La justice transitionnelle dans le monde francophone : état des lieux Conference Paper 2/2007
1. La justice transitionnelle dans le
monde francophone : état des lieux
Conference Paper 2/2007
Dealing with the Past – Series
Schweizerische Eidgenossenschaft Ministère des Affaires étrangères de la République française
Confédération suisse
Confederazione Svizzera Centre international pour la justice transitionnelle
Confederaziun svizra
Centre sous-régional des Nations Unies pour les droits de
Département fédéral des affaires étrangères DFAE l'homme et la démocratie en Afrique centrale
3. Conference Paper 2 | 2007
Dealing with the Past – Series
La justice transitionnelle dans le monde
francophone : état des lieux
Mô Bleeker, General Editor
4. A propos des organisateurs du séminaire
tenu à Yaoundé, Cameroun, du 4 au 6 décembre 2006
La Division politique IV du Département fédéral des
affaires étrangères s'occupe de sécurité humaine. Elle
se concentre sur des politiques de promotion de la
paix, de droits de l'homme et de politique humanitaire
et de migration, et l'action de son Pool d'experts pour
la promotion civile des conflits. Ses engagements en
faveur de la transformation des conflits couvrent
notamment la médiation, le partage du pouvoir, la
démocratisation, la réforme du secteur de la sécurité et
le traitement du passé.
La Sous-direction de la gouvernance démocratique
met en œuvre, au sein de la Direction des Politiques de
Développement de la Direction Générale de la
Coopération Internationale et du Développement
(DGCID), la coopération dans les secteurs suivants :
état de droit et libertés, prévention des conflits et
reconstruction, modernisation de l’État et gouvernance
locale, gouvernance financière et cadres stratégiques
de lutte contre la pauvreté.
Le Centre international pour la justice transitionnelle
porte assistance à des pays confrontés à l'héritage d'un
passé de violations massives et systématiques des
droits de l'homme. Il oeuvre au sein de sociétés sortant
de régimes autoritaires ou de conflits armés, aussi bien
que de démocraties établies qui n'ont pas résolu les
injustices passées. Fondé en 2001, le Centre compte
aujourd'hui une quarantaine de collaborateurs et des
bureaux à New York, Cape Town, Bruxelles et Genève.
Le Centre des Nations Unies pour les droits de
l’homme et la démocratie en Afrique centrale a pour
mission de contribuer au développement de la culture
des droits de l‘homme et de la démocratie en vue de
prévenir les conflits et de promouvoir la paix et le
développement durables en Afrique centrale. Ses
principaux axes d’action sont l’éducation aux droits de
l’homme et à la démocratie, le renforcement des
capacités gouvernementales, des institutions
nationales et l’appui à la société civile.
Ce rapport contient les textes des présentations qui ont été effectuées dans le cadre du
séminaire tenu du 4 au 6 décembre 2006 à Yaoundé. Au même titre que les opinions qui ont
été formulées à cette occasion, les présents écrits n'engagent exclusivement que leurs
auteurs ainsi que leur propre responsabilité et en aucune manière ne sont constitutifs d'une
position officielle du gouvernement suisse ou français.
5. Table des matières
1 Introduction _____________________________________1
2 Justice transitionnelle : principes et standards
internationaux — un état des lieux _________________3
2.1 Un état des lieux des principes et standards internationaux de la
justice transitionnelle
Louis Joinet 3
3 Mécanismes de la justice transitionnelle ___________17
3.1 Commissions de vérité : mythes et leçons apprises
Eduardo González Cueva 17
3.2 Cour pénale internationale et principe de la complémentarité
Wilbert van Hovell 21
3.3 Le système gacaca au Rwanda : avantages et limites
Joseph Sanane Chiko 29
3.4 Réforme du système de sécurité et procédures de vérification
et de filtrage de la fonction publique (vetting)
Alexander Mayer-Rieckh 43
3.5 Politique de réparations : rôle normatif et défis des questions
de genre et de l'identité
Paige Arthur 53
3.6 Politiques de réparation et réhabilitation des victimes
Lucien Toulou 61
4 La justice transitionnelle dans tous ses états :
études de cas____________________________________71
4.1 Justice transitionnelle et construction d’une paix durable :
des agendas complémentaires
Mô Bleeker 71
4.2 Afrique du Sud
Olivier Kambala wa Kambala 83
4.3 République démocratique du Congo
Dieudonné Diku Mpongola 105
4.4 Burundi
Clotilde Ngendakumana 115
4.5 Pérou
Eduardo González Cueva 125
4.6 Ouganda
Chris Mburu 131
4.7 Tchad
Jacqueline Moudeina 141
6. 4.8 Algérie
Nassera Dutour 147
Annexes___________________________________________157
A. Recommandations du séminaire 157
B. Allocutions liminaires 159
C. Allocutions de clôture 171
D. Auteurs 177
Bibliographie ______________________________________183
7. Introduction
1 Introduction
Du 4 au 6 décembre 2006, un séminaire international sur l’état des lieux de la
justice transitionnelle dans le monde francophone a eu lieu à Yaoundé (Cameroun).
Il a été organisé conjointement par le ministère français des Affaires
étrangères, le Département fédéral des affaires étrangères de Suisse, le Centre
sous-régional des Nations Unies pour les droits de l’homme et la démocratie
en Afrique centrale et le Centre international pour la justice transitionnelle
(ICTJ).
Ce séminaire a réuni une cinquantaine d'experts, acteurs clés d’horizons variés
et praticiens de la justice transitionnelle, représentants de gouvernements,
d’organisations non gouvernementales, d’universités et de diverses
institutions internationales. Ces personnalités francophones, en provenance
d'une vingtaine de pays ont, pendant trois jours, partagé leurs expériences,
leurs savoirs, leurs doutes et leurs inquiétudes relatifs à la justice
transitionnelle.
C'était aussi la première fois que cette thématique était abordée en référence à
un contexte francophone, permettant de s'interroger sur les spécificités des
expériences et des besoins des sociétés situées dans des espaces francophones
et confrontées à un héritage douloureux du passé.
Le séminaire se proposait plusieurs objectifs :
1. Faire l’état des lieux des initiatives de justice transitionnelle dans les
sociétés du monde francophone, notamment africain.
2. Identifier les concepts, les leçons apprises et les bonnes pratiques en
matière de justice transitionnelle.
3. Comprendre comment les expériences de justice transitionnelle ont
contribué au renforcement des droits de l’homme, à la promotion de la
réconciliation et de la paix.
4. Identifier les principaux défis qui se sont posés aux initiatives prises en
matière de justice transitionnelle dans les sociétés du monde
francophone , comme les mécanismes de recherche de la vérité dans
plusieurs pays africains, les efforts engagés dans la lutte contre
l’impunité et les tensions entre la paix et la justice qu’elle engendre dans
certains pays en transition.
5. Identifier un certain nombre de stratégies à mettre en œuvre à court et à
moyen terme, qui permettront de développer de meilleures pratiques
sur le terrain, des échanges d’expériences, le renforcement des capacités
et des connaissances des acteurs, des praticiens et des décideurs
politiques, ainsi que la recherche dans le domaine de la justice
transitionnelle.
1
8. La justice transitionnelle dans le monde francophone
6. Réfléchir aux modalités pratiques d’application de la justice
transitionnelle dans les régimes juridiques de tradition française et dans
les différents contextes juridiques, culturels et politiques africains.
Ce document contient les communications présentées lors de ce séminaire.
Nous avons jugé utile d’y adjoindre une bibliographie générale et quelques
liens Internet pour celles et ceux qui veulent effectuer de plus amples
recherches. La liste des participants, ainsi que le programme détaillé sont
disponibles auprès des organisateurs ou sur leurs sites Internet.
Comme le vocabulaire de la justice transitionnelle nous vient essentiellement
des pays anglophones, nous avons opéré certains choix linguistiques pour
cette édition française. Nous avons par exemple opté pour conserver
l’expression « justice transitionnelle », communément utilisée, même si c’est
un anglicisme. Le terme vetting est traduit par « procédure de vérification et
de filtrage de la fonction publique », le terme accountability par « transparence
administrative » et l’expression empowerment of citizens (control capacity) par
« renforcement de la capacité de contrôle citoyen ».
Ce séminaire a été riche en échanges, débats et questionnements. Il a permis
d'approfondir la réflexion sur les exigences de la paix, de la réconciliation et
de la justice, qui sont de grande actualité dans de nombreux pays du continent
africain et dans le monde francophone en général. Ces situations sont
effectivement très complexes et requièrent des sociétés en reconstruction
qu'elles gèrent des équilibres délicats en réponse aux besoins parfois
contradictoires auxquels elles font face. La remarque de Louis Joinet, dans sa
communication au séminaire, illustre bien notre préoccupation commune, à
savoir le besoin de développer des réflexions qui puissent éclairer et enrichir
la pratique depuis divers contextes culturels, juridiques et politiques : « les
principes et standards que devrait respecter la justice transitionnelle [...],
stricto sensu, n’existent pas ou du moins pas encore. Le concept de justice
transitionnelle est d’apparition trop récente pour qu’il puisse être inséré dans
le corset d’une démarche normative. Il doit conserver toute sa créativité
potentielle. Tout au plus peut-il être théorisé. Tel est le but de la présente
contribution. Il faut en débattre. D’où l’importance de ce séminaire qui nous
accueille à Yaoundé ».
Pour conclure, nous ne pouvons donc que souligner l’importance de
poursuivre ce dialogue et ces échanges d’expériences, notamment entre les
praticiens et praticiennes du continent africain, qui ont en partage la langue
française. Yaoundé II est déjà à l’horizon !
2
9. Justice transitionnelle : principes et standards internationaux – un état des lieux
2 Justice transitionnelle : principes et standards
internationaux — un état des lieux
2.1 Un état des lieux des principes et standards
internationaux de la justice transitionnelle
Louis Joinet
2.1.1 Introduction
Avant de procéder à cet état des lieux, j’aimerais faire quelques commentaires
pour clarifier certains concepts.
