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Université Paris VIII – Vincennes/Saint-Denis
UFR Arts, philosophie et esthétique
Département de Philosophie

Master de recherche
« Philosophie et critiques contemporaines de la de la culture »
directrice de recherche : Antonia Birnbaum




                        A travers l´image
                         Une enquête sur la
                « portée réelle de la photographie »
                       avec Walter Benjamin




                            Stefanie Baumann
                           N° d´étudiant 198454
« Il fallait que nous soyons capables, en somme,
     d´un « partners in crime » philosophique »


                                 Guy Lardreau




                                               2
Plan



I. Avertissement……………………………………………………...….p. 4




I.bis Préambule……….………………………………………………....p. 7


  Maintenant/autrefois… …………………………………………….…….p. 11
  Injonctions……...……………………………………………………..…...p. 13
  Indices ………..……………………………………………………...…….p. 14
  Retracer…………………………………...…………………………..……p..15
  Inventorier……………………………………………………………..…..p. 19




II. Investigation du lieu de crime : retracer/inventorier……...….…p. 22



       Le crime et son lieu……….……………………………..………p. 23


       Où est le crime ?……………………………………………………….p. 23
       Le lieu et son crime……………………………………………………p. 27
       Récits policiers..……………………………………………………….p. 31
       Indices…………………………………………………….…………….p. 34
       La photographie et l´ indice….….…………………………………..p. 39
       Du « partners in crime »……….……………………………….……p. 43


       Connaissances et inventaires……….………………..…….….….p. 47


        L´inconscient optique…………………………………………….….p. 48
        Inventaires…………………………………………………….….…..p. 55
        Mémoire et photographie………………….…………………..……p. 60




                                                                         3
III. Objectifs et tribunaux...…………………………………………..p. 63


     Objectifs / cadres…………………………………………………......p. 64


     Atget………………………………………...………………………….p. 64
     Petites histoires de la photographie…….…………………………p. 68
     L´aura…...…………………………………………………………… p. 72
     Authenticité/Echtheit………...……………………………………...p. 77
     Aura et photographie……..………………………………………...p. 81


     Tribunaux ………………..……………………………………p. 87


     Le tribunal renversé………………..………………………………..p. 89
    Construction/démystification vs. réclame/association…………..p. 96




IV. Mise(s) au point et suite………………..………………………..p. 102




Bibliographie……………………………..………………………….p. 109




                                                                      4
I. Avertissement




                                      « Chez Benjamin, le salut ne vient en vérité
                                      que là où il y a danger . » 1



    S´approcher des textes et, avec cela, de la pensée de Walter Benjamin,
se révèle vite être une expérience particulière – non seulement parce qu´il
tresse dans ses écrits un champ très vaste et complexe. Ce qui frappe aussi
est que le lecteur est appelé, à son tour, à trouver sa position face à eux. Et
c´est cette position qui va déterminer les connaissances qu´on peut en
retirer.
    Ma première lecture de Benjamin m´a, avant tout, rendue confuse.
J´étais impressionnée par la densité conceptuelle et par la structure insolite
des textes. sans pourtant arriver à me situer.Je m´attendais à suivre une
pensée sur la photographie – car c´étaient ses textes ayant pour objet ce
médium qui m’intéressaient– et d´un coup, je suis tombée sur des phrases
qui, mine de rien, renversent tout un système de pensée. J´avais souvent le
vertige, à vrai dire. Le point de départ de ce mémoire se trouve dans cette
incapacité de discerner le « point » et dans cet étonnement que j´ai ressenti
en me rendant compte que ma lecture m´a menée à repenser toute une
constitution de critique.
    Il me semblait que cette « manière de faire » communiquait quant à elle
des connaissances. La pensée qui s´articule au travers de cette structure
n´est pas linéaire : il s´agit plutôt de centres, de concentrations de concepts
dont les éléments sont autant intimement liés que particuliers dans leur
constitution. Comment saisir cette écriture ? Ou bien : comment cette
écriture saisit-elle les choses ? Dès lors, l´enjeu était pour moi de trouver
une grille, un objectif permettant de m´approcher de la texture et de la
structure de ces pensées dans leur richesse. Avant tout, il fallait donc
chercher un angle de vue.



1
 Adorno, Introduction aux « Écrits » de Benjamin in : Sur Walter Benjamin,
p. 55
                                                                         5
Je me suis demandé comment je lisais ces textes. Intuitivement, je
pensais à un récit policier. Tout y était : des faits inachevés et curieux, la
poursuite de suspects, la recherche de pistes dans le moindre détail. Au lieu
de développer des concepts abstraits, d´opérer de façon déductive, suivant
une méthode prédéfinie, il me semble que Benjamin les rejoue, c´est-à-dire
que ses concepts, dans leur forme particulière, apparaissent à travers sa
pensée des choses. L´enjeu est d´entraîner son regard afin de le sensibiliser
aux indices et aux discontinuités, trouvés en dépliant des images qui se
donnent à voir, bref : aux occurrences et objets non pas aussi ordinaires et
évidents qu´ils le paraissent au premier regard. « L´histoire montre son
insigne de Scotland Yard»2, dit Ernst Bloch à Benjamin pendant une
conversation sur son projet de passages, formulant ainsi que, chez
Benjamin, l´histoire, son écriture et sa conception, ne peuvent être
innocentes. Nous allons voir pourquoi.


    Dans le cadre de ce mémoire, nous allons donc suivre un penseur qui
n´est pas seulement la source de la trame de ce travail, mais aussi lui-même
une sorte de détective, afin de connaître son mode de travail et ses champs
d´intérêt. C´est cela notre premier axe – conceptuel, formel et thématique:
nous allons mettre en place un partners in crime.             Pour cela, il est
nécessaire de chercher des informations partout, c´est-à-dire sans cadre
prédéfinissant leur importance. Comment savoir par avance ce qui, dans la
totalité des éléments, va finalement être la clé permettant d´élucider le
crime ? Il faut donc s´arrêter aux détails, les déplier, examiner
minutieusement les indices et inventorier encore et encore l´ensemble des
informations afin de trouver leur logique propre. On le sait : le détective
doit être capable de remettre en question toute sa conceptualisation à
chaque moment où un nouveau donné vient la transformer de l´intérieur.
Ou, pour le dire autrement : il faut qu´il soit prêt à repenser , voire à réviser
son travail à partir des données concrètes, sans perdre de vue son but :
élucider un crime. Or, ce n´est peut-être pas dès le début qu´il sait en quoi
consiste ce crime. Au début, il y a son intention de rendre justice.

2
 formule de Bloch pendant une conversation avec Benjamin sur le livre des
passages ; cité dans Paris, capitale du XIXe siècle, p. 480
                                                                         6
« [Q]u´on élucide un crime ou qu´on clarifie une pensée, c´est toujours
le même sens épistémique de la vision, la même métaphore optique de la
connaissance qui est à l´œuvre. »3 Pour Benjamin, la connaissance
(historique) se révèle dans l´image dialectique ; certains parlent même du
« caractère imagé »4 de sa pensée. Ce n´est donc pas sans raison qu´il
s´intéresse à la photographie.
    Notre second axe est constitué par la photographie, plus précisément sa
« portée réelle »5, comme Benjamin dit, voire les « injonctions que recèle
son authenticité »6, qui s´immiscent à travers les questions historiques et
philosophiques. Car cet énoncé me semble loin d´être évident. Comment
peut-il avoir des injonctions dans l´authenticité ? Qu´est-ce qui est
authentique en photographie ? Comment lire des images de façon
cohérente ?
    Or, la photographie n´est pas uniquement notre « objet », donc au
centre de notre intérêt. C´est aussi à partir d´elle que nous allons saisir les
contextes multiples et hétérogènes dans lesquels elle s´inscrit afin de
discerner les transformations de la perception et de la société qui se sont
mises en place avec l´invention de la photographie. Et, enfin, notre regard
tente lui-même d´être, par moments, photographique, en ce que nous allons
focaliser des éléments, mettre au point certaines occurrences et développer,
à partir de là, des images de ses alentours. Nous allons donc aussi regarder
à travers la photographie.


    Avant de commencer l´investigation, il est nécessaire de remarquer que
quelques textes qui nous intéressent ici existent en plusieurs versions - par
exemple « L´œuvre d´art à l´époque de sa reproductibilité technique » est
une version ultérieure du texte « L´œuvre d´art à l´époque de sa
reproduction mécanisée »- ou en plusieurs traductions. Dans le cadre de ce
mémoire, je vais préciser la source exacte dans les notes.


3
  Sauvanet : La cruauté du concept in : Philosophies du roman policier, p. 41
4
  voire p.ex. chez Adorno : Introduction aux « Écrits », de Benjamin, op. cit.,
p. 50
5
  Benjamin, Petite histoire de la photographie in : Œuvres II, p. 298
6
  ibid., p. 320
                                                                             7
De plus, j´aimerais remercier vivement Antonia Birnbaum pour son
soutien inlassable à tout moment, ses remarques critiques, son incessant
engagement, et, bien sûr, la confiance qu´elle m´a accordée.
Un très grand merci aussi à Yan Le Borgne et Diane Cohen pour leurs
encouragements, leur patience, leur aide et nos discussions enrichissantes.




Ibis Préambule




                                        « La pensée n´est pas seulement faite du
                                        mouvement des idées,mais aussi de leur
                                        blocage. Lorsque la pensée s´immobilise
                                        soudain dans une constellation saturée de
                                        tensions, elle communique à cette dernière un
                                        choc qui la cristallise en monade. L´historien
                                        matérialiste ne s´approche d´un objet
                                        historique que lorsqu´il se présente à lui
                                        comme une monade. » 7




       Ce mémoire trouve donc son point de départ dans certains écrits de
Walter Benjamin, principalement, mais pas exclusivement dans ses textes
ayant explicitement pour sujet la photographie. Cet accès à la pensée
benjaminienne, qui est, elle, à la fois une conception de la photographie en
tant que médium spécifique et une pensée de ses contextes multiples et
inscriptions dans des champs hétérogènes, est censé rendre visible une
figure de pensée spécifique. Nous tentons de faire le pas avec lui, pour ainsi
dire, pour en discerner certains enjeux qui se montrent à travers sa
démarche. Car la photographie, en tant qu´objet singulier ainsi qu´en tant
que produit technique et social, est, chez Benjamin, située au centre d´une
réflexion philosophique complexe qui s´articule à la fois dans des
perspectives esthétiques, historiques et épistémologiques. Mieux: cette
concentration sur « la portée réelle » de la photographie rend en même
temps      visible   comment     des   aspects    esthétiques,     historiques     et




7
    Benjamin, Sur le concept de l´histoire, in : Œuvres III, p. 441
                                                                                     8
épistémologiques se superposent et s´entrecroisent réciproquement dans la
pensée de Walter Benjamin.


    Partir d´une certaine organisation de la pensée chez Benjamin, cela ne
veut pas seulement dire écrire sur lui, donc se retrouver dans une position
supérieure, tel un regard aérien qui rend visible la structure d´une ville. Il
s´agit aussi de viser des lignes de fuites possibles sous des angles de vue
différents – par balayage, sous un « hypergone », « macro » et d´autres
objectifs. Je vais alors emprunter certains chemins de pensée conçus par
lui, en passant par d´autres champs conceptuels et matériels, afin d´élucider
des perspectives ouvertes par ses textes dans leurs tensions inhérentes et
connexions réciproques avec d´autres champs. Dans ce sens, nous l´avons
déjà insinué, retracer des voies proposées par Benjamin à partir d´un centre
veut dire : lancer une enquête.


    Pour commencer à encadrer ce point de départ de l´investigation, il me
semble important de souligner que Benjamin est loin d´écrire une théorie
explicite de la photographie, extraite d´une conceptualisation plus générale
de la pensée et qui ne touche pas à d´autres champs : au contraire, la
photographie fait partie d´une telle conception, y est même intimement liée
et la transforme de l´intérieur. Et c´est justement cela la ruse de Benjamin.
C´est en prenant en compte cette conception complexe et hétérogène à
travers la photographie que la lecture de ces textes va nous mener plus loin,
voire jusqu`à la découverte d´un lieu de crime. Car son regard visant des
photographies concrètes n´est pas désintéressé. Loin de là : il y cherche des
indices et des tensions avec leurs alentours.
    Sinon, comment comprendre un matériau sans se poser en même temps
la question, fut-ce implicitement, de son inscription à la fois dans un certain
contexte social et politique et dans l´organisation de cette pensée qui s´en
charge ? Sans le considérer à la fois comme produit matériel et idéel et
comme résultat d´une certaine perception et conception qui l´a rendu
possible ? Sans, enfin, s´interroger sur sa position à lui, sur l´angle de vue
sous lequel ces objets-là apparaissent de cette façon, et dans quel but ?


                                                                              9
« Celui qui fouille dans le passé, comme s´il s´agissait d´un fourre-tout
d´exemples et d´analogies n´a pas même idée de combien de choses, à un
moment     donné,   dépend    son   actualisation   (Vergegenwärtigung). »8
Benjamin, bien conscient que « l´histoire est l´objet d´une construction,
dont le lieu n´est pas le temps homogène et vide, mais le temps saturé
d´ « à-présent » »9, prend explicitement position. C´est lui qui cherche le
contact avec ce matériau qui relève d´un passé parce que ce matériau-là, en
tant que constellation surchargé de passé, le regarde et lui donne à penser.
Il est concerné par ces photographies parce qu´elles communiquent une
connaissance qu´elles seules sont capables de transmettre. Ainsi, elles lui
servent dans son enquête. Au détective, il importe peu que son matériau
entre « par définition » dans un cadre pré-déterminé, clos – par exemple un
contexte dit artistique ou scientifique – ce qui importe, c´est ce que ce
matériau-là révèle quant à lui.


    Pourtant, il est important de remarquer qu´un détective, en s´engageant
à élucider un crime, essaie de remonter dans le temps, dans la mesure où
cet acte dit criminel est déjà passé au moment où l´investigation
commence. Il a donc affaire à l´histoire, mais dans cette histoire, il est en
même temps impliqué ; c´est même quant à cette histoire qui reste à
élucider qu´il fait son travail. « Il ne faut pas dire que le passé éclaire le
présent ou que le présent éclaire le passé »10, dit Benjamin. Ce qui importe
serait plutôt leur rencontre dans l´image dialectique, les seules qui « sont
des images authentiquement historiques, c´est-à-dire non- archaïques. »11
Au lieu du crime, présent et passé sont embrouillés, pour ainsi dire ; le
crime, l´acte passé, y demeure encore, mais le maintenant, la présente
investigation qui vient de commencer, s´y superpose.
    Or, ce qui est à élucider, c´est justement le crime qui a eu lieu à cet
endroit – c´est donc à partir de l´image qu´il donne à voir, à partir de la

8
   Benjamin, Sur le concept de l´histoire, in : Écrits français, (Ms. 471), p.
452
9
  Benjamin, Paralipomènes et variations de « Sur le concept d´histoire », in :
Œuvres III, p. 439
10
   Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, p. 479
11
   ibid.
                                                                           10
constitution du lieu même, que le travail peut trouver un commencement.
« Une image […] est ce en quoi l´Autrefois rencontre le Maintenant dans
un éclair pour former une constellation. En d´autres termes : l´image est la
dialectique à l´arrêt. Car, tandis que la relation du présent au passé est
purement temporelle, la relation de l´Autrefois avec le Présent est
dialectique : elle n´est pas de nature temporelle, mais de nature figurative
(bildlich) »12.


