Laura Pynson propose une analyse et une réflexion qui portent sur l’adaptation des médias de presse à la nouvelle donne conversationnelle : comment les titres de la presse généraliste française organisent-ils la participation des lecteurs-contributeurs ? Et comment les lecteurs-internautes évaluent-ils les modes de participation médiatique mis en scène par les titres ? Cet article permet de bien cerner le paradoxe de la « conversation » : elle ne se décrète pas, elle n’est pas naturelle, le média doit l’encadrer pour éviter une perturbation qui pourrait s’avérer gênante pour l’éditeur comme pour les usagers. Autrement dit, la « conversation », au lieu de défaire l’idée de cadre communicationnel imposé, réactive la nécessite des médias de penser leur énonciation éditoriale et de canaliser les modes de participation. En dépit des apparences, la conversation remotive la notion de « contrat » dans le secteur du conseil en communication.
Laura Pynson, titulaire d’un Master professionnel en sciences de l’information et de la communication, est directrice d’études chez Think-Out, cabinet conseil en marketing et communication. Elle accompagne des marques et des médias dans la compréhension et l’appropriation des mutations numériques, en mobilisant recherche consommateur, analyse sémiologique et conseil stratégique. Elle a participé au pôle numérique du site nonfiction.fr, à l’organisation de conférences « Médias 2.0 » au sein des événements Paris 2.0, et à plusieurs séminaires de L’IREP (Institut de recherches et d’études publicitaires) sur le web participatif et sur la marque média.
La presse à l’épreuve du web participatif : quand la conversation ne va pas de soi
1. 63
La Communication
La presse à l’épreuve
du web participatif :
quand la conversation
ne va pas de soi
LAURA PYNSON
« Ce qu’on appelle informer d’un point de vue Laura Pynson propose une analyse et
une réflexion qui portent sur l’adaptation
journalistique, en fait n’est pas un acte d’information,
des médias de presse à la nouvelle
mais un acte de communication, qui peut prendre donne conversationnelle : comment les
des formes très différentes. »1 C’est ainsi qu’Eliseo titres de la presse généraliste française
Veron affirme qu’au-delà de ce qui est dit, les titres de organisent-ils la participation des
presse développent une « façon de dire », une stratégie lecteurs-contributeurs ? Et comment
les lecteurs-internautes évaluent-ils
d’énonciation qui induit une relation, un lien, si possible
les modes de participation médiatique
affectif et durable, avec le lectorat. C’est précisément mis en scène par les titres ? Cet article
pour capter et fidéliser ce lectorat déjà volage qu’Eliseo permet de bien cerner le paradoxe de la
Veron pose, en 1985, la notion de « contrat de lecture » « conversation » : elle ne se décrète pas,
comme une méthode permettant aux titres de presse elle n’est pas naturelle, le média doit
l’encadrer pour éviter une perturbation
de positionner plus efficacement leurs produits dans un
qui pourrait s’avérer gênante pour
contexte médiatique hyperconcurrentiel2 . l’éditeur comme pour les usagers.
Cette hyperconcurrence et l’infidélité des lecteurs Autrement dit, la « conversation »,
n’ont fait que s’accentuer et le développement d’Internet au lieu de défaire l’idée de cadre
a aggravé la situation. Ce à quoi nous nous intéressons communicationnel imposé, réactive la
nécessite des médias de penser leur
ici, ce n’est pas tant aux problèmes de cannibalisation
énonciation éditoriale et de canaliser
liés notamment à la gratuité, autrement dit la façon dont les modes de participation. En dépit des
la presse est menacée par Internet, qu’à l’impact de la apparences, la conversation remotive la
transposition d’un écosystème de signes et de sens d’un notion de « contrat » dans le secteur du
média, le journal papier, à un autre, le web. Le dispositif conseil en communication.
matériel et formel clos qu’est la maquette papier
Mots clés : contrat de lecture, contrat de
est remplacé par un espace réticulaire où le lecteur passe conversation, contrat d’écriture, presse
quotidienne nationale, participation,
sites de presse
1. Pierre Gonzales, « Production journalistique et contrat de lecture :
autour d’un entretien avec Eliseo Veron », Quaderni, 29, 1996,
pp. 51-59.
2. Eliseo Veron, « L’analyse du “contrat de lecture” : une nouvelle
méthode pour les études de positionnement des supports presse »,
Les médias – Expériences, recherches actuelles, applications, IREP, 1985,
pp. 203-230.
communication & langages – n◦ 169 – Septembre 2011
2. 64 La communication revisitée par la conversation
insensiblement d’un émetteur à un autre. En interrogeant des lecteurs s’informant
grâce à ces deux supports, on s’aperçoit qu’en réception l’écosystème de chaque
titre sur le web est affaibli, au profit de la construction d’un écosystème
plus vaste, celui de « la toile », qui semble absorber et indifférencier ses
constituants.
Le passage d’un titre à l’autre, voire d’un titre à tout autre chose, est insensible
car il est techniquement facile et symboliquement anodin. La consultation de
contenus en ligne n’est pas un acte aussi engageant, financièrement, identitairement
et socialement, que l’achat d’un journal. Les lecteurs interrogés cumulent
volontiers les sources, consomment en ligne des titres qu’ils ne liraient pas
autrement, comparent, complètent, découvrent un site au hasard d’un moteur de
recherche ou d’un portail. Ils se dispersent, ils zappent. Souvent, leur utilisation
d’Internet est motivée par la recherche d’informations dites brutes, rapides, en
temps réel, plutôt que d’une analyse et d’un point de vue ; n’importe quelle source
fait donc l’affaire.
