1. STORYTELLING ET COMMUNICATION TOURISTIQUE DES TERRITOIRES
Le storytelling scénarise les territoires
CAROLE DANY KARINE RICHARME
Directrice générale de l’agence de Directrice de Cadran Solaire Grand Sud
communication Cadran Solaire [karine.richarme@cadransolaire.fr]
[carole.dany@cadransolaire.fr]
Le consommateur post-moderne aime qu’on lui raconte des histoires. Pour capter son
intérêt volatil et égocentré, le storytelling est devenu incontournable. Humour, dérision, émo-
tion, complicité, mais aussi échanges collaboratifs avec les touristes font partie des clés d’une
communication réussie. Toutes les destinations ne sont pas mûres pour se prêter à ce jeu.
“L
es marchés sont des société. “Fais-moi sourire, rire, et je gories bien pensées du marketing
conversations” (1). En m’intéresserai à toi, ta marque, ton traditionnel. Il a toujours un temps
prenant la mesure de la offre”. “Fais-moi vibrer, réfléchir, et d’avance, se démultiplie, a plusieurs
révolution silencieuse de l’internet je m’intéresserai à toi.” adresses virtuelles pour des usages
– jamais autant de dialogues simul- “Raconte-moi une histoire et je différents. Dès lors, comment l’in-
tanés et planétaires n’auront fait m’intéresserai à toi” nous dit, en téresser à ce que l’on souhaite lui
aussi peu de bruit – les territoires substance, le consommateur post- proposer ? Tout simplement en fai-
affinent leur capacité à raconter des moderne. Expert en consommation, sant des efforts et en acceptant de
histoires, perpétuer leurs légendes, à en communication, contributeur de jouer dans le périmètre où il nous
“converser” avec leurs cibles. Le sto- contenus sur internet, prescripteur convie. Tu veux me convaincre ?
rytelling est né de cette particularité occulte et anonyme le long des Racontes-moi une histoire, ton his-
des sociétés contemporaines à réagir réseaux sociaux, il ravit et fait trem- toire, comme dans les contes de
davantage sur la qualité et l’origi- bler les marques selon ses humeurs. notre enfance. Mais attention, fais
nalité de la mise en scène que sur la Il défait des empires – ceux de la qu’elle m ‘intéresse, me concerne,
pièce elle-même… distribution en particulier, seule- sinon, passes ton chemin. Numéro
En se construisant en marques, ment 10 % des livres sont désor- suivant.
en acceptant de jouer dans la cour mais achetés en librairie –, et crée C’est donc bien ce dialogue
des images, des mondes virtuels et de nouvelles monarchies “face- “intime” avec les publics, la
émotionnels, les collectivités s’aven- bookiennes” où le partage obliga- recherche de connaissance détaillée
turent, au nom du territoire qu’elles toire règne en maître : sois mon ami, des aspirations et des pratiques des
représentent, dans une nouvelle sinon tu seras déconnecté de tout, consommateurs, la quête ultime de
dimension qui impose ses règles. de tes amis, de ce qu’ils pensent, de résonnance qui est le nouveau
Interface entre les marques et ce qu’ils font…, sinon on t’ou- Graal. Et c’est pour capter l’intérêt
leurs publics, l’entertainment, le bliera… Tu seras out. volatil et égocentré des consomma-
“divertissement” que les stratégies Ce n’est plus une surprise, le teurs, des internautes, des prescrip-
de communication organisent pour consommateur prend aujourd’hui teurs, des leaders d’opinion, bref de
mettre en contact les offres et les sa revanche, teste ses nouveaux ceux qu’on vise, que le storytelling
cibles, est devenu un phénomène de habits de pouvoir, échappe aux caté- est devenu incontournable.
