1. Conférence du 18 octobre 2012
Anne PAUPE & Marie-Anne PAVEAU
La pluridisciplinarité au travail en SHS. Pistes
méthodologiques et propositions épistémologiques
2. Si c’est vert ou si ça bouge, c’est de la biologie. Si ça
pue, c’est de la chimie. Si ça ne fonctionne pas,
c’est de la physique (Arthur Bloch)
I have always been a little too electic. Unable to
make up my mind whether to be a scientist or a
humanist, I learned what I could about both
(Andrew Abbott, The Chaos of Disciplines, Preface)
3. 1.1. L’évidence de la discipline
– discipline et science
Fabiani 2006 : 11
Nous prenons pour allant de soi que “discipline” et “science”
sont équivalentes pour désigner l’ensemble des relations
entre des objets et des personnes qui font la spécificité d’un
domaine de savoir ou d’un programme de recherche.
– discipline et universalité
Fabiani 2006 : 11
On admet sans difficulté le caractère universel de la notion de
discipline pour désigner un corps de savoir étendu comme
articulation d’un objet, d’une méthode et d’un programme,
d’un côté, et comme mode d’occupation reconnaissable
d’une cofiguration plus vaste (i.e. l’ensemble des opérations
de savoir à un moment donné du temps), de l’autre.
4. – discipline et division & spécialisation du travail
Fabiani 2006 : 12
[…] parler de discipline, c’est désigner l’activité scientifique comme
une forme particulière de la division du travail dans le monde
social. La notion rend évidentes et palpables à la fois
l’organisation quotidienne de la recherche et de
l’enseignement, fondée sur la délimitation d’un type d’objetet
larépartition de tâches spécifiques, et la cohérence d’un horizon
de savoir entendu comme maîtrise cognitive croissante d’un
objet préalablement défini comme limité.
– discipline et autonomie
Morin 1994 : en ligne
Bien qu'englobée dans un ensemble scientifique plus vaste, une
discipline tend naturellement à l'autonomie, par la délimitation
de ses frontières, le langage qu'elle se constitue, les techniques
qu'elle est amenée à élaborer ou à utiliser, et éventuellement
par les théories qui lui sont propres.
5. – discipline, formation et style épistémologique
Chevallard 1988 : 101
Une formation épistémologique (au sein d’un univers culturel
déterminé) est constitué par un triplet [institution, domaine de
réalité, savoir]. Les trois instances composant une formation
épistémologique ne sont pas indépendantes : un domaine de
réalité n’existe que dans le cadre d’une institution et en
association avec le savoir (de l’institution) relatif à ce domaine
de réalité (l’institution pouvant être l’univers culturel lui-même) ;
un savoir est toujours le savoir produit par une institution à propos
d’un domaine de réalité produit (ou reproduit) par cette
institution (savoir et domaine de réalité étant les deux faces d’un
même existant institutionnel). Au sein d’un univers culturel
déterminé, une institution participe de plusieurs formations
épistémologiques (relatives à des domaines de réalité et à des
savoirs associés différents), en adoptant, vis-à-vis des savoirs
correspondants, des problématiques éventuellement différentes.
Une formation épistémologique relève d’un style épistémologique
déterminé, associé à un certain régime de savoir (ou régime
épistémologique). Quand il n’y a pas d’ambiguïté, on parlera
plus simplement du style (épistémologique) d’une institution
(sous-entendu : relativement à un certain savoir).
6. – tradition et innovation : T. Kuhn
Kuhn 1990 [1959] : 307
Pour faire son travail, le chercheur doit
adhérer à un ensemble complexe de
facteurs intellectuels et techniques. Mais sa
réputation, s’il a du talent et de la chance,
dépendra peut-être de sa capacité à
abandonner ce réseau d’adhésions, pour
en adopter un autre qu’il a lui-même
inventé. Très souvent, le chercheur
accompli doit faire simultanément preuve
d’un caractère traditionaliste et
iconoclaste.
