A l'aube de la campagne présidentielle américaine pour les élections de Novembre 2016, Robert Reich affiche ses engagements politiques.
Augmentation du salaire minimum, lutte contre les inégalités de revenus, création de "bons emplois", repositionnement des instances sociales (selon le modèle allemand, par exemple) et des méthodes de management, révisions des taxes (de sécurité sociale, sur les ventes), ...
"Un président a besoin d'un public informé, engagé, mobilisé...pour qu'on règle ces problèmes économiques et sociaux".
A l'instar de Bernie Sanders, son discours plein d'espoir affiche haut et clair ce que la population pense tout bas !
Un modèle d'engagement pour nos politiques français en cette période de défiance de l'électorat envers la "chose publique" ?
La politique sociale francaise tiraillée de toutes parts !
Robert Reich : un réformateur social
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Robert Reich : « Reprendre le contrôle de
notre économie et de notre démocratie »
PAR IRIS DEROEUX COMPLETE PAR ERIC LEGER
ARTICLE MEDIAPART INITIAL PUBLIÉ LE LUNDI 3 AOÛT 2015
À l’heure où la Maison-Blanche se félicite des bons
résultats de l’économie américaine – le chômage est
tombé à son plus bas depuis 2008 en juin, à 5,3 % –,
l’économiste Robert Reich analyse ce qui se cache
derrière les chiffres de la croissance et du chômage.
Ancien de l’administration Carter, ex-ministre du
travail de Bill Clinton, il revient sur les débats
politiques et économiques du moment, de
l’augmentation du salaire minimum à la lutte contre les
inégalités de revenus, en passant par les négociations
autour du traité transatlantique (TTIP). Il insiste sur la
nécessité de réformes politiques.
[lire aussi : Le phénomène Bernie Sanders : un
socialiste en campagne aux Etats-Unis a la suite de
cet article]
Économiste engagé appartenant à la gauche modérée,
hyperactif sur les réseaux sociaux et sur le terrain,
allant de rencontres en conférences, il milite pour un
interventionnisme d’État intelligent, seul capable de
corriger les injustices sociales et économiques. De
nature optimiste, il reste persuadé qu’il est possible de
trouver un terrain d’entente entre électeurs
démocrates et républicains, entre gauche et droite, «
afin de reprendre le contrôle de notre économie,
de notre démocratie ». Un message qu’il véhicule
aussi grâce à des ouvrages et des films, notamment
le documentaire Inégalité pour tous (en version
originale sous-titrée en français).
Les échanges ont lieu sur le campus de Berkeley, en
Californie, où il continue d’enseigner les politiques
publiques et l’économie.
La Maison-Blanche ne cesse de se féliciter des
bons chiffres de l’emploi : plus de 200 000
sont créés chaque mois depuis quasiment un
an, le taux de chômage est tombé à 5,3 %
début juillet, son meilleur taux depuis 2008…
L’économie américaine se serait donc relevée de la
crise des subprimes. Sauf que d’autres indicateurs
sont beaucoup moins encourageants : les salaires
stagnent, les emplois à temps partiel augmentent,
l’économie repose de plus en plus sur les free-
lance et des méthodes de type « just-in-time-
scheduling » (l’employé sera prévenu le jour même
si l'on a besoin de lui)…
Comment analysez-vous cette situation ?
Ce paysage économique contrasté prend tout son sens
quand on le situe bien dans son contexte américain : le
pays est plutôt bon pour créer de l’emploi en période
de croissance, mais ne crée pas de bons emplois. Ce
sont surtout des emplois à bas salaire. La plupart
des nouveaux emplois créés depuis 2009 paient en
moyenne moins que ceux ayant été perdus pendant
la récession. Et ce sont des jobs sans aucune forme
de sécurité ! Nombre d’entre eux sont des emplois
de free-lance, de travailleurs indépendants… Ce sont
des tâches externalisées, sans les protections que les
travailleurs considéraient comme acquises il y a trente
ans. Ce sont donc les deux faces d’une même pièce :
c’est facile de créer des emplois quand ceux-ci sont
médiocres.
Au bout du compte, l’esclavage était aussi un système
de plein emploi ! J’exagère délibérément en disant
cela, car le principe est le même : s’il n’y a pas
de véritable sécurité de l’emploi, si le seuil du
salaire minimum n’est pas relevé en étant indexé sur
l’inflation [c’est le cas en France – ndlr], eh bien,
beaucoup d’emplois finissent par être de très mauvaise
qualité.
Le relèvement du seuil du salaire minimum,
aujourd’hui fixé à 7,25 dollars de l’heure au niveau
fédéral, est l’une des grandes batailles politiques
du moment.