      C´est peut-être une des raisons pour lesquelles Benjamin s´est intéressé
« aux questions historiques ou, si l´on veut, philosophiques »13 de la
photographie : elle aussi est « instantanée », et elle aussi est image arrêtée,
offrant à la vue un « continuum spatial »14 ; une constellation immobile à
déployer, un champ délimité dépliable.Ainsi, il découvre dans les
photographies de plantes agrandies au maximum de Karl Bloßfeldt ce qu´il
appelle l´« optisch Unbewußtes » (« inconscient optique » ou « inconscient
visuel » selon la traduction). Et les, les personnes « ordinaires » dans leur
contexte social, photographiées par August Sander montrent à leur tour la
possibilité d´une « photographie comparée : une photographie dépassant le
détail pour se placer dans une perspective scientifique »15, comme Döblin
l´écrit. Ce sont ces photographies qui lui font voir ce qu´elles sont capables
de saisir. Benjamin-détective lance l´enquête sur ces connaissances en étant
sensible à ce qu´elles lui transmettent, sachant que l´accès à cette
connaissance se concentre potentiellement dans le moindre détail.


     Maintenant/ autrefois


     Qu´est-ce que font voir ces images dialectiques, ces constellations
immobilisées lors du choc subi par la rencontre du « maintenant » avec
« l´autrefois », les seules permettant une connaissance « authentiquement
historique » ? Comment mettre en contact un « maintenant » avec un


12
   ibid.
13
   Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 296
14
   Kracauer, La photographie, p. 191
15
   cité de Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 314
                                                                             11
« autrefois » ? Benjamin-l´observateur se laisse prendre au jeu avec son
matériau. Il ne peut écrire sur un matériau – comme la photographie en est
un pour lui - parce qu´il ne se trouve pas « au-dessus », détaché de lui.
Kracauer décrit sa démarche ainsi : « La différence entre la pensée
abstraite habituelle et celle de Benjamin sera donc : tandis que la première
lessive la plénitude concrète des objets, la deuxième s´enfouit dans le taillis
du matériau pour en déployer la dialectique de son essence. [Der
Unterschied zwischen dem üblichen abstrakten Denken und dem
Benjamins wäre also der : laugt jenes die konkrete Fülle der Gegenstände
aus, so wühlt sich dieser ins Stoffdickicht ein, um die Dialektik der
Wesenheiten zu entfalten.] »16
     De là sa position à l´intérieur du matériau qu´il s´engage à examiner : il
ne le considère point comme déjà défini, comme objet ferme déjà classé et
ainsi soumis par définition à un « ordre » extérieur. Loin de là – il cherche
ce qui, dans ses matériaux, est censé échapper au regard désintéressé. Tel
le travail criminologiste, il pénètre d´abord dans ses matériaux pour capter
les enjeux dont ils relèvent. C´est donc lors son investigation que
Benjamin-détective élucide les indices parmi les objets trouvés, en les
examinant tous minutieusement. Ou bien, pour le dire avec Benjamin qui
cite à cet égard Goethe : il s´agit d´un « empirisme plein de tendresse, qui
s´identifie très intimement à l´objet et devient de la sorte une véritable
théorie. »17


     Entrer dans ce taillis, ou dans ce qui s´est cristallisé en constellation
« surchargée de tensions », devient possible quant à l´immobilité de cette
« monade »18 qui s´est cristallisée suite au choc que Benjamin lui a fait
subir en coupant le fil du temps, la chronologie bien-aimée par
l´historicisme qui y voit une histoire de progrès. « C´est seulement quand le
déroulement historique glisse entre les doigts de l´historien, tel un fil lisse,
qu´on peut parler de « progrès ». Mais s´il s´agit d´une corde très effilochée

16
   Traduit par moi à partir de Kracauer, Zu den Schriften Walter Benjamins
in : Das Ornament der Masse, p. 250/251
17
   Goethe, Maximen und Reflexionen, n° 509, cité par Benjamin in : Petite
histoire de la photographie, op. cit, p. 314
18
   voire la note 5
                                                                        12
et déliée en mille mèches, qui pend ainsi que des tresses défaites, aucune de
ces mèches n´a de place déterminée, avant qu´elles ne soient toutes reprises
et tressées en coiffure. »19


     C´est donc ce qu´Adorno a appelé la « monumentalité de
momentané »20 (« Monumentalität des Momentanen ») qui, pour Benjamin,
est la source d´une connaissance historique spécifique. « Articuler
historiquement le passé signifie : discerner ce qui, dans ce passé même,
sous la constellation d´un seul et même instant, le rassemble. C´est dans
l´instant historique, et uniquement en lui, qu´est seulement possible la
connaissance historique. Mais cette connaissance dans l´instant historique
est toujours elle-même la connaissance d´un instant. En se ramassant dans
la forme d´un instant – d´une image dialectique - , le passé vient alors
enrichir la mémoire involontaire de l´humanité. […] La mémoire
involontaire de l´humanité délivrée, ainsi faut-il définir l´image
dialectique. »21 Il s´agit donc d´une connaissance historique à travers une
perception sensible. Le dispositif nécessaire pour saisir cette connaissance
est constitué par l´arrêt, l´immobilité de l´image.


     Or, pas toutes les images sont de la même façon dialectiques, c´est-à-
dire saturées de tensions inhérentes. Ceci vaut aussi pour les
photographies : il y en a qui rendent possible de saisir une dialectique
inhérente de l´instant qu´elles font voir, mais pas toutes le font en
cohérence avec leurs propres conditions de production. Accéder à cette
connaissance sensible demande donc une certaine utilisation et du côté du
photographe, donc de la technique photographique même, et du regardeur,
donc du contexte.



19
   Benjamin, Sur le concept de l´histoire, in : Écrits français, p. 445
20
   traduit par moi de : Adorno, Einleitung zu Benjamins Schriften in : Noten
zur Literatur, p. 571, parce que la traduction proposée par Christophe David
in : « Sur Walter Benjamin », p. 46 (« caractère monumental qu´il confère à
l´instant ») me semble enlever la radicalité des mots d´Adorno
21
   Benjamin, Paralipomènes et variations de « Sur le concept de l´histoire »,
in : Écrits français, p. 444/445
                                                                           13
Injonctions


     On voit bien : la photographie qui, pour Benjamin, a de l´intérêt, n´est
pas celle qui élude « l´authenticité de la photographie » comme le fait,
selon lui, « la pratique du reportage, dont les clichés visuels n´ont d´autre
effet que de susciter des clichés linguistiques »22, ni une utilisation de ce
médium qui renvoie à un culte qui la met à son tour à son service. Il parle
d´une utilisation de la photographie conforme à ses conditions techniques
(le dispositif photographique, mais aussi sa reproductibilité), donc
répondant au « mode de perception » transformé depuis que « [l]´action des
masses sur la réalité et de la réalité sur les masses représente un processus
d´une portée illimitée, tant pour la pensée que pour la réceptivité. »23
     Et il parle également des « injonctions [Weisungen] que recèle
l´authenticité de la photographie»24.


     Comment comprendre ces « injonctions » ? Qu´est- ce que cette
photographie est capable de saisir ? Et comment une photographie peut-elle
« transmettre » ou communiquer une connaissance ? Sous quelle forme est-
ce que cette connaissance peut être saisie ? Dans le cadre de ce mémoire, je
vais essayer d´élucider ces « injonctions que recèle l´authenticité de la
photographie », donc l´utilisation de ce médium par les photographes et son
inscription dans un contexte.


     Indices


     Comment « lire » une photographie ? Une photographie peut être
décrite comme un procédé de mémoire en ce qu´elle se prête à enregistrer
et sauvegarder, donc à extérioriser et mémoriser un réel qui, au moment où
l´image est développée, est déjà irréversiblement passé. De là son rapport
spécifique au « temps ». Elle relève donc d´un instant - ce moment précis


22
   Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 320
23
   Benjamin, L´œuvre d´art à l´époque de sa reproduction mécanisée in :
Écrits français, p. 183
24
   Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 320
                                                                    14
de la prise de vue, qui se trouve, pour ainsi dire, « matérialisé en elle ». Il
s´agit d´une spatialisation, voire une traduction de l´instant en surface
bidimensionnelle dans cet instant même par le contact physique de la
plaque photosensible avec la lumière venant de l´objet. Cet instant apparaît
alors sur la photographie comme relevé d´un passé, saisi à travers
l´appareil photographique, et actualisé par l´image qui le fait voir.
       Comme il s´agit d´un contact direct entre l´objet photographié et le
matériel photographique, on peut parler de la photographie en tant que
trace de lumière. C´est justement ce lien qui est exprimé par le mot
« photographie » qui est composé de photôs (lumière) et graphein (trace).
La première lecture d´images photographiques qui m´intéresse ici tente de
saisir les données que fait voir une photographie à partir de son caractère
indiciel. Et ce n´est pas sans raison. L´indice, on le sait, est aussi un terme
important dans la criminologie – c´est quant aux indices que l´enquête peut
aboutir ; ce sont eux qui rendent possible la connexion entre l´ »autrefois »
de l´acte criminel et le « maintenant » de l´investigation. Une photographie
peut donc elle-même être comprise comme indice, en ce que son existence
est basée sur sa condition de possibilité qui est la connexion entre un réel et
l´appareil.


       Pourtant, en photographie, les données qu´une image fait voir ne sont
pas saisies de la même manière que celles qui sont retenues par l´oeil
humain : « Car la nature qui parle à l´appareil est autre que celle qui parle à
l´œil – autre, avant tout, en ce qu´à un espace consciemment travaillé par
l´homme substitue un espace élaboré de manière inconsciente. »25, écrit
Benjamin dans la « petite histoire de la photographie ». Donc : une
photographie ne semble pas seulement être une sorte d´aide-mémoire,
permettant de re-venir à un endroit, ou de se souvenir d´une situation
spatiale, voire de la « ré-actualiser » visuellement, mais aussi un ajout,
l´autre de la mémoire humaine en ce qu´elle rend visible et mémorisable un
réel pas encore perçu et mémorisé de cette façon. Ce réel n´apparaît que
médiatisé par la photographie et est donc, quant à l´appareil-médiateur


25
     Benjamin, Petite histoire de la photographie, op.cit., p. 300
                                                                             15
entre l´objet et l´œil du photographe (s´il y en a un), extérieur à toute
mémoire humaine.


     La photographie, parce qu´elle est trace, indice, donne à voir, à son
tour, des indices qu´on peut discerner et « suivre » à partir des détails de
cette image d´un réel enregistré, mémorisé sur sa surface.
     Ainsi, une des premières opérations effectuées sur les lieux d´un crime
est la prise en photo des lieux et des données afin de pouvoir les consulter à
tout moment de l´investigation pour y chercher des détails ayant jusque-là
échappé au regard. Pourtant, il semble important que ce contact se fasse
mécaniquement : celui qui effectue ce contact n´est pas le photographe,
mais l´appareil, bien que ce soit le photographe le provoque. L´appareil,
une machine, n´est pas « conscient » de l´opération, aucune intention ne
peut le guider dans ce qu´il enregistre.
     Ainsi, une photographie ressemble à une copie d´un « état des choses »
sur un support différent du support dit original. Mais cela se fait de manière
discrète : bien qu´il y eût un contact, une photographie ne transforme pas
cet objet qu´elle enregistre : elle ne le « touche » que par intermédiaire de
la lumière ; elle n´en est que son enregistrement, laissant intact ce que va
devenir son référent.


     Retracer


     C´est entre autres quant à leur caractère indiciel, plus précisément en
tant qu´indice d´indices, que Benjamin accorde aux photographies,
notamment à celles qu´a prises Atget à Paris, une « signification politique
cachée »26, sans pourtant parler explicitement de trace. Il utilise le terme
« indice » qu´il emprunte à la pratique criminologique : « On a dit à juste
titre qu´il avait photographié ces rues comme on photographie le lieu d´un
crime. […] Le cliché qu´on en prend a pour but de relever des indices.
Chez Atget les photographies commencent à devenir des pièces à


26
   Benjamin, L´œuvre d´art à l´époque de sa reproductibilité technique,
in :Œuvres III, p. 286
                                                                    16
conviction pour le procès de l´histoire. »27 Voilà l´intérêt de l´historien –
ces photos font partie du procès, en servant d´images capables de révéler
des traces du « coupable » ; elles sont même utilisées en tant que
« preuves ». Ce regard posé par Benjamin sur de telles photographies est
donc un regard motivé, voire intéressé, parce qu´il est posé sur elles avec
un but – relever des indices menant vers un « coupable ».
       Cet angle de vue politique – qui ressemble à celui d´un détective qui se
sert d´une photographie dans le cadre d´une investigation et donc travaille
avec elle – demande un saisi critique, attentif et orienté. « Elles en
appellent déjà un regard déterminé, écrit Benjamin. Elles ne se prêtent plus
à une contemplation détachée. Elles inquiètent celui qui les regarde ; pour
les saisir, le spectateur devine qu´il lui faut chercher un chemin d´accès. »28
Ces photographies exigent donc de ceux qui les regardent un certain effort :
il leur faut chercher un accès. Et pour cela, il faut connaître le statut de
cette image dans le cadre de l´investigation. Le regardeur devrait donc se
demander quel genre d´informations sa photographie est capable de
transmettre et, ensuite, trouver une position auprès d´elle qui correspond à
cela. C´est le regardeur qui situe l´image selon l´utilisation qu´il intente
d´en faire, ce qui exclut de se laisser prendre par une contemplation libre,
absorbante. À la place d´un saisi contemplatif dans le sens d´un regard non-
intéressé qui se perd, pour ainsi dire, dans l´image, s´installe une perception
sensible basée sur une distance instaurée à la fois par la nature
« technique » de la photographie et le regard critique censé mener à une
connaissance de celui qui s´en sert. Avec la photographie, l´organisation de
la distance entre l´image et son spectateur et, avec cela, « sa » théorisation,
se transforment fondamentalement.