12. 2.1. La prédisciplinarité
2.2. Le modèle de Toulmin
– Toulmin (1972 : 379-396) propose la division suivante :
(1) les disciplines compactes (compact disciplines)
– méthodologies et procédures standardisées
– répertoire de concepts, méthodes, outils et innovations soumis à évaluation,
modification et critères consensuels
– haut niveau de cohésion
– risque assèchement interne par hyperspécialisation et répétition du
mainstream
Morin 1994 : en ligne
Cependant l'institution disciplinaire entraîne à la fois un risque
d'hyperspécialisation du chercheur et un risque de "chosification" de l'objet
étudié dont on risque d'oublier qu'il est extrait ou construit. L'objet de la
discipline sera alors perçu comme une chose en soi ; les liaisons et solidarité
de cet objet avec d'autres objets, traités par d'autres disciplines, seront
négligées ainsi que les liaisons et solidarités avec l'univers dont l'objet fait
partie. La frontière disciplinaire, son langage et ses concepts propres vont
isoler la discipline par rapport aux autres et par rapport aux problèmes qui
chevauchent les disciplines. L'esprit hyperdisciplinaire va devenir un esprit de
propriétaire qui interdit toute incursion étrangère dans sa parcelle de savoir.
13. (2) Les disciplines diffuses (diffuse disciplines)
– pluralité des critères méthodologiques
– importance de la subjectivité individuelle dans l’approche de
l’objet
– faible cohésion
(3) les disciplines émergentes (would-be disciplines)
– mécanismes institutionnels sous-développés
– critères méthodologiques non encore stabilisés et mis en
discussion
– débat sur la légitimité d’approches dans la communauté
– visée : parvenir aux standards des sciences compactes
– très faible cohésion
14. 2.3. Le modèle fractal d’Abbott
Abbott 2006 [2001] : 42
Le concept de distinction fractale n’est pas seulement
utile pour comprendre la situation extérieure des
sciences sociales dans leur ensemble. Il procure aussi
un outil essentiel pour comprendre leur relations
internes. […]
Pour distinguer les différentes sciences sociales et les
positions prises au sein de chacune d’entre elles, on
utilise habituellement une série de couples
dichotomiques [par ex. : structure sociale vs culture,
individuel vs macroscopique, construit vs réaliste,
choix vs contrainte, conflit vs consensus, etc.] – […]
Tous ces couples d’oppositions sont autant de
distinctions fractales […] Dans un cadre
synchronique, si nous utilisons l’un de ces couples
pour distinguer différents groupes de chercheurs,
nous retrouverons la même distinction à l’intérieur de
chacun de ces groupes.
15.
16. 3.1. PLURI
3.2. INTER
Dumas 1999
L'INTERDISCIPLINARITÉ PAR LA THÉORIE
La science normale nous a habitués à la fermeture disciplinaire
comme première exigence théorique. Le découpage de
l'objet, l'isolement de la partie du tout est une condition
préalable à toute théorisation. Non seulement cette
réduction peut-elle permettre un séjour au royaume des
abstractions, mais elle assure la possibilité de vérification
expérimentale. […]
Des morceaux de théorie peuvent voyager et éclairer des zones
d'ombre d'un savoir naissant, mais jamais une théorie ne
pourra être importée en bloc.
17. L'INTERDISCIPLINARITÉ PAR L'OBJET
Qu'en est-il de l'objet ? Pourrait-on fédérer des
disciplines différentes « à l'invitation » d'un objet ?
La réponse ici doit être plus nuancée. Ce sont les
théories qui président à la construction de l'objet.
Elles le font par réduction de la réalité à ses
déterminations les plus essentielles. Les visées de
connaissance peuvent être différentes, mais l'objet
demeure le même prétexte. Par ailleurs, aucune
discipline ne peut prétendre la propriété exclusive
d'un objet. […]
Nous entrevoyons ici la raison fondamentale pour
laquelle l'objet pourrait être le lieu à partir duquel
l'interdisciplinarité devient impérieuse. C'est quand
l'objet apparaît dans une complexité inédite que
les diverses disciplines l'interrogent.
18. L'INTERDISCIPLINARITÉ PAR LA MÉTHODOLOGIE
les sciences humaines sont unifiées par la méthode, qu'elle
soit quantitative ou qualitative. Et l'intervention de ces
méthodes dans la démarche d'explication est largement
indé- pendante du contenu de l'objet à connaître. Par
conséquent, une discipline gardera sa vocation et sa
visée qui en font une spécialisation. L'interdisciplinarité
n'est l'objet d'aucune censure du point de vue du «
transport » des méthodes.
L'INTERDISCIPLINARITÉ PAR L'ACTION OU L'APPLICATION
La logique de l’action n’a rien en commun avec celle du
savoir.
En cela, elle est une entreprise éthique, car la création des
pratiques sociales implique l'engagement des sujets qui
devront négocier leur projet, leur imaginaire, leur désir.