La majorité républicaine au Congrès s’y oppose.
Ce qui paraît insensé quand on sait que ce
Il explique de manière limpide la mécanique des
inégalités économiques grandissantes aux États Unis.
https://1fichier.com/?tgx466jqbn
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seuil n’a pas bougé depuis 2009, qu’il équivaut à
seulement 38 % du salaire médian (contre 60 %
en France par exemple). Pourquoi cela reste-t-il un
sujet d’opposition partisane ?
C’est typique des batailles du moment… La droite
ne veut pas augmenter le salaire minimum parce
qu’elle estime que cela nuirait à l’emploi. Elle respecte
ainsi la volonté de groupes représentant les intérêts
de l’industrie et du commerce, comme la National
Restaurant Association, qui n’ont aucune envie de
dépenser plus pour mieux payer leurs travailleurs.
C’est aussi simple que ça.
Les chiffres ne sont pourtant pas compliqués : si l'on
prend le salaire minimum tel qu’il était fixé en 1968 et
qu’on l’indexe sur l’inflation, on obtient déjà un salaire
minimum à 10,10 dollars de l’heure. Et si l'on prend
en compte les gains de productivité enregistrés depuis
1968, on arrive à 21 dollars de l’heure. C’est presque
trois fois le taux actuel.
Il n’y a aucun argument valable pour s’opposer à
une hausse. Ceux qui prétendent que l’employé type
touchant le salaire minimum est un adolescent pouvant
ainsi gagner de l’argent de poche se trompent. Ces
emplois ont tendance à être le principal gagne-pain
d’une famille. Les travailleurs sont souvent des parents
célibataires élevant seuls leurs enfants et souvent des
femmes. Ils ont tout simplement besoin d’un salaire
plus élevé.
Quant aux projections économiques, quasiment toutes
montrent que le salaire minimum peut être augmenté
sans avoir d’impact négatif sur l’économie, au
contraire. Par exemple, mieux payer un employé,
c’est aussi lui permettre de dépenser plus et par
ricochet favoriser l’emploi. L’augmentation du salaire
minimum permet en outre de faire revenir sur le
marché du travail des gens qui ne cherchent même
plus, ce qui permet aux employeurs d’avoir plus
de choix, de s’entourer d’employés plus stables, de
limiter le turnover.
À défaut de réforme fédérale, des initiatives
existent au niveau local. Plusieurs villes et États
américains se sont prononcés en faveur d’une
augmentation du salaire minimum au sein de leurs
frontières. Ça devient aussi un argument pour de
grandes entreprises, annonçant fièrement qu’elles
augmentent les salaires minimums, la dernière en
date étant le géant Wallmart.
Les avancées locales sont intéressantes bien sûr.
Seattle a voté pour une augmentation graduelle afin
d’atteindre 15 dollars de l’heure d’ici quelques
années. San Francisco a aussi voté en ce sens. Mais
cela ne doit pas servir de substitut à une hausse du
salaire au niveau fédéral. Nous devons avoir une
définition commune de ce qui est décent.
Quant aux stratégies de grandes entreprises, ce ne
sont rien d’autre que des opérations de relations
publiques… Wallmart – qui est le plus gros employeur
aux États-Unis – a annoncé vouloir augmenter ses
plus bas salaires d'un dollar de l’heure. Le salaire
minimum de l’entreprise ne sera plus de 7,25 dollars
mais de 8,25 dollars de l’heure. C’est minuscule. À
ce rythme, même si un salarié Wallmart avait un
emploi à temps plein dans l’entreprise, et peu en ont
un, son salaire annuel s’élèverait à 17 000 dollars
par an (15 154 euros). Dans la plupart des villes
américaines, c’est impossible de vivre avec ce salaire.
Précisons que le seuil de pauvreté est fixé à 22 000
dollars par an aux États-Unis. Cela signifie que pour
éviter que ces travailleurs ne tombent dans une trop
grande pauvreté, le reste d’entre nous finance des aides
sociales sous forme de bons alimentaires, d’aides au
logement, d’aides aux soins médicaux. Celles-ci se
transforment en quelque sorte en subventions pour
Wallmart ! Cela n’aurait pas lieu d’être si le groupe
payait mieux ses employés. C’est la même chose pour
McDonald's, Burger King et tous les autres.
Au-delà de la question du salaire minimum, se pose
celle plus vaste des inégalités de revenus. Celles-
ci sont de plus en plus exposées et débattues dans
les médias américains, comme s’ils réalisaient enfin
leur ampleur. Elles ont explosé, 1 % d’Américains
les plus riches concentrent aujourd’hui plus de
22 % du revenu national et plus de 40 % des
richesses du pays. Comment en est-on arrivé à de
tels niveaux ?