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2. STORYTELLING ET TOURISME
Jamais le jeu n’a été aussi ouvert,
aussi direct, aussi constant. La com- Ornella, pionnière du storytelling
munication multicanal c’est surtout,
pour les marques en général, la
bataille rangée qui fait multiplier les
angles d’attaque, les moments de
P endant plus de six ans, le comité départemental du tourisme de l’Orne,
avec Cadran solaire, s’est inventé une égérie pour fidéliser les internautes
et évoquer de manière complice et affective les atouts touristiques du ter-
présence, de mise à l’esprit. Dans les ritoire : Ornella, vache glamour coquette, star de cinéma revenu dans son
ordinateurs, les smartphones, les pays natal après une carrière
tablettes, les téléviseurs, la presse, outre-Atlantique.
les médias… il faut être partout, en Chaque année, une nouvelle
continu et cohérence, pour que l’his- saison des aventures d’Ornella
toire continue. Les multiples points déclinée en cinq épisodes était
de contact que les technologies proposée aux internautes,
contemporaines autorisent avec les mettant en avant les théma-
cibles de clientèles nécessitent, du tiques clés du département à
coup, de faire preuve d’originalité, travers une galerie de per-
de contenu, pour ne pas lasser. sonnages qui ont nourri la
La symbolique, la projection, l’hu- saga au fil du temps. À plu-
mour, l’esprit, la dramatisation, tous sieurs occasions, les internautes ont été invités à voter pour choisir la direc-
les tons que la publicité a explorés tion que devait prendre l’histoire, entre plusieurs scénarios proposés. Ornella
depuis trente ans, ouvrent la voie. a rapidement eu sa page propre page Facebook pour dialoguer avec ses fans
Le tourisme est, par nature, fondé [http://www.facebook.com/ornella.star.orne.normandie].
par le récit. Contes et légendes, his- Le choix du recours à l’illustration, à de textes très vifs proches du style jour-
toires d’aventure, d’explorations, nalistique de la presse people et à l’interactivité ont très largement contribué
cristallisent les rêves. Depuis au succès du monde ludique d’Ornella, hébergé sur le site Internet du CDT.
Homère, on sait l’importance à On a pu observer que, lorsque celle-ci était directement mentionnée dans l’ob-
accorder aux récits et à la mytho- jet des e-mailings, le taux d’ouverture doublait et qu’elle contribuait à dyna-
logie. Depuis l’invention de la psy- miser la fréquentation du site. Un succès qui lui a même valu de sortir du
chanalyse, on sait l’importance de web pour s’afficher dans la presse et sur les bus parisiens.
l’histoire personnelle et du roman
familial dans la construction de la
psyché. Depuis la création de la Vecteurs de tous les rééquilibrages internautes qui vont être séduits par
sociologie, on sait que les foules sont psychologiques et physiologiques – ces récits, et donc influencés.
“sentimentales”, vulnérables et tra- du temps pour soi, du temps pour Les territoires, en concurrence
versées par de puissants inconscients les autres, du temps pour les ren- forte entre eux, en mutation dans
collectifs, par des héritages cultu- contres, du temps pour la curiosité un univers économique instable,
rels et des attachements identitaires. –, les vacances et les week-ends sont doivent séduire pour attirer porteurs
Le storytelling, composante à part devenus une forme essentielle de de projet, habitants, talents, tou-
entière du marketing des destina- thérapie, ce qui donne au marke- ristes. C‘est la condition du main-
tions, est, dans le cas des territoires, ting territorial une nouvelle res- tien de l’activité, de l’emploi, du
le fruit d’un syncrétisme délicat – ponsabilité, celle de promettre des développement et du niveau de ser-
ne pas gadgétiser les territoires, mais expériences, de faire entrevoir com- vices offerts aux habitants et aux
ne pas les ringardiser non plus – ment le consommateur va bâtir sa entreprises.
mais passionnant à inventer, entre propre histoire, ailleurs, le temps Pour utiliser le pouvoir de la com-
le capital identitaire et les aspira- des vacances. L’e-tourisme met à munication à bon escient, et engager
tions contemporaines. Entre les profit quotidiennement le storytel- une relation de réelle proximité avec
constructions imaginaires d’urbains ling à travers les blogs, les sites de leurs cibles, ils doivent aujourd’hui
ultramajoritaires d’un éden rural partage d’avis… : un internaute savoir se raconter eux aussi, avec
hyperminoritaire, il faut trouver la raconte ses anecdotes de vacances distance, humour, théâtralité :
partition qui respecte chacun, habi- et points de vue sur la destination – sortir des communications
tant comme visiteur. visitée ; il interagit avec d’autres miroirs, qui ne concernent qu’eux,
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3. STORYTELLING ET COMMUNICATION TOURISTIQUE DES TERRITOIRES
ce que l’on est, on fait encore beau-
La Bretagne corps & âme coup d’erreurs de jugement et de
campagnes de communication
molles et mal abouties. La commu-
A u printemps 2011, le comité régional du
tourisme de la Bretagne et les quatre
agences départementales du tourisme (Côtes
nication, qu’elle soit sur internet, les
réseaux sociaux, la télévision, la
d’Armor, Finistère, Haute-Bretagne - Ille-et-Vilaine presse ou l’affichage, doit aller au
et Morbihan) lancent une campagne de com- bout d’une idée, la sublimer, la
munication commune mettant en scène la “dif- rendre unique.
