Pierre Moscovici : L'élargissement de l'Union, quel avenir pour l'Europe ?
Le principe de précaution
1. LE PRINCIPE DE PRECAUTION :
IMPLICATIONS POLITIQUES ET JURIDIQUES
Cours de Pierre MOSCOVICI,
Député du Doubs
à l’Ecole Nationale d’Administration Publique
Avril 2010
Cette séance sera comme vous le savez consacrée au principe de
précaution. Je ne suis pas le meilleur spécialiste de la question, mais je vais
tenter de vous en expliquer les principaux enjeux, en mêlant les dimensions
juridiques, politiques et même philosophiques avant d'échanger avec vous sur ce
sujet qui est à la fois vaste et passionnant.
Le principe de précaution, qui peut être considéré comme l’un des
développements les plus remarquables du droit au cours de ces dernières
années, a surgi des premières préoccupations environnementales du
tournant des années 1980, puis du domaine de la protection de
l’environnement. Il a essaimé vers d’autres secteurs du droit – cela fera l'objet
de ma première partie. C’est aujourd’hui le principe du droit de
l’environnement, mais aussi sanitaire, le plus médiatisé. Son sens et sa portée
n’en sont pas pour autant parfaitement perçus, et sont d'ailleurs sujets à des
interprétations différentes selon les pays: nous verrons cela dans la deuxième
partie. Ce principe apparaît même souvent malmené et tiraillé entre ses
défenseurs et ses opposants, dont je tenterai d'analyser les arguments en dernière
partie.
2. Compte tenu, du fait, que le principe de précaution n’est ni compris ni
interprété de façon univoque, un retour sur le sens premier de quelques mots
peut être utile avant d'entrer dans le vif du sujet.
Le danger est ce qui « menace ou compromet la sûreté, l’existence d’une
personne ou d’une chose ».
Le risque est un « danger plus ou moins probable auquel on est exposé »
(Robert, Larousse). Il peut être potentiel ou avéré.
La prudence est « l’attitude qui consiste à peser à l’avance tous ses actes, à
apercevoir les dangers qu’ils comportent et à agir de manière à éviter tout
danger, toute erreur, tout risque inutile ».
La précaution est le fait de « prendre des dispositions par prévoyance pour
éviter un risque ou pour limiter ses conséquences » (Robert, Larousse). En
l’absence de certitude, la précaution consiste à privilégier la rigueur
procédurale. Elle doit être distinguée de la prévention.
La prévention est un comportement dans un univers de risques dont on
connaît l’existence – risques avérés -, auxquels on s’expose avec une
probabilité plus ou moins grande. Il est possible de les identifier, de les
qualifier, de les hiérarchiser dans le but de s’en prémunir ou de se prémunir
de leurs conséquences.
La précaution est donc un univers d’incertitude controversée. On n’a
ni la certitude du risque, ni même la probabilité. Le terme de principe ne doit
pas quant à lui être source de malentendu. L’expression « principe de précaution
» pourrait évoquer un principe général, théorique et déresponsabilisant là où on
entend évoquer des attitudes pratiques, responsables et adaptées à chaque cas
particulier. L’expérience humaine, en matière de risques, a livré un certain
nombre de leçons, qui permettent d’aboutir à un ensemble de règles ou de
2
3. critères de la décision auxquels se référer en situation de risque potentiel. Le
principe de précaution est donc avant tout un impératif. Les attitudes de
précaution, malgré leurs différences, sont fondées sur un même principe d’action
qui invite à la vigilance en situation d’incertitude. L’usage juridique, qui peut
être fait du principe, porte donc à le regarder comme une règle ou un standard
guidant l’action.
Ces définitions permettent de construire une échelle des risques que l’on
peut exprimer de la manière suivante :
- Risques inconnaissables (risques du développement) : principe
d’exonération ;
- risques suspectés : principe de précaution ;
- risques avérés : principe de prévention ;
- risques réalisés : principe de réparation.
Nous verrons successivement, je le rappelle, l’émergence du principe de
précaution, sa mise en œuvre, les controverses et interrogations qu’il suscite.
I. L’ÉMERGENCE DU PRINCIPE DE PRÉCAUTION
A) Vers une société du risque
Quelques mots, d’abord, sur les origines intellectuelles du débat. Né en
1944, Ulrich BECK enseigne la sociologie à l'université de Munich.
Profondément marqué par l'influence de Jürgen HABERMAS, ses premières
recherches vont être consacrées aux changements sociologiques provoqués
par les développements industriels et technologiques. En 1986, peu après la
catastrophe de Tchernobyl, il publie en Allemagne La société du risque (il
3
4. faudra attendre le lendemain des attentats du 11 septembre 2001 pour que ce
livre pionnier soit traduit et publié en français). Il explique dans cet ouvrage
comment la modernité bouleverse profondément les rapports sociaux et inter-
étatiques en posant une problématique nouvelle, celle de la "répartition du
risque".