Les internautes ont le sentiment que sur Internet tous les titres se ressemblent.
Le passage d’un émetteur à un autre est imperceptible en raison d’un phénomène
de lissage et de dilution des identités éditoriales : les internautes arguent que le
rédactionnel sur le web perd la spécificité, la couleur propre à chaque titre. Sur
le site de leur journal préféré, ils ne retrouvent pas ou peu les signatures, le style,
l’organisation, les repères, la « grammaire » qui peuvent créer l’attachement en
version papier – et pour cause : les équipes sont rarement les mêmes. Sur tous les
sites, ils ont l’impression de lire les mêmes dépêches ; au final, ils ne distinguent
plus les « univers construits » par chaque titre, mais lisent un compte rendu
uniformisé du monde réel.
Il semble que les internautes recherchent et perçoivent moins les propositions
de valeur et le lien imaginaire spécifiques à chaque titre, qui s’affaiblit en tant
que marque et n’engendre plus le même sentiment d’appartenance. Internet met
donc à mal ce qu’il est convenu de désigner comme « contrat de lecture », du
simple fait de l’environnement médiatique qu’il constitue. À ceci s’ajoutent les
fonctionnalités du « web 2.0 ». Le « participatif » est un vaste phénomène qui
repose sur des dispositifs techno-sémiotiques de recueil et de publication de la
parole des internautes (forums, blogs, commentaires. . .) ainsi que sur la volonté de
certains acteurs de mettre en place ces outils afin d’instaurer de nouvelles situations
communicationnelles. Le « participatif » est aussi une idéologie, une vision des
rapports humains et sociaux, en affinité avec les mythes fondateurs d’Internet tels
que l’horizontalité, la réciprocité, la liberté.
On peut distinguer un participatif « technique » (le niveau zéro des outils),
un participatif « déclaratif » (le niveau un de la proposition et de l’intention du
côté de l’émetteur du dispositif) et un participatif effectif (le dernier niveau du
résultat, du côté des utilisateurs). Il est essentiel de bien distinguer la potentialité
participative de son effectivité et de faire l’hypothèse d’un décalage possible entre la
volonté première des instigateurs et la mise en pratique : si le web 2.0 est participatif
par nature et par principe, la participation n’est peut-être ni si évidente ni si
généralisée. Dans le cas des sites de presse, comme dans celui de toute institution,
l’appropriation du phénomène est un challenge, non tant au niveau de l’intégration
communication & langages – n◦ 169 – Septembre 2011
3. La presse à l’épreuve du web participatif 65
des outils, qui se caractérisent tous par une grande facilité d’implémentation
technique, qu’à celui de l’acceptation des usages potentiels.
LA PARTICIPATION, ENTRE MIRACLE ET MENACE
Le participatif pourrait se poser comme une solution salvatrice pour recréer
du lien entre le titre et son lectorat, réinjecter de l’émotion, de l’affinité,
refonder un contrat, en modifiant « l’acte de communication », en ajoutant
au traditionnel « contrat de lecture » et à la relation descendante et
distante auteur-producteur/récepteur-consommateur de nouvelles relations, plus
symétriques, plus proches, potentiellement plus fortes. En effet, si le fait de
consommer des contenus de presse sur Internet est généralement perçu comme
faiblement engageant, le fait de participer est a priori beaucoup plus impliquant
et fidélisant : il réinscrit littéralement le consommateur comme partie d’un tout,
comme ingrédient de l’écosystème, et non comme simple visiteur. Il peut donc
constituer une véritable opportunité non seulement de renouvellement de l’image
du titre, mais aussi de captation, en incitant le lecteur à sélectionner et à s’installer.
La participation serait l’occasion de renforcer le contrat de lecture, de donner à la
contractualisation jusqu’ici symbolique un contenu concret, repérable aux textes
produits par le lecteur-internaute.
La participation constitue en même temps une menace potentielle, et c’est
semble-t-il le plus souvent en ces termes qu’elle est appréhendée par les
journalistes : elle implique en effet la publication au sein de l’espace propre au
titre de contenus externes, étrangers, qui n’ont pas été pensés par ce garant
collectif de l’identité du titre qu’est la « rédaction ». Comment s’assurer que
les internautes (qui en outre ne sont pas toujours le lectorat traditionnel du
journal papier) respectent les valeurs, le style, l’intégrité du titre dans leurs
écrits ? Comment ne pas craindre que ces contributions altèrent au lieu de la
prolonger une ligne éditoriale déjà « floutée » par la transposition sur Internet ?
Pour que la polyphonie qui résulte de l’ouverture à la participation ne tourne
pas à la cacophonie et au contraire joue le rôle qui en est attendu, à savoir
une augmentation de leur proposition de valeur, les entreprises médiatiques, au
premier rang desquelles les responsables des rédactions, sont donc contraintes de
réfléchir sérieusement à leur stratégie participative. Nous pouvons formuler un
double paradoxe ; d’une part entre un contrat de lecture potentiellement autant
suractivé que délité, d’autre part entre l’intention de favoriser une conversation
libre et la nécessité d’encadrer des prises de parole susceptibles de nuire à l’image
du titre.
