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’espècehumaineaunstatutparticulierdans
la nature. Elle est la seule qui a subsisté
dans tous les milieux, et, aujourd’hui, elle
est présente sur tous les continents et
sous tous les climats. Bien que très jeune
(quelque 100000 à 200000 années), elle a
développé des caractères adaptés aux dif-
férents environnements. Les populations préhistoriques ne
disposaient ni de vêtements chauds ni d’accessoires pour se
protéger du climat; elles n’avaient pas de régimes alimen-
taires équilibrés non plus. Elles ont donc dû développer des
protectionsnaturelles,adaptéesauxcaractéristiqueslocales.
L’homme vit dans des milieux variés, entre steppe et
forêt équatoriale, entre désert saharien et arctique. Parmi
les caractères qui constituent la diversité humaine, il en est
un qui retient l’attention et suscite nombre de fantasmes:
la couleur de la peau. Après avoir rappelé quelques-unes
des hypothèses farfelues développées dans le passé sur la
question, nous examinerons la richesse de cette diversité
et les mécanismes moléculaires sous-jacents.
Lescaractèresbiologiquessontséparésendeuxgroupes:
lescaractèresqualitatifsdontlenombredevariablesestfini
(parexemple,lecaractère«groupesanguin»atroisvariables,
qui sont A, B et O), et les caractères quantitatifs dont les
variables prennent toutes les valeurs d’un extrême à un
autre (par exemple, la taille des individus). Comme nous
le verrons, la couleur de la peau est un caractère quantita-
tif. Un caractère qualitatif, tel le groupe sanguin, est prévi-
sible d’une génération à une autre, car il obéit aux lois
mendéliennesdel’hérédité.Enrevanche,uncaractèrequan-
titatifestsouslecontrôledeplusieursgènes,parfoisdeplu-
sieurs dizaines, et il est impossible de prévoir le résultat
de l’union de deux individus.
La couleur de la peau donne lieu à un étrange para-
doxe, qui oppose le langage et la biologie. Dès notre plus
jeune âge, nous sommes habitués à considérer la couleur de
la peau comme un caractère qualitatif, qui se limiterait à des
peaux noires, blanches, jaunes et parfois rouges. Cette
visionarchaïqueprovientdel’héritagescientifiquedesanthro-
pologues des XVIIIe et XIXe siècles: à cette époque, les natu-
ralistes avaient pour objectif d’organiser le monde du
vivantetilsétaientobsédésparlaclassification.En1766,Buf-
fon(1707-1788)établitlapremièredéfinitionbiologiqued’une
espèce: quand des individus sont interféconds, ils consti-
tuent une même espèce. D’après ce critère, les humains ne
forment qu’une seule espèce, pourtant, les anthropologues
de l’époque se sont acharnés à vouloir les classer. C’est ainsi
qu’estapparuelanotiondesous-espèce,ourace.Au-delàdu
souci de classification, cette notion tentait aussi de résoudre
la question de nos origines. D’après les représentations
classiquesdecetteépoque,l’hommedescendaitdusinge(on
montrait en général un chimpanzé), et le «Noir», l’Africain,
était l’intermédiaire entre le singe et l’homme, c’est-à-dire,
pour les «scientifiques» d’alors, l’Européen (voir la figure 2).
© POUR LA SCIENCE - N° 313 NOVEMBRE 2003
62
Pascal Leonardi
Au cours des millénaires, la couleur de la peau de l’homme
s’est adaptée à l’ensoleillement local. Un filtre naturel, la mélanine,
s’est progressivement développé sous l’influence de cette pression de sélection.
Lacouleurdelapeau:une v
© POUR LA SCIENCE - Évolution
63
variablecontinue
1. Les couleurs de la peau sont graduelles, aucune frontière
n’existant entre les nuances très claires et les plus foncées; la cou-
leur de la peau est un continuum biologique, au même titre que la
taille des individus par exemple.
PeterJohnson/Corbis/ScientificAmericanDavidMcLain/Aurora/ScientificAmericanPennyTweedie/Corbis/ScientificAmericanEricWeather/LonelyPlanetImages/ScientificAmericanB.Bannister/GalloImages/Corbis/ScientificAmerican
Dans cet ordre d’idées, la première erreur est de faire
apparaître l’évolution en présentant trois figures contem-
poraines.L’homme,ainsiquelesingeactuel,sontissusd’une
longue évolution, et ne ressemblent en aucun cas à ce qu’ils
étaient par le passé. L’homme ne descend pas du singe, il
partage des ancêtres communs avec les autres primates. En
outre,lesanthropologuesbiaisaientvolontairementlesrepré-
sentations des crânes: ils faisaient apparaître l’Africain très
prognathe (bas du visage avancé), ce qui est faux. Cer-
taines classifications sont même fondées sur l’idée que les
humains de chaque région du monde descendaient de pri-
mates autochtones. Ensuite, les classifications ont essayé
de s’enrichir d’une analyse anthropomorphique et toutes
ont utilisé comme premier critère la couleur de la peau. Le
plus souvent, les «données scientifiques» qui alimentaient
cesclassificationsprovenaientd’expéditionscoloniales.Les
théories défendues servaient à justifier l’oppression de
«l’autre». L’autre peuple, l’autre culture, l’autre continent,
étaientcaricaturésparlesoppresseurseuropéensquinecher-
chaient à montrer que des êtres grotesques et monstrueux
qu’ils exhibaient dans des zoos humains.
Ensuite, les classifications se sont multipliées, fondées
sur de nouveaux caractères physiques aussi arbitraires.
Certaines classifications présentèrent plus de 400 races dif-
férentes!Cestentativesn’ontconduitàaucunrésultatcohé-
rent, montrant que les races n’ont aucun fondement
scientifique. Aujourd’hui, ces théories ont été abandon-
nées, surtout depuis que la biologie moléculaire a défini-
tivement anéanti le concept de race.
Pourtant, cette notion persiste dans notre langage, par
exemple: jaune, blanc, noir sont les trois termes que chacun
emploierait pour citer les différentes couleurs de peau, qui
seraient localisées en Asie, en Europe et en Afrique. Dès le
plus jeune âge, nous développons nos capacités de recon-
naissance, selon le monde qui nous entoure, mais aussi
selon la culture qui nous berce, et les préjugés qu’elle véhi-
cule. Les reliquats des classifications archaïques de l’espèce
humaine restent ancrés dans la conscience collective.
La réalité biologique va à l’encontre de cette termino-
logie:lapigmentationdelapeauhumainerésulted’unseul
pigment, la mélanine, présente dans les kératinocytes, les
cellules de l’épiderme. Elle est produite dans des cellules
nommées mélanocytes, situées dans les couches pro-
fondesdel’épiderme(voirlafigure4).L’hémoglobineconte-
nue dans les globules rouges leur confère leur couleur et
joueaussiunrôledanslacouleurdelapeau,surtoutquand
elle est claire; toutefois, ce rôle reste secondaire par rap-
portàceluidelamélanine.Touslesindividusontunnombre
identique de mélanocytes. Ainsi, il n’y a pas de blanc, de
jaune ou de noir, mais une couleur unique, brune, qui va
du plus foncé quand la production de mélanine est élevée
au plus clair quand elle est faible. La mélanine existe sous
deuxformes:l’eumélanine,decouleurbrun-noir,etlaphéo-
mélanine, de couleur brun-rouge. La proportion des deux
pigments varie et induit des nuances de couleur. Chez les
sujets roux à peau claire, la concentration de phéoméla-
nine est élevée, mais leur peau est claire, car les pigments
se rassemblent dans les taches de rousseur.
La répartition des couleurs moyennes des populations
autochtones à travers le monde est liée aux variations de
rayonnement solaire (voir la figure 3). Les peaux ont ten-
dance à être plus foncées, lorsque l’on approche de l’équa-
teur.Ondéfinitunezonedepeauplutôtfoncéedanslazone
intertropicale et une zone de peau plutôt claire au-dessus
du tropique du Cancer. En suivant un axe Nord-Sud qui
traverserait l’Europe et l’Afrique, on parcourt toutes les
nuances de brun, du plus clair en Europe du Nord au plus
foncé en Afrique centrale, en passant par des tons inter-
médiaires en Afrique du Nord.
