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La ville de Rome
à l’époque des Julio-Claudiens : Caligula,
             Claude et Néron,
      d’après les Œuvres de Sénèque




                  Maîtrise d’Histoire ancienne
   à l’Université des Lettres, Langues et Sciences Humaines
                  d’ORLEANS-LA-SOURCE


                Stéphane GIVKOVIC – Juin 2001
                                                              1
Université des Lettres, Langues et Sciences Humaines
             d’ORLEANS-LA-SOURCE




               Maîtrise d’Histoire ancienne

 Directeur de maîtrise : Jean-Pierre Guilhembet




  La ville de Rome à l’époque des Julio-Claudiens :
              Caligula, Claude et Néron,
            d’après les Œuvres de Sénèque




         Stéphane GIVKOVIC – Juin 2001

        Illustration de la couverture, la tête pathétique dite « tête de Sénèque »,
        Histoire de l’Art, La grande aventure des trésors du monde, volume 2,
        n°25, 1977. (Musée national, Naples ; cl. Pucciarelli).


                                                                                      2
Au terme de ce travail, je tiens à remercier Madame Cels Saint-Hilaire,
professeur émérite d’Histoire ancienne à la faculté de Lettres, Langues
et Sciences Humaines d’ORLEANS-LA-SOURCE, pour le soutien
efficace dont elle m’a fait bénéficier pour la rédaction de mon mémoire.


Je tiens à remercier plus particulièrement mon directeur de recherche,
Monsieur Jean-Pierre Guilhembet, maître de conférence d’Histoire
ancienne à la faculté de Lettres, Langues et Sciences Humaines
d’ORLEANS-LA-SOURCE, qui m’a consacré une partie de son temps,
me permettant d’accéder à toutes les informations nécessaires au bon
déroulement de ma maîtrise.


Enfin, je remercie mes parents ainsi que Jean-Yves Chatel pour leur
patience et leurs précieux conseils.




                                                                       3
ABREVIATIONS DES REFERENCES




Cons. à Mar.   AD MARCIAM CONSOLATIONES         Consolation à Marcia


Col.           DE IRA                           La Colère


Cons. à Hel.   AD HELVIAM CONSOLATIONES         Consolation à Helvia


Cons. à Pol.   AD POLYBIUM CONSOLATIONES        Consolation à Polybe


B.V.           DE BREVITATE VITAE               La Brièveté de la Vie


T.An.          DE TRANQUILLITATE ANIMI          La Tranquillité de l’Ame


Apoc.          APOCOLOCYNTHOSIS                 L’Apocoloquintose


Const. du S.   DE CONSTANTIA SAPIENTIS          La Constance du Sage


Clem.          DE CLEMENTIA                     La Clémence


V.B. ou V.H.   DE VITA BEATA                    La Vie Heureuse


Bfts           DE BENEFICIIS                    Les Bienfaits


De Otio        DE OTIO                          L’Oisiveté


Prov.          DE PROVIDENTIA                   La Providence


Q.N.           QUAESTIONES NATURALES            Les Questions Naturelles


Ep.            AD LUCILIUM EPISTOLA MORALES     Les Lettres à Lucilius




                                                                           4
SOMMAIRE


                                                                               Pages :

Introduction                                                              1      à        9


I.- La perception personnelle de la ville de Rome                                10

       A.- Les lieux de contact et d’échange                              11      à      21
           1) Les places publiques et leurs édifices : lieux d’activité          11
           2) La voirie et les décors                                            17

       B.- L’importance des monuments et lieux à caractère sacré          21      à      30
           1) Le respect de lieux ancestraux et de leur symbolique               21
           2) Les temples : le respect des Dieux                                 24
           3) Le Capitole et ses temples : un lieu emblématique                  26

       C.- Les monuments et lieux de détente                              31      à      41
           1) Les trois théâtres du Champ de Mars                                31
           2) Le bruit du Grand Cirque                                           33
           3) Venatio dans l’Amphithéâtre et Naumachia de Néron                  36
           4) Les Thermes et les promenades sur le Champ de Mars                 38

       D.- Le logement : le paradoxe de Rome                              41      à      58
           1) Les périls des insulae                                             42
           2) La Domus imposante                                                 45
           3) Les Horti ou la « ceinture verte » de Rome                         48
           4) Les Palais impériaux et le Grand Incendie de 64 ap. J.-C.          50

II.- La sociologie urbaine de Rome chez Sénèque                                  58

       A.- Les couches populaires de la société romaine                   60      à      83
           1) La plebs urbana : sordida ou travailleuse ?                        60
           2) Les servi : une nouvelle perception de cette catégorie             66
           3) Les gladiateurs : un modèle de courage                             73
           4) Les nouveaux citoyens : une catégorie détestée                     79

       B.- Les couches supérieures : les deux ordres                      83      à      95
           1) L’Ordo Equester : des négociants                                   84
           2) L’Ordo Senatorius : l’ordre de Sénèque                             87
           3) La toute puissance du Princeps                                     91

III.- Les comportements, les mœurs des Romains                                   95

       A.- Les nouveaux comportements dans les lieux publics              96      à      112
           1) Les loisirs : les lieux pour voir ou être vu                       96
               a) Les bains publics                                              96
               b) L’évergétisme lors des spectacles : un leurre
                  Les spectacles de suppliciés : une cruauté inhumaine           99
           2) L’apparence : luxe et raffinements                                104
           3) La religion : dévotion ou superstition ?                          108

                                                                                               5
B.- Les lieux privés ou le spectacle des vices                112    à 130
           1) La chasse aux testaments                                     113
           2) Le luxe ostentatoire à l’intérieur de la domus               114
           3) Les bibliothèques personnelles ou la pseudo-culture          118
           4) Les repas orgiaques                                          119
           5) L’alimentation : les abus                                    123
           6) La sexualité : dépravation ou modernité ?                    128

       C.- Le choix de la vie contemplative                          130    à    133


Conclusion                                                           134    à    136


Chronologies problématiques                                                137


Annexe I     - 1. Croissance urbaine et espaces verts                138    à 139
             - 2. Demeures et jardins                                      140
             - 3. Domus Aurea et son parc                                  141

Annexe II    - La Domus Transitoria                                  142    à    144

Annexe III   - La Domus Aurea                                        145    à    150

Annexe IV - 1. Programmes publics                                        151
          - 2. Travaux publics sous les Julio-Claudiens              152 à 153

Annexe V     - 1. Centre monumental de Rome à l’époque augustéenne       154
             - 2. La maison d’Auguste au Palatin                     154 à 155

Annexe VI - Image de la Rome de Sénèque dans
            l’Apocoloquintose du divin Claude                              156

Annexe VII - Plan de la Rome de Sénèque                                    157

Annexe VIII - Architecture et innovations                            158    à    162

Annexe IX - Monuments et lieux de Rome                               163    à    172

Annexe X     - Tableau des références :
               Partie I                                              173    à    175
               Partie II                                             175    à    177
               Partie III                                            177    à    180


Bibliographie                                                        181    à    188




                                                                                       6
- Introduction -


           La ville de Rome, à l’époque des empereurs Julio-Claudiens, Caligula, Claude et
Néron est celle de tous les superlatifs.
Rome est la capitale d’un Empire gigantesque qui correspond au plus haut niveau d’expansion
et de développement atteint par la civilisation romaine. C’est également une époque
transitoire. En effet, l’Empire pose des problèmes que les Romains se trouvent dans
l’impossibilité de résoudre sur la seule base de leurs valeurs traditionnelles. Les immenses
richesses qui affluent dans la ville modifient radicalement la morale et les coutumes des
Romains, bien décidés à vivre pleinement leur nouvelle condition de peuple-roi dans un
monde qui semble désormais pacifié pour toujours. Valeurs traditionnelles et nouvelles
valeurs cohabitent ainsi en un équilibre de plus en plus précaire et contradictoire.
           Le Haut-Empire (27 av. J.-C. / 192 ap. J.-C.) débute avec la prise du pouvoir par
Auguste (Caius Julius Caesar Octavianus Augustus : 27 av. J.-C. / 14 ap. J.-C.) qui instaure
désormais un nouveau régime, le Principat, et met fin définitivement à la République.
L’Empire résulte de la concentration entre les mains d’Auguste de l’essentiel des pouvoirs
républicains. La date de naissance de l’Empire, assez controversée, se situerait entre la
victoire décisive d’Octave (fils adoptif de Jules César) sur Marc Antoine à la bataille
d’Actium (en septembre 31 av. J.-C.) et l’obtention de la puissance tribunitienne et de
l’Imperium Majus que le Sénat lui accorda en 23 av. J.-C.
Le mérite de l’Empereur est d’avoir su imposer cette concentration des pouvoirs qui
n’annihilait pas la tradition républicaine, mais lui permit d’assurer le retour à l’ordre après un
demi-siècle de guerres civiles quasi ininterrompues entre les Imperatores.
L’Empire succéda donc à la République et Octave, devenu Auguste, détenant le titre de
Princeps, met en œuvre de nombreuses réformes sociales pour restaurer les traditions morales
et l’intégrité du peuple romain, s’efforce de combattre la licence des mœurs et cherche à
rétablir les cultes anciens ; il adapte ainsi Rome à sa nouvelle croissance, encadrant mieux la
population urbaine, en instaurant les 14 Régions et en préconisant une politique urbaine
considérable1. Avec la mise en place du gouvernement impérial, l’histoire de Rome s’identifie
largement avec le règne personnel des empereurs.
Par lui s’installe la dynastie des Julio-Claudiens qui n’est pas une dynastie de père en fils2. La
question successorale fut l’un des points noirs du long règne d’Auguste (ainsi que les règnes
suivants), qui perdit successivement tous les prétendants putatifs. La pratique de l’adoption
systématique de ses dauphins permit cependant de trouver en la personne de Tiberius Julius

1
  Pour se donner une idée des principales réalisations urbanistiques et architecturales augustéennes, voir L. Richardson Jr.,
  A new topographical dictionary of ancient Rome, John Hopkins University Press, Baltimore Londres, 1992, I-III.
2
  Comme on peut le voir sur l’arbre généalogique à la fin de l’introduction.
                                                                                                                                7
Caesar, un successeur déjà expérimenté. Tibère (14-37 ap. J.-C.) transforme la magistrature de
son beau-père en institution permanente. Les historiens anciens, interprètes de la haine des
sénateurs, l’ont dépeint comme un monstre de débauche et de cruauté mais il semble qu’il ait
continué à gouverner l’Empire avec fermeté.
Suivent les règnes de Caligula (37-41 ap. J.-C.), Claude (41-54 ap. J.-C.) et Néron, le dernier
Julio-Claudien (54-68 ap. J.-C.) ; trois empereurs marquant Rome par leurs personnalités
instables.
           Le troisième empereur romain3, Caius César Germanicus Caligula (12-41 ap. J.-C.),
est le plus jeune fils du général romain Germanicus et le petit-neveu de l’empereur romain
Tibère. Il est né à Antium et est élevé parmi les soldats, dans un camp de Germanie et doit son
surnom aux petites chaussures militaires qu’il portait, les « caligae » (petites bottines). Il
succède à Tibère en 37 à l’âge de 25 ans. Clément durant les six premiers mois de son règne,
il devient un tyran brutal (changement attribué à la maladie). Il dilapide sa fortune en
finançant de coûteux divertissements et des projets de construction audacieux. Il se livre en
outre à toutes sortes d’excès et exactions. Il veut être adoré comme une divinité, entretenant
comme certains dieux des relations incestueuses avec ses sœurs. Il fait tuer de riches citoyens
pour confisquer leur fortune et assassine la plupart de ses parents4. En 41, les soldats de la
garde prétorienne complotent contre lui et l’assassinent. Sous son règne, peu de travaux sont
entrepris. La résidence impériale du Palatin (Domus Augusta) est agrandie, de nombreuses
maisons sont construites sur les domaines impériaux, récemment annexés.
           Tibérius Claudius César Augustus Germanicus (10 av. J.-C. / 54 ap. J.-C.) est né à
Lugdunum. Son père est le frère cadet de Tibère. Claude5 n’occupe aucune charge publique
majeure jusqu’à 47 ans, âge auquel il devient consul pendant le règne de son neveu, Caligula.
Après l’assassinat de ce dernier, Claude est proclamé Empereur par la garde prétorienne qui
l’impose au Sénat à l’âge de 51 ans. Son règne est marqué par une centralisation accrue du
pouvoir. Il affranchit l’administration, renforçant par là son pouvoir au détriment des
magistrats républicains. Il facilite l’accès au Sénat et accorde plus largement le droit de cité
aux élites locales. Il renforce les frontières de l’Empire par la conquête des provinces de Judée
et de Thrace, puis de la Bretagne. Toutefois, il se laisse gouverner par sa femme Messaline
(Valeria Messalina) et ses affranchis Pallas et Narcisse. En 48, il ordonne l’exécution de
Messaline qui l’avait bafoué. Il encourt ensuite la désapprobation publique en épousant en 49,
sa nièce, Agrippine la jeune. Celle-ci use de son influence pour l’obliger à déshériter Tiberius
Claudius Britannicus, né de son union avec Messaline, afin qu’il adoptât l’enfant qu’elle


3
  A. Ferril, Caligula, emperor of Rome, Thames and Hudson, London, 1991.
4
  Cette perception de Caligula est accentuée par le discours sénatorial et les écrits qui nous sont parvenus.
  Lire R. F. Martin, Les Douze Césars, du mythe à la réalité, Les Belles Lettres, Paris, 1991.
5
  R. F. Martin, Les paradoxes de l’Empereur Claude, REL, 67, 1989, p.149-162.
                                                                                                                8
aurait eu d’un premier mariage : Néron. Claude est par la suite empoisonné, probablement
victime des intrigues d’Agrippine la jeune et de son amant Pallas. Les historiens de
l’Antiquité le décrivent comme un être négligé et épileptique, ridicule avant même d’accéder
au pouvoir, mais oblitèrent volontairement son côté lettré et cultivé.
Il a régné plus longtemps que Caligula et, de ce fait, plus de constructions ont été réalisées.
L’aménagement des greniers et du port d’Ostie, la consécration de l’Ara Pietatis Augustae (en
43), l’Arc, le long de la via Flaminia (en 51), l’Aqua Claudia (achevée en 52).
             Lucius Domitius Claudius Nero (37-68 ap. J.-C.) est né à Antium. Néron6 est le fils de
Domitius Ahenobarbus, aristocrate, et d’Agrippine la jeune. Cette dernière réussit à faire
monter Néron sur le trône, à l’âge de 17 ans ; aidé de Sextus Afranius Burrus, Préfet de
Prétoire, il est acclamé par la garde prétorienne puis par le Sénat et devient le dernier
Empereur Julio-Claudien. Sous l'égide de Burrus et de Sénèque le philosophe, son tuteur,
deux personnalités de premier plan qui l’aident à gouverner, les cinq premières années du
règne de Néron sont marquées par la modération et la clémence7.
Il signe pourtant le début de son règne d’un premier crime, l’assassinat en 55 de Britannicus,
qui peut se révéler un dangereux rival. Son programme permet tous les espoirs. Il veut rompre
avec la politique centralisatrice de ses prédécesseurs et collaborer avec le Sénat. Il veut mettre
fin au régime des femmes et des affranchis. Mais pour réaliser ce programme, il lui faut
vaincre deux obstacles de taille : sa mère qui entend gouverner sous son nom et sa propre
personnalité si trouble. Il réussit à écarter le premier de ces obstacles, en 59, en l’assassinant
(trop envahissante), mais succombe devant le second lorsqu’en 62, il renvoie Sénèque (qui
manifestait le désir de s’écarter de la vie de cour et de lui), et que Burrus meurt d’un cancer à
la gorge. Désormais seul aux commandes, il laisse libre champ à ses envies. Longtemps
pourtant, il reste populaire car ses crimes ne frappent qu’un cercle restreint et, dans
l’ensemble, l’Empire ne souffre guère de la démence croissante de son Empereur. Cependant
il va rencontrer progressivement des oppositions. La nature profondément pathologique du
comportement de Néron ne fait aucun doute : débauches variées, sadisme, folie meurtrière
(par peur maladive que lui inspirent sa famille, son entourage ou ses opposants). Néron
abandonne peu à peu le système du principat pour imposer un despotisme de type oriental, ce
qui lui vaut l’opposition de plus en plus marquée du Sénat. De plus, ayant besoin d’argent
pour financer, outre les besoins habituels pour diriger l’Empire, ses jeux, ses constructions,
ses libéralités, il propose une réforme fiscale et rencontre une opposition du Sénat et des
citoyens d’Italie. Enfin, l'Empire entre dans la tourmente. La prodigalité néronienne a abouti à
la rupture de la Pax Romana. Néron fait de l'Arménie un État tampon contre les Parthes, mais


6
    P. Grimal, Le procès de Néron, De Fallois, Paris, 1995.
7
    G. Achard, Néron, Que sais-je ?, PUF, Paris, 1995.
                                                                                                  9
au prix d'une guerre coûteuse et sans succès. Des révoltes éclatent en Bretagne (60-61) et en
Judée (66-70). En 65, il réussit à déjouer une conjuration fomentée par Caius Calpurnius
Pison (parmi les victimes : Sénèque et son neveu, l’écrivain Lucain). Le règne tourne alors à
la délation et la terreur dans les hautes sphères de Rome sous la férule de l’affranchi Tigellin.
En 68, les légions de Gaule et d'Espagne, avec l'appui de la garde prétorienne, se rebellent
contre Néron ; Vindex, Rufus, puis Galba prétendent au trône. Le Sénat retrouve alors le
courage nécessaire pour déclarer Néron ennemi public, décréter sa mise à mort et reconnaître
Galba, Empereur. Tigellin fini par quitter Néron, ainsi que ses gardes prétoriens qui passent
dans le camp de Galba. Néron, sur le point d’être pris, se donne la mort le 11 juin 68, dans sa
maison de campagne8.
             Son règne marque profondément Rome, nous le verrons d’un point de vue
urbanistique. Voici ses principales réalisations : le Macellum Magnum sur la colline du
Caelius (en 59), l’Arc de Néron sur le Capitole dédicacé en 62, la Domus Transitoria (60-64),
les Bains et Gymnasium de Néron (62-64), et enfin la Domus Aurea (64-68), dont Sénèque ne
vit que le début puisqu’il meurt en 65.
             Les trois derniers règnes de cette dynastie s’étendent sur trois décennies. Les
mentalités et les mœurs évoluent donc durant cette période mais la ville également.
En effet, Rome a connu sous Auguste de nombreux bouleversements. Son règne est donc
marqué par une politique urbaine et des travaux considérables. Il a donné en héritage à ses
successeurs des bases solides : un monopole impérial, sur le triomphe et l’évergétisme, et un
encadrement par une administration nouvelle de la ville et des habitants notamment. Les
Julio-Claudiens ont hérité de la cura urbis (charge de la ville). On aperçoit ainsi des signes de
continuité de l’œuvre d’Auguste mais également de nouveaux projets urbanistiques qui s’en
détachent. C’est donc cette ville sous ces trois règnes que nous étudierons à travers un regard :
celui de Sénèque (le corpus qui nous est parvenu s’étendant sur ces trois règnes).
             Lucius Annaeus Seneca (4 av. J.-C. / 65 ap. J.-C.) est né à Corduba, en Espagne, aux
environs de l’ère chrétienne, fils d’Annaeus Seneca, dit Sénèque le père, écrivain latin
(Cordoue 55 av. J.-C. / 39 ap. J.-C.). Sénèque9 vient de bonne heure à Rome et il est d’abord
destiné aux études de rhétorique par son père qui veut le pousser vers une carrière publique.
Mais le jeune homme est vite attiré par la philosophie et cela de façon passionnée. La
philosophie, en effet, était sortie des groupuscules de quelques adeptes et avait envahi les
écoles de rhétorique. Elle s’était transformée en prédication morale adressée à un grand
nombre d’auditeurs. Sénèque écoute donc les leçons du pythagoricien Sotion, du stoïcien
Attale ou du cynique Demetrius. Il mène une vie ascétique mais il tombe malade (il souffre de


8
    E. Cizek, Néron, Arthème, Fayard, Paris, 1982.
9
    P. Grimal, Sénèque ou la conscience de l’Empire, Fayard, Paris, 1991.
                                                                                               10
crises de catarrhes opiniâtres, accompagnées de fièvres et d’amaigrissements) et doit bientôt
abandonner ce genre de vie. Pour se soigner, il part en Egypte, à Alexandrie, centre d’une vie
intellectuelle et religieuse intense. Revenu à Rome en 31 pour y suivre le cursus honorum,
sans laisser de côté la philosophie, il lit les maîtres du stoïcisme (Zénon de Cittium, Chrysippe
de Soles et Posidonius) mais aussi ceux des sectes adverses (Epicure, Aristote,…) et des
modèles littéraires (Horace ou encore Papirius Fabianus). Sénèque devient donc questeur
mais, victime d’une intrigue politique, il se fait exiler par Claude (il est accusé d’adultère avec
Julia Civilla, la nièce de Claude). Il reste en Corse 8 ans avant qu’Agrippine la jeune le
rappelle pour le charger de l’éducation de Néron.
             Pendant 13 ans, il va mener une vie luxueuse (devenant l’une des plus grosses fortunes
de l’époque, estimée à 300 millions de sesterces, selon Tacite)10, cumuler les fonctions d’un
homme bien en cour et celles d’un philosophe stoïcien, concilier la complaisance qu’on exige
d’un homme d’Etat et le franc-parler que l’on attend d’un philosophe. Mais après cinq années
de règne, Sénèque lutte en vain contre l’influence des affranchis et les passions du Prince. Il
se retire de la cour en 62 pour se consacrer entièrement à la philosophie. Néron l’implique
dans la conjuration de Pison et lui envoie l’ordre de mourir. Il s’ouvre les veines dans sa
maison de campagne le 19 ou 20 avril 65 ap. J.-C.
             En considérant, dans ses œuvres, ces différentes expériences et influences, nous
comprendrons mieux sa perception d’une ville fascinante pour un être qui n’en est pas
originaire. Nous suivrons donc ce regard particulier à travers un corpus assez dense et divers,
de ce qui nous est parvenu tout du moins.
Sénèque a écrit des tragédies, des œuvres philosophiques, des traités scientifiques et une
satire. Nous ne considérerons pas les Tragédies dans leur ensemble pour notre travail. Elles se
composent ainsi : Hercules Furens, Troades, Medea, Phaedra, Phoenissae, Œdipius,
Agamemnon, Thyestes, Hercules Oetaeus et Octavia (de Pseudo-Sénèque)11.
Sachant qu’il est difficile de déterminer quels sont les rapports et les ressemblances (si
assimilation il y a) entre les personnages des tragédies et les protagonistes qui ponctuent la vie
politique à Rome, ainsi que les lieux cités, difficilement assimilables avec ceux qui sont
communs à tous les Romains. De ce fait nous nous limiterons à un passage de la Phèdre qui
fait l’éloge de la vie champêtre.
Nous étudierons donc plus particulièrement ses œuvres en prose qui comportent :
             - Trois consolations qui sont des missives publiques : Consolationes adressées ad
Marciam (fille du sénateur Crémutius Cordus, laquelle a perdu son fils), ad Helviam (sa