En effet, Ulrich BECK considère que la « production sociale des
richesses » est désormais intimement liée à une « production sociale des
risques », notamment sur le plan écologique. Ces nouveaux risques que décrit
le sociologue ne sont pas des effets dus à la nature, et donc externes au progrès
technique, mais bien des effets internes qui ne sont ni limités dans le temps, ni
dans l'espace : « L’envers de la nature socialisée est la sociétatisation des
destructions naturelles qui se transforment en menaces sociales, économiques et
politiques intégrées au système et portant sur la société mondiale industrialisée
à l’extrême ». Ainsi, un incident nucléaire ou des nuages toxiques dépassent
sans difficulté les frontières, menacent l'ensemble d'une société - aussi bien les
pauvres que les riches -, et même des populations qui ne sont pas encore nées : «
Les dangers deviennent les passagers aveugles de la consommation normale. Ils
se déplacent avec le vent et l’eau, sont présents en tout et en chacun, et
pénètrent avec ce qu’il y a de plus vital - l’air que l’on respire, la nourriture, les
vêtements, l’aménagement de nos lieux d’habitation -, toutes les zones protégées
du monde moderne, si bien contrôlées d’ordinaire. »
On est donc bien loin de cette société originelle, où il s’agissait de domestiquer
le risque représenté par la nature, que décrivait Rousseau dans son Discours sur
l’origine de l’inégalité parmi les hommes: « Telle fut la condition de l’homme
naissant ; telle fut la vie d’un animal borné d’abord aux pures sensations, et
profitant à peine des dons que lui offrait la nature, loin de songer à lui rien
arracher. Mais se présenta bientôt des difficultés ; il fallut apprendre à les
4
5. vaincre : la hauteur des arbres qui l’empêchait d’atteindre à leurs fruits, la
concurrence des animaux qui cherchaient à s’en nourrir, la férocité de ceux qui
en voulaient à sa propre vie, tout l’obligea de s’appliquer aux exercices du
corps ; il fallut se rendre agile, vite à la course, vigoureux au combat. »
Cette nouvelle « société du risque », qui « se caractérise avant tout par un
manque : l’impossibilité d’imputer les situations de menaces à des causes
externes », doit obliger le système politique traditionnel à évoluer. Il faut,
selon Ulrich BECK, revenir à la « grande politique », c'est à dire dépasser les
visions limitées et nationales pour se poser des questions globales. Le monde
étant dorénavant confronté à des risques d'une ampleur inégalée, il est nécessaire
que la « société mondiale » s'organise pour construire des dispositifs politiques
et sociaux permettant de prévenir les dangers et de se préparer à l'imprévisible.
C’est dans ce même contexte que naît le principe de responsabilité, puis celui de
précaution, censé guider les puissances publiques dans leur gestion de la société
moderne.
B) Du principe de responsabilité au principe de précaution
1. Hans JONAS et le principe de responsabilité
Dans son livre « Le principe de responsabilité », Hans JONAS,
philosophe allemand né en 1903 et mort en 1993, élève de HUSSERL et
HEIDEGGER, s’interroge sur l’évolution de nos modes d’action au sein de la
civilisation technologique. Tout comme La société du risque, la réflexion du
philosophe allemand a été largement influencé par un accident nucléaire,
celui de la centrale Three Miles Island aux Etats-Unis en 1979 (l’un des
réacteurs a fondu) qui n’a pas fait de victimes mais a suscité d'importantes
craintes au sein de l’opinion publique et conduit au gel du programme nucléaire
5
6. civil aux Etats-Unis. Pour Hans JONAS, le pouvoir que nous confèrent
aujourd’hui la science et la technologie entraîne une responsabilité nouvelle et
inédite : léguer aux générations futures une terre humainement habitable et ne
pas altérer les conditions biologiques de l’humanité. Cet impératif limite notre
liberté, mais Hans JONAS reconnaît qu’on ne saurait édifier un système plus
respectueux des contraintes écologiques sans un effort scientifique et technique
approprié. Il plaide donc pour une nouvelle conception de la responsabilité.
Dans la conception courante de la responsabilité, telle que la définissent la
morale et le droit, on ne peut être rendu responsable que de ce que l’on a
effectivement commis ou occasionné, ainsi que des conséquences immédiates.
La responsabilité doit être liée à une faute passée, directement imputable. Dans
des cas comme les accidents du travail ou les accidents industriels, la
responsabilité peut dépasser l’imputabilité personnelle, mais elle reste ancrée
dans le passé. La conception nouvelle prônée par JONAS dépasse à la fois le
cadre du passé et l’imputabilité de la faute. Il s’agit de considérer les
conséquences lointaines des décisions et des actions, au-delà des générations
actuelles et au-delà des possibilités de réparation ou de dédommagement.
Une telle responsabilité est de nature à la fois individuelle et collective.
Extrait du Principe de Responsabilité de Hans JONAS :
« Plutôt que de deviner vainement les conséquences tardives, relevant d'un
destin inconnu, l'éthique se concentrait sur la qualité morale de l'acte
momentané lui-même, dans lequel on doit respecter le droit du prochain qui
partage notre vie. Sous le signe de la technologie par contre, l'éthique a affaire
à des actes (quoique ce ne soient plus ceux d'un sujet individuel), qui ont une
portée causale incomparable en direction de l'avenir et qui s'accompagnent d'un
savoir prévisionnel qui, peu importe son caractère incomplet, déborde lui aussi
6
7. tout ce qu'on a connu autrefois. Il faut y ajouter l’ordre de grandeur des actions
à long terme et très souvent également leur irréversibilité. Tout cela place la
responsabilité au centre de l'éthique, y compris les horizons d'espace et de
temps qui correspondent à ceux des actions. »
Idéalement, il faudrait donc connaître les conséquences à long terme
des décisions prises aujourd’hui, afin de pouvoir les apprécier moralement.
Or, cette forme de connaissance scientifique est souvent entachée de lourdes
incertitudes. Jonas suggère de pallier cette méconnaissance par une autre forme
d’anticipation, qu’il appelle « heuristique de la peur ». Celle-ci rend moralement
obligatoire d’envisager, pour toute décision qui pourrait avoir des conséquences
irréversibles et incertaines, quel serait le scénario catastrophe. Et s’il apparaît
qu’une option technologique peut déboucher, ne serait-ce selon une faible
probabilité, sur une menace importante pour la nature et l’espèce humaine, alors
il convient d’y renoncer, en attendant d’en savoir davantage. Au cœur de cette
renonciation se trouve le caractère irréversible des cas redoutés, qui interdit de
parier sur la plus grande probabilité d'une issue favorable. JONAS préfère ainsi
raisonner en terme de « verre à moitié vide » plutôt qu'à « moitié plein », et
refuse la croyance apparemment raisonnable, en réalité scientiste, selon laquelle
la technique saura bien toujours résoudre les problèmes qu'elle pose.
Pour l'auteur allemand, cette croyance est irresponsabilisante, et se heurte
à trois objections :
il n'est pas sûr que, même dans le cas favorable, un progrès technique résolve
l'intégralité du problème posé par l'état antérieur de la technique ;
il est vraisemblable que ce progrès technique posera lui-même de nouveaux
problèmes à résoudre (d'où démultiplication et effet boule de neige) ;
7
8. il n'est pas vraisemblable que le cas favorable du progrès salvateur se
produise dans toutes les situations futures. Passé un certain seuil de gravité et
d'irréversibilité, s'en remettre à une telle croyance serait irresponsable.