Rayonnement ultraviolet
et cancer de la peau
Les rayons ultraviolets (UVA et UVB) du spectre solaire sont
dangereux. Une forte exposition sans protection s’accom-
pagnederéactionsérythémateusesou«coupsdesoleil».Des
expositionsprolongéesetrépétéesaccélèrentlevieillissement
de la peau et risquent de déclencher des cancers cutanés.
Lesrayonsultravioletssontdesagentsmutagènes:ilsendom-
magent l’ADN et provoquent parfois des mutations, à l’ori-
ginedescancers.Touteslespeauxneprésententpaslamême
sensibilité aux ultraviolets. Plus la peau est riche en eumé-
lanine, mieux elle est protégée. Les plus sensibles sont les
peaux claires, notamment celles des personnes rousses.
Les rayons ultraviolets ont d’autres effets néfastes.
D’après des études in vitro, ils dégraderaient certains
nutriments et vitamines, en particulier, les folates (ou
acidefolique),unprécurseurdelavitamineB12,cequiabou-
tiraitàunecarence.Parailleurs,en1978,desbiologistesont
observé une diminution de la concentration en folates
chez des patients qui avaient subi une photothérapie pour
soigner des maladies de peau (ils ont aussi observé que
cespatientsprésentaientdesrisquesaccrusdecancercutané).
Toutefois, dans cette étude, l’apport alimentaire en folates
n’avait pas été mesuré, de sorte que le doute subsiste sur
lacausedeladiminutiondecetteconcentration.Unecarence
en folates durant les premières semaines de grossesse est
grave, car elle entraîne des anomalies du tube neural, tel le
spina-bifida,chezlenourrisson.Parlasuite,desbiologistes
2. Les anthropologues du XVIIIe siècle voulaient à tout prix
classerleshommesensous-espèces(races)etcherchaientàrésoudre
le mystère de nos origines. Dans certaines représentations, l’Afri-
cain était intermédiaire entre l’Européen et le singe.
© POUR LA SCIENCE - N° 313 NOVEMBRE 2003
64
ont montré que les personnes dont la peau est foncée ont
moins d’enfants atteints d’anomalies du tube neural dans
des environnements où l’ensoleillement est fort, car leur
peaulesprotégeraitcontrelaphotolysedesfolates.D’après
des études épidémiologiques, les anomalies du tube neu-
ralsontplusfréquentesdanslespopulationsàpeauxclaires,
cependant, nombreux sont les facteurs génétiques et envi-
ronnementauxquijouentunrôledansl’apparitiondesano-
malies du tube neural. D’autres chercheurs ont mis en
évidence un lien entre la carence en folates et une diminu-
tion de la spermatogenèse. Ainsi, les conséquences des
carences en folates semblent graves et susceptibles d’en-
traîner un désavantage sélectif chez les individus touchés.
Silaphotodégradationdesfolatesinvivoestconfirmée,elle
pourrait être une des voies (outre la protection contre les
cancers) ayant entraîné une variation des couleurs de
peau dans les zones de fort ensoleillement.
Un parasol naturel
L’eumélanine constitue un filtre biologique contre les effets
néfastes des rayons ultraviolets. Sous les latitudes inter-
tropicales, les peaux foncées protègent des pathologies
cutanées et sans doute de certaines anomalies congéni-
tales, tel le spina-bifida. On peut supposer qu’au fil des
générations, millénaire après millénaire, les individus qui
avaient la peau foncée, naturellement mieux protégés, ont
été sélectionnés sous la pression de cette contrainte
environnementale.
Pourtant,lesoleilestindispensableànotreéquilibre,en
particulier les ultraviolets B, nécessaires à la synthèse de la
vitamine D à partir des stérols de la peau. Cette vitamine
est indispensable à la croissance osseuse, car elle permet la
fixationducalciumetduphosphoredanslesosetlesdents.
Elleintervientaussidanslasécrétiondel’insuline.Sacarence
s’observe chez certains jeunes enfants (rachitisme) et chez
des sujets âgés qui ne s’exposent plus au soleil, ce qui pro-
voque l’ostéoporose et l’ostéomalacie (décalcification
osseuse). Pourtant, le manque de vitamine D semble cou-
rant dans les pays parmi les plus ensoleillés du monde, où
le diktat culturel impose que les femmes soient intégrale-
ment couvertes lorsqu’elles sont en public. Sous des lati-
tudes peu ensoleillées, le filtre mélanique doit être moins
efficacepourqu’unedosesuffisanted’ultravioletsBpénètre
dans la peau et stimule la synthèse de vitamine D. Sous
des latitudes nordiques, les peaux claires sont plus avan-
tageuses. On peut donc supposer que la couleur de la
peaudespopulationshumainesquiviventsousdesclimats
peu ensoleillés s’est éclaircie au fil des générations, afin
d’éviter les carences en vitamine D.
Au final, tous les humains ont besoin, en moyenne, de
la même quantité de rayonnement solaire. La peau s’adapte
pour répondre à cette nécessité, en fonction de l’enso-
leillement. Il existe une bonne correspondance entre les
couleurs de peau des populations et la latitude sous
laquelle elles vivent.
Ce filtre mélanique se met en place sur des millé-
naires, voire des dizaines de millénaires, ce qui explique-
raitlesdifférencesquel’onobservesousunemêmelatitude
lorsqu’on se déplace d’Ouest en Est, et qui dépendent des
datesdepremierpeuplement.L’Afriqueestpeupléedepuis
aumoins100000ans.L’AsieduSud,l’Indonésie,laPapoua-
sie et l’Océanie sont peuplées depuis 50000 à 60000 ans.
Elles viendraient de latitudes plus élevées et elles ont béné-
ficié de moins de temps que les Africains pour s’adapter
à ces latitudes: leurs peaux sont moins foncées que celles
despopulationsd’Afriquecentrale.Enfin,lecontinentamé-
rindien n’est peuplé que depuis 10000 à 30000 ans selon
les régions. Les couleurs de peau des populations n’ont pas
eu le temps d’atteindre des teintes très foncées. De même,
3.Lescouleursmoyennesdelapeau(mesuréessurdespopu-
lations actuelles, mais que l’on suppose autochtones depuis des mil-
lénaires)sontliéesauxvariationsdel’ensoleillementlocal:lescouleurs
sontplusfoncéesdanslazoneintertropicale,oùlerayonnementsolaire
estleplusfort,ets’éclaircissentàmesurequel’ons’éloignedel’équa-
teur et que l’ensoleillement diminue.
D’aprèsLab.d’Anthropologiebiologique
+ Foncée
Couleur de la peau
+ Claire
Équateur
Tropique du Cancer
Tropique du
Capricorne
© POUR LA SCIENCE - Évolution
65
au Nord de la zone intertropicale, les continents européen,
asiatique et amérindien ont été peuplés respectivement il
y a environ 40000 ans, 30000 ans et 20000 ans. Les popu-
lations européennes ont eu plus de temps pour s’adapter
à l’ensoleillement plus faible de ces latitudes, et ont la peau
plus claire, en moyenne, qu’en Asie et qu’en Amérique.
Ainsi, l’évolution de la couleur de la peau moyenne des
populations humaines dépend de deux facteurs: la lati-
tude à laquelle elles vivent et la durée d’adaptation. Nous
formulons des hypothèses sur de grandes tendances de
l’évolution, mais nous demeurons incapables d’en émettre
la moindre sur la couleur de peau des premiers hommes.
Comment déterminer la couleur de la peau des fossiles?
La couleur de peau d’une population est une moyenne
del’ensembledescouleursprésentesdanscettepopulation.
Sipetitessoient-elles,lesvariationschromatiquessontimpor-
tantes. À l’échelle de la famille, dans une même fratrie, on
observe déjà des différences. Plus on augmente l’effectif
du groupe, plus on élargit la palette du nuancier des cou-
leurs.Ainsi,enconsidérantquelquesdizainesdepersonnes
dans quatre pays répartis sur l’axe Nord-Sud (Belgique,
Algérie, Tchad et Afrique du Sud), on recrée toute la
palette des couleurs de peau présentes sur la planète sans
discontinuité, sans frontière entre clair et foncé!
Génétique de la pigmentation
Comme nous venons de le voir, de génération en généra-
tion, la couleur de la peau s’adapte aux contraintes de
l’environnementselonunmécanismedesélectionnaturelle
de la concentration épidermique en mélanine. Examinons
maintenant comment les différentes nuances de couleur
depeaus’établissent,quelssontlesmécanismesbiologiques
élucidés et les gènes impliqués.