Les analyses qui suivent s’appuient à la fois sur une analyse sémiotique de sites
de presse et sur une étude qualitative auprès d’internautes lecteurs de la presse
papier et web. Elles visent à caractériser la façon dont le public utilise et perçoit le
participatif tel qu’il est mis en œuvre et en scène par les médias, afin de donner
du corps à cette « conversation » tellement objet de discours qu’on en viendrait à
ne plus vraiment distinguer ce à quoi elle réfère. Précisons que cet article s’inscrit
dans une démarche de consultante en activité, qui cherche à conseiller les marques
et les médias dans leur stratégie.
communication & langages – n◦ 169 – Septembre 2011
4. 66 La communication revisitée par la conversation
L’analyse sémiotique porte sur un corpus de onze sites web associés aux titres
de presse suivants : Libération, Le Monde, Le Figaro, Le Parisien, Les Échos, 20
minutes, Métro, L’Express, Le Nouvel Observateur, Le Point, Courrier International,
sur le dernier trimestre 20083 . Nous avons laissé de côté des sites de pure
players s’étant construits nativement sur Internet et ayant d’emblée intégré le
participatif, comme Rue 89 et Mediapart. Nous interrogeons la tension éditoriale
qui résulte du mariage de la participation avec un système médiatique qui lui est
antérieur. C’est pourquoi nous avons choisi la presse d’information généraliste
et en particulier des titres ayant développé des marques fortes via leur édition
papier : leur positionnement éditorial est lié à la représentation des journalistes
et du journalisme, leurs contrats de lecture sont fondés sur un rapport de vérité
vérifiée au réel et sur un professionnalisme qui rend particulièrement délicate
l’intégration de la parole non professionnelle des lecteurs. Il s’agit donc d’un terrain
particulier ; les observations qui en sont issues peuvent néanmoins servir utilement
à l’analyse critique de dispositifs installés par d’autres médias, voire par des
marques.
Deux focus groups de huit personnes chacun ont été constitués à Paris : un
groupe de lecteurs de 20 à 35 ans et un groupe de 36 à 45 ans. Dans chaque groupe,
tous les participants étaient lecteurs de certains des titres appartenant au corpus
dans leur version papier et web, et une partie seulement avait déjà été contributeurs
sur ces mêmes sites. Ils ont été invités à raconter leurs perceptions des sites web
d’information, de leurs pratiques de lecture et le cas échéant d’écriture sur ces sites,
ainsi que de l’impact rationnel et émotionnel que le participatif pouvait avoir sur
leur expérience de consommateur de titres de presse.
UN PARTICIPATIF PLÉBISCITÉ, DES PARTICIPATIONS LIMITÉES
En faisant parler des lecteurs internautes de l’idée du participatif sur les sites de
presse, on observe d’abord un impact positif. . . en surface. Le principe même
produit l’effet bénéfique que le titre pouvait escompter sur l’image de sa marque : le
participatif est signe d’adaptation au web (l’entreprise de média n’a pas seulement
« numérisé » le journal mais bien réinterprété le dispositif d’information en
exploitant des possibilités spécifiques au web) et donc de modernité. Ensuite, la
posture de co-énonciation est interprétée comme une marque d’humilité et de
générosité, puisqu’elle signifie a priori l’ouverture, l’écoute, l’horizontalisation de
la relation, une plus grande place et une certaine confiance accordées au lecteur.
Ce dernier aime qu’on lui donne la parole, même lorsqu’il ne souhaite pas la
prendre ; idéologiquement, il y voit un gage de transparence, de démocratie ;
narcissiquement, il y lit aussi une reconnaissance de son importance. Le participatif
« déclaratif » est donc une réussite.
Mais dans la pratique, lorsqu’il s’agit d’évaluer le résultat effectif de cette
ouverture, force est de constater que l’enthousiasme est beaucoup plus mesuré. Les
participants, ceux qui passent de la lecture à l’écriture, sont une minorité. Même
sur des sites considérés comme très participatifs, tels rue89.com, ils représentent
3. Les sites ont pu évoluer depuis.
communication & langages – n◦ 169 – Septembre 2011
5. La presse à l’épreuve du web participatif 67
moins de 3 % de l’audience du site4 . C’est néanmoins ce petit nombre qui va, par
ses agissements sur chaque site, donner chair et couleur à la participation. Afin
d’établir une typologie desdits participants, de leurs comportements et de leurs
motivations, nous avons analysé des commentaires d’articles sur les sites de presse
Rapport à l’information
Émotionnel
réaction subjective sur le sujet, dérive par rapport à l’article
pas ou peu interpellations
Posture de signes et interlocutions Posture
énonciative de synchronisation entre énonciative
avec les autres participants,
Monologue Dialogue
participants, interventions
intervention répétées au fil
unique, insulaire de la discussion
apport informatif sur l’article, discours argumenté et critique
Rapport à l’information
Rationnel
Figure 1
Rapport à l’information
Émotionnel
L’éditorialiste Le provocateur
Exprimer son opinion Produire de la réaction
et son sentiment et de l’action
Posture Exutoire Divertissement Posture
énonciative Lien passionné au sujet Lien distendu au sujet énonciative
Monologue Dialogue
Le correcteur Le commentateur
Rétablir la « vérité » Approfondir la réflexion
Prétention à un satut S’inscrire dans
journalistique une communauté
Lien moral au titre Lien identitaire au titre
Rapport à l’information
Rationnel
Figure 2
4. 1/3 des 45 000 inscrits ont déjà posté, pour 600 000 lecteurs mensuels, chiffres recueillis en mai-juin
2008 par Rue 89 : http://www.rue89.com/making-of/2008/07/24/riverains-de-rue89-qui-etes-vous
communication & langages – n◦ 169 – Septembre 2011
6. 68 La communication revisitée par la conversation
de notre corpus, avant de les croiser avec les perceptions des lecteurs. Nous avons
distingué deux axes.
