Ce projet qui invite les stagiaires à porter un regard esthétisant sur leur quotidien aboutira à la réalisation pour chaque enfant d’un livret : Tranche de vie" édité par EMDH , Vietnam. Comme un écho," Le journal de Lou", racontera la vision d’une petite européenne de treize ans, qui dès le début participera à cette aventure. temps que la sortie d’un ouvrage d’art.
Sud Vietnam_ Lou et Ulla Reimer Et Les Enfants De Tran Hoi
1. La photographie d’art,
facilitatrice de la vie
Par Patrick LEVIEUX
A
l’extrême sud du Vietnam, à quelques kilomètres de Ca Mau, l’artiste Ulla
Reimer offre le terrain d’une expérience inédite avec les enfants handicapés du
centre de Tran Hoi. Bien plus qu’une poétique de la rencontre humaine, Ulla
Reimer propose une alchimie singulière, où le travail artistique autour de l’image
photographique, devient pour ces enfants l’occasion de découvrir les horizons inexplorés de
leur intériorité. Il n’est guère malléable d’évoquer l’art en action, surtout lorsqu’il implique
des tranches de vie d’enfants, qui, s’ils ne sont pas totalement oubliés, n’en demeurent pas
moins très éloignés des problématiques liés au monde de l’art d’aujourd’hui.
Bien comprendre la démarche dont il est question ici, c’est d’abord admettre que l’art ne
serait se réduire à une simple présence objectale. Les étonnants travaux produits par les
enfants du centre de Tran Hoi, ne seraient, à eux seuls, nous donner la mesure de la démarche
entreprise ici par Ulla Reimer. L’art n’est pas uniquement qu’une production d’œuvres. L’art
est ici un cheminement, destiné à ouvrir des possibles jusqu’alors insoupçonnés pour ces
enfants de Tran Hoi. Quel intérêt - dira-t-on- à concentrer l’esprit de ces jeunes enfants à
photographier des ombres ou des feuilles de bananiers ? N’y aurait-il pas activités plus utiles
pour ces enfants qui vivent dans une des régions les plus dénudées du Vietnam ? C’est ici,
qu’en posant en filigrane la question à la fois de la citoyenneté et du développement personnel
source de bien-être et d’équilibre, s’interroge le devenir de ces enfants. Inlassablement la
même question se pose à Tran Hoi, New York, Londres, Paris ou Apt : que souhaitons-nous
apporter de mieux pour nos enfants, quels outils leur donner pour vivre dans un monde où la
place de l’image de plus en plus prégnante finit par façonner nos modes de vie ?
Ulla Reimer est une professionnelle exigeante, qui après avoir rompu à la fin des années
quatre-vingt avec le photojournalisme porte un regard aiguisé sur ce monde de l’image dans
lequel nous sommes en permanence immergés. Travailler sur l’image offre aux enfants
l’occasion de modifier leur perception des choses. Loin de refléter une exactitude objective du
monde, l’image est d’abord une construction, qui répond aux préoccupations et au choix de
celui qui la produit ou qui la diffuse. Il n’y a pas d’image neutre. Aussi, le travail mené à Tran
Hoi par Ulla Reimer apparaît bien comme un moyen d’attiser un regard critique face à des
images qui nous propulsent dans une société du spectacle, où la mise en scène de nos attentes
les plus enfouies ne permet qu’avec difficulté de distinguer ce qui relève de la réalité de ce qui
appartient au fantasme. Ainsi, apprendre à construire une image apparaît également pour ces
enfants comme un moyen de déconstruire les mythes de l’imagerie moderne.
En même temps, cet apprentissage du regard constitue un élément important du vivre-
ensemble et de l’attention que l’on porte à autrui. Un enfant entraîné au regard apprend à se
2. nourrir de son environnement immédiat. Cette manière de vivre le monde, sur le mode de
l’observation ouvre des possibilités immenses, tant il est vrai qu’une perception aiguisée sur
les choses peut s’avérer d’une très grande utilité quelque soit les chemins de vie que ces
enfants choisiront pour leur avenir. En ce sens, la photographie d’art devient l’axe par lequel
s’élabore une véritable éducation citoyenne pour ces jeunes enfants de Tran Hoi.
Mais si la vitalité d’un peuple se jauge au degré de clairvoyance de chacun de ses
citoyens, sa cohésion tient aussi à la capacité des individus qui le composent à trouver en eux-
mêmes les ressources nécessaires pour atteindre cet épanouissement si propice à la joie de
vivre. Sur ce second aspect, là encore, la démarche d’Ulla Reimer est riche d’enseignements.
Comme un adage qu’elle ne cesse de répéter, Ulla Reimer affirme « L’art est d’abord
émotion ». L’émotion est la voie par laquelle atteindre le gisement de nos richesses
intérieures. L’émotion, une fois admise, accroît la propre confiance que l’on porte sur les
choses, tout en développant sa propre estime de soi. Cette expérience du ressenti est une clef
pour comprendre ce qui caractérise la démarche d’Ulla Reimer. L’émotion est d’abord un
éveil à la vie, où les choses que l’on exécute par habitude, de manière machinale, comme
respirer, dormir, sentir, deviennent par la magie du regard éduqué une source inépuisable
d’inspiration et d’évasion.
Ainsi, prendre conscience de la manière dont on sent les choses devient une première
étape non seulement pour apprendre à se connaître mais tout simplement pour affirmer sa
propre identité. Mais exprimer son identité ne veut pas dire oublier au point de le nier
l’univers dans lequel nous évoluons. En apprenant à l’enfant de Tran Hoi à tisser un lien
émotif très fort entre l’objet photographié et lui-même, Ulla Reimer l’invite à s’immerger
avec une grâce tactile dans la douceur harmonieuse de l’univers. Vivre avec ses émotions,
c’est aussi apprendre à hiérarchiser les différents éléments qu’offre le réel et choisir ce qui
entrera en résonnance en nous. Avec Ulla Reimer on découvre une véritable école de la
délicatesse dédiée à la vie où la création photographique se danserait sur la mélodie des
émotions, et où l’abondance de l’univers se laisserait ramasser à la manière d’un lotus aux
subtiles senteurs.
La création photographique remplit ici le rôle de facilitatrice de la vie. Cultiver son
propre ressenti et cueillir en soi ce que la richesse de l’univers peut nous apporter ; voilà en
quoi consiste le travail que mène Ulla Reimer auprès des enfants de Tran Hoi. En somme, en
aidant les enfants à se sculpter un regard esthétique, Ulla Reimer les amène à s’aménager un
espace de bien être intérieur que la culture du beau pourra en permanence nourrir. Dans un
monde en proie à de nombreuses incertitudes, notre propre intériorité apparaît souvent comme
l’ultime protection dans lequel se réfugier. En ce sens, le travail mené par Ulla Reimer
apparaît comme une audacieuse tentative par l’art photographique d’ouvrir aux petits enfants
de Tran Hoi l’accès aux trésors enfouis que recèle leur monde intérieur en leur permettant de
parcourir le chemin qui fera d’eux de véritable citoyen du monde, dans le feu jaillissant de la
vie.