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Ça ne s’est pas fait en un jour. Les inégalités ont
commencé à se creuser à la fin des années 1970,
quand le revenu médian s’est mis à décrocher [un
salaire imaginaire servant de référence, partageant
la population à parts égales entre la moitié qui
gagne plus et celle qui gagne moins – ndlr],
à ne plus progresser au rythme des gains de
productivité. Il y a plusieurs raisons à cela, les deux
principales étant la globalisation et l’impact de la
technologie sur l’emploi. C’est à peu près à cette
période qu’il est devenu plus facile pour les entreprises
d’externaliser des tâches, notamment en ayant recours
aux porte-conteneurs et à la communication par
satellite. Ces technologies créées pendant la guerre
du Viêtnam commencent alors à être disponibles à
la vente. Arrive ensuite la révolution numérique, qui
contribuera aussi à bouleverser l’emploi. Mais ce
qu’il faut comprendre, c’est que d’autres pays sont
passés par le même processus, la globalisation et le
changement technologique, sans parvenir au même
degré d’inégalités atteint par les États-Unis. Ici, s’est
ajouté le fait que le pouvoir politique a suivi l’argent,
il est allé du côté des plus riches.
Les entreprises ont pu commencer à casser les
syndicats. Le nombre de travailleurs syndiqués dans le
secteur privé était de 35 % en 1955, il est désormais
de moins de 7 %. La plupart des travailleurs n’ont par
conséquent pas un pouvoir de négociation suffisant.
En parallèle, le gouvernement fédéral a commencé à
moins investir dans l’éducation, les infrastructures, la
recherche et le développement ; des investissements
permettant pourtant de former, d’augmenter la valeur
des travailleurs. Ensuite, sous Ronald Reagan, le
système d’imposition fédéral a été restructuré d’une
telle façon que le taux maximal d’imposition des
plus hauts revenus est tombé de 70 % à 28 %.
Et nous ne sommes jamais revenus aux niveaux
d’avant 1981. Au même moment, les taxes dites de
« sécurité sociale » (finançant l’assurance vieillesse,
chômage, de couverture santé des plus pauvres, etc.)
ont augmenté, sachant que c’est un impôt relativement
régressif (les pauvres paient proportionnellement plus
que les riches). Les taxes sur les ventes ont aussi
augmenté, et elles fonctionnent elles aussi de manière
régressive.
Enfin, il y eut une révolution des méthodes de
management dans les sociétés américaines. Avant les
années 1980, les entreprises tentaient de se soucier
des intérêts de leurs employés et de leurs actionnaires
de manière à peu près équilibrée. La dynamique a
changé dans les années 1980, après une série de rachats
hostiles ; des entreprises ou des individus prenant le
contrôle de sociétés avec le seul but de les rendre plus
profitables. Il ne s’agit plus de se préoccuper du bien-
être des différents groupes composant l’entreprise,
mais de satisfaire les actionnaires. À l’intérieur de
l’entreprise, cela se traduit par un effort continu pour
réduire au minimum les salaires des travailleurs.
Vous estimez que l’administration Obama a fait
quelque chose pour s’attaquer à ces multiples
problèmes économiques et sociaux. Que retiendrez-
vous de ces deux mandats ?
La contribution la plus importante de Barack Obama
aura été la réforme de l’assurance santé, qui a permis
de couvrir des millions de personnes ne pouvant pas
se le permettre auparavant. C’est imparfait, les défauts
sont nombreux, mais c’est un pas dans la bonne
direction. C’est une politique de redistribution.
Pour le reste, disons qu’après la crise de 2008, la
politique de relance nous a permis de ne pas sombrer
dans une dépression digne de celle des années 1930.
Celle-ci aurait été autrement plus grave.
Quant à des politiques plus ciblées, telles que
des programmes pour aider les plus démunis, des
programmes d’aide au retour à l’emploi, pour
l’éducation, c’est simple : les républicains font bloc
contre le président. Il n’y a rien de comparable dans
l’histoire récente. Il faut au moins remonter aux
années 1920 pour trouver le même type d’opposition
virulente, pour voir un parti républicain aussi
conservateur.
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Je crois que c’est notamment dû à la colère et à
la frustration de tant d’Américains qui se sentent
abandonnés. Les républicains ont cette manie de
désigner les pauvres, les gens de couleur, les
immigrants comme les coupables… Depuis des
années, ils répètent à leur électorat issu de la classe
ouvrière blanche que l’ennemi est le pauvre, le Noir,
l’hispanique, et ça marche. Même si c’est faux, même
si ceux qui s’accaparent les richesses sont surtout en
haut de l’échelle.