Cette attitude conduit donc à abandonner l’optimisme technicien, qui suppose
que la technologie sera toujours capable de résoudre les problèmes qu’elle crée.
2. La consécration du principe de précaution
Hormis dans son pays, où il a reçu un célèbre prix littéraire en 1987, Hans
Jonas n’aura connu qu’une gloire posthume, car son livre publié en 1979 n’a été
traduit en français et dans d’autres langues qu’au cours des années 90, quand le
débat sur la responsabilité et la précaution était déjà lancé. La Convention de
Vienne de mars 1985 sur la protection de la couche d'ozone à la deuxième
Conférence internationale sur la protection de la Mer du Nord (1987) mentionne
le terme tandis que la troisième Conférence (1990) reconnaît également le
principe mais sans le définir.
La Déclaration de Rio sur l'environnement et le développement de
juin 1992 est plus nette : « Pour protéger l'environnement, des mesures de
précaution doivent être largement appliquées par les Etats selon leurs capacités »
et « en cas de risque de dommages graves ou irréversibles, l'absence de certitude
scientifique absolue ne doit pas servir de prétexte pour remettre à plus tard
l'adoption de mesures effectives visant à prévenir la dégradation de
l'environnement ». Le principe de précaution est ainsi présenté comme une
façon de concrétiser le principe de responsabilité dans des engagements
politiques.
8
9. Une autre « définition » est donnée par la Convention de Paris pour
la protection du milieu marin de l'Atlantique du nord-est du 22 septembre
1992 en son article 2.2 s'agissant « des mesures de prévention (qui) doivent être
prises lorsqu'il y a des motifs raisonnables de s'inquiéter du fait que des
substances ou de l'énergie introduites, directement ou indirectement, dans le
milieu marin, puissent entraîner des risques pour la santé de l'homme (...), même
s'il n'y a pas de preuves concluantes d'un rapport de causalité entre les apports et
les effets ». La précaution est ici synonyme de prévention, alors qu'on l'a vu au
tout début de la séance, ces principes d'action ne référent pas à un même niveau
de risque.
Pourtant évoqué dans plusieurs déclarations internationales et
multilatérales, il n’existe pas de définition unique du principe de
précaution. Si certains éléments, qui restent eux-mêmes en quête d’uniformité,
s’avèrent aujourd’hui permanents, à savoir la présence d’un risque de dommages
graves et/ou irréversibles, l’absence de certitude scientifique absolue quant à la
réalité de ces dommages et, enfin, l’obligation de prendre des mesures de
prévention, de petites ou de grandes nuances apparaissent au fil des définitions
et de leur interprétation par les décideurs politiques, les législateurs et les juges.
9
10. II. LA MISE EN ŒUVRE DU PRINCIPE DE PRÉCAUTION :
QUELLES CONSEQUENCES ?
A. Une valeur juridique à géométrie variable
1. Au niveau international
Le Protocole de Carthagène sur la prévention des risques
biotechnologiques relatif à la Convention sur la diversité biologique, plus
généralement appelé Protocole de Carthagène sur la biosécurité, a été signé
le 29 janvier 2000 dans le cadre de l'ONU, à la suite de la CBD (Convention
sur la diversité biologique) adoptée à Rio en 1992. Il constitue le premier accord
international environnemental sur les OGM. Entré en vigueur le 11 septembre
2003, il a recueilli à ce jour 124 instruments de ratifications. C'est un outil que
les états ou l'union européenne peuvent utiliser volontairement, s'ils le
souhaitent. Il n'est pas d'application obligatoire. Il vise à donner aux États et à
l'Europe (aux parties signataires) quelques moyens juridiquement opposables de
prévenir, à échelle mondiale, les « risques biotechnologiques », avérés ou
potentiels, induites par la biotechnologie et/ou ses produits (Organismes vivants
modifiés (OVM), ou certains de leurs sous-produits à risque). C'est un des rares
moyens dont disposent les Etats signataires de justifier auprès de l'OMC
l'interdiction de la commercialisation d'OGM au nom du principe de précaution.
En une décennie, plus de 40 décisions, parfois contradictoires, ont été
rendues par l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC), la Cour de Justice
des Communautés Européennes (CJCE) et la Cour Européenne des droits de
l’Homme en liaison avec le principe de précaution.
10
11. L’OMC fonde ses jugements sur l’Accord sur les mesures sanitaires
et phytosanitaires (dit accord SPS), qui concerne les réglementations mises en
place localement par les Etats parties pour protéger la santé des personnes ou
des animaux, autrement dit toutes les mesures de sauvegarde que prennent les
Etats à l’encontre d’un produit au nom de la sécurité alimentaire.
L'article 5.7 de cet accord définit le principe de précaution comme suit :
« Dans le cas où les preuves scientifiques pertinentes seront insuffisantes, un
Membre pourra provisoirement adopter des mesures sanitaires ou
phytosanitaires sur la base des renseignements pertinents disponibles, y compris
ceux qui émanent des organisations internationales compétentes ainsi que ceux
qui découlent des mesures sanitaires ou phytosanitaires appliquées par d'autres
membres. Dans de telles circonstances, les Membres s'efforceront d'obtenir des
renseignements additionnels nécessaires pour procéder à une évaluation plus
objective du risque et examineront en conséquence la mesure sanitaire ou
phytosanitaire dans un délai raisonnable. »
L'organisation mondiale du commerce exige ainsi l’existence d’un risque avéré
pour reconnaître l’utilisation du principe de précaution, et a donc toujours
déclaré illégales les mesures prises par les Etats au nom de ce principe. Au
contraire, la CJCE reconnaît le principe de précaution et estime que les
exigences en matière de protection de la santé publique sont prioritaires par
rapport aux considérations de libre-échange. C'est cette divergence de vue
qui donne lieu, depuis les années 1990, à des contentieux entre l'OMC et
l'Union européenne au sujet des organismes génétiquement modifiés. J'y
reviendrai ultérieurement.