Dans une perspective lacanienne, l'éthique, c'est avant
tout de ne pas céder devant son désir. Du point de vue de
l'action, la connaissance devient une variable parmi
d'autres. La recherche de solu- tions pour des problèmes
complexes exigerait, afin d’être éclairée, un recours quasi
forcé à l'interdis- ciplinarité.
20. 3.3. TRANS
3.4. POST
During 2006 : 103
En y réfléchissant, j’en vins à une conclusion un peu inattendue : le
problème n’est pas le flou des paramètres des Cultural Studies, mais
plutôt qu’au fond, nous ne comprenions pas bien ce que les disciplines
sont, en particulier quand on ne les considère plus seulement comme
des subdivisions de la connaissance, mais comme des formes de vie
institutionnelles.
During 2006 : 104
– Premièrement, comme les activités précises qui maintiennent au
quotidien chaque discipline dans l’institution [conférences,
enseignement, commissions de sélection, publications, procédures de
recherche, styles de subjectivité]
– Deuxièmement, comme les relations qui prennent place entre les
disciplines et les formations externes [ex. : structures de
professionnalisation, attentes des étudiants, bénéfices sociaux].
– Troisièmement […] comme une opération intellectuelle [arsenal de
méthodes, de rationalités et de problématisations distinctes, modalités
de reproduction et de légitimation professionnelles, au sein d’unités
d’organisation délimitées par ex. les départements auto- administrés].
21. Lévy 2008 : 199-200
Il serait donc temps de passer, pour le « continent des sciences
s’intéressant aux humains en tant qu’ils vivent ensemble (le
champ des sciences humaines et sociales ) », de la
fragmentation à une « maison commune » ou à un « espace
public » qui valoriserait les ressemblances et les
convergences. Il s’agirait d’inverser l’attitude actuelle (on
construit la plus grande part des savoirs séparément puis on
regarde s’il peut y avoir des points communs) et penser
l’horizon de la recherche sous la figure de la post-
disciplinarité, c’est-à-dire d’une a-disciplinarité principielle au
sein de cet ensemble.
22. 4.1. Problèmes institutionnels
4.1.1. L’interdisciplinarité cosmétique
– Sperber et la question des financements
4.1.2. La question de l’évaluation
– AERES 2012
4.2. Données scientifiques
4.2.1. L’asymétrie entre SHS et Sciences exactes et SVT
– Pierre Jacob dans Darbellay & Origgi 2010
23. 4.2.2. Les Concepts nomades
Dumas 1999 : 51
Mais en sciences humaines, la logique opératoire laisse
d'énormes résidus que sont les sphères de l'action et
de l'interprétation. Car l'objet en sciences humaines
se construit à l'intersection de l'action et de
l'interprétation. Cela spécifie d'une manière
déterminante la relation sujet-objet. F. Dumont (1981)
le rappelle, la culture n'est jamais posée devant soi
comme quelque chose d'exté- rieur. Il y a une
relation de constitution réciproque : les cultures ne
n'observent pas, nous en avons l'expérience.
L'objectivité se construit par la sédimentation de
pratiques sociales et la subjectivité y est introduite
comme un élément dynamique dans la
configuration de la réalité. Le langage est au cœur
de la réalité sociale ; il est aussi la condition de la
mise en place des activités pratiques.
24. Morin 1994 : en ligne
Certaines notions circulent et, souvent, traversent
clandestinement les frontières sans être détectées par les
"douaniers". Contrairement à l'idée, fort répandue, qu'une
notion n'a de pertinence que dans le champ disciplinaire
où elle est née, certaines notions migratrices fécondent un
nouveau champ où elles vont s'enraciner, même au prix
d'un contre-sens. B. Mandelbrot va même jusqu'à dire qu'
"un des outils les plus puissants de la science, le seul
universel, c'est le contresens manié par un chercheur de
talent". De fait, une erreur par rapport à un système de
références peut devenir une vérité dans un autre type de
système. La notion d'information, issue de la pratique
sociale, a pris un sens scientifique précis, nouveau, dans la
théorie de Shannon, puis elle a migré dans la biologie pour
s'inscrire dans le gène ; là elle s'est associée à la notion de
code, issue du langage juridique, qui s'est biologisée dans
la notion de code génétique. La biologie moléculaire
oublie souvent que sans ces notions de patrimoine, code,
information, message, d'origine anthropo-sociomorphe,
l'organisation vivante serait inintelligible.