1. « Justice de transition » ou « justice transitionnelle » ? Étant
francophone, je préfère la première dénomination mais retiens la
seconde, désormais francisée et communément admise comme concept
de droit international.
2. On a parfois tendance à considérer la question de la justice
transitionnelle comme un « en soi » alors qu’elle n’est le plus souvent
que l’un des aspects particuliers, à un moment déterminant de l’histoire
d’un pays, d’un processus plus global dit « de transition politique ». Un
tel processus ne concerne donc pas que la seule administration de la
justice. Devant toujours être resitué dans le contexte plus global du
processus de transition politique en cours, il concerne tout autant
l’Exécutif (gouvernement de transition — et non provisoire — mis en
place selon une procédure négociée et pour une période donnée), le
Législatif (gouverner par décret ou toute autre forme dans l‘attente de
l’installation d’une instance législative élue) que le Judiciaire.
3. Chacun de ces processus politiques a sa propre spécificité. Aucun ne
ressemble à l’autre. On peut cependant distinguer deux grandes
catégories :
– d’une part les processus qui accompagnent le passage de la guerre
vers la paix par la négociation d’un accord de paix au terme duquel le
bulletin de vote se substitue progressivement aux armes, notamment
celles de la guérilla ;
– d’autre part ceux qui, n’étant pas liés à un conflit armé, ont pour objet
de progressivement faciliter le passage d’un régime autoritaire, voire
totalitaire, à un état de droit par la négociation d’un accord politique
de transition, quelle que soit sa dénomination (dialogue national,
coalition ou pacte démocratique, plate-forme nationale ou autres).
3
10. La justice transitionnelle dans le monde francophone
4. « Réconciliation » ou « conciliation » ? Mon rapport à la Sous-
Commission des droits de l’homme des Nations Unies sur la protection
et la promotion des droits de l’homme par la lutte contre l’impunité1
préconise l’emploi du terme « conciliation » préalablement à celui de
« réconciliation ». La conciliation relève de la démarche collective. Elle
implique, à un moment ou un autre, un minimum de dialogue. La
réconciliation, en revanche, relève de la morale en ce qu’elle passe par
un acte personnel, le pardon. Mais à qui pardonner si l’auteur n’est
toujours pas identifié ? Pourquoi lui pardonner s’il n’a pas manifesté le
moindre repentir ? Le pardon implique qu’il soit demandé. Pour
pouvoir tourner la page, dit-on, encore faut-il qu’elle ait été lue.
Qu’il s’agisse d’un accord de paix ou d’un accord politique, quelles sont, dans
ces deux cas de figure, les problématiques communes ? Tout processus
transitionnel est rapidement confronté à trois fortes demandes sociales : le
droit de savoir, le droit à la justice, le droit à réparation, droits qui sont
étroitement liés à l’administration de la justice transitionnelle. Pour des
raisons de temps, nous nous limiterons à l'examen des deux premiers.
2.1.2 Justice transitionnelle et droit de savoir
Avant même que ne passe la justice, une réponse doit être apportée au
« besoin de savoir ». Telle est la thèse avancée dans le rapport précité sur
l’impunité. Deux raisons à cela : il s’agit certes d’un droit individuel qui, pour
la victime, facilitera ultérieurement l’exercice de son « droit à la justice » ; mais
il s’agit surtout d’un droit collectif qui trouve ses racines dans cette lancinante
question qui se pose à tous, oppresseurs et opprimés : « Comment en est-on
arrivé là ? »
D’où l’émergence relativement récente, au fur et à mesure de la chute des
régimes autoritaires ou dictatoriaux, d’une double préoccupation pour
répondre à cette question : créer, quelle qu’en soit la dénomination, des
commissions non judiciaires d’enquête communément appelées commissions
de vérité et réconciliation et assurer à bref délai la préservation des archives
de l’oppression.
______________________
1 E/CN.4/Sub.2/1997/20/Rev.1.
4
11. Justice transitionnelle : principes et standards internationaux – un état des lieux
2.1.2.1 Justice transitionnelle et commissions de vérité et réconciliation
C’est ce droit de savoir qui, dans de nombreux pays en sortie de crise, est à
l’origine de la création de telles commissions, dans l’attente que la justice soit
en mesure de prendre le relais. Leur mission est donc moins de recueillir des
preuves de type judiciaire que des informations permettant de mieux
comprendre les mécanismes de l’oppression violatrice pour en éviter le
renouvellement.
Dans la mesure du possible, de telles investigations doivent être menées à
relativement bref délai, avec célérité et, soulignons le encore, sans revêtir un
caractère judiciaire. Il faut en effet éviter, par exemple, ce que fut la triste
expérience de la France en 1944 lorsqu’à la Libération, plusieurs milliers de
personnes furent exécutées avec la caution d’une justice transitionnelle
expéditive. Une bonne justice, fût-elle transitionnelle, ne saurait être sommaire
sauf à devenir une parodie de justice de nature à compromettre le processus
transitionnel lui-même.
Les pionniers des commissions de vérité et réconciliation furent les Argentins
puis les Chiliens. La première de ces commissions a été créée en 1984 à Buenos
Aires, après la chute de la dictature, par le président Alfonsin
démocratiquement élu. Dénommée « Commission nationale sur les personnes
disparues » (CONADEP), ses travaux ont essentiellement porté sur les
disparitions forcées. Son rapport a été publié en septembre 1984 et les
nombreux témoignages recueillis ont permis d’identifier des lieux clandestins
de détention.
Au Chili, le président Alwyn créa la Commission nationale de vérité et
réconciliation par décret du 25 avril 1990. Son mandat, plus large, portait sur
l'ensemble des violations des droits de l'homme. Son rapport, publié en 1991,
illustre tout à fait cette recherche, en période de transition, du « Comment
avons-nous pu en arriver là ? » L’un de ses chapitres est par exemple consacré
à l’analyse du comportement de la société chilienne sous la dictature. Y sont
successivement analysés le comportement de la classe politique, celui des
syndicats, de la presse, des organisations non gouvernementales, des églises,
etc. Ce fut l’amorce d’un premier examen de conscience collectif, initialement
scellé par un acte symbolique également collectif très fort auquel j’ai assisté.
Le jour de son intronisation, le président Alwyn a conduit sur les lieux même
du Stade national — où tant de citoyens avaient été détenus, persécutés,
torturés lors du coup d’État de 1973 — une cérémonie au cours de laquelle,
dans un long et impressionnant silence, ont « défilé » sur le tableau d’affichage
du stade les noms de milliers de Chiliens disparus.
Puis on est passé, conciliation aidant, à un dialogue permettant de favoriser
l’amorce d’une lente évolution vers un éventuel processus de réconciliation.
5
12. La justice transitionnelle dans le monde francophone
C’est ainsi que quelques années plus tard ont été mises en place des « tables
rondes » auxquelles participaient d’une part des représentants des victimes,
de la société civile ainsi que des autorités civiles, et d’autre part des militaires
représentant en quelque sorte l’institution des anciens oppresseurs impliqués
dans les violations graves des droits de l’homme, spécialement en ce qui
concerne la pratique des disparitions forcées.
Le but était de commencer à apporter une réponse à cette autre question
qu’implique le droit de savoir : « Que sont-ils devenus ? » Même si beaucoup
reste à faire, c’est en partie grâce à ce processus que l’on a réussi, avec la
coopération de certains militaires chiliens, à localiser des charniers, à identifier
des corps de disparus et ainsi permis à des familles d’assumer leur deuil.
Le cas de l’Afrique du Sud mis à part (pour des raisons spécifiques sur
lesquelles nous reviendrons), de nombreuses autres commissions du même
type ont été créées par la suite, notamment en El Salvador, au Guatemala, au
Ghana, au Nigéria, en Équateur, à Panama, au Pérou, au Timor oriental, etc.
Ces commissions remplissent par ailleurs une mission essentielle de
réhabilitation à l’égard des défenseurs des droits de l’homme. Quand la roue
de l’histoire finit par tourner, on s’aperçoit que les allégations des
organisations non gouvernementales, généralement qualifiées de
grossièrement mensongères par les États concernés, étaient bien en deçà de la
réalité finalement révélée.
2.1.2.2 Transition et préservation des archives de l’oppression
Autre aspect essentiel du droit de savoir, la question de la préservation des
archives de l’oppression : « La connaissance par un peuple de l’histoire de son
oppression appartient à son patrimoine et comme telle doit être préservée par
des mesures appropriées au nom du devoir de mémoire qui incombe à l’État.
Ces mesures ont pour but de préserver de l’oubli la mémoire collective
notamment pour se prémunir contre le développement de thèses
révisionnistes et négationnistes »2.
Pour préserver ce précieux auxiliaire du droit de savoir, puis par la suite du
droit à la justice, que sont les archives de l’oppression, des mesures
conservatoires doivent être prises dès qu’est amorcé le processus de transition,
pour éviter qu’elles ne disparaissent. Le rapport précité propose justement
______________________
2 Ibid., Principe 2.
6
13. Justice transitionnelle : principes et standards internationaux – un état des lieux
une série de mesures urgentes destinées à limiter les risques soit de
destruction du fait des anciens oppresseurs, soit de détournement — ainsi
qu’on a pu le constater avec les archives du KGB — par des trafiquants qui se
livrent, en connivence avec des collectionneurs indélicats, à un marché noir
d’archives ou plus banalement, hélas, à des actes de chantage.
La préservation des archives peut même poser de délicats problèmes
politiques lorsqu’elles ont été détournées par transfert dans un pays étranger.
Citons à titre d’exemple un cas qu’il m’a été donné de connaître dans le cadre
de mon mandat d’expert indépendant désigné par le Secrétaire général des
Nations Unies sur la situation des droits de l’homme en Haïti. Il s’agissait en
particulier des archives de la dictature du général Cédras. A sa chute, ces
archives, qui contenaient en particulier celles des groupes paramilitaires (les
« FRAPH »), ont été « exfiltrées » vers les États-Unis par les autorités
américaines. Après de nombreuses démarches et pressions, elles ont été
finalement restituées aux autorités haïtiennes mais après qu’aient été noircis,
pour ne pas dire censurés, les passages les plus compromettants et ceci en
application du Freedom of Information Act, c’est-à-dire de la législation
américaine.