11
12. On assiste, malgré quelques pommes de discorde, à une certaine
harmonisation des jurisprudences. D’une part, l’OMC admet que la preuve
scientifique est un concept relatif et attache de l’importance à l’évocation d’un
risque dont l’existence n’a pas été démontrée par l’analyse scientifique. D’autre
part, la jurisprudence de la CJCE a fixé des bornes à l’invocation du principe de
précaution afin d’éviter qu’il ne soit appliqué de manière incontrôlée.
L’utilisation du principe de précaution doit ainsi être fondée sur :
- la rigueur scientifique qui renvoie à l’exigence d’une méthode
éprouvée d’évaluation du risque redouté, et à l’existence réelle d’un
risque plausible et non d’un simple fantasme ;
- l’action : l’application du principe de précaution ne doit pas
conduire à s’abstenir de courir le moindre risque.
La Cour s’assure donc que les autorités publiques respectent le principe de
proportionnalité en choisissant les mesures provisoires et révisables les plus
adaptées, mais également en opérant une pesée des intérêts en présence.
2. Au niveau national
En France, c’est la loi Barnier du 2 février 1995 qui a la première
transposé dans le Code rural, appliqué à la protection de l’environnement,
et dans le Code de la consommation, le principe de précaution défini comme
le principe « selon lequel l’absence de certitudes, compte tenu des
connaissances scientifiques et techniques du moment, ne doit pas retarder
l’adoption de mesures effectives et proportionnées visant à prévenir un risque
de dommages graves et irréversibles à l’environnement à un coût
économiquement acceptable. » Dix ans plus tard, en inscrivant la Charte de
l’environnement dans la Constitution, le Parlement français a installé de facto
12
13. le principe de précaution au niveau le plus élevé de la hiérarchie des
normes juridiques françaises, puisque l’article 5 de cette charte stipule
que : « Lorsque la réalisation d'un dommage, bien qu'incertaine en l'état des
connaissances scientifiques, pourrait affecter de manière grave et irréversible
l'environnement, les autorités publiques veilleront, par application du principe
de précaution, et dans leurs domaines d'attribution, à la mise en œuvre de
procédures d'évaluation des risques et à l'adoption de mesures provisoires et
proportionnées afin de parer à la réalisation du dommage ».
Dans les autres pays, la reconnaissance du principe de précaution est
plus délicate à analyser, notamment parce que des réglementations en font
une application, sans pour autant le mentionner. Le droit allemand connaît
depuis longtemps la notion de précaution. Elle est non seulement l’un des appuis
principaux de la politique environnementale de ce pays, mais aussi inspiratrice
de lois sanitaires. Il s’agit toutefois d’une conception économique du principe de
précaution, puisque le coût des mesures à adopter se révèle, comme en droit
français, un critère de modération. Le droit néerlandais accorde également une
place importante au principe de précaution, qu’il s’agisse de programmes
définissant la politique environnementale ou de la prévention des accidents
majeurs. Au Royaume-Uni, le principe de précaution est défini dans le Livre
Blanc pour l’environnement, avec une certaine prudence qui témoigne d’une
conception assez méfiante au regard des conséquences néfastes de son
application sur le développement économique.
Quant au Canada, il a appuyé le principe de précaution sur les
tribunes internationales mais a mis davantage de temps pour le reconnaître
pour lui-même. Ainsi, le plan vert pour la protection de l’environnement d’avril
2007 reconnaissait la nécessité d’approches prudentes, mais sans utiliser pour
autant le terme de « principe de précaution ».
13
14. Le gouvernement fédéral canadien énonce cependant dans son Cadre
d’application de la précaution dans un processus décisionnel scientifique en
gestion du risque de 2003 les dix principes suivants pour réaliser l’application
de la précaution dans le cadre d’un processus décisionnel scientifique en gestion
du risque :
1. La précaution est une démarche légitime et particulière de décision dans
la gestion du risque.
2. Il est légitime que les décisions soient guidées par le niveau de protection
contre le risque que choisit la société.
3. L’application de la précaution doit reposer sur des données scientifiques
solides et sur leur évaluation; la nature des données scientifiques et la
partie chargée de les produire peuvent changer avec l’évolution du savoir.
4. Il devrait y avoir des mécanismes pour réévaluer le fondement des
décisions et pour tenir éventuellement d’autres consultations dans un
processus transparent.
5. Il convient d’assurer un degré élevé de transparence, de reddition de
comptes et de participation significative du public.
6. Les mesures de précaution devraient être sujettes à réexamen selon
l’évolution de la science, de la technologie et du niveau de protection
choisi par la société.
7. Les mesures de précaution devraient être proportionnelles à la gravité
possible du risque que l’on veut gérer et au niveau de protection choisi par
la société.
14
15. 8. Les mesures de précaution devraient être non discriminatoires et
concorder avec celles prises dans des circonstances similaires.
9. Les mesures de précaution devraient être efficientes et avoir pour objectif
d’assurer un avantage net global à la société au moindre coût et un choix
judicieux de mesures.
10. Si plusieurs options réunissent ces caractéristiques, on devrait choisir
celle qui entrave le moins le commerce.
C'est en application de ces considérations que le Canada a été, en 2008 le
premier pays interdire de l’utilisation du Bisphénol A, substance potentiellement
dangereuse pour le système endocrinien, dans la fabrication des biberons, au
nom du principe de précaution. Alors qu'en France, ce même principe figure
dans la Constitution, le Sénat n'y a adopté une disposition allant de ce sens il y a
seulement quelques semaines à peine et à l'heure où je vous parle la question
continue de faire débat dans l'Hexagone. Garder cela en tête car j'aimerais en
discuter avec vous à la fin de la séance.