Àl’originedetouteévolutiond’uncaractère(parexemple,
la couleur de la peau), une mutation modifie un gène. Une
telle mutation se produit de façon aléatoire sur le génome et
induit des conséquences ou non. Quand elle ne provoque
aucunchangementapparent,ellepasseinaperçueetsetrans-
met au fil des générations: elle est neutre. Sinon, elle a des
effetsphysiologiques,favorablesounon.Danscecas,lasélec-
tion due à l’environnement intervient : le milieu tend à
favoriserlapersonnequiprésentelecaractèrelemieuxadapté
et,parconséquent,lamutationayantfaitapparaîtrececarac-
tère,tandisquelesautresmutationsdisparaissentpeuàpeu.
Ainsi,touteslespopulationssubissentdesmutations,lasélec-
tion s’opérant ensuite, en fonction du milieu. Les mutations
sur les gènes impliqués dans la couleur de la peau, qu’elles
mènentàunepeauplusclaireouplusfoncée,onteulieudans
toutes les populations du monde, quelle qu’en soit la lati-
tude.Lesplusadaptées,cellesquiajustentlefiltremélanique
àl’ensoleillementlocal,ontétéconservées.Voyonsquelssont
les gènes qui, une fois modifiés, entraînent des variations
de la couleur de la peau.
D’après des études moléculaires, un enfant issu d’un
parent de couleur foncée et d’un autre de couleur claire a
une peau dont la couleur est souvent intermédiaire. En
revanche, la couleur de ses cheveux (dont la pigmentation
est due aux mêmes pigments) prend, le plus souvent, la
teinte la plus sombre. Bien que les gènes qui déterminent
la couleur des cheveux et celle de la peau soient les mêmes,
ilssontrégulésindépendamment.Ainsi,ontrouvedesper-
sonnesauxcheveuxfoncésetàlapeauclaireet,aucontraire,
d’autres aux cheveux clairs et à la peau foncée.
Les gènes intervenant dans la pigmentation de la peau
ont été découverts grâce à des recherches sur la souris. Plu-
sieurs dizaines de gènes ont été identifiés qui déterminent
lacouleurdupelage.Lespathologieshumaines,notamment
l’albinisme, ont également permis des avancées notables.
Les chercheurs ont étudié les gènes humains homologues à
ceux qu’ils avaient identifiés chez la souris, parmi lesquels
ils ont cherché un gène qui serait muté dans les différentes
Noyau
Mélanocyte
Bulbe de poil
Glande sébacée
Glande
sudoripare
Vaisseau
sanguin
Kératinocyte
ÉpidermeDerme
formes d’albinisme. Une fois les gènes humains identifiés,
ils ont reconstruit la succession des étapes qui mènent à la
coloration de la peau: de la fabrication de la mélanine, au
transport des mélanosomes vers la périphérie des mélano-
cytes, puis à leur passage dans les kératinocytes.
La mélanine est produite et stockée dans des vésicules
nomméesmélanosomes,auseindesmélanocytes.Lenombre,
la taille et le contenu de ces mélanosomes dans ces cellules
varient.Engénéral,lespeauxfoncéescontiennentungrand
nombre de gros mélanosomes, alors que les peaux plutôt
claires en contiennent moins et ils sont de petite taille (voir
la figure 5). Ces différences sont présentes à la naissance et
ne sont pas déterminées par l’exposition au soleil.
Dans le mélanocyte, les réactions enzymatiques qui
produisent la phéomélanine et l’eumélanine se déroulent
dans des mélanosomes distincts: les phéomélanosomes et
leseumélanosomes.Toutefois,unphéomélanosome,équipé
desenzymesnécessairesàlafabricationdelaphéomélanine,
peutsetransformereneumélanosome,pluscomplexe,équipé
des enzymes adéquates (nous y reviendrons), mais a priori
pas l’inverse. La matière première qui sert à la fabrication
de la mélanine est un acide aminé, la tyrosine. Les deux pre-
mières étapes de fabrication sont identiques dans les deux
compartiments:latyrosinesubitunehydroxylation,quipro-
duitdelaDOPA.Celle-ciestensuiteoxydéeenDOPAquinone.
L’enzyme qui catalyse ces deux réactions est une tyrosinase
(TYR).DesmutationssurlegènedeTYRsontimpliquéesdans
une forme d’albinisme. Dans le phéomélanosome, la DOPA-
quinone incorpore la cystéine, un acide aminé, pour donner
de la cystéinylDOPA qui précède la phéomélanine.
Dansl’eumélanosome,lesétapessontplusnombreuses
et plus complexes. La DOPAquinone est transformée en
DOPAchrome, qui subit une isomérisation en DHICA. L’en-
zymeresponsableestlaDOPAchrome-tautomérase(TYRP2).
Enfin, l’oxydation de la DHICA en eumélanine et catalysée
par la DHICA-oxydase (TYRP1). TYRP1 et TYRP2 ne sont pré-
sentesquedansleseumélanosomes.Desmutantsdesgènes
de ces deux enzymes ont été identifiés tant chez la souris
que chez les hommes atteints d’albinisme.
Transport des mélanosomes
Dans le mélanocyte, le mélanosome se déplace de la zone
périnucléaire où il est formé vers la périphérie de la cel-
lule, qu’il quitte pour passer dans le kératinocyte. À leur
périphérie, les mélanocytes présentent des digitations ou
dendrites (voir la figure 5). Au cours de son déplacement
dans le mélanocyte, le mélanosome emprunte une sorte
de tapis roulant, les microtubules. Les produits des gènes
qui interviennent dans ce transport sont exprimés à la fois
sur la membrane du mélanosome et au contact des micro-
tubules.Deuxgènesontétéidentifiésgrâceàdeuxtypesde
sourismutantes,quiprésententdesanomaliesdutransport
des mélanosomes dans la cellule. Dans la souris dite
dilute, les mélanosomes sont très concentrés au centre du
mélanocyte. En 1998, l’équipe de X. Wu, du Laboratoire de
biologie cellulaire à Bethesda, aux États-Unis, a montré
qu’une mutation dans le gène MyosinVa est responsable
de cette anomalie. Ce gène est celui d’une protéine qui
participeautransportenassociationaveclesmicrotubules;
quandilestmuté,letransportquinormalementconduitles
organites dans un seul sens, vers la périphérie du mélano-
cyte, devient bidirectionnel: les organites vont aussi bien
Kératinocyte
Mélanosome
DOPA
DOPA
DOPAquinone
Mélanocyte
Dendrites
DOPAchrome
CystéinylDOPA
PhéomélanineTyrosyne
Tyrosyne
Prot P
Transport vers
la périphérie
Transformation
du phéomélanosome
en eumélanosome
Eumélanosome
Phéomélanosome
Passage dans le
kératinocyte
Eumélanine
TYR
TYR
TYRP2
OCA2
TYRP1
SILV DHICA
DOPAquinone
Synthèse
de la mélanineMCIR
ASIPMyosinVa
Rab27a
PAR2
4. La couleur de la peau provient d’un pigment, la méla-
nine,quisedéclineeneumélanine(brun)etenphéomélanine(orangé).
La mélanine est produite dans les mélanocytes (étape 1, en vert), au
seindecompartimentsnommésmélanosomes,quisontsoitdeseumé-
lanosomes,soitdesphéomélanosomes.Puislesmélanosomesmigrent
vers la périphérie du mélanocyte (étape 2, en rouge) et pénètrent
dans les kératinocytes (étape 3, en ocre). Plusieurs gènes sont impli-
qués à chaque étape et d’autres interviennent dans la transformation
des phéomélanosomes en eumélanosomes (en bleu).
Étape 1
Étape 2
Étape 3
Mélanocyte
KeithKasnot
© POUR LA SCIENCE - N° 313 NOVEMBRE 2003
68
du centre vers la périphérie, que de la périphérie vers le
centre. Les mélanosomes ne sont plus évacués et s’accu-
mulent dans les mélanocytes.
En 2000, Scott Wilson, du Centre américain du cancer
à Frederick, dans le Maryland, a découvert le rôle d’un
deuxième gène, Rab27a, grâce à une autre souris mutante,
ashen. La protéine issue de ce gène est normalement loca-
lisée sur la face externe du mélanosome et elle permet l’at-
tachement aux filaments via la MyosinVa. Chez les souris
ashen, ce gène Rab27a défectueux entraîne aussi l’accumu-
lation des mélanosomes dans les cellules. Chez l’homme,
on a identifié une forme d’albinisme partielle, le syn-
drome Griscelli, qui est associé au gène Rab27a.