10
     Annales, XIII, 42.
11
     Cette œuvre n’est peut être pas de Sénèque. C’est une œuvre qui doit dater des premiers Flaviens.
     Se référer aux Tragédies de Sénèque, tome II, Les Belles Lettres, Paris, 1967.
                                                                                                         11
propre mère attristée de le savoir en exil) et ad Polybium (un des ministres affranchis de
Claude), pour la mort de son frère.
Les consolations sont destinées au public plus qu’à son destinataire nominal afin d’énoncer
ses affirmations philosophiques mais également pour des intérêts personnels (afin d’être
rappelé d’exil). Dans les consolations à Helvia et Polybe on ressent que Sénèque a besoin de
Rome, qu’il n’aime pas la solitude ; il lui fallait agir en haut lieu, diriger des consciences.
        - Sept dialogues : le De Ira, le De Vita Beata, le De Brevitate Vitae, le De Providentia,
le De Constantia Sapientis, le De Tranquillitate Animi et le De Otio.
Ce sont des entretiens familiers destinés à un interlocuteur, ils ont la liberté d’allure de la
conversation. Sénèque va, au fil de ses dialogues, diffuser sa morale en même temps que sa
pensée va évoluer et s’affirmer.
. La Colère : écrite en exil et destinée certainement à Claude afin d’apaiser sa sentence.
. La Vie heureuse : réagissant contre ceux qui l’accusent de bafouer ses principes, c’est-à-dire
de vanter la pauvreté tout en vivant dans le luxe, de ne pas se conduire comme il le prescrit.
. La Brièveté de la vie : un protreptique pour se détourner de la vie intéressée ou
inintéressante afin de se convertir, se tourner vers une entreprise spirituelle.
. La Providence : sur la façon de supporter les maux qui tombent même sur le juste.
. La Constance du Sage : sur la façon de prendre ce qui arrive dans la vie.
. La Tranquillité de l’Ame : sur la façon de prendre la bonne résolution pour atteindre une
stabilité, une tranquillité de vie.
. L’Oisiveté : sur le choix d’une vie. Sénèque distingue ainsi trois genres de vie : active, oisive
et contemplative, la dernière étant celle préconisée pour atteindre la sagesse.
        - Deux traités : Le De Clementia et le De Beneficiis.
. La Clémence : destinée à Néron lors de son avènement sur la bonne façon de régner par
rapport aux précédents règnes.
. Les Bienfaits : Sénèque veut enseigner à ses contemporains à élever leurs sentiments et à
raffiner leurs manières. Sénèque souligne ici le problème des rapports entre l’aristocratie et sa
clientèle.
        - Une correspondance : Ad Lucilium Epistulae Morales : 124 lettres nous sont
parvenues, les dernières étant perdues. C’est l’œuvre la plus dense et la plus aboutie sur son
discours philosophique.
Dans les lettres à Lucilius, Sénèque joue le rôle d’un véritable directeur de conscience en les
adressant à Lucilius (procurateur de Sicile) qui semble être un épicurien.
A l’inverse des Lettres à Atticus de Cicéron qui n’étaient pas destinées à la publication et
n’avaient pas un thème assigné, philosophique (Cicéron y parle des nouvelles du jour), les


                                                                                                  12
Lettres de Sénèque sont une correspondance pédagogique où il tente de conjuguer, peu à peu,
enseignement doctrinal et application quasi immédiate.
          - Un traité scientifique : Naturales Quaestiones. Les Questions Naturelles sont des
traités des problèmes posés à l’esprit humain par la nature, c’est-à-dire par les phénomènes
dont il reconnaît l’action sur et sous la surface de la terre, dans l’atmosphère, dans la vie.
          - Une satire enfin, en marge des autres, est à considérer : l’Apocolocynthosis.
Cette « satire ménippée » a longtemps inspiré des doutes au sujet de son auteur mais il semble
cependant qu’elle soit de Sénèque12. L’Apocoloquintose du divin Claude ou l’Apokolokyntos,
c’est-à-dire « la métamorphose en citrouille » est dirigée contre Claude. En se référant à
J.Cels Saint-Hilaire13 on retrouve les mots « Apothéose » et « coloquinte » si l’on découpe le
mot « Apocolocyntose ». C’est la mort violente, obtenue par la coloquinte, d’un prince à qui
sera bientôt déniée l’apothéose dont Néron et les sénateurs l’avaient d’abord gratifiée. C’est
une « désintronisation » de Claude, qui est pour une part bien réelle ; mais c’est tout autant
une mort dans « un monde à l’envers ». Sénèque ridiculise sa mort. La virulence haineuse de
cet ouvrage laisse supposer qu’il a été composé peu de temps après sa mort, c’est-à-dire dans
un temps où l’amertume de Sénèque est encore vive.
          Toutes les œuvres de Sénèque, mise à part la satire tout à fait marginale, sont
consacrées à la direction spirituelle et tournent, en partant de différents points de vues, autour
du même thème fondamental : « le souverain bien » de l’homme, c’est-à-dire dans la
perspective stoïcienne, la conduite morale de la vie, donc soulager la souffrance d’autrui par
l’application de la médication stoïcienne. Les œuvres se complètent mutuellement et peuvent
offrir une image assez riche des idées morales de Sénèque. Plus que l’instruction théorique,
c’est en effet le modèle vivant et l’autorité du directeur spirituel qui ont à ses yeux la plus
grande efficacité.
Sénèque est profondément stoïcien. M. Armisen-Marchetti14 a noté, en étudiant les images de
ses œuvres, le soin qu’il met à adapter, repenser et créer une terminologie stoïcienne
rigoureuse. Sénèque intègre les concepts stoïciens à son monde intérieur, soit que les
constructions rationnelles prennent appui sur des représentations issues de sa propre
imagination, soit au contraire, que son imagination se coule dans les concepts élaborés
antérieurement par les fondateurs de la doctrine. Il recourt donc aux images, comme aux
procédés de la rhétorique, pour persuader en vue d’induire une action. Les images tirent leur
personnalité de la vision d’ensemble que Sénèque se donne du monde, à travers le prisme de
son imagination et de sa sensibilité. Ce sont des images « affectives », c’est à dire des images

12
   Pour en savoir plus sur la satire ménippée, lire M. Bakhtine, La poétique de Dostoïevski, Seuil, Paris, 1970, p. 158-165.
13
   Histoire d’un Saturnalicius Princeps, Dieux et dépendants dans l’Apocolocyntose du divin Claude, dans Religion et
   anthropologie de l’esclavage et des formes de dépendance, (p. 179-208), Actes du 20ème colloque du GIREA, Edit. Jacques
   Annequin et Marguerite Garrido-Hory, 1993.
14
   Sapientiae facies, étude sur les images de Sénèque, Les Belles Lettres, Paris, 1989, p. 376.
                                                                                                                               13
qui cherchent à communiquer un sentiment plus qu’à décrire. L’imaginaire dont elles émanent
nourrit le projet philosophique et accompagne ou suscite la conversion au stoïcisme. Ce sont
donc les intentions parénétiques de Sénèque, illustrées par des images « affectives », qui
seront le support de notre étude sur ses perceptions de Rome. Il puise ses images dans la
société et les lieux qu’il côtoie au quotidien. Il se révèle cependant avare en précisions
topographiques sur Rome dans son œuvre, faisant, la plupart du temps, des allusions éparses
dans les dialogues.
          Cette ville est pourtant en mutation, que ce soit avant ou après le grand incendie de 64,
sous le règne de Néron. Rome est un éternel chantier selon les témoignages des écrivains
anciens. Malgré l’ampleur des travaux d’Auguste, les règnes de Claude et Néron15 surtout,
marquent Rome par d’autres travaux, même s’il y a beaucoup moins de nécessités
d’intervention impériale. Les constructions de Rome ne sont pas forcément toutes des
initiatives du Prince mais sont approuvées par lui. Le règne de Caligula était fait de projets
importants mais le temps lui a sûrement manqué. Les travaux de Claude sont considérables et
nécessaires plutôt que nombreux.
          Le règne de Néron se divise en deux périodes16 :
- avant l’incendie de 64 avec des constructions comme les Thermes, sur le Champ de Mars,
ou la Domus Transitoria.
- après 64 et ses projets urbanistiques qui se révèlent être des constructions sur une échelle
inégalée depuis Auguste, du moins pour le centre de Rome.
Manquant de données suffisantes sur l’urbanisme proprement dit, nous serons, par la force des
choses, amenés à plus mentionner la sociologie de la vie urbaine sur laquelle il est plus
volubile. Le travail nous est rendu difficile par le fait que Sénèque ne fait que très peu de
commentaires ouverts sur sa vie, sa famille, ses amis ou encore sur les scènes contemporaines,
s’attachant ainsi plus en détail au comportement général de ses contemporains.
          Myriam T. Griffin17 divise le travail de Sénèque en deux parties :
- ses œuvres peuvent incorporer la politique de Sénèque comme homme d’Etat, ses pensées
sur sa propre vie.
- ses travaux peuvent, entièrement ou en partie, servir à une fin, au-delà de leur usage
didactique. Certains passages peuvent sous-entendre des commentaires sur les contemporains.
Tout son travail doit servir des personnes ou des usages politiques.




15
   A. Pelletier, L’urbanisme romain sous l’Empire, Picard, Paris, 1982.
16
   A. Balland, Nova urbs et « neapolis », remarques sur les projets urbanistiques de Néron, MEFR, 77, 1965, p. 349-393.
17
   Seneca, a Philosopher in Politics, Clarendon, Oxford, 1976, p. 10.

                                                                                                                          14
Elle considère les œuvres de Sénèque comme des diatribes : chaque oeuvre s’attache à un cas
particulier qui en fait cache un cas plus important. En tant que directeur de conscience, il
s’attache donc plus aux comportements humains et à leurs dérives.
       Cela nous amène à nous interroger, dans un premier temps, sur le choix de Sénèque
d’évoquer certains aspects architecturaux et monumentaux de cette ville et d’en passer sous
silence bien d’autres.
       Dans un deuxième temps, nous évoquerons d’une part, la manière dont Sénèque
perçoit la société romaine et les rapports hiérarchiques qui la régissent et d’autre part, le
jugement résolument critique qu’il porte sur la perversion des mœurs tant sur le plan de la vie
privée que dans le contexte collectif des lieux publics.
       Enfin cette triple vision (urbanistique, sociologique, comportementale) de Sénèque sur
la vie à Rome sous les Julio-Claudiens, permettra de comprendre et de donner du sens aux
propositions philosophiques permettant d’atteindre l’idéal humain auquel il aspire.




                   Arbre généalogique extrait de G. Achard, Néron, Que sais-je ?, PUF, Paris, 1995, p. 1.




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I.- La perception personnelle de la ville de Rome


             Nous abordons en première partie la vision de Sénèque de la ville de Rome dans le
domaine de l’urbanisme. Ce dernier peut se définir ainsi18 : le souci de l’aménagement de
l’espace (le plan, le tracé des rues, la place des bâtiments), l’art de bâtir (techniques
architecturales) et l’art d’embellir (art architectural et beaux-arts). Ces trois caractéristiques de
l’urbanisme seront traitées à travers le témoignage du philosophe, en choisissant d’évoquer
particulièrement certains aspects de l’urbanisme.
Avant de commencer l’étude proprement dite, il est nécessaire de préciser qu’il s’agit de la
perception du philosophe. Cela nécessite un décryptage et une analyse. Chaque passage ne
pourrait être extirpé du texte sans prendre en compte le contexte, l’époque où il l’écrit, ou
encore le sens qu’il veut donner à son œuvre. Cette perception spatiale particulière doit-être
prise en compte car la géographie mentale de Sénèque ne sera pas révélatrice globalement de
la Rome du premier siècle de notre ère. Elle le sera sous certains aspects et c’est cela que nous
essaierons de comprendre : le choix de Sénèque d’évoquer ou non certains lieux de Rome,
sera le centre de notre étude.
Prenons l’exemple d’une étude déjà réalisée. Le décryptage des œuvres de Sénèque est un
problème qui s’est déjà manifesté lors de l’étude de l’Apocoloquintose. En effet J. Cels Saint-
Hilaire19 a tenté de saisir, dans cette satire, les différentes allusions de Sénèque aux divers
lieux de Rome empruntés par Claude lors de son parcours « infernal ». Seul un lecteur averti
peut saisir toutes les allusions du philosophe de ce « monde à l’envers », ou plutôt de l’image
d’une ville inversée. Nous savons que l’empereur emprunte le parcours triomphal dans le sens
inverse et finit son trajet en enfer. Dans cet ouvrage très structuré, chaque mot, chaque
information ne prend de sens que dans l’explication globale de la satire. Il en résulte que
Sénèque nous laisse le choix sur le parcours emprunté par Claude et sur les monuments
décrits. Toutefois, l’Apocoloquintose, nous l’avons dit en introduction, est à part dans le
corpus de Sénèque. Nous utiliserons cette œuvre comme complément de notre étude, en
comparant, lorsque cela sera nécessaire, les monuments ou les lieux.
             Nous présenterons, de façon énumérative, tout d’abord les places publiques, les voies
et leurs décors, puis les monuments à caractère sacré, ensuite les monuments liés aux
spectacles et loisirs, et enfin l’habitat.




18
     Selon J. P. Néraudau et L. Duret, Urbanisme et métamorphoses de la Rome Antique, Les Belles Lettres, Paris, 1983, p. 17.
19
     Histoire d’un saturnalicius Princeps, Dieux et dépendants dans l’Apocolocynthosis du divin Claude,
     dans Religion et anthropologie de l‘esclavage et des formes de dépendances, Actes du colloque du
     GIREA, Edition J. Annequin et M. Garrido-Hory, Besançon, 1993 p. 179-208.
                                                                                                                                16
A.- Les lieux de contact et d’échange


                            1) Les places publiques et leurs édifices : lieux d’activités


          En premier lieu donc nous nous attacherons aux places publiques. Sénèque cite
fréquemment le Forum dans ses œuvres, un des lieux les plus fréquentés de Rome et où afflue
la « foule ». En effet, le Forum est la place où s’exercent les activités politiques, judiciaires,
économiques et, pour une part, religieuses de la cité. Il est donc un lieu de rencontres, de
relations et d’échanges20. On y va pour « servir de caution » (Bfts IV, 39, 3), si l’on a de
« gros capitaux » à prêter « à intérêt » (T.An. 8, 5). C’est le lieu où se font de nombreux
procès (Cons. à Mar. 26, 4). Pour Sénèque le Forum est un « bruyant pêle-mêle » (Ep. 28,
6)21. Les Romains s’y rendent pour leurs activités et le « Forum comble » est un vacarme
assourdissant du matin au soir (Cons. à Mar. 26, 4)22.
          A l’époque du philosophe il existe trois forums23 : le Forum Romanum, le Forum
Iulium et le Forum Augusti (Col. II, 9, 4 : « tous ces délits auxquels trois forums ne suffisent
pas »). Ainsi lorsque Sénèque mentionne le Forum, il est évidemment difficile de déterminer
lequel est-ce. Et lorsqu’il parle des « places publiques » ( T.An. 12, 2 : « fora » / Bfts VII, 20,
5 : « in quolibet foro ») doit-on comprendre qu’il s’agit de ces trois Fora ? Parfois, cependant,
Sénèque distingue l’un d’eux dans certains passages. Il est fait tout d’abord mention du
Forum de César lorsqu’il parle de Venus Genitrix, dans Questions Naturelles. Evoquant la
comète de 60 ap. J.-C. et faisant référence aux jeux institués par Jules César en l’honneur de
Venus Genitrix « diui Iulii ludis Veneris Genetricis circa undecimam horam dici emersit »24.
Cette déesse est vénérée dans le temple qui domine toute la place du Forum.




                               Plan d’après G. Fiorani, Studi di Topografia romana, fig 16, p. 97,
                              tiré du Lexicon Topographicum Urbis Romae, tome 2, de Steinby E.M, PL. XXII.



20
   Voir Annexe IX, monuments et lieux de Rome, p. 163-172, détaillant le forum et les divers lieux mentionnés dans la première partie.
21
   « Num quid tam turbidum fieri potest quam forum ».
22
   Cons. à Mar. 26, 4 « nec fora litibus strepere dies perpetuos, nihil in obscuro ».
23
   Voir Annexe X, occurrences sur le forum, p. 173-180, et les divers lieux mentionnés dans la première partie.
24
   Q.N. VII, 17, 2 : « émergea vers la onzième heure, le jour des jeux célébrés en l’honneur de Venus Génitrice ».
                                                                                                                                         17
Parmi les monuments du forum, Sénèque mentionne les Rostres dans Ep. 114, 6 :
« Voilà celui qui, au tribunal, aux Rostres, en toute réunion officielle ». Les rostres
apparaissent également dans Bfts VI, 32, 1 et dans Const. du S. 2, 1. Il semble que Sénèque ne
parle pas des mêmes rostres dans ces deux dernières références. En effet, il évoque, dans les
Bienfaits, l’Empereur Auguste faisant « passer sa loi sur l’adultère » du haut des rostres et
dans la Constance du Sage, il fait référence à Caton d’Utique (95-46 av. J.-C.) se faisant huer
et rejeter « A Rostris usque ad Arcum Fabianum »25 pour l’empêcher de s’opposer à un projet
de loi.
Dans la Constance du Sage, l’édifice des rostres date de la république sur le Forum romain.
Cependant Sénèque pose ici un problème d’identification. Il peut s’agir des anciens rostres ou
bien de ceux de César qui sont les mêmes mais déplacés au nord-ouest de l’ancien Forum lors
des modifications apportées à celui-ci : notamment le Temple de César divinisé devant lequel
il avait construit ses propres rostres, distincts des anciens. Une indication cependant nous
permet de déterminer de quels rostres il parle. L’événement narré par Sénèque sur Caton se
situe durant la lutte entre Pompée et César. Les rostres « déplacés » sont inaugurés en 44 av.
J.-C., et Caton ainsi que Pompée meurent avant cette date. De ce fait, il doit bien s’agir des
anciens rostres républicains. Il est évident que Sénèque n’a pas connu l’ancien emplacement
des Rostres. Il ne faut donc pas s’arrêter sur l’image «géographique » de l’événement mais
plutôt sur sa valeur symbolique. Pour lui, plus que la localisation exacte des monuments, il
s’agit d’exprimer l’outrage d’un homme illustre jeté des tribunes vers la prison.
Sénèque reprend le même événement dans Ep. 14, 13 où Marcus Porcius Cato se fait bafouer
du Forum sous les crachats «le jour où il est mené du Sénat à la prison ». Cela renforce notre
idée sur le message de Sénèque : Sénat et Rostres sont un symbole républicain, et Caton par
un acte courageux perd ses droits. Sénèque est admirateur de Caton, stoïcien convaincu qui
s’était fait le champion du Sénat contre Crassus, César et Pompée.
             Dans le passage de la Constance du Sage, il évoque, nous l’avons vu, l’Arc des
Fabius26 (Arcum Fabianum). Il délimitait ainsi sur sa longueur le forum romain des rostres à
cet Arc. Le monument s’élevait sur la Via Sacra, au nord-est du temple de César et marquait,
de ce côté, la limite du Forum proprement dit. Il avait été érigé par Quintus Fabius Maximus,
à la suite des victoires remportées en Gaule en 121 av. J.-C. Il ne comportait pas de colonnes
et tout nous laisse à penser que Sénèque nous induit en erreur quant à l’étymologie de ce
terme, il ne devait s’agir que d’un fornix. C’est ce que semble admettre P. Gros27 : « pour qui
cheminait par la Via Sacra, seule la petite arche du Fornix Fabianus en indiquait


25
     « Des Rostres jusqu’à l’Arc des Fabius ».
26
     Représenté à la page 14 à la lettre G sur le plan de M. J. Kardos.
27
     Aurea Templa, Ecole Française de Rome, Palais Farnèse, Rome, 1976, p. 85.
                                                                                             18
théoriquement l’entrée (du forum), à l’endroit où la voie obliquait vers l’ouest, pour se frayer
un chemin entre la Regia et l’Atrium Vestae ». De plus Cicéron28 considère cet arc bien
modeste lorsqu’il évoque Memmius devant se baisser pour passer dessous. P. Gros29 nous
donne un schéma hypothétique de ce fornix : comme on peut le voir, il ne présente aucune
décoration ni ornement que l’on peut rencontrer sur un Arc d’envergure (cf. l’Arc de Titus par
exemple).
Il est important de préciser pourquoi Sénèque change volontairement le fornix en arcus. Sous
Auguste on nomme le fornix, arcus, car le premier terme a une connotation péjorative. Le
fornix est lié à la prostitution (d’où fornication), car c’était le lieu des rencontres amoureuses.
Donc ce « glissement » de vocabulaire n’est pas propre à Sénèque.
             Pour en revenir aux rostres et finir sur ce sujet, Les Bienfaits (VI, 32, 1) mentionnent
peut-être les rostres inaugurés par Auguste en 29 av. J.-C., dont le nom utilisé sous l’Empire
était Rostra Vetera afin de les distinguer (nous l’avons vu) des Rostra ad Divi Juli : « Le
Forum et même des Rostres, d’où son père avait fait passer sa loi sur les adultères ». Ce
passage des Bienfaits nous reporte à un événement plus récent et les Rostres Vetera dont il
parle sont ceux qu’il voit lorsqu’il se rend sur le Forum, évoquant la fille d’Auguste
s’adonnant à des mœurs très libres, « en plein centre de Rome ». Sénèque s’offusque de voir
que ces lieux républicains, réaménagés par Auguste (donc son père), soient choisis pour les
débauches qu’il condamne.




Reconstitution hypothétique tirée de P. Gros, L’Architecture                         A titre de comparaison, L’Arc de Titus, (70 ap. J.-C.).
Romaine, Les Monuments Publics, Tome I, Picard, Paris, 1996, p. 57.                  L’Art et l’Homme, Larousse, Paris, 1957, p. 344.



             A deux pas des Rostres, Sénèque évoque ensuite le Comitium. Dans Ep.104, 33 il parle
de la place des Comices : « Le jour de l’échec de sa préture, il (Caton) joue à la paume sur la
place des comices ». On peut rapprocher ce dernier de la Curie, lieu de réunion du Sénat, que
Sénèque cite régulièrement. Ces deux monuments, deux lieux à forte tradition républicaine, se
situent sur l’ancien Forum. Il est à noter que le Sénat est souvent associé au Forum dans les


28
     De Oratio. II, 267. C’est une image sur la démesure du personnage.
29
     L’architecture Romaine, les monuments publics, tome I, Picard, Paris, 1996, p. 57.
                                                                                                                                               19
passages de Sénèque : « on rencontre la vertu au temple, au forum, au Sénat » (V.B. 7, 3).
Sénèque est un sénateur mais il ne relate pas la réalité des faits, c’est-à-dire que, sous
l’Empire, le Comitium et la Curie ont moins d’importance architecturale et politique.




                                                                            Pièce de 45 av. J.-C., montrant Les Rostres, décorés d’éperons.
Reconstitution de la Curie sous Dioclétien, tirée de M. Grant,              Issu de The Urban Image of Augustan Rome, p. 72.
le Forum Romain, Hachette, Paris, 1971, p 118.