2.1.3 Justice transitionnelle et droit à la justice
Ce droit repose sur un principe fondamental du droit international des droits
de l’homme selon lequel « Toute personne a droit à ce que sa cause soit
entendue équitablement par un tribunal indépendant et impartial »3. Il est
donc très important que, dès le début du processus transitionnel, une haute
priorité soit donnée à la réforme de l’administration de la justice pour
atteindre la vitesse de croisière de la justice ordinaire et éviter que, la routine
aidant, la justice transitionnelle ne vienne annihiler l’esprit de réforme.
La création de cours pénales internationales ad hoc (ex-Yougoslavie, Rwanda)
ou de la Cour pénale internationale ne dispense pas les États de rendre justice
eux-mêmes des crimes selon le droit international commis sur leur territoire.
La compétence des juridictions internationales ne reprend en effet sa
prééminence que si la procédure devant la juridiction interne a eu pour but
« de soustraire la personne concernée à sa responsabilité pénale pour des
crimes relevant de la compétence de la Cour pénale internationale » ou « n’a
______________________
3 Voir notamment l’article 14 du Pacte international relatif aux droits civils et
politiques, adopté par l'Assemblée générale des Nations Unies, le 16 décembre
1966.
7
14. La justice transitionnelle dans le monde francophone
pas été menée de manière indépendante ou impartiale, dans le respect des
garanties d’un procès équitable prévues par le droit international, mais d’une
manière qui, dans les circonstances, était incompatible avec le motif pour
lequel l’intéressé a été traduit en justice »4.
A cette raison d’ordre juridique s’ajoute une raison d’ordre technique. Les
juridictions internationales, compte tenu de l’importance et de la complexité
des dossiers dont elles sont saisies, ne peuvent juger qu’un nombre très limité
d’auteurs de violations graves des droits de l’homme. Cette contrainte
explique par exemple que le Bureau du procureur de la Cour pénale
internationale (CPI) donne priorité aux poursuites visant de hauts
responsables politiques ou militaires, en raison de leur responsabilité dans la
commission de crimes graves selon le droit international ; cela pour que passe
la justice et que joue l’exemplarité. En ce sens, la CPI joue un rôle non
seulement répressif mais également préventif en tant qu’épée de Damoclès
brandie sur les oppresseurs en puissance.
2.1.3.1 Principales difficultés que doit surmonter la justice transitionnelle
Priorité donc, en phase transitionnelle, aux tribunaux nationaux. Mais alors,
comment éviter qu’ils ne demeurent une cause majeure d’impunité ? Pour s’en
tenir à l’essentiel on citera les difficultés suivantes :
Appareil judiciaire souvent détruit dont hérite la justice transitionnelle
Tel fut le cas au Timor, ainsi que j’ai pu le constater lors d’une mission
effectuée après le départ des troupes indonésiennes (palais de justice
incendiés, archives judiciaires, état civil et cadastre détruits, etc.), ou encore en
Haïti, où de nombreux commissariats et prisons ont été rendus inutilisables
après le départ du président Aristide. Dans de nombreuses localités, cela
rendait impossible le strict respect des standards internationaux dans le
domaine, par exemple, de la garde à vue et de la détention. Dans ce cas
extrême, il n’est d’autre solution pour la justice transitionnelle que de faire
application dans l’immédiat de la théorie de « l’équivalence de garanties » ou
de « garanties de substitution ». Elle consiste, en l’espèce, à utiliser des locaux
dont ce n’est pas la vocation (par exemple gymnases, entrepôts désaffectés ou
autres), sous réserve de faire respecter au minimum trois règles essentielles :
______________________
4 Statut de Rome de la Cour pénale internationale, A/CONF.183/9, art. 20, 17 juillet
1998.
8
15. Justice transitionnelle : principes et standards internationaux – un état des lieux
a) que la liste de ces locaux soit rendue publique avec identification du
responsable ;
b) qu’un registre de présence et de mouvement des détenus soit tenu à
jour ;
c) que ces locaux soient accessibles à l’application de mesures de contrôle.
Absence ou carences du personnel judiciaire
A titre d'exemple, on rappellera que du temps de la dictature indonésienne,
les Timorais étaient interdits d’accès aux fonctions de magistrats. Après
l’indépendance, les tribunaux — ou plutôt ce qui en restait — se sont
retrouvés du jour au lendemain sans juges ni procureurs pour assurer un
minimum de justice en début de transition. Citons encore le cas de l’Éthiopie
dont la plupart des juges, après la chute du régime dictatorial, étaient soit en
fuite soit en prison en raison des violations graves des droits de l’homme
qu’ils avaient cautionnées ou dont ils s’étaient rendus complices. L’une des
solutions passe alors par la formation accélérée d’étudiants en droit, avec, le
cas échéant, le recours temporaire à des juristes étrangers siégeant
provisoirement (à titre consultatif ou non, selon les situations) dans les
juridictions internes, pour assurer la formation de la relève sans que soit
interrompu le cours de la justice. Cette sorte d’échevinage ne doit jamais être
détourné de sa finalité, qui est de transmettre le relais dès que possible aux
juges locaux.
Impunité liée à des raisons quantitatives
Il s’agit de l’hypothèse dans laquelle le nombre de personnes à juger est tel
qu’il n’est pas matériellement possible de les juger dans le strict respect des
normes internationales, notamment de celles relatives au droit à un procès
équitable (par exemple, exigence d’un délai raisonnable). Ce type de situation
pose la difficile question de l’applicabilité de ces normes dans certains
contextes transitionnels. On pense, par exemple, au Rwanda où — sauf à
entériner un déni de justice — il a fallu provisoirement faire appel à des
formes spécifiques de l’administration de la justice en recourant à des
juridictions coutumières peu conformes, sur un certain nombre de points, aux
standards internationaux.
9
16. La justice transitionnelle dans le monde francophone
Inamovibilité et vetting (vérification et filtrage de la fonction publique)
Autre difficulté et non des moindres : comment assurer un minimum de
compatibilité entre, d’une part, « l’inamovibilité » et, d’autre part,
« l’assainissement » pour ne pas dire « l'épuration » (vetting) tant l’histoire
montre combien les juges sont trop souvent un frein au changement ? Les
mêmes causes produisant les mêmes effets, si tous restent en fonction, la
transition risque de s’en trouver compromise. Essentielle certes, en tant que
garantie de l’indépendance des juges, l'inamovibilité ne doit cependant pas
devenir, là encore, une prime à l’impunité. D’où la proposition, certes
imparfaite, pour concilier ces deux antagonismes, de recourir au principe
fondamental de procédure du « parallélisme des formes ». Les magistrats qui,
antérieurement à l’état de crise, avaient été nommés en conformité avec un
état de droit respectueux des normes internationales, peuvent être confirmés
dans leurs fonctions ; en revanche ceux qui ont été nommés de manière
illégitime, c’est-à-dire hors la période d’état de droit, peuvent être destitués en
application de ce principe du parallélisme des formes, quitte à être réintégrés,
passé un certain délai, après examen de leur situation au cas par cas. Dans
cette dernière hypothèse un minimum de garanties doit être prévu, étant
observé que ceux qui ont été compromis dans des violations particulièrement
graves des droits de l’homme doivent pouvoir être écartés disciplinairement
avant même d’être jugés.
2.1.3.2 Légalité transitionnelle et droit à la justice
Dans un tout premier temps, la justice transitionnelle est presque toujours
confrontée à la question de la légitimité de la législation en vigueur qui, en
l’état, s’impose à elle tant qu’un législateur apte à promouvoir la légalité
nouvelle, donc démocratiquement élu, n’a pas été mis en place. Or il en est
ainsi dans la plupart des cas. Cette phase peut être schématiquement ramenée
à trois étapes :
Première étape, dite « abrogationniste »
Il s'agit là d'une étape visant à l'abrogation des lois et juridictions d’exception,
voire de la peine capitale, qui doit être franchie dans les tous premiers temps
et avec célérité pour éviter, là encore, que les mêmes causes n’en viennent à
produire les mêmes effets et que ne s’organisent les lobbies hostiles à la
transition.
10
17. Justice transitionnelle : principes et standards internationaux – un état des lieux
Deuxième étape : neutraliser la prescription et l'amnistie
La deuxième étape vise à neutraliser ces primes à l’impunité que sont la
prescription et l’amnistie, trop souvent utilisées pour « tourner la page sans
l’avoir lue », cela pour assurer la crédibilité des premiers pas de la justice
transitionnelle.
Pour ce qui concerne la prescription, s’agissant de violations des droits de
l’homme les plus graves (crimes contre l’humanité, crimes de guerre,
infractions graves aux Conventions de Genève et au Statut de Rome, etc.), on
constate fort heureusement une interprétation de plus en plus extensive, par le
droit international, de la notion d’imprescriptibilité. Encore faut-il que ces
évolutions soient prises en compte par la législation nationale, ce qui peut
prendre du temps en période transitionnelle en raison des réticences qui
peuvent se manifester sous la pression de l’ancien régime. Alors, que faire en
attendant que le législateur soit en mesure d’en prendre l’initiative ? C’est là
qu’une conception du rôle transitionnel de la jurisprudence prend — ou en
tout cas devrait prendre — toute sa place.
On citera parmi ces antidotes, l’originalité de la jurisprudence sur les
disparitions forcées engagée par la Cour interaméricaine des droits de
l’homme et reprise depuis dans certaines législations nationales et bientôt,
dans la Convention internationale contre les disparitions forcées. La Cour
qualifie ces violations de « crimes continus ». Autrement dit, la prescription ne
peut courir que du jour où le cas est élucidé, ce qui signifie par exemple que si
une personne a été portée disparue en mai 1980 et que son corps n’a été
retrouvé et identifié qu’en mars 1992, la prescription ne commencera à courir
qu’à compter de cette dernière date. En outre, même à compter de cette date,
le départ de la prescription peut encore être retardé de la durée correspondant
à la période pendant laquelle les conditions d’un procès équitable n’étaient
pas encore réunies, c’est-à-dire tant que la justice, en particulier
transitionnelle, ne présente pas de garanties suffisantes de procédure,
d’impartialité et d’indépendance.