Le passage des mélanosomes du mélanocyte vers les
kératinocytes est crucial dans le mécanisme pigmentaire.
Récemment, des biologistes ont montré que le gène PAR2
codantunrécepteurmembranairedukératinocyteestimpli-
qué dans ce transfert entre mélanocytes et kératinocytes.
Dansdesculturesdemélanocytesetdekératinocytes,quand
on active ce récepteur, les kératinocytes s’assombrissent:
le pigment passe des mélanocytes aux kératinocytes. En
microscopieélectronique,lorsquePAR2estinactivé,lesméla-
nosomes s’accumulent dans les mélanocytes.
Dans un mélanocyte, les mélanosomes sont capables de
passer de la production de phéomélanine à celle d’euméla-
nine. En 1996, deux gènes ont été mis en évidence, ASIP et
MC1R, en interaction, participant à la transformation d’un
phéomélanosomeenuneumélanosome.Stimulépardeshor-
mones, MC1R commande la production d’eumélanine.
Cette activation déclenche plusieurs programmes d’expres-
sion de gènes. Le phéomélanosome se transforme alors en
eumélanosome, qui contient maintenant les protéines TYR,
TYRP1, TYRP2, SILV et la protéine P, notamment, dans leur
forme active. Le gène ASIP est un antagoniste de MC1R. Par
conséquent, il inhibe la formation d’eumélanosomes et
donc la production d’eumélanine. Le mélanocyte inhibé ne
produitalorsquedesphéomélanosomes.Chezl’homme,des
variants alléliques du gène MC1R rendent le récepteur pro-
téique inactif et donnent une pigmentation de la peau et
une coloration des cheveux de type roux. Des variants du
gène ASIP conduisent à ces mêmes caractéristiques.
Nous avons décrit les mécanismes de la synthèse de la
mélanine, de son transport au sein des mélanocytes, puis
vers les kératinocytes, mais ils n’expliquent pas in fine la
diversité des couleurs de la peau. Voyons donc, parmi les
gènes impliqués dans ces mécanismes, quels sont ceux qui
ontpeut-êtresubilescontraintesdel’ensoleillement,etdont
certainsvariants(allèles),plusfavorables,auraientétésélec-
tionnés sous une latitude ou sous une autre. Ce méca-
nismeauraitainsifaitnaîtreunpolymorphismefonctionnel
sur certains gènes, c’est-à-dire qu’ils ne fonctionnent plus,
tels des interrupteurs (éteints ou allumés), mais qu’ils
exercentuneactivitémoduléeselonlamutation.Cettevaria-
bilité serait à l’origine des nuances de couleur de peau.
Une question d’acidité
Le gène OCA2, qui code la protéine P chez l’homme, aurait
un rôle important dans cette modulation. La protéine P est
transmembranaire et transporte des protons hors du méla-
nosome, ce qui y entraîne une baisse d’acidité. Cette acidité
régulel’activitédelatyrosinase.Laquantitédecetteenzyme
estsensiblementidentiquecheztousleshumains,quelleque
soitleurcouleurdepeau.Seulesonactivitécatalytiquevarie:
elle est faible, voire inactive chez les individus dont la peau
est claire. Lorsque l’on diminue l’acidité du milieu où sont
cultivées des cellules de peau claire, l’activité catalytique de
la tyrosinase est décuplée. En revanche, sur des cultures de
cellules de peau foncée, l’activité des tyrosinases, déjà très
élevée, ne varie pas quand on diminue l’acidité. En 2001,
Bryan Fuller, du Département de biochimie et de biologie
moléculaire, à Oklahoma, aux États-Unis, a montré que
l’intensité de la pigmentation de la peau est bien associée à
desdifférencesdel’aciditéàl’intérieurdesmélanosomes.Au
final, le gène OCA2 produit la protéine P, qui influe sur l’aci-
dité à l’intérieur du mélanosome et sur l’activité de la tyro-
sinase. Selon la forme du gène OCA2, la protéine P conduit
à une acidité variable dans les mélanosomes.
De même, le gène MC1R a de nombreux allèles diffé-
rents, dont certains sont associés au type roux. Dans une
étude réalisée en 2000 par Jim Palmer, de l’Université de
Queensland, à Brisbane, en Australie, et portant sur près de
900 personnes, tous les sujets roux ont au moins un variant
du gène MC1R et 60 pour cent d’entre eux en ont deux ou
trois. Cependant, la répartition du polymorphisme sur ce
gène est inégale: la variété des allèles est élevée dans les
Mélanocyte de peau foncée Mélanocyte de peau claire
5. Dans ces cultures de cellules, on distingue des mélano-
cytes, (situés dans les couches profondes de l’épiderme) plus ou moins
colorésselonletypedepeau(sombreetclair).Ilsproduisentlamélanine,
pigment brun, dans les mélanosomes, des vésicules plus grosses et
plusnombreusesdanslespeauxsombres(oùlemélanocyteparaîtsombre)
quedanslespeauxclaires.Lesmélanocytessontpourvusdelongspro-
longements(lesdendrites,quimesurentjusqu’à20micromètres)parles-
quels ils transfèrent les mélanosomes aux kératinocytes environnants.
L’OréalRecherche
© POUR LA SCIENCE - Évolution
69
populationsàpeauclaire,ettrèsfaibledanscelleàpeaufon-
cée. Cela résulte sans doute des fortes contraintes environ-
nementalesenAfrique,oùtouteatteintesurcegène,etdonc
sur la production d’eumélanine, se révèle délétère. Enfin,
un dernier gène suspecté de polymorphisme fonctionnel
est le gène SILV chez l’homme. Chez les souris qui présen-
tent une mutation portée par l’équivalent de ce gène, les
mélanocytesetdonclapigmentationdupelageontdisparu.
Vers une uniformisation
de la couleur de la peau
Il a fallu près de 100000 ans, et plus ou moins de soleil,
pour faire apparaître ce riche éventail de couleurs. Que se
passera-t-il dans 50000 ans? Contrairement aux popula-
tionspréhistoriques,lespopulationsactuellessontbienpro-
tégées de l’ensoleillement. Les vêtements, les chapeaux,
leslunettesetlescrèmessontdeplusenplusefficacescontre
lesrayonnementsultraviolets.Aujourd’hui,lesrégimesali-
mentaires sont riches et équilibrés dans les pays dévelop-
pés.Ainsi,grâceàl’alimentation,nouspouvonscompenser
des carences liées à l’environnement (vitamine D sous les
hautes latitudes; folates et autres nutriments sous les lati-
tudesintertropicales)etprévenirlestroublesgraves–patho-
logies cutanées, osseuses, congénitales – avant qu’ils
n’apparaissent.Nousdépendonsdoncmoinsdel’équilibre
entre le filtre mélanique et l’ensoleillement.
À partir du moment où nous nous libérons des
contraintes qui ont sélectionné certaines mutations,
touteslesmutationsserontconservées.Cellesquitendraient
à faire foncer la peau ne seront plus éliminées des popu-
lations à peau claire qui vivent sous des latitudes peu enso-
leillées.Réciproquement,lesmutationsquitendentàéclaircir
la peau pourront subsister dans les populations à peau fon-
cée qui vivent sous des latitudes proches de l’équateur.
Ainsi, la diversité au sein de chaque population pourrait
augmenter. En outre, aujourd’hui, le métissage est de
plus en plus fréquent. Les différences de couleur moyenne
entrelespopulationsdevraients’atténuer.Cependant,espé-
rons que notre perception de la différence et que tous les
a priori qui s’y rattachent disparaîtront en un temps plus
court que celui de l’évolution.
Pascal LEONARDI travaille au Muséum national d’histoire natu-
relleàParis,dansleLaboratoired’anthropologiebiologique.Ilestpré-
sident de l’Association biologie et société.
B. COHN, Sunlight, skin color, and folic acid., in J. Am. Acad. dermato.,
vol. 46, n° 2, pp. 317-318, 2002.
R. STURM, R. TEASDALE et N. BOX, Human pigmentation genes: identifi-
cation,structureandconsequencesofpolymorphicvariation,inGene,
vol. 277, pp. 49-62, 2001.