férence Bretagne”. La région, grande destination Le storytelling, cette forme de scé-
de vacances et de courts séjours, y est incarnée nario projectif, capte l’attention,
non par de beaux paysages, déjà à l’esprit des intègre l’autre dans son récit, pro-
publics, mais par un véritable état d’esprit. Une page valeurs, engagements et convic-
galerie de portraits, d’attitudes évoquent avec tions, dans une approche signifiante
élégance des situations emblématiques (la pêche et joyeuse à la fois, libérée et ancrée
à pied, la voile, la cité corsaire, la randonnée). Un en même temps.
message puissant, “la Bretagne corps et âme”, C’est tout notre talent de scéna-
installe l’idée que la Bretagne est un univers que ristes que nos clients, les respon-
chacun peut incarner, partager, revendiquer, où sables publics, doivent laisser libérer
chacun a son histoire à vivre. Sont utilisés des pour que nous puissions leur appor-
codes graphiques novateurs, en rupture avec la ter ces “boîtes de dialogues” qui
communication touristique classique : capitalisa- revitalisent leur image et leur capa-
tion sur un noir profond (couleur ADN du nou- cité à créer des liens nouveaux avec
veau code de marque régional) ; intégration d’élé- des cibles. C’est à nous d’inspirer
ments identitaires (le triskell, la mouette, la les consommateurs à travers des his-
marinière…). La campagne est conçue par toires ultra concentrées, dans des
Cadran solaire comme une invitation à vivre une formats contraints (ah ! faire par-
histoire différente, renouvelée, que chacun per- ler une bannière internet de
sonnalisera à sa façon. quelques centimètres…), un slogan,
un logo, une saga on line.. Mais c’est
aux donneurs d’ordre que revient
et entrer dans le récit, dans l’épo- d’erreur autorisée sont devenues la capacité de comprendre les règles
pée, la saga, la personnalisation, la plus faibles. Les propositions faites de l’arène où ils veulent agir.
complicité ; aux consommateurs sont si abon- D’où l’importance de fonder ces
– accepter de désacraliser enfin le dantes, les stimulations si histoires sur des dispositifs
territoire dont ils veulent faire la constantes, que se faire entendre, construits en amont, que la com-
promotion, en communiquant de remarquer et choisir demande de munication va mettre en scène : de
façon vivante, imagée, humaniste et nouveaux talents et de nouveaux vraies stratégies globales de marque.
drôle ; partis pris. La culture de la consommation
– s’aventurer sur les terres de l’émo- La communication des territoires est traversée de systèmes de projec-
tion, du désir, du romantisme, de la a longtemps été synonyme de tion où l’on fait entrevoir aux
dérision même ; conservatisme sur le plan publici- consommateurs comment se réali-
– s’intéresser de très près à la psy- taire. On compte encore beaucoup ser, comment être meilleurs, com-
chologie de leurs cibles, à leurs pul- d’actions sans lustre, sans aspérité, ment se détendre, comment se faire
sions, à leur fonctionnement, leurs sans âme, car dénuées d’entertain- entendre : les marques nous racon-
aspirations et leurs détestations (les ment. En confondant le portrait de tent des histoires, de belles histoires
fameux insights consommateurs sur ce que l’on est ou a été (histoire, où le sport nous incite à se dépas-
lesquels on bâtit les approches mar- patrimoines, paysages), c’est-à-dire ser (Just do it!), le café à être un pri-
keting efficaces). de l’information, avec de la com- vilégié (What else?), les aliments
Dans un monde où l’on peut être munication, c’est-à-dire une version pour bébé nous expliquent qu’ils
écarté, zappé d’un clic, les marges sélective, scénarisée et idéalisée de comprennent la vie des femmes (Du
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4. STORYTELLING ET TOURISME
côté des mamans), et les shampoings
que nous devons faire attention à La saga Ardèche
nous (Prends soin de toi).