       Ces photographies, sous l´angle de vue de Benjamin, dérangent alors
leurs regardeurs, elles les empêchent de s´y perdre, de se laisser absorber
ou d´y plonger, en restant dans une attitude contemplative. Pourquoi ? Tout
d´abord parce qu´il s´agit de photographies, donc d´images produites
techniquement qui permettent d´approcher les choses en les transformant

27
     ibid.
28
     ibid.
                                                                             17
en référent de l´image ainsi qu´en les homogénéisant sur la surface de
l´image. En même temps, il s´instaure une distance entre image et
regardeur parce que ce saisi est autre qu´humain – la photographie est un
outil, reproductible par sa nature ; ce qu´elle donne à voir est un
enregistrement technique.
     Mais les photographies d´Atget dérangent aussi pour une autre raison :
leurs référents. Ils concernent celui qui le regarde. Qu´est-ce que ces
images font voir ? On dirait des scènes aussi « banales » que quotidiennes.
Or, prises en image, ces scènes deviennent, quant à cette banalité,
suspectes. Car « [d]ans nos villes, est-il un seul coin qui ne soit le lieu d´un
crime, un seul passant qui ne soit un criminel ? »29 Concerné, le regardeur
n´arrive pas à garder la distance nécessaire qui le protège du danger de la
confrontation directe. Ces photographies enregistrent l´en-deça du
regardeur, sans lui permettre de prendre du recul en se contemplant dans
une aura, d´une « unique apparition d´un lointain, si proche soit-il »30 dont
l´œuvre est inondée, qui reste alors inaccessible, prise dans un rituel qui lui
accorde un sens supérieur.
     Impossible de regarder un cliché d´un lieu de crime détaché de ce
rapport non pas à un rituel, mais à sa situation historique - le crime qui lui a
donné son nom. Avec cette information, de telles photographies ne peuvent
pas demeurer « quelconques », donc lointaines et abstraites - leur
« lecture » ne peut que commencer là.


     Benjamin, saluant cette exigence inhérente de prise de position, résume
qu´« [a]vec ce genre de photos, la légende est devenue pour la première
fois indispensable. Et il est clair qu´elle a un tout autre caractère que le titre
d´un tableau. »31 La légende fait intervenir l´ hors-champ de la
photographie qui va ainsi diriger, mener sa lecture vers un con-texte précis.
En cela, elle élargit, pour ainsi dire, le champ de vision : elle rend possible
de penser le fragment en tant que tel, donc à la fois comme découpage du

29
   Benjamin, Petite histoire de la photographie, op.cit., p. 320
30
   ibid., p. 311, voire aussi Benjamin, L´œuvre d´art à l´époque de sa
reproduction mécanisée, in : Écrits français, p. 183
31
   Benjamin, L´œuvre d´art à l´époque de sa reproduction mécanisée, op. cit.,
p.183
                                                                         18
champ dont il est extrait, et en tant que totalité en soi, impliquant des liens
avec son hors-champ sous forme de tensions inhérentes dans cette
constellation, qui renvoient à l´extérieur.
       Une légende est donc une sorte de directive, une base sur laquelle on
peut construire le point de départ d´une analyse. Dès lors, c´est à partir de
là, du texte qui en parle, que la photographie est regardée. En même temps,
une légende délimite le champ décrit par le référent d´une photographie ;
elle dicte les frontières en dirigeant le regard et en excluant d´autres accès
possibles. Dès lors, le lieu représenté sur l´image est lié au crime et ne peut
plus être contemplé de façon naïve.


       La photographie devient donc un instrument censé communiquer une
connaissance non pas encore « connue » en tant que telle, mais déjà
localisée en ce qu´elle se trouve inscrite dans un contexte qui s´en charge.
La légende a déjà défini un angle de vue précis qui figure comme point de
départ de l´enquête. Bien entendu, il s´agit d´un commencement et non pas
d´un résultat - celui qui regarde une photographie (ou s´engage dans une
enquête criminologique) n´a pas encore trouvé le coupable, loin de là : il
vient juste de lancer l´enquête. Mais il a trouvé un point de départ en
découvrant un endroit et le dénommant « lieu d´un crime ». Maintenant, il
faut trouver des voies pour accéder à cette connaissance qui se trouve « sur
place », voire sur ces photographies.


       Inventorier


       Comment situer et « comprendre » les indices dont une photographie
est la trace ? Cette question sera, dans le cadre de ce mémoire, un deuxième
axe de lecture des photographies qui intéressent Benjamin. Siegfried
Kracauer propose peut-être un chemin en proclamant qu´« [i]l faut
comprendre la totalité de la photographie comme étant l´inventaire général
[Generalinventar] d´une nature qui n´est pas davantage réductible, comme
le catalogue de toutes les apparitions s´offrant dans l´espace»32. Qu´est-ce


32
     Kracauer, La Photographie, p. 198
                                                                             19
que cela veut dire, «comprendre une photographie comme étant l´inventaire
général d´une nature qui n´est davantage réductible » ?


    Remarquons qu´en allemand, il y a deux mots pour décrire deux sens
différents de l´« inventaire » français : « Inventar », qui est employé ici,
veut dire : tous les objets reconnus comme appartenant à un ensemble et
qui sont à prendre en compte dans le cadre d´une inventorisation. L´autre
mot est « Inventur » qui désigne l´opération d´inventorier même ainsi que
l´inventaire accompli. Quand Kracauer propose de comprendre « la totalité
de la photographie » en tant qu´inventaire, il constate donc que tous les
éléments à prendre en compte figurent déjà sur une photographie et que,
peut-être, un inventaire a déjà été fait avant. Mais peu importe, de toute
façon on ne peut consulter l´inventaire accompli qu´à partir des objets
mêmes rendus visibles par la photographie.
    En même temps, il conseille au regardeur une pratique de lecture
comparable au procédé d´inventorier, donc de faire lui-même un inventaire
à partir de ces données qui s´offrent à sa vue. Le but semble être de capter
l´ensemble de ce que donne à voir cette image, à partir des éléments
explicitement pris en compte lors de l´inventorisation.
    Mais comment extraire des éléments plus ou moins distincts d´un
ensemble sur une surface, et comment les classer ? Car pour pouvoir
« dénombrer » des éléments ou les « décrire », il faut des catégories qui les
distinguent ainsi qu´une logique interne qui les met en relation. Bref : tout
inventaire est basé sur un cadre. En faisant le pas, donc l´inventaire, on va
s´appuyer sur des catégories qui semblent « juste » pour délimiter le champ
- c´est ce « cadre » qui fonctionne en tant que metteur en ordre, qui
constitue une des particularités de chaque inventaire. Regarder une
photographie en tant qu´inventaire, cela permet de trouver une de ses
particularités, qui se superpose en même temps avec celle qu´instaure le
regard inventoriant de celui qui s´en sert. Le « maintenant « du regard
posé sur une photographie, lui aussi inventoriant, rencontre l´ « autrefois »
de l´inventaire du moment de la prise de vue qui se présente en
constellation chargée.


                                                                           20
Ce cadre est une des limites de l´inventaire. Le plus souvent, ce cadre-
là n´est pas pris en compte par l´inventaire même. Il s´agit, pour ainsi dire,
de ce qui précède idéellement l´inventaire. Ainsi, il relève d´un « mode
d´être de l´ordre »33 sur lequel cet inventaire-là a été basé lors de sa
production sans être explicitement mis en question. « Mais cette « raison »
est un sous-sol qui échappe souvent à ceux-là mêmes dont elle fonde les
idées et les échanges. Ce qui donne à chacun le pouvoir de parler, personne
ne le parle. »34
       Ainsi, ce qui figure de façon implicite dans un inventaire, c´est
comment fût classifié, ordonné et donc compris cet ensemble. Et c´est peut-
être en « re-traçant » cet inventaire        - qui, pourtant n´a jamais été
inventorié, mais enregistré d´un seul clic - à partir d´un ensemble bien
délimité, à savoir la surface d´une photographie, qu´on peut acquérir une
certaine connaissance du « mode d´être de l´ordre » spécifique. On verra
par exemple que Benjamin dévoile certains traits de la bourgeoisie en
regardant des photographies portraitistes de cette époque.


       Certes, celui qui regarde une photographie (qui relève d´un instant
passé) n´est pas nulle part, au contraire : il la saisit à partir de sa position
actuelle. Comme Benjamin le dit par rapport à la construction de l´histoire :
le point de départ n´est pas un vacuum spatio-temporel, mais un temps
chargé avec et donc marqué par le « maintenant ». L´intention d´une telle
lecture ne serait pas de re-construire minutieusement ce qui a été présent
devant l´objectif au moment de la prise, donc de trouver « l´objet
original », mais d´en comprendre quelque chose sous un angle de vue
présent et de trouver des liens inhérents.


       Pourtant, il ne s´agit nullement de nier une lecture qui part de la
photographie en tant que trace – au contraire, cette approche partant d´une
photographie en tant qu´inventaire s´y ajoute et l´accompagne. Tandis
qu´un regard sur une « trace » favorise sa connexion directe avec un réel,
en mettant l´accent sur son caractère d« instantanée », constitué par sa

33
     Foucault, Les mots et les choses, p. 26
34
     de Certeau (sur Foucault), Histoire et psychanalyse, p. 154
                                                                              21
temporalité propre et faisant voir des détails, la lecture d´un inventaire vise
l´espace clos d´une photographie, dans lequel certains liens apparaissent
sous différents angles. Ainsi, une lecture de la photographie en tant que
trace, partant de la prémisse que cet ensemble-là a bien été devant l´objectif
au moment de la prise, permet d´examiner les éléments un par un, donc de
se concentrer sur les détails, tandis qu´une lecture inventoriant essaie de
trouver des liens inhérents entre les éléments constituant cet ensemble à
partir du cadre qui définit comment ses éléments sont présentés un par un,
un à côté de l´autre. Il s´agit donc, pour ainsi dire, de deux lectures
superposées. Elles se complètent et ouvrent la voie à une connaissance
spécifique. Benjamin nous la montre dans ses textes.
    Cette approche aux photographies renvoie, pour le dire encore une
fois, à deux procédés d´investigation criminologique. Un détective ou un
commissaire, ne cherchent-ils pas, eux aussi, dans le moindre détail l´indice
à poursuivre ? Et ne font-ils pas, eux aussi, l´inventaire des donnés pour y
révéler des liens possibles ? N´opérent-ils pas de cette façon pour acquérir
une certaine connaissance menant vers l´élucidation de ce qui s´est passé,
donc d´un passé dont ils savent dès le commencement de leurs recherches,
donc dans leur présent, qu´il est à pénaliser ?


    Ce n´est certainement pas sans raison que Benjamin ait choisi de citer
des photographies d´Atget en tant que photographies prises sur le lieu d´un
crime et qu´il met, d´une certaine manière, le spectateur (et lui-même) à la
place de l´enquêteur. Ses recherches, ou bien son regard attentif aux détails
et rapports subtils, ressemblent en quelque sorte aux enquêtes policières :
lui aussi suit, dans un premier temps, toutes les pistes qui s´offrent, et lui
aussi le fait en ayant un but. Ses « enquêtes » ont comme objet, entre
autres, d´élucider les transformations des conditions techniques et sociales
et des perceptions quotidiennes et théoriques de la photographie et du film
et, avec cela, leur inscription dans un champ artistique, social et politique.
    Sa ruse est de ne pas dissocier a priori ces champs, au contraire : c´est
leur « communication » qui l´intéresse plus qu´il n´essaie de les distinguer.
Benjamin ne critique pas la photographie en tant que telle, en tant que
médium, disposant de certains potentiels qui lui sont propres, mais certains
                                                                           22
de ses modes d´utilisation et de sa médiation. Toutes les photographies ne
reflètent pas les possibilités de faire voir leur sujet selon les « injonctions
que recèle leur authenticité », et toutes les attitudes auprès de telles
photographies ne sont pas capables d´y discerner ces injonctions. Il va donc
falloir trouver les particularités de ces photographies ainsi que des
contextes dans lesquelles elles apparaissent, en suivant le regard et les
analyses retraçant et inventoriant de Benjamin.




II. Investigation du lieu de crime : retracer/inventorier



                                         A propos du roman policier :
                                         « Quand on n´a rien signé, pas laissé de photo
                                         Quand on n´y était pas et qu´on n´a rien dit
                                         Comment pourrait-on vous prendre ?
                                         Efface tes traces !
                                         Brecht, Versuche <Berlin 1930>, p. 116
                                         (Lesebuch für Städtebewohner, I).
                                         [M16,2]35




      Nous voilà donc chargés d´une affaire. Après avoir dessiné un plan, nous
allons lancer l´enquête sans perdre de vue ces objectifs. Au centre de notre
investigation se trouve la photographie, mais comme le détective, nous ne
sommes sûr de rien par rapport à ce « suspect ». Nous allons nous approcher
par plusieurs voies et l´observer. Dans un premier temps, nous allons la
focaliser en passant par des champs traversés par Benjamin afin d´élucider
son point de départ à lui. Le mouvement de la pensée à partir de cette
« monade » qui est « la » photographie va donc vers elle : où se trouve-t-
elle ? quels sont ses caractéristiques ? est-ce vraiment elle notre suspect, ou
est-ce qu´elle permet de le trouver ? Cette enquête commence donc, comme
toute enquête, avec des interrogations ouvertes. On le sait : le plus
important, c´est de poser les bonnes questions.




35
     cité par : Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, p. 463
                                                                                     23
Le crime et son lieu


       Commençons avec le regard benjaminien posé sur des photographies
d´Eugène Atget. Ce n´est certainement pas sans raison qu´Atget attire son
regard à ce point. Plus haut, j´ai déjà annoncé qu´il les associe à des relevés
judiciaires effectués sur des lieux du crime.36 En quoi consiste cette
approche ? Qu´est-ce que les photographies d´Atget font voir, et jusqu`où
un tel regard qui les saisit à partir d´un tel objectif, « juridique », peut
mener ? D´ailleurs, qu´est-ce qu´un lieu de crime, et quel est son rapport
avec la ville ? Enfin, de quel genre de photographie s´agit-il ? Comment se
communique leur particularité ? Et quelle attitude une telle photographie
demande-t-elle à ses regardeurs ? Ces questions vont aider, je pense, à
saisir des traits spécifiques du regard benjaminien posé sur des
photographies, et en même temps élucider sa démarche théorique.


       Où est le crime ?