L’axe monologue/dialogue concerne la posture énonciative, le rapport aux
autres. Les contributeurs s’inscrivant dans le monologue donnent peu ou pas de
signes de synchronisation avec les autres participants, leur intervention est souvent
unique, au contraire de ceux qui s’inscrivent dans le dialogue, dans l’interpellation,
avec des interventions répétées au fil de la discussion. On ne peut en aucune
manière parler de « conversation » pour caractériser les prises de parole des
premiers.
L’axe émotionnel/rationnel concerne le rapport à l’information. Un rapport
émotionnel est caractérisé par des réactions très subjectives, spontanées, de l’ordre
du ressenti, qui peuvent s’éloigner de l’article d’origine, tandis qu’un rapport
rationnel se traduit par un apport de données, un discours argumenté et critique
ancré dans le cadre d’origine. Dans l’axe dialogue/émotionnel nous avons placé
le participant de type « provocateur », qui cherche la réaction et l’action en
attaquant soit l’article soit un commentaire précédent par des interpellations
courtes et parfois grossières. C’est le profil le moins désirable du point de vue
des journalistes : la participation indifférente, voire hostile à l’intégrité du titre. À
l’opposé, dans l’axe monologue/rationnel, le « correcteur » s’applique à rétablir la
vérité ou à poser une question quand une information lui semble inexacte. Là où
la provocation est de l’ordre du divertissement, la correction prétend à un statut
journalistique et témoigne d’un lien moral au titre – c’est souvent directement
au journaliste que le correcteur s’adresse. Les deux autres figures sont celles de
l’« éditorialiste » et du « collaborateur ». Le premier se situe dans le monologue
et l’émotionnel : dans un lien passionné au sujet, il exprime longuement son
opinion personnelle, se sert du commentaire comme d’un exutoire, sans chercher
à échanger avec d’autres. Le « collaborateur », au contraire, s’inscrit dans une
communauté ; c’est souvent un habitué, qui commente régulièrement, interpelle
le titre ou un autre contributeur pour approfondir la réflexion, partager son avis.
C’est le profil de contributeur le plus abouti, vers lequel sont susceptibles d’évoluer
« l’éditorialiste » ou « le correcteur » dès lors qu’ils tissent des relations avec d’autres
participants ; la participation n’est plus alors une réaction exceptionnelle à un
article précis, mais un mode de consommation de l’information. C’est ici que
poind le modèle attendu du participant engageant des conversations avec d’autres
internautes au sein du média, et même entretenant des conversations avec le média
lui-même.
Ces quatre figures du contributeur témoignent d’une diversité d’intentions
et de relations, d’une pratique d’écriture hétérogène, au sein d’un même espace
de prise de parole, qu’il s’agisse du commentaire, du forum ou du blog. Elles
correspondent non seulement à des personnalités différentes, sur lesquelles le titre
ne peut évidemment agir, mais aussi à des postures communicationnelles diverses
voire divergentes et facteurs potentiels de dissociations et distorsions au sein du
contrat de lecture : adresse au journaliste ou au titre (logique verticale), adresse
aux lecteurs ou aux autres commentateurs (logique horizontale), apport de faits
objectifs (logique d’information) ou d’opinions (logique de discussion). En l’état
communication & langages – n◦ 169 – Septembre 2011
7. La presse à l’épreuve du web participatif 69
actuel, toutes ces logiques plus ou moins compatibles cohabitent, au risque de se
cannibaliser et de se dévaloriser.
DU « CONTRE-POUVOIR » AU « CAFÉ DU COMMERCE »
Nous avons interrogé les lecteurs-internautes sur leur perception de ces pratiques
avérées de participation. Quelles représentations ont-ils des commentaires et des
forums sur les sites de presse ? Les imaginaires se situent entre deux extrêmes.
L’imaginaire positif du « contre-pouvoir », versant idéologique et théorique du
participatif, propose une vision idéale, où le participatif mène à la co-construction
d’une information « plus objective ». Il s’enracine dans une démocratisation
de l’expertise et place le lecteur-contributeur dans un rapport de force avec le
journaliste, qui peut être corrigé/complété/questionné par le public, désacralisant
ainsi l’autorité et la toute-puissance des médias. Cet idéal est illustré par les
contributions des correcteurs et des collaborateurs, bien que celles-ci soient,
dans les esprits et dans les faits, souvent noyées dans tout le reste. L’imaginaire
majoritaire est donc celui, péjoratif, du « café du commerce ». Pour les lecteurs,
les participations sont surtout des réactions subjectives du tout-venant, des
conversations gratuites décrites comme un « défouloir » : ceux que nous désignons
comme les « provocateurs » et les « éditorialistes » sont considérés comme des
parasites. En raison des nombreuses contributions jugées « déplacées » et de la
présence de contributeurs développant des idées parfois contraires aux positions
attendues du titre (notamment sur le plan politique), les espaces participatifs sont
vus comme un lieu de passage et de brassage qui ne reflète pas le lectorat et ne
fait que rarement avancer la réflexion. Les contributions ne sont généralement
pas perçues par les lecteurs comme susceptibles d’informer sur le sujet ; tout au
plus donnent-elles un aperçu des mentalités et des réactions de la population sur
une thématique. Il s’agirait donc moins d’un espace de conversation dans lequel
s’agréger que d’un espace de juxtaposition d’opinions à observer de loin.