25. 4.2.3. La marginalité créative (creative marginality)
Rothman et al. 2001 : 65
– As disciplines grow and become dense with theorists, there
is an overcrowding in the academic field with many
scholars studying the same patrimony and asking the
same questions. Such density is not characterized by
innovation.
– As some scholars move away from the mainstream and
toward the margins of the field, they begin to look toward
the margins of other fields that may overlap and fill in
those gaps. This interaction outside of disciplinary
boundaries provides the grounds for intellectual cross-
fertilization, and it is often the site at which innovation
occurs. « Not only are the margins less densely populated,
providing more room to grow, but successful combinations
of material from two sub fields typically allows greater
scope for creativity. In fact, the greatest accumulation of
incremental advances takes place at the intersection of
fields » (Dogan, Pahre 1990).
26. Didier 2011 : 18-19
Je crois que la très grande majorité des humains se
bornent à prendre ce qui arrive comme une donnée
incontestable, non questionnable, une donnée qu’il
faut subir même si on doit s’en plaindre. Un bel exemple
d’un questionnement radical d’un enfant, c’est celui
d’un ami dont les parents m’ont raconté qu’il n’a pas
parlé, qu’il n’a pas prononcé un mot pendant quatre
ans. Un jour, à table, il a posé cette question devant ses
parents, ce fut sa première parole : « Pourquoi je vois
pas mes yeux ? » Sacrée question ! Les enfants sont
d’abord des explorateurs qui vont questionner et
subvertir les objets que les adultes ont depuis longtemps
appris à voir sous l’angle de leur utilité, ou tout
simplement, comme des « évidences ». Les enfants font
pipi dans les pots de fleurs.
27.
28.
29. Références
Chevallard Y. 1988, « Esquisse d’une théorie formelle du didactique », Communication au
Premier colloque franco-allemand de didactique des mathématiques et de
l’informatique (CIRM, Marseille, 16-21 novembre 1986). Paru in C. Laborde (éd.), Actes,
La Pensée sauvage, Grenoble, p. 97-106
Darbellay F., Paulsen T., 2008, Le défi de l'inter- et transdisciplinarité : concepts, méthodes et
pratiques innovantes dans l’enseignement et la recherche, Lausanne, Presses
polytechniques et universitaires romandes.
Darbellay F., Origgi G., 2010, Repenser l’interdisciplinarite, Genève, Éd. Slatkine
During Simon, « Les Cultural Studies forment-elles une discipline ? Est-ce important ? »,
Littérature, 2006/4 n° 144, p. 101-118
Fabiani J.-L., 2006, « A quoi sert la notion de discipline ? », dans Qu’est-ce qu’une
discipline ?, Enquête, Paris, Editions de l’EHESS, p. 11-34.
Feldman J., 2002, « Objectivité et subjectivité en science. Quelques aperçus », Revue
européenne des sciences sociales, http://ress.revues.org/577
Kuhn T.S., 1990 [1977], La tension essentielle. Tradition et changement dans les sciences
(1959 : « La tension essentielle. Tradition et innovation dans la recherche scientifique »),
Paris Gallimard.
Kuhn T.S., 1999 [1962], La structure des révolutions scientifiques, Paris, Flammarion.
Lahire B., 2012, Monde pluriel. Penser l’unité des sciences sociales, Paris, Seuil.
Lévy J., 2008, « Sortir du pavillon disciplinaire, dans Darbellay F., Paulsen T., 2008, Le défi de
l'inter- et transdisciplinarité : concepts, méthodes et pratiques innovantes dans
l’enseignement et la recherche, Lausanne, Presses polytechniques et universitaires
romandes, 194-217.
Morin E., 1994, « Sur l'interdisciplinarité », Bulletin Interactif du CIRET Centre International de
Recherches et Études transdisciplinaires, n° 2 :
http://basarab.nicolescu.perso.sfr.fr/ciret/bulletin/b2c2.php.
Sperber D., 2010, « Pourquoi repenser l’interdisciplinarité ? », dans Darbellay, Origgi 2010.
Toulmin, S. E., 1972, Human Understanding. The Collective Use and Evolution of Concepts.
Princeton, NJ: Princeton University Press
30. Les slides de la conférence seront mises en ligne sur le
carnet de recherche
La pensée du discours
http://penseedudiscours.hypotheses.org/