En ce moment, le gouvernement américain
est en train de négocier deux grands traités
internationaux visant à libéraliser un peu plus
les échanges, l’un avec onze pays asiatiques
(le partenariat transpacifique ou TPP), l’autre
avec la Commission européenne (le partenariat
transatlantique, TTIP). La plupart des élus
démocrates sont opposés à ces négociations.
L’opposition citoyenne est aussi de plus en
plus importante. Mais l’administration Obama
continue de les défendre malgré ce scepticisme. Que
pensez-vous de ces traités ?
Ce n’est qu’une histoire d’argent ! Le TPP et le TTIP
sont soutenus par le « big business » et par Wall
Street, qui s’avèrent financer un gros pourcentage des
campagnes électorales des élus républicains mais aussi
de démocrates. Et Wall Street veut que ces accords
soient signés.
Les travailleurs américains et la plupart des citoyens
n’en tireront aucun bénéfice, au contraire. Ces accords
devraient permettre à une entreprise d’attaquer un État
devant un tribunal ad hoc si jamais cet État instaure
de nouveaux standards de sécurité, de protection
de la santé ou du travail et que l’entreprise les
estiment nuisibles à ses bénéfices (mécanisme
d’arbitrage). C’est une idée ridicule !
Plus les Américains découvrent la teneur de ces
accords, plus ils y sont opposés. La plupart des élus
démocrates y sont opposés. Donc je dois dire que je ne
sais pas pourquoi l’administration Obama s’est lancée
là-dedans. Je crois que l’influence de Wall Street et du
big business est très importante, et pas seulement en
termes financiers. C’est aussi une influence sociale.
J’ai été en poste au sein d’administrations, j’ai
été secrétaire du travail sous Bill Clinton, j’ai vu
comme le président devenait de plus en plus sensible
aux arguments des représentants de Wall Street. Le
département du Trésor est rempli de gens venant du
milieu de la finance, ils siègent à des conseils, des
commissions… Quand tu es président, tu es en relation
avec ces gens-là, ils t’entourent, tu les écoutes. À un
moment donné, ils te diront que pour ton héritage,
tu dois lancer un grand projet ayant à voir avec le
commerce. Et tu fais cette idée tienne.
En théorie, le commerce est une bonne chose, surtout
si les gagnants compensent les perdants. Mais ils
ne le font pas et les perdants n’en finissent plus
de perdre. Dans la pratique, quand on se retrouve
avec des inégalités de plus en plus grandes, le
commerce international – surtout celui qui repose sur
les investissements directs à l’étranger – n’apporte pas
grand-chose de bon.
Nous sommes au tout début d’une nouvelle
campagne présidentielle pour les élections de
novembre 2016. Qu’aimeriez-vous entendre de la
bouche des candidats ?
Il y a tant de choses… Savoir s’ils feront ces
propositions, c’est un autre débat, mais voilà ce que
j’aimerais entendre : nous devons augmenter l’impôt
pour les contribuables les plus aisés afin de financer
un meilleur système éducatif public, de la maternelle
à l’université. Cet argent servirait aussi à reconstruire
nos infrastructures qui sont mal entretenues et dans un
état lamentable. Cela permettrait d’avoir un meilleur
système de transport public par exemple. Il y a une
crise du logement sévère dans ce pays. Dans de
nombreuses villes, les foyers à bas revenus n’arrivent
pas à se loger à proximité de leur lieu de travail.
Si les transports publics étaient plus développés, ils
pourraient au moins vivre un peu plus loin, avoir
accès à des logements plus abordables, et réussir à se
rendre sur leur lieu de travail sans trop de problèmes.
On pourrait donc commencer par faire tous ces
investissements !
Comment l’expliquez-vous ?
Nous sommes la société la plus riche au monde, nous
sommes plus riches que nous ne l’avons jamais été,
mais ces richesses sont concentrées entre les mains de
quelques-uns. Que le taux d’imposition des plus hauts
revenus soit suffisant pour que le reste de la société ait
une chance de s’en sortir, c’est quand même le moins
qu’on puisse faire !
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Ensuite, il faut que Wall Street soit mieux contrôlée.
La finance reste beaucoup trop puissante, les risques
d’une autre crise comme celle de 2008 sont encore trop
élevés. C’est un monopole ! Nous devons séparer les
banques d’investissement des banques commerciales.