La question de l’amnistie est encore plus délicate que celle de la prescription,
car elle est d’ordre politique plus que juridique. Les périodes de transition
sont souvent caractérisées tout à la fois par une soif de justice et par une soif
de paix, qui passent par un processus de conciliation pour, si possible,
amorcer plus tard un processus de réconciliation.
Dans ce contexte, l’amnistie peut certes faire partie d’un plan de réconciliation
ultérieure, mais pas à n’importe quel prix. C’est là que réside la principale
difficulté. On ne peut admettre — ne serait-ce que par respect pour les
victimes — que, par exemple, des auteurs de crimes contre l’humanité
puissent bénéficier d’une amnistie. Une exception toutefois a été admise. Il
11
18. La justice transitionnelle dans le monde francophone
s’agit de la voie empruntée par l’Afrique du Sud après l’abolition de
l’apartheid pourtant qualifié de crime contre l’humanité par le droit
international. Cette réconciliation a été rendue possible parce que les auteurs
de violations graves ont dû faire repentance, ce qui a permis — s’agissant
d’audiences publiques avec retransmission par les médias — « de lire la page
avant de la tourner ».
Autre difficulté que peut rencontrer la justice transitionnelle : la pratique du
« rejugement », qui neutralise le principe de « l’autorité de la chose jugée ».
L’hypothèse est la suivante : pour certains, accepter de bénéficier d’une
amnistie lors de la période de transition (nous faisons référence ici aux
opprimés qui ont été condamnés sous le régime dictatorial et non aux
oppresseurs) reviendrait à s’avouer coupables. La justice transitionnelle doit
donc accepter de rejuger selon un procès équitable (il s’agit le plus souvent de
prisonniers politiques) ceux qui ont été condamnés sans bénéficier de cette
garantie fondamentale. Il s’agit donc bien d’ex-condamnés qui, pour cette
raison, refusent l’amnistie. Le cas uruguayen est intéressant. La personne avait
la possibilité d’être rejugée dans le cadre d’un procès équitable puis, soit elle
était acquittée, soit elle était condamnée (par exemple pour des faits de
guérilla établis). Dans ce dernier cas, la durée de l’emprisonnement subi sous
le régime dictatorial était compensée selon l’équation suivante : en raison de
l’absence de garanties et des mauvais traitements subis, une année de
détention effectuée sous la dictature était réputée correspondre à trois années
d’emprisonnement venant en déduction de la peine finalement prononcée par
la justice transitionnelle. De telle sorte que ceux qui demandèrent à être
rejugés ont été finalement soit acquittés soit condamnés et rapidement libérés.
Troisième étape : légalité en période transitionnelle
La troisième étape pose généralement le délicat problème de la légalité
applicable pendant la période transitionnelle. En l’absence de législateur, les
autorités de transition sont le plus souvent obligées de « légiférer » elles-
mêmes par décrets ou actes assimilés. Faute de parlement, une garantie de
substitution consiste à procéder dans la transparence et, autant que faire se
peut, à de larges consultations de la société civile organisée. Puis se pose la
nécessité, en sortie de crise, de faire « légaliser » ces décrets par le parlement
nouvellement et démocratiquement élu. La solution la plus conforme à un état
de droit voudrait que le parlement se prononce au cas par cas, comme s’il
s’agissait de lois nouvelles. Mais cette procédure requiert de très longs délais.
Or l’opinion demande des signes tangibles et rapides de changement, y
compris dans le domaine de la loi. La moins mauvaise solution paraît être,
dans ce cas, de recourir à la technique dite des « lois de validation ». Elle
12
19. Justice transitionnelle : principes et standards internationaux – un état des lieux
permet un gain de temps appréciable tout en conservant, au plan
parlementaire, une équivalence de garanties significative. Cette technique
suppose l’existence d’un minimum de volonté politique commune entre les
différentes sensibilités politiques et permet de légiférer à titre transitionnel.
Elle consiste à présenter au parlement une loi unique comportant deux volets :
• Le premier volet comporte la liste et les références des décrets
promulgués irrégulièrement mais par nécessité par le gouvernement de
transition (voire de certains textes remontant au régime précédent).
Décrets qui, en raison de leur caractère consensuel (c’est souvent le cas
pour les réformes abrogationistes précitées ou de celles relevant du droit
civil), peuvent être validés en bloc pour leur conférer force de loi ;
• Un deuxième volet comporte la liste des décrets de niveau législatif
également pris par le gouvernement de transition, déclarés
provisoirement applicables par la loi de validation dans l’attente du vote
de lois nouvelles venant les réformer.
Ces clarifications apportées, comment appliquer la législation ancienne dans
les cas précités où elle demeure transitoirement applicable ?
2.1.3.3 Légalité transitionnelle et jurisprudence transitionnelle
Nous entendons par là l’interprétation de la loi (encore inchangée) à la
lumière des principes et valeurs des normes internationales pour combler les
lacunes les plus criantes en attendant que le législateur ne devienne
opérationnel.
Il est en effet rare — nous l’avons souligné — que la loi ancienne puisse être
changée à bref délai. La raison la plus fréquente en est le temps, souvent fort
long, nécessaire à la mise en place d’un processus électoral permettant
d’aboutir à l’élection d’un parlement apte à légiférer (deux ans dans le cas
d’Haïti, par exemple), alors que la volonté du corps social acteur du
changement doit être prise en compte dès que possible.
Sur le thème de l’État et du droit dans un régime de transition, il est essentiel
qu’universitaires, juges et avocats se familiarisent avec les techniques
transitionnelles d’interprétation de la loi antérieure (tant qu’elle demeure en
principe applicable), en prenant comme référent d’interprétation la norme
internationale. Tel fut l’objet, par exemple, d’un séminaire tenu en Ukraine sur
cette technique d’interprétation alternative dont l’intérêt a dépassé la situation
locale dans le contexte de la transition vers l’indépendance — sinon la
démocratie — des pays de l’ex-URSS. On conviendra que cette technique
d’interprétation était facilitée, même si elle a été insuffisamment suivie par les
13
20. La justice transitionnelle dans le monde francophone
juges, par le fait que l’URSS avait ratifié — certes sans réelle volonté de les
respecter — plusieurs traités internationaux des droits de l’homme dont le
Pacte international relatif aux droits civils et politiques.
Mais qu’en est-il si le pays qui est engagé dans une période de transition n’est
pas lié par une telle ratification ? Rappelons que, dans ce domaine, si les
conventions internationales n’ont un effet « contraignant » qu’en ce qui
concerne les État parties, elles conservent un effet « déclaratif » à l’égard de
ceux qui ne les ont pas (encore) ratifiées. Ce qui signifie que le juge peut s’en
inspirer et pratiquer ainsi une sorte d’interprétation alternative, ou plus
exactement, une « jurisprudence transitionnelle » tendant, à la lumière de la
norme internationale et de ses valeurs, à interpréter la loi antérieure encore
applicable dans le sens de la légalité future.
Il est vrai que les magistrats, en particulier ceux des cours suprêmes, sont
souvent réticents à emprunter cette voie en raison d’une sorte de
« souverainisme juridique » allergique à viser un texte qui n’appartient pas
directement au corpus juridique national. L’un des moyens permettant de
surmonter ces réticences consiste à utiliser la technique du « visa gigogne »
qui, par exemple, s’énonce comme suit : « Vu l’article xx du code de procédure
pénale, ensemble l’article yy du Pacte international relatif aux droits civils et
politiques … ».
2.1.4 Conclusion
Peut-on déduire de ce qui précède qu’il existe des « Principes et standards
internationaux de la justice transitionnelle » puisque tel est le sujet du présent
exposé ?
De plus en plus nombreuses sont les initiatives de justice transitionnelle qui
s’enrichissent les unes les autres. Leur « sédimentation » et leur créativité
donnent progressivement naissance à une sorte de droit coutumier de la
justice transitionnelle en cours de formation.
De là à considérer qu’il existe des principes et standards en la matière serait
prématuré tant qu’une réponse n’aura pas été apportée à la question de
principe suivante : que faire lorsque, pour des raisons essentiellement
techniques et non par absence de volonté politique (appareil judiciaire
détruit), il n’est pratiquement pas possible, dans un processus de transition
donné, de respecter strictement les standards internationaux des droits de
l’homme applicables alors que, dans ce cas, la pression des organisations non
gouvernementales se manifeste activement ? Dans ces situations transitoires,
ne devrait-on pas admettre une certaine flexibilité (droits indérogeables
14
21. Justice transitionnelle : principes et standards internationaux – un état des lieux
exceptés) quant à l’application desdits standards ou faut-il s’en tenir — en
toutes circonstances — à leur strict respect alors que l’institution judiciaire est
entièrement à reconstruire ? Le débat est ouvert.
Dans ces situations, entre l’idéalement souhaitable et le pratiquement possible,
sur le terrain il nous faut choisir, le pire étant l’immobilisme par excès de léga-
lisme. « Summum jus, summa injuria » — justice excessive devient injustice —
disaient les Romains. Il importe donc, dans ce cas, de toujours progresser
positivement même lorsqu’il est fait recours, nous l’avons vu, à des solutions
spécifiques (voir la théorie précitée de « l’équivalence des garanties » ou à
celle des « garanties de substitution »). De telles pratiques, dictées par les
contraintes de certaines périodes de transition, appellent la prudence. Elles ne
sont admissibles qu’à la double condition d’être strictement limitées dans le
temps (principe de proportionnalité ratione temporis) et surtout de toujours
tendre à ce que le pratiquement possible rejoigne progressivement
l’idéalement souhaitable et non l’inverse (principe de l’effet utile). Cette règle
d’interprétation, antidote de l’immobilisme, nous vient du droit romain. Elle a
été consacrée par Cicéron dans son De officiis par le célèbre adage « Actus
interpretandus est potius ut valeat quam ut pereat” » — l’acte doit être interprété
de façon à lui donner vie plutôt que de le laisser sans effet.
Je n’aurai donc pas l’audace d’énoncer quels sont les principes et standards
que devrait respecter la justice transitionnelle car, stricto sensu, ils n’existent
pas ou du moins pas encore. Le concept de justice transitionnelle est
d’apparition trop récente pour qu’il puisse être inséré dans le corset d’une
démarche normative. Il doit conserver toute sa créativité potentielle. Tout au
plus peut-il être théorisé. Tel est le but de la présente contribution. Il faut en
débattre. D’où l’importance de ce séminaire qui nous accueille à Yaoundé.
Que les organisateurs en soient ici remerciés.
15
23. Mécanismes de la justice transitionnelle
3 Mécanismes de la justice transitionnelle
3.1 Commissions de vérité : mythes et leçons apprises
Eduardo González Cueva
Je souhaiterais partager brièvement quelques réflexions sur les commissions
de vérité, sur la base de l’expérience du Centre international pour la justice
transitionnelle. Comme vous le savez, la création de commissions de vérité est
devenue une pratique presque courante dans les scénarios les plus divers de
transition politique ou de négociations de paix.
L’accord de paix récemment signé pour mettre un terme au conflit au Népal
comprend un accord spécifique pour la création d’une telle commission. Une
commission de vérité figure également dans les accords passés en 2005 entre
le gouvernement indonésien et les guérillas de la région d’Aceh. La même
situation peut être observée dans les accords de paix au Burundi et en
République démocratique du Congo. Finalement, diverses organisations
internationales ont proposé la création de commissions pour le Darfour et la
Côte d’Ivoire.
Il est cependant plus facile de proposer des commissions que de les établir, et
il est plus facile de les établir que d’en assurer le fonctionnement effectif.
L’Indonésie a approuvé une loi portant création d’une commission de vérité et
réconciliation en 2004, après six ans de négociation parlementaire, mais cette
dernière n’a pu voir le jour. La République démocratique du Congo a créé
quant à elle une commission similaire, mais qui ne fonctionne pas de manière
régulière. Par ailleurs, diverses voix émanant de la société civile népalaise
montrent leur scepticisme quant à la création d’une commission de vérité.
La raison en est très simple : les commissions sont fréquemment proposées de
manière automatique, avec l’espoir d’une réconciliation presque magique. Le
cas sud-africain est fréquemment invoqué, mais rarement étudié. Or,
l’invocation sans l’analyse équivaut à nous demander d’avoir la foi. La foi
dans le mythe sud-africain suggère qu’une commission de vérité offre une
alternative à la justice pénale, sur la base de la générosité individuelle des
victimes et la repentance des tortionnaires. Dans ce mythe, il n’y a aucune
place pour la reconnaissance du fait qu’en Afrique du Sud, la commission de
vérité n’a accordé l’amnistie qu'à une fraction minime des tortionnaires ; qu’en
Afrique du Sud, la justice pénale s’est montrée incapable de poursuivre les
tortionnaires non amnistiés ; et finalement qu’en Afrique du Sud, les plus
importantes organisations de victimes demandent toujours aujourd’hui, dix
ans après les travaux de la Commission de vérité et réconciliation, que le
gouvernement offre des réparations équitables.
17
24. La justice transitionnelle dans le monde francophone
La loi portant création de la Commission de vérité et réconciliation
d’Indonésie est un exemple clair des conséquences négatives de l’imitation
sans aucun questionnement de l’expérience sud-africaine : selon cette loi, la
commission est une instance par le biais de laquelle les victimes et les
tortionnaires devraient « régler leurs comptes » directement, face à face. Si le
tortionnaire admet son crime et que la victime pardonne, la commission
recommande une amnistie pour le tortionnaire et une réparation pour la
victime. Si la victime ne pardonne pas, le tortionnaire peut de toute façon
recevoir une amnistie, mais la victime n’obtient pas la réparation. Dans tous
les cas, le droit de la victime de recevoir réparation dépend de l’amnistie du
tortionnaire. Évidemment, cette loi a été rejetée par les organisations de
défense des droits de l’homme et fait l’objet d’un litige devant la Cour
constitutionnelle indonésienne.
Une autre conception problématique est l’idée que la composition des
commissions de vérité doive refléter d’une manière précise l’équilibre
politique qui marque la transition, ce qui voudrait dire qu’une commission
regroupant toutes les tendances politiques soit plus à même de juger, soit plus
juste. Or, la commission pour la République démocratique du Congo a été
créée il y a plus de trois ans sans résultats réels, précisément parce que
chacune des parties au conflit y est représentée. Naturellement, beaucoup de
ses représentants ont été critiqués comme étant complices de violations des
droits de l’homme par les autres factions et, en conséquence, la commission ne
jouit pas d’une crédibilité suffisante.
Mais les commissions de vérité continuent d’être proposées dans toutes sortes
de situations. Comme cela a été mentionné auparavant, une commission a été
proposée pour le Darfour, au Soudan, et une autre pour la Côte d’Ivoire. Mais
il y a eu des propositions similaires pour le Liban, l’Irak, les îles Fidji, l’Algérie
et la Colombie.
Par rapport à de tels scénarios, marqués par des attentes excessives, certaines
leçons apprises peuvent amener à une vision plus réaliste des commissions de
vérité :
1. La création de commissions de vérité ne peut pas se substituer à une
politique intégrale de lutte contre l’impunité. L’établissement d’une
vérité historique, c'est-à-dire une interprétation sociale des violations
commises, peut refléter les revendications des collectifs de victimes,
mais pas les revendications plus simples de leurs familles, qui
demandent la vérité judiciaire. Même l’établissement des faits à travers
les investigations d’une commission de vérité, similaire à une
clarification judiciaire, peut devenir une sorte de re-victimisation, si les
familles perçoivent que les faits ne sont pas accompagnés de sanction
18
25. Mécanismes de la justice transitionnelle
pénale pour les tortionnaires, leurs institutions, ou d’une mesure de
réparation. Attendre le pardon automatique des victimes pour la simple
raison que la dimension sociale de la vérité a été livrée est abusif. La
victime porte déjà des séquelles des crimes commis : elle n’a pas besoin
d’être « victimisée » une nouvelle fois si elle refuse d’accorder le pardon.
Au Maroc, la tentative de répondre et d’en terminer avec les demandes
des victimes par la seule mise en place de réparations s’est soldée par la
frustration des victimes et par la décision de créer une véritable
commission de vérité : l’Instance Équité et Réconciliation. En Indonésie,
l’idée d’une commission a été rejetée par la Cour constitutionnelle
comme rendant le droit à la réparation contradictoire au droit de justice.
2. Les commissions de vérité doivent être proposées seulement lorsqu'il y a
des garanties suffisantes pour assurer leur indépendance vis-à-vis de
toute tendance politique. Les membres des commissions doivent être
élus après une large consultation avec la société civile. Leur autorité
morale est la priorité absolue, elle est préférable aux liens politiques et à
l’expérience professionnelle ou juridique. Le cas de la République
démocratique du Congo montre les limites de la création d’une
commission de vérité sur la base des seuls critères politiques.
3. Les commissions de vérité ne garantissent pas automatiquement la
réconciliation. La réconciliation doit être conçue comme un processus
ouvert sur le long terme, une vision à atteindre, une idée qui inspire
l’action pour une longue période historique. La réconciliation ne peut
être réduite à la réconciliation entre des individus, qui sont régis par des
situations psychologiques complexes. Il est impossible de décréter le
pardon ou la repentance. Dans le meilleur des cas, il est possible de créer
des situations favorables à la réconciliation entre individus. En même
temps, la réconciliation entre individus ne se substitue pas au besoin de
résoudre le conflit entre le citoyen et l’État : la réconciliation correspond
également à l’établissement d’une situation sociale où l’État confronte
les causes de la violence et restitue leurs droits aux citoyens. Sans un
véritable état de droit établissant des droits effectifs, il est impossible
d’empêcher le sentiment d’injustice et la tentation de recourir à des
solutions violentes pour régler le conflit social.
4. La publication du rapport final de la commission de vérité ne devrait
pas être considérée comme son principal produit et résultat : c’est plutôt
le processus qui a présidé au travail de la commission qui doit être
vu comme essentiel. Notre foi aveugle dans l’écriture ignore dans
certains cas les conditions spécifiques de création et diffusion du
discours public. La commission sud-africaine vit dans le souvenir
19
26. La justice transitionnelle dans le monde francophone
social, dans les images des victimes qui ont partagé leur témoignage
avec la nation ; ce qui n’est pas toujours une fonction accomplie par le
rapport final. Dans mon pays, le Pérou, la Commission de vérité et
réconciliation a fait l’objet tant de vives critiques que de soutiens
manifestes, le jour même de la présentation de son rapport final : aucun
des opposants à la commission, ni ses défenseurs, naturellement,
n’avaient lu le rapport final ; mais tous avaient reçu le message moral
transmis par ses actions publiques. Tous savaient que la commission
avait formulé une accusation historique contre les élites qui avaient
ignoré les victimes, une accusation historique contre les spectateurs
silencieux de la violence.
L’expérience des commissions de vérité est très étendue aujourd’hui. Environ
trente commissions ont été créées de par le monde, avec des succès variables.
Certaines d’entre elles ont été établies comme des alternatives, d’autres
comme un appui à la justice. Certaines commissions sont le résultat d’une
pression sociale, d’autres ont vu le jour suite à un accord politique.
Mais il est prévisible que les mythes ne disparaissent pas dans un futur
immédiat. Pour éviter cette mythification, la communauté des défenseurs des
droits de l’homme doit s'efforcer d'identifier les leçons apprises et les
pratiques positives afin d’obtenir de meilleurs résultats pour les victimes et le
renforcement de l’état de droit.