       Tout d´abord, il faut dire que, dans les photographies d´Atget, il ne
s´agit pas de photographies prises lors d´une enquête policière ou pour
illustrer un reportage sur un meurtre « spectaculaire » dans un journal. En
fait, il n´y a aucun lien direct avec un « vrai » meurtre. Ce qui figure sur ces
images sont tout simplement des vues de la ville de Paris, son visage banal,
pour ainsi dire : ses rues désertes, des magasins et des petits commerces,
l´architecture urbaine. « Atget est presque toujours passé à côté « des vues
célèbres et de ce qu´il est convenu d´appeler les symboles d´une ville »,
écrit Benjamin ; mais non point à côté d´une longue série d´embauchoirs ;
ni des cours de Paris où, du matin au soir, s´alignent les charrettes à bras ;
ni des tables désertées et encore jonchées de vaisselle, comme il s´en
trouve, à la même heure, des centaines de mille ; ni du bordel de la rue …
n° 5, dont le « 5 » apparaît en caractères immenses en quatre endroits de la
façade. »37 On voit bien comment Benjamin examine minutieusement ce
qui se présente à son regard posé sur ces photographies. Il semble

36
     Benjamin, Petite histoire de la photographie, op.cit., p. 320
37
     ibid, p. 311/312
                                                                              24
reconnaître ces endroits non point spectaculaires et donc faire le lien avec
les actions qui y ont habituellement lieu.
     Avant tout, il nous les présente donc comme des vues quotidiennes:
tout un chacun des habitants dans cette ville (à ce moment-là, vers 1900)
est régulièrement confronté à ce qui est enregistré sur ces photographies ;
ce qu´elles montrent lui est familier. Rien d´extraordinaire, paraît-il : juste
une répétition visuelle de ce qui entoure les gens dans une ville, dans cette
ville précise qui est Paris, tous les jours. Celui qui n´en est pas
contemporain – nous - y voit donc un quotidien d´ « autrefois », sachant
qu´auparavant « on » était « habitué » à cet aspect de cette ville. C´est
d´ailleurs peut-être une des raisons pour lesquelles les photographies
d´Atget sont souvent décrites comme nostalgiques ou mélancoliques.38


     Pourtant, il y a un aspect dans ces photos qui semble étrange : « Il est
remarquable que presque toutes ces photos soient vides. Vides les fortifs à
la porte d´Arcueil, vide les escaliers d´apparat, vides les cours, vides les
terrasses des cafés, vide, comme il se doit, la place du Tertre. Non pas
solitaires, mais sans atmosphère. »39 Il est vrai que, sous cet aspect, non-
peuplée par ces habitants et non-inondée par son atmosphère, la ville ne se
montre que rarement. Habituellement, on la perçoit transformée par des
masses de personnes qui traversent ces rues pour aller travailler ou pour
participer au commerce, par les mouvements de la foule qui font « vivre »
la ville, qui constituent son pouls, sa vitesse, son apparence.
     Ce n´est donc pas l´aspect « typiquement » urbain que fait voir Atget
dans ses images, il ne s´agit pas de « clichés visuels [qui] n´ont d´autre
effet que de susciter par association des clichés linguistiques»40 ; la ville
n´est pas non plus montrée de façon esthétisée, re-présentée par ses
monuments les plus prestigieux, son « meilleur côté », pour ainsi dire.
C´est plutôt son décor quotidien, son enveloppement architectural, qui y
figure. Ces architectures « brutes » ne sont que la structure qui enrobe la
vie urbaine. Pourtant, cette structure a été construite à la fois dans la

38
   voire p.ex. Alain Buisine : Eugène Atget ou la mélancolie en photographie
39
   Benjamin, Petite histoire de la photographie, op.cit., p. 312
40
   ibid., p. 320
                                                                          25
mouvance même de l´urbanisation et pour répondre aux besoins de la vie
urbaine. C´est là, en ville, dans ces rues, que la vie quotidienne se déroule.
      La ville en tant qu´échafaudage spatial de l´urbanité donne lieu aux
actions humaines qui s´y passent, et elle en garde des traces qui relèvent de
cette vie de tous les jours, des traces d´usage des actions qui y ont eu lieu.


     « La ville, sur ces images, poursuit Benjamin, est inhabitée comme un
appartement qui n´a pas encore trouvé de nouveau locataire »41 Mais si la
ville apparaît comme appartement, qui pourrait y habiter ? Dans un texte
sur les passages parisiens, Benjamin dit que « les rues sont l´appartement
du collectif. Le collectif est un être sans cesse en mouvement, sans cesse
agité, qui vit, expérimente, connaît et invente autant de choses entre les
façades des immeubles que des individus à l´abri de leurs quatre murs. »42
On voit bien que le collectif dont il parle est la masse, la foule dynamique
qui fait vivre la ville qui l´a, à son tour, accouchée. Dans la foule, les
individus en tant que tels se perdent, pour ainsi dire, pour devenir éléments
de l´ensemble. Avec la « disparition » d´hommes singuliers, la masse qui,
dès lors, les englobe, devient figure mouvementée en soi. Ce n´est
certainement pas sans raison que Benjamin se réfère à plusieurs reprises à
« L´Homme des foules » d´Edgar Allen Poe qui, lui, est souvent décrit
comme un des « pères fondateurs »43 du roman policier : dans la foule, le
suspect disparaît facilement. 44
     Mais cet appartement – la ville – apparaît vide, abandonnée sur les
images d´Atget, bien qu´on saisisse encore des traces laissées par « l´ancien
locataire », les collectifs autrement constitués d´autrefois ainsi que la foule
qui occupe habituellement ces espaces. Ces photographies font donc voir
un état transitoire : il y en a des indices d´anciens usages, mais cette ville
est en même temps en attente de nouveaux habitants. Pour l´instant, ce
moment précis des prises de vue des clichés d´Atget – c´est-à-dire


41
   ibid., p. 311/312
42
   Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, p. 875
43
   voire Vanoncini, Le roman policier, p. 23
44
   voire p. ex.Benjamin, Paris, capitale du XIXe. siècle, p.457 ou ibid., p.
462
                                                                                 26
habituellement à l´aube, très tôt le matin – réunit visuellement ces deux
temps qui coexistent dans l´image.


     C´est ce vide chargé de traces d´un certain passé qui permet à
Benjamin d´approcher les images d´Atget à des photographies faites lors
d´une investigation sur un lieu de crime : « Le lieu du crime est déserté.
Son enregistrement est fait par rapport aux indices. »45 On l´a vu : les
images prises par Atget à Paris donnent à voir des indices, et elles montrent
des espaces vides, non peuplés. Elles ressemblent donc effectivement à des
relevés judiciaires pris au cours d´une investigation au lieu du crime. Pour
voir plus clairement l´attitude que de telles images exigent de leur
regardeur, nous allons regarder de plus près ce que c´est qu´un lieu de
crime. Qu´est-ce qui constitue un tel lieu, et comment s´en approcher?


     Le lieu et son crime


     Remarquons que ce n´est pas l´acte criminel même qu´on retrouve sur
un lieu du crime: le crime y a déjà été commis – on vient trop tard, pour
ainsi dire : la victime est déjà morte, on ne peut plus la sauver. Dans un
certain sens, on - c´est-à-dire le commissaire, le détective ou celui qui
regarde une photographie d´un lieu de crime - reste à l´extérieur de la
scène. On n´a pas de possibilité d´intervenir sur ce qui s´est passé, on
n´arrive qu´après-coup ; ce qui s´est passé s´est irréversiblement passé. Ce
qu´on rencontre sur place, la « scène », n´est que le résultat d´une action ou



45
   ce passage est une traduction par moi de la phrase : « Auch der Tatort ist
menschenleer.Seine Aufnahme erfolgt der Indizien wegen. » (in: "Das
Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit in:
Medienästhetische Schriften, p. 362) parce que la traduction proposée par
Benjamin, œuvre d´art… p. 190 (« Le lieu du crime est désert. On le
photographie pour y relever des indices.») me semble trop mettre l´accent 1.
sur le vide (sans expliciter qu´il s´agit d´un vide de personnes ) et 2. sur
l´enregistrement photographique (le mot « Aufnahme » en allemand peut
aussi bien juste signifier le rapport général fait sur place). En outre, la phrase
« der Indizien wegen » pourrait signifier : les photographies en tant
qu´indices ou bien : les photographies montrent des indices ; il me semble
important de garder ces deux significations
                                                                                27
d´un événement passé, et c´est en cela que ce lieu a une importance pour
celui qui s´y trouve pour faire une investigation.


       Il s´agit donc d´un lieu déjà devenu historique : le lieu du crime est
défini par rapport à son lien avec un acte passé – le crime qui y a été
commis. On suppose y trouver des inscriptions relevant de son passé, ce
passé qui, pour nous, reste « inachevé » parce que nous ne savons pas ce
qui s´y est passé pendant que nous n´y étions pas. Nous, qui ne percevons
que l´endroit qui a donné lieu à l´acte ne connaissons pas son histoire, bien
que nous lui ayons déjà accordé un nom, ou bien une désignation – lieu du
crime. Il semble donc que nous, qui disposons d´une définition de ce que
c´est qu´un crime, savons quand-même déjà quelque chose de ce lieu.
       Qu´est-ce que nous présupposons avant même de pénétrer sur un lieu
du crime ? Pour présenter les pratiques criminologiques « réelles »
effectuées lors d´une investigation sur les lieux du crime, je vais me référer
à un manuel de criminologie. Ceci relève, je pense, du côté de la pratique
plutôt que de la pensée, du statut et des connotations d´un tel endroit ainsi
que de l´acte qui y a eu lieu et de la position prise par ceux qui font partie
de l´investigation.


       Avant tout, il me semble nécessaire d´éclaircir le concept de « crime »,
donc de l´acte même. Selon Jean-Claude Martin, l´auteur du manuel
intitulé « Investigation de scène se crime », « le mot crime doit être
compris au sens latin du terme crimen qui signifie le chef d´accusation »46.
La définition du lieu en tant que lieu du crime est donc aussi constituée à
partir de la société qui accorde cette définition à l´acte dit criminel: selon
cette définition, le mot « crime » implique qu´il y ait une loi qui le
catégorise en tant que tel sans la préciser. Le principe sur lequel cette
relation entre loi et crime est basé est «nullum crimen sine lege ; nulla
poena sine lege » , il n’y a pas de crime sans loi ; il n’y a pas de peine sans
loi.




46
     Jean-Claude Martin, Investigation de scène de crime, p. 3
                                                                             28
Dans le « dictionnaire historique de la langue française », on trouve
aussi la définition suivante : « Par métonymie, [le mot crime] s´est appliqué
à l´acte sur quoi se fonde cette décision [juridique ultérieure], le grief,
l´inculpation, souvent avec une valeur péjorative due au contexte
pénal. L´accusation se confondant avec l´acte délictueux lui-même (scelus
en latin), crime a fini par désigner dès l´époque classique l´action coupable
[…] »47. Le crime, signifiant dès lors aussi l´acte criminel même, est alors
compris à partir de son jugement ultérieur ; ce n´est que dans un deuxième
temps que le mot s´applique à l´acte criminel même. Le crime commence
donc avec l´établissement de règles qui ont valeur de loi. Un acte est
criminel parce qu´on a décidé dans une société de le punir.


     Ainsi, pour désigner un acte comme acte criminel, pour le juger, il faut
qu´il soit accompli et qu´il y en ait des preuves – avant le crime, il n´existe
pas, ne peut exister, ce ne sont que les lois (des « au cas où ») qui
préexistent, en définissant ce qui va être classifié rétroactivement, à la
suite, par quelqu´un muni du pouvoir de le juger ainsi, comme acte
criminel. Or, aussi la constitution des preuves dépend de prédéfinitions.
Jusqu`à la fin du 19e siècle, seuls étaient acceptés les discours des témoins
interrogés lors du procès – les seules preuves étaient donc des énoncés
verbaux. Les images étaient considérées comme des illustrations de ces
discours sans être considérées comme preuve autonome. Ce ne fût qu´avec
l´accréditation des radiographies à la fin du 19e siècle qu´on a attribué une
valeur de preuve aux photographies.48
     Il me semble important d´indiquer que, si la compréhension du mot
commence avec l´accusation qui va succéder à l´acte, il faut
nécessairement une instance munie du pouvoir de définir ce qui est juste,
qui est extérieur à l´acte (à la situation d´exécution de l´acte). Et c´est cette
instance représentant les lois qui s´oppose à l´accusé, celui qui est
soupçonné être le coupable. Pour qu´il y ait un crime, il faut donc tout un



47
  Petit Robert, dictionnaire historique de la langue française
48
  voire Golan, Sichtbarkeit und Macht : Maschinen als Augenzeugen, p.
171-210
                                                                               29
dispositif : une instance jugeant, une loi qui définit le chef d´accusation, un
coupable, l´acte, une victime, des preuves …


     Cependant, le mot « crime » est aussi défini comme « manquement très
grave à la morale ». Cette définition ne se réfère pas non plus
immédiatement à l´acte criminel dans sa violence propre, mais aux
intentions dites immorales de celui qui le commet. Or, la morale n´est pas
non plus une chose close, fixe ; elle dépend elle aussi de jugements et
déterminations d´une société.


     Enfin, le mot « crime » s´applique à l´assassinat et le meurtre qui sont,
semble-t-il, les crimes par excellence.49 Je suppose que Benjamin a pensé à
un meurtre quand il a écrit que les images d´Atget ressemblent aux relevés
judiciaires d´un lieu de crime. Car c´est suite à un assassinat que le lieu du
crime devient si central et important pour l´investigation : Le résultat est
irréversible ; il n´est plus possible d´interroger la victime. Quand il y a un
meurtre, cela signifie que l´acte était d´une violence inhérente, qu´une
frontière a été franchi. L´enquête essaie de dévoiler en toute urgence des
mobiles et l´identité du coupable pour l´arrêter car celui-ci est jugé
dangereux pour la communauté. Car quand quelqu´un tue une autre
personne, il s´insinuent des pulsions « sauvages », « inhumains », en tout
cas « a-sociales », dirigées contre d´autres personnes.50


     Partant de la thèse selon laquelle un des éléments constitutifs du crime
est, à côté de son jugement ultérieur, l´acte criminel même, on accorde
donc aussi à l´endroit qui a donné lieu au crime une violence inhérente –
des traces de l´acte se trouvent potentiellement encore sur place. Il ne s´agit
pas d´un lieu innocent, car il est dès lors intimement lié avec l´acte
meurtrier. Ainsi, ce lieu est constitué par une temporalité spécifique : on
suppose qu´il y avait quelqu´un – l´assassin - qui a causé cette situation


49
  Petit Robert
50
  Certes, ceci est une thématique très complexe et discutable. Dans le cadre
de ce mémoire, je vais me contenter de travailler avec ces connotations
courantes
                                                                           30
rencontrée sur place antérieurement, dans le passé, en laissant des traces
qui persistent, s´y trouvent encore, au présent ; puis il faut trouver ce
quelqu´un qui est « coupable » afin de l´accuser ultérieurement, dans l´a-
venir. Tous ces temps se superposent, pour ainsi dire, « au lieu du crime ».
        « Tout présent immédiatement se dédouble en avenir inclus dans le
passé et en passé en appelant à un avenir qui se superpose à lui. »51
Nommant cet acte qui, justement, fut « acte » à son présent, un crime, cet
acte, dans son présent même, a déjà été lié à ce qui le succède. C´est en
cela qu´on a pu appeler l´acte meurtrier, qui ne peut être crime qu´en étant
saisi en tant que tel que par l´accusation future, un crime. Le meurtre
apparaît à ceux qui en souffrent ou en ressentent les conséquences et qui
veulent « rendre justice » comme crime encore ou enfin à présent quant à
son inscription dans un temps historique, par le travail d´un tiers, d´un
criminologue qui le construit à partir de sa position à lui.