La taille des grandes banques doit être impérativement
réduite. Il faut s’attaquer aux failles de nos lois qui
permettent à Wall Street d’échapper à l’impôt…
Enfin, le salaire minimum doit absolument être
augmenté pour atteindre quelque chose comme 15
dollars de l’heure. Il faut en outre élargir l’accès
au « earned income tax credit », qui est un crédit
d’impôt ciblé sur les foyers les plus modestes. Les
deux combinés permettront à de nombreux Américains
de ne plus vivre sous le seuil de pauvreté.
Je peux continuer comme ça pendant des heures !
Vous pensez que ne serait-ce que 10 % de ce
programme peut être mis en œuvre par un candidat
démocrate sérieux ?
Tout dépend de ce qu’il se passe aux élections de
2016, à la fois aux présidentielles et aux législatives
[en même temps que les présidentielles, auront lieu
les élections à la Chambre et au Sénat, qui sont
organisées tous les deux ans – ndlr]. Nous verrons
si les électeurs comprennent ce qui est en jeu et
se déplacent aux urnes, y compris les jeunes, les
Afro-Américains, les Latinos, les femmes… Alors on
pourrait obtenir un Congrès représentatif de ces gens,
de leurs besoins, et un président qui tient parole.
Lors des dernières élections fédérales de mi-mandat
(au cours desquelles le Congrès a donc été renouvelé,
en novembre 2014), seuls 32 % des électeurs se sont
déplacés aux urnes. C'est le pourcentage le plus bas
jamais enregistré depuis 1942, une année de guerre au
cours de laquelle de nombreux électeurs étaient sur le
champ de bataille.
En attendant, vous militez sans relâche sur
les réseaux sociaux et sur le terrain pour que
les Américains comprennent la dynamique des
inégalités de revenus, pour qu’ils se réveillent.
Avez-vous l’impression de toucher un public qui
n’est pas déjà convaincu par ce que vous dites ?
Je défends l’idée que la classe moyenne inférieure qui
vote républicain doit s’unir avec les Américains les
plus pauvres qui votent démocrate, et qu’ensemble ils
peuvent reprendre le contrôle de notre économie, de
notre démocratie. Je me promène à travers le pays
pour parler de cela, je vais bientôt me rendre en
Caroline du Nord, dans le Tennessee, des États du sud
qui sont traditionnellement républicains. À vrai dire,
je passe le plus de temps possible dans les « Red
States »[des États acquis aux républicains – ndlr].
Les gens sont très polis, on arrive à avoir de bonnes
discussions. Mais enfin il ne s’agit pas que de moi, on
doit tous parler avec ceux qui ne sont pas d’accord
avec nous afin de sortir de cet état de paralysie qui
caractérise la politique américaine.
On sent même des désaccords et des tensions
au sein des démocrates, entre les démocrates de
gauche et les centristes…
Oui, enfin, ça a toujours été le cas. En 1964, les
démocrates se déchiraient sur le fait d’accepter ou
non une délégation du Mississippi pro-droits civiques
et composée d’Afro-Américains à la convention
nationale du parti. Ensuite, ils n’arrivaient pas à
s’entendre sur la guerre du Viêtnam… Le parti
démocrate a toujours été composé de gens qui ne sont
pas d’accord les uns avec les autres.
Mais ces temps-ci, je crois que la presse exagère leurs
divisions. Je connais Hillary Clinton depuis qu’elle
a 19 ans, nous nous sommes rencontrés lors de nos
premières années d’université [au Wellesley College].
La question à laquelle je ne peux répondre pour le
moment, seul le temps le dira, c’est de savoir à quel
point elle pourra se montrer courageuse, jusqu’où elle
sera capable d’aller pour défendre ces idéaux. Et
aucun président ne peut faire ça seul.
Un président a besoin d’un public informé, engagé,
mobilisé, prêt à sacrifier de son temps et de son argent
pour qu’on règle ces problèmes économiques et
sociaux.
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Le phénomène Bernie Sanders : un
socialiste en campagne aux Etats-Unis
PAR IRIS DEROEUX COMPLETE PAR ERIC LEGER
ARTICLE MEDIAPART INITIAL PUBLIÉ LE MERCREDI 29 JUILLET 2015
Bernie Sanders en meeting à Washington, le 22 juillet 2015
Depuis qu’il a fait son entrée dans la campagne pour
les primaires démocrates, Bernie Sanders réjouit et
réveille la gauche américaine. Son succès populaire
surprend ou dérange. « Ciel, un socialiste », s’affolent
les républicains, tandis qu’Hillary Clinton se retrouve
– une fois encore – à devoir composer avec un
encombrant outsider. Mais qui est-il donc, et pourquoi
un tel succès ?