20
27. Mécanismes de la justice transitionnelle
3.2 Cour pénale internationale et principe de la
complémentarité
Wilbert van Hovell
3.2.1 Les progrès de la Cour pénale internationale
En guise d’introduction, j’aborderai en quelques mots les progrès que nous
sommes en train d’accomplir à la Cour pénale internationale (ci-après « la
Cour » ou « la CPI »), qui est désormais une institution pleinement
opérationnelle1. Nous menons des enquêtes, nous déployons des activités
judiciaires et nous entretenons des relations avec des États, des organisations
internationales, des organisations de la société civile ainsi qu’avec les victimes.
Le Statut de Rome a déjà été ratifié par 104 États, dont 29 en Afrique, et leur
nombre ne cesse de croître.
Le Bureau du procureur (ci-après « le Bureau ») de la CPI mène des enquêtes à
propos de trois situations : le nord de l’Ouganda, la République démocratique
du Congo et le Darfour (Soudan). Les deux premières situations nous ont été
déférées par les gouvernements des pays concernés, la dernière par le Conseil
de sécurité des Nations Unies. Donnant suite à une requête du procureur dans
le cas de l’Ouganda, les juges de la Chambre préliminaire ont délivré, le 8
juillet 2005, des mandats d’arrêt visant les cinq plus hauts responsables de
l’Armée de résistance du Seigneur. En ce qui concerne la République
démocratique du Congo, M. Thomas Lubanga, un chef de milice bien connu, a
été remis à la Cour en mars de cette année. Il est inculpé d’avoir recruté,
enrôlé et utilisé des enfants soldats. Ces accusations figuraient au cœur de la
première audience de confirmation des charges qui vient de se tenir devant la
Cour et constitua un événement d’une portée véritablement historique. Au
Darfour, l’enquête continue d’avancer. Nous poursuivons, en parallèle,
l’analyse d’autres situations dans lesquelles des crimes internationaux
auraient été commis, comme en République centrafricaine (suite au renvoi de
cette situation par le gouvernement centrafricain) et dans certains autres pays
— sur différents continents — sur la base des communications que nous
recevons d’individus ou d’associations.
______________________
1 Pour rédiger le présent exposé, je me suis appuyé sur la Communication relative à
certaines questions de politique concernant le Bureau du procureur (septembre 2003), les
rapports du Bureau du procureur au Conseil de sécurité des Nations Unies en
application de la Résolution 1593 (2005), le rapport du Bureau du procureur sur les
activités mises en œuvre au cours des trois premières années (septembre 2006) et
des documents internes.
21
28. La justice transitionnelle dans le monde francophone
3.2.2 Justice pénale : avantages et défis
Permettez-moi de faire quelques remarques liminaires sur les avantages et les
limites des poursuites judiciaires dans le cadre des stratégies de justice
transitionnelle, ceci étant le sujet principal de notre session. Je commencerai
par les avantages bien connus. Les poursuites judiciaires visent à rendre
justice aux victimes et à les aider à reconstruire leur vie. Elles permettent
également de réitérer des valeurs fondamentales qui sont essentielles au
fonctionnement pacifique de chaque société, de rétablir la confiance dans les
institutions, et d'adresser un signal préventif clair selon lequel l’impunité pour
les crimes graves n’est plus de mise.
En général, il est également admis qu’il existe un lien bénéfique entre la justice
pénale et l’établissement d’une paix durable, bien qu’il puisse y avoir une
tension entre ces deux impératifs lors des efforts mêmes visant à mettre fin à
un conflit. On considère aussi que les enquêtes et poursuites judiciaires
peuvent faire la lumière sur ce qui s’est passé lors d’une période de répression
ou de conflit, tout en sachant que la recherche de la vérité historique est une
démarche complexe et requiert différentes approches.
Toutefois, l’expérience de plusieurs pays, sur tous les continents, montre que
la justice pénale, en période de transition, doit surmonter des obstacles et défis
majeurs. Y figure notamment une limite pratique, dans la mesure où la totalité
des crimes graves commis lors d’un conflit dépasse souvent la capacité
judiciaire du pays concerné, qui sort déjà, dans la plupart des cas,
sérieusement affaibli de cette période de crise. Dans de telles circonstances,
une approche sélective des poursuites judiciaires est inévitable ; elle doit être
fondée sur des critères objectifs et gagne à être conçue après consultation avec
les victimes. La justice pénale pourrait être complétée par d’autres initiatives,
telles qu’un programme de réparations, une tentative de recherche de la
vérité, ou des initiatives de conciliation non judiciaire. Il est très important que
la justice transitionnelle soit dispensée de manière indépendante et impartiale,
et pour chaque approche de choisir le moment le plus opportun.
Un deuxième défi majeur concerne la mise au clair des structures et des
organisations qui ont présidé à la perpétration des crimes de génocide, des
crimes de guerre et des crimes contre l’humanité. Une telle démarche est
indispensable pour bien comprendre une situation dans son ensemble et
identifier ceux qui portent la part de responsabilité la plus grande pour les
crimes les plus graves. Il s’avère donc nécessaire d’analyser à fond le contexte
et tous les aspects organisationnels et d’adopter une méthode d’enquête
multidisciplinaire.
En troisième lieu, il importe d’évoquer les difficultés liées à la protection des
témoins, victimes ou autres. Il est clair que dans une situation de transition,
22
29. Mécanismes de la justice transitionnelle
qui par définition n’est pas encore stabilisée, les risques concernant la sécurité
des témoins sont particulièrement importants. Mettre sur pied un système de
protection et y investir les ressources nécessaires est donc essentiel.
3.2.3 Le principe de complémentarité de la Cour pénale internationale
Il appartient aux juridictions nationales d’agir comme premières lignes de
défense contre l’impunité. A la différence des tribunaux spéciaux pour l’ex-
Yougoslavie et le Rwanda, la CPI ne prime pas sur les systèmes nationaux.
Elle n’a pas vocation à se substituer aux tribunaux nationaux, mais bien à agir
lorsque les structures et les instances judiciaires nationales n’ont pas la volonté
ou la capacité de mener des enquêtes et des poursuites. La CPI assume dès
lors un rôle complémentaire à celui des systèmes nationaux. En cas de
chevauchement des compétences entre les systèmes nationaux et la CPI, ce
sont les premiers qui ont la priorité.
Ce principe de complémentarité constitue la transposition de la volonté
expresse des États parties au Statut de Rome de la Cour pénale internationale2,
de créer une institution qui ait un champ d’action mondial, tout en
reconnaissant que c’est aux États qu’il incombe avant tout d’exercer leur
compétence pénale. Ce principe découle de la reconnaissance du fait que
l’exercice de la compétence pénale nationale est non seulement un droit, mais
également un devoir des États3. Les questions de l’efficience et de l’efficacité
sont, elles aussi, importantes, puisque ce sont en général les États qui peuvent
le plus facilement avoir accès aux éléments de preuve et aux témoins.
3.2.4 Évaluer la complémentarité
L’article 17 du Statut de Rome, qui régit la recevabilité des affaires soumises à
la Cour, prévoit pour ce faire une analyse de la complémentarité en deux
phases. La première phase consiste à répondre à la question empirique de
savoir si une enquête ou des poursuites sont ou ont été menées à l’échelle
______________________
2 Statut de Rome de la Cour pénale internationale, A/CONF.183/9, 17 juillet 1998. Le
texte est amendé par les procès-verbaux en date des 10 novembre 1998, 12 juillet
1999, 30 novembre 1999, 8 mai 2000, 17 janvier 2001 et 16 janvier 2002. Le Statut de
Rome est entré en vigueur le 1er juillet 2002.
3 Le Statut de Rome rappelle « qu'il est du devoir de chaque État de soumettre à sa
juridiction criminelle les responsables de crimes internationaux ». Cf. Statut de
Rome, op.cit., Préambule.
23
30. La justice transitionnelle dans le monde francophone
nationale. Si la réponse est négative, l’affaire est manifestement recevable
(compte tenu de l’absence de toute ambiguïté dans le texte de l’article 17).
Si la réponse est positive, la deuxième phase pose une question qualitative : les
procédures nationales sont-elles entachées de nullité du fait de manque de
volonté ou de l’incapacité de mener véritablement l’enquête ou les
poursuites ?4
La mise en application par le procureur de l'article 53-1 du Statut de Rome,
qui l'autorise à ouvrir une enquête en fonction de conditions données, passe
également par une évaluation du rôle complémentaire de la Cour par rapport
à celui du système pénal national concerné. Le procureur fondera notamment
sa décision sur une analyse de la recevabilité (et donc de la complémentarité)
en référence à l'article 17. Du fait qu'à ce stade, aucune affaire spécifique n’est
encore ouverte devant la Cour, cet examen revêt cependant nécessairement un
caractère plus général.
Au moment de procéder à cet examen, le procureur prend en considération la
nature des crimes allégués, de même que les renseignements ayant trait aux
personnes qui pourraient en porter la responsabilité la plus lourde — en
l’occurrence, la catégorie de personnes sur lesquelles le Bureau concentre ses
efforts en matière d’enquêtes et de poursuites.
Pour mener à bien son analyse, le Bureau examine les institutions, la
législation et les procédures nationales pertinentes. Il est possible qu'il
recherche des informations auprès de l’État concerné ou d’autres sources au
sujet des procédures nationales susceptibles d’avoir été engagées à propos de
crimes relevant de la compétence de la Cour, y compris dans le cadre de
dispositifs judiciaires et non judiciaires spéciaux. D’une façon générale, le
Bureau s'attache également à examiner les mécanismes dont disposent les
personnes pour pouvoir signaler des crimes ou pour avoir accès à la justice en
toute impartialité et indépendance. Un autre facteur pris en considération est
la disponibilité des moyens nécessaires pour mener à bien les procédures
(personnel, juges, enquêteurs, etc.)5.
Une analyse méticuleuse a démontré toute sa pertinence dans la situation au
Darfour, car le gouvernement soudanais avait annoncé publiquement sa
______________________
4 Décision ICC-01/04-01/06 du 20.02.2006 (publiée en annexe de la Décision ICC-
01/04-01/06-37 du 17.03.2006), para. 30-36.
5 La Cour ne s’est pas encore prononcée sur l’interprétation de « manque de
volonté » et « incapacité de l’État de mener véritablement à bien des poursuites ».
Cf. Statut de Rome, op.cit., art. 17.
24
31. Mécanismes de la justice transitionnelle
volonté et sa capacité de mener des enquêtes et des poursuites à l’encontre des
crimes qui auraient été commis et ce, dans le cadre de son propre système
judiciaire6. Néanmoins saisi par le Conseil de sécurité, le Bureau du procureur
a décidé d'ouvrir une enquête, suite notamment à l'examen minutieux de la
recevabilité auquel il a procédé au regard de l'article 17 et du principe de
complémentarité susmentionnés.
Comme le procureur l’a indiqué dans les rapports qu’il a remis au Conseil de
sécurité des Nations Unies en application de la Résolution 1593 (2005),
l’examen de la recevabilité constitue un processus dynamique dans le temps.
A mesure que nous progressons, depuis l’analyse jusqu’à la sélection des
affaires qui feront l’objet de poursuites en passant par l’enquête, l’examen de
la recevabilité s’axera davantage sur des cas emblématiques.
Avant de demander à la Cour qu’elle délivre un mandat d’arrêt ou une
citation à comparaître à l’encontre d’une ou de plusieurs personnes, le Bureau
se doit d’évaluer si le gouvernement du pays concerné engage ou a engagé
des procédures nationales véritables qui englobent tant la personne que le
comportement faisant l’objet de l’affaire portée devant la Cour7.
Il est essentiel de mettre l’accent sur ce point, car l’appréciation de la
recevabilité est propre à chaque affaire et ne constitue aucun jugement du
système national de justice dans son ensemble.
S’il résulte de l'enquête du Bureau et du dialogue mené avec un État
particulier que des procédures nationales véritables ont été entamées,
l’initiative en matière de lutte contre l’impunité reviendra à l’État concerné.
L’examen de la recevabilité comprend également un examen de la législation
nationale concernée. Le simple fait que la législation n’a pas intégré les
infractions autonomes visées par le Statut de Rome ne constitue pas en soi, et à
lui seul, un élément déterminant. A mon avis, la Cour devrait prendre en
considération le résultat tangible susceptible de découler de toute procédure
______________________
6 En ce qui concerne les cas de l’Ouganda et de la République démocratique du
Congo, ces États avaient décidé de ne pas engager eux-mêmes de procédures
pénales et de saisir le procureur de la CPI.
7 Il convient aussi de noter que la recevabilité d’une affaire peut être contestée devant
la Cour par un État « qui est compétent à l’égard du crime considéré du fait qu’il
mène ou a mené une enquête, ou qu’il exerce ou a exercé des poursuites en
l’espèce » Cf. Statut de Rome, op.cit., art. 19, para. 2. L’accusé ou la personne à
l’encontre de laquelle a été délivré un mandat d’arrêt ou une citation à comparaître
peut également contester la recevabilité.
25
32. La justice transitionnelle dans le monde francophone
nationale qui aura été entreprise. Il est nécessaire que l’affaire concernée
puisse faire l’objet de poursuites sans que l’on puisse y voir une intention de
soustraire la personne concernée à la justice.
3.2.5 Une approche positive en matière de complémentarité
Plutôt que d’entrer en concurrence avec des systèmes nationaux en matière de
compétence, le Bureau a opté pour une ligne de conduite positive, ce qui
signifie qu’il encourage de véritables procédures nationales lorsque cela
s’avère possible, qu’il s’appuie, pour ce faire, sur des réseaux nationaux et
internationaux et qu’il participe à un système de coopération internationale.
L’efficacité de la CPI ne doit pas se mesurer uniquement au nombre d’affaires
dont elle est saisie. Au contraire, une augmentation du nombre d’enquêtes et
de procès véritables menés à l’échelon national pourrait très bien prouver le
bon fonctionnement du système de Rome dans son ensemble.
Une ligne de conduite positive ou active en matière de complémentarité
reconnaît la responsabilité première des États d’exercer la compétence pénale,
aide à combler ce que l’on qualifie de « fossé de l’impunité » et permet à la
Cour de concentrer ses efforts et ses ressources sur d’autres situations ou
affaires.
Il est des situations pour lesquelles le Bureau peut être en mesure
d’encourager les procédures nationales par le simple fait d’attirer l’attention
des États concernés sur de graves allégations, ou bien dans le cadre de
recherche de renseignements supplémentaires au cours de l’analyse des
communications faisant état de telles allégations. Les stratégies en matière de
complémentarité positive englobent les échanges diplomatiques, le dialogue et
les déclarations publiques, des conseils et la mise en commun de l’expérience
acquise dans l’organisation d’enquêtes complexes. Une mobilisation de
ressources extérieures (pour augmenter la capacité en matière d’enquête ou de
logistique par exemple) peut en faire partie également, par le biais du réseau
que la Cour s’efforce de constituer avec les États et les organisations
internationales.
3.2.6 Le partage des tâches
Il se peut que dans certaines situations la Cour et un État territorial
conviennent qu’une division consensuelle du travail représente la façon la
plus logique et la plus efficace d’appliquer la justice pénale. Les efforts
judiciaires conjugués aux niveaux nationaux et internationaux ont
26
33. Mécanismes de la justice transitionnelle
vraisemblablement un impact plus grand dans la lutte contre l’impunité,
particulièrement dans des situations de crimes commis à grande échelle.
Alors que le Bureau ciblerait normalement ses efforts sur les personnes qui
portent la responsabilité la plus lourde pour les crimes les plus graves, les
États concernés pourraient décider de poursuivre d’autres suspects. Il
convient également de garder à l’esprit que les poursuites engagées par une
cour internationale perçue comme étant neutre et impartiale peuvent
constituer un avantage important dans des sociétés qui sont profondément
divisées par un conflit ou en sortent tout juste.
3.2.7 Une démarche globale
Nous convenons que dans les pays qui sortent de situations où des crimes ont
été commis à grande échelle, rendre justice aux victimes passera souvent par
différentes mesures prises dans le cadre d’une démarche globale. Comme je
l’ai mentionné plus haut, les stratégies en matière de justice transitionnelle
peuvent comprendre des formes nouvelles ou traditionnelles de
responsabilité, de recherche de la vérité, de réparations et de vérification et de
filtrage de la fonction publique (vetting).
Selon la situation et en prenant en considération les vues et les intérêts des
victimes, l’association d’efforts judiciaires et non judiciaires peut constituer
une réponse globale au besoin de justice, de paix et de réconciliation.
Cependant, particulièrement en ce qui concerne les personnes qui portent la
responsabilité la plus lourde pour les crimes qui relèvent de la compétence de
la Cour pénale internationale, l’impunité en matière de procédure pénale ne
peut plus être une option.
27
35. Mécanismes de la justice transitionnelle
3.3 Le système gacaca au Rwanda : avantages et limites
Joseph Sanane Chiko
3.3.1 Introduction
D’avril à juin 1994, le génocide rwandais a fait près d'un million de morts,
aggravant le clivage entre les deux principales communautés du pays, les
Hutus et les Tutsis. Après la victoire militaire du Front patriotique rwandais
(FPR), le gouvernement a inscrit dans ses priorités la réconciliation et la lutte
contre l'impunité, conditions sine qua non de la reconstitution du tissu social
déchiré. La réconciliation étant un long processus, les autorités ont engagé un
débat afin d'arrêter des stratégies cohérentes pour atteindre cet objectif.
Il est évident que le choix entre l'amnistie, les poursuites pénales et une
commission de vérité, après des violations graves des droits de l'homme, est
difficile à opérer. Certains analystes soutiennent que ce choix doit être
déterminé par l'héritage du passé, les rapports de force au service de la
société, la culture et l'origine des crimes1. Chacun de ces mécanismes de justice
transitionnelle a ses avantages et ses limites, mais un choix résultant d'une
large concertation, accepté par tous les acteurs, a plus de chance de produire
les effets escomptés.
Dans un premier temps, les autorités rwandaises ont opté pour les poursuites
pénales en vue de régler le contentieux généré par le génocide. Vers la fin de
l'année 1999, quelque 2 500 personnes avaient été jugées par les chambres
spécialisées créées par la Loi organique n° 08/96 du 30 août 19962 au sein des
tribunaux de première instance. Au même moment cependant, 120 000
détenus attendaient leurs procès, alors que la justice rwandaise était
complètement paralysée. Il fallait donc augmenter la capacité de la justice.
C’est pour cette raison qu’a été adoptée en 2001, la première Loi organique sur
les juridictions gacaca3.
______________________
1 HUYSE, Luc , VAN DAEL, Ellen, « Justice après des violations graves des droits de
l'homme », in Choix entre l'amnistie, la commission de vérité et les poursuites pénales,
K.U.L, janvier 2001, pp. 10-11.
2 Loi organique n° 08/96 du 30 août 1996 sur l'organisation des poursuites des
infractions constitutives du crime de génocide ou de crimes contre l'humanité,
commises à partir du 1er octobre 1990.
3 Loi organique n° 40/2000 du 26 janvier 2001 portant création des juridictions gacaca
et organisation des poursuites des infractions constitutives du crime de génocide ou
de crimes contre l'humanité commises entre le 1er octobre 1990 et le 31 décembre
1994.
29
36. La justice transitionnelle dans le monde francophone
3.3.2 Fonctionnement des juridictions gacaca
3.3.2.1 Composition
Les juridictions gacaca4 constituent un système hybride, fondé sur une
institution de droit coutumier, qui intègre simultanément des concepts
propres au droit écrit dans le code pénal et la procédure pénale. Tout en
s'appuyant sur les vertus « de la mise en débat » d'une affaire qui déchire la
communauté, le système prévoit des jugements et des sanctions5.
Les Gacaca sont conçues comme une justice participative devant permettre :
• D'établir la vérité sur ce qui s'est passé lors du génocide ;
• D’accélérer le cours de la justice ;
• De mettre un terme à la culture de l'impunité ;
• De réconcilier les Rwandais.
Initialement, un total de 10 684 juridictions gacaca devaient être créées, à raison
d'une juridiction par cellule (soit 8 987 juridictions, la cellule étant la plus
petite unité administrative du pays), par secteur (1 530), par commune (154,
aujourd’hui les districts) et par préfecture (13, aujourd’hui les provinces).