3. L’influence du juge dans le champ d’application du principe de
précaution : l’exemple de la France
En France, la constitutionnalisation du principe de précaution a
constitué une étape décisive, et ce à deux égards au moins :
- d'un côté, en même temps qu'elle illustre une philosophie politique du risque
mieux repérable dans l'esprit des gouvernants, elle contribue à rehausser les
exigences imposées au législateur et consacre le caractère directement invocable
du principe ;
- de l'autre, le principe, désormais défini, est mieux balisé :
15
16. 1. ses conditions d'application sont circonscrites : il est mis en œuvre s'il
existe une possibilité de dommage grave et irréversible susceptible
d'affecter l'environnement,
2. ses destinataires sont clairement visés : il s'agit des seules autorités
publiques, à l'exception des décideurs privés,
3. les obligations qui lui sont attachées sont plus concrètement posées :
mise en œuvre de procédures d'évaluation du risque, adoption de mesures
provisoires et proportionnées.
Ainsi délimité, le principe de précaution ne saurait conduire en lui-même
aux dérives qui lui sont souvent attribuées : plutôt qu'un principe d'abstention
conduisant à rechercher un irréaliste « risque zéro », il est un principe d'action.
Loin d'évincer le recours à la science, il repose tout au contraire sur un
renforcement de la recherche scientifique et une méthodologie à la fois réaliste
et objective.
Les responsabilités en matière d’application du principe de
précaution ont donc été clarifiées. Ainsi, les juges ont estimé qu’il revenait à
l’Etat de prendre des mesures invoquant le principe de précaution, que ce soit
pour interdire l’utilisation d’un insecticide, la plantation d’organismes
génétiquement modifiés ou encore l’installation d’antennes-relais de téléphonie
portable. Ensuite, et ce malgré la volonté expresse du législateur de limiter le
champ d’application du principe de précaution à l’environnement, le juge ne l’a
que peu utilisé dans ce domaine et s’en saisit essentiellement dans les
secteurs de l’urbanisme et de la santé.
B. Quelques exemples d’application du principe de précaution
16
17. Les illustrations de la mise en œuvre pratique du principe de précaution ne
manquent pas dans les domaines sanitaires et environnementaux. Mais plutôt
que de vous asséner avec un catalogue d’études de cas, je préfère me concentrer
sur deux exemples particuliers : l’un – celui de l'affaire Biotech - parce qu’il
continue de défrayer la chronique au niveau international et met en évidence les
différences d’interprétation que l’on peut avoir du principe de précaution, l’autre
– celui de l’interdiction d’installation d’antenne-relais de téléphonie portable -
parce qu’il alimente le débat sur les limites de l’applicabilité du principe de
précaution.
1. L’affaire des Organismes Génétiquement modifiés, sujet d’un long
contentieux entre l’Union européenne et l’OMC
L’affaire dite Biotech a été portée devant l’Organe de règlement des
différends (ORD) de l’OMC en 2003 par les Etats-Unis, l’Argentine et le
Canada contre les Communautés Européennes. Les requérantes considéraient
que différentes mesures prises par les communautés européennes à
l’encontre des OGM étaient contraires aux règles de l’OMC.
Trois moyens furent invoqués.
Premièrement, les requérantes considéraient que les Communautés
imposaient à leurs produits un moratoire global à leur autorisation. Bien
qu’aucun texte émanant des Communautés ne mettait formellement en place
un tel moratoire, les produits OGM étaient selon les requérantes
indirectement interdits sous couvert d’une procédure d’autorisation.
Le deuxième moyen invoqué concernait des listes de produits spécifiques
différentes pour chaque partie requérante. Etaient en cause la procédure
17
18. d’approbation de produits spécifiques mise en place par les Communautés.
Là encore, celle-ci était considérée par les requérantes comme contraires aux
règles de l’OMC.
Le troisième moyen visait les mesures prises localement par les Etats
membres de la Communauté européenne en application de directives
européennes (90/220 et 2001/18) permettant à un Etat membre d’interdire
temporairement la culture d’un OGM si des preuves substantielles montrent
qu’il présente un danger pour les personnes et pour l’environnement. En effet
six Etats membres de la Communauté, dont la France, avaient pris des
mesures de sauvegarde restreignant l’utilisation et la mise sur le marché de
produit OGM. Les requérantes reprochaient aux Communautés de ne pas
avoir réévalué ces mesures.
Entre autres défenses, les Communautés européennes se sont elles
basées sur l’article 5.7 de l’accord SPS qu'on a évoqué tout à l'heure. Selon
elles, cet article était une manifestation du principe de précaution. Le panel
de l'OMC rejeta cette interprétation, considérant que le principe de précaution
était encore trop vague et indéfini en droit international public pour être utilisé
comme une défense. Il a rappelé sa précédente décision dans l’affaire du bœuf
aux hormones.
L’affaire sur le bœuf aux hormones présentait en effet des faits similaires.
Les communautés européennes avaient mis en place une interdiction
d’importation et de mise sur le marché de bœuf nourri aux hormones. Une partie
du bœuf importé des Etats-Unis était nourrie aux hormones, les autorités
américaines considéraient donc que cette mesure était protectionniste et
18
19. portèrent l’affaire devant l’Organe de règlement des différends. Ici aussi
l’appréciation du contenu du principe de précaution était capitale. L’Union
Européenne défendait en effet ces mesures comme appliquant le principe de
précaution. Le groupe spécial, en application de l’accord SPS, « a examiné si ces
mesures étaient basées sur une évaluation des risques pour la santé humaine
et/ou de l’environnement. Il a estimé que ce n’était pas le cas. »
Les Communautés Européennes ont donc échoué à imposer leur
vision du principe de précaution au niveau de l’OMC. Bien qu’il soit inscrit
dans de nombreuses conventions internationales, le principe de précaution reste
donc très ancré dans la sphère politique et il paraît difficile de l’envisager
comme un principe de droit coutumier.
Où en est cette affaire Biotech ? Un accord a été signé entre l'Union
européenne et le Canada (en juillet 2009) puis l'Argentine (en mars 2010) qui
prévoient des rencontres bisannuelles entre leurs services respectifs en charge du
dossier des biotechnologies, pour dialoguer et essayer de résoudre ce problème
complexe. La Commission européenne espère que les Etats-Unis suivront ses
partenaires dans cette démarche, mais cela me semble difficile: je vais vous
expliquer en quoi.