Qu’il y ait un candidat de gauche aux primaires
démocrates pour les élections présidentielles
américaines, cela n’a rien de très exceptionnel.
En attestent les candidatures d’Eugene McCarthy,
séduisant les étudiants, les pacifistes et les intellectuels
lors des élections de 1968, du progressiste George
McGovern, en 1972, ou encore d’Howard Dean, en
2004. En revanche, que ce même candidat suscite dès
les prémices de sa campagne plus d’enthousiasme de
la part des électeurs que tous les autres candidats,
républicains ou démocrates, voilà de quoi titiller la
curiosité du grand public et des médias.
À quinze mois des élections présidentielles de 2016,
Bernie Sanders, 73 ans, sénateur indépendant rattaché
au groupe parlementaire démocrate, défendant son
étiquette de « socialiste » depuis plus de quarante
ans, perturbe le train-train d’une campagne électorale
qui n’excitait pas vraiment les foules jusque-
là. Ces premiers mois ont été marqués par la
perspective peu engageante d’un duel Clinton-Bush,
l’incompréhensible ballet des candidats républicains
– seize à ce jour ! – ou encore le verbiage
haineux de l’homme d’affaires et candidat Donald
Trump, occupant l’espace médiatique en comparant
par exemple les immigrés mexicains à des trafiquants
de drogue et des violeurs.
Bernie Sanders, actuellement sénateur du Vermont, un
État du Nord-Est réputé pour son progressisme et ses
produits « bio », apporte tout simplement un peu de
fraîcheur au débat. Depuis qu’il est entré en campagne,
en mai dernier, l’argumentaire qu’il déroule peut se
résumer ainsi : les inégalités économiques doivent
être combattues en augmentant l’impôt sur les hauts
revenus, en doublant le salaire minimum pour qu’il
atteigne au moins 15 dollars de l’heure, en contrôlant
mieux le secteur bancaire, en luttant contre l’évasion
fiscale, en investissant dans l’éducation et en allégeant
la dette étudiante ou encore en lançant un nouveau
programme de grands travaux.
Bernie Sanders se prononce en faveur de politiques
sociales-démocrates à l’européenne, citant à l’envi les
pays scandinaves (et la France). « Vous savez, ces
pays où l’accès aux soins de santé est gratuit, où
l’éducation est quasi gratuite, où les travailleurs ont
des congés payés. C’est de ce type de socialisme-
là dont je parle », expliquait-il ainsi lors d’un
long entretien avec la journaliste Katie Couric, en
juin (ici). S’il parle surtout d’économie, il insiste
aussi sur la réforme du système de financement des
campagnes électorales – sans plafond actuellement –
afin de « mettre fin à l’oligarchie » qui menace la
politique américaine. Il ne manque jamais d’alerter sur
les effets du changement climatique et milite en faveur
de la transition énergétique. Il s’oppose encore à la
collecte massive de données par la NSA.
Ce message séduit. Depuis juin, Bernie attire
des foules de plus en plus larges, qui débordent
systématiquement des auditoriums prévus pour
l’occasion : 2 600 personnes dans l’Iowa, 3 000
personnes dans le Minnesota, 10 000 personnes dans le
Wisconsin début juillet et 11 000 personnes à Phoenix
en Arizona, samedi dernier…
lorsque nous nous sommes tous retrouvés étudiants à
la faculté de droit de Yale, même s’ils ne m’attribuent
pas cette rencontre. J’ai foi en ses idéaux. C’est une
idéaliste, qui se soucie de tous les problèmes que nous
venons d’évoquer.
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Aucun autre candidat démocrate ou républicain n’a
réussi à rassembler à ce jour un tel public. Sa cote
de popularité dans les sondages suit la même courbe
ascendante : en un mois, il est passé de 8 à 15 % des
intentions de vote des électeurs se disant démocrates.
Si cette percée est remarquable, Bernie Sanders
reste cependant loin derrière la candidate de choix
des cadres du parti démocrate, Hillary Clinton, qui
recueille à ce jour plus de 60 % des intentions de vote.
À comparer leurs comptes de campagne, on a même
du mal à croire qu’ils jouent dans la même catégorie.
Bernie Sanders a levé 15,2 millions de dollars de fonds
provenant uniquement de petits donateurs, puisqu’il
refuse catégoriquement l’argent des « Super Pacs »*
qui se déverse sur les campagnes américaines depuis
2010. Le comité de campagne d’Hillary Clinton en est
lui à 47,5 millions de dollars…
Dans ce contexte, aucun expert de la vie politique
américaine n’envisage pour le moment que Bernie
Sanders remporte les primaires démocrates ou
devienne le prochain président des États-Unis. « Mais
l’enjeu n’est pas là, analyse le sociologue Walter
Benn Michaels. Bernie Sanders réussit à dire tout
haut ce que tant d’Américains pensent tout bas sans
forcément savoir l’articuler. Il connaît son sujet, il
propose des solutions, il est crédible. Il parle donc à
des gens qui commençaient à vraiment se
désintéresser de la chose publique. »
Le succès de Bernie Sanders, c’est d’abord
l’expression d’une contestation, d’une défiance à
l’égard des candidats de l'« establishment », comme
Hillary Clinton, d’un rejet de la tiédeur centriste
du parti démocrate sur les questions économiques.
Il se retrouve à porter la colère et l’espoir d’une
portion de l’électorat qui aurait pu tout aussi bien
se ranger derrière la candidature d’une Elizabeth
Warren, sénatrice démocrate dénonçant avec fougue
les errements du néolibéralisme et le pouvoir de
l’industrie bancaire. Sauf que, malgré sa popularité,
celle-ci a choisi de ne pas entrer dans la mêlée.
*En 2010, la Cour suprême américaine rend l’arrêt
« Citoyens unis contre la commission élection
électorale fédérale », qui permet désormais à tout
entreprise, syndicat ou individu de financer sans
limite de fonds des comités d’action politique –
surnommés « PAC » –, afin de venir en aide au
candidat de leur choix. Concrètement, cela permet
à de riches entrepreneurs d’investir des millions de
dollars dans de coûteux spots publicitaires ou des
campagnes d’affichage servant notamment à dénigrer
les candidats faisant de l’ombre à leur favori. Cette
tendance est encore plus marquée dans le camp
républicain que chez les démocrates.
Bernie, lui, n’a pas hésité à entrer dans la campagne,
en ayant toute la légitimité nécessaire pour occuper
le vide laissé à gauche. « Cela fait quarante ans
qu’il répète la même chose, qu’il défend l’intervention
de l’État pour corriger les inégalités et s’oppose au
pouvoir du “big business” », nous explique Greg
Guma, auteur d’un ouvrage sur Bernie Sanders et le
Vermont, The People’s Republic, Vermont and the
Sanders Revolution.
« La nouveauté, c’est que son discours résonne
désormais un peu partout dans le pays. C’est le bon
moment pour parler inégalités de revenus et pour
être entendu», poursuit-il. Il note que le mouvement
Occupy Wall Street a préparé le terrain, que le débat
sur le creusement des inégalités est de mieux en
mieux relayé par les médias.
Les sondages indiquent en outre un glissement à
gauche d’une partie de l’électorat démocrate : selon
une étude de l'institut Gallup, le pourcentage de
démocrates s’identifiant comme « libéraux » (au sens
américain du terme, c’est-à-dire de tendance sociale-
démocrate) sur les questions sociales et économiques
a augmenté de 17 points depuis 2001.
« Les recettes qu’il préconisait quand il courtisait
la mairie de Burlington sont quasiment les mêmes
qu’il préconise aujourd’hui pour le pays», poursuit
Greg Guma, insistant sur le laboratoire qu’a représenté
le Vermont pour cet homme politique. Né dans une
famille juive de Brooklyn, à New York, Bernie
Sanders s’installe dans le Vermont dans les années
1960 en même temps qu’une vague de hippies prônant
le retour à la nature. Dans ses bagages, quelques
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années de militantisme anti-guerre du Vietnam à
l’université de Chicago, une passion pour la chose
publique et un intérêt soutenu pour la théorie marxiste.
Il rejoint rapidement un petit parti de gauche, fondé en
1970, nommé le Liberty Union Party et se définissant
comme pacifique et «socialiste non violent». Dédié
à la politique, enchaînant les petits boulots pour
survivre, Bernie Sanders se présente à plusieurs
élections sénatoriales, perd à chaque fois, puis, à
partir de 1976, poursuit son chemin hors du parti en
tant qu’indépendant solidement ancré à gauche. Une
étiquette qu’il conserve aujourd’hui.
Bernie Sanders en meeting à Washington, le 22 juillet 2015
« Depuis son entrée en politique, il a mené près
de 20 campagnes. Il adore ça », souligne Greg
Guma. Sa première victoire, celle qui le lance enfin,
date de 1981: avec seulement dix voix d’avance,
il remporte la mairie de Burlington. Son message
de l’époque ? «Burlington n’est pas à vendre.»