             Il apparaît enfin que Sénèque mentionne à diverses reprises la vie judiciaire qui
remplissait les Forums et les basiliques qui les bordaient (B.V. 12, 1 / Col. III, 33, 2). Il y avait
une multitude de tribunaux dont on peut voir les emplacements hypothétiques sur la carte
représentés par des points noirs30 :




30
     Plan de M. J. Kardos, Lieux et lumières de Rome chez Cicéron, L’Harmattan, Paris, 1997.

                                                                                                                                         20
« Les basiliques résonnent du bourdonnement des procès » (Col. III, 33, 2). « Ceux contre qui
il faut finir par lâcher les chiens pour les jeter hors de la basilique » (B.V. 12, 1). Il critique
ceux qui abusent des basiliques pour « l’appât du gain ».
Les basiliques servaient généralement de tribunal, mais également de bourse aux affaires ou
de salle de ventes. Si l’on se base sur le Catalogue des Régionnaires, deux basiliques existent
à l’époque du philosophe : la Basilique Aemilia (basilique Paulli sur le plan de M. J. Kardos,
page précédente), sur le Forum romain et la Basilique Julia à proximité. Ces deux édifices
républicains sont cités de façon allusive par Sénèque.
Dans les Bfts VI, 32, 3 il évoque les rénovations d’Auguste après divers incendies. Lorsqu’il
parle « des reconstructions plus belles que les précédentes », il parle des deux basiliques, en
14 av. J.-C., de la Regia sur le Forum et du Temple de la Grande Mère sur le Palatin, en 3 ap.
J.-C. On peut voir dans ce passage des Bienfaits, une allusion autobiographique. En effet, sous
les noms d’Agrippa et de Mécène doit-on entendre ceux de Burrus et de Sénèque lui-même31.
Le philosophe avoue avec amertume que le métier d’ami du prince est impossible. Sénèque
désespère maintenant de Néron et devant les vérités qu’il n’a pu lui dire. En parlant d’Auguste
et de ses reconstructions, peut-être peut-on voir une allusion critique aux constructions de
Néron.

La basilique est représentée ci-dessous à gauche, sur un denier d’argent frappé peu de temps après la restauration de Lépide en 78 av. J.-C.
et à droite, sous forme de reconstitution avant le Vème siècle ap. J.-C. (Grant. M, Le Forum Romain, Hachette, Paris, 1971, p. 138).




           Nous verrons le Temple de Magna Mater (qui se trouve sur le Palatin) ultérieurement
et nous finirons notre tour d’horizon de la topographie du Forum par la Regia32, autre
bâtiment restauré sous Auguste. La Regia (comme nous pouvons le voir sur le plan à la page




31
   Bfts. VI, 32, 4 : « Hélas, il n’y a pas lieu de croire qu’Agrippa et Mécène aient souvent pu dire la vérité ; et s’ils avaient vécu
   plus longtemps, ils auraient été de ceux qui la lui déguisaient. C’est simplement un trait de caractère des rois que de louer le
   passé pour faire insulte au présent et d’attribuer le mérite de la sincérité à des hommes dont le franc-parler n’est plus à craindre ».
32
   F. Coarelli, Guide Archéologique de Rome, Hachette, Paris, 1994, p. 63-64.
                                                                                                                                             21
14) se situe derrière la basilique Aemilia. Il s’agit d’un édifice qui remonte à la royauté ; « la
maison où habite le roi » a gardé une importance sous la République.
             Pour être tout à fait complet sur les références de Sénèque sur les Fora et afin
d’introduire la voirie et ses décors, il nous faut nous attarder sur le pavement que le
philosophe évoque dans la Lettre 14, § 18 : ses contemporains usent « le pavé du Forum » à la
recherche de l’argent33. Nous savons que dès la république, le Forum est dallé. Il y eut
plusieurs réfections de ce dallage, sous César puis sous Auguste, après les incendies (évoqués
à la page précédente). Les autres forums étaient également dallés.
             Rome, ainsi pourvue de trois forums, se trouve dotée d’un centre monumental formé
par les deux « places » impériales ajoutées au vieux Forum républicain. Les nouvelles places
publiques où afflue la « foule » qui se bouscule, au grand désarroi de Sénèque, se sont
développées comme des annexes du premier Forum ; en même temps elles ont diminué son
importance et ont fini par l’éclipser. Sénèque, en citant les monuments précédents qui sont,
pour la plupart, symboliques de la République, nous révèle une forme de passéisme qui se
confirmera par la suite. Il est important ici de préciser que les Julio-Claudiens n’ont pas
construit de Forum et n’ont pas marqué de leur présence le centre de Rome comme l’ont fait
leurs prédécesseurs ; le cas de Néron est différent, nous le verrons ultérieurement. Cela peut
se comprendre justement par le fait que l’œuvre monumentale de César et surtout d’Auguste
traduit l’évidence de leur dessein : la justification et l’affirmation d’une dynastie, à laquelle
les Julio-Claudiens s’identifient.


Afin d’illustrer nos propos précédents, voici des plans (extraits de J. C. Golvin, L’amphithéâtre Romain, De Boccard, Paris, 1988) du Forum
romain (Planche VI) et des forums impériaux (Planche V), ainsi qu’une carte nous permettant de mieux situer les forums étudiés (voir page
suivante).




33
     « Dum de incremento cogitat, oblitus est usus ; Rationes accipit, Forum contrerit ».

                                                                                                                                        22
Plan tiré de P. Grimal, L’Ame Romaine, Perrin, Paris, 1997, en préface.




                                  2) La voierie et les décors


              Lorsque Sénèque évoque les places publiques c’est, pour la plupart du temps, montrer
cet entassement de personnes qui affluent au centre de Rome. Les rues, qui mènent au centre
et donc aux places, sont également un lieu très fréquenté34. Que ce soit comme dans Col. III,
35, 5 il parle des « venelles étroites et boueuses » (scabras lutosasque semitas) ou dans Clém.
I, 6, 1. Dans « les rues les plus spacieuses », la « foule » s’entasse et se bouscule. En général,
les rues sont étroites, tortueuses, souvent en montées et descentes, parfois sales, sans trottoirs
et sans pavages surtout dans les quartiers pauvres. C’est un lieu de vie. Pendant la journée, la
circulation est complètement chaotique : piétons, cavaliers, litières, chaises à porteurs,
chariots avec des matériaux de construction (les seuls autorisés à circuler le jour) se croisent.
La nuit, les Romains se barricadent chez eux ; la ville est complètement dans l’obscurité et
l’insécurité y règne. De très nombreux chariots approvisionnent Rome de nuit de tout ce qui
lui est nécessaire, car Jules César leur a interdit de circuler en ville de l’aube jusqu’au coucher
du soleil, afin d’éviter la saturation complète35. De ce fait, si Rome est une ville bruyante la
journée avec ses chantiers incessants, ses ateliers, ses boutiques (Ep. 56, 4), ses rues toujours
envahies par la foule, cela ne s’améliore pas la nuit et l’insomnie est l’un des plus importants
problèmes de ses habitants.



34
     Nous laisserons provisoirement de côté la Via Sacra car nous la traiterons dans la partie sur les lieux sacrés.
35
     Vivre à Rome,le témoignage de mosaïques, la mosaïque des témoignages, Intoduction, Musée d’Istres, 1994.
                                                                                                                       23
Parmi les grandes voies, Sénèque en évoque deux : La Via Appia et la Via Latina dans
les Questions Naturelles et la Lettre 77. Q.N. I, 2, 1 : « Memoriae proditum est, quo die
Urbem dirrus Augustus Apollonia renersus intranit ». En revenant d’Apollonie, ville dans
l’actuelle Albanie, il revenait par la voie Appia. Le deuxième passage évoque un événement
sous le règne de Caligula. Ep. 77, 18 : « Caligula passait un jour par la Voie Latine quand il
rencontra un convoi de détenus ». Deux Empereurs empruntant deux des plus grandes voies
romaines.
Il est intéressant de mentionner, à titre de comparaison, les deux voies que Sénèque cite dans
l’Apocoloquintose dans le chapitre I, § 2 il mentionne la « Voie Appienne, par où l’on sait que
le divin Auguste et Tibère César ont passé pour aller chez les dieux ». Lors de la mort
d’Auguste à Nola, on procéda à une transuectio. Le cortège funèbre passa par la porte Capène
par la Via Appia. La deuxième voie se trouve au chapitre 13, § 1, lorsqu’il dit « puis, entre le
Tibre et la voie couverte, il descend aux enfers », il parle de la Via Tecta (Viam Tectam). Elle
se situait à l’extrémité nord du Champ de Mars, mais on ne sait pas exactement l’emplace-
ment de la « via Tecta »36.
           On observe que Sénèque n’est pas marqué uniquement par cette houle quotidienne
dans les rues de Rome. Certains décors, qui ornent la voie publique, le frappent. Nous savons
que le souci du décor pour la voie publique apparaît avec le pouvoir personnel. Les éléments
naturels (la verdure et l’eau) et artificiels (l’architecture et la sculpture) ont simultanément,
dans la Rome impériale, contribué à créer le décor de la voie publique. Cependant, encore une
fois, les décors qu’il retient ne datent pas de l’époque julio-claudienne. Trois types de décors
sont à retenir : le fornix, les statues et les fontaines.
           Le Fornix Fabii tout d’abord que nous avons vu précédemment. C’est un passage
voûté très simple, de dimensions restreintes et de style très sobre, mais selon L. Homo37, il est
orné de statues, de bas-reliefs, représentant des boucliers et des trophées, d’armes et
d’inscriptions honorifiques, les elogia des Fabii.
           La statue de Clélie ensuite, située sur la Voie Sacrée. « Dans une ville où l’on a
presque fait de Clélie un homme, pour son insigne audace à braver l’ennemi et les flots. Du
haut de sa statue équestre, qui se dresse sur la voie sacrée, l’un des lieux les plus fréquentés de
Rome, Clélie fait honte aux freluquets qui passent vautrés dans leurs litières d’oser entrer en
pareil équipage dans une ville où des femmes même se voient honorer d’un cheval » (Cons. à
Mar. XVI, 2). Cette description somme toute rare chez Sénèque de l’édifice et de l’endroit où
il se trouve est à noter. Il est évident qu’une statue équestre représentant une femme était
exceptionnel et cela marque Sénèque. Peut-être cela le choque-t-il qu’elle soit située dans un

36
   Selon Coarelli, Guide archéologique de Rome, Hachette, Paris, 1994, p. 188 et 250, dénommée Porticus Maximae, à une époque
   tardive, on doit la reconnaître à travers la parallèle constituée par la via dei giubbonari / Campo dei Fiori / via del Pellegrino actuelle.
37
   Rome impériale et l’urbanisme dans l’antiquité, Albin Michel, Paris, 1971, p. 453.
                                                                                                                                                  24
endroit aussi fréquenté même si elle représente une personne importante de l’Histoire de
Rome.
           Les statues de tous ordres, un des éléments décoratifs essentiels de la capitale38, sont
extrêmement nombreuses dans la Rome Impériale. L. Homo39, mentionne la statue de Clélie
comme une statue « normale » comparativement aux autres statues des empereurs, des
divinités. Sénèque évoque par ailleurs ces statues de divinité dans Q.N. II, 62, 1. Dans son
chapitre sur la foudre, il parle de celle-ci tombant sur les statues de Jupiter : « la foudre
tombant sur ses propres statues ». Selon L. Homo toujours40, s’appuyant sur le catalogue des
Régionnaires, sur la pente du Capitole, le long du clivus Capitolinus, les Dii Consentes sont
au nombre de douze : six Dieux, six Déesses, dont Jupiter41. Sur le Capitole, on dénombre
trois statues de Jupiter. Les statues étaient dorées (dei aurei) ou d’ivoire (dei eburnei).
           Il fait aussi allusion à une autre divinité, Marsyas : il l’évoque dans Bfts VI, 32, 1 en
narrant les débauches de la fille d’Auguste, Julia. Lorsque Sénèque dit, « en plein centre de
Rome » (in stupra placuisse, ad cottidianum ad Marsyam concursum), il faut comprendre
littéralement « autour de la statue de Marsyas », un lieu cher et familier au citadin. En effet,
son nom représentait la liberté des communautés de citoyens, ainsi que la juridiction qui
garantissait cette liberté. Mais Sénèque parle d’un incident qui fit scandale. Une nuit, Julia,
après une soirée un peu trop animée, alla en joyeuse compagnie, couronner de guirlandes la
statue de Marsyas.
           Pour finir nous abordons les fontaines. Sénèque précise parfois leur nom : la Meta
Sudans dans Ep. 56, 4 et la fontaine de Servilius dans Prov. 3, 7 ou bien les évoque de façon
générale, dans Q.N. 3, 13, 2. Les Romains ont toujours eu un goût très vif pour l’eau courante.
L’eau ne figure guère, au point de vue décoratif sur la voirie, que sous la forme de fontaines et
surtout de châteaux d’eau ou nymphées. Dans Q.N. III, 13, 2 on peut comprendre que
Sénèque pense aux fontaines les plus simples, que sont les lacus et salientes.
La fontaine de Servilius selon M. J. Kardos se situerait sur le Forum (voir page 14, le plan de
M. J. Kardos, lettre E). C’est une des fontaines qui alimentaient Rome en eau vive. Nous
savons cependant ce qu’elle représente pour Sénèque : il qualifie de Spolarium (morgue de
l’amphithéâtre) le Lacus Servilianus, où le dictateur Sylla entreposait les têtes des sénateurs
assassinés lors de la proscription. Prov. 3, 7 «Videant largum in foro sanguinem et supra




38
   Par exemple dans Ep. 65, 5, un peu partout dans Rome se trouvaient des statues doryphores
   (hommes nus portant une lance) et diadumènes (athlètes) copiés de la statuaire grecque de Polyclète.
39
   Op. Cit., p. 466.
40
   Op. Cit., p. 464.
41
   Guide archéologique de Rome, Hachette, Paris, 1994, p.52, ce sont peut-être une version
   romaine des 12 dieux grecs (dodekatheon) ou bien un groupe de divinités d’origine étrusque.

                                                                                                          25
seruilianum lacum (id enim proscriptionis sullanae spoliarium est) senatorum capita et
passim uagantes »42.
             Enfin et surtout, dans Ep. 56, 4 Sénèque évoque la Meta Sudans, nommée la « borne
qui sue » car le mot Meta désigne en latin la borne plus ou moins élevée, souvent de forme
pyramidale, qui marque le centre d’un carrefour ou l’extrémité de la spina d’un cirque.
Quand elle est sudans, c’est-à-dire que l’eau vive
s’échappe de sa base ou ruisselle sur ses flancs, la
meta désigne une fontaine. Il existait beaucoup de
ces bornes fontaines à Rome.
Sénèque cite l’une d’elles dont l’aspect devait res-
ter relativement modeste, du moins avant sa réno-
vation flavienne. A l’opposé de ces décors, il nous
montre un autre côté de la voirie : le pont Sublicius.
Dans Ep.120, 7 il parle de « l’étroit passage du
pont » et il relate un événement passé. Horatius
Coclès, qui avait entrepris de barrer à l’ennemi
étrusque, l’accès de Rome par l’unique pont sur le
Tibre de l’époque, se jeta dans ce dernier pour offrir
aux Dieux sa vie en échange du salut de Rome ; il
s’en tira cependant sain et sauf. Dans la Vie Heu-
reuse 25, 1 il demande « Transportez-moi au pont
Sublicius et jetez-moi aux indigents ». Ce plus                                             On peut situer la statue de Marsyas sur le Forum

vieux pont de Rome, était le rendez-vous des men-                                            romain, d’après P. Zanker, extrait de P. Gros,

diants. Il faut préciser que ce pont à l’origine était                                       L’Architecture Romaine, les Monuments Publics,

en bois. Il fut emporté par les eaux et rétabli en                                           Picard, Paris, 1996, Tome I, p. 214.

pierre. Ce pont débouchait immédiatement en aval
du pont Aemilius, plus tardif.
Donc Sénèque nous apporte sa vision de la voie publique. Ce qu’il retient est une nouvelle
fois passéiste. Il n’évoque en aucun cas le décor provenant des Julio-Claudiens. Or on sait que
les statues sont extrêmement nombreuses dans la Rome impériale. Il faut souligner qu’en
raison de leur surabondance même, il y a eu de temps en temps des opérations de déblayage.
Il en était de même pour les fontaines très certainement. Un témoignage de Sénèque plus
précis sur le décor de la voierie à son époque et surtout sur sa topographie nous aurait ainsi
permis de mieux nous le représenter. Il est à noter, pour conclure sur le décor de la voie


42
     « Qu’ils voient le forum noyé de sang, la fontaine de Servilius (puisque le proscripteur en a fait son charnier)
     couronnée des têtes des sénateurs … ».
                                                                                                                                               26
publique, que Sénèque ne mentionne pas les statues des empereurs. Il apparaît ainsi, au terme
de cette première approche, une importance donnée aux monuments ou lieux républicains
mais aussi au passé fondateur de l’époque archaïque de Rome. Ce constat se confirmera par la
suite. Il semble que ces références dénotent une volonté de la part de Sénèque de manifester
son désaccord avec le régime impérial et sa propagande qui se ressent dans l’urbanisme (par
exemple à travers les statues).


                     B.- L’importance des monuments et des lieux à caractère sacré


Nous avons relevé ce que retient Sénèque des places et des voies publiques ainsi que leurs
décors. Il s’agit maintenant d’élargir la vue de Rome et de s’attarder sur les monuments et
lieux sacrés. Le sacré a une place importante dans la ville, du fait de ce qu’il représente dans
l’imaginaire des Romains, et Sénèque y est très attaché.


                           1) Le respect des lieux ancestraux et de leur symbolique


          Sénèque évoque les bois sacrés (Luci) dans Ep. 41, 3 : « Si tu arrives devant une futaie
antique d’une hauteur extraordinaire, bois sacré où la multiplication et l’entrelacement des
branches dérobent la vue du ciel, la grandeur des arbres, la solitude du lieu »43. Selon P.
Grimal44 les bois sacrés étaient des parcs publics, mais pas comme nous l’entendons, telles les
grandes promenades qui furent aménagées successivement dans la ville d’après les modèles
hellénistiques. Sous l’Empire il ne reste plus beaucoup de ces enclos consacrés aux divinités
d’autrefois. La présence des arbres sacrés rappelait à chaque instant le mythe de la vieille
Rome « arcadienne ». C’est autour des bois sacrés de Rome, ou tout du moins des arbres
isolés qui en perpétraient le souvenir, que se déroulaient les rites les plus obscurs et les plus
archaïques de la religion. Sous sa forme vraiment « romaine », le bois sacré est un coin de
terre intouchable, où les herbes folles sont maîtresses. Un terrain vague qui serait tabou.
L’aspect était celui d’un fouillis inextricable. Nous savons que sous l’Empire, ces Luci
disparaissaient progressivement et c’est le Nemus qui se développe. On perçoit la nostalgie de
Sénèque car il respecte ce côté naturel du bois sacré à l’opposé du Nemus « artificiel » car
conçu par l’homme. « Le spectacle impressionnant de cette ombre si épaisse et si continue au
milieu de la libre campagne te feront croire à une divine présence » (Ep. 41, 3).




43
   « Si tibi occurrerit uetustis arboribus et solitam altitudinem egressis frequens lucus et conspectum
   caeli ramorum aliorum alios protegentium prouentu summouens, illa proceritas siluae et secretum loci ».
44
   Les Jardins Romains, Fayard, Paris, 1984, p. 167-175.
                                                                                                             27
Autre lieu à caractère sacré : la Via Sacra, mentionnée dans Apoc. 12, 1 et Cons. à
Mar. 16, 2. Le vocable de via s’appliquait essentiellement aux grandes voies du dehors des
enceintes. D’une manière générale, il n’était pas un terme de nomenclature urbaine.


On en trouve pourtant par exception dans Rome :
La Via Sacra c’est la rue la plus importante et la
plus antique du Forum, vieille artère de jonc-
tion entre les membres du Septimonium et re-
vêtue comme telle d’un caractère religieux. Le
parcours de la Via Sacra reste encore un problè-
me45. Ce parcours, au début de l’Empire selon
F. Coarelli46 (c’est-à-dire avant les bouleverse-
ments provoqués par l’incendie de Néron en 64)
nous est très précisément décrit par Varron et
par Festus. Ces deux auteurs distinguent un court
tronçon (représenté sur le plan), connu commu-
nément sous le nom de Via Sacra, et un autre
plus long qui allait de l’Arx jusqu’au Sacellum
de Strenia, sur les Carinae, zone de passage entre
la Velia et l’Esquilin. Le deuxième tronçon n’est
pas évoqué ici par Sénèque.
Dans l’Apocoloquintose, il cite le parcours triom-
phal de Claude « à l’envers », selon J. Cels Saint-
Hilaire47. Celui-ci passe par le premier tronçon de la Via Sacra, c’est-à-dire entre la Regia et
la Maison du rex sacrorum contigu à l’Atrium Vestae (entre le Forum et le début de la
montée, le clivus, en face du temple de Romulus). Une deuxième fois il évoque la Voie
Sacrée, dans Cons. à Mar. 16, 2 comme « l’un des lieux les plus fréquentés de Rome »,
lorsqu’il parle de la statue équestre de Clélie. Sénèque semble situer la statue de Clélie sur la
Via Sacra ; or si l’on observe le plan de J. P. Néraudau et L. Duret48, on remarque qu’elle est
située sur le Clivus sacer ou clivus palatinus (Equus Cloeliae) qui semble être le tronçon qui
prolongeait la Via Sacra, c’est-à-dire la montée sur le Palatin.