C.BERTOLOTTO,R.BUSCA,R.BALLOTTI etJ.-P.ORTONNE,L’AMP cycliqueest
un régulateur de la pigmentation de la peau, in Médecine/Sciences,
n° 2, vol 17, pp. 177-185, 2001.
R. HARDING et al., Evidence for variable selective pressures at MC1R,
in Am. J. Hum. Genet., vol. 66(4), pp. 1351-61, 2000.
Banque de données sur l’albinisme et gènes de la pigmentation:
www.cbc.unm.edu/tad
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La couleur de la peau - une variable continue

  • 1. LL ’espècehumaineaunstatutparticulierdans la nature. Elle est la seule qui a subsisté dans tous les milieux, et, aujourd’hui, elle est présente sur tous les continents et sous tous les climats. Bien que très jeune (quelque 100000 à 200000 années), elle a développé des caractères adaptés aux dif- férents environnements. Les populations préhistoriques ne disposaient ni de vêtements chauds ni d’accessoires pour se protéger du climat; elles n’avaient pas de régimes alimen- taires équilibrés non plus. Elles ont donc dû développer des protectionsnaturelles,adaptéesauxcaractéristiqueslocales. L’homme vit dans des milieux variés, entre steppe et forêt équatoriale, entre désert saharien et arctique. Parmi les caractères qui constituent la diversité humaine, il en est un qui retient l’attention et suscite nombre de fantasmes: la couleur de la peau. Après avoir rappelé quelques-unes des hypothèses farfelues développées dans le passé sur la question, nous examinerons la richesse de cette diversité et les mécanismes moléculaires sous-jacents. Lescaractèresbiologiquessontséparésendeuxgroupes: lescaractèresqualitatifsdontlenombredevariablesestfini (parexemple,lecaractère«groupesanguin»atroisvariables, qui sont A, B et O), et les caractères quantitatifs dont les variables prennent toutes les valeurs d’un extrême à un autre (par exemple, la taille des individus). Comme nous le verrons, la couleur de la peau est un caractère quantita- tif. Un caractère qualitatif, tel le groupe sanguin, est prévi- sible d’une génération à une autre, car il obéit aux lois mendéliennesdel’hérédité.Enrevanche,uncaractèrequan- titatifestsouslecontrôledeplusieursgènes,parfoisdeplu- sieurs dizaines, et il est impossible de prévoir le résultat de l’union de deux individus. La couleur de la peau donne lieu à un étrange para- doxe, qui oppose le langage et la biologie. Dès notre plus jeune âge, nous sommes habitués à considérer la couleur de la peau comme un caractère qualitatif, qui se limiterait à des peaux noires, blanches, jaunes et parfois rouges. Cette visionarchaïqueprovientdel’héritagescientifiquedesanthro- pologues des XVIIIe et XIXe siècles: à cette époque, les natu- ralistes avaient pour objectif d’organiser le monde du vivantetilsétaientobsédésparlaclassification.En1766,Buf- fon(1707-1788)établitlapremièredéfinitionbiologiqued’une espèce: quand des individus sont interféconds, ils consti- tuent une même espèce. D’après ce critère, les humains ne forment qu’une seule espèce, pourtant, les anthropologues de l’époque se sont acharnés à vouloir les classer. C’est ainsi qu’estapparuelanotiondesous-espèce,ourace.Au-delàdu souci de classification, cette notion tentait aussi de résoudre la question de nos origines. D’après les représentations classiquesdecetteépoque,l’hommedescendaitdusinge(on montrait en général un chimpanzé), et le «Noir», l’Africain, était l’intermédiaire entre le singe et l’homme, c’est-à-dire, pour les «scientifiques» d’alors, l’Européen (voir la figure 2). © POUR LA SCIENCE - N° 313 NOVEMBRE 2003 62 Pascal Leonardi Au cours des millénaires, la couleur de la peau de l’homme s’est adaptée à l’ensoleillement local. Un filtre naturel, la mélanine, s’est progressivement développé sous l’influence de cette pression de sélection. Lacouleurdelapeau:une v
  • 2. © POUR LA SCIENCE - Évolution 63 variablecontinue 1. Les couleurs de la peau sont graduelles, aucune frontière n’existant entre les nuances très claires et les plus foncées; la cou- leur de la peau est un continuum biologique, au même titre que la taille des individus par exemple. PeterJohnson/Corbis/ScientificAmericanDavidMcLain/Aurora/ScientificAmericanPennyTweedie/Corbis/ScientificAmericanEricWeather/LonelyPlanetImages/ScientificAmericanB.Bannister/GalloImages/Corbis/ScientificAmerican
  • 3. Dans cet ordre d’idées, la première erreur est de faire apparaître l’évolution en présentant trois figures contem- poraines.L’homme,ainsiquelesingeactuel,sontissusd’une longue évolution, et ne ressemblent en aucun cas à ce qu’ils étaient par le passé. L’homme ne descend pas du singe, il partage des ancêtres communs avec les autres primates. En outre,lesanthropologuesbiaisaientvolontairementlesrepré- sentations des crânes: ils faisaient apparaître l’Africain très prognathe (bas du visage avancé), ce qui est faux. Cer- taines classifications sont même fondées sur l’idée que les humains de chaque région du monde descendaient de pri- mates autochtones. Ensuite, les classifications ont essayé de s’enrichir d’une analyse anthropomorphique et toutes ont utilisé comme premier critère la couleur de la peau. Le plus souvent, les «données scientifiques» qui alimentaient cesclassificationsprovenaientd’expéditionscoloniales.Les théories défendues servaient à justifier l’oppression de «l’autre». L’autre peuple, l’autre culture, l’autre continent, étaientcaricaturésparlesoppresseurseuropéensquinecher- chaient à montrer que des êtres grotesques et monstrueux qu’ils exhibaient dans des zoos humains. Ensuite, les classifications se sont multipliées, fondées sur de nouveaux caractères physiques aussi arbitraires. Certaines classifications présentèrent plus de 400 races dif- férentes!Cestentativesn’ontconduitàaucunrésultatcohé- rent, montrant que les races n’ont aucun fondement scientifique. Aujourd’hui, ces théories ont été abandon- nées, surtout depuis que la biologie moléculaire a défini- tivement anéanti le concept de race. Pourtant, cette notion persiste dans notre langage, par exemple: jaune, blanc, noir sont les trois termes que chacun emploierait pour citer les différentes couleurs de peau, qui seraient localisées en Asie, en Europe et en Afrique. Dès le plus jeune âge, nous développons nos capacités de recon- naissance, selon le monde qui nous entoure, mais aussi selon la culture qui nous berce, et les préjugés qu’elle véhi- cule. Les reliquats des classifications archaïques de l’espèce humaine restent ancrés dans la conscience collective. La réalité biologique va à l’encontre de cette termino- logie:lapigmentationdelapeauhumainerésulted’unseul pigment, la mélanine, présente dans les kératinocytes, les cellules de l’épiderme. Elle est produite dans des cellules nommées mélanocytes, situées dans les couches pro- fondesdel’épiderme(voirlafigure4).L’hémoglobineconte- nue dans les globules rouges leur confère leur couleur et joueaussiunrôledanslacouleurdelapeau,surtoutquand elle est claire; toutefois, ce rôle reste secondaire par rap- portàceluidelamélanine.Touslesindividusontunnombre identique de mélanocytes. Ainsi, il n’y a pas de blanc, de jaune ou de noir, mais une couleur unique, brune, qui va du plus foncé quand la production de mélanine est élevée au plus clair quand elle est faible. La mélanine existe sous deuxformes:l’eumélanine,decouleurbrun-noir,etlaphéo- mélanine, de couleur brun-rouge. La proportion des deux pigments varie et induit des nuances de couleur. Chez les sujets roux à peau claire, la concentration de phéoméla- nine est élevée, mais leur peau est claire, car les pigments se rassemblent dans les taches de rousseur. La répartition des couleurs moyennes des populations autochtones à travers le monde est liée aux variations de rayonnement solaire (voir la figure 3). Les peaux ont