LA PARTICIPATION TENUE À DISTANCE
Peu de lecteurs prêtent réellement attention aux contenus générés par les
utilisateurs (UGC)5 sur les sites de presse. Nous n’avons pas rencontré de lecteurs
inconditionnels des participations. Tout au plus note-t-on une attirance instinctive
pour les contenus générant de nombreux commentaires : ces derniers sont une
sorte de baromètre, leur quantité indique en un coup d’œil si l’article soulève un
débat ou touche un point sensible. Le nombre élevé de commentaires attise donc la
curiosité pour l’article qui les a suscités. Reste que l’intérêt pour les commentaires
eux-mêmes, ou pour tout contenu généré par les utilisateurs, s’avère plutôt mitigé.
Certains lecteurs disent apprécier le caractère humain des contributions, dont la
tournure est de fait plus naturelle et spontanée que les articles, et les considèrent
comme un facteur de proximité susceptible de créer du lien et de l’affect. Mais
dans l’ensemble, le regard sur la qualité de l’UGC reste très critique, et c’est
ce même côté « humain », derrière lequel il faut aussi entendre « amateur »
5. UGC (user generated content), contenu généré par les utilisateurs.
communication & langages – n◦ 169 – Septembre 2011
8. 70 La communication revisitée par la conversation
par opposition à « professionnel », qui peut être mis à distance – et inciter à
garder ses distances. Ainsi, les non consommateurs les plus distants, majoritaires
chez les femmes, se positionnent généralement dans un rapport plus scolaire
à l’information : ils ou elles cherchent des figures d’autorité, considèrent que
l’amateur n’apporte rien de plus, voire n’est pas légitime. Chez ceux qui y jettent un
œil, l’usage reste très modéré : il concerne presque exclusivement les commentaires
(les forums, blogs, chats et autres « rubriques outils » sont beaucoup moins
consultés) sur certains sujets « chauds » ou très impliquants, et avec une lecture
de survol, non exhaustive. Parmi ces consommateurs modérés, nous distinguons
des comportements différents. Nous nommons « voyeurs » toute une catégorie de
lecteurs, plutôt jeunes, adoptant une posture assez cynique, de second degré, face
au participatif comme spectacle divertissant (on retrouve l’imaginaire du café du
commerce). Ces « voyeurs » recherchent les échanges agonistiques sur les sujets
polémiques, s’amusent des disputes entre contributeurs-provocateurs et rentrent
dans la lecture des commentaires par un effet d’engrenage, comme s’ils suivaient
un feuilleton. De l’autre côté du spectre se trouvent les « veilleurs », généralement
plus âgés, plus impliqués dans l’information, qui se placent plus volontiers dans
la vision idéaliste du contre-pouvoir et du prolongement de l’information, et
recherchent les développements élaborés des correcteurs ou des collaborateurs, de
façon très sélective, pour approfondir.
Les internautes parlent de l’hétérogénéité des participations. Ils pointent du
doigt la cohabitation néfaste de logiques incompatibles au sein d’un même
espace : ils regrettent par exemple que les commentaires, où l’on attend plutôt des
contributions rigoureuses étroitement connectées à l’article, se transforment en
« forums », ce par quoi ils entendent un espace de conversation plus libre. Les plus
positifs peuvent voir dans cette hétérogénéité même une forme d’enrichissement
ou du moins d’élargissement du champ : les points de vue divers constituent
autant d’« éclairages » qui permettent au lecteur de se positionner par rapport
à l’information d’origine. Mais finalement, l’impression dominante pour les
internautes face aux dispositifs participatifs sur les sites de presse est celle d’un
flottement, d’un laisser-faire menant au laisser-aller, se concluant souvent par le
désintérêt.
LES FREINS À UNE PARTICIPATION PROFITABLE :
OUVRIR DES ESPACES NE SUFFIT PAS À DONNER DU SENS ET DE LA VALEUR
L’activité d’écriture peut prendre différentes formes, servir des objectifs variés.