        Le lieu du crime est alors supposé contenir son passé dit criminel sous
forme de traces ou d´indices, inscrits dans le lieu même et/ou sur la victime
- ainsi, on pourrait dire que le lieu, lui aussi, participe au crime. Dans le
manuel de criminologie, ceci est formulé ainsi : « Le lieu du crime contient
des indices physiques qu´il faut protéger ; ils ont été abandonnés par le
criminel et, de ce fait, ils représentent les éléments constitutifs de son
crime. »52 Ces traces laissées par l´assassin lors de l´acte meurtrier,
résultats de la violence, sont souvent très fragiles. Mais c´est quant à elles
que le crime se trouve, dans un certain sens, encore sur place. Il s´est, pour
ainsi dire, installé à, voire inscrit dans l´endroit où l´acte dit criminel a eu
lieu.
        Cet endroit, le lieu du crime, n´est donc pas un lieu non-classifié,
innocent, quelconque. Y Pénétrer est alors, comme nous l´avons vu,
nécessairement intentionnel,       mieux :    dirigé,   menant      vers    une
direction précise: on y va pour trouver des pistes menant vers le coupable,
car qu´il y ait un coupable, quelqu´un qui a causé cette situation spatiale


51
     Proust, Histoire à contretemps, p. 70
52
     Martin, Investigation de scène de crime, p. 17
                                                                              31
spécifique, donc laissé des traces de son acte violent, c´est déjà présupposé
en nommant ce lieu « lieu du crime ».
     Récits policiers


     Dans les romans policiers, ayant selon Guy Landreau « pour matière,
non pour forme, la présentation de concepts, et les moyens de production
d´une connaissance pour objet »53, cette prémisse d´une connexion
historique et physique entre ce passé criminel inconnu et l´actualité, en
formant une constellation spécifique, fait partie de l´enjeu du récit : « Les
indices apparaissent […] comme les affleurements d´une histoire cachée –
celle du crime – dans une histoire manifeste – celle de l´enquête. Les
indices sont les reliquats de l´histoire première dans l´histoire seconde. De
là leur incongruité : ils appartiennent en ordre principal à un univers de
sens qui n´est pas l´univers actuel. »54
      Pour trouver un point de départ, le commissaire fictionnel et, avec lui,
le lecteur, doit alors trouver et reconnaître dans son présent des signes
relevant de ce passé inconnu et dont il sait, au moins, que ce passé qu´il
cherche à élucider au lieu du crime est en partie marqué par cet acte
criminel qui a donné le nom au lieu et qui est déjà, dans un certain sens,
chef d´accusation. Il s´agit de deux histoires superposées, pour ainsi
dire, dont une reste inconnue, mais insinuée en ce que l´autre la laisse luire
à travers elle. « Il y a quelque chose de suspect, écrit Ernst Bloch, c´est
ainsi que cela commence. Il n´y a qu´une chose qui compte, c´est la
recherche investigatrice : ce qui importe, c´est d´où ça vient, l´origine.
L´investigation reconstitutive serait l´autre chose, il s´agit alors de
destination. Là, trouver ce qui a été, ici création de quelque chose de
nouveau : telle est la démarche, tendue et souvent non moins
labyrinthique. »55




53
   Lardreau, Présentation criminelle de quelques concepts majeurs de la
philosophie, p. 16
54
   Dubois, Le roman policier ou la modernité, p. 125 et 126
55
   Bloch, Aspect philosophique du roman policier, in : Autopsie du roman
policier, p. 280
                                                                         32
Très souvent, dans les récits policiers, il y a un élément-clé qui met le
détective ou le commissaire sur la bonne piste, c´est-à-dire qui l´conduit à
trouver le coupable. Il s´agit souvent d´un indice très discret qui n´attire
l´attention du détective que lors d´une inspection minutieuse. « Tous les
romans policiers contiennent à vrai dire des éléments accessoires qui
fournissent en fin de compte l´indication cherchée […] ; et tous les
éléments micrologiques parlent d´autant mieux qu´ils sont isolés, à l´écart
de tous ce que cherche d´abord le regard normatif. »56 Pour voir clair, il est
donc conseillé d´isoler des détails de l´ensemble. Ne fait-ce pas penser à
Benjamin qui propose lui aussi d´extraire un moment précis de la continuité
historique afin de l´examiner ? L´historien matérialiste, écrit-il, « fait
éclater la « continuité historique » chosifiée pour y isoler une époque
donnée, une époque pour y isoler une vie individuelle, l´œuvre d´une vie
pour y isoler une œuvre donnée. Mais, grâce à cette construction, il réussit
à recueillir et à conserver dans l´ouvrage particulier l´œuvre d´une vie,
dans l´œuvre d´une vie l´époque et dans l´époque le cours entier de
l´histoire. »57
     Cette démarche commence donc aussi avec l´isolation de détails. Il
s´agit d´un accès à une connaissance qui s´ouvre en dépliant des éléments
particuliers. La lecture de récits policiers peut être instructive en ce qu´elle
« entraîne » la concentration sur les éléments particuliers dans un ensemble
de données – c´est en suivant le regard méticuleux du commissaire ou du
détective que le mystère devient compréhensible.


      « [L]a logique de l´émergence du signe dans le récit policier en tant
qu´il est indice de l´histoire passée et en attente, est d´être temporellement
métonymique. »58 Qu´est-ce que cela veut dire, être temporellement
métonymique ? La figure rhétorique nommée « métonymie » « remplace un
terme par un autre qui est lié au premier par un rapport logique. […] De


56
   ibid., p. 264
57
   Benjamin, Eduard Fuchs, collectionneur et historien, in : Œuvres III, p.
175
58
    Denis Mellier, L´illusion logique du récit policier, in : Philosophies du
roman policier, p. 95
                                                                            33
manière simplificatrice, on peut dire que la métonymie consiste à remplacer
le tout par la partie. »59
      Appliqué au récit policier, voire à la dimension temporelle constituant
la découverte d´un lieu du crime dans le cadre d´une histoire fictionnelle,
on pourrait dire que « le passé », donc l´action criminelle, est substituée ou
re-présentée par un objet qui y était présent, voire en usage ou en contact
physique avec le coupable, et qui en relève. L´acte irréversiblement passé
a, pour ainsi dire, des répercussions dans l´objet présent.


      Il s´agit donc d´une structure temporelle très complexe – ce qui s´est
passé est, bien sûr, irréversible, mais persiste tout de même dans le présent
sous une autre forme physique perceptible dans l´espace, celle de l´indice,
qui ne réactualise pas ce passé même, mais en est une sorte de porteur. Ce
sont les indices qui permettent d´accéder, dans un certain sens, au crime.
Ceci ne vaut pas que pour des récits fictionnels qui, eux, s´appuient sur des
pratiques réelles : la condition de possibilité de recherches criminologiques
à partir d´un lieu de crime est justement le soupçon qu´il y ait « du passé »
dans ce qu´on trouve dans l´actualité.
      C´est à partir du lieu du crime qui est une sorte de terrain ouvert, qu´un
détective tente, dans son a-venir à lui, de faire « surgir » du passé.
L´endroit où ça s´est passé, dont la découverte est un choc, est en même
temps le point de départ, voire la condition de possibilité de l´enquête.


     Indices


     Centrale est donc la présence d´indices au lieu du crime. Mais qu´est-ce
au juste qu´un indice ? Dans le cadre d´une investigation – réelle ou
fictionnelle – au lieu où un crime a été commis, beaucoup de choses
peuvent être considérées comme des indices. Ainsi, à tout objet qui s´y
trouve, si banal et discret soit-il, on peut accorder un caractère indiciel. Car
tout renvoie potentiellement au coupable, étant donné qu´il est possible que
celui l´a possédé ou utilisé. En supposant que le coupable a touché un objet


59
     Wikipédia
                                                                              34
ou s´en est servi, cet objet-là peut devenir indice et ainsi amener le
détective ou le commissaire à formuler des soupçons concernant les
habitudes ou le mode de travail de l´assassin – un mégot de cigarette par
exemple indiquerait, possiblement, qu´il est fumeur.
      Or, il n´y a aucune confirmation que ces empreintes-là viennent
vraiment de l´assassin. Le point de départ de toute enquête est donc
constitué par des intuitions floues basées sur des indices qui, certes,
indiquent quelque chose, mais sans donner en même temps leurs objets.
« L´indice n´affirme rien ; écrit Charles S. Pierce, il dit seulement : là »60


      De façon générale, toutes les traces et toutes les empreintes trouvées sur
place et sur la victime sont potentiellement des indices relevant du
coupable. C´est pour cela que des opérations telles que le moulage ou le
prélèvement       d´empreintes     et   de traces    sont   effectuées    le   plus
minutieusement possible sur le lieu du crime : trouver et protéger ces
traces souvent très fragiles sont des procédés conduisant éventuellement à
l´identification du coupable à partir de ces restes et débris. Conserver ces
traces signifie donc : avoir trouver des pistes potentielles qui permettent de
commencer l´enquête.


      On voit bien : les indices demeurent dans le moindre détail, dans des
objets les plus ordinaires et des traces les plus cachées. Ce qui importe pour
qu´un donné soit considéré comme indice, c´est qu´il ait (eu) un rapport
avec le coupable. Ainsi, on différencie dans la pratique criminologique –
selon le manuel de criminologie cité plus haut – les indices des traces.
Lorsque « la trace est un élément matériel », donc toujours concrète,
« l´indice est le signe apparent qui met sur la trace de quelque chose ou de
quelqu´un ; cette seconde qualification est plus générale que la première
puisque l´indice peut-être un élément immatériel comme un raisonnement
ou une association d´idées .»61 Cette définition montre que le concept de
l´indice est très large et ne s´applique qu´intermédiairement aux objets


60
     Peirce, Théorie des signes : la sémiotique, in : Écrits sur le signe, p. 144
61
     Martin, Investigation de scène de crime, p. 5
                                                                                    35
matériels trouvés au lieu de crime ; il englobe toutes les indications menant
sur des pistes potentielles.


     L´indice n´est donc pas en soi un objet, mais un signe, c´est-à-dire selon
Charles S. Peirce « quelque chose qui tient lieu pour quelqu´un de quelque
chose sous quelque rapport où à quelque titre. Il s´adresse à quelqu´un,
c´est-à-dire crée dans l´esprit de cette personne un signe équivalent ou
peut-être un signe plus développé. Ce signe qu´il crée, je l´appelle
l´interprétant du premier signe. Ce signe tient lieu de quelque chose : de
son objet. »62 Dans la sémiologie peircienne, le concept du signe est donc
composé par une relation triadique « authentique, c´est à dire qu´elle ne se
ramène pas à un quelconque complexe de relations dyadiques. »63 Bref :
tout signe est constitué par son rapport et avec l´objet qu´il désigne et avec
l´interprétant, c´est-à-dire avec le signe qui se produit mentalement à partir
du saisi du signe « premier ». Ces trois composants constituent
irréductiblement le concept du signe proposé par Pierce.
     « Un signe sert d´intermédiaire entre le signe interprétant et son
objet. ».64 Le signe n´est donc pas l´objet même, bien qu´un objet puisse
fonctionner comme signe, donc transmettre une information selon sa
structure spécifique. « Le signe ne peut que représenter l´objet et en dire
quelque chose. Il ne peut faire connaître ni reconnaître l´objet […] ».65
Comme il ne s´agit pas d´une relation binaire ente objet et signe, mais d´un
concept triadique composé irréductiblement de ces trois éléments – l´objet,
le signe et l´interprétant qui est lui-même un autre signe - la découverte
d´un signe (par exemple d´un indice), ne signifie pas avoir trouvé une
preuve sûre, mais une piste possible.


     Résumons : un signe est censé donner un accès à une connaissance
spécifique – or, cette connaissance ne consiste pas dans l´identification de



62
   Peirce, Théorie des signes : la sémiotique, op.cit., p. 121
63
   ibid., p. 147
64
   Peirce, Lettres à Lady Welby, in : Écrits sur le signe, p. 29
65
   Peirce, Théorie des signes : la sémiotique, op.cit., p. 123
                                                                             36
l´objet, mais dans la médiatisation d´un rapport qu´entretient cet objet avec
l´interprétant à travers le signe.


     Si l´objectif est, comme dans l´enquête policière, d´identifier une
personne à partir d´indices, cela veut dire que ces indices contiennent plutôt
des injonctions en ce qu´ils produisent des signes mentaux, que des
informations sûres. Nous l´avons vu : l´indice est en connexion dynamique
avec « son » objet, mieux : il apparaît lors de ce contact. C´est donc ce
contact qui constitue son caractère spécifique, et puisque c´est ainsi,
l´indice « perdrait immédiatement le caractère qui en fait un signe si son
objet était supprimé, mais ne perdrait pas ce caractère s´il n´y avait pas
d´interprétant. »66


     L´indice est donc « un signe ou une représentation qui renvoie à son
objet non pas tant parce qu´il a quelque similarité ou analogie avec lui ni
parce qu´il est associé aux caractères généraux que cet objet se trouve
posséder, que parce qu´il est en connexion dynamique (y compris spatiale)
et avec l´objet individuel d´une part et avec les sens ou la mémoire de la
personne pour laquelle il sert de signe, d´autre part. »67 On voit bien : ce
rapport est basé sur le lien direct qu´entretient l´indice avec l´objet ; c´est à
partir de ce lien que l´interprétant s´organise et une connaissance spécifique
est communiquée.
     Cependant, la forme matérielle ou idéelle de l´indice est secondaire ,
l´indice ne ressemble pas nécessairement à l´objet qu´il indique, comme
c´est le cas de la fumé qui indique un feu, la douleur au ventre qui indique
une appendicite ou bien un panneau indiquant un chemin. « Tout ce qui
nous surprend est un indice, dans la mesure où il marque la jonction entre
deux positions de l´expérience. Ainsi, un fort coup de tonnerre indique que
quelque chose de considérable s´est produit, bien que nous ne puissions pas
savoir précisément ce qu´était l´événement. Mais on peut s´attendre à ce
qu´il soit lié à quelque autre expérience. »68 L´indice est donc lié à

66
   Peirce, Théorie des signes : la sémiotique, op. cit., p. 140
67
   ibid., p. 158
68
   ibid., p. 154
                                                                               37
l´expérience, plus précisément à une expérience possiblement connectée à
celle que produit l´objet. La connaissance médiatisée par l´indice est donc
communiquée à travers l´expérience, ou bien, pour le dire autrement,
l´interprétant se constitue à partir de cette expérience. Mais qu´est-ce que
Peirce entend par « expérience » ?


     Selon lui, « [c]´est le champ de l´expérience qui nous informe sur les
événements, sur les changements de perception. Or, ce qui caractérise en
particulier de soudains changements de perception est un choc. […] C´est
plus particulièrement aux différences de perception que nous appliquons le
mot « expérience ». Nous faisons particulièrement l´expérience des
vicissitudes. Nous ne pouvons pas faire l´expérience de la vicissitude sans
faire celle de la perception qui subit le changement, mais le concept
d´expérience est plus large que celui de perception et inclut beaucoup de
choses qui ne sont pas, à proprement parler, objets de perception. C`est la
pression, la contrainte absolue qui nous fait penser autrement que nous
n´avons pensé jusqu`alors, qui constitue l´expérience. Or, la pression et la
contrainte ne peuvent pas exister sans résistance, et la résistance est un
effort d´opposant au changement, par conséquent, il doit y avoir un élément
d´effort dans l´expérience ; et c´est cela son caractère particulier. »69


     Si l´indice est le signe marquant la jonction entre deux positions de
l´expérience, c´est donc l´indice qui donne accès à une connaissance des
événements, qui en est l´intermédiaire. Le saisi d´un indice implique
l´accès à une certaine dynamique constitutive du rapport entre objet et
signe qui appelle à l´expérience. Donc : pour déchiffrer le message
communiqué par l´indice, un message informant sur un rapport spécifique
qui lie un objet et l´indice par une logique propre, il faut que l´expérience
de ce rapport ait déjà été faite. Selon Benjamin, « [l]´ « expérience vécue »
acquiert une nouvelle dimension avec la trace. Elle n´est plus contrainte
d´attendre « l´aventure » ; celui qui vit une expérience peut suivre la trace
qui y mène. Celui qui suit des traces n´est pas seulement obligé de faire

69
  Peirce, Théorie des catégories : La phanéroscopie, in : Écrits sur le signe,
p. 94
                                                                             38
attention ; il faut surtout qu´il ait déjà fait beaucoup d´attention. »70 Nous
l´avons vu : les traces, en ce qu´elles indiquent les objets qui les ont
produits, fonctionnent comme des indices. La lecture des indices demande
donc de se laisser prendre au jeu par eux. Sans avoir déjà acquis certaines
connaissances par expérience, on ne saurait les lire. Bref : la lecture des
indices s´apprend.