Autrement dit, les grands groupes immobiliers ne
doivent pas s’approprier le centre-ville, Burlington
doit rester une ville accessible aux classes moyennes
et populaires. Sa gestion municipale convainc les
habitants et il est réélu pour trois mandats successifs.
Des années au cours desquelles il visite le Nicaragua,
soutient le régime sandiniste, et initie le jumelage
de Burlington avec la ville de Iaroslavl en Union
soviétique.
La prochaine étape est logiquement Washington : il
est élu représentant du Vermont à la Chambre de
représentants, en 1990. C’est le premier indépendant
élu en quarante ans. Il choisit cependant d’être affilié
au groupe parlementaire démocrate, ce qui signifie
qu’il suit le vote démocrate sur un grand nombre
de textes de lois. Il a d'ailleurs créé un groupe
d’élus démocrates progressistes au Congrès, qui
existe toujours. «Il entretient un rapport compliqué
avec le parti démocrate, ayant oscillé au fil de sa
carrière
entre le rejet des partis et l’union avec les démocrates.
Dernièrement, il a choisi d’être dans le parti et il
a convaincu les gens de gauche que c’était le seul
moyen d’être entendu, d’être efficace, étant donné
notre système bipartisan», analyse Greg Guma.
En 2006, il poursuit sa percée et devient cette fois-ci
sénateur du Vermont, un siège qu’il occupe toujours.
Encore une fois, son étiquette indépendante n’est
pas un obstacle, il est soutenu par les démocrates
les plus progressistes. Vote après vote, débat après
débat, Sanders incarne ainsi parfaitement l’aile gauche
du parti: il est opposé aux interventions en Irak, en
1991 comme en 2002; il est opposé au Patriot Act;
opposé aux coupes budgétaires et baisses d’impôt qui
affectent démesurément les plus démunis; il défend
bec et ongles la transition énergétique et s’oppose à la
construction de l’oléoduc Keystone XL.
Après l’élection de Barack Obama en 2008, il devient
un ardent défenseur de la réforme de l’assurance santé,
militant pour un système entièrement géré par l’État
(à savoir un système à la française; mais cette idée
sera abandonnée face à l’opposition républicaine et les
assurances privées garderont un rôle de premier plan
dans la couverture maladie des Américains). Il milite
alors pour que l’État investisse plus dans le réseau de
centres de soins communautaires du pays acceptant les
patients quels que soient leurs revenus, et son combat
porte ses fruits.
Sa constance et sa rigueur depuis son entrée en
politique font qu’il est aujourd’hui difficile de douter
de la sincérité de ses idéaux, de son engagement. C’est
là sa force, notamment face à une Hillary Clinton
souffrant de son image de reine des compromis et
des petits arrangements entre amis. Cependant, son
argumentaire n’est pas sans faiblesse. Ayant tendance
à tout ramener à l’économie, il fait ainsi souvent
l’impasse sur les questions identitaires, qui ont pris une
très large place dans le débat américain. Autrement
dit, comment le fait d’être homosexuel, hispanique ou
afro-américain transforme son expérience de citoyen
américain et donne lieu à des formes de discrimination
particulières.
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Cela explique en partie les doutes exprimés par
des experts de la vie politique américaine, comme
Daniel Pfeiffer dans le Washington Post. Comparant
les candidatures de deux outsiders, Barack Obama
en 2008 et Bernie Sanders aujourd’hui, l’ancien
conseiller en communication du président sortant
tranche: Sanders n’est pas Obama, il aura beaucoup
de mal à rassembler au fil de sa campagne une
large coalition «arc-en-ciel», à parler aux électeurs
modérés du parti, à avoir la même popularité auprès
de l’électorat hispanique et surtout afro-américain.
Une analyse qui n’empêche pas, en conclusion, Daniel
Pfeiffer de tempérer son propos et de rappeler que
«tout est possible en politique».
« Le simple fait qu’un candidat n’ait pas peur de
se dire de gauche, c’est déjà rafraîchissant, estime
le sociologue Walter Benn Michaels. Sa candidature
peut marquer le début de quelque chose. Elle peut
obliger Hillary Clinton à faire campagne plus à
gauche pour commencer. Il faudrait ensuite que des
élus de premier plan lui apportent leur soutien,
Elizabeth Warren par exemple. Au bout du compte,
son succès pourrait réveiller la gauche en inspirant
des élus au niveau local lors de futures élections. Cela
permettrait de structurer l’enthousiasme qu’on a vu
poindre au moment d’Occupy Wall Street.» À ce stade,
la candidature de Bernie Sanders a le mérite d’insuffler
une dose d’optimisme dans la politique américaine.
C’est déjà beaucoup.