Pour qui, pourquoi, comment et de quoi parle-t-on ? Des réponses claires à ces
questions guident l’écriture des journalistes, et devraient aussi guider celle des
contributeurs. En effet, si la participation est simplement une liberté de « réagir »,
de « commenter », sans que soit précisée la nature attendue de ces commentaires
et réactions, sans que soit déterminée, qualifiée, responsabilisée et, finalement
« contractualisée » la prise de parole, alors on obtient ces espaces « sauvages »,
où cohabitent des usages indéterminés et multiples, en rupture avec les espaces
éditoriaux maîtrisés et avec la proposition de valeur du titre. Nous en venons
donc à amorcer l’idée d’un nécessaire « contrat d’écriture », pendant participatif
du « contrat de lecture », qui permettrait au titre d’encadrer l’UGC. Or, nous
communication & langages – n◦ 169 – Septembre 2011
9. La presse à l’épreuve du web participatif 71
constatons que rien n’est fait pour installer clairement et explicitement ce cadre : le
lecteur-contributeur n’est pas guidé. Il ne trouvera presque jamais ni explications
ni consignes pour utiliser les différents outils mis à sa disposition – comme si
ceux-ci allaient de soi, techniquement et socialement, comme si le dispositif était
naturel. Les rares cas de chartes ou règlements ont une vocation disciplinaire de
rappel de lois et de règles de civilité minimales : en aucun cas le titre ne verbalise ses
intentions, ses attentes, sa proposition, sa démarche, en un mot le projet qui appelle
la participation du lecteur, lui donne un sens, c’est-à-dire à la fois une valeur
et une direction. Cette absence de discours d’accompagnement et de règles dites
mène non seulement à l’inévitable confusion des genres décrite plus haut, mais
aussi à une forme de déresponsabilisation-irresponsabilité du titre, qui semble se
contenter d’ouvrir des portes, des pages, sans pour autant s’engager sur ce qui doit,
peut s’y passer. A-t-il finalement un projet ? Sait-il lui-même où il veut aller avec le
lecteur-contributeur ? En attendant des réponses, le « contrat d’écriture » n’existe
pas et la participation est aveugle, ou plutôt borgne, aiguillée par d’éventuelles
habitudes développées ailleurs sur le web (mais celles-ci sont-elles pertinentes
pour le média ?) et parfois par quelques injonctions impératives, exclamatives et
lapidaires (« Donnez votre avis ! » ou « Envoyez vos photos ! ») disséminées ça
et là.
De plus, aucun dialogue ou presque n’est établi entre le média et les
lecteurs-contributeurs : si le titre est parfois délocuté ou virtuellement allocutaire
dans les contributions, il n’est jamais réellement interlocuteur. Globalement,
le titre, ou plutôt son incarnation qu’est le journaliste, n’est pas impliqué, ne
répond pas, ne donne pas de signe selon lequel il lirait les contributions (sauf
sur quelques blogs de journalistes, sur les rares forums dotés d’un « modérateur »
actif et porte-parole du titre, ou encore évidemment sur les chats). Ainsi, la
relation n’est ni symétrique ni horizontale ; le titre se positionne comme en
dehors des espaces participatifs, lointain, surplombant, inaccessible. Ce qui change
fondamentalement dans la relation au titre, ce n’est pas un lien resserré, ou un rôle
inversé, mais plutôt le passage d’une relation dyadique titre/lecteur à une relation
triadique titre/lecteur/contributeur – sans que soit pour autant clarifiée la relation
de ce nouvel entrant avec le titre, le lecteur ou ses homologues contributeurs.
Les relations entre les acteurs restent donc floues ; et en analysant la façon dont
les outils et les contenus participatifs sont articulés au rédactionnel, on s’aperçoit
que les relations entre les contenus sont distantes. La place – et partant, la valeur –
qui est accordée à l’UGC par rapport au reste des contenus, reste pour le moins
modeste. Sur les pages d’accueil, pour commencer, ils sont très peu promus.
Apparaissent assez souvent le nombre de commentaires pour certains articles (sous
une forme non cliquable, ou renvoyant à l’article et non aux commentaires) et
quelques sondages (forme participative très fermée), mais rarement des liens vers
les forums, les blogs, ou des articles envoyés ; seul 20 minutes arborait alors une
colonne entière (qui a depuis disparu). Au niveau de l’architecture globale des sites
comme de l’architecture des pages, la participation semble généralement annexée
plus qu’intégrée et, loin d’être tissée à l’éditorial, elle est reléguée comme paratexte,
rarement en co-présence. Les commentaires sont le plus souvent séparés des articles
(il faut cliquer et aller sur une autre page pour les lire, ou au minimum passer
communication & langages – n◦ 169 – Septembre 2011
10. 72 La communication revisitée par la conversation
par-dessus un bloc de texte ou une publicité intercalés). Les « rubriques outils »
(forums, blogs. . .) ne sont pas intégrées au rubriquage thématique (économie,
politique, etc.) mais toujours séparées, mises de côté dans un onglet plus ou moins
explicite et catégorisées par type d’outil, ce qui implique que le lecteur, pour lire
une contribution, choisisse délibérément un mode de participation (forum par
exemple) avant de choisir un thème – un parcours plutôt improbable. Comme
les liens hypertextes renvoyant du rédactionnel vers le participatif sont par ailleurs
quasi inexistants, de même que toute mise en avant contextuelle ou non, le lecteur
a finalement peu d’opportunités de croiser de l’UGC, à moins d’aller le chercher
délibérément. Et pour ceux qui le trouvent, se posent des problèmes de lisibilité :
en effet, quand les contributions s’accumulent, elles sont uniquement classées
par récence ; rien ne permet de reconstituer de façon synoptique la trame des
débats entre certains contributeurs, ni de faire remonter les contributions les plus
pertinentes. Là où le rédactionnel est soigneusement organisé et valorisé, l’UGC est
donné par le titre comme un matériau brut, charge au lecteur s’il en a la patience
d’en extraire la valeur. La visibilité du participatif n’est généralement pas meilleure
sur la version papier du journal : on relève parfois quelques renvois sur le site web
pour participer, mais l’UGC n’est pas directement donné à lire.