      Du côté de celui qui perçoit un signe en tant que tel – par exemple le
détective - un certain effort est nécessaire. Ainsi, pour retenir la
connaissance transmise par la considération d´un signe, il faut qu´il refasse
le pas, qu´il se mette à retracer ou reconstruire la connexion entre le signe
et son objet. Pour capter le message du signe, il doit savoir que cette
relation-là dispose d´une logique propre à elle. Dans ce sens, nommer un
endroit « lieu du crime » est déjà un indice, car cette désignation indique
que ce lieu a été en contact avec le coupable.
      Nous l´avons vu : toute enquête commence avec des soupçons, et le lieu
du crime comme premier indice renvoyant à l´acte passé est son point de
départ. Le détective ne sait pas encore qui est le coupable, il ne peut donc
pas vérifier si cette connexion entre l´indice et l´objet qu´il s´imagine à
partir de l´indice est « juste ». L´indice indique, mais pour connaître ce
qu´il indique, il faut un savoir supplémentaire. Ainsi, le détective va
examiner le lieu afin d´y trouver des indices, c´est-à-dire des micro-détails
qu´il s´imagine avoir été en contact avec le coupable. Pour lui, ces indices
se trouvent potentiellement partout, et ce sont eux qui représentent le lien
qu´a le lieu du crime avec l´acte passé et le coupable.


      Car il n´est pas nécessaire, même peu probable, que ce donné, cet objet
qui a causé le signe par un contact, soit encore présent. Dans le cas d´un
lieu de crime, le coupable n´est la plupart du temps plus sur place, ni par
exemple ses chaussures qui ont laissé les empreintes. C´est donc une des
caractéristiques de l´indice : il persiste même quand le donné qu´il indique
n´est plus présent. Seul importe le contact entre indice et donné, mais pas


70
     Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, p. 798
                                                                            39
quand ce contact a eu lieu. On pourrait même dire que l´indice devient
indice au moment où l´objet qu´il indique n´est plus immédiatement
saisissable ; en tout cas c´est dans des situations dont le donné cherché
manque qu´on devient sensible aux indices.
      La fonction de l´indice serait donc d´être une sorte de médiateur, voire
de connecteur, qui représente l´objet par la relation inhérente spécifique
qu´il entretient avec lui.


      La photographie et l´ indice


       Étant donné que toute photographie est le résultat d´un contact direct
de la lumière avec la plaque photosensible, elle aussi dispose, selon Peirce,
d´un caractère indiciel. Il s´agit d´une compréhension de la photographie à
partir de son mode de production : l´image est le résultat des ombres venant
de l´objet qui ont « touché » le matériel photographique et transformé la
plaque. Ainsi, on pourrait dire qu´une photographie indique que ce qui y
« figure » s´est effectivement trouvé là, devant l´objectif, au moment de la
prise. Ce qui veut dire aussi – et Peirce le dit déjà – que le référent de cette
photographie ne ressemble pas nécessairement à ces apparitions spatiales
visuelles prises en image : « cette ressemblance est due aux photographies
qui ont été produites dans des circonstances telles qu´elles étaient
physiquement forcées de correspondre point par point à la nature »71, écrit
Peirce.


       À partir de cet angle de vue, la ressemblance de l´image avec l´objet
« original » n´est alors qu´un effet secondaire de la photographie qui, elle,
est dans un premier temps saisie à partir de son caractère de trace. Pour
qu´une photographie soit considérée comme indice, l´important est qu´il y
ait eu ce contact entre eux. Une photographie, enregistrant de sa manière,
donc mécaniquement ce avec quoi elle était mise en contact, donne donc à
voir un « ça a été »72 comme Roland Barthes l´a décrit. Il s´agit dans un


71
     Pierce, Théories du signe : la sémiotique, op.cit., p. 151
72
     Barthes, La chambre claire, p. 120
                                                                              40
premier temps d´un simple constat, d´un « il y eu un contact ». Nous
l´avons vu – l´indice n´affirme pas, il dit simplement : là.73
     « Lire » une photographie à partir de son caractère indiciel implique
qu´on lui accorde une certaine capacité de transmettre une connaissance qui
s´articule par ce caractère même. En tant que trace, donc résultat d´un
contact physique, elle garde une connexion inhérente avec l´objet, le
« continuum spatial »74 dont la plaque a reçu les ombres. Ainsi, l´image est
en quelque sorte le « témoin » de la constellation qu´elle rend visible, qui,
en tout cas, est le résultat, voire le produit de ce contact « tactile » . C´est là
son rapport spécifique au temps : sur la photographie s´est inscrit le contact
antérieur qui l´a causé, et cette connexion relève d´un instant passé.


     « L´important, c´est que la photo possède une force constative, et que
le constatif de la Photographie porte, non sur l´objet, mais sur le temps. »75
écrit Roland Barthes à ce propos : « ce que je vois, ce n´est pas un
souvenir, une imagination, une reconstitution, un morceau de la Maya,
comme l´art en prodigue, mais le réel à l´état passé : à la fois passé et réel.
Ce que la Photographie donne en pâture à mon esprit […], c´est, par un
acte bref dont la secousse ne peut dériver en rêverie[…], le mystère simple
de la concomitance. »76 Cette « secousse », ne fait-elle pas penser au
« choc » qu´une constellation subit au moment de la rencontre entre un
maintenant et un autrefois qui est pour Benjamin, comme nous l´avons vu,
celui qui provoque sa cristallisation en image dialectique ? « Actuel » est le
regard qu´on pose maintenant sur l´image, mais ce regard se superpose
quant au caractère indiciel à l´instant passé du contact. « Ce que la
Photographie reproduit à l´infini n´a lieu qu´une fois : elle répète
mécaniquement       ce     qui   ne    pourra     jamais     plus    se    répéter
                     77
existentiellement. »      remarque Roland Barthes. Mais ce moment, cette
scène y est devant les yeux du regardeur ; il y est re-présenté, spatialisé,


73
   voire la note 48
74
   Kracauer, La photographie, 191
75
   Barthes, La chambre claire, p. 138/139
76
   ibid, p. 130
77
   ibid., p. 15
                                                                                 41
voire ex-posé en tant qu´ « état des choses »78. C´est en cela qu´une
photographie peut devenir outil dans le cadre d´une enquête : elle sert à
actualiser et stocker des informations visuelles, parce que ce moment de la
prise de vue s´est inscrit sur sa surface.


     Bien que, pour être opératoire dans le cadre d´une enquête, pour
communiquer des informations supplémentaires outre cette connexion qui a
eu lieu au moment de la prise, il faille qu´on accorde à l´image aussi un
fonctionnement comme icône ou comme symbole, les autres signes
qu´évoque Peirce. D´ailleurs, selon lui, il n´y a pas de signes « purs »,
purement indiciels, iconiques ou symboliques, dans la réalité ; ils sont
entremêlés.
     Accorder à une image une ressemblance à un objet correspond à sa
reconnaissance en tant qu´icône : « Une icône est un signe qui renvoie à
l´objet qu´il dénote simplement en vertu des caractères qu´il possède [par
exemple leur « aspect »], que cet objet existe réellement ou non. »79 Or,
nous l´avons vu : aucun signe ne peut faire connaître l´objet ; chacun ne
fait que le représenter selon sa constitution spécifique de signe. Une
photographie comprise comme signe n´est pas en soi une connaissance,
mais communique une connaissance en représentant un objet de manière
spécifique. Pour lire les informations qu´elle transmet, il faut repérer
comment elle le fait. « Telle est la Photo , écrit Barthes : elle ne sait dire ce
qu´elle donne à voir. »80
     En tant qu´indice, nous l´avons vu, une photographie communique une
connaissance par le contact antérieur entre la plaque et la lumière venant de
l´objet : elle dit : là, il y a eu une rencontre dont je suis le résultat.
« J´appelle, écrit Barthes, « référent photographique » non pas la chose
facultativement réelle à quoi renvoie une image ou un signe, mais la chose
nécessairement réelle qui a été placée devant l´objectif, faute de quoi il n´y
aurait pas de photographie. »81 La photographie, parce qu´elle est indice, se


78
   emprunté à Vilèm Flusser, Pour une philosophie de la photographie, p.10
79
   Pierce, Théorie des signes : la sémiotique, op.cit., p. 140
80
   Barthes, La chambre claire, p. 156
81
   ibid., p. 120
                                                                         42
réfère donc à une chose « réelle » qui fût traduite en image par des
procédés techniques.
     « Une catastrophe : un point critique où quelque chose change d´état et
de forme, se défait pour se reconstituer autrement. »82 C´est cette
transformation décrit par Régis Durand qui constitue une photographie
comme indice, qui, lui, apparaît lors d´un contact qui modifie la plaque.
Ainsi, une photographie déplace ce qui ne peut être que fragment de ce réel
qui s´est trouvé devant l´objectif, en le transformant en image « pleine,
bondée »83 sur la surface bidimensionnelle du cliché. Une seule
photographie sans supplément, c´est-à-dire sans d´autres images ou textes,
se présente donc comme « unité » qui relève forcément en même temps
d´un manque – manque, avant tout, du référent qu´elle fait voir car ce
moment matérialisé en image est irréversiblement passé, mais aussi
manque du hors-champ - de quoi cette photographie est-elle un fragment ?
Ce qui figure sur une photographie en tant que trace relève donc d´un
découpage. Parce que la photographie est trace, indice d´un objet absent, ce
manque fait partie de l´image.


     Or, étant tout de même signe « plein » ; une photographie, relevant
d´un réel par son caractère indiciel et son iconicité, peut à son tour rendre
visible des indices. L´image, relevant d´un contact réel, fait voir tout ce qui
s´y trouvait avant l´objectif, et ce sous cet angle de vue précis dans un
cadre clos : son format. De façon désintéressée parce que mécanique, elle
représente la totalité de ce « continuum spatial ». Ainsi, celui qui regarde
une photographie en lui accordant son caractère d´indice et d´icône, peut en
discerner des détails. « [L]es diverses textures rassemblées dans le champ
de l´image saisissent notre regard par leur densité et tendent à se séparer les
unes des autres, de sorte que nous lisons le plus souvent les photographies
morceau par morceau, élément par élément »84, remarque Rosalind Krauss.



82
   Durand, Le regard pensif, p. 38 et 39
83
   voire Barthes, La chambre claire, p. 139 : « L´image photographique est
pleine, bondée : pas de place, on ne peut rien y ajouter »
84
   Krauss, Le photographique, p. 162
                                                                             43
C´est ainsi que la photographie devient matériau, voir instrument : elle
est utilisable en tant que moyen de mémorisation parce qu´en elle se
rencontrent sa temporalité propre et sa capacité de représenter un objet.
Parce que l´image est pleine, parce qu´elle fait voir l´ensemble de tous les
éléments s´étant offerts à l´objectif de l´appareil photo à ce moment précis,
le regardeur qui la saisit de façon analytique peut y chercher des détails.
L´image permet d´examiner ces éléments un par un – et ainsi d´en
discerner des indices, comme Benjamin le constate par rapport aux
photographies prises par Atget dans les rues désertées de Paris. Parce
qu´une photographie re-présente (ab-bilden) un continuum spatial, elle
représente en même temps les tensions dont cet espace-là a été surchargé.


     Du « partners in crime »


    Revenons à notre situation de départ : la découverte d´un lieu du crime.
Nous avons vu que ce lieu garde en lui toute une structure temporelle
spécifique, et qu´il ne s´agit pas d´un endroit quelconque car il est déjà
connoté, mieux : désigné par ce rapport inhérent qui lui a donné son nom.
Pour ceux qui sont chargés de l´affaire, il est clair qu´il faut, maintenant,
agir de toute urgence : il faut arrêter le coupable. Comment procéder ?
    Le premier « témoin » du crime est son lieu car c´est lui qui a « reçu »
l´acte, mieux : c´est sur place que se trouvent les données qui sont
directement liées physiquement et historiquement à cet acte dit criminel qui
y a eu lieu. Ainsi, avant toute recherche, il faut essayer de déchiffrer les
signes qui s´y donnent à percevoir. L´enjeu est de saisir, de capter et de
discerner ce qui se donne à « voir », mais qui n´est pas immédiatement
lisible. Les signes ne font pas connaître l´objet, mais le représentent de leur
façon spécifique. En tant que médiateurs, communiquant des informations
à   travers   des   donnés   « bruts »,   non-décodés,    ils   sont   porteurs
d´informations. Qu´est-ce qui est signe au lieu du crime ? Dans un premier
temps, tout objet, toute trace et toute perception peuvent être considéré
comme tel. Voilà une des difficultés de départ : il faut délimiter, voire trier
les informations afin de pouvoir lancer l´enquête.


                                                                             44
« Matériellement, l´investigateur ne peut pas collecter l´ensemble des
informations présentes sur la scène de crime ; des contraintes spatiales ou
temporelles apparaissent. Des choix doivent être faits […] »85, est
commentée dans le manuel de criminologie cette problématique qui
s´impose au travail criminologique. Distinguer les indices censés élucider
quelque chose « d´ important » sur le passé du lieu pour les recherches de
la personne qui a commis ce crime des autres données sur place n´est guère
une procédure évidente. L´endroit lui-même n´est pas forcément familier
aux policiers chargés de l´affaire. Néanmoins, l´identification de
particularités nécessite une connaissance du lieu tel qu´il était avant la
pénétration de l´assassin.
     Il   faut   donc non     seulement    trouver   des   repères (témoins,
photographies, etc.) capables de ré-actualiser l´état du lieu tel qu´il
apparaissait avant que l´ acte criminel qu´on essaie de re-construire y ait eu
lieu, mais aussi une méthode, délimitant les opérations qu´on va effectuer
sur place. Car ces opérations, étant des infractions, vont nécessairement le
transformer: « le choix d´une méthode est indispensable pour ne pas
négliger une trace, un indice, pour éviter de répéter des opérations souvent
longues et qui peuvent modifier l´état du site, etc. »86
     Même le territoire, la scène, n´est pas encore défini au moment où
commence l´investigation criminologique. La délimitation spatiale de ce
territoire nécessite une haute sensibilité pour ne pas perdre des indices de
ce crime dont la seule chose dont on peut être certain est qu´il y a eu,
comme résultat, une victime. Pour lancer des recherches, qui,
nécessairement, s´appuient sur ce qui a été défini comme leur point de
départ, il faut donc, avant tout, préserver attentivement la plus grande partie
possible de ce qui se trouve sur place, pour garder la possibilité de changer
de piste : « La situation sur les lieux d´un crime se modifie avec le temps.
Les premières mesures prises par le policier, à son arrivée sur les lieux,
jouent un rôle primordial dans la conservation des traces et dans l´éventuel
succès de l´investigation »87 avertie le manuel de criminologie.

85
   Martin, Investigation de scène de crime, p. 6
86
   ibid., p. 5
87
   ibid., 17
                                                                             45
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A travers l´image 1

  • 1. Université Paris VIII – Vincennes/Saint-Denis UFR Arts, philosophie et esthétique Département de Philosophie Master de recherche « Philosophie et critiques contemporaines de la de la culture » directrice de recherche : Antonia Birnbaum A travers l´image Une enquête sur la « portée réelle de la photographie » avec Walter Benjamin Stefanie Baumann N° d´étudiant 198454
  • 2. « Il fallait que nous soyons capables, en somme, d´un « partners in crime » philosophique » Guy Lardreau 2
  • 3. Plan I. Avertissement……………………………………………………...….p. 4 I.bis Préambule……….………………………………………………....p. 7 Maintenant/autrefois… …………………………………………….…….p. 11 Injonctions……...……………………………………………………..…...p. 13 Indices ………..……………………………………………………...…….p. 14 Retracer…………………………………...…………………………..……p..15 Inventorier……………………………………………………………..…..p. 19 II. Investigation du lieu de crime : retracer/inventorier……...….…p. 22 Le crime et son lieu……….……………………………..………p. 23 Où est le crime ?……………………………………………………….p. 23 Le lieu et son crime……………………………………………………p. 27 Récits policiers..……………………………………………………….p. 31 Indices…………………………………………………….…………….p. 34 La photographie et l´ indice….….…………………………………..p. 39 Du « partners in crime »……….……………………………….……p. 43 Connaissances et inventaires……….………………..…….….….p. 47 L´inconscient optique…………………………………………….….p. 48 Inventaires…………………………………………………….….…..p. 55 Mémoire et photographie………………….…………………..……p. 60 3
  • 4. III. Objectifs et tribunaux...…………………………………………..p. 63 Objectifs / cadres…………………………………………………......p. 64 Atget………………………………………...………………………….p. 64 Petites histoires de la photographie…….…………………………p. 68 L´aura…...…………………………………………………………… p. 72 Authenticité/Echtheit………...……………………………………...p. 77 Aura et photographie……..………………………………………...p. 81 Tribunaux ………………..……………………………………p. 87 Le tribunal renversé………………..………………………………..p. 89 Construction/démystification vs. réclame/association…………..p. 96 IV. Mise(s) au point et suite………………..………………………..p. 102 Bibliographie……………………………..………………………….p. 109 4
  • 5. I. Avertissement « Chez Benjamin, le salut ne vient en vérité que là où il y a danger . » 1 S´approcher des textes et, avec cela, de la pensée de Walter Benjamin, se révèle vite être une expérience particulière – non seulement parce qu´il tresse dans ses écrits un champ très vaste et complexe. Ce qui frappe aussi est que le lecteur est appelé, à son tour, à trouver sa position face à eux. Et c´est cette position qui va déterminer les connaissances qu´on peut en retirer. Ma première lecture de Benjamin m´a, avant tout, rendue confuse. J´étais impressionnée par la densité conceptuelle et par la structure insolite des textes. sans pourtant arriver à me situer.Je m´attendais à suivre une pensée sur la photographie – car c´étaient ses textes ayant pour objet ce médium qui m’intéressaient– et d´un coup, je suis tombée sur des phrases qui, mine de rien, renversent tout un système de pensée. J´avais souvent le vertige, à vrai dire. Le point de départ de ce mémoire se trouve dans cette incapacité de discerner le « point » et dans cet étonnement que j´ai ressenti en me rendant compte que ma lecture m´a menée à repenser toute une constitution de critique. Il me semblait que cette « manière de faire » communiquait quant à elle des connaissances. La pensée qui s´articule au travers de cette structure n´est pas linéaire : il s´agit plutôt de centres, de concentrations de concepts dont les éléments sont autant intimement liés que particuliers dans leur constitution. Comment saisir cette écriture ? Ou bien : comment cette écriture saisit-elle les choses ? Dès lors, l´enjeu était pour moi de trouver une grille, un objectif permettant de m´approcher de la texture et de la structure de ces pensées dans leur richesse. Avant tout, il fallait donc chercher un angle de vue. 1 Adorno, Introduction aux « Écrits » de Benjamin in : Sur Walter Benjamin, p. 55 5
  • 6. Je me suis demandé comment je lisais ces textes. Intuitivement, je pensais à un récit policier. Tout y était : des faits inachevés et curieux, la poursuite de suspects, la recherche de pistes dans le moindre détail. Au lieu de développer des concepts abstraits, d´opérer de façon déductive, suivant une méthode prédéfinie, il me semble que Benjamin les rejoue, c´est-à-dire que ses concepts, dans leur forme particulière, apparaissent à travers sa pensée des choses. L´enjeu est d´entraîner son regard afin de le sensibiliser aux indices et aux discontinuités, trouvés en dépliant des images qui se donnent à voir, bref : aux occurrences et objets non pas aussi ordinaires et évidents qu´ils le paraissent au premier regard. « L´histoire montre son insigne de Scotland Yard»2, dit Ernst Bloch à Benjamin pendant une conversation sur son projet de passages, formulant ainsi que, chez Benjamin, l´histoire, son écriture et sa conception, ne peuvent être innocentes. Nous allons voir pourquoi. Dans le cadre de ce mémoire, nous allons donc suivre un penseur qui n´est pas seulement la source de la trame de ce travail, mais aussi lui-même une sorte de détective, afin de connaître son mode de travail et ses champs d´intérêt. C´est cela notre premier axe – conceptuel, formel et thématique: nous allons mettre en place un partners in crime. Pour cela, il est nécessaire de chercher des informations partout, c´est-à-dire sans cadre prédéfinissant leur importance. Comment savoir par avance ce qui, dans la totalité des éléments, va finalement être la clé permettant d´élucider le crime ? Il faut donc s´arrêter aux détails, les déplier, examiner minutieusement les indices et inventorier encore et encore l´ensemble des informations afin de trouver leur logique propre. On le sait : le détective doit être capable de remettre en question toute sa conceptualisation à chaque moment où un nouveau donné vient la transformer de l´intérieur. Ou, pour le dire autrement : il faut qu´il soit prêt à repenser , voire à réviser son travail à partir des données concrètes, sans perdre de vue son but : élucider un crime. Or, ce n´est peut-être pas dès le début qu´il sait en quoi consiste ce crime. Au début, il y a son intention de rendre justice. 2 formule de Bloch pendant une conversation avec Benjamin sur le livre des passages ; cité dans Paris, capitale du XIXe siècle, p. 480 6
  • 7. « [Q]u´on élucide un crime ou qu´on clarifie une pensée, c´est toujours le même sens épistémique de la vision, la même métaphore optique de la connaissance qui est à l´œuvre. »3 Pour Benjamin, la connaissance (historique) se révèle dans l´image dialectique ; certains parlent même du « caractère imagé »4 de sa pensée. Ce n´est donc pas sans raison qu´il s´intéresse à la photographie. Notre second axe est constitué par la photographie, plus précisément sa « portée réelle »5, comme Benjamin dit, voire les « injonctions que recèle son authenticité »6, qui s´immiscent à travers les questions historiques et philosophiques. Car cet énoncé me semble loin d´être évident. Comment peut-il avoir des injonctions dans l´authenticité ? Qu´est-ce qui est authentique en photographie ? Comment lire des images de façon cohérente ? Or, la photographie n´est pas uniquement notre « objet », donc au centre de notre intérêt. C´est aussi à partir d´elle que nous allons saisir les contextes multiples et hétérogènes dans lesquels elle s´inscrit afin de discerner les transformations de la perception et de la société qui se sont mises en place avec l´invention de la photographie. Et, enfin, notre regard tente lui-même d´être, par moments, photographique, en ce que nous allons focaliser des éléments, mettre au point certaines occurrences et développer, à partir de là, des images de ses alentours. Nous allons donc aussi regarder à travers la photographie. Avant de commencer l´investigation, il est nécessaire de remarquer que quelques textes qui nous intéressent ici existent en plusieurs versions - par exemple « L´œuvre d´art à l´époque de sa reproductibilité technique » est une version ultérieure du texte « L´œuvre d´art à l´époque de sa reproduction mécanisée »- ou en plusieurs traductions. Dans le cadre de ce mémoire, je vais préciser la source exacte dans les notes. 3 Sauvanet : La cruauté du concept in : Philosophies du roman policier, p. 41 4 voire p.ex. chez Adorno : Introduction aux « Écrits », de Benjamin, op. cit., p. 50 5 Benjamin, Petite histoire de la photographie in : Œuvres II, p. 298 6 ibid., p. 320 7
  • 8. De plus, j´aimerais remercier vivement Antonia Birnbaum pour son soutien inlassable à tout moment, ses remarques critiques, son incessant engagement, et, bien sûr, la confiance qu´elle m´a accordée. Un très grand merci aussi à Yan Le Borgne et Diane Cohen pour leurs encouragements, leur patience, leur aide et nos discussions enrichissantes. Ibis Préambule « La pensée n´est pas seulement faite du mouvement des idées,mais aussi de leur blocage. Lorsque la pensée s´immobilise soudain dans une constellation saturée de tensions, elle communique à cette dernière un choc qui la cristallise en monade. L´historien matérialiste ne s´approche d´un objet historique que lorsqu´il se présente à lui comme une monade. » 7 Ce mémoire trouve donc son point de départ dans certains écrits de Walter Benjamin, principalement, mais pas exclusivement dans ses textes ayant explicitement pour sujet la photographie. Cet accès à la pensée benjaminienne, qui est, elle, à la fois une conception de la photographie en tant que médium spécifique et une pensée de ses contextes multiples et inscriptions dans des champs hétérogènes, est censé rendre visible une figure de pensée spécifique. Nous tentons de faire le pas avec lui, pour ainsi dire, pour en discerner certains enjeux qui se montrent à travers sa démarche. Car la photographie, en tant qu´objet singulier ainsi qu´en tant que produit technique et social, est, chez Benjamin, située au centre d´une réflexion philosophique complexe qui s´articule à la fois dans des perspectives esthétiques, historiques et épistémologiques. Mieux: cette concentration sur « la portée réelle » de la photographie rend en même temps visible comment des aspects esthétiques, historiques et 7 Benjamin, Sur le concept de l´histoire, in : Œuvres III, p. 441 8
  • 9. épistémologiques se superposent et s´entrecroisent réciproquement dans la pensée de Walter Benjamin. Partir d´une certaine organisation de la pensée chez Benjamin, cela ne veut pas seulement dire écrire sur lui, donc se retrouver dans une position supérieure, tel un regard aérien qui rend visible la structure d´une ville. Il s´agit aussi de viser des lignes de fuites possibles sous des angles de vue différents – par balayage, sous un « hypergone », « macro » et d´autres objectifs. Je vais alors emprunter certains chemins de pensée conçus par lui, en passant par d´autres champs conceptuels et matériels, afin d´élucider des perspectives ouvertes par ses textes dans leurs tensions inhérentes et connexions réciproques avec d´autres champs. Dans ce sens, nous l´avons déjà insinué, retracer des voies proposées par Benjamin à partir d´un centre veut dire : lancer une enquête. Pour commencer à encadrer ce point de départ de l´investigation, il me semble important de souligner que Benjamin est loin d´écrire une théorie explicite de la photographie, extraite d´une conceptualisation plus générale de la pensée et qui ne touche pas à d´autres champs : au contraire, la photographie fait partie d´une telle conception, y est même intimement liée et la transforme de l´intérieur. Et c´est justement cela la ruse de Benjamin. C´est en prenant en compte cette conception complexe et hétérogène à travers la photographie que la lecture de ces textes va nous mener plus loin, voire jusqu`à la découverte d´un lieu de crime. Car son regard visant des photographies concrètes n´est pas désintéressé. Loin de là : il y cherche des indices et des tensions avec leurs alentours. Sinon, comment comprendre un matériau sans se poser en même temps la question, fut-ce implicitement, de son inscription à la fois dans un certain contexte social et politique et dans l´organisation de cette pensée qui s´en charge ? Sans le considérer à la fois comme produit matériel et idéel et comme résultat d´une certaine perception et conception qui l´a rendu possible ? Sans, enfin, s´interroger sur sa position à lui, sur l´angle de vue sous lequel ces objets-là apparaissent de cette façon, et dans quel but ? 9
  • 10. « Celui qui fouille dans le passé, comme s´il s´agissait d´un fourre-tout d´exemples et d´analogies n´a pas même idée de combien de choses, à un moment donné, dépend son actualisation (Vergegenwärtigung). »8 Benjamin, bien conscient que « l´histoire est l´objet d´une construction, dont le lieu n´est pas le temps homogène et vide, mais le temps saturé d´ « à-présent » »9, prend explicitement position. C´est lui qui cherche le contact avec ce matériau qui relève d´un passé parce que ce matériau-là, en tant que constellation surchargé de passé, le regarde et lui donne à penser. Il est concerné par ces photographies parce qu´elles communiquent une connaissance qu´elles seules sont capables de transmettre. Ainsi, elles lui servent dans son enquête. Au détective, il importe peu que son matériau entre « par définition » dans un cadre pré-déterminé, clos – par exemple un contexte dit artistique ou scientifique – ce qui importe, c´est ce que ce matériau-là révèle quant à lui. Pourtant, il est important de remarquer qu´un détective, en s´engageant à élucider un crime, essaie de remonter dans le temps, dans la mesure où cet acte dit criminel est déjà passé au moment où l´investigation commence. Il a donc affaire à l´histoire, mais dans cette histoire, il est en même temps impliqué ; c´est même quant à cette histoire qui reste à élucider qu´il fait son travail. « Il ne faut pas dire que le passé éclaire le présent ou que le présent éclaire le passé »10, dit Benjamin. Ce qui importe serait plutôt leur rencontre dans l´image dialectique, les seules qui « sont des images authentiquement historiques, c´est-à-dire non- archaïques. »11 Au lieu du crime, présent et passé sont embrouillés, pour ainsi dire ; le crime, l´acte passé, y demeure encore, mais le maintenant, la présente investigation qui vient de commencer, s´y superpose. Or, ce qui est à élucider, c´est justement le crime qui a eu lieu à cet endroit – c´est donc à partir de l´image qu´il donne à voir, à partir de la 8 Benjamin, Sur le concept de l´histoire, in : Écrits français, (Ms. 471), p. 452 9 Benjamin, Paralipomènes et variations de « Sur le concept d´histoire », in : Œuvres III, p. 439 10 Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, p. 479 11 ibid. 10
  • 11. constitution du lieu même, que le travail peut trouver un commencement. « Une image […] est ce en quoi l´Autrefois rencontre le Maintenant dans un éclair pour former une constellation. En d´autres termes : l´image est la dialectique à l´arrêt. Car, tandis que la relation du présent au passé est purement temporelle, la relation de l´Autrefois avec le Présent est dialectique : elle n´est pas de nature temporelle, mais de nature figurative (bildlich) »12. C´est peut-être une des raisons pour lesquelles Benjamin s´est intéressé « aux questions historiques ou, si l´on veut, philosophiques »13 de la photographie : elle aussi est « instantanée », et elle aussi est image arrêtée, offrant à la vue un « continuum spatial »14 ; une constellation immobile à déployer, un champ délimité dépliable.Ainsi, il découvre dans les photographies de plantes agrandies au maximum de Karl Bloßfeldt ce qu´il appelle l´« optisch Unbewußtes » (« inconscient optique » ou « inconscient visuel » selon la traduction). Et les, les personnes « ordinaires » dans leur contexte social, photographiées par August Sander montrent à leur tour la possibilité d´une « photographie comparée : une photographie dépassant le détail pour se placer dans une perspective scientifique »15, comme Döblin l´écrit. Ce sont ces photographies qui lui font voir ce qu´elles sont capables de saisir. Benjamin-détective lance l´enquête sur ces connaissances en étant sensible à ce qu´elles lui transmettent, sachant que l´accès à cette connaissance se concentre potentiellement dans le moindre détail. Maintenant/ autrefois Qu´est-ce que font voir ces images dialectiques, ces constellations immobilisées lors du choc subi par la rencontre du « maintenant » avec « l´autrefois », les seules permettant une connaissance « authentiquement historique » ? Comment mettre en contact un « maintenant » avec un 12 ibid. 13 Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 296 14 Kracauer, La photographie, p. 191 15 cité de Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 314 11
  • 12. « autrefois » ? Benjamin-l´observateur se laisse prendre au jeu avec son matériau. Il ne peut écrire sur un matériau – comme la photographie en est un pour lui - parce qu´il ne se trouve pas « au-dessus », détaché de lui. Kracauer décrit sa démarche ainsi : « La différence entre la pensée abstraite habituelle et celle de Benjamin sera donc : tandis que la première lessive la plénitude concrète des objets, la deuxième s´enfouit dans le taillis du matériau pour en déployer la dialectique de son essence. [Der Unterschied zwischen dem üblichen abstrakten Denken und dem Benjamins wäre also der : laugt jenes die konkrete Fülle der Gegenstände aus, so wühlt sich dieser ins Stoffdickicht ein, um die Dialektik der Wesenheiten zu entfalten.] »16 De là sa position à l´intérieur du matériau qu´il s´engage à examiner : il ne le considère point comme déjà défini, comme objet ferme déjà classé et ainsi soumis par définition à un « ordre » extérieur. Loin de là – il cherche ce qui, dans ses matériaux, est censé échapper au regard désintéressé. Tel le travail criminologiste, il pénètre d´abord dans ses matériaux pour capter les enjeux dont ils relèvent. C´est donc lors son investigation que Benjamin-détective élucide les indices parmi les objets trouvés, en les examinant tous minutieusement. Ou bien, pour le dire avec Benjamin qui cite à cet égard Goethe : il s´agit d´un « empirisme plein de tendresse, qui s´identifie très intimement à l´objet et devient de la sorte une véritable théorie. »17 Entrer dans ce taillis, ou dans ce qui s´est cristallisé en constellation « surchargée de tensions », devient possible quant à l´immobilité de cette « monade »18 qui s´est cristallisée suite au choc que Benjamin lui a fait subir en coupant le fil du temps, la chronologie bien-aimée par l´historicisme qui y voit une histoire de progrès. « C´est seulement quand le déroulement historique glisse entre les doigts de l´historien, tel un fil lisse, qu´on peut parler de « progrès ». Mais s´il s´agit d´une corde très effilochée 16 Traduit par moi à partir de Kracauer, Zu den Schriften Walter Benjamins in : Das Ornament der Masse, p. 250/251 17 Goethe, Maximen und Reflexionen, n° 509, cité par Benjamin in : Petite histoire de la photographie, op. cit, p. 314 18 voire la note 5 12
  • 13. et déliée en mille mèches, qui pend ainsi que des tresses défaites, aucune de ces mèches n´a de place déterminée, avant qu´elles ne soient toutes reprises et tressées en coiffure. »19 C´est donc ce qu´Adorno a appelé la « monumentalité de momentané »20 (« Monumentalität des Momentanen ») qui, pour Benjamin, est la source d´une connaissance historique spécifique. « Articuler historiquement le passé signifie : discerner ce qui, dans ce passé même, sous la constellation d´un seul et même instant, le rassemble. C´est dans l´instant historique, et uniquement en lui, qu´est seulement possible la connaissance historique. Mais cette connaissance dans l´instant historique est toujours elle-même la connaissance d´un instant. En se ramassant dans la forme d´un instant – d´une image dialectique - , le passé vient alors enrichir la mémoire involontaire de l´humanité. […] La mémoire involontaire de l´humanité délivrée, ainsi faut-il définir l´image dialectique. »21 Il s´agit donc d´une connaissance historique à travers une perception sensible. Le dispositif nécessaire pour saisir cette connaissance est constitué par l´arrêt, l´immobilité de l´image. Or, pas toutes les images sont de la même façon dialectiques, c´est-à- dire saturées de tensions inhérentes. Ceci vaut aussi pour les photographies : il y en a qui rendent possible de saisir une dialectique inhérente de l´instant qu´elles font voir, mais pas toutes le font en cohérence avec leurs propres conditions de production. Accéder à cette connaissance sensible demande donc une certaine utilisation et du côté du photographe, donc de la technique photographique même, et du regardeur, donc du contexte. 19 Benjamin, Sur le concept de l´histoire, in : Écrits français, p. 445 20 traduit par moi de : Adorno, Einleitung zu Benjamins Schriften in : Noten zur Literatur, p. 571, parce que la traduction proposée par Christophe David in : « Sur Walter Benjamin », p. 46 (« caractère monumental qu´il confère à l´instant ») me semble enlever la radicalité des mots d´Adorno 21 Benjamin, Paralipomènes et variations de « Sur le concept de l´histoire », in : Écrits français, p. 444/445 13
  • 14. Injonctions On voit bien : la photographie qui, pour Benjamin, a de l´intérêt, n´est pas celle qui élude « l´authenticité de la photographie » comme le fait, selon lui, « la pratique du reportage, dont les clichés visuels n´ont d´autre effet que de susciter des clichés linguistiques »22, ni une utilisation de ce médium qui renvoie à un culte qui la met à son tour à son service. Il parle d´une utilisation de la photographie conforme à ses conditions techniques (le dispositif photographique, mais aussi sa reproductibilité), donc répondant au « mode de perception » transformé depuis que « [l]´action des masses sur la réalité et de la réalité sur les masses représente un processus d´une portée illimitée, tant pour la pensée que pour la réceptivité. »23 Et il parle également des « injonctions [Weisungen] que recèle l´authenticité de la photographie»24. Comment comprendre ces « injonctions » ? Qu´est- ce que cette photographie est capable de saisir ? Et comment une photographie peut-elle « transmettre » ou communiquer une connaissance ? Sous quelle forme est- ce que cette connaissance peut être saisie ? Dans le cadre de ce mémoire, je vais essayer d´élucider ces « injonctions que recèle l´authenticité de la photographie », donc l´utilisation de ce médium par les photographes et son inscription dans un contexte. Indices Comment « lire » une photographie ? Une photographie peut être décrite comme un procédé de mémoire en ce qu´elle se prête à enregistrer et sauvegarder, donc à extérioriser et mémoriser un réel qui, au moment où l´image est développée, est déjà irréversiblement passé. De là son rapport spécifique au « temps ». Elle relève donc d´un instant - ce moment précis 22 Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 320 23 Benjamin, L´œuvre d´art à l´époque de sa reproduction mécanisée in : Écrits français, p. 183 24 Benjamin, Petite histoire de la photographie, op. cit., p. 320 14
  • 15. de la prise de vue, qui se trouve, pour ainsi dire, « matérialisé en elle ». Il s´agit d´une spatialisation, voire une traduction de l´instant en surface bidimensionnelle dans cet instant même par le contact physique de la plaque photosensible avec la lumière venant de l´objet. Cet instant apparaît alors sur la photographie comme relevé d´un passé, saisi à travers l´appareil photographique, et actualisé par l´image qui le fait voir. Comme il s´agit d´un contact direct entre l´objet photographié et le matériel photographique, on peut parler de la photographie en tant que trace de lumière. C´est justement ce lien qui est exprimé par le mot « photographie » qui est composé de photôs (lumière) et graphein (trace). La première lecture d´images photographiques qui m´intéresse ici tente de saisir les données que fait voir une photographie à partir de son caractère indiciel. Et ce n´est pas sans raison. L´indice, on le sait, est aussi un terme important dans la criminologie – c´est quant aux indices que l´enquête peut aboutir ; ce sont eux qui rendent possible la connexion entre l´ »autrefois » de l´acte criminel et le « maintenant » de l´investigation. Une photographie peut donc elle-même être comprise comme indice, en ce que son existence est basée sur sa condition de possibilité qui est la connexion entre un réel et l´appareil. Pourtant, en photographie, les données qu´une image fait voir ne sont pas saisies de la même manière que celles qui sont retenues par l´oeil humain : « Car la nature qui parle à l´appareil est autre que celle qui parle à l´œil – autre, avant tout, en ce qu´à un espace consciemment travaillé par l´homme substitue un espace élaboré de manière inconsciente. »25, écrit Benjamin dans la « petite histoire de la photographie ». Donc : une photographie ne semble pas seulement être une sorte d´aide-mémoire, permettant de re-venir à un endroit, ou de se souvenir d´une situation spatiale, voire de la « ré-actualiser » visuellement, mais aussi un ajout, l´autre de la mémoire humaine en ce qu´elle rend visible et mémorisable un réel pas encore perçu et mémorisé de cette façon. Ce réel n´apparaît que médiatisé par la photographie et est donc, quant à l´appareil-médiateur 25 Benjamin, Petite histoire de la photographie, op.cit., p. 300 15
  • 16. entre l´objet et l´œil du photographe (s´il y en a un), extérieur à toute mémoire humaine. La photographie, parce qu´elle est trace, indice, donne à voir, à son tour, des indices qu´on peut discerner et « suivre » à partir des détails de cette image d´un réel enregistré, mémorisé sur sa surface. Ainsi, une des premières opérations effectuées sur les lieux d´un crime est la prise en photo des lieux et des données afin de pouvoir les consulter à tout moment de l´investigation pour y chercher des détails ayant jusque-là échappé au regard. Pourtant, il semble important que ce contact se fasse mécaniquement : celui qui effectue ce contact n´est pas le photographe, mais l´appareil, bien que ce soit le photographe le provoque. L´appareil, une machine, n´est pas « conscient » de l´opération, aucune intention ne peut le guider dans ce qu´il enregistre. Ainsi, une photographie ressemble à une copie d´un « état des choses » sur un support différent du support dit original. Mais cela se fait de manière discrète : bien qu´il y eût un contact, une photographie ne transforme pas cet objet qu´elle enregistre : elle ne le « touche » que par intermédiaire de la lumière ; elle n´en est que son enregistrement, laissant intact ce que va devenir son référent. Retracer C´est entre autres quant à leur caractère indiciel, plus précisément en tant qu´indice d´indices, que Benjamin accorde aux photographies, notamment à celles qu´a prises Atget à Paris, une « signification politique cachée »26, sans pourtant parler explicitement de trace. Il utilise le terme « indice » qu´il emprunte à la pratique criminologique : « On a dit à juste titre qu´il avait photographié ces rues comme on photographie le lieu d´un crime. […] Le cliché qu´on en prend a pour but de relever des indices. Chez Atget les photographies commencent à devenir des pièces à 26 Benjamin, L´œuvre d´art à l´époque de sa reproductibilité technique, in :Œuvres III, p. 286 16
  • 17. conviction pour le procès de l´histoire. »27 Voilà l´intérêt de l´historien – ces photos font partie du procès, en servant d´images capables de révéler des traces du « coupable » ; elles sont même utilisées en tant que « preuves ». Ce regard posé par Benjamin sur de telles photographies est donc un regard motivé, voire intéressé, parce qu´il est posé sur elles avec un but – relever des indices menant vers un « coupable ». Cet angle de vue politique – qui ressemble à celui d´un détective qui se sert d´une photographie dans le cadre d´une investigation et donc travaille avec elle – demande un saisi critique, attentif et orienté. « Elles en appellent déjà un regard déterminé, écrit Benjamin. Elles ne se prêtent plus à une contemplation détachée. Elles inquiètent celui qui les regarde ; pour les saisir, le spectateur devine qu´il lui faut chercher un chemin d´accès. »28 Ces photographies exigent donc de ceux qui les regardent un certain effort : il leur faut chercher un accès. Et pour cela, il faut connaître le statut de cette image dans le cadre de l´investigation. Le regardeur devrait donc se demander quel genre d´informations sa photographie est capable de transmettre et, ensuite, trouver une position auprès d´elle qui correspond à cela. C´est le regardeur qui situe l´image selon l´utilisation qu´il intente d´en faire, ce qui exclut de se laisser prendre par une contemplation libre, absorbante. À la place d´un saisi contemplatif dans le sens d´un regard non- intéressé qui se perd, pour ainsi dire, dans l´image, s´installe une perception sensible basée sur une distance instaurée à la fois par la nature « technique » de la photographie et le regard critique censé mener à une connaissance de celui qui s´en sert. Avec la photographie, l´organisation de la distance entre l´image et son spectateur et, avec cela, « sa » théorisation, se transforment fondamentalement. Ces photographies, sous l´angle de vue de Benjamin, dérangent alors leurs regardeurs, elles les empêchent de s´y perdre, de se laisser absorber ou d´y plonger, en restant dans une attitude contemplative. Pourquoi ? Tout d´abord parce qu´il s´agit de photographies, donc d´images produites techniquement qui permettent d´approcher les choses en les transformant 27 ibid. 28 ibid. 17
  • 18. en référent de l´image ainsi qu´en les homogénéisant sur la surface de l´image. En même temps, il s´instaure une distance entre image et regardeur parce que ce saisi est autre qu´humain – la photographie est un outil, reproductible par sa nature ; ce qu´elle donne à voir est un enregistrement technique. Mais les photographies d´Atget dérangent aussi pour une autre raison : leurs référents. Ils concernent celui qui le regarde. Qu´est-ce que ces images font voir ? On dirait des scènes aussi « banales » que quotidiennes. Or, prises en image, ces scènes deviennent, quant à cette banalité, suspectes. Car « [d]ans nos villes, est-il un seul coin qui ne soit le lieu d´un crime, un seul passant qui ne soit un criminel ? »29 Concerné, le regardeur n´arrive pas à garder la distance nécessaire qui le protