1. « Are we a brain in a head » ?
Reformulation du problème posé par Hilary Putnam à
l’aube des neurosciences.
Noé Gross
Dans son article « Neuroethics : the practical and the philosophical », Martha J.Farrah
discute les implications éthiques des neurosciences, ce qu’on appel la neuroéthique, en
distinguant les enjeux pratiques et philosophiques.
Ce qui m’intéresse particulièrement ici, c’est quand elle explique entre autres comment des
traits psychologiques peuvent trouver des corrélas neuronaux avec l’imagerie cérébrale, ce
qui pose la question de : si mon action est déterminé par une fonction de mon cerveau, suis-
je dés lors juste un corps conçu comme machine, une machine simple, ou y a-t-il quelque
chose comme l’esprit qui existerait et que ne pourrait pas être expliqué en termes
neuronales, en termes chimiques, mais qui devrait être expliqué en terme spirituel et où la
science n’aurait plus grand chose à faire.
Déjà le classique dualisme entre le corps, matériel, et l’esprit, l’âme, immatérielle, a
indubitablement perdu beaucoup de terrain, et l’étape suivante serait de dire que finalement
l’esprit est en définitive une manifestation de l’activité de mon cerveau.
C’est l’approche matérialiste la plus répandue aujourd’hui.
Nous serions un corps matériel qui serait une sorte de machine complexe, une machine
dirigé par le cerveau. Les neurosciences tendent ainsi à tout expliquer en termes de
neurones.
On voit ici apparaître la problématique du déterminisme biologique, le déterminisme
neuronal. Si on peut tout expliquer en termes de neurones, alors l’identité est analysable en
termes neuronales, je ne suis rien d’autres que mes neurones. La question n’est plus alors la
fameuse expérience de pensée de Putnam : « are we a brain in a vat ? » « sommes-nous des
cerveaux dans une cuve ? » mais elle est transformée en « are we a brain in a head ? »
« sommes-nous des cerveaux dans une tête ? ».
Suis-je ce cerveau, ces neurones qui interagissent dans ma tête et qui commandent au corps
d’agir de telles manières ?
Selon l’approche scientifique, la perspective matérialiste, il semblerait bien.
Cette expérience de pensée de Putnam touche de façon directe à la question du rapport entre
nos représentations et ce qu’elles représentent. Nous retrouvons ce faisant un
problème classique de scepticisme vis-à-vis du monde extérieur.
« Supposons qu’un savant fou place, après un grave accident que nous avons subi, notre
cerveau dans une cuve et s’arrange non seulement pour le maintenir en vie, mais pour lui
donner l’impression qu’il est bien le cerveau d’un corps réel dans un monde réel. A la façon
dont les choses se passent dans le film Matrix, les terminaisons nerveuses du cerveau sont
reliées à un super-ordinateur qui procure à la personne l’illusion que tout est normal. Le
programme est si sophistiqué que lorsque le cerveau veut bouger telle partie du corps (telle
main par exemple), le programme d’ordinateur réagit parfaitement et génère une sensation
de mouvement. Nous pouvons être à plusieurs dans cette cuve, le programme informatique
continuant à nous donner l’impression que nous sommes bien dans un monde réel. La
2. question qu’il s’agit alors de poser est de savoir si nous pourrions, étant des cerveaux dans
une cuve, penser réellement que nous sommes des cerveaux dans une cuve. La réponse de
Putnam à cette question est négative. »1
Mais la question que posait Hilary Putnam soulevait un autre enjeu important sur lequel je
voudrais revenir et c’est la place du corps. C’est à dire qu’on ne peut pas concevoir un
cerveau isolé d’un corps qui puisse fonctionner uniquement par stimuli électrique. Avec la
reformulation que je fais de Putnam, le cerveau est là bien lié à un corps, il se trouve dans
un corps, un corps qui lui permet d’être en interaction causal avec le monde. Pour Putnam il
n’y a pas de rapport direct entre nos représentations et la réalité, on ne peut pas faire
référence à des réalités comme des arbres ou des cuves si on a pas la possibilité d’avoir des
relations causales avec ceux-ci.
La place du corps marque cette possibilité, ce qui est important car chez l’homme, pour
des raisons non résolues, le traitement de l’information s’accompagne d’expérience
subjective.
Cela veut dire que à l’homme contrairement à l’ordinateur, le traitement de l’information
fait quelque chose. Il s’accompagne d’une expérience subjective.
Ici on peut déjà essayer de reformuler notre problème; certes il y a déterminisme biologique
dans le traitement de l’information mais celui-ci est accompagné d’une expérience
subjective. C’est à dire que je peux être l’activité de mon cerveau mais cette activité ne peut
jamais être déliée d’émotions et d’affectivité.
Cette activité de mon cerveau est donc liée aux affects de ma vie, à l’histoire de mes
interactions avec le monde et les autres et donc c’est bien mon cerveau, il est individuel
puisque je suis ce que je suis et j’ai eu toutes les expériences que j’ai eu dans ma vie.
Le déterminisme biologique est donc MON déterminisme biologique.
De là on pourrait tendre vers une nouvelle éthique.
Les événements que l’on a rencontré font ce que l’on est, autant pour la réalité culturelle (je
suis né fils de un tel, tel pays, telle ville, telle école, tels amis, tels professeurs) que pour la
réalité biologique (la construction de mon cerveau, MON déterminisme biologique).
Si les traits psychologiques ont des corrélas neuronaux et peuvent être ainsi compris
(comme c’était expliqué dans l’article de Martha Farrah), on pourrait dire que les corrélas
neuronaux en sont l’explication seulement parce qu’ils font partie de la même histoire.
Les corrélas neuronaux ont eux aussi une histoire à raconter. Une grande histoire des affects.
Les corrélas neuronaux et les traits psychologiques seraient le résultat d’une même histoire
prise sous des perspectives différentes. Cette histoire elle est propre à chaque individu et le
constitue lui-même en tant qu’individu, c’est à dire qu’elle l’individualise. C’est notre
propre situation, ce qui fait que nous c’est nous. Cette histoire c’est ce qui ferait qu’on est
en affinité avec tel type de problème, tel type de pensée, tel type d’objet.
Ce qui nous affecte, ce qui nous fait penser, ce qui nous fait agir, détermine donc ce que l’on
est. Nous ne sommes rien en dehors de cette situation qui est la nôtre.
Raphaël Gély, extraits du cours d’ « Epistémologie des sciences humaines », cours enseigné à l’Université de Saint1
Louis, page 81.
3. La question ne serait plus « sommes nous ce cerveau dans une tête » mais « sommes nous
cette situation », cette histoire des affects tellement particulière, histoire qui se manifeste sur
un plan psychologique et sur un plan biologique (et probablement sur de multiples autres
plans).
En ce qui concerne la discipline des neurosciences il s’agirait alors, ayant pris acte de ceci,
de ne pas retenir le champ de recherche dans une perspective mais d’investir pour eux-
mêmes les différents plans sur lesquels cette histoire se manifeste.
Cependant il ne faut pas tomber dans une interdisciplinarité affichée mais qui reste molle, il
faut redonner de la consistance et du contenu à ce terme en le prenant comme différentes
perspective sur une histoire, différents plans dont certains sont accessibles et d’autres pas
encore et ne pas croire qu’un plan pourrait finalement être expliqué par un autre plan.
Il faudrait ainsi mettre en connexion ces diverses perspectives.