Cette absence de synergie entre le participatif et le rédactionnel, online et
offline, de même que la rupture et la hiérarchisation spatiales, et donc symboliques,
entre la parole du titre et celle du lecteur-contributeur, indiquent une difficulté
des professionnels des médias à s’approprier l’usage, à l’intégrer en profondeur,
voire peut-être à assumer ce contenu qu’ils ne maîtrisent pas. On pourrait voir
dans cette mise à distance qui poind dans la mise en scène une forme de censure
masquée : derrière des apparences de liberté, une mise en quarantaine. On peut
faire l’hypothèse que l’objectif visé par les responsables du média ne soit pas
réellement de donner la parole, mais de se vêtir des atours séduisants d’une
idéologie valorisante pour le consommateur (et plus prosaïquement de suivre une
tendance dont ils entendent dire qu’elle est incontournable). La participation n’est
alors pas une fin mais un moyen ; l’objet mis en scène n’est pas le « dit » des
lecteurs mais le « pouvoir dire » orchestré par le titre et incarné par les outils. Pour
preuve, les appels à la participation sont beaucoup plus visibles que les contenus
ainsi produits. Et la feinte ne tarde pas à sauter aux yeux.
Le participatif tel qu’il est construit par les sites de presse observés se résume
à des prothèses technologiques dissociées de la marque, des coquilles vides car pas
encore investies, par les émetteurs ou par les utilisateurs, d’un réel sens. En l’état,
pour le public, les participations ne sont pas perçues comme intégrées et maîtrisées
par le titre, mais comme lui échappant, pour le meilleur et pour le pire. Si bien que
le participatif reste en pratique un accessoire très secondaire, plus ou moins utile et
utilisable, dont le titre n’est pas vraiment perçu comme « responsable », dans tous
les sens du terme. En écho (en réponse ?) à la mise à distance par le titre vient donc
la mise à distance par les internautes.
Du côté des participants, on s’aperçoit que le frein profond à l’écriture, au-delà
du manque de temps ou du barrage de l’inscription, tient à un sentiment de
vanité de l’effort dont ils anticipent qu’il ne sera pas récompensé. L’absence
d’interlocuteurs de qualité (experts avec qui échanger, journalistes répondant aux
communication & langages – n◦ 169 – Septembre 2011
11. La presse à l’épreuve du web participatif 73
lecteurs), la cannibalisation des contributions « élaborées » par les conversations
« gratuites », l’évanescence spatio-temporelle des commentaires qui disparaissent
dans la masse sont autant de raisons de découragement. C’est parce qu’il
considère qu’il ne sera pas lu (par le titre, par les autres lecteurs) que souvent
le lecteur n’écrit pas ; il attend une plus grande fécondité, une participation qui
produise quelque chose, mène quelque part, soit une véritable interaction ; il a
besoin d’une finalité et d’un feedback. Parce qu’il échoue finalement, en l’état,
à inscrire le consommateur-contributeur comme partie d’un tout, le participatif
échoue également à créer l’implication et la fidélisation que le média pouvait
espérer.
Les lecteurs demandent un filtrage, une gestion de la participation plus
sélective et organisatrice par le titre. On s’aperçoit vite en les interrogeant qu’ils
s’attendent à ce que le contrat de lecture papier fonde un contrat d’écriture en
continuité ; pour eux, les espaces participatifs ne devraient pas être en rupture,
mais articulés, intégrés, éditorialisés, de sorte à devenir un complément pertinent
d’information. Le parcours de lecture naturel aujourd’hui, qui consiste à passer
d’abord par l’éditorial, puis à dériver éventuellement sur l’UGC, est suscité par
le dispositif, et semble correspondre à la hiérarchie des valeurs pour l’utilisateur.
Mais si le dispositif était différent, la hiérarchie des valeurs n’évoluerait-elle pas
également ?
DU « CONTRAT DE LECTURE » AU « CONTRAT DE CONVERSATION » :
POUR UNE VALORISATION MAÎTRISÉE DE LA PARTICIPATION
Pour le public comme pour le titre, il s’agit au minimum d’éviter les contributions
les plus indésirables, c’est-à-dire hors sujet et/ou agressives et/ou vulgaires. Pour
ce faire, les titres adoptent principalement une stratégie répressive : en réponse à
ces dérives potentielles, et pour juguler les participants les plus « provocateurs »,
ils s’appuient sur la modération, a priori (les contributions ne sont publiées
qu’après avoir été lues et approuvées) ou plus souvent a posteriori (les contributions
sont publiées instantanément mais peuvent être supprimées par la suite), afin
de nettoyer les commentaires offensifs. Sur certains forums, cette modération
s’incarne dans la figure du modérateur ou de l’administrateur, qui veille sur les
échanges entre membres. Des systèmes d’« automodération » permettent aux
lecteurs-contributeurs de signaler eux-mêmes au titre des écrits qu’ils jugent
inacceptables. Enfin, certains titres désactivent d’emblée la fonction commentaires
sur certains articles trop polémiques et jugés à risque6 .
Une autre stratégie consiste à prendre le problème plus en amont, en
restreignant l’accès à l’écriture afin d’opérer une certaine sélection non pas des
contributions mais des contributeurs. Le Monde, par exemple, a fait le choix de
n’ouvrir la participation qu’aux abonnés payants, soit au lectorat le plus impliqué
et le plus susceptible de collaborer de façon constructive. De fait, les lecteurs
interrogés tendent à considérer les commentaires sur Le Monde comme plus
respectueux, relativement en phase avec l’identité du titre.
