lecteur et lui offrir un programme de perception des réels relatant de façon juste et mesurée les faits, quitte à heurter sa vision « bisounours » de la société lui camouflant les fondements fatalistes voire cyniques de certains acteurs dont il se sent proche. C’est d’autant plus nécessaire à une époque tellement médiatisée que l’instantané de l’actualité prime sur l’approfondissement de l’information, à une époque où notre société se pique d’en avoir terminé avec les idéologies alors qu’elle est justement sous l’emprise d’un moment idéologique tout aussi intense que discret. Qu’il se vive comme un observateur extérieur ou un agitateur public, le journaliste devrait commencer par mettre un terme à la frénésie des sondages : pris comme une réalité objective, ces outils manipulent le débat démocratique en médiatisant les représentations des sondés, euxmêmes préalablement influencés par le discours politico-médiatique [3]. Faire appel en remplacement à la méthode géopolitique – qui définit le doute comme le moteur du raisonnement et interroge nos préjugés, à partir de la confrontation entre un corpus de connaissances théoriques et une enquête pluridisciplinaire de terrain – peut alors permettre au journaliste de rendre compte de façon accessible d’un évènement, sans le dénaturer ni l’adapter à son propre schéma de pensée. L’étude de la géopolitique pousse à prendre de la distance à l’égard des évidences de l’immédiateté ainsi que d’observer au-delà de la surface des évènements. Si elle ne forme pas un journaliste, elle lui permet assurément de s’élever.
  • 3. La distance et l’esprit critique transmis par le corps enseignant de l’IFG est également un atout dans le quotidien d’un journaliste, qui devrait constamment penser en dehors du cadre, contre soimême et son milieu, à rebours du bruit ultra-dominant diffusé par les communicants accompagnants élus, chefs d’entreprises privées, responsables syndicaux ou associatifs. La géopolitique ou du moins mon passage à l’IFG a également contribué à faire évoluer ma vision du métier. Plus qu’une crise du lectorat, les difficultés de la presse s’expliquent selon moi par une crise des médias : demandeur de simplicité sans simplification à outrance, désireux de comprendre et non pas seulement de savoir, le lecteur tenu au courant de l’actualité par les radios, sites d’actualité et chaînes de télé en continu ne se satisfait plus de l’offre des quotidiens ou des newsmagazines. Soumis à l’actualité et généralement dans l’urgence, les journalistes de ces hebdomadaires devraient prendre davantage de recul, faire un pas de côté pour mettre la lumière là où elle n’est pas encore, relier les feux du présent aux braises du passé et mettre ainsi en rapport les cause et les conséquences. Au-delà d’apporter une culture générale, une rigueur scientifique, un esprit critique ainsi que diverses compétences techniques (cartographie, statistiques), la géopolitique se révèle également essentielle pour le journaliste – investigateur dont la mission (utopique ?) demeure de réclamer des comptes aux différents acteurs occupant des postes de pouvoir, afin d’aider les citoyens à trouver les clés du monde dans lequel ils vivent – en décryptant certains problèmes persistants du monde contemporain. Elle lui permet d’ouvrir son champ de réflexion, puis de trouver des angles d’attaques tout à la fois pertinents et originaux pour ses sujets. Hugo SOUTRA Journaliste - Diplômé de l’Institut Français de Géopolitique [1] Que le territoire soit politique, social, économique ; à l’échelle de la circonscription électorale, du quartier populaire ou du bassin d’emploi ; en fonction de la religiosité, des revenus ou du taux de formation, etc… [2] Alors que les communicants (politique ou d’entreprise, mais aussi parfois syndicale ou associative) ont parfaitement intégré que la « réalité [n’avait] aucune importance, il n’y a que la perception qui compte » – pour paraphraser l’ancien conseiller de Sarkozy passé depuis chez TF1, Laurent Solly –, le rôle du journaliste ne semble jamais avoir été aussi important qu’aujourd’hui. [3] Les médias, à l’instar de l’art, de l’école, de la religion, de la famille ou des relations amicales, participent forcément à la construction – complexe – des représentations de chacun.