Le principe de précaution rencontre un succès beaucoup plus évident
en Europe qu’aux États-Unis, où il est à ce jour (malgré l’intérêt croissant
qu’il commence à susciter dans certaines sphères d’intellectuels) peu connu
du grand public, plus habitué à un discours pragmatique très centré sur
l’évaluation des risques. Un regard sur les structures institutionnelles
américaines révèle de profondes divergences avec les pays européens. La
logique de marché qui domine aux États-Unis est inscrite dans un contexte
juridique fondé sur la présomption de responsabilité des acteurs.
19
20. L’Administration n’intervient qu’assez rarement, elle se manifeste surtout
en cas d’accident de façon efficace et brutale, selon une logique de sanction.
Ainsi, ce n’est pas le politique qui dit le bien public, mais les administrations et
surtout les juges. La crédibilité de ce système dépend de la perception, par le
public américain, des risques qu’il lui fait encourir. Elle pourrait bien être
largement fondée sur l’efficacité, reconnue, des systèmes de gestion de crises
qui fonctionnent au sein des agences gouvernementales comme le Center for
disease control. Le public américain refuse de donner plus de moyens financiers
à l’État et aux administrations, qui sont ainsi tenues de cibler leurs actions et de
justifier leurs priorités.
La logique de cette organisation peut pousser le producteur à rechercher la
sécurité maximale moins pour les consommateurs que pour lui-même, et à
garantir sa sécurité juridique propre plutôt que la sécurité sanitaire du grand
nombre. Les conflits qui opposent l’Union européenne aux États-Unis sur les
OGM et la viande aux hormones, notamment, peuvent donc être interprétés à la
lumière de la différence entre une culture de contrôle a priori et une autre a
posteriori. La première est davantage propice, en principe, à la transparence et à
la traçabilité que la seconde. Les Européens la font intervenir dans la qualité des
produits et veulent la valoriser.
Au fondement de cette divergence se trouve en fait la question suivante:
le principe de précaution peut-il être traduit en termes juridiques, ou doit-il
rester un principe éthique ou politique? Elle a tracé une ligne de démarcation
entre deux camps : d’une part ceux qui, à l’instar de plusieurs pays européens,
entendent justifier des décisions économiques et commerciales sur la base de
règles juridiques dérivées du principe de précaution, et d’autre part, ceux qui,
sous l’égide des Etats-Unis, dénient tout fondement juridique au principe de
20
21. précaution et limitent sa portée à une éthique des comportements individuels ou
sociaux. On peut refuser de manger du bœuf aux hormones ou des OGM, mais
pas interdire leur commercialisation.
Après avoir abordé ce cas qui montre que l'interprétation du principe de
précaution, et donc sa mise en œuvre, peut être multiple, je vais maintenant
étudier un autre exemple d'application du principe de précaution, cette fois non
pas par un organisme politique mais judiciaire.
2. Interdiction à un opérateur d'installer une antenne relais à Paris à la
demande d'un syndicat des copropriétaires – Arrêt du TGI de Créteil du 11
aout 2009
Alors que la société Orange s'apprêtait à installer une station de radio
communication sur la toiture-terrasse d’un hôtel situé dans le 13ème
arrondissement de Paris, deux occupants de l’immeuble voisin, bientôt suivis par
le syndicat de copropriétaires ont, au nom du principe de précaution, saisi le
juge des référés aux fins d’interdire l’installation, prévue à moins de 15 mètres
de la chambre à coucher d'un des plaignants. Pour sa défense, l'opérateur a fait
principalement valoir que le principe de précaution relève du domaine exclusif
de la loi et du règlement, sans pouvoir être appliqué par les juridictions de
l'ordre judiciaire, et a estimé que les requérants n'apportaient pas la preuve de
l'existence d'un dommage imminent ou d'un trouble manifestement illicite.
Le tribunal a précisé dans sa décision qu'il appartenait au juge judiciaire
de faire respecter le « devoir de prudence » mentionné dans le code de
l'environnement, qui s'impose à tout sujet de droit. Il a par ailleurs statué que le
21
22. trouble manifestement illicite qu’occasionnait le comportement d'Orange aux
riverains était suffisamment attesté par le fait que l'opérateur a pris le risque de
causer des dommages à leur santé. Selon les magistrats, il y avait en effet bel et
bien risque, puisque, « même si les connaissances scientifiques actuelles ne
permettent pas de déterminer avec certitude l'impact exact des ondes
électromagnétiques lorsqu'elles traversent les parties communes de l'immeuble,
il existe un risque qui ne peut être négligé de répercussion de ces ondes sur l'état
sanitaire des habitants se trouvant à l'intérieur de l'immeuble ». En conséquence,
il a été fait interdiction - sous astreinte - à l'opérateur de procéder à l'installation
envisagée. Avec cette ordonnance, pour la première fois à Paris, la justice a
décidé d'interdire une antenne-relais, avant même qu'elle ne soit installée. Et
contrairement à d'autres interdictions précédentes, il n'y avait pas d'école à
proximité.
Son argumentation n’a que très peu différé que celle de la Cour d’appel de
Versailles qui, dans un arrêt du 4 février 2009, a estimé l’implantation d’une
antenne-relais de téléphonie mobile source d’un trouble anormal de voisinage,
non pas en raison du risque sanitaire éventuel que cette dernière ferait porter à la
population, mais en raison de la crainte légitime que constituait
l’impossibilité de garantir au voisinage l’absence de risque sanitaire généré
par l’antenne-relais.
III. DU BON USAGE DU PRINCIPE DE PRÉCAUTION : LEÇONS D’UNE
CONTROVERSE
A. Un principe soumis à controverse
22
23. Les détracteurs du principe de précaution ont dénoncé dans ces
décisions une dérive, où à travers l’angoisse jugée légitime, la seule présence
d’équipement vaut désormais dommage, et où les exigences de gravité et
d’irréversibilité du dommage environnemental ainsi que de proportionnalité et
de révisabilité des mesures de précaution qu’impose la Charte de
l’environnement semblent être ignorées. Les critiques d'un principe de
précaution érigé en norme juridique dénoncent ainsi une utilisation abusive du
principe de précaution qui aboutit à une déconnexion du jugement politique par
rapport au jugement scientifique. L’Etat ne se contente plus de gérer un risque, il
doit gérer un rapport social. Sa stratégie d’action pourrait donc se résumer de la
manière suivante : ce n’est pas parce que les scientifiques ont démontré que
telle implantation ou telle plante n’est pas dangereuse que l’Etat ne doit pas
intervenir. Désormais, il lui revient d’assurer non seulement la sécurité, mais
également la tranquillité des citoyens. Le principe de précaution devient alors un
outil de gestion de l’opinion publique, qui risque d'aboutir à la disqualification
de l’expertise scientifique.
