La couleur de la peau. De la perception que l'on en a dans la société, des préjugés à la réalité biologique. Déconstruction de la notion de race humaine. Génétique de la couleur de la peau.
Publié dans la revue Pour la science n° 313, 11/2003, p.62-69
Auteur : Pascal Leonardi
5. au Nord de la zone intertropicale, les continents européen,
asiatique et amérindien ont été peuplés respectivement il
y a environ 40000 ans, 30000 ans et 20000 ans. Les popu-
lations européennes ont eu plus de temps pour s’adapter
à l’ensoleillement plus faible de ces latitudes, et ont la peau
plus claire, en moyenne, qu’en Asie et qu’en Amérique.
Ainsi, l’évolution de la couleur de la peau moyenne des
populations humaines dépend de deux facteurs: la lati-
tude à laquelle elles vivent et la durée d’adaptation. Nous
formulons des hypothèses sur de grandes tendances de
l’évolution, mais nous demeurons incapables d’en émettre
la moindre sur la couleur de peau des premiers hommes.
Comment déterminer la couleur de la peau des fossiles?
La couleur de peau d’une population est une moyenne
del’ensembledescouleursprésentesdanscettepopulation.
Sipetitessoient-elles,lesvariationschromatiquessontimpor-
tantes. À l’échelle de la famille, dans une même fratrie, on
observe déjà des différences. Plus on augmente l’effectif
du groupe, plus on élargit la palette du nuancier des cou-
leurs.Ainsi,enconsidérantquelquesdizainesdepersonnes
dans quatre pays répartis sur l’axe Nord-Sud (Belgique,
Algérie, Tchad et Afrique du Sud), on recrée toute la
palette des couleurs de peau présentes sur la planète sans
discontinuité, sans frontière entre clair et foncé!
Génétique de la pigmentation
Comme nous venons de le voir, de génération en généra-
tion, la couleur de la peau s’adapte aux contraintes de
l’environnementselonunmécanismedesélectionnaturelle
de la concentration épidermique en mélanine. Examinons
maintenant comment les différentes nuances de couleur
depeaus’établissent,quelssontlesmécanismesbiologiques
élucidés et les gènes impliqués.
Àl’originedetouteévolutiond’uncaractère(parexemple,
la couleur de la peau), une mutation modifie un gène. Une
telle mutation se produit de façon aléatoire sur le génome et
induit des conséquences ou non. Quand elle ne provoque
aucunchangementapparent,ellepasseinaperçueetsetrans-
met au fil des générations: elle est neutre. Sinon, elle a des
effetsphysiologiques,favorablesounon.Danscecas,lasélec-
tion due à l’environnement intervient : le milieu tend à
favoriserlapersonnequiprésentelecaractèrelemieuxadapté
et,parconséquent,lamutationayantfaitapparaîtrececarac-
tère,tandisquelesautresmutationsdisparaissentpeuàpeu.
Ainsi,touteslespopulationssubissentdesmutations,lasélec-
tion s’opérant ensuite, en fonction du milieu. Les mutations
sur les gènes impliqués dans la couleur de la peau, qu’elles
mènentàunepeauplusclaireouplusfoncée,onteulieudans
toutes les populations du monde, quelle qu’en soit la lati-
tude.Lesplusadaptées,cellesquiajustentlefiltremélanique
àl’ensoleillementlocal,ontétéconservées.Voyonsquelssont
les gènes qui, une fois modifiés, entraînent des variations
de la couleur de la peau.
D’après des études moléculaires, un enfant issu d’un
parent de couleur foncée et d’un autre de couleur claire a
une peau dont la couleur est souvent intermédiaire. En
revanche, la couleur de ses cheveux (dont la pigmentation
est due aux mêmes pigments) prend, le plus souvent, la
teinte la plus sombre. Bien que les gènes qui déterminent
la couleur des cheveux et celle de la peau soient les mêmes,
ilssontrégulésindépendamment.Ainsi,ontrouvedesper-
sonnesauxcheveuxfoncésetàlapeauclaireet,aucontraire,
d’autres aux cheveux clairs et à la peau foncée.
Les gènes intervenant dans la pigmentation de la peau
ont été découverts grâce à des recherches sur la souris. Plu-
sieurs dizaines de gènes ont été identifiés qui déterminent
lacouleurdupelage.Lespathologieshumaines,notamment
l’albinisme, ont également permis des avancées notables.
Les chercheurs ont étudié les gènes humains homologues à
ceux qu’ils avaient identifiés chez la souris, parmi lesquels
ils ont cherché un gène qui serait muté dans les différentes
Noyau
Mélanocyte
Bulbe de poil
Glande sébacée
Glande
sudoripare
Vaisseau
sanguin
Kératinocyte
ÉpidermeDerme
6. formes d’albinisme. Une fois les gènes humains identifiés,
ils ont reconstruit la succession des étapes qui mènent à la
coloration de la peau: de la fabrication de la mélanine, au
transport des mélanosomes vers la périphérie des mélano-
cytes, puis à leur passage dans les kératinocytes.