45
   Plan de M. J. Kardos, Lieux et lumières de Rome chez Cicéron, L’Harmattan, Paris, 1997.
46
   Guide Archéologique de Rome, Hachette, Paris, 1994, p. 62-63.
47
   Histoire d’un Saturnalicus Princeps, Dieux et dépendants dans l’Apocolocyntose du divin Claude,
   dans Religion et anthropologie de l’esclavage et des formes de dépendance, Actes du 20ème colloque
   du GIREA, Edit. Jacques Annequin et Marguerite Garrido-Hory, 1993, p. 187-191.
48
   Urbanisme et Métamorphoses de la Rome Antique, Les Belles Lettres, Paris, 1983, p. 86.
                                                                                                        28
Autre lieu sacré, sur cette dernière colline, la Casa Romuli (Cons. à Hel. 9, 3 à 5). Il
l’évoque en ces termes : « cette misérable hutte abrite-t-elle ou non des vertus ? Elle sera plus
belle que tous les temples du monde dès l’instant qu’on verra briller la justice, la
tempérance… ».
Il fait appel à la mémoire des Romains en prenant l’exemple de la « cabane de Romulus ».
Peu importe le logis, même sans l’opulence, la vertu de l’homme l’emporte. La Casa Romuli
passait pour avoir servi d’habitation à Romulus et les Romains l’entretenaient pieusement.
Nous en parlerons dans le sujet sur l’habitat en décrivant l’installation des Empereurs sur le
Palatin. Ce dernier est porteur d’une charge religieuse et imaginaire profonde. Là se situe,
selon la tradition, la fondation de la ville de Rome.
          Dernière évocation sacrée, elle aussi ancestrale, le Pomoerium. Il n’a, sous l’Empire,
plus guère de signification que religieuse et funéraire ; quelques modifications de son tracé
eurent lieu pour l’adapter à la ville. En effet, son extension coïncidait avec l’agrandissement
de l’Empire. Sénèque fait référence à l’une de ces extensions dans B.V. 13, 8 : « Montrer dans
la même matière, l’inutilité de certains travaux (…) ; que Sylla, le dernier parmi les Romains,
agrandit le pomoerium, qui, dans l’ancienne coutume, n’était agrandi qu’après des conquêtes
faites en Italie et jamais sur les provinces. Est-ce plus utile à savoir que la raison pour laquelle
l’Aventin est en dehors du pomoerium (c’est, affirmait ce docte personnage, ou parce que la
plèbe s’y était retirée, ou parce que les auspices, quand Remus les prit, n’avaient pas été
favorables) et une série de balivernes de ce genre qui sont bourrées de mensonges ou en ont
tout l’air ? ». Il fait allusion à l’agrandissement de celui-ci sous le règne de Claude, incluant
l’Aventin en 49. Nous avons daté49 cette œuvre au printemps 49, si l’on se réfère à P. Grimal
ou du moins entre 49 et 55, si l’on suit M.T. Griffin. Le témoignage de Sénèque est encore
sujet au doute. Cependant, le dédicataire de cette œuvre est Pompeius Paulinus alors préfet de
l’Annone. Or, celui-ci n’exerçait pas cette fonction en 4850 et ne l’exerçait plus en 5551. De
plus, dans la Brièveté de la Vie il narre ce qu’il a entendu d’un conférencier s’exprimant sur
l’extension du Pomoerium à l’Aventin. Sénèque n’est plus en exil à ce moment là, et donc
l’élément qu’il rapporte se rapproche bien de l’événement en question. Selon L. Homo52 à la
seule exception de l’Aventin, resté au dehors, la ligne pomériale coïncidait avec le tracé de
l’enceinte servienne53. Ainsi l’extension sous Claude a lieu à la suite de la conquête de la
Bretagne, à l’occasion de la censure de Claude.
L’Aventin, désormais inclus dans le pomoerium, tient compte de la réalité urbaine de Rome et
de son étendue. L’Empereur ainsi prend en compte les 14 régions d’Auguste hormis la rive

49
   Voir chronologies problématiques, p. 137.
50
   Tacite, Annales XI, 31.
51
   Tacite, Annales XIII, 22.
52
   Rome impériale et l’urbanisme dans l’antiquité, Albin Michel, Paris, 1971, p. 95.

                                                                                                 29
droite du Tibre, étant donné que le fleuve constitue une limite naturelle pour le pomoerium.


                              2) les temples : le respect des Dieux


             Après avoir étudié ces différents lieux ou limites sacrés particuliers du fait de leur
caractère fondateur, passons maintenant à ce que les Romains ont édifié, manifestant ainsi
leur dévotion pour les dieux : les temples.
             En premier lieu, le Temple de Bellone, que nous trouvons cité dans Clem. I, 12, 2.
Sénèque évoque un événement sanglant sous la République où Sylla du « Temple de Bellone
(écoutait) la clameur distincte de tous ces milliers de victimes » qu’il faisait massacrer. A côté
de ce temple, se trouvait un Senaculum (comme celui situé immédiatement après la Porte
Capena), pour les réunions du Sénat. Peut-être est-ce ce lieu que Sénèque cite par l’épisode de
Sylla et des sénateurs ?
             Ensuite le Temple de Castor, sur le Forum Romain, dans la Const. du S. 13, 4 : « Vais-
je m’indigner si mon salut ne m’est pas rendu par l’un de ces trafiquants du temple de Castor
qui achètent et revendent une ignoble marchandise humaine et dont les boutiques sont
bondées d’esclaves de la plus basse espèce ? ».
Ce passage nous permet de savoir de quel temple Sénèque parle : il s’agit de celui sur le
Forum et non celui du Champ de Mars. En effet, dans le temple se trouvait le siège du bureau
des poids et mesures et des comptoirs de banquiers. Il évoque ce siège en s’offusquant devant
« ces trafiquants qui achètent et revendent une ignoble marchandise humaine ». Il est
important de souligner qu’il s’agit du Temple de Castor et Pollux. Sénèque le nomme temple
de Castor comme la plupart des Romains qui privilégiaient un des deux jumeaux divins.
Ainsi, en évoquant ce temple des dieux patrons de la noblesse, les Romains le nommaient
Temple des Dioscures ou encore Temple des Castores.




Reconstitution tirée de M. Grant,
Le Forum Romain, Hachette, Paris,
1971, p. 82.




             Sénèque parle ensuite dans Ep. 90, 28 de « culte municipal ». « Voilà pour quelles
initiations elle nous ouvre non la chapelle de quelque culte municipal, mais le temple

53
     Reconstruite au IVème siècle sous Camille.
                                                                                                 30
immense de tous les dieux » c’est-à-dire le cosmos. Paul Veyne a traduit « municipale
sacrum » par culte municipal mais il paraît plus juste de parler de culte vicinal ou encore de
quartier de la ville de Rome. Une autre version54 a traduit par « culte provincial ». Ce qui
pourrait nous faire adopter la traduction de Paul Veyne, c’est la suite du paragraphe.
En effet, Sénèque parle du culte des Lares et des Génies (divinités mineures) en ces termes
« la nature entière (…) révèle ce que sont les dieux (…), ce que sont les esprits souterrains, ce
que sont les Lares et les Génies ». Elles étaient « mineures » par rapport aux grandes divinités
mais avaient une importance pour les habitants des quartiers. C’est Auguste qui rétablit le
culte des Lares des carrefours55. Le culte des Lares est contemporain de la création des 14
régions urbaines. Auguste avait associé les Lares à son propre génie afin d’assimiler le culte
du peuple au sien. Mais ici, Sénèque ne fait pas référence aux Lares et au Génius Augusti car
il emploie le pluriel : « quid lares et genii »56. Il fait donc certainement référence au culte
privé de chaque famille romaine qui avait son génie et ses Lares.
Pour toute indication, on trouve deux catégories de chapelles : celles consacrées aux Lares et
celles qui le sont aux autres divinités. Les chapelles consacrées aux Lares étaient désignées
sous le nom d’Aedes ou Aediculae Larum. Ces chapelles font partie du décor de la voie
publique. Pour comprendre l’importance et le nombre de ces chapelles ou autels, on peut se
référer au catalogue des Régionnaires du IVème siècle ap. J.-C., qui donne une répartition
suivant les régions57.


          Un autre temple ressort du corpus de
Sénèque. Celui de Magna Mater auquel il
fait allusion au temple dans Bfts. VI, 32, 3.
Nous l’avons mentionné précédemment,
parmi les « monuments reconstruits en plus
beau » par Auguste. Dans ce temple, le culte
était dédié à la déesse Grande Mère Cybèle,
détruit en 3 ap. J.-C., par un incendie et donc
reconstruit par Auguste.
                                                                           Ci-dessus, le relief d’un autel julio-claudien décrivant un
                                                                           sacrifice devant la façade du Temple de Magna Mater).
                                                                           Extrait de The Urban Image of Augustan Rome, p. 188.




54
   Lettres à Lucilius, Tome IV, Les Belles Lettres, Paris, 1971.
55
   Voir A. Fraschetti, Rome et le Prince, Belin, trad. Fr., Paris, 1994 (1ère éd. 1990).
56
   Les deux versions traduisent par « les Lares et les Génies ».
57
   Léon Homo, Rome impériale et l’urbanisme dans l’Antiquité,Albin Michel, Paris, 1971, p. 459-462.
                                                                                                                                         31
3) Le Capitole et ses temples : un lieu emblématique


          Enfin, il cite le lieu sacré par excellence : le Capitole (Capitolinus) qui est la plus
petite des collines de Rome, orienté dans le sens nord-est / sud-ouest, formé de deux sommets,
le Capitole (Capitolium) et l’Arx, séparés par une dépression, l’Asylum58.
          Sénèque évoque d’abord la roche tarpéienne. Le Mont Tarpeius est probablement le
nom le plus ancien du Capitole et a toujours été attribué à un versant abrupt de la colline
d’après F. Coarelli59. On situait généralement la roche tarpéienne vers le sud, à la hauteur du
théâtre de Marcellus. Toutefois, les dernières recherches tendent à la situer sur l’Arx, sachant
qu’elle était visible du Forum, donc il se peut qu’elle se soit trouvée près du Carcer et des
Scalae Gemoniae60. Sénèque semble donner raison à cette deuxième théorie évoquant cette
roche à plusieurs reprises. Dans les Bfts VII, 7, 1 il relate un fait passé, parlant de Bion, le
philosophe grec cynique : « Lorsqu’il veut précipiter le monde du haut de la Roche ». Dans
Ep. 14, 5 lorsqu’il écrit : « Représente-toi (…) le croc des gémonies », Sénèque évoque ainsi
les escaliers (scalae Gemoniae) qui montaient à l’Arx. Ils correspondent probablement à
l’actuel escalier entre le Carcer (prison) et le temple de la Concorde. Ils menaient à la Roche
Tarpéienne du haut de laquelle on jetait les corps de certains suppliciés particulièrement haïs,
pour les abandonner à la foule qui insultait et déchirait leurs restes. Sénèque établit une liste
des différents supplices (dont la tunique inflammable qu’on revêtait au corps des condamnés
au feu), qu’il condamne comme des inventions de la férocité. Nous le verrons, Sénèque est
contre la mise à mort des suppliciés, notamment lors des spectacles.




                          Plan tiré de Lieux et lumières chez Cicéron, L’Harmattan, Paris, 1997, de M. J. Kardos.




58
   Selon F. Coarelli, Guide archéologique de Rome, Hachette, Paris, 1994, p. 30.
59
   Op. Cit., p. 29.
60
   Op. Cit., p. 30.
                                                                                                                    32
Sénèque mentionne aussi le temple de Jupiter, qui dominait la ville où la colline du
Capitole était son piédestal.
Le Capitole est mentionné dans la Constance du Sage et la Consolation à Marcia. Const. du
S. 6, 8 : « Sois-en donc convaincu, Serenus, l’homme parfait (…) ne perd rien. Ses trésors
sont préservés par une ceinture de remparts robustes et insurmontables. N’y compare pas les
murs de Babylone (…) ; ni le Capitole et sa citadelle, ils portent les traces de l’ennemi. Les
murailles qui protègent le sage sont à l’épreuve du feu et des assauts, elles n’ont point de
brèches, elles sont immenses, inexpugnables, aussi hautes que les dieux ».
       Dans Cons. à Mar 13, 1 évoquant l’acte courageux du Pontife Pulvillus : « qui
procédait, la main sur le montant de la porte, à la dédicace du Capitole, quand on lui annonça
que son fils n’était plus ». Décrivant le courage du Pontife qui continue le rôle dû à sa charge,
« il récita les formules du rituel », n’interrompit pas ses prières et « continua à invoquer la
protection de Jupiter ». Les Pontifes sont les gardiens de la morale divine et humaine. Ils
veillent sur la pureté de la ville et ont mission de veiller sur l’accomplissement des promesses
individuelles qui ont établi Rome en posture de débitrice envers les puissances divines dont
elle a reçu l’assistance : vœux prononcés par des généraux en difficulté, entraînant la
construction de temples ou l’organisation de jeux. Ainsi ils s’attachent à la rédaction exacte
du contrat passé avec le divin et qu’il faut bien légaliser. Ensuite ils veillent à l’exécution.
Dans le cas d’un temple, sa consécration réclame des précautions et un cérémonial minutieux.
Il procède à la dédicace. Devant tout le collège rassemblé, le Pontife se voile la tête et doit
réciter d’un seul trait sans erreur le texte (solemnia uerba) de la dédicace tout en saisissant de
la main (manus) le montant de la porte du temple, geste qui symbolise l’entrée en propriété du
Dieu concerné. Sénèque nous rapporte ici un événement important de Rome. En effet, le
temple de Jupiter fut solennellement consacré en 509 av. J.-C. par le consul M. Horatius
Pulvillus. L’Etat patricien qui, à cette période, avait remplacé la Royauté, poursuivit l’œuvre
de transformation entreprise par les Tarquins au Capitole. A partir de cette dédicace, la vie
politique et religieuse du Capitole prit un nouvel essor.
Sur le Capitole se déroulaient certaines manifestations et cérémonies les plus importantes de
l’Etat romain : sur l’esplanade capitoline, aboutissaient les cortèges triomphaux, se faisaient
les cérémonies d’investiture des consuls le 1er janvier et se trouvait l’Aerarium militaire
(trésor à partir d’Auguste) à côté du temple d’Ops Opifera. L’Aerarium civil se trouvait dans
le temple de Saturne. Le Capitole est un site hautement symbolique et sacré. Cependant, ce
qui symbolisait le plus le Capitole, était surtout le temple de Jupiter au milieu des autres
temples qui l’environnaient. Dans Ep. 21, 5 Sénèque écrit, à travers une citation de Virgile,
« l’inébranlable rocher du Capitole ».


                                                                                                33
C’est le temple de Jupiter qui ressort des œuvres de Sénèque61: « le Jupiter adoré par
nous au Capitole » (Q.N. II, 65, 1) ; « le monde entier est le temple des dieux immortels la
seule vérité qui convienne à leur grandeur et à leur magnificence ». Cependant le « profane »
se distingue du « sacré » : « sur un bout de terrain qui a reçu le titre de sanctuaire, où toute
action n’est pas permise » (Bfts VII, 7, 3). Dans Clem. 19, 9 Sénèque cite les épiclèses du dieu
de l’Etat romain, le Jupiter du Capitole, « le plus grand », « le meilleur ». Dans Ep. 95, 47
Sénèque évoque une pratique superstitieuse. Un fragment d’un traité de Sénèque contre la
superstition nous apprend que certains dévots exagérés, pour manifester envers les divinités
une soumission d’esclaves, venaient faire devant le temple les gestes d’un esclave, valet de
chambre, ou d’une esclave coiffeuse : « défendons de porter les linges et les strigiles à Jupiter,
de présenter le miroir à Junon ». Les strigiles sont des racloirs qui permettent de se
débarrasser de l’huile parfumée dont on s’enduisait en guise de savon.
Lorsqu’il parle des dévotions envers Jupiter et Junon, il s’agit certainement du même temple :
Jupiter, Junon, Minerve, inauguré en 509 av. J.-C., détruit en 83 av. J.-C. par l’incendie et
reconstruit en 69 av. J.-C.
Dans Ep. 95, 72 et 73 Sénèque fait référence à Tubéron62 qui fit banqueter devant le Capitole
(sous la République), selon la coutume, ses collègues sénateurs lors de son festin d’entrée en
charge : c’est le repas d’investiture du 1er janvier que nous avons évoqué précédemment (Ep.
95, 41).
Dans Ep. 110, 14 il dit : « mais un jour de cérémonie, je vis tous les trésors de Rome »
décrivant tout ce qu’il a vu finissant par « et tout ce qu’étalait dans une revue générale de ses
richesses, la fortune du peuple-roi ». Or, les biens que la piété des fidèles ou de la cité
consacrent à un dieu dans un sanctuaire public, appartiennent à la cité elle-même. « Les
trésors de Rome » sont ceux qui étaient entassés dans les caves du temple de Jupiter, Junon,
Minerve sur le Capitole. Sénèque dit « trésors » de Rome, en ce sens qu’ils sont ce qu’il y a
de plus sacré : le trésor de ses dieux. Le temple de Jupiter sur le Capitole était le sanctuaire
« national » de la cité-empire qu’était Rome. Ces trésors sont exhibés dans une procession
d’actions de grâces (supplications) pour quelques victoires militaires ou pour une naissance
dans la famille impériale.
Dans Q. N. II, 65, 1 on peut lire « temple de Jupiter adoré par nous sur le Capitole et dans les
autres temples ». Ces autres temples à Rome sont ceux dédiés à Jupiter Liber, Jupiter Stator,
Jupiter Victor à l’époque de Sénèque.




61
     Mentions sur Jupiter dans les dialogues : Bfts VII, 7, 23 / Ep. 110, 14 / Ep. 95, 47 / Ep. 95, 72 et 73 / Q.N. II, 65, 1 / Clem. 19, 9.
62
     Aelius Quintus Tubero, jurisconsulte romain au Ier siècle av. J.-C. Accusateur de Ligarius, il fur battu par Cicéron (pro Ligario).
                                                                                                                                               34
Un dernier temple, sur l’Arx cette fois-ci, est mentionné dans Q. N. I, préface 7 : c’est
le temple de Junon Moneta « livré à la monnaie pour être frappé ». La frappe de la monnaie se
faisait dans un local dépendant de ce temple.
Le temple de Junon Moneta (c’est-à-dire « celle qui avertit ») est, selon F. Coarelli63, le plus
important de ceux qui s’élevaient sur l’Arx, il semble avoir été fondé en 343 av. J.-C. Il est
attribué par la tradition à Camille qui l’aurait construit après une victoire sur les Aurunques. A
côté se trouvait l’atelier monétaire d’où le nom de Moneta (monnaie) que nous donnons
aujourd’hui à l’argent. Nous n’en savons pas beaucoup plus car cet atelier fut transféré dans la
vallée du Colisée sous Domitien.




Ces maquettes, extraites du site www.unicaen.fr, nous permettent
de mieux nous représenter le temple de Jupiter dominant le Capitole
(ci-dessus à gauche) et le temple de Junon Moneta (à droite).




Sénèque nous apparaît une nouvelle fois passéiste, lorsque nous analysons ce qui ressort de
ses œuvres. Le philosophe masque un aspect de son époque. En effet, bien que les empereurs
Claude, Caligula et Néron aient pratiqué le culte traditionnel, ils ont utilisé le culte de la
personnalité, ce qui s’était déjà entrevu avec Auguste. Avec l’Empire, l’image de l’Empereur
est accompagnée de celle du divin. Ainsi, chaque empereur a voulu imprégner Rome de ce
nouveau « culte ». Par exemple, Sénèque ne fait aucune allusion au temple du divin Claude.
Ce temple, commencé par son épouse, Agrippine, tout de suite après la mort de l’empereur en
54, fut partiellement démoli par Néron lors de la construction de la Domus Aurea. Selon F.
Coarelli64, la démolition se limita au temple même, tandis qu’au soubassement fut adossé, sur
le côté est, un grand nymphée, qui servit de décor de fond monumental à la domus.
En conclusion de cette partie, on remarque une nouvelle fois que les divers monuments ou
lieux cités sont archaïques ou républicains. Sénèque se révèle conservateur dans ses écrits par
l’inportance qu’il porte au passé fondateur de la ville de Rome et les références républicaines
qui ressortent. Son silence sur son époque pourrait dénoter une désapprobation du pouvoir
impérial et de sa propagande, manifeste à travers le temple du divin Claude.



63
     Guide archéologique de Rome, Hachette, Paris, 1994, p. 35.
64
     Op. Cit., p. 118.
                                                                                                    35
Le plan suivant65, nous permettra de mieux percevoir l’importance numérique des
temples à Rome : En 1, on peut voir la basilique souterraine de la Porta Maggiore ; en 2, le

temple de Mars Ultor ; en 3, L’Ara pacis Augustae ; en 4, le temple de Castor et Pollux ; en

5, le temple de Cybèle et en 6, peut-être le temple de l’espérance.




65
     Issu de S. Pressouyre, Rome, Au Fil du Temps, Joel Cuénot, Boulogne 92, 1973, Chapitre VI.

                                                                                                  36
C.- Les monuments et lieux de détente


           Nous consacrerons désormais notre étude aux monuments et lieux pour les spectacles et
les loisirs qui, pour la plupart, se situent au Champ de Mars où une importante phase de
construction a été commencée sous Auguste au centre de la plaine. Nous remarquerons que
cet endroit est un lieu où se trouvent une majorité de monuments pour la détente et le
divertissement.


                              1) Les trois théâtres du Champ de Mars


             En premier lieu, Sénèque dans V.H. 28, à travers « théâtre et cirque » évoque le plus
important des divertissements des Romains : les spectacles. Ceux-ci sont variés et sont
diffusés dans divers lieux suivant la forme qu’ils revêtent : cirques, théâtres, amphithéâtres ou
encore naumachies. Sous l’Empire, une politique des spectacles s’affirme et se poursuit cons-
ciemment. Les spectacles occupent le peuple, ils canalisent les passions des Romains66,
dépouillés de leur ancien pouvoir de distribuer « l’imperium, les faisceaux, les légions tout
enfin »67. L’Empereur, par là, renforce la fidélité des masses populaires, lors des jeux qu’il
préside, il communie ainsi avec le public dans les émotions nées du spectacle.
             Sénèque parle tout d’abord des théâtres : il s’étonne que « dans trois théâtres simul-
tanément trois publics attendent » dans Clém. I, 6, 1 (« inqua tribus eodem tempore Theatris
tres cauiae praestolantur »). Il fait allusion aux théâtres de Pompée, de Balbus et de
Marcellus sur le Champ de Mars. Nous remarquerons que le philosophe cite ces monuments,
ainsi que les suivants, sans toujours préciser leur nom car les lecteurs de l’époque
comprenaient parfaitement ce à quoi il faisait référence. Sénèque présente comme un signe de
l’immensité de la ville, l’existence de ces trois théâtres. En indiquant que « dans les trois
théâtres à la fois attendent trois publics au complet », il nous montre l’importance de la place
donnée au divertissement à Rome mais ses propos semblent toutefois exagérés. En effet, le
théatre de Pompée pouvait contenir environ 17.580 places, celui de Balbus, 11.150
spectateurs et celui de Marcellus, 20.500 personnes selon le Catalogue des Régionnaires. Ce
qui fait 49230 spectateurs potentiellement au même moment.
             Commençons par le plus ancien, Le Theatrum Pompei. Il avait un diamètre de 150 m.
Derrière la scène se trouvait un portique de dimensions énormes, environ 180 m sur 135 m :
c’était un quadriportique. La surface de la Porticus Pompeiana, occupée par des jardins, des



66
     J. P. Neraudau et L. Duret, Urbanisme et métamorphoses de la Rome Antique, Les Belles Lettres, Paris, 1983, p. 187.
67
     Juvénal, Satires X, 9.
                                                                                                                           37
promenades (ambulatoires) et des bassins, était à elle seule plus de trois fois supérieure à
l’aire libre de l’ancien Forum républicain.




                               Maquette de Paul Bigot du Théâtre de Pompée, extraite du site www.unicaen.fr.



             Le Theatrum Balbi, ensuite, le plus petit des trois théâtres. Le diamètre de l’édifice
était d’environ 90 m. Derrière la scène du théâtre se trouvait un grand portique qui est
mentionné seulement dans le catalogue des Régionnaires sous le nom de Crypta Balbi, c’est-
à-dire un quadriportique peut être placé sous un portique d’après F. Coarelli68 qui est
représenté dans les fragments du plan de marbre sévérien comme un espace
approximativement carré entouré d’un portique.




68
     Guide Archéologique de Rome, Hachette, Paris, 1994, p. 200.

                                                                                                               38
Le Theatrum Marcelli, enfin. La maquette, ci-dessous, le représente. Il faisait 130 m
de diamètre et 32,60 m de haut environ.




                                  Maquette de Paul Bigot du Théâtre Marcellus, extraite du site www.unicaen.fr.



             Durant l’Empire, plus de la moitié des jours de jeux sont dédiés à des jeux scéniques :
le mime et la pantomime. Sénèque fait référence à ces représentations dans Ep. 80, 7 « Ce
personnage qui promène sa carrure sur le théâtre ». Un personnage qui cite des vers de
Virgile. Le mime69 remplace et absorbe la comédie et les farces qui étaient récitées après les
tragédies pour ramener le rire parmi les spectateurs, sous la République.
Récitant sans masque, ni costume particulier, le mime fait la caricature des gestes et des
paroles de la vie quotidienne. La pantomime70, issue de la tragédie, est une sorte de ballet
tragique récité avec masques et costumes et se présente comme une suite de tableaux à un
personnage qui danse avec passion, accompagné de l’orchestre (cavea : évoquée par Sénèque
dans Ep. 84, 10) et du chœur. Nous savons que Néron avait une passion pour le théâtre. Son
admiration pour les histrions et les comédiens est avérée et lui-même nourrissait un goût
certain pour les
grands rôles du répertoire : Œdipe, Thyeste, Hercule, Alcméon ou encore Oreste.


                                2) Le bruit du Grand Cirque


             Dans Col II, 8, 1, Sénèque évoque les cirques. Ce dernier monument est souvent
considéré comme la version romaine de l’hippodrome. C’est vrai dans la mesure où l’on s’en
tient à une approche des formes et de ses fonctions. L’un et l’autre s’ordonnent autour d’une
longue piste où sont présentées essentiellement des courses hippiques. Mais là s’arrêtent les
similitudes. Le cirque romain est un monument au sens propre du terme. Dans le cas d’un
hippodrome, ce qui compte, c’est la piste. A Rome, les installations essentielles ont été très tôt