Ainsi, certains dénoncent la suspension de l’utilisation de certains
insecticides sous le prétexte non confirmé qu’ils tueraient les abeilles combinée
à l’interdiction pour les agriculteurs français d’avoir accès à des semences
génétiquement modifiées contribuent à une stagnation du rendement du secteur
agricole et à l’affaiblissement de sa compétitivité. D'autres décrient, dans le
domaine de la santé publique, l’arrêt de la vaccination contre l’hépatite B à la
suite d’une rumeur l’accusant d’être à l’origine de la sclérose en plaques, et ce
malgré l’absence de preuve, alors que l'hépatite B est responsable de plus de 500
décès par an en France.
23
24. Tel qu’il est utilisé, le principe de précaution peut aboutir au
renversement de la charge de la preuve : la recherche, l’activité économique
ne sont plus légitimes en soi, elles doivent se justifier en permanence. En outre,
au lieu de rassurer les populations, l’application du principe de précaution
peut donner le primat à l’émotion et à l’irrationalité. Le principe de
précaution peut ainsi induire un cercle vicieux dans lequel les mesures adoptées
contre des risques hypothétiques créent de nouvelles craintes exigeant de
nouvelles mesures, car une confusion s’installe entre risque potentiel de risque
avéré, et ce qui n’était à l’origine qu’un danger hypothétique devient un danger
perçu par la population.
Une application trop stricte du principe de précaution mène donc à
une suspicion systématique à l’égard des nouvelles technologies issues du
progrès de la science, sans évaluation préalable du rapport bénéfice/coût
desdites technologies, ce qui peut avoir des conséquences dramatiques. François
Ewald (auteur entre autres de l'ouvrage Aux risques d'innover : Les entreprises
face au principe de précaution), l'un des plus fervents détracteur de la notion en
France, tire par exemple la sonnette d'alarme, estimant que ce principe
«extrêmement puissant» mériterait plus d'attention, car il pourrait devenir «une
sorte de droit subjectif», en ce sens qu'il est «un droit à faire valoir une
incertitude». Il craint ainsi que le principe de précaution n’en vienne à créer une
sorte d'état d'exception qui serait justifié par l'urgence et l'imminence des
catastrophes éventuelles.
De nombreux auteurs, François Ewald en tête, dénoncent également le
risque qu'il y a à voir le principe de précaution décourager le progrès
scientifique et donc priver la société de ses bienfaits futurs. Précaution et
innovation seraient-ils donc antinomique ? L’usage du principe de précaution
serait-il synonyme de paralysie, d'immobilisme ?
24
25. Le principe de précaution n’est pas aussi « conservateur » qu’il y
parait pour deux types de raisons. D’une part, la précaution n’implique pas
l’interdiction. Elle introduit une dynamique qui permet de « sortir de
l’impasse » par une incitation développer les connaissances. Comme l’a bien
montré la « crise de la vache folle » et la relance des recherches sur les maladies
à prions, le politique impose par ce biais aux organismes de recherche ou aux
entreprises une obligation de faire des recherches pour ne pas rester dans la
routine du développement spontané des connaissances ou du marché. D’autre
part, l’inversion de la charge de la preuve oblige la recherche à renforcer
ses activités dans le domaine des « sciences qui réparent ». Par exemple, dans
l’agriculture, les chercheurs doivent mener de front les recherches pour
poursuivre l’amélioration de la production et la transformation des produits
agricoles par rapport aux nouvelles contraintes environnementales et
simultanément, progresser dans l’élaboration de diagnostics sur la santé
humaine, l’avenir des sols, de l’eau, et de la biodiversité.
Le principe de précaution concourt donc à la prise de conscience de la
dimension éthique du travail du chercheur et de sa responsabilité sociale.
Celui-ci est ainsi invité à mesurer les effets sociaux de son travail, à s’interroger
sur la dimension politique de ce travail et sur la manière dont ses activités
scientifiques s’inscrivent dans un contexte social, politique et environnemental.
Il s’agit pour lui, d’anticiper autant que faire se peut, les conséquences que
peuvent avoir les recherches qu’il entreprend.
B. Un nouveau rôle pour les « experts » dans les sphères politique et
juridique ?
25
26. Le principe de précaution fait donc partie intégrante d’une société du
risque telle que décrite par Ulrich BECK, et couvre les cas où les données
scientifiques sont insuffisantes, peu concluantes ou incertaines, et où une
évaluation scientifique préliminaire montre que l’on peut raisonnablement
craindre que des effets potentiellement dangereux et irréversibles pour
l’environnement et la santé humaine, animale ou végétale soient incompatibles
avec le niveau de protection élevé recherché. Illustration des relations entre
éthique, politique, droit et sciences, le principe de précaution est une norme-
guide pour l'action en univers incertain, un outil de gestion des risques virtuels,
qui appelle des mesures (interdictions, refus de mise sur le marché, retraits,
suspensions, restrictions d'utilisation, obligations d'étiquetage, etc.) à la fois
provisoires (dans l'attente de certitudes scientifiques), proportionnées aux
risques redoutés et économiquement acceptables compte tenu desdits risques.
Comme le notent Philippe KOURILSKY et Géneviève VINEY en
conclusion de leur rapport au Premier ministre sur le principe de précaution
(2000), il est entre les mains du législateur, de l'autorité réglementaire et du juge
« qui peuvent (...) en faire la meilleure ou la pire des choses : la meilleure, s'ils
parviennent à mettre en place des mesures améliorant réellement la sécurité des
citoyens, tout en évitant l'écueil d'une démission générale devant toute prise de
risque ; la pire s'ils le transforment en un carcan excluant toute souplesse et
décourageant les initiatives nécessaires à l'innovation et au progrès ».