6. C’est le cas notamment des articles concernant le conflit israélo-palestinien.
communication & langages – n◦ 169 – Septembre 2011
12. 74 La communication revisitée par la conversation
PAS DE CONVERSATION BÉNÉFIQUE DANS UN DISPOSITIF MÉDIATIQUE SANS CONTRAT
SYMBOLIQUE
Nous envisageons ici une solution complémentaire, qui serait de mieux poser
les règles et de favoriser les contributions de type réellement conversationnel
en responsabilisant les auteurs, en inscrivant la participation dans une logique
constructive favorable au sentiment de reconnaissance et d’appartenance, en la
soumettant elle aussi à un contrat, ou à des contrats, qui donnent du sens à
l’écriture et déterminent les termes de la situation de communication. Il s’agit
de clarifier le projet qui fait aujourd’hui défaut aux espaces participatifs. Il nous
semble indispensable de distinguer trois configurations possibles, trois situations
de communication et d’écriture, que nous décririons ainsi : « parler chez le titre »,
« parler avec le titre » et « parler comme le titre ». Les deux premières sont deux
formes conversationnelles. « Parler chez le titre » correspond aux échanges entre
lecteurs-contributeurs ; le titre joue un rôle d’hôte, une fonction d’accueil, en
fournissant un lieu de rencontre, des sujets de discussion, une certaine forme
d’accompagnement, bref, un cadre pour des conversations motivées par le plaisir
de partager des points de vue avec des pairs.
« Parler avec le titre » est un dialogue différent, permettant au lectorat
d’entrer en contact avec les équipes, pour interroger les journalistes, exprimer
sa satisfaction, sa déception ou ses idées sur les productions du titre. Ce dernier
garde son rôle traditionnel mais peut modifier réellement son rapport au public s’il
profite d’Internet pour intégrer ce dialogue avec son lectorat de façon systématique,
au-delà des limites du classique « courrier des lecteurs », comme moteur
d’amélioration de l’offre et d’approfondissement de la relation au consommateur.
La dernière situation, « parler comme le titre », relève moins d’un modèle
conversationnel que de la co-production de contenus journalistiques : les
lecteurs-contributeurs proposent des articles, des chroniques, des images ou des
vidéos à valeur ajoutée, qui pourront être publiés. Cette forme de partenariat est
délicate car c’est dans ce cadre que peut se reposer le problème de la légitimité du
contenu « amateur » : le titre doit alors être explicite sur les critères de sélection,
apposer une sorte de tampon qualité, afin que les contributions fassent réellement
partie de son offre.
Ces trois configurations correspondent à des intentions d’écriture et de lecture
très différentes et leur cohabitation au sein des mêmes outils n’est pas souhaitable.
Une fois les pratiques différenciées, il semble nécessaire de délimiter et de dédier les
espaces participatifs afin que chaque usage ait sa place, en précisant les règles par un
discours d’accompagnement clair. Concrètement, aucun média ne devrait rédiger
des invitations à la participation sous forme d’injonction du type « réagissez » ou
« participez », comme c’est souvent le cas, mais des liens hypertextes distincts
renvoyant lecteurs et contributeurs vers des « échanges et débats entre membres »,
« remarques au journaliste/aux équipes » ou « propositions de complément
d’information », etc. En somme, ce sont des formes de conversations qui doivent
être données à la fois à lire et à écrire, chaque titre pouvant favoriser le type
de configuration qui correspond le mieux à son identité et à son lectorat ;
« conversez » étant la pire incitation qui soit à la conversation.
communication & langages – n◦ 169 – Septembre 2011
13. La presse à l’épreuve du web participatif 75
Le deuxième élément crucial dans la contractualisation de la participation
concerne la valorisation de l’UGC. Celle-ci passe pour les contributeurs par
une garantie de reconnaissance assurée par une forme de feedback. Lorsque le
lecteur-contributeur parle « chez » le titre, ce feedback peut être assuré par
une mise en scène des échanges interindividuels et des communautés. Le New
York Times fut ainsi un des premiers titres de presse à proposer un véritable
réseau social, permettant aux membres de créer leur profil, de centraliser leurs
contenus, de suivre d’autres membres et de se savoir suivis. La participation n’est
alors plus évanescente et vaine, elle est une façon d’exister au sein d’un groupe.
Lorsqu’il s’agit de parler « avec » le titre, ce sont l’accessibilité et la réactivité des
interlocuteurs qui permettent de boucler la boucle émission/réception. En ce qui
concerne le parler « comme » le titre, la sélection éditoriale et la mise en avant
de certains contenus prouvent que ces derniers sont pris en considération par
le titre et seront lus. Pour le lecteur, la valorisation passe aussi par la sélection
et la mise en avant, par des opérations de synthèse qui permettent d’extraire
l’information du bruit que peut créer un trop grand nombre de contributions.
La qualification, la redistribution, la connexion au rédactionnel de l’UGC doivent
donner une visibilité et une lisibilité qui facilitent la lecture tout en récompensant
les contributeurs.
Il est probable que les médias qui se développent sur le web pourraient tirer un
bien meilleur parti du participatif en posant clairement qui parle à qui et pourquoi,
en assumant et en valorisant la place du public. Si l’on pose que la notion de
« contrat de lecture » a un sens, il serait logique de travailler à des contrats de
conversation et d’écriture en continuité, soutenus par une énonciation éditoriale
cohérente et repérable. Contrairement à ce que laisse penser l’imaginaire de la
conversation, le participatif ne s’improvise pas.
LAURA PYNSON
communication & langages – n◦ 169 – Septembre 2011