ten- dance à être plus foncées, lorsque l’on approche de l’équa- teur.Ondéfinitunezonedepeauplutôtfoncéedanslazone intertropicale et une zone de peau plutôt claire au-dessus du tropique du Cancer. En suivant un axe Nord-Sud qui traverserait l’Europe et l’Afrique, on parcourt toutes les nuances de brun, du plus clair en Europe du Nord au plus foncé en Afrique centrale, en passant par des tons inter- médiaires en Afrique du Nord. Rayonnement ultraviolet et cancer de la peau Les rayons ultraviolets (UVA et UVB) du spectre solaire sont dangereux. Une forte exposition sans protection s’accom- pagnederéactionsérythémateusesou«coupsdesoleil».Des expositionsprolongéesetrépétéesaccélèrentlevieillissement de la peau et risquent de déclencher des cancers cutanés. Lesrayonsultravioletssontdesagentsmutagènes:ilsendom- magent l’ADN et provoquent parfois des mutations, à l’ori- ginedescancers.Touteslespeauxneprésententpaslamême sensibilité aux ultraviolets. Plus la peau est riche en eumé- lanine, mieux elle est protégée. Les plus sensibles sont les peaux claires, notamment celles des personnes rousses. Les rayons ultraviolets ont d’autres effets néfastes. D’après des études in vitro, ils dégraderaient certains nutriments et vitamines, en particulier, les folates (ou acidefolique),unprécurseurdelavitamineB12,cequiabou- tiraitàunecarence.Parailleurs,en1978,desbiologistesont observé une diminution de la concentration en folates chez des patients qui avaient subi une photothérapie pour soigner des maladies de peau (ils ont aussi observé que cespatientsprésentaientdesrisquesaccrusdecancercutané). Toutefois, dans cette étude, l’apport alimentaire en folates n’avait pas été mesuré, de sorte que le doute subsiste sur lacausedeladiminutiondecetteconcentration.Unecarence en folates durant les premières semaines de grossesse est grave, car elle entraîne des anomalies du tube neural, tel le spina-bifida,chezlenourrisson.Parlasuite,desbiologistes 2. Les anthropologues du XVIIIe siècle voulaient à tout prix classerleshommesensous-espèces(races)etcherchaientàrésoudre le mystère de nos origines. Dans certaines représentations, l’Afri- cain était intermédiaire entre l’Européen et le singe. © POUR LA SCIENCE - N° 313 NOVEMBRE 2003 64
  • 4. ont montré que les personnes dont la peau est foncée ont moins d’enfants atteints d’anomalies du tube neural dans des environnements où l’ensoleillement est fort, car leur peaulesprotégeraitcontrelaphotolysedesfolates.D’après des études épidémiologiques, les anomalies du tube neu- ralsontplusfréquentesdanslespopulationsàpeauxclaires, cependant, nombreux sont les facteurs génétiques et envi- ronnementauxquijouentunrôledansl’apparitiondesano- malies du tube neural. D’autres chercheurs ont mis en évidence un lien entre la carence en folates et une diminu- tion de la spermatogenèse. Ainsi, les conséquences des carences en folates semblent graves et susceptibles d’en- traîner un désavantage sélectif chez les individus touchés. Silaphotodégradationdesfolatesinvivoestconfirmée,elle pourrait être une des voies (outre la protection contre les cancers) ayant entraîné une variation des couleurs de peau dans les zones de fort ensoleillement. Un parasol naturel L’eumélanine constitue un filtre biologique contre les effets néfastes des rayons ultraviolets. Sous les latitudes inter- tropicales, les peaux foncées protègent des pathologies cutanées et sans doute de certaines anomalies congéni- tales, tel le spina-bifida. On peut supposer qu’au fil des générations, millénaire après millénaire, les individus qui avaient la peau foncée, naturellement mieux protégés, ont été sélectionnés sous la pression de cette contrainte environnementale. Pourtant,lesoleilestindispensableànotreéquilibre,en particulier les ultraviolets B, nécessaires à la synthèse de la vitamine D à partir des stérols de la peau. Cette vitamine est indispensable à la croissance osseuse, car elle permet la fixationducalciumetduphosphoredanslesosetlesdents. Elleintervientaussidanslasécrétiondel’insuline.Sacarence s’observe chez certains jeunes enfants (rachitisme) et chez des sujets âgés qui ne s’exposent plus au soleil, ce qui pro- voque l’ostéoporose et l’ostéomalacie (décalcification osseuse). Pourtant, le manque de vitamine D semble cou- rant dans les pays parmi les plus ensoleillés du monde, où le diktat culturel impose que les femmes soient intégrale- ment couvertes lorsqu’elles sont en public. Sous des lati- tudes peu ensoleillées, le filtre mélanique doit être moins efficacepourqu’unedosesuffisanted’ultravioletsBpénètre dans la peau et stimule la synthèse de vitamine D. Sous des latitudes nordiques, les peaux claires sont plus avan- tageuses. On peut donc supposer que la couleur de la peaudespopulationshumainesquiviventsousdesclimats peu ensoleillés s’est éclaircie au fil des générations, afin d’éviter les carences en vitamine D. Au final, tous les humains ont besoin, en moyenne, de la même quantité de rayonnement solaire. La peau s’adapte pour répondre à cette nécessité, en fonction de l’enso- leillement. Il existe une bonne correspondance entre les couleurs de peau des populations et la latitude sous laquelle elles vivent. Ce filtre mélanique se met en place sur des millé- naires, voire des dizaines de millénaires, ce qui explique- raitlesdifférencesquel’onobservesousunemêmelatitude lorsqu’on se déplace d’Ouest en Est, et qui dépendent des datesdepremierpeuplement.L’Afriqueestpeupléedepuis aumoins100000ans.L’AsieduSud,l’Indonésie,laPapoua- sie et l’Océanie sont peuplées depuis 50000 à 60000 ans. Elles viendraient de latitudes plus élevées et elles ont béné- ficié de moins de temps que les Africains pour s’adapter à ces latitudes: leurs peaux sont moins foncées que celles despopulationsd’Afriquecentrale.Enfin,lecontinentamé- rindien n’est peuplé que depuis 10000 à 30000 ans selon les régions. Les couleurs de peau des populations n’ont pas eu le temps d’atteindre des teintes très foncées. De même, 3.Lescouleursmoyennesdelapeau(mesuréessurdespopu- lations actuelles, mais que l’on suppose autochtones depuis des mil- lénaires)sontliéesauxvariationsdel’ensoleillementlocal:lescouleurs sontplusfoncéesdanslazoneintertropicale,oùlerayonnementsolaire estleplusfort,ets’éclaircissentàmesurequel’ons’éloignedel’équa- teur et que l’ensoleillement diminue. D’aprèsLab.d’Anthropologiebiologique + Foncée Couleur de la peau + Claire Équateur Tropique du Cancer Tropique du Capricorne © POUR LA SCIENCE - Évolution 65
  • 5. au Nord de la zone intertropicale, les continents européen, asiatique et amérindien ont été peuplés respectivement il y a environ 40000 ans, 30000 ans et 20000 ans. Les popu- lations européennes ont eu plus de temps pour s’adapter à l’ensoleillement plus faible de ces latitudes, et ont la peau plus claire, en moyenne, qu’en Asie et qu’en Amérique. Ainsi, l’évolution de la couleur de la peau moyenne des populations humaines dépend de deux facteurs: la lati- tude à laquelle elles vivent et la durée d’adaptation. Nous formulons des hypothèses sur de grandes tendances de l’évolution, mais nous demeurons incapables d’en émettre la moindre sur la couleur de peau des premiers hommes. Comment déterminer la couleur de la peau des fossiles? La couleur de peau d’une population est une moyenne del’ensembledescouleursprésentesdanscettepopulation. Sipetitessoient-elles,lesvariationschromatiquessontimpor- tantes. À l’échelle de la famille, dans une même fratrie, on observe déjà des différences. Plus on augmente l’effectif du groupe, plus on élargit la palette du nuancier des cou- leurs.Ainsi,enconsidérantquelquesdizainesdepersonnes dans quatre pays répartis sur l’axe Nord-Sud (Belgique, Algérie, Tchad et Afrique du Sud), on recrée