Le principe de précaution pose en tout cas une question dérangeante,
celle du rôle joué par les scientifiques dans les processus de décision
politique et juridique. Avec l’attrait du public et des décideurs pour ce
principe, la puissance publique sommée d’édicter des normes, de résoudre les
crises et de pallier les risques de tous ordres devient progressivement
26
27. l’interlocuteur principal et le premier « client » des scientifiques. On se trouve là
à l’intersection de la connaissance et de la prise de décision.
Le rôle de l’expert est de fournir de la connaissance, formulée en réponse
à la demande de ceux qui prennent des décisions, en sachant pertinemment que
cette réponse est destinée à être intégrée au processus de décision. Or le plus
souvent, le chercheur ne dispose pas de réponse toute prête qui puisse être
considérée comme l’expression directe de son savoir. L’expertise scientifique ne
peut alors que transgresser inéluctablement les limites du savoir scientifique sur
lequel elle se fonde. Ce savoir n’a plus tout à fait le statut de la connaissance
scientifique stricto sensu car il s’agit aussi de l’expression d’une pensée et d’une
opinion en vue de fournir la réponse à une demande sociale.
Un double danger existe : soit les scientifiques instrumentalisent la
politique, soit les politiques instrumentalisent les scientifiques. La tentation
d’assujettir les connaissances aux enjeux sociaux, politiques et économiques, et
de ne considérer que ceux-ci, donc de négliger le risque, peut exister en
particulier quand il s’agit d’établir des normes en faveur de la santé humaine.
Mais comme semble le montrer l’embargo sur la viande bovine britannique par
la France, les intérêts politiques et économiques peuvent s’effacer devant
l’inquiétude des politiques depuis le « syndrome du sang contaminé » : la
tentation du politique « d’ouvrir le parapluie » derrière des avis de Comités
scientifiques et autres agences de sécurité est également présente.
L’application du principe de précaution modifie le statut de
l’innovation et la culture du risque : ce n’est plus le risque constaté qui doit
être réparé ou évité mais un risque potentiel qui doit être prévenu. La
recherche est de plus en plus appelée à mener de front la promotion de
l’innovation, la maîtrise du développement technologique et les problèmes
d’environnement posés par ce développement. La tentation de l’autoritarisme de
27
28. la science et de l’interdiction de tout débat démocratique en son nom est grande
si seuls sont concernés le savant - à lui de connaître le danger - et le politique - à
lui de faire face à ce danger.
Les angoisses du public relayées par les médias créent dans ce contexte un
nouvel espace de débats où responsables politiques, experts et journalistes
doivent de plus en plus souvent rendre compte à des acteurs de plus en plus
diversifiés (industriels, associations de consommateurs et de défense, instances
juridiques et judiciaires, etc.). Porter la controverse scientifique sur la place
publique devient donc de plus en plus indispensable pour promouvoir
l’information nécessaire à l’appréciation et l’anticipation du risque et à dégager
des solutions positives.
Ceci peut se heurter à trois écueils : le règlement de comptes entre
scientifiques, le détournement de ces controverses au profit de prises de
positions idéologiques et les difficultés de la formulation des questions débattues
comme de la compréhension des réponses. Mais en définitive, loin d’entraver les
progrès de la connaissance, ces évolutions ouvrent un large et nouveau champ à
la recherche scientifique et à ses rapports avec le politique et le citoyen.
* *
*
CONCLUSION : UN PRINCIPE FÉCOND, QUI NE DOIT PAS ENTRAVER MAIS
ÉCLAIRER L’ACTION.
Le principe de précaution élargit donc les missions de l’évaluation des
choix technologiques. Il ne s’agit plus seulement d’envisager les aspects sociaux
à court et moyen terme, jusqu’à l’horizon prévisible des décisions politiques. Il
s’agit aussi de mettre en évidence la maîtrise des incertitudes et des risques, pour
que les choix d’aujourd’hui ne compromettent pas la qualité de vie des
générations futures. Pour cela, il faut insister sur le nécessaire partage des
28
29. connaissances entre les scientifiques, les décideurs politiques et les citoyens et
sur l’importance du dialogue pour développer un consensus.
Ainsi, ce n’est qu’à travers un effort de pédagogie que pourront être
dissipées les confusions entre dangers et risques ou encore entre risques
avérés et risques perçus, mais également qu’on rendra intelligible une
notion comme la marge d’incertitude des études scientifiques. En ce sens, la
référence au principe de précaution permet de donner un fondement objectif à
une procédure démocratique : le temps de la réflexion, de la collecte des
informations scientifiques et du débat public avant la prise de décision face à un
risque grave ou irréversible. Mais le principe de précaution ne signifie pas : dans
le doute, abstiens-toi. Il requiert une mise à jour continue et une évaluation
dynamique de l’état des connaissances et des mesures politiques visant à
maîtriser les risques à long terme.
Pistes de débat avec les étudiants :
Au cours de la séance, je vous parlais de l'interdiction de l'utilisation du
Bisphénol A dans les biberons, qui a été appliquée au Canada dès 2008, mais
est encore en débat en France, où le principe de précaution a pourtant valeur
constitutionnelle. Cela montre-t-il à votre avis que le PP n'a pas forcément
vocation à avoir une valeur normative? Le principe de précaution peut-il être
traduit en termes juridiques, ou doit-il rester un principe éthique ou politique?
Le principe de précaution entretient-il le mythe du « risque zéro » ?
La campagne de vaccination de masse organisée par les pays développés
contre le virus de la grippe A/H1N1 relevait-elle du principe de précaution?
Le principe de précaution doit-il être inscrit dans le droit pour être efficace?
29
30. Toute décision relative au principe de précaution se fonde sur des expertises
scientifiques. Comment garantir l'indépendance de celles-ci?
En matière de responsabilité civile, le principe de précaution renverse-t-il de
facto la charge de la preuve, l'absence de précaution caractérisant la faute ?
Si oui, doit-on craindre que la mise en œuvre du principe de précaution ne
conduise à un recul des cas de responsabilité sans faute ?
BIBLIOGRAPHIE
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(1999).
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