Selon les termes de la Loi organique n° 40/2000 sur les Gacaca, une juridiction
gacaca de cellule, une juridiction gacaca de secteur et une juridiction gacaca
d'appel au niveau de chaque secteur ont été créées. La juridiction de cellule
comprend une assemblée générale, un siège et un comité de coordination. La
juridiction du secteur, qui a en son sein une juridiction d'appel, est composée
d'une assemblée générale, d'un siège et d'un comité de coordination.
L'instance compétente pour désigner les membres du siège l'est aussi pour
leur remplacement.
L'assemblée générale de la juridiction de cellule (article 6) est composée de
tous les habitants de la cellule âgés d'au moins 18 ans. Lorsqu'il apparaît que
dans une cellule donnée le nombre d'habitants âgés de 18 ans ou plus n'atteint
pas 200, cette cellule peut être fusionnée avec une autre cellule du même
______________________
4 « Gacaca » signifie « herbe » en kinyarwanda, et par extension « la justice sur
l’herbe ». Ce mot désigne l'endroit où une communauté locale se réunissait
traditionnellement pour trouver une solution aux litiges opposant les membres
d'une même famille, plusieurs familles ou les habitants d'une entité.
5 Avocats Sans Frontières, Vade-mecum : les crimes de génocide et les crimes contre
l'humanité devant les juridictions ordinaires du Rwanda, Kigali et Bruxelles, 2004, p. 68.
30
37. Mécanismes de la justice transitionnelle
secteur pour former une juridiction de cellule. Il en est de même lorsqu'il est
constaté que le nombre requis de personnes intègres (voir plus bas) n'est pas
atteint. Quand les cellules fusionnées ne parviennent pas à réunir le nombre
requis de personnes intègres et que dans ce secteur il n'y a pas d'autres
cellules, ces cellules sont fusionnées avec celles du secteur voisin. Les secteurs
dont les cellules sont fusionnées sont à leur tour mis ensemble. La décision de
fusion de cellules est prise par le Service national chargé du suivi, de la
supervision et de la coordination des activités des juridictions gacaca, à son
initiative ou sur demande du maire du district ou de la ville.
Aux termes de l’article 7 de la Loi organique n° 40/2000, l'assemblée générale
du secteur est composée des organes suivants :
• Les sièges des juridictions gacaca des cellules du secteur ;
• Le siège de la juridiction gacaca du secteur ;
• Le siège de la juridiction gacaca d'appel.
L'assemblée générale du secteur choisit en son sein neuf personnes intègres
qui forment la juridiction gacaca d'appel et cinq remplaçants, ainsi que neuf
personnes intègres qui forment le siège de la juridiction gacaca du secteur et
cinq remplaçants. Ces élections sont organisées et dirigées par la Commission
nationale électorale.
Selon les termes de l'article 14 de la Loi organique n° 40/2000, est élu
Inyagamugayo ou « personne intègre » tout Rwandais remplissant les
conditions suivantes :
• N'avoir pas participé au génocide ;
• Être exempt d'esprit de divisionnisme ;
• N'avoir pas été condamné par un jugement à une peine
d'emprisonnement de six mois au moins ;
• Être de bonne conduite, vie et mœurs ;
• Dire toujours la vérité ;
• Être honnête ;
• Être caractérisé par l'esprit de partage de parole.
Ces critères ne sont pas objectifs et ils sont difficilement applicables, car les
concepts de divisionnisme, d'honnêteté et d'esprit de partage de parole ne
sont pas précisés par la législation sur les Gacaca. Il s'agit en réalité de notions
politiques qui donnent souvent lieu à des abus et à des règlements de compte
au niveau local.
31
38. La justice transitionnelle dans le monde francophone
3.3.2.2 Compétences
Le principe de la catégorisation des personnes accusées de crime de génocide
et d'autres crimes contre l'humanité commis au Rwanda entre le 1er octobre
1990 et le 31 décembre 1994 a été instauré par la Loi organique n° 08/96 du 30
août 1996, qui porte sur l’organisation des poursuites des infractions
constitutives du crime de génocide ou de crimes contre l'humanité, commises
à partir du 1er octobre 1990. Il était en effet apparu que les qualifications
classiques du droit pénal rwandais et les échelles de peines qu'il prévoyait
n’étaient pas adéquates en ce qui concerne la responsabilité des personnes qui
avaient, à des degrés divers, pris part aux massacres.
Cette loi créait quatre catégories d'infractions par rapport auxquelles devaient
être classées des personnes soupçonnées d'avoir participé à la conception ou à
l'exécution d'actes de génocide. Une nouvelle loi, la Loi organique n° 16/2004 a
ramené ces catégories au nombre de trois6 :
Catégorie 1 :
• La personne que les actes criminels ou de participation criminelle
rangent parmi les planificateurs, les organisateurs, les incitateurs, les
superviseurs, les encadreurs du crime de génocide ou des crimes contre
l’humanité, ainsi que ses complices ;
• La personne qui, agissant en position d'autorité au niveau national, au
niveau de la préfecture, au niveau de la sous-préfecture ou de la
commune, au sein des partis politiques, de l'armée, de la gendarmerie,
de la police communale, des confessions religieuses ou des milices, a
commis ces infractions ou a encouragé les autres à les commettre, ainsi
que ses complices ;
• Le meurtrier de grand renom qui s'est distingué dans le milieu où il
résidait ou partout où il est passé, à cause du zèle qui l'a caractérisé dans
les tueries ou la méchanceté excessive avec laquelle celles-ci ont été
exécutées, ainsi que ses complices ;
• La personne qui a commis les actes de torture quand bien même les
victimes n'en seraient pas succombées, ainsi que ses complices ;
______________________
6 Article 51 de la Loi organique n° 16/2004 du 19 juin 2004 sur l'organisation des
poursuites des infractions constitutives du crime de génocide ou de crimes contre
l'humanité, commises à partir du 1er octobre 1990.
32
39. Mécanismes de la justice transitionnelle
• La personne qui a commis l'infraction de viol ou des tortures sexuelles
ainsi que ses complices ;
• La personne qui a commis les actes dégradants sur des cadavres, ainsi
que ses complices.
Catégorie 2 :
• La personne que les actes criminels ou de participation criminelle
rangent parmi les auteurs, coauteurs ou complices d'homicides
volontaires ou d'atteintes graves contre les personnes ayant entraîné la
mort, ainsi que ses complices ;
• La personne qui, sans intention de donner la mort, a causé des blessures
ou commis d'autres violences graves auxquelles les victimes n'ont pas
succombé, ainsi que ses complices ;
• La personne ayant commis d'autres actes criminels ou de participation
criminelle envers les personnes sans l'intention de donner la mort, ainsi
que ses complices.
Catégorie 3 :
• La personne ayant seulement commis des infractions contre les biens,
etc.
Les tribunaux de première instance (juridiction ordinaire) sont compétents
pour juger les auteurs présumés relevant de la première catégorie.
Les juridictions gacaca sont compétentes pour juger les personnes soupçonnées
d'infractions de catégories 2 et 3 selon la Loi organique de 2004 (2 à 4 sous la
loi précédente de 1996).
Une catégorisation « provisoire », opérée en phase préjuridictionnelle par les
juridictions gacaca de cellules, détermine la compétence matérielle.
Les juridictions gacaca de secteur sont habilitées à juger les personnes classées
en deuxième catégorie, tandis que les juridictions gacaca de cellule sont
compétentes pour juger les personnes placées en troisième catégorie.
Le législateur a appliqué, en matière de compétence, une règle de bon sens :
« qui peut le plus peut le moins ». La juridiction saisie de faits qui devraient en
réalité relever de la compétence d'une juridiction inférieure reste saisie et
tranche sur le fond.
33
40. La justice transitionnelle dans le monde francophone
En revanche, aucune juridiction ne peut outrepasser ses compétences
normales. Par exemple, la juridiction gacaca de cellule qui constate que les
faits dont elle est saisie relèvent en réalité de la première catégorie doit
renvoyer le dossier au Ministère public afin que celui-ci saisisse la juridiction
ordinaire compétente.
Nous avons souligné que le système gacaca est hybride en ce sens qu’il
combine des éléments de la justice classique et de la justice traditionnelle. A ce
titre, les juridictions gacaca peuvent interroger les témoins à charge et à
décharge et assigner toute personne devant apporter des éclaircissements au
tribunal. Elles peuvent ordonner des perquisitions et délivrer des mandats de
justice. Elles peuvent enfin ordonner une détention préventive. Ces
compétences sont dévolues au Comité de coordination.
L'article 12 de la Loi organique n° 16/2004 circonscrit les attributions du
Comité de coordination :
1. Convoquer, présider les réunions et coordonner les activités du siège de
la juridiction gacaca ;
2. Enregistrer les plaintes, les témoignages et les preuves déposés par la
population ;
3. Recevoir les dossiers des prévenus ;
4. Enregistrer les déclarations d'appel formées contre les jugements des
juridictions gacaca ;
5. Transmettre à la juridiction gacaca d'appel les dossiers dont les
jugements sont frappés d'appel ;
6. Rédiger les décisions prises par les organes de la juridiction ;
7. Collaborer avec les autres institutions pour mettre en application les
décisions de la juridiction gacaca.
Les assemblées générales se réunissent une fois par mois. La présence de tous
les membres y est devenue obligatoire depuis peu. Chaque assemblée
générale élit pour une année les membres du siège et les personnes à déléguer
à la juridiction gacaca immédiatement supérieure.
Le siège de la juridiction gacaca de cellule établit, avec le concours de son
assemblée générale, les listes des auteurs présumés du génocide ainsi que des
biens endommagés. Il prend acte des offres de preuves et mène des enquêtes
sur les dépositions des témoins. Toute personne qui refuse ou omet de
témoigner fait l’objet de poursuites et encourt une peine d'emprisonnement de
douze mois à trois ans dont la moitié est commuée en travaux d'intérêt
général.
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