toute la palette des couleurs de peau présentes sur la planète sans discontinuité, sans frontière entre clair et foncé! Génétique de la pigmentation Comme nous venons de le voir, de génération en généra- tion, la couleur de la peau s’adapte aux contraintes de l’environnementselonunmécanismedesélectionnaturelle de la concentration épidermique en mélanine. Examinons maintenant comment les différentes nuances de couleur depeaus’établissent,quelssontlesmécanismesbiologiques élucidés et les gènes impliqués. Àl’originedetouteévolutiond’uncaractère(parexemple, la couleur de la peau), une mutation modifie un gène. Une telle mutation se produit de façon aléatoire sur le génome et induit des conséquences ou non. Quand elle ne provoque aucunchangementapparent,ellepasseinaperçueetsetrans- met au fil des générations: elle est neutre. Sinon, elle a des effetsphysiologiques,favorablesounon.Danscecas,lasélec- tion due à l’environnement intervient : le milieu tend à favoriserlapersonnequiprésentelecaractèrelemieuxadapté et,parconséquent,lamutationayantfaitapparaîtrececarac- tère,tandisquelesautresmutationsdisparaissentpeuàpeu. Ainsi,touteslespopulationssubissentdesmutations,lasélec- tion s’opérant ensuite, en fonction du milieu. Les mutations sur les gènes impliqués dans la couleur de la peau, qu’elles mènentàunepeauplusclaireouplusfoncée,onteulieudans toutes les populations du monde, quelle qu’en soit la lati- tude.Lesplusadaptées,cellesquiajustentlefiltremélanique àl’ensoleillementlocal,ontétéconservées.Voyonsquelssont les gènes qui, une fois modifiés, entraînent des variations de la couleur de la peau. D’après des études moléculaires, un enfant issu d’un parent de couleur foncée et d’un autre de couleur claire a une peau dont la couleur est souvent intermédiaire. En revanche, la couleur de ses cheveux (dont la pigmentation est due aux mêmes pigments) prend, le plus souvent, la teinte la plus sombre. Bien que les gènes qui déterminent la couleur des cheveux et celle de la peau soient les mêmes, ilssontrégulésindépendamment.Ainsi,ontrouvedesper- sonnesauxcheveuxfoncésetàlapeauclaireet,aucontraire, d’autres aux cheveux clairs et à la peau foncée. Les gènes intervenant dans la pigmentation de la peau ont été découverts grâce à des recherches sur la souris. Plu- sieurs dizaines de gènes ont été identifiés qui déterminent lacouleurdupelage.Lespathologieshumaines,notamment l’albinisme, ont également permis des avancées notables. Les chercheurs ont étudié les gènes humains homologues à ceux qu’ils avaient identifiés chez la souris, parmi lesquels ils ont cherché un gène qui serait muté dans les différentes Noyau Mélanocyte Bulbe de poil Glande sébacée Glande sudoripare Vaisseau sanguin Kératinocyte ÉpidermeDerme
  • 6. formes d’albinisme. Une fois les gènes humains identifiés, ils ont reconstruit la succession des étapes qui mènent à la coloration de la peau: de la fabrication de la mélanine, au transport des mélanosomes vers la périphérie des mélano- cytes, puis à leur passage dans les kératinocytes. La mélanine est produite et stockée dans des vésicules nomméesmélanosomes,auseindesmélanocytes.Lenombre, la taille et le contenu de ces mélanosomes dans ces cellules varient.Engénéral,lespeauxfoncéescontiennentungrand nombre de gros mélanosomes, alors que les peaux plutôt claires en contiennent moins et ils sont de petite taille (voir la figure 5). Ces différences sont présentes à la naissance et ne sont pas déterminées par l’exposition au soleil. Dans le mélanocyte, les réactions enzymatiques qui produisent la phéomélanine et l’eumélanine se déroulent dans des mélanosomes distincts: les phéomélanosomes et leseumélanosomes.Toutefois,unphéomélanosome,équipé desenzymesnécessairesàlafabricationdelaphéomélanine, peutsetransformereneumélanosome,pluscomplexe,équipé des enzymes adéquates (nous y reviendrons), mais a priori pas l’inverse. La matière première qui sert à la fabrication de la mélanine est un acide aminé, la tyrosine. Les deux pre- mières étapes de fabrication sont identiques dans les deux compartiments:latyrosinesubitunehydroxylation,quipro- duitdelaDOPA.Celle-ciestensuiteoxydéeenDOPAquinone. L’enzyme qui catalyse ces deux réactions est une tyrosinase (TYR).DesmutationssurlegènedeTYRsontimpliquéesdans une forme d’albinisme. Dans le phéomélanosome, la DOPA- quinone incorpore la cystéine, un acide aminé, pour donner de la cystéinylDOPA qui précède la phéomélanine. Dansl’eumélanosome,lesétapessontplusnombreuses et plus complexes. La DOPAquinone est transformée en DOPAchrome, qui subit une isomérisation en DHICA. L’en- zymeresponsableestlaDOPAchrome-tautomérase(TYRP2). Enfin, l’oxydation de la DHICA en eumélanine et catalysée par la DHICA-oxydase (TYRP1). TYRP1 et TYRP2 ne sont pré- sentesquedansleseumélanosomes.Desmutantsdesgènes de ces deux enzymes ont été identifiés tant chez la souris que chez les hommes atteints d’albinisme. Transport des mélanosomes Dans le mélanocyte, le mélanosome se déplace de la zone périnucléaire où il est formé vers la périphérie de la cel- lule, qu’il quitte pour passer dans le kératinocyte. À leur périphérie, les mélanocytes présentent des digitations ou dendrites (voir la figure 5). Au cours de son déplacement dans le mélanocyte, le mélanosome emprunte une sorte de tapis roulant, les microtubules. Les produits des gènes qui interviennent dans ce transport sont exprimés à la fois sur la membrane du mélanosome et au contact des micro- tubules.Deuxgènesontétéidentifiésgrâceàdeuxtypesde sourismutantes,quiprésententdesanomaliesdutransport des mélanosomes dans la cellule. Dans la souris dite dilute, les mélanosomes sont très concentrés au centre du mélanocyte. En 1998, l’équipe de X. Wu, du Laboratoire de biologie cellulaire à Bethesda, aux États-Unis, a montré qu’une mutation dans le gène MyosinVa est responsable de cette anomalie. Ce gène est celui d’une protéine qui participeautransportenassociationaveclesmicrotubules; quandilestmuté,letransportquinormalementconduitles organites dans un seul sens, vers la périphérie du mélano- cyte, devient bidirectionnel: les organites vont aussi bien Kératinocyte Mélanosome DOPA DOPA DOPAquinone Mélanocyte Dendrites DOPAchrome CystéinylDOPA PhéomélanineTyrosyne Tyrosyne Prot P Transport vers la périphérie Transformation du phéomélanosome en eumélanosome Eumélanosome Phéomélanosome Passage dans le kératinocyte Eumélanine TYR TYR TYRP2 OCA2 TYRP1 SILV DHICA DOPAquinone Synthèse de la mélanineMCIR ASIPMyosinVa Rab27a PAR2 4. La couleur de la peau provient d’un pigment, la méla- nine,quisedéclineeneumélanine(brun)etenphéomélanine(orangé). La mélanine est produite dans les mélanocytes (étape 1, en vert), au seindecompartimentsnommésmélanosomes,quisontsoitdeseumé- lanosomes,soitdesphéomélanosomes.Puislesmélanosomesmigrent vers la périphérie du mélanocyte (étape 2, en rouge) et pénètrent dans les kératinocytes (étape 3, en ocre). Plusieurs gènes sont impli- qués à chaque étape et d’autres interviennent dans la transformation des phéomélanosomes en eumélanosomes (en bleu). Étape 1 Étape 2 Étape 3 Mélanocyte KeithKasnot