69
     B. V. XII, 8 / T. A. XI, 8.
70
     Ep. 121, 6 / Q. N. VII, 32, 3.
                                                                                                                  39
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  • 1. La ville de Rome à l’époque des Julio-Claudiens : Caligula, Claude et Néron, d’après les Œuvres de Sénèque Maîtrise d’Histoire ancienne à l’Université des Lettres, Langues et Sciences Humaines d’ORLEANS-LA-SOURCE Stéphane GIVKOVIC – Juin 2001 1
  • 2. Université des Lettres, Langues et Sciences Humaines d’ORLEANS-LA-SOURCE Maîtrise d’Histoire ancienne Directeur de maîtrise : Jean-Pierre Guilhembet La ville de Rome à l’époque des Julio-Claudiens : Caligula, Claude et Néron, d’après les Œuvres de Sénèque Stéphane GIVKOVIC – Juin 2001 Illustration de la couverture, la tête pathétique dite « tête de Sénèque », Histoire de l’Art, La grande aventure des trésors du monde, volume 2, n°25, 1977. (Musée national, Naples ; cl. Pucciarelli). 2
  • 3. Au terme de ce travail, je tiens à remercier Madame Cels Saint-Hilaire, professeur émérite d’Histoire ancienne à la faculté de Lettres, Langues et Sciences Humaines d’ORLEANS-LA-SOURCE, pour le soutien efficace dont elle m’a fait bénéficier pour la rédaction de mon mémoire. Je tiens à remercier plus particulièrement mon directeur de recherche, Monsieur Jean-Pierre Guilhembet, maître de conférence d’Histoire ancienne à la faculté de Lettres, Langues et Sciences Humaines d’ORLEANS-LA-SOURCE, qui m’a consacré une partie de son temps, me permettant d’accéder à toutes les informations nécessaires au bon déroulement de ma maîtrise. Enfin, je remercie mes parents ainsi que Jean-Yves Chatel pour leur patience et leurs précieux conseils. 3
  • 4. ABREVIATIONS DES REFERENCES Cons. à Mar. AD MARCIAM CONSOLATIONES Consolation à Marcia Col. DE IRA La Colère Cons. à Hel. AD HELVIAM CONSOLATIONES Consolation à Helvia Cons. à Pol. AD POLYBIUM CONSOLATIONES Consolation à Polybe B.V. DE BREVITATE VITAE La Brièveté de la Vie T.An. DE TRANQUILLITATE ANIMI La Tranquillité de l’Ame Apoc. APOCOLOCYNTHOSIS L’Apocoloquintose Const. du S. DE CONSTANTIA SAPIENTIS La Constance du Sage Clem. DE CLEMENTIA La Clémence V.B. ou V.H. DE VITA BEATA La Vie Heureuse Bfts DE BENEFICIIS Les Bienfaits De Otio DE OTIO L’Oisiveté Prov. DE PROVIDENTIA La Providence Q.N. QUAESTIONES NATURALES Les Questions Naturelles Ep. AD LUCILIUM EPISTOLA MORALES Les Lettres à Lucilius 4
  • 5. SOMMAIRE Pages : Introduction 1 à 9 I.- La perception personnelle de la ville de Rome 10 A.- Les lieux de contact et d’échange 11 à 21 1) Les places publiques et leurs édifices : lieux d’activité 11 2) La voirie et les décors 17 B.- L’importance des monuments et lieux à caractère sacré 21 à 30 1) Le respect de lieux ancestraux et de leur symbolique 21 2) Les temples : le respect des Dieux 24 3) Le Capitole et ses temples : un lieu emblématique 26 C.- Les monuments et lieux de détente 31 à 41 1) Les trois théâtres du Champ de Mars 31 2) Le bruit du Grand Cirque 33 3) Venatio dans l’Amphithéâtre et Naumachia de Néron 36 4) Les Thermes et les promenades sur le Champ de Mars 38 D.- Le logement : le paradoxe de Rome 41 à 58 1) Les périls des insulae 42 2) La Domus imposante 45 3) Les Horti ou la « ceinture verte » de Rome 48 4) Les Palais impériaux et le Grand Incendie de 64 ap. J.-C. 50 II.- La sociologie urbaine de Rome chez Sénèque 58 A.- Les couches populaires de la société romaine 60 à 83 1) La plebs urbana : sordida ou travailleuse ? 60 2) Les servi : une nouvelle perception de cette catégorie 66 3) Les gladiateurs : un modèle de courage 73 4) Les nouveaux citoyens : une catégorie détestée 79 B.- Les couches supérieures : les deux ordres 83 à 95 1) L’Ordo Equester : des négociants 84 2) L’Ordo Senatorius : l’ordre de Sénèque 87 3) La toute puissance du Princeps 91 III.- Les comportements, les mœurs des Romains 95 A.- Les nouveaux comportements dans les lieux publics 96 à 112 1) Les loisirs : les lieux pour voir ou être vu 96 a) Les bains publics 96 b) L’évergétisme lors des spectacles : un leurre Les spectacles de suppliciés : une cruauté inhumaine 99 2) L’apparence : luxe et raffinements 104 3) La religion : dévotion ou superstition ? 108 5
  • 6. B.- Les lieux privés ou le spectacle des vices 112 à 130 1) La chasse aux testaments 113 2) Le luxe ostentatoire à l’intérieur de la domus 114 3) Les bibliothèques personnelles ou la pseudo-culture 118 4) Les repas orgiaques 119 5) L’alimentation : les abus 123 6) La sexualité : dépravation ou modernité ? 128 C.- Le choix de la vie contemplative 130 à 133 Conclusion 134 à 136 Chronologies problématiques 137 Annexe I - 1. Croissance urbaine et espaces verts 138 à 139 - 2. Demeures et jardins 140 - 3. Domus Aurea et son parc 141 Annexe II - La Domus Transitoria 142 à 144 Annexe III - La Domus Aurea 145 à 150 Annexe IV - 1. Programmes publics 151 - 2. Travaux publics sous les Julio-Claudiens 152 à 153 Annexe V - 1. Centre monumental de Rome à l’époque augustéenne 154 - 2. La maison d’Auguste au Palatin 154 à 155 Annexe VI - Image de la Rome de Sénèque dans l’Apocoloquintose du divin Claude 156 Annexe VII - Plan de la Rome de Sénèque 157 Annexe VIII - Architecture et innovations 158 à 162 Annexe IX - Monuments et lieux de Rome 163 à 172 Annexe X - Tableau des références : Partie I 173 à 175 Partie II 175 à 177 Partie III 177 à 180 Bibliographie 181 à 188 6
  • 7. - Introduction - La ville de Rome, à l’époque des empereurs Julio-Claudiens, Caligula, Claude et Néron est celle de tous les superlatifs. Rome est la capitale d’un Empire gigantesque qui correspond au plus haut niveau d’expansion et de développement atteint par la civilisation romaine. C’est également une époque transitoire. En effet, l’Empire pose des problèmes que les Romains se trouvent dans l’impossibilité de résoudre sur la seule base de leurs valeurs traditionnelles. Les immenses richesses qui affluent dans la ville modifient radicalement la morale et les coutumes des Romains, bien décidés à vivre pleinement leur nouvelle condition de peuple-roi dans un monde qui semble désormais pacifié pour toujours. Valeurs traditionnelles et nouvelles valeurs cohabitent ainsi en un équilibre de plus en plus précaire et contradictoire. Le Haut-Empire (27 av. J.-C. / 192 ap. J.-C.) débute avec la prise du pouvoir par Auguste (Caius Julius Caesar Octavianus Augustus : 27 av. J.-C. / 14 ap. J.-C.) qui instaure désormais un nouveau régime, le Principat, et met fin définitivement à la République. L’Empire résulte de la concentration entre les mains d’Auguste de l’essentiel des pouvoirs républicains. La date de naissance de l’Empire, assez controversée, se situerait entre la victoire décisive d’Octave (fils adoptif de Jules César) sur Marc Antoine à la bataille d’Actium (en septembre 31 av. J.-C.) et l’obtention de la puissance tribunitienne et de l’Imperium Majus que le Sénat lui accorda en 23 av. J.-C. Le mérite de l’Empereur est d’avoir su imposer cette concentration des pouvoirs qui n’annihilait pas la tradition républicaine, mais lui permit d’assurer le retour à l’ordre après un demi-siècle de guerres civiles quasi ininterrompues entre les Imperatores. L’Empire succéda donc à la République et Octave, devenu Auguste, détenant le titre de Princeps, met en œuvre de nombreuses réformes sociales pour restaurer les traditions morales et l’intégrité du peuple romain, s’efforce de combattre la licence des mœurs et cherche à rétablir les cultes anciens ; il adapte ainsi Rome à sa nouvelle croissance, encadrant mieux la population urbaine, en instaurant les 14 Régions et en préconisant une politique urbaine considérable1. Avec la mise en place du gouvernement impérial, l’histoire de Rome s’identifie largement avec le règne personnel des empereurs. Par lui s’installe la dynastie des Julio-Claudiens qui n’est pas une dynastie de père en fils2. La question successorale fut l’un des points noirs du long règne d’Auguste (ainsi que les règnes suivants), qui perdit successivement tous les prétendants putatifs. La pratique de l’adoption systématique de ses dauphins permit cependant de trouver en la personne de Tiberius Julius 1 Pour se donner une idée des principales réalisations urbanistiques et architecturales augustéennes, voir L. Richardson Jr., A new topographical dictionary of ancient Rome, John Hopkins University Press, Baltimore Londres, 1992, I-III. 2 Comme on peut le voir sur l’arbre généalogique à la fin de l’introduction. 7
  • 8. Caesar, un successeur déjà expérimenté. Tibère (14-37 ap. J.-C.) transforme la magistrature de son beau-père en institution permanente. Les historiens anciens, interprètes de la haine des sénateurs, l’ont dépeint comme un monstre de débauche et de cruauté mais il semble qu’il ait continué à gouverner l’Empire avec fermeté. Suivent les règnes de Caligula (37-41 ap. J.-C.), Claude (41-54 ap. J.-C.) et Néron, le dernier Julio-Claudien (54-68 ap. J.-C.) ; trois empereurs marquant Rome par leurs personnalités instables. Le troisième empereur romain3, Caius César Germanicus Caligula (12-41 ap. J.-C.), est le plus jeune fils du général romain Germanicus et le petit-neveu de l’empereur romain Tibère. Il est né à Antium et est élevé parmi les soldats, dans un camp de Germanie et doit son surnom aux petites chaussures militaires qu’il portait, les « caligae » (petites bottines). Il succède à Tibère en 37 à l’âge de 25 ans. Clément durant les six premiers mois de son règne, il devient un tyran brutal (changement attribué à la maladie). Il dilapide sa fortune en finançant de coûteux divertissements et des projets de construction audacieux. Il se livre en outre à toutes sortes d’excès et exactions. Il veut être adoré comme une divinité, entretenant comme certains dieux des relations incestueuses avec ses sœurs. Il fait tuer de riches citoyens pour confisquer leur fortune et assassine la plupart de ses parents4. En 41, les soldats de la garde prétorienne complotent contre lui et l’assassinent. Sous son règne, peu de travaux sont entrepris. La résidence impériale du Palatin (Domus Augusta) est agrandie, de nombreuses maisons sont construites sur les domaines impériaux, récemment annexés. Tibérius Claudius César Augustus Germanicus (10 av. J.-C. / 54 ap. J.-C.) est né à Lugdunum. Son père est le frère cadet de Tibère. Claude5 n’occupe aucune charge publique majeure jusqu’à 47 ans, âge auquel il devient consul pendant le règne de son neveu, Caligula. Après l’assassinat de ce dernier, Claude est proclamé Empereur par la garde prétorienne qui l’impose au Sénat à l’âge de 51 ans. Son règne est marqué par une centralisation accrue du pouvoir. Il affranchit l’administration, renforçant par là son pouvoir au détriment des magistrats républicains. Il facilite l’accès au Sénat et accorde plus largement le droit de cité aux élites locales. Il renforce les frontières de l’Empire par la conquête des provinces de Judée et de Thrace, puis de la Bretagne. Toutefois, il se laisse gouverner par sa femme Messaline (Valeria Messalina) et ses affranchis Pallas et Narcisse. En 48, il ordonne l’exécution de Messaline qui l’avait bafoué. Il encourt ensuite la désapprobation publique en épousant en 49, sa nièce, Agrippine la jeune. Celle-ci use de son influence pour l’obliger à déshériter Tiberius Claudius Britannicus, né de son union avec Messaline, afin qu’il adoptât l’enfant qu’elle 3 A. Ferril, Caligula, emperor of Rome, Thames and Hudson, London, 1991. 4 Cette perception de Caligula est accentuée par le discours sénatorial et les écrits qui nous sont parvenus. Lire R. F. Martin, Les Douze Césars, du mythe à la réalité, Les Belles Lettres, Paris, 1991. 5 R. F. Martin, Les paradoxes de l’Empereur Claude, REL, 67, 1989, p.149-162. 8
  • 9. aurait eu d’un premier mariage : Néron. Claude est par la suite empoisonné, probablement victime des intrigues d’Agrippine la jeune et de son amant Pallas. Les historiens de l’Antiquité le décrivent comme un être négligé et épileptique, ridicule avant même d’accéder au pouvoir, mais oblitèrent volontairement son côté lettré et cultivé. Il a régné plus longtemps que Caligula et, de ce fait, plus de constructions ont été réalisées. L’aménagement des greniers et du port d’Ostie, la consécration de l’Ara Pietatis Augustae (en 43), l’Arc, le long de la via Flaminia (en 51), l’Aqua Claudia (achevée en 52). Lucius Domitius Claudius Nero (37-68 ap. J.-C.) est né à Antium. Néron6 est le fils de Domitius Ahenobarbus, aristocrate, et d’Agrippine la jeune. Cette dernière réussit à faire monter Néron sur le trône, à l’âge de 17 ans ; aidé de Sextus Afranius Burrus, Préfet de Prétoire, il est acclamé par la garde prétorienne puis par le Sénat et devient le dernier Empereur Julio-Claudien. Sous l'égide de Burrus et de Sénèque le philosophe, son tuteur, deux personnalités de premier plan qui l’aident à gouverner, les cinq premières années du règne de Néron sont marquées par la modération et la clémence7. Il signe pourtant le début de son règne d’un premier crime, l’assassinat en 55 de Britannicus, qui peut se révéler un dangereux rival. Son programme permet tous les espoirs. Il veut rompre avec la politique centralisatrice de ses prédécesseurs et collaborer avec le Sénat. Il veut mettre fin au régime des femmes et des affranchis. Mais pour réaliser ce programme, il lui faut vaincre deux obstacles de taille : sa mère qui entend gouverner sous son nom et sa propre personnalité si trouble. Il réussit à écarter le premier de ces obstacles, en 59, en l’assassinant (trop envahissante), mais succombe devant le second lorsqu’en 62, il renvoie Sénèque (qui manifestait le désir de s’écarter de la vie de cour et de lui), et que Burrus meurt d’un cancer à la gorge. Désormais seul aux commandes, il laisse libre champ à ses envies. Longtemps pourtant, il reste populaire car ses crimes ne frappent qu’un cercle restreint et, dans l’ensemble, l’Empire ne souffre guère de la démence croissante de son Empereur. Cependant il va rencontrer progressivement des oppositions. La nature profondément pathologique du comportement de Néron ne fait aucun doute : débauches variées, sadisme, folie meurtrière (par peur maladive que lui inspirent sa famille, son entourage ou ses opposants). Néron abandonne peu à peu le système du principat pour imposer un despotisme de type oriental, ce qui lui vaut l’opposition de plus en plus marquée du Sénat. De plus, ayant besoin d’argent pour financer, outre les besoins habituels pour diriger l’Empire, ses jeux, ses constructions, ses libéralités, il propose une réforme fiscale et rencontre une opposition du Sénat et des citoyens d’Italie. Enfin, l'Empire entre dans la tourmente. La prodigalité néronienne a abouti à la rupture de la Pax Romana. Néron fait de l'Arménie un État tampon contre les Parthes, mais 6 P. Grimal, Le procès de Néron, De Fallois, Paris, 1995. 7 G. Achard, Néron, Que sais-je ?, PUF, Paris, 1995. 9
  • 10. au prix d'une guerre coûteuse et sans succès. Des révoltes éclatent en Bretagne (60-61) et en Judée (66-70). En 65, il réussit à déjouer une conjuration fomentée par Caius Calpurnius Pison (parmi les victimes : Sénèque et son neveu, l’écrivain Lucain). Le règne tourne alors à la délation et la terreur dans les hautes sphères de Rome sous la férule de l’affranchi Tigellin. En 68, les légions de Gaule et d'Espagne, avec l'appui de la garde prétorienne, se rebellent contre Néron ; Vindex, Rufus, puis Galba prétendent au trône. Le Sénat retrouve alors le courage nécessaire pour déclarer Néron ennemi public, décréter sa mise à mort et reconnaître Galba, Empereur. Tigellin fini par quitter Néron, ainsi que ses gardes prétoriens qui passent dans le camp de Galba. Néron, sur le point d’être pris, se donne la mort le 11 juin 68, dans sa maison de campagne8. Son règne marque profondément Rome, nous le verrons d’un point de vue urbanistique. Voici ses principales réalisations : le Macellum Magnum sur la colline du Caelius (en 59), l’Arc de Néron sur le Capitole dédicacé en 62, la Domus Transitoria (60-64), les Bains et Gymnasium de Néron (62-64), et enfin la Domus Aurea (64-68), dont Sénèque ne vit que le début puisqu’il meurt en 65. Les trois derniers règnes de cette dynastie s’étendent sur trois décennies. Les mentalités et les mœurs évoluent donc durant cette période mais la ville également. En effet, Rome a connu sous Auguste de nombreux bouleversements. Son règne est donc marqué par une politique urbaine et des travaux considérables. Il a donné en héritage à ses successeurs des bases solides : un monopole impérial, sur le triomphe et l’évergétisme, et un encadrement par une administration nouvelle de la ville et des habitants notamment. Les Julio-Claudiens ont hérité de la cura urbis (charge de la ville). On aperçoit ainsi des signes de continuité de l’œuvre d’Auguste mais également de nouveaux projets urbanistiques qui s’en détachent. C’est donc cette ville sous ces trois règnes que nous étudierons à travers un regard : celui de Sénèque (le corpus qui nous est parvenu s’étendant sur ces trois règnes). Lucius Annaeus Seneca (4 av. J.-C. / 65 ap. J.-C.) est né à Corduba, en Espagne, aux environs de l’ère chrétienne, fils d’Annaeus Seneca, dit Sénèque le père, écrivain latin (Cordoue 55 av. J.-C. / 39 ap. J.-C.). Sénèque9 vient de bonne heure à Rome et il est d’abord destiné aux études de rhétorique par son père qui veut le pousser vers une carrière publique. Mais le jeune homme est vite attiré par la philosophie et cela de façon passionnée. La philosophie, en effet, était sortie des groupuscules de quelques adeptes et avait envahi les écoles de rhétorique. Elle s’était transformée en prédication morale adressée à un grand nombre d’auditeurs. Sénèque écoute donc les leçons du pythagoricien Sotion, du stoïcien Attale ou du cynique Demetrius. Il mène une vie ascétique mais il tombe malade (il souffre de 8 E. Cizek, Néron, Arthème, Fayard, Paris, 1982. 9 P. Grimal, Sénèque ou la conscience de l’Empire, Fayard, Paris, 1991. 10
  • 11. crises de catarrhes opiniâtres, accompagnées de fièvres et d’amaigrissements) et doit bientôt abandonner ce genre de vie. Pour se soigner, il part en Egypte, à Alexandrie, centre d’une vie intellectuelle et religieuse intense. Revenu à Rome en 31 pour y suivre le cursus honorum, sans laisser de côté la philosophie, il lit les maîtres du stoïcisme (Zénon de Cittium, Chrysippe de Soles et Posidonius) mais aussi ceux des sectes adverses (Epicure, Aristote,…) et des modèles littéraires (Horace ou encore Papirius Fabianus). Sénèque devient donc questeur mais, victime d’une intrigue politique, il se fait exiler par Claude (il est accusé d’adultère avec Julia Civilla, la nièce de Claude). Il reste en Corse 8 ans avant qu’Agrippine la jeune le rappelle pour le charger de l’éducation de Néron. Pendant 13 ans, il va mener une vie luxueuse (devenant l’une des plus grosses fortunes de l’époque, estimée à 300 millions de sesterces, selon Tacite)10, cumuler les fonctions d’un homme bien en cour et celles d’un philosophe stoïcien, concilier la complaisance qu’on exige d’un homme d’Etat et le franc-parler que l’on attend d’un philosophe. Mais après cinq années de règne, Sénèque lutte en vain contre l’influence des affranchis et les passions du Prince. Il se retire de la cour en 62 pour se consacrer entièrement à la philosophie. Néron l’implique dans la conjuration de Pison et lui envoie l’ordre de mourir. Il s’ouvre les veines dans sa maison de campagne le 19 ou 20 avril 65 ap. J.-C. En considérant, dans ses œuvres, ces différentes expériences et influences, nous comprendrons mieux sa perception d’une ville fascinante pour un être qui n’en est pas originaire. Nous suivrons donc ce regard particulier à travers un corpus assez dense et divers, de ce qui nous est parvenu tout du moins. Sénèque a écrit des tragédies, des œuvres philosophiques, des traités scientifiques et une satire. Nous ne considérerons pas les Tragédies dans leur ensemble pour notre travail. Elles se composent ainsi : Hercules Furens, Troades, Medea, Phaedra, Phoenissae, Œdipius, Agamemnon, Thyestes, Hercules Oetaeus et Octavia (de Pseudo-Sénèque)11. Sachant qu’il est difficile de déterminer quels sont les rapports et les ressemblances (si assimilation il y a) entre les personnages des tragédies et les protagonistes qui ponctuent la vie politique à Rome, ainsi que les lieux cités, difficilement assimilables avec ceux qui sont communs à tous les Romains. De ce fait nous nous limiterons à un passage de la Phèdre qui fait l’éloge de la vie champêtre. Nous étudierons donc plus particulièrement ses œuvres en prose qui comportent : - Trois consolations qui sont des missives publiques : Consolationes adressées ad Marciam (fille du sénateur Crémutius Cordus, laquelle a perdu son fils), ad Helviam (sa 10 Annales, XIII, 42. 11 Cette œuvre n’est peut être pas de Sénèque. C’est une œuvre qui doit dater des premiers Flaviens. Se référer aux Tragédies de Sénèque, tome II, Les Belles Lettres, Paris, 1967. 11
  • 12. propre mère attristée de le savoir en exil) et ad Polybium (un des ministres affranchis de Claude), pour la mort de son frère. Les consolations sont destinées au public plus qu’à son destinataire nominal afin d’énoncer ses affirmations philosophiques mais également pour des intérêts personnels (afin d’être rappelé d’exil). Dans les consolations à Helvia et Polybe on ressent que Sénèque a besoin de Rome, qu’il n’aime pas la solitude ; il lui fallait agir en haut lieu, diriger des consciences. - Sept dialogues : le De Ira, le De Vita Beata, le De Brevitate Vitae, le De Providentia, le De Constantia Sapientis, le De Tranquillitate Animi et le De Otio. Ce sont des entretiens familiers destinés à un interlocuteur, ils ont la liberté d’allure de la conversation. Sénèque va, au fil de ses dialogues, diffuser sa morale en même temps que sa pensée va évoluer et s’affirmer. . La Colère : écrite en exil et destinée certainement à Claude afin d’apaiser sa sentence. . La Vie heureuse : réagissant contre ceux qui l’accusent de bafouer ses principes, c’est-à-dire de vanter la pauvreté tout en vivant dans le luxe, de ne pas se conduire comme il le prescrit. . La Brièveté de la vie : un protreptique pour se détourner de la vie intéressée ou inintéressante afin de se convertir, se tourner vers une entreprise spirituelle. . La Providence : sur la façon de supporter les maux qui tombent même sur le juste. . La Constance du Sage : sur la façon de prendre ce qui arrive dans la vie. . La Tranquillité de l’Ame : sur la façon de prendre la bonne résolution pour atteindre une stabilité, une tranquillité de vie. . L’Oisiveté : sur le choix d’une vie. Sénèque distingue ainsi trois genres de vie : active, oisive et contemplative, la dernière étant celle préconisée pour atteindre la sagesse. - Deux traités : Le De Clementia et le De Beneficiis. . La Clémence : destinée à Néron lors de son avènement sur la bonne façon de régner par rapport aux précédents règnes. . Les Bienfaits : Sénèque veut enseigner à ses contemporains à élever leurs sentiments et à raffiner leurs manières. Sénèque souligne ici le problème des rapports entre l’aristocratie et sa clientèle. - Une correspondance : Ad Lucilium Epistulae Morales : 124 lettres nous sont parvenues, les dernières étant perdues. C’est l’œuvre la plus dense et la plus aboutie sur son discours philosophique. Dans les lettres à Lucilius, Sénèque joue le rôle d’un véritable directeur de conscience en les adressant à Lucilius (procurateur de Sicile) qui semble être un épicurien. A l’inverse des Lettres à Atticus de Cicéron qui n’étaient pas destinées à la publication et n’avaient pas un thème assigné, philosophique (Cicéron y parle des nouvelles du jour), les 12
  • 13. Lettres de Sénèque sont une correspondance pédagogique où il tente de conjuguer, peu à peu, enseignement doctrinal et application quasi immédiate. - Un traité scientifique : Naturales Quaestiones. Les Questions Naturelles sont des traités des problèmes posés à l’esprit humain par la nature, c’est-à-dire par les phénomènes dont il reconnaît l’action sur et sous la surface de la terre, dans l’atmosphère, dans la vie. - Une satire enfin, en marge des autres, est à considérer : l’Apocolocynthosis. Cette « satire ménippée » a longtemps inspiré des doutes au sujet de son auteur mais il semble cependant qu’elle soit de Sénèque12. L’Apocoloquintose du divin Claude ou l’Apokolokyntos, c’est-à-dire « la métamorphose en citrouille » est dirigée contre Claude. En se référant à J.Cels Saint-Hilaire13 on retrouve les mots « Apothéose » et « coloquinte » si l’on découpe le mot « Apocolocyntose ». C’est la mort violente, obtenue par la coloquinte, d’un prince à qui sera bientôt déniée l’apothéose dont Néron et les sénateurs l’avaient d’abord gratifiée. C’est une « désintronisation » de Claude, qui est pour une part bien réelle ; mais c’est tout autant une mort dans « un monde à l’envers ». Sénèque ridiculise sa mort. La virulence haineuse de cet ouvrage laisse supposer qu’il a été composé peu de temps après sa mort, c’est-à-dire dans un temps où l’amertume de Sénèque est encore vive. Toutes les œuvres de Sénèque, mise à part la satire tout à fait marginale, sont consacrées à la direction spirituelle et tournent, en partant de différents points de vues, autour du même thème fondamental : « le souverain bien » de l’homme, c’est-à-dire dans la perspective stoïcienne, la conduite morale de la vie, donc soulager la souffrance d’autrui par l’application de la médication stoïcienne. Les œuvres se complètent mutuellement et peuvent offrir une image assez riche des idées morales de Sénèque. Plus que l’instruction théorique, c’est en effet le modèle vivant et l’autorité du directeur spirituel qui ont à ses yeux la plus grande efficacité. Sénèque est profondément stoïcien. M. Armisen-Marchetti14 a noté, en étudiant les images de ses œuvres, le soin qu’il met à adapter, repenser et créer une terminologie stoïcienne rigoureuse. Sénèque intègre les concepts stoïciens à son monde intérieur, soit que les constructions rationnelles prennent appui sur des représentations issues de sa propre imagination, soit au contraire, que son imagination se coule dans les concepts élaborés antérieurement par les fondateurs de la doctrine. Il recourt donc aux images, comme aux procédés de la rhétorique, pour persuader en vue d’induire une action. Les images tirent leur personnalité de la vision d’ensemble que Sénèque se donne du monde, à travers le prisme de son imagination et de sa sensibilité. Ce sont des images « affectives », c’est à dire des images 12 Pour en savoir plus sur la satire ménippée, lire M. Bakhtine, La poétique de Dostoïevski, Seuil, Paris, 1970, p. 158-165. 13 Histoire d’un Saturnalicius Princeps, Dieux et dépendants dans l’Apocolocyntose du divin Claude, dans Religion et anthropologie de l’esclavage et des formes de dépendance, (p. 179-208), Actes du 20ème colloque du GIREA, Edit. Jacques Annequin et Marguerite Garrido-Hory, 1993. 14 Sapientiae facies, étude sur les images de Sénèque, Les Belles Lettres, Paris, 1989, p. 376. 13
  • 14. qui cherchent à communiquer un sentiment plus qu’à décrire. L’imaginaire dont elles émanent nourrit le projet philosophique et accompagne ou suscite la conversion au stoïcisme. Ce sont donc les intentions parénétiques de Sénèque, illustrées par des images « affectives », qui seront le support de notre étude sur ses perceptions de Rome. Il puise ses images dans la société et les lieux qu’il côtoie au quotidien. Il se révèle cependant avare en précisions topographiques sur Rome dans son œuvre, faisant, la plupart du temps, des allusions éparses dans les dialogues. Cette ville est pourtant en mutation, que ce soit avant ou après le grand incendie de 64, sous le règne de Néron. Rome est un éternel chantier selon les témoignages des écrivains anciens. Malgré l’ampleur des travaux d’Auguste, les règnes de Claude et Néron15 surtout, marquent Rome par d’autres travaux, même s’il y a beaucoup moins de nécessités d’intervention impériale. Les constructions de Rome ne sont pas forcément toutes des initiatives du Prince mais sont approuvées par lui. Le règne de Caligula était fait de projets importants mais le temps lui a sûrement manqué. Les travaux de Claude sont considérables et nécessaires plutôt que nombreux. Le règne de Néron se divise en deux périodes16 : - avant l’incendie de 64 avec des constructions comme les Thermes, sur le Champ de Mars, ou la Domus Transitoria. - après 64 et ses projets urbanistiques qui se révèlent être des constructions sur une échelle inégalée depuis Auguste, du moins pour le centre de Rome. Manquant de données suffisantes sur l’urbanisme proprement dit, nous serons, par la force des choses, amenés à plus mentionner la sociologie de la vie urbaine sur laquelle il est plus volubile. Le travail nous est rendu difficile par le fait que Sénèque ne fait que très peu de commentaires ouverts sur sa vie, sa famille, ses amis ou encore sur les scènes contemporaines, s’attachant ainsi plus en détail au comportement général de ses contemporains. Myriam T. Griffin17 divise le travail de Sénèque en deux parties : - ses œuvres peuvent incorporer la politique de Sénèque comme homme d’Etat, ses pensées sur sa propre vie. - ses travaux peuvent, entièrement ou en partie, servir à une fin, au-delà de leur usage didactique. Certains passages peuvent sous-entendre des commentaires sur les contemporains. Tout son travail doit servir des personnes ou des usages politiques. 15 A. Pelletier, L’urbanisme romain sous l’Empire, Picard, Paris, 1982. 16 A. Balland, Nova urbs et « neapolis », remarques sur les projets urbanistiques de Néron, MEFR, 77, 1965, p. 349-393. 17 Seneca, a Philosopher in Politics, Clarendon, Oxford, 1976, p. 10. 14