Ce n’est pas de leurs produits
dont les marques nous parlent, mais
de leurs effets sur nos vies, nos âmes,
C omment nourrir un discours de marque
et instaurer un dialogue avec ses cibles?
C’est la question à laquelle Ardèche Tourisme,
nos cœurs, nos rêves et nos frustra- agence de développement touristique de
tions. Ce qu’en publicité nous appe- l’Ardèche, a voulu répondre en mettant en
lons la valeur perçue n’a souvent place il y a trois ans une saga drôle et décalée,
qu’un lointain rapport avec le pro- “À la conquête de l’Ardèche”, fondée sur une
duit industriel sorti des usines. galerie de portraits auxquels l’internaute pou-
Depuis toujours, ce sont les récits vait s’identifier. L’objectif ? Installer une prise
en creux, plus primitifs, plus per- de parole régulière tout au long de l’année
sonnels, plus aspirationnels qui nous (système d’épisodes) à travers un contenu
intéressent. À condition qu’ils ne informatif prétexte (rubriques, événements,
durent pas trop longtemps. portraits d’ambassadeurs…). Après une
L’homme de demain perdra sans année 1 et 2 très suivies par les internautes,
doute de plus en plus sa capacité à la saga a évolué vers un nouveau concept,
se concentrer, victime du multitas- plus centré encore sur la marque :
king et de ses prolongations mul- “L’Ardèche, ma nouvelle conquête”, calquée
tiples de soi que sont nos appareils sur les sites de rencontres et mettant en
nomades, qui ne nous ont jamais scène un jeu de séduction entre la cible et le
autant vissés au temps présent. territoire ainsi personnifié. Ce dispositif se
Marques anciennes (régions, veut plus participatif avec la possibilité de
villes, départements) ou nouvelles “liker” le contenu et de répondre à des
(communautés de communes, d’ag- quizz… Sans perdre son âme et son identité
glomération ou urbaines), les col- qui font sa force, l’Ardèche, avec ce storytelling,
lectivités trouvent progressivement conçu par Cadran solaire, met en scène de
dans le storytelling et le marketing façon moderne l’histoire très personnelle
territorial l’opportunité de se revi- qu’elle propose de vivre à ses visiteurs.
taliser et de se réinventer.
Se raconter, puiser dans son his-
toire, ses origines, sa légende pour résonner avec ses désirs, capter son hommes, peuvent légitimement dans
se faire aimer… les territoires ont à attention. leur communication créer des pas-
disposition une matière d’une L’enjeu ? Apporter une contribu- serelles avec les valeurs et problé-
richesse, d’une variété, d’une com- tion à des problématiques plus larges matiques de nos sociétés modernes.
plexité et d’une profondeur identi- que le “simple” choix de sa destina- Par ailleurs, le tourisme constitue
taire importantes, quand les tion de vacances, et donc plus impli- un levier privilégié de nouvelles
marques privées sont souvent obli- quants et garants d’une relation plus formes de lien : aujourd’hui, le
gées de construire leur histoire de durable. Actuellement, des céréales consommateur touriste donne son
toutes pièces. On pourrait alors pen- de petit déjeuner se posent comme avis et raconte lui-même l’histoire.
ser que les territoires font depuis les référents du rapport des femmes Il sait que ce n’est plus uniquement
toujours du storytelling presque sans à leur corps, en énumérant, dans un “du rêve et de beaux discours” : il
le savoir… C’est en partie vrai, à la campagne TV, toutes les ambiva- participe au développement de
nuance près que le storytelling se lences des femmes en la matière : on l’image touristique, elle se fait avec
doit d’intégrer l’audience visée dans l’a aimé, on l’a détesté… La chute : lui. D’où l’importance de l’impliquer
ses contenus. Raconter une histoire, la réconciliation ultime grâce, bien dès le départ et de gagner sa
une civilisation, des talents, des sûr, aux dites céréales... quelle res- confiance. n
accomplissements, des paysages ponsabilité ! On comprend alors à
uniques… certes, mais surtout une quel point les territoires, intrinsè- (1) Bertrand CESVET, Conversational Capital,
histoire qui va toucher son public, quement liés à l’histoire et aux Financial Time Press, 2008.
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