La mélanine est produite et stockée dans des vésicules
nomméesmélanosomes,auseindesmélanocytes.Lenombre,
la taille et le contenu de ces mélanosomes dans ces cellules
varient.Engénéral,lespeauxfoncéescontiennentungrand
nombre de gros mélanosomes, alors que les peaux plutôt
claires en contiennent moins et ils sont de petite taille (voir
la figure 5). Ces différences sont présentes à la naissance et
ne sont pas déterminées par l’exposition au soleil.
Dans le mélanocyte, les réactions enzymatiques qui
produisent la phéomélanine et l’eumélanine se déroulent
dans des mélanosomes distincts: les phéomélanosomes et
leseumélanosomes.Toutefois,unphéomélanosome,équipé
desenzymesnécessairesàlafabricationdelaphéomélanine,
peutsetransformereneumélanosome,pluscomplexe,équipé
des enzymes adéquates (nous y reviendrons), mais a priori
pas l’inverse. La matière première qui sert à la fabrication
de la mélanine est un acide aminé, la tyrosine. Les deux pre-
mières étapes de fabrication sont identiques dans les deux
compartiments:latyrosinesubitunehydroxylation,quipro-
duitdelaDOPA.Celle-ciestensuiteoxydéeenDOPAquinone.
L’enzyme qui catalyse ces deux réactions est une tyrosinase
(TYR).DesmutationssurlegènedeTYRsontimpliquéesdans
une forme d’albinisme. Dans le phéomélanosome, la DOPA-
quinone incorpore la cystéine, un acide aminé, pour donner
de la cystéinylDOPA qui précède la phéomélanine.
Dansl’eumélanosome,lesétapessontplusnombreuses
et plus complexes. La DOPAquinone est transformée en
DOPAchrome, qui subit une isomérisation en DHICA. L’en-
zymeresponsableestlaDOPAchrome-tautomérase(TYRP2).
Enfin, l’oxydation de la DHICA en eumélanine et catalysée
par la DHICA-oxydase (TYRP1). TYRP1 et TYRP2 ne sont pré-
sentesquedansleseumélanosomes.Desmutantsdesgènes
de ces deux enzymes ont été identifiés tant chez la souris
que chez les hommes atteints d’albinisme.
Transport des mélanosomes
Dans le mélanocyte, le mélanosome se déplace de la zone
périnucléaire où il est formé vers la périphérie de la cel-
lule, qu’il quitte pour passer dans le kératinocyte. À leur
périphérie, les mélanocytes présentent des digitations ou
dendrites (voir la figure 5). Au cours de son déplacement
dans le mélanocyte, le mélanosome emprunte une sorte
de tapis roulant, les microtubules. Les produits des gènes
qui interviennent dans ce transport sont exprimés à la fois
sur la membrane du mélanosome et au contact des micro-
tubules.Deuxgènesontétéidentifiésgrâceàdeuxtypesde
sourismutantes,quiprésententdesanomaliesdutransport
des mélanosomes dans la cellule. Dans la souris dite
dilute, les mélanosomes sont très concentrés au centre du
mélanocyte. En 1998, l’équipe de X. Wu, du Laboratoire de
biologie cellulaire à Bethesda, aux États-Unis, a montré
qu’une mutation dans le gène MyosinVa est responsable
de cette anomalie. Ce gène est celui d’une protéine qui
participeautransportenassociationaveclesmicrotubules;
quandilestmuté,letransportquinormalementconduitles
organites dans un seul sens, vers la périphérie du mélano-
cyte, devient bidirectionnel: les organites vont aussi bien
Kératinocyte
Mélanosome
DOPA
DOPA
DOPAquinone
Mélanocyte
Dendrites
DOPAchrome
CystéinylDOPA
PhéomélanineTyrosyne
Tyrosyne
Prot P
Transport vers
la périphérie
Transformation
du phéomélanosome
en eumélanosome
Eumélanosome
Phéomélanosome
Passage dans le
kératinocyte
Eumélanine
TYR
TYR
TYRP2
OCA2
TYRP1
SILV DHICA
DOPAquinone
Synthèse
de la mélanineMCIR
ASIPMyosinVa
Rab27a
PAR2
4. La couleur de la peau provient d’un pigment, la méla-
nine,quisedéclineeneumélanine(brun)etenphéomélanine(orangé).
La mélanine est produite dans les mélanocytes (étape 1, en vert), au
seindecompartimentsnommésmélanosomes,quisontsoitdeseumé-
lanosomes,soitdesphéomélanosomes.Puislesmélanosomesmigrent
vers la périphérie du mélanocyte (étape 2, en rouge) et pénètrent
dans les kératinocytes (étape 3, en ocre). Plusieurs gènes sont impli-
qués à chaque étape et d’autres interviennent dans la transformation
des phéomélanosomes en eumélanosomes (en bleu).
Étape 1
Étape 2
Étape 3
Mélanocyte
KeithKasnot