  • 15. Elle considère les œuvres de Sénèque comme des diatribes : chaque oeuvre s’attache à un cas particulier qui en fait cache un cas plus important. En tant que directeur de conscience, il s’attache donc plus aux comportements humains et à leurs dérives. Cela nous amène à nous interroger, dans un premier temps, sur le choix de Sénèque d’évoquer certains aspects architecturaux et monumentaux de cette ville et d’en passer sous silence bien d’autres. Dans un deuxième temps, nous évoquerons d’une part, la manière dont Sénèque perçoit la société romaine et les rapports hiérarchiques qui la régissent et d’autre part, le jugement résolument critique qu’il porte sur la perversion des mœurs tant sur le plan de la vie privée que dans le contexte collectif des lieux publics. Enfin cette triple vision (urbanistique, sociologique, comportementale) de Sénèque sur la vie à Rome sous les Julio-Claudiens, permettra de comprendre et de donner du sens aux propositions philosophiques permettant d’atteindre l’idéal humain auquel il aspire. Arbre généalogique extrait de G. Achard, Néron, Que sais-je ?, PUF, Paris, 1995, p. 1. 15
  • 16. I.- La perception personnelle de la ville de Rome Nous abordons en première partie la vision de Sénèque de la ville de Rome dans le domaine de l’urbanisme. Ce dernier peut se définir ainsi18 : le souci de l’aménagement de l’espace (le plan, le tracé des rues, la place des bâtiments), l’art de bâtir (techniques architecturales) et l’art d’embellir (art architectural et beaux-arts). Ces trois caractéristiques de l’urbanisme seront traitées à travers le témoignage du philosophe, en choisissant d’évoquer particulièrement certains aspects de l’urbanisme. Avant de commencer l’étude proprement dite, il est nécessaire de préciser qu’il s’agit de la perception du philosophe. Cela nécessite un décryptage et une analyse. Chaque passage ne pourrait être extirpé du texte sans prendre en compte le contexte, l’époque où il l’écrit, ou encore le sens qu’il veut donner à son œuvre. Cette perception spatiale particulière doit-être prise en compte car la géographie mentale de Sénèque ne sera pas révélatrice globalement de la Rome du premier siècle de notre ère. Elle le sera sous certains aspects et c’est cela que nous essaierons de comprendre : le choix de Sénèque d’évoquer ou non certains lieux de Rome, sera le centre de notre étude. Prenons l’exemple d’une étude déjà réalisée. Le décryptage des œuvres de Sénèque est un problème qui s’est déjà manifesté lors de l’étude de l’Apocoloquintose. En effet J. Cels Saint- Hilaire19 a tenté de saisir, dans cette satire, les différentes allusions de Sénèque aux divers lieux de Rome empruntés par Claude lors de son parcours « infernal ». Seul un lecteur averti peut saisir toutes les allusions du philosophe de ce « monde à l’envers », ou plutôt de l’image d’une ville inversée. Nous savons que l’empereur emprunte le parcours triomphal dans le sens inverse et finit son trajet en enfer. Dans cet ouvrage très structuré, chaque mot, chaque information ne prend de sens que dans l’explication globale de la satire. Il en résulte que Sénèque nous laisse le choix sur le parcours emprunté par Claude et sur les monuments décrits. Toutefois, l’Apocoloquintose, nous l’avons dit en introduction, est à part dans le corpus de Sénèque. Nous utiliserons cette œuvre comme complément de notre étude, en comparant, lorsque cela sera nécessaire, les monuments ou les lieux. Nous présenterons, de façon énumérative, tout d’abord les places publiques, les voies et leurs décors, puis les monuments à caractère sacré, ensuite les monuments liés aux spectacles et loisirs, et enfin l’habitat. 18 Selon J. P. Néraudau et L. Duret, Urbanisme et métamorphoses de la Rome Antique, Les Belles Lettres, Paris, 1983, p. 17. 19 Histoire d’un saturnalicius Princeps, Dieux et dépendants dans l’Apocolocynthosis du divin Claude, dans Religion et anthropologie de l‘esclavage et des formes de dépendances, Actes du colloque du GIREA, Edition J. Annequin et M. Garrido-Hory, Besançon, 1993 p. 179-208. 16
  • 17. A.- Les lieux de contact et d’échange 1) Les places publiques et leurs édifices : lieux d’activités En premier lieu donc nous nous attacherons aux places publiques. Sénèque cite fréquemment le Forum dans ses œuvres, un des lieux les plus fréquentés de Rome et où afflue la « foule ». En effet, le Forum est la place où s’exercent les activités politiques, judiciaires, économiques et, pour une part, religieuses de la cité. Il est donc un lieu de rencontres, de relations et d’échanges20. On y va pour « servir de caution » (Bfts IV, 39, 3), si l’on a de « gros capitaux » à prêter « à intérêt » (T.An. 8, 5). C’est le lieu où se font de nombreux procès (Cons. à Mar. 26, 4). Pour Sénèque le Forum est un « bruyant pêle-mêle » (Ep. 28, 6)21. Les Romains s’y rendent pour leurs activités et le « Forum comble » est un vacarme assourdissant du matin au soir (Cons. à Mar. 26, 4)22. A l’époque du philosophe il existe trois forums23 : le Forum Romanum, le Forum Iulium et le Forum Augusti (Col. II, 9, 4 : « tous ces délits auxquels trois forums ne suffisent pas »). Ainsi lorsque Sénèque mentionne le Forum, il est évidemment difficile de déterminer lequel est-ce. Et lorsqu’il parle des « places publiques » ( T.An. 12, 2 : « fora » / Bfts VII, 20, 5 : « in quolibet foro ») doit-on comprendre qu’il s’agit de ces trois Fora ? Parfois, cependant, Sénèque distingue l’un d’eux dans certains passages. Il est fait tout d’abord mention du Forum de César lorsqu’il parle de Venus Genitrix, dans Questions Naturelles. Evoquant la comète de 60 ap. J.-C. et faisant référence aux jeux institués par Jules César en l’honneur de Venus Genitrix « diui Iulii ludis Veneris Genetricis circa undecimam horam dici emersit »24. Cette déesse est vénérée dans le temple qui domine toute la place du Forum. Plan d’après G. Fiorani, Studi di Topografia romana, fig 16, p. 97, tiré du Lexicon Topographicum Urbis Romae, tome 2, de Steinby E.M, PL. XXII. 20 Voir Annexe IX, monuments et lieux de Rome, p. 163-172, détaillant le forum et les divers lieux mentionnés dans la première partie. 21 « Num quid tam turbidum fieri potest quam forum ». 22 Cons. à Mar. 26, 4 « nec fora litibus strepere dies perpetuos, nihil in obscuro ». 23 Voir Annexe X, occurrences sur le forum, p. 173-180, et les divers lieux mentionnés dans la première partie. 24 Q.N. VII, 17, 2 : « émergea vers la onzième heure, le jour des jeux célébrés en l’honneur de Venus Génitrice ». 17
  • 18. Parmi les monuments du forum, Sénèque mentionne les Rostres dans Ep. 114, 6 : « Voilà celui qui, au tribunal, aux Rostres, en toute réunion officielle ». Les rostres apparaissent également dans Bfts VI, 32, 1 et dans Const. du S. 2, 1. Il semble que Sénèque ne parle pas des mêmes rostres dans ces deux dernières références. En effet, il évoque, dans les Bienfaits, l’Empereur Auguste faisant « passer sa loi sur l’adultère » du haut des rostres et dans la Constance du Sage, il fait référence à Caton d’Utique (95-46 av. J.-C.) se faisant huer et rejeter « A Rostris usque ad Arcum Fabianum »25 pour l’empêcher de s’opposer à un projet de loi. Dans la Constance du Sage, l’édifice des rostres date de la république sur le Forum romain. Cependant Sénèque pose ici un problème d’identification. Il peut s’agir des anciens rostres ou bien de ceux de César qui sont les mêmes mais déplacés au nord-ouest de l’ancien Forum lors des modifications apportées à celui-ci : notamment le Temple de César divinisé devant lequel il avait construit ses propres rostres, distincts des anciens. Une indication cependant nous permet de déterminer de quels rostres il parle. L’événement narré par Sénèque sur Caton se situe durant la lutte entre Pompée et César. Les rostres « déplacés » sont inaugurés en 44 av. J.-C., et Caton ainsi que Pompée meurent avant cette date. De ce fait, il doit bien s’agir des anciens rostres républicains. Il est évident que Sénèque n’a pas connu l’ancien emplacement des Rostres. Il ne faut donc pas s’arrêter sur l’image «géographique » de l’événement mais plutôt sur sa valeur symbolique. Pour lui, plus que la localisation exacte des monuments, il s’agit d’exprimer l’outrage d’un homme illustre jeté des tribunes vers la prison. Sénèque reprend le même événement dans Ep. 14, 13 où Marcus Porcius Cato se fait bafouer du Forum sous les crachats «le jour où il est mené du Sénat à la prison ». Cela renforce notre idée sur le message de Sénèque : Sénat et Rostres sont un symbole républicain, et Caton par un acte courageux perd ses droits. Sénèque est admirateur de Caton, stoïcien convaincu qui s’était fait le champion du Sénat contre Crassus, César et Pompée. Dans le passage de la Constance du Sage, il évoque, nous l’avons vu, l’Arc des Fabius26 (Arcum Fabianum). Il délimitait ainsi sur sa longueur le forum romain des rostres à cet Arc. Le monument s’élevait sur la Via Sacra, au nord-est du temple de César et marquait, de ce côté, la limite du Forum proprement dit. Il avait été érigé par Quintus Fabius Maximus, à la suite des victoires remportées en Gaule en 121 av. J.-C. Il ne comportait pas de colonnes et tout nous laisse à penser que Sénèque nous induit en erreur quant à l’étymologie de ce terme, il ne devait s’agir que d’un fornix. C’est ce que semble admettre P. Gros27 : « pour qui cheminait par la Via Sacra, seule la petite arche du Fornix Fabianus en indiquait 25 « Des Rostres jusqu’à l’Arc des Fabius ». 26 Représenté à la page 14 à la lettre G sur le plan de M. J. Kardos. 27 Aurea Templa, Ecole Française de Rome, Palais Farnèse, Rome, 1976, p. 85. 18
  • 19. théoriquement l’entrée (du forum), à l’endroit où la voie obliquait vers l’ouest, pour se frayer un chemin entre la Regia et l’Atrium Vestae ». De plus Cicéron28 considère cet arc bien modeste lorsqu’il évoque Memmius devant se baisser pour passer dessous. P. Gros29 nous donne un schéma hypothétique de ce fornix : comme on peut le voir, il ne présente aucune décoration ni ornement que l’on peut rencontrer sur un Arc d’envergure (cf. l’Arc de Titus par exemple). Il est important de préciser pourquoi Sénèque change volontairement le fornix en arcus. Sous Auguste on nomme le fornix, arcus, car le premier terme a une connotation péjorative. Le fornix est lié à la prostitution (d’où fornication), car c’était le lieu des rencontres amoureuses. Donc ce « glissement » de vocabulaire n’est pas propre à Sénèque. Pour en revenir aux rostres et finir sur ce sujet, Les Bienfaits (VI, 32, 1) mentionnent peut-être les rostres inaugurés par Auguste en 29 av. J.-C., dont le nom utilisé sous l’Empire était Rostra Vetera afin de les distinguer (nous l’avons vu) des Rostra ad Divi Juli : « Le Forum et même des Rostres, d’où son père avait fait passer sa loi sur les adultères ». Ce passage des Bienfaits nous reporte à un événement plus récent et les Rostres Vetera dont il parle sont ceux qu’il voit lorsqu’il se rend sur le Forum, évoquant la fille d’Auguste s’adonnant à des mœurs très libres, « en plein centre de Rome ». Sénèque s’offusque de voir que ces lieux républicains, réaménagés par Auguste (donc son père), soient choisis pour les débauches qu’il condamne. Reconstitution hypothétique tirée de P. Gros, L’Architecture A titre de comparaison, L’Arc de Titus, (70 ap. J.-C.). Romaine, Les Monuments Publics, Tome I, Picard, Paris, 1996, p. 57. L’Art et l’Homme, Larousse, Paris, 1957, p. 344. A deux pas des Rostres, Sénèque évoque ensuite le Comitium. Dans Ep.104, 33 il parle de la place des Comices : « Le jour de l’échec de sa préture, il (Caton) joue à la paume sur la place des comices ». On peut rapprocher ce dernier de la Curie, lieu de réunion du Sénat, que Sénèque cite régulièrement. Ces deux monuments, deux lieux à forte tradition républicaine, se situent sur l’ancien Forum. Il est à noter que le Sénat est souvent associé au Forum dans les 28 De Oratio. II, 267. C’est une image sur la démesure du personnage. 29 L’architecture Romaine, les monuments publics, tome I, Picard, Paris, 1996, p. 57. 19
  • 20. passages de Sénèque : « on rencontre la vertu au temple, au forum, au Sénat » (V.B. 7, 3). Sénèque est un sénateur mais il ne relate pas la réalité des faits, c’est-à-dire que, sous l’Empire, le Comitium et la Curie ont moins d’importance architecturale et politique. Pièce de 45 av. J.-C., montrant Les Rostres, décorés d’éperons. Reconstitution de la Curie sous Dioclétien, tirée de M. Grant, Issu de The Urban Image of Augustan Rome, p. 72. le Forum Romain, Hachette, Paris, 1971, p 118. Il apparaît enfin que Sénèque mentionne à diverses reprises la vie judiciaire qui remplissait les Forums et les basiliques qui les bordaient (B.V. 12, 1 / Col. III, 33, 2). Il y avait une multitude de tribunaux dont on peut voir les emplacements hypothétiques sur la carte représentés par des points noirs30 : 30 Plan de M. J. Kardos, Lieux et lumières de Rome chez Cicéron, L’Harmattan, Paris, 1997. 20
  • 21. « Les basiliques résonnent du bourdonnement des procès » (Col. III, 33, 2). « Ceux contre qui il faut finir par lâcher les chiens pour les jeter hors de la basilique » (B.V. 12, 1). Il critique ceux qui abusent des basiliques pour « l’appât du gain ». Les basiliques servaient généralement de tribunal, mais également de bourse aux affaires ou de salle de ventes. Si l’on se base sur le Catalogue des Régionnaires, deux basiliques existent à l’époque du philosophe : la Basilique Aemilia (basilique Paulli sur le plan de M. J. Kardos, page précédente), sur le Forum romain et la Basilique Julia à proximité. Ces deux édifices républicains sont cités de façon allusive par Sénèque. Dans les Bfts VI, 32, 3 il évoque les rénovations d’Auguste après divers incendies. Lorsqu’il parle « des reconstructions plus belles que les précédentes », il parle des deux basiliques, en 14 av. J.-C., de la Regia sur le Forum et du Temple de la Grande Mère sur le Palatin, en 3 ap. J.-C. On peut voir dans ce passage des Bienfaits, une allusion autobiographique. En effet, sous les noms d’Agrippa et de Mécène doit-on entendre ceux de Burrus et de Sénèque lui-même31. Le philosophe avoue avec amertume que le métier d’ami du prince est impossible. Sénèque désespère maintenant de Néron et devant les vérités qu’il n’a pu lui dire. En parlant d’Auguste et de ses reconstructions, peut-être peut-on voir une allusion critique aux constructions de Néron. La basilique est représentée ci-dessous à gauche, sur un denier d’argent frappé peu de temps après la restauration de Lépide en 78 av. J.-C. et à droite, sous forme de reconstitution avant le Vème siècle ap. J.-C. (Grant. M, Le Forum Romain, Hachette, Paris, 1971, p. 138). Nous verrons le Temple de Magna Mater (qui se trouve sur le Palatin) ultérieurement et nous finirons notre tour d’horizon de la topographie du Forum par la Regia32, autre bâtiment restauré sous Auguste. La Regia (comme nous pouvons le voir sur le plan à la page 31 Bfts. VI, 32, 4 : « Hélas, il n’y a pas lieu de croire qu’Agrippa et Mécène aient souvent pu dire la vérité ; et s’ils avaient vécu plus longtemps, ils auraient été de ceux qui la lui déguisaient. C’est simplement un trait de caractère des rois que de louer le passé pour faire insulte au présent et d’attribuer le mérite de la sincérité à des hommes dont le franc-parler n’est plus à craindre ». 32 F. Coarelli, Guide Archéologique de Rome, Hachette, Paris, 1994, p. 63-64. 21
  • 22. 14) se situe derrière la basilique Aemilia. Il s’agit d’un édifice qui remonte à la royauté ; « la maison où habite le roi » a gardé une importance sous la République. Pour être tout à fait complet sur les références de Sénèque sur les Fora et afin d’introduire la voirie et ses décors, il nous faut nous attarder sur le pavement que le philosophe évoque dans la Lettre 14, § 18 : ses contemporains usent « le pavé du Forum » à la recherche de l’argent33. Nous savons que dès la république, le Forum est dallé. Il y eut plusieurs réfections de ce dallage, sous César puis sous Auguste, après les incendies (évoqués à la page précédente). Les autres forums étaient également dallés. Rome, ainsi pourvue de trois forums, se trouve dotée d’un centre monumental formé par les deux « places » impériales ajoutées au vieux Forum républicain. Les nouvelles places publiques où afflue la « foule » qui se bouscule, au grand désarroi de Sénèque, se sont développées comme des annexes du premier Forum ; en même temps elles ont diminué son importance et ont fini par l’éclipser. Sénèque, en citant les monuments précédents qui sont, pour la plupart, symboliques de la République, nous révèle une forme de passéisme qui se confirmera par la suite. Il est important ici de préciser que les Julio-Claudiens n’ont pas construit de Forum et n’ont pas marqué de leur présence le centre de Rome comme l’ont fait leurs prédécesseurs ; le cas de Néron est différent, nous le verrons ultérieurement. Cela peut se comprendre justement par le fait que l’œuvre monumentale de César et surtout d’Auguste traduit l’évidence de leur dessein : la justification et l’affirmation d’une dynastie, à laquelle les Julio-Claudiens s’identifient. Afin d’illustrer nos propos précédents, voici des plans (extraits de J. C. Golvin, L’amphithéâtre Romain, De Boccard, Paris, 1988) du Forum romain (Planche VI) et des forums impériaux (Planche V), ainsi qu’une carte nous permettant de mieux situer les forums étudiés (voir page suivante). 33 « Dum de incremento cogitat, oblitus est usus ; Rationes accipit, Forum contrerit ». 22
  • 23. Plan tiré de P. Grimal, L’Ame Romaine, Perrin, Paris, 1997, en préface. 2) La voierie et les décors Lorsque Sénèque évoque les places publiques c’est, pour la plupart du temps, montrer cet entassement de personnes qui affluent au centre de Rome. Les rues, qui mènent au centre et donc aux places, sont également un lieu très fréquenté34. Que ce soit comme dans Col. III, 35, 5 il parle des « venelles étroites et boueuses » (scabras lutosasque semitas) ou dans Clém. I, 6, 1. Dans « les rues les plus spacieuses », la « foule » s’entasse et se bouscule. En général, les rues sont étroites, tortueuses, souvent en montées et descentes, parfois sales, sans trottoirs et sans pavages surtout dans les quartiers pauvres. C’est un lieu de vie. Pendant la journée, la circulation est complètement chaotique : piétons, cavaliers, litières, chaises à porteurs, chariots avec des matériaux de construction (les seuls autorisés à circuler le jour) se croisent. La nuit, les Romains se barricadent chez eux ; la ville est complètement dans l’obscurité et l’insécurité y règne. De très nombreux chariots approvisionnent Rome de nuit de tout ce qui lui est nécessaire, car Jules César leur a interdit de circuler en ville de l’aube jusqu’au coucher du soleil, afin d’éviter la saturation complète35. De ce fait, si Rome est une ville bruyante la journée avec ses chantiers incessants, ses ateliers, ses boutiques (Ep. 56, 4), ses rues toujours envahies par la foule, cela ne s’améliore pas la nuit et l’insomnie est l’un des plus importants problèmes de ses habitants. 34 Nous laisserons provisoirement de côté la Via Sacra car nous la traiterons dans la partie sur les lieux sacrés. 35 Vivre à Rome,le témoignage de mosaïques, la mosaïque des témoignages, Intoduction, Musée d’Istres, 1994. 23
  • 24. Parmi les grandes voies, Sénèque en évoque deux : La Via Appia et la Via Latina dans les Questions Naturelles et la Lettre 77. Q.N. I, 2, 1 : « Memoriae proditum est, quo die Urbem dirrus Augustus Apollonia renersus intranit ». En revenant d’Apollonie, ville dans l’actuelle Albanie, il revenait par la voie Appia. Le deuxième passage évoque un événement sous le règne de Caligula. Ep. 77, 18 : « Caligula passait un jour par la Voie Latine quand il rencontra un convoi de détenus ». Deux Empereurs empruntant deux des plus grandes voies romaines. Il est intéressant de mentionner, à titre de comparaison, les deux voies que Sénèque cite dans l’Apocoloquintose dans le chapitre I, § 2 il mentionne la « Voie Appienne, par où l’on sait que le divin Auguste et Tibère César ont passé pour aller chez les dieux ». Lors de la mort d’Auguste à Nola, on procéda à une transuectio. Le cortège funèbre passa par la porte Capène par la Via Appia. La deuxième voie se trouve au chapitre 13, § 1, lorsqu’il dit « puis, entre le Tibre et la voie couverte, il descend aux enfers », il parle de la Via Tecta (Viam Tectam). Elle se situait à l’extrémité nord du Champ de Mars, mais on ne sait pas exactement l’emplace- ment de la « via Tecta »36. On observe que Sénèque n’est pas marqué uniquement par cette houle quotidienne dans les rues de Rome. Certains décors, qui ornent la voie publique, le frappent. Nous savons que le souci du décor pour la voie publique apparaît avec le pouvoir personnel. Les éléments naturels (la verdure et l’eau) et artificiels (l’architecture et la sculpture) ont simultanément, dans la Rome impériale, contribué à créer le décor de la voie publique. Cependant, encore une fois, les décors qu’il retient ne datent pas de l’époque julio-claudienne. Trois types de décors sont à retenir : le fornix, les statues et les fontaines. Le Fornix Fabii tout d’abord que nous avons vu précédemment. C’est un passage voûté très simple, de dimensions restreintes et de style très sobre, mais selon L. Homo37, il est orné de statues, de bas-reliefs, représentant des boucliers et des trophées, d’armes et d’inscriptions honorifiques, les elogia des Fabii. La statue de Clélie ensuite, située sur la Voie Sacrée. « Dans une ville où l’on a presque fait de Clélie un homme, pour son insigne audace à braver l’ennemi et les flots. Du haut de sa statue équestre, qui se dresse sur la voie sacrée, l’un des lieux les plus fréquentés de Rome, Clélie fait honte aux freluquets qui passent vautrés dans leurs litières d’oser entrer en pareil équipage dans une ville où des femmes même se voient honorer d’un cheval » (Cons. à Mar. XVI, 2). Cette description somme toute rare chez Sénèque de l’édifice et de l’endroit où il se trouve est à noter. Il est évident qu’une statue équestre représentant une femme était exceptionnel et cela marque Sénèque. Peut-être cela le choque-t-il qu’elle soit située dans un 36 Selon Coarelli, Guide archéologique de Rome, Hachette, Paris, 1994, p. 188 et 250, dénommée Porticus Maximae, à une époque tardive, on doit la reconnaître à travers la parallèle constituée par la via dei giubbonari / Campo dei Fiori / via del Pellegrino actuelle. 37 Rome impériale et l’urbanisme dans l’antiquité, Albin Michel, Paris, 1971, p. 453. 24
  • 25. endroit aussi fréquenté même si elle représente une personne importante de l’Histoire de Rome. Les statues de tous ordres, un des éléments décoratifs essentiels de la capitale38, sont extrêmement nombreuses dans la Rome Impériale. L. Homo39, mentionne la statue de Clélie comme une statue « normale » comparativement aux autres statues des empereurs, des divinités. Sénèque évoque par ailleurs ces statues de divinité dans Q.N. II, 62, 1. Dans son chapitre sur la foudre, il parle de celle-ci tombant sur les statues de Jupiter : « la foudre tombant sur ses propres statues ». Selon L. Homo toujours40, s’appuyant sur le catalogue des Régionnaires, sur la pente du Capitole, le long du clivus Capitolinus, les Dii Consentes sont au nombre de douze : six Dieux, six Déesses, dont Jupiter41. Sur le Capitole, on dénombre trois statues de Jupiter. Les statues étaient dorées (dei aurei) ou d’ivoire (dei eburnei). Il fait aussi allusion à une autre divinité, Marsyas : il l’évoque dans Bfts VI, 32, 1 en narrant les débauches de la fille d’Auguste, Julia. Lorsque Sénèque dit, « en plein centre de Rome » (in stupra placuisse, ad cottidianum ad Marsyam concursum), il faut comprendre littéralement « autour de la statue de Marsyas », un lieu cher et familier au citadin. En effet, son nom représentait la liberté des communautés de citoyens, ainsi que la juridiction qui garantissait cette liberté. Mais Sénèque parle d’un incident qui fit scandale. Une nuit, Julia, après une soirée un peu trop animée, alla en joyeuse compagnie, couronner de guirlandes la statue de Marsyas. Pour finir nous abordons les fontaines. Sénèque précise parfois leur nom : la Meta Sudans dans Ep. 56, 4 et la fontaine de Servilius dans Prov. 3, 7 ou bien les évoque de façon générale, dans Q.N. 3, 13, 2. Les Romains ont toujours eu un goût très vif pour l’eau courante. L’eau ne figure guère, au point de vue décoratif sur la voirie, que sous la forme de fontaines et surtout de châteaux d’eau ou nymphées. Dans Q.N. III, 13, 2 on peut comprendre que Sénèque pense aux fontaines les plus simples, que sont les lacus et salientes. La fontaine de Servilius selon M. J. Kardos se situerait sur le Forum (voir page 14, le plan de M. J. Kardos, lettre E). C’est une des fontaines qui alimentaient Rome en eau vive. Nous savons cependant ce qu’elle représente pour Sénèque : il qualifie de Spolarium (morgue de l’amphithéâtre) le Lacus Servilianus, où le dictateur Sylla entreposait les têtes des sénateurs assassinés lors de la proscription. Prov. 3, 7 «Videant largum in foro sanguinem et supra 38 Par exemple dans Ep. 65, 5, un peu partout dans Rome se trouvaient des statues doryphores (hommes nus portant une lance) et diadumènes (athlètes) copiés de la statuaire grecque de Polyclète. 39 Op. Cit., p. 466. 40 Op. Cit., p. 464. 41 Guide archéologique de Rome, Hachette, Paris, 1994, p.52, ce sont peut-être une version romaine des 12 dieux grecs (dodekatheon) ou bien un groupe de divinités d’origine étrusque. 25
  • 26. seruilianum lacum (id enim proscriptionis sullanae spoliarium est) senatorum capita et passim uagantes »42. Enfin et surtout, dans Ep. 56, 4 Sénèque évoque la Meta Sudans, nommée la « borne qui sue » car le mot Meta désigne en latin la borne plus ou moins élevée, souvent de forme pyramidale, qui marque le centre d’un carrefour ou l’extrémité de la spina d’un cirque. Quand elle est sudans, c’est-à-dire que l’eau vive s’échappe de sa base ou ruisselle sur ses flancs, la meta désigne une fontaine. Il existait beaucoup de ces bornes fontaines à Rome. Sénèque cite l’une d’elles dont l’aspect devait res- ter relativement modeste, du moins avant sa réno- vation flavienne. A l’opposé de ces décors, il nous montre un autre côté de la voirie : le pont Sublicius. Dans Ep.120, 7 il parle de « l’étroit passage du pont » et il relate un événement passé. Horatius Coclès, qui avait entrepris de barrer à l’ennemi étrusque, l’accès de Rome par l’unique pont sur le Tibre de l’époque, se jeta dans ce dernier pour offrir aux Dieux sa vie en échange du salut de Rome ; il s’en tira cependant sain et sauf. Dans la Vie Heu- reuse 25, 1 il demande « Transportez-moi au pont Sublicius et jetez-moi aux indigents ». Ce plus On peut situer la statue de Marsyas sur le Forum vieux pont de Rome, était le rendez-vous des men- romain, d’après P. Zanker, extrait de P. Gros, diants. Il faut préciser que ce pont à l’origine était L’Architecture Romaine, les Monuments Publics, en bois. Il fut emporté par les eaux et rétabli en Picard, Paris, 1996, Tome I, p. 214. pierre. Ce pont débouchait immédiatement en aval du pont Aemilius, plus tardif. Donc Sénèque nous apporte sa vision de la voie publique. Ce qu’il retient est une nouvelle fois passéiste. Il n’évoque en aucun cas le décor provenant des Julio-Claudiens. Or on sait que les statues sont extrêmement nombreuses dans la Rome impériale. Il faut souligner qu’en raison de leur surabondance même, il y a eu de temps en temps des opérations de déblayage. Il en était de même pour les fontaines très certainement. Un témoignage de Sénèque plus précis sur le décor de la voierie à son époque et surtout sur sa topographie nous aurait ainsi permis de mieux nous le représenter. Il est à noter, pour conclure sur le décor de la voie 42 « Qu’ils voient le forum noyé de sang, la fontaine de Servilius (puisque le proscripteur en a fait son charnier) couronnée des têtes des sénateurs … ». 26
  • 27. publique, que Sénèque ne mentionne pas les statues des empereurs. Il apparaît ainsi, au terme de cette première approche, une importance donnée aux monuments ou lieux républicains mais aussi au passé fondateur de l’époque archaïque de Rome. Ce constat se confirmera par la suite. Il semble que ces références dénotent une volonté de la part de Sénèque de manifester son désaccord avec le régime impérial et sa propagande qui se ressent dans l’urbanisme (par exemple à travers les statues). B.- L’importance des monuments et des lieux à caractère sacré Nous avons relevé ce que retient Sénèque des places et des voies publiques ainsi que leurs décors. Il s’agit maintenant d’élargir la vue de Rome et de s’attarder sur les monuments et lieux sacrés. Le sacré a une place importante dans la ville, du fait de ce qu’il représente dans l’imaginaire des Romains, et Sénèque y est très attaché. 1) Le respect des lieux ancestraux et de leur symbolique Sénèque évoque les bois sacrés (Luci) dans Ep. 41, 3 : « Si tu arrives devant une futaie antique d’une hauteur extraordinaire, bois sacré où la multiplication et l’entrelacement des branches dérobent la vue du ciel, la grandeur des arbres, la solitude du lieu »43. Selon P. Grimal44 les bois sacrés étaient des parcs publics, mais pas comme nous l’entendons, telles les grandes promenades qui furent aménagées successivement dans la ville d’après les modèles hellénistiques. Sous l’Empire il ne reste plus beaucoup de ces enclos consacrés aux divinités d’autrefois. La présence des arbres sacrés rappelait à chaque instant le mythe de la vieille Rome « arcadienne ». C’est autour des bois sacrés de Rome, ou tout du moins des arbres isolés qui en perpétraient le souvenir, que se déroulaient les rites les plus obscurs et les plus archaïques de la religion. Sous sa forme vraiment « romaine », le bois sacré est un coin de terre intouchable, où les herbes folles sont maîtresses. Un terrain vague qui serait tabou. L’aspect était celui d’un fouillis inextricable. Nous savons que sous l’Empire, ces Luci disparaissaient progressivement et c’est le Nemus qui se développe. On perçoit la nostalgie de Sénèque car il respecte ce côté naturel du bois sacré à l’opposé du Nemus « artificiel » car conçu par l’homme. « Le spectacle impressionnant de cette ombre si épaisse et si continue au milieu de la libre campagne te feront croire à une divine présence » (Ep. 41, 3). 43 « Si tibi occurrerit uetustis arboribus et solitam altitudinem egressis frequens lucus et conspectum caeli ramorum aliorum alios protegentium prouentu summouens, illa proceritas siluae et secretum loci ». 44 Les Jardins Romains, Fayard, Paris, 1984, p. 167-175. 27
  • 28. Autre lieu à caractère sacré : la Via Sacra, mentionnée dans Apoc. 12, 1 et Cons. à Mar. 16, 2. Le vocable de via s’appliquait essentiellement aux grandes voies du dehors des enceintes. D’une manière générale, il n’était pas un terme de nomenclature urbaine. On en trouve pourtant par exception dans Rome : La Via Sacra c’est la rue la plus importante et la plus antique du Forum, vieille artère de jonc- tion entre les membres du Septimonium et re- vêtue comme telle d’un caractère religieux. Le parcours de la Via Sacra reste encore un problè- me45. Ce parcours, au début de l’Empire selon F. Coarelli46 (c’est-à-dire avant les bouleverse- ments provoqués par l’incendie de Néron en 64) nous est très précisément décrit par Varron et par Festus. Ces deux auteurs distinguent un court tronçon (représenté sur le plan), connu commu- nément sous le nom de Via Sacra, et un autre plus long qui allait de l’Arx jusqu’au Sacellum de Strenia, sur les Carinae, zone de passage entre la Velia et l’Esquilin. Le deuxième tronçon n’est pas évoqué ici par Sénèque. Dans l’Apocoloquintose, il cite le parcours triom- phal de Claude « à l’envers », selon J. Cels Saint- Hilaire47. Celui-ci passe par le premier tronçon de la Via Sacra, c’est-à-dire entre la Regia et la Maison du rex sacrorum contigu à l’Atrium Vestae (entre le Forum et le début de la montée, le clivus, en face du temple de Romulus). Une deuxième fois il évoque la Voie Sacrée, dans Cons. à Mar. 16, 2 comme « l’un des lieux les plus fréquentés de Rome », lorsqu’il parle de la statue équestre de Clélie. Sénèque semble situer la statue de Clélie sur la Via Sacra ; or si l’on observe le plan de J. P. Néraudau et L. Duret48, on remarque qu’elle est située sur le Clivus sacer ou clivus palatinus (Equus Cloeliae) qui semble être le tronçon qui prolongeait la Via Sacra, c’est-à-dire la montée sur le Palatin. 45 Plan de M. J. Kardos, Lieux et lumières de Rome chez Cicéron, L’Harmattan, Paris, 1997. 46 Guide Archéologique de Rome, Hachette, Paris, 1994, p. 62-63. 47 Histoire d’un Saturnalicus Princeps, Dieux et dépendants dans l’Apocolocyntose du divin Claude, dans Religion et anthropologie de l’esclavage et des formes de dépendance, Actes du 20ème colloque du GIREA, Edit. Jacques Annequin et Marguerite Garrido-Hory, 1993, p. 187-191. 48 Urbanisme et Métamorphoses de la Rome Antique, Les Belles Lettres, Paris, 1983, p. 86. 28
  • 29. Autre lieu sacré, sur cette dernière colline, la Casa Romuli (Cons. à Hel. 9, 3 à 5). Il l’évoque en ces termes : « cette misérable hutte abrite-t-elle ou non des vertus ? Elle sera plus belle que tous les temples du monde dès l’instant qu’on verra briller la justice, la tempérance… ». Il fait appel à la mémoire des Romains en prenant l’exemple de la « cabane de Romulus ». Peu importe le logis, même sans l’opulence, la vertu de l’homme l’emporte. La Casa Romuli passait pour avoir servi d’habitation à Romulus et les Romains l’entretenaient pieusement. Nous en parlerons dans le sujet sur l’habitat en décrivant l’installation des Empereurs sur le Palatin. Ce dernier est porteur d’une charge religieuse et imaginaire profonde. Là se situe, selon la tradition, la fondation de la ville de Rome. Dernière évocation sacrée, elle aussi ancestrale, le Pomoerium. Il n’a, sous l’Empire, plus guère de signification que religieuse et funéraire ; quelques modifications de son tracé eurent lieu pour l’adapter à la ville. En effet, son extension coïncidait avec l’agrandissement de l’Empire. Sénèque fait référence à l’une de ces extensions dans B.V. 13, 8 : « Montrer dans la même matière, l’inutilité de certains travaux (…) ; que Sylla, le dernier parmi les Romains, agrandit le pomoerium, qui, dans l’ancienne coutume, n’était agrandi qu’après des conquêtes faites en Italie et jamais sur les provinces. Est-ce plus utile à savoir que la raison pour laquelle l’Aventin est en dehors du pomoerium (c’est, affirmait ce docte personnage, ou parce que la plèbe s’y était retirée, ou parce que les auspices, quand Remus les prit, n’avaient pas été favorables) et une série de balivernes de ce genre qui sont bourrées de mensonges ou en ont tout l’air ? ». Il fait allusion à l’agrandissement de celui-ci sous le règne de Claude, incluant l’Aventin en 49. Nous avons daté49 cette œuvre au printemps 49, si l’on se réfère à P. Grimal ou du moins entre 49 et 55, si l’on suit M.T. Griffin. Le témoignage de Sénèque est encore sujet au doute. Cependant, le dédicataire de cette œuvre est Pompeius Paulinus alors préfet de l’Annone. Or, celui-ci n’exerçait pas cette fonction en 4850 et ne l’exerçait plus en 5551. De plus, dans la Brièveté de la Vie il narre ce qu’il a entendu d’un conférencier s’exprimant sur l’extension du Pomoerium à l’Aventin. Sénèque n’est plus en exil à ce moment là, et donc l’élément qu’il rapporte se rapproche bien de l’événement en question. Selon L. Homo52 à la seule exception de l’Aventin, resté au dehors, la ligne pomériale coïncidait avec le tracé de l’enceinte servienne53. Ainsi l’extension sous Claude a lieu à la suite de la conquête de la Bretagne, à l’occasion de la censure de Claude. L’Aventin, désormais inclus dans le pomoerium, tient compte de la réalité urbaine de Rome et de son étendue. L’Empereur ainsi prend en compte les 14 régions d’Auguste hormis la rive 49 Voir chronologies problématiques, p. 137. 50 Tacite, Annales XI, 31. 51 Tacite, Annales XIII, 22. 52 Rome impériale et l’urbanisme dans l’antiquité, Albin Michel, Paris, 1971, p. 95. 29
  • 30. droite du Tibre, étant donné que le fleuve constitue une limite naturelle pour le pomoerium. 2) les temples : le respect des Dieux Après avoir étudié ces différents lieux ou limites sacrés particuliers du fait de leur caractère fondateur, passons maintenant à ce que les Romains ont édifié, manifestant ainsi leur dévotion pour les dieux : les temples. En premier lieu, le Temple de Bellone, que nous trouvons cité dans Clem. I, 12, 2. Sénèque évoque un événement sanglant sous la République où Sylla du « Temple de Bellone (écoutait) la clameur distincte de tous ces milliers de victimes » qu’il faisait massacrer. A côté de ce temple, se trouvait un Senaculum (comme celui situé immédiatement après la Porte Capena), pour les réunions du Sénat. Peut-être est-ce ce lieu que Sénèque cite par l’épisode de Sylla et des sénateurs ? Ensuite le Temple de Castor, sur le Forum Romain, dans la Const. du S. 13, 4 : « Vais- je m’indigner si mon salut ne m’est pas rendu par l’un de ces trafiquants du temple de Castor qui achètent et revendent une ignoble marchandise humaine et dont les boutiques sont bondées d’esclaves de la plus basse espèce ? ». Ce passage nous permet de savoir de quel temple Sénèque parle : il s’agit de celui sur le Forum et non celui du Champ de Mars. En effet, dans le temple se trouvait le siège du bureau des poids et mesures et des comptoirs de banquiers. Il évoque ce siège en s’offusquant devant « ces trafiquants qui achètent et revendent une ignoble marchandise humaine ». Il est important de souligner qu’il s’agit du Temple de Castor et Pollux. Sénèque le nomme temple de Castor comme la plupart des Romains qui privilégiaient un des deux jumeaux divins. Ainsi, en évoquant ce temple des dieux patrons de la noblesse, les Romains le nommaient Temple des Dioscures ou encore Temple des Castores. Reconstitution tirée de M. Grant, Le Forum Romain, Hachette, Paris, 1971, p. 82. Sénèque parle ensuite dans Ep. 90, 28 de « culte municipal ». « Voilà pour quelles initiations elle nous ouvre non la chapelle de quelque culte municipal, mais le temple 53 Reconstruite au IVème siècle sous Camille. 30
  • 31. immense de tous les dieux » c’est-à-dire le cosmos. Paul Veyne a traduit « municipale sacrum » par culte municipal mais il paraît plus juste de parler de culte vicinal ou encore de quartier de la ville de Rome. Une autre version54 a traduit par « culte provincial ». Ce qui pourrait nous faire adopter la traduction de Paul Veyne, c’est la suite du paragraphe. En effet, Sénèque parle du culte des Lares et des Génies (divinités mineures) en ces termes « la nature entière (…) révèle ce que sont les dieux (…), ce que sont les esprits souterrains, ce que sont les Lares et les Génies ». Elles étaient « mineures » par rapport aux grandes divinités mais avaient une importance pour les habitants des quartiers. C’est Auguste qui rétablit le culte des Lares des carrefours55. Le culte des Lares est contemporain de la création des 14 régions urbaines. Auguste avait associé les Lares à son propre génie afin d’assimiler le culte du peuple au sien. Mais ici, Sénèque ne fait pas référence aux Lares et au Génius Augusti car il emploie le pluriel : « quid lares et genii »56. Il fait donc certainement référence au culte privé de chaque famille romaine qui avait son génie et ses Lares. Pour toute indication, on trouve deux catégories de chapelles : celles consacrées aux Lares et celles qui le sont aux autres divinités. Les chapelles consacrées aux Lares étaient désignées sous le nom d’Aedes ou Aediculae Larum. Ces chapelles font partie du décor de la voie publique. Pour comprendre l’importance et le nombre de ces chapelles ou autels, on peut se référer au catalogue des Régionnaires du IVème siècle ap. J.-C., qui donne une répartition suivant les régions57. Un autre temple ressort du corpus de Sénèque. Celui de Magna Mater auquel il fait allusion au temple dans Bfts. VI, 32, 3. Nous l’avons mentionné précédemment, parmi les « monuments reconstruits en plus beau » par Auguste. Dans ce temple, le culte était dédié à la déesse Grande Mère Cybèle, détruit en 3 ap. J.-C., par un incendie et donc reconstruit par Auguste. Ci-dessus, le relief d’un autel julio-claudien décrivant un sacrifice devant la façade du Temple de Magna Mater). Extrait de The Urban Image of Augustan Rome, p. 188. 54 Lettres à Lucilius, Tome IV, Les Belles Lettres, Paris, 1971. 55 Voir A. Fraschetti, Rome et le Prince, Belin, trad. Fr., Paris, 1994 (1ère éd. 1990). 56 Les deux versions traduisent par « les Lares et les Génies ». 57 Léon Homo, Rome impériale et l’urbanisme dans l’Antiquité,Albin Michel, Paris, 1971, p. 459-462. 31
  • 32. 3) Le Capitole et ses temples : un lieu emblématique Enfin, il cite le lieu sacré par excellence : le Capitole (Capitolinus) qui est la plus petite des collines de Rome, orienté dans le sens nord-est / sud-ouest, formé de deux sommets, le Capitole (Capitolium) et l’Arx, séparés par une dépression, l’Asylum58. Sénèque évoque d’abord la roche tarpéienne. Le Mont Tarpeius est probablement le nom le plus ancien du Capitole et a toujours été attribué à un versant abrupt de la colline d’après F. Coarelli59. On situait généralement la roche tarpéienne vers le sud, à la hauteur du théâtre de Marcellus. Toutefois, les dernières recherches tendent à la situer sur l’Arx, sachant qu’elle était visible du Forum, donc il se peut qu’elle se soit trouvée près du Carcer et des Scalae Gemoniae60. Sénèque semble donner raison à cette deuxième théorie évoquant cette roche à plusieurs reprises. Dans les Bfts VII, 7, 1 il relate un fait passé, parlant de Bion, le philosophe grec cynique : « Lorsqu’il veut précipiter le monde du haut de la Roche ». Dans Ep. 14, 5 lorsqu’il écrit : « Représente-toi (…) le croc des gémonies », Sénèque évoque ainsi les escaliers (scalae Gemoniae) qui montaient à l’Arx. Ils correspondent probablement à l’actuel escalier entre le Carcer (prison) et le temple de la Concorde. Ils menaient à la Roche Tarpéienne du haut de laquelle on jetait les corps de certains suppliciés particulièrement haïs, pour les abandonner à la foule qui insultait et déchirait leurs restes. Sénèque établit une liste des différents supplices (dont la tunique inflammable qu’on revêtait au corps des condamnés au feu), qu’il condamne comme des inventions de la férocité. Nous le verrons, Sénèque est contre la mise à mort des suppliciés, notamment lors des spectacles. Plan tiré de Lieux et lumières chez Cicéron, L’Harmattan, Paris, 1997, de M. J. Kardos. 58 Selon F. Coarelli, Guide archéologique de Rome, Hachette, Paris, 1994, p. 30. 59 Op. Cit., p. 29. 60 Op. Cit., p. 30. 32
  • 33. Sénèque mentionne aussi le temple de Jupiter, qui dominait la ville où la colline du Capitole était son piédestal. Le Capitole est mentionné dans la Constance du Sage et la Consolation à Marcia. Const. du S. 6, 8 : « Sois-en donc convaincu, Serenus, l’homme parfait (…) ne perd rien. Ses trésors sont préservés par une ceinture de remparts robustes et insurmontables. N’y compare pas les murs de Babylone (…) ; ni le Capitole et sa citadelle, ils portent les traces de l’ennemi. Les murailles qui protègent le sage sont à l’épreuve du feu et des assauts, elles n’ont point de brèches, elles sont immenses, inexpugnables, aussi hautes que les dieux ». Dans Cons. à Mar 13, 1 évoquant l’acte courageux du Pontife Pulvillus : « qui procédait, la main sur le montant de la porte, à la dédicace du Capitole, quand on lui annonça que son fils n’était plus ». Décrivant le courage du Pontife qui continue le rôle dû à sa charge, « il récita les formules du rituel », n’interrompit pas ses prières et « continua à invoquer la protection de Jupiter ». Les Pontifes sont les gardiens de la morale divine et humaine. Ils veillent sur la pureté de la ville et ont mission de veiller sur l’accomplissement des promesses individuelles qui ont établi Rome en posture de débitrice envers les puissances divines dont elle a reçu l’assistance : vœux prononcés par des généraux en difficulté, entraînant la construction de temples ou l’organisation de jeux. Ainsi ils s’attachent à la rédaction exacte du contrat passé avec le divin et qu’il faut bien légaliser. Ensuite ils veillent à l’exécution. Dans le cas d’un temple, sa consécration réclame des précautions et un cérémonial minutieux. Il procède à la dédicace. Devant tout le collège rassemblé, le Pontife se voile la tête et doit réciter d’un seul trait sans erreur le texte (solemnia uerba) de la dédicace tout en saisissant de la main (manus) le montant de la porte du temple, geste qui symbolise l’entrée en propriété du Dieu concerné. Sénèque nous rapporte ici un événement important de Rome. En effet, le temple de Jupiter fut solennellement consacré en 509 av. J.-C. par le consul M. Horatius Pulvillus. L’Etat patricien qui, à cette période, avait remplacé la Royauté, poursuivit l’œuvre de transformation entreprise par les Tarquins au Capitole. A partir de cette dédicace, la vie politique et religieuse du Capitole prit un nouvel essor. Sur le Capitole se déroulaient certaines manifestations et cérémonies les plus importantes de l’Etat romain : sur l’esplanade capitoline, aboutissaient les cortèges triomphaux, se faisaient les cérémonies d’investiture des consuls le 1er janvier et se trouvait l’Aerarium militaire (trésor à partir d’Auguste) à côté du temple d’Ops Opifera. L’Aerarium civil se trouvait dans le temple de Saturne. Le Capitole est un site hautement symbolique et sacré. Cependant, ce qui symbolisait le plus le Capitole, était surtout le temple de Jupiter au milieu des autres temples qui l’environnaient. Dans Ep. 21, 5 Sénèque écrit, à travers une citation de Virgile, « l’inébranlable rocher du Capitole ». 33
  • 34. C’est le temple de Jupiter qui ressort des œuvres de Sénèque61: « le Jupiter adoré par nous au Capitole » (Q.N. II, 65, 1) ; « le monde entier est le temple des dieux immortels la seule vérité qui convienne à leur grandeur et à leur magnificence ». Cependant le « profane » se distingue du « sacré » : « sur un bout de terrain qui a reçu le titre de sanctuaire, où toute action n’est pas permise » (Bfts VII, 7, 3). Dans Clem. 19, 9 Sénèque cite les épiclèses du dieu de l’Etat romain, le Jupiter du Capitole, « le plus grand », « le meilleur ». Dans Ep. 95, 47 Sénèque évoque une pratique superstitieuse. Un fragment d’un traité de Sénèque contre la superstition nous apprend que certains dévots exagérés, pour manifester envers les divinités une soumission d’esclaves, venaient faire devant le temple les gestes d’un esclave, valet de chambre, ou d’une esclave coiffeuse : « défendons de porter les linges et les strigiles à Jupiter, de présenter le miroir à Junon ». Les strigiles sont des racloirs qui permettent de se débarrasser de l’huile parfumée dont on s’enduisait en guise de savon. Lorsqu’il parle des dévotions envers Jupiter et Junon, il s’agit certainement du même temple : Jupiter, Junon, Minerve, inauguré en 509 av. J.-C., détruit en 83 av. J.-C. par l’incendie et reconstruit en 69 av. J.-C. Dans Ep. 95, 72 et 73 Sénèque fait référence à Tubéron62 qui fit banqueter devant le Capitole (sous la République), selon la coutume, ses collègues sénateurs lors de son festin d’entrée en charge : c’est le repas d’investiture du 1er janvier que nous avons évoqué précédemment (Ep. 95, 41). Dans Ep. 110, 14 il dit : « mais un jour de cérémonie, je vis tous les trésors de Rome » décrivant tout ce qu’il a vu finissant par « et tout ce qu’étalait dans une revue générale de ses richesses, la fortune du peuple-roi ». Or, les biens que la piété des fidèles ou de la cité consacrent à un dieu dans un sanctuaire public, appartiennent à la cité elle-même. « Les trésors de Rome » sont ceux qui étaient entassés dans les caves du temple de Jupiter, Junon, Minerve sur le Capitole. Sénèque dit « trésors » de Rome, en ce sens qu’ils sont ce qu’il y a de plus sacré : le trésor de ses dieux. Le temple de Jupiter sur le Capitole était le sanctuaire « national » de la cité-empire qu’était Rome. Ces trésors sont exhibés dans une procession d’actions de grâces (supplications) pour quelques victoires militaires ou pour une naissance dans la famille impériale. Dans Q. N. II, 65, 1 on peut lire « temple de Jupiter adoré par nous sur le Capitole et dans les autres temples ». Ces autres temples à Rome sont ceux dédiés à Jupiter Liber, Jupiter Stator, Jupiter Victor à l’époque de Sénèque. 61 Mentions sur Jupiter dans les dialogues : Bfts VII, 7, 23 / Ep. 110, 14 / Ep. 95, 47 / Ep. 95, 72 et 73 / Q.N. II, 65, 1 / Clem. 19, 9. 62 Aelius Quintus Tubero, jurisconsulte romain au Ier siècle av. J.-C. Accusateur de Ligarius, il fur battu par Cicéron (pro Ligario). 34
  • 35. Un dernier temple, sur l’Arx cette fois-ci, est mentionné dans Q. N. I, préface 7 : c’est le temple de Junon Moneta « livré à la monnaie pour être frappé ». La frappe de la monnaie se faisait dans un local dépendant de ce temple. Le temple de Junon Moneta (c’est-à-dire « celle qui avertit ») est, selon F. Coarelli63, le plus important de ceux qui s’élevaient sur l’Arx, il semble avoir été fondé en 343 av. J.-C. Il est attribué par la tradition à Camille qui l’aurait construit après une victoire sur les Aurunques. A côté se trouvait l’atelier monétaire d’où le nom de Moneta (monnaie) que nous donnons aujourd’hui à l’argent. Nous n’en savons pas beaucoup plus car cet atelier fut transféré dans la vallée du Colisée sous Domitien. Ces maquettes, extraites du site www.unicaen.fr, nous permettent de mieux nous représenter le temple de Jupiter dominant le Capitole (ci-dessus à gauche) et le temple de Junon Moneta (à droite). Sénèque nous apparaît une nouvelle fois passéiste, lorsque nous analysons ce qui ressort de ses œuvres. Le philosophe masque un aspect de son époque. En effet, bien que les empereurs Claude, Caligula et Néron aient pratiqué le culte traditionnel, ils ont utilisé le culte de la personnalité, ce qui s’était déjà entrevu avec Auguste. Avec l’Empire, l’image de l’Empereur est accompagnée de celle du divin. Ainsi, chaque empereur a voulu imprégner Rome de ce nouveau « culte ». Par exemple, Sénèque ne fait aucune allusion au temple du divin Claude. Ce temple, commencé par son épouse, Agrippine, tout de suite après la mort de l’empereur en 54, fut partiellement démoli par Néron lors de la construction de la Domus Aurea. Selon F. Coarelli64, la démolition se limita au temple même, tandis qu’au soubassement fut adossé, sur le côté est, un grand nymphée, qui servit de décor de fond monumental à la domus. En conclusion de cette partie, on remarque une nouvelle fois que les divers monuments ou lieux cités sont archaïques ou républicains. Sénèque se révèle conservateur dans ses écrits par l’inportance qu’il porte au passé fondateur de la ville de Rome et les références républicaines qui ressortent. Son silence sur son époque pourrait dénoter une désapprobation du pouvoir impérial et de sa propagande, manifeste à travers le temple du divin Claude. 63 Guide archéologique de Rome, Hachette, Paris, 1994, p. 35. 64 Op. Cit., p. 118. 35
  • 36. Le plan suivant65, nous permettra de mieux percevoir l’importance numérique des temples à Rome : En 1, on peut voir la basilique souterraine de la Porta Maggiore ; en 2, le temple de Mars Ultor ; en 3, L’Ara pacis Augustae ; en 4, le temple de Castor et Pollux ; en 5, le temple de Cybèle et en 6, peut-être le temple de l’espérance. 65 Issu de S. Pressouyre, Rome, Au Fil du Temps, Joel Cuénot, Boulogne 92, 1973, Chapitre VI. 36
  • 37. C.- Les monuments et lieux de détente Nous consacrerons désormais notre étude aux monuments et lieux pour les spectacles et les loisirs qui, pour la plupart, se situent au Champ de Mars où une importante phase de construction a été commencée sous Auguste au centre de la plaine. Nous remarquerons que cet endroit est un lieu où se trouvent une majorité de monuments pour la détente et le divertissement. 1) Les trois théâtres du Champ de Mars En premier lieu, Sénèque dans V.H. 28, à travers « théâtre et cirque » évoque le plus important des divertissements des Romains : les spectacles. Ceux-ci sont variés et sont diffusés dans divers lieux suivant la forme qu’ils revêtent : cirques, théâtres, amphithéâtres ou encore naumachies. Sous l’Empire, une politique des spectacles s’affirme et se poursuit cons- ciemment. Les spectacles occupent le peuple, ils canalisent les passions des Romains66, dépouillés de leur ancien pouvoir de distribuer « l’imperium, les faisceaux, les légions tout enfin »67. L’Empereur, par là, renforce la fidélité des masses populaires, lors des jeux qu’il préside, il communie ainsi avec le public dans les émotions nées du spectacle. Sénèque parle tout d’abord des théâtres : il s’étonne que « dans trois théâtres simul- tanément trois publics attendent » dans Clém. I, 6, 1 (« inqua tribus eodem tempore Theatris tres cauiae praestolantur »). Il fait allusion aux théâtres de Pompée, de Balbus et de Marcellus sur le Champ de Mars. Nous remarquerons que le philosophe cite ces monuments, ainsi que les suivants, sans toujours préciser leur nom car les lecteurs de l’époque comprenaient parfaitement ce à quoi il faisait référence. Sénèque présente comme un signe de l’immensité de la ville, l’existence de ces trois théâtres. En indiquant que « dans les trois théâtres à la fois attendent trois publics au complet », il nous montre l’importance de la place donnée au divertissement à Rome mais ses propos semblent toutefois exagérés. En effet, le théatre de Pompée pouvait contenir environ 17.580 places, celui de Balbus, 11.150 spectateurs et celui de Marcellus, 20.500 personnes selon le Catalogue des Régionnaires. Ce qui fait 49230 spectateurs potentiellement au même moment. Commençons par le plus ancien, Le Theatrum Pompei. Il avait un diamètre de 150 m. Derrière la scène se trouvait un portique de dimensions énormes, environ 180 m sur 135 m : c’était un quadriportique. La surface de la Porticus Pompeiana, occupée par des jardins, des 66 J. P. Neraudau et L. Duret, Urbanisme et métamorphoses de la Rome Antique, Les Belles Lettres, Paris, 1983, p. 187. 67 Juvénal, Satires X, 9. 37
  • 38. promenades (ambulatoires) et des bassins, était à elle seule plus de trois fois supérieure à l’aire libre de l’ancien Forum républicain. Maquette de Paul Bigot du Théâtre de Pompée, extraite du site www.unicaen.fr. Le Theatrum Balbi, ensuite, le plus petit des trois théâtres. Le diamètre de l’édifice était d’environ 90 m. Derrière la scène du théâtre se trouvait un grand portique qui est mentionné seulement dans le catalogue des Régionnaires sous le nom de Crypta Balbi, c’est- à-dire un quadriportique peut être placé sous un portique d’après F. Coarelli68 qui est représenté dans les fragments du plan de marbre sévérien comme un espace approximativement carré entouré d’un portique. 68 Guide Archéologique de Rome, Hachette, Paris, 1994, p. 200. 38
  • 39. Le Theatrum Marcelli, enfin. La maquette, ci-dessous, le représente. Il faisait 130 m de diamètre et 32,60 m de haut environ. Maquette de Paul Bigot du Théâtre Marcellus, extraite du site www.unicaen.fr. Durant l’Empire, plus de la moitié des jours de jeux sont dédiés à des jeux scéniques : le mime et la pantomime. Sénèque fait référence à ces représentations dans Ep. 80, 7 « Ce personnage qui promène sa carrure sur le théâtre ». Un personnage qui cite des vers de Virgile. Le mime69 remplace et absorbe la comédie et les farces qui étaient récitées après les tragédies pour ramener le rire parmi les spectateurs, sous la République. Récitant sans masque, ni costume particulier, le mime fait la caricature des gestes et des paroles de la vie quotidienne. La pantomime70, issue de la tragédie, est une sorte de ballet tragique récité avec masques et costumes et se présente comme une suite de tableaux à un personnage qui danse avec passion, accompagné de l’orchestre (cavea : évoquée par Sénèque dans Ep. 84, 10) et du chœur. Nous savons que Néron avait une passion pour le théâtre. Son admiration pour les histrions et les comédiens est avérée et lui-même nourrissait un goût certain pour les grands rôles du répertoire : Œdipe, Thyeste, Hercule, Alcméon ou encore Oreste. 2) Le bruit du Grand Cirque Dans Col II, 8, 1, Sénèque évoque les cirques. Ce dernier monument est souvent considéré comme la version romaine de l’hippodrome. C’est vrai dans la mesure où l’on s’en tient à une approche des formes et de ses fonctions. L’un et l’autre s’ordonnent autour d’une longue piste où sont présentées essentiellement des courses hippiques. Mais là s’arrêtent les similitudes. Le cirque romain est un monument au sens propre du terme. Dans le cas d’un hippodrome, ce qui compte, c’est la piste. A Rome, les installations essentielles ont été très tôt 69 B. V. XII, 8 / T. A. XI, 8. 70 Ep. 121, 6 / Q. N. VII, 32, 3. 39