  • 7. © POUR LA SCIENCE - N° 313 NOVEMBRE 2003 68 du centre vers la périphérie, que de la périphérie vers le centre. Les mélanosomes ne sont plus évacués et s’accu- mulent dans les mélanocytes. En 2000, Scott Wilson, du Centre américain du cancer à Frederick, dans le Maryland, a découvert le rôle d’un deuxième gène, Rab27a, grâce à une autre souris mutante, ashen. La protéine issue de ce gène est normalement loca- lisée sur la face externe du mélanosome et elle permet l’at- tachement aux filaments via la MyosinVa. Chez les souris ashen, ce gène Rab27a défectueux entraîne aussi l’accumu- lation des mélanosomes dans les cellules. Chez l’homme, on a identifié une forme d’albinisme partielle, le syn- drome Griscelli, qui est associé au gène Rab27a. Le passage des mélanosomes du mélanocyte vers les kératinocytes est crucial dans le mécanisme pigmentaire. Récemment, des biologistes ont montré que le gène PAR2 codantunrécepteurmembranairedukératinocyteestimpli- qué dans ce transfert entre mélanocytes et kératinocytes. Dansdesculturesdemélanocytesetdekératinocytes,quand on active ce récepteur, les kératinocytes s’assombrissent: le pigment passe des mélanocytes aux kératinocytes. En microscopieélectronique,lorsquePAR2estinactivé,lesméla- nosomes s’accumulent dans les mélanocytes. Dans un mélanocyte, les mélanosomes sont capables de passer de la production de phéomélanine à celle d’euméla- nine. En 1996, deux gènes ont été mis en évidence, ASIP et MC1R, en interaction, participant à la transformation d’un phéomélanosomeenuneumélanosome.Stimulépardeshor- mones, MC1R commande la production d’eumélanine. Cette activation déclenche plusieurs programmes d’expres- sion de gènes. Le phéomélanosome se transforme alors en eumélanosome, qui contient maintenant les protéines TYR, TYRP1, TYRP2, SILV et la protéine P, notamment, dans leur forme active. Le gène ASIP est un antagoniste de MC1R. Par conséquent, il inhibe la formation d’eumélanosomes et donc la production d’eumélanine. Le mélanocyte inhibé ne produitalorsquedesphéomélanosomes.Chezl’homme,des variants alléliques du gène MC1R rendent le récepteur pro- téique inactif et donnent une pigmentation de la peau et une coloration des cheveux de type roux. Des variants du gène ASIP conduisent à ces mêmes caractéristiques. Nous avons décrit les mécanismes de la synthèse de la mélanine, de son transport au sein des mélanocytes, puis vers les kératinocytes, mais ils n’expliquent pas in fine la diversité des couleurs de la peau. Voyons donc, parmi les gènes impliqués dans ces mécanismes, quels sont ceux qui ontpeut-êtresubilescontraintesdel’ensoleillement,etdont certainsvariants(allèles),plusfavorables,auraientétésélec- tionnés sous une latitude ou sous une autre. Ce méca- nismeauraitainsifaitnaîtreunpolymorphismefonctionnel sur certains gènes, c’est-à-dire qu’ils ne fonctionnent plus, tels des interrupteurs (éteints ou allumés), mais qu’ils exercentuneactivitémoduléeselonlamutation.Cettevaria- bilité serait à l’origine des nuances de couleur de peau. Une question d’acidité Le gène OCA2, qui code la protéine P chez l’homme, aurait un rôle important dans cette modulation. La protéine P est transmembranaire et transporte des protons hors du méla- nosome, ce qui y entraîne une baisse d’acidité. Cette acidité régulel’activitédelatyrosinase.Laquantitédecetteenzyme estsensiblementidentiquecheztousleshumains,quelleque soitleurcouleurdepeau.Seulesonactivitécatalytiquevarie: elle est faible, voire inactive chez les individus dont la peau est claire. Lorsque l’on diminue l’acidité du milieu où sont cultivées des cellules de peau claire, l’activité catalytique de la tyrosinase est décuplée. En revanche, sur des cultures de cellules de peau foncée, l’activité des tyrosinases, déjà très élevée, ne varie pas quand on diminue l’acidité. En 2001, Bryan Fuller, du Département de biochimie et de biologie moléculaire, à Oklahoma, aux États-Unis, a montré que l’intensité de la pigmentation de la peau est bien associée à desdifférencesdel’aciditéàl’intérieurdesmélanosomes.Au final, le gène OCA2 produit la protéine P, qui influe sur l’aci- dité à l’intérieur du mélanosome et sur l’activité de la tyro- sinase. Selon la forme du gène OCA2, la protéine P conduit à une acidité variable dans les mélanosomes. De même, le gène MC1R a de nombreux allèles diffé- rents, dont certains sont associés au type roux. Dans une étude réalisée en 2000 par Jim Palmer, de l’Université de Queensland, à Brisbane, en Australie, et portant sur près de 900 personnes, tous les sujets roux ont au moins un variant du gène MC1R et 60 pour cent d’entre eux en ont deux ou trois. Cependant, la répartition du polymorphisme sur ce gène est inégale: la variété des allèles est élevée dans les Mélanocyte de peau foncée Mélanocyte de peau claire 5. Dans ces cultures de cellules, on distingue des mélano- cytes, (situés dans les couches profondes de l’épiderme) plus ou moins colorésselonletypedepeau(sombreetclair).Ilsproduisentlamélanine, pigment brun, dans les mélanosomes, des vésicules plus grosses et plusnombreusesdanslespeauxsombres(oùlemélanocyteparaîtsombre) quedanslespeauxclaires.Lesmélanocytessontpourvusdelongspro- longements(lesdendrites,quimesurentjusqu’à20micromètres)parles- quels ils transfèrent les mélanosomes aux kératinocytes environnants. L’OréalRecherche
  • 8. © POUR LA SCIENCE - Évolution 69 populationsàpeauclaire,ettrèsfaibledanscelleàpeaufon- cée. Cela résulte sans doute des fortes contraintes environ- nementalesenAfrique,oùtouteatteintesurcegène,etdonc sur la production d’eumélanine, se révèle délétère. Enfin, un dernier gène suspecté de polymorphisme fonctionnel est le gène SILV chez l’homme. Chez les souris qui présen- tent une mutation portée par l’équivalent de ce gène, les mélanocytesetdonclapigmentationdupelageontdisparu. Vers une uniformisation de la couleur de la peau Il a fallu près de 100000 ans, et plus ou moins de soleil, pour faire apparaître ce riche éventail de couleurs. Que se passera-t-il dans 50000 ans? Contrairement aux popula- tionspréhistoriques,lespopulationsactuellessontbienpro- tégées de l’ensoleillement. Les vêtements, les chapeaux, leslunettesetlescrèmessontdeplusenplusefficacescontre lesrayonnementsultraviolets.Aujourd’hui,lesrégimesali- mentaires sont riches et équilibrés dans les pays dévelop- pés.Ainsi,grâceàl’alimentation,nouspouvonscompenser des carences liées à l’environnement (vitamine D sous les hautes latitudes; folates et autres nutriments sous les lati- tudesintertropicales)etprévenirlestroublesgraves–patho- logies cutanées, osseuses, congénitales – avant qu’ils n’apparaissent.Nousdépendonsdoncmoinsdel’équilibre entre le filtre mélanique et l’ensoleillement. À partir du moment où nous nous libérons des contraintes qui ont sélectionné certaines mutations, touteslesmutationsserontconservées.Cellesquitendraient à faire foncer la peau ne seront plus éliminées des popu- lations à peau claire qui vivent sous des latitudes peu enso- leillées.Réciproquement,lesmutationsquitendentàéclaircir la peau pourront subsister dans les populations à peau fon- cée qui vivent sous des latitudes proches de l’équateur. Ainsi, la diversité au sein de chaque population pourrait augmenter. En outre, aujourd’hui, le métissage est de plus en plus fréquent. Les différences de couleur moyenne entrelespopulationsdevraients’atténuer.Cependant,espé- rons que notre perception de la différence et que tous les a priori qui s’y rattachent disparaîtront en un temps plus court que celui de l’évolution. Pascal LEONARDI travaille au Muséum national d’histoire natu- relleàParis,dansleLaboratoired’anthropologiebiologique.Ilestpré- sident de l’Association biologie et société. B. COHN, Sunlight, skin color, and folic acid., in J. Am. Acad. dermato., vol. 46, n° 2, pp. 317-318, 2002. R. STURM, R. TEASDALE et N. BOX, Human pigmentation genes: identifi- cation,structureandconsequencesofpolymorphicvariation,inGene, vol. 277, pp. 49-62, 2001. C.BERTOLOTTO,R.BUSCA,R.BALLOTTI etJ.-P.ORTONNE,L’AMP cycliqueest un régulateur de la pigmentation de la peau, in Médecine/Sciences, n° 2, vol 17, pp. 177-185, 2001. R. HARDING et al., Evidence for variable selective pressures at MC1R, in Am. J. Hum. Genet., vol. 66(4), pp. 1351-61, 2000. Banque de données sur l’albinisme et gènes de la pigmentation: www.cbc.unm.edu/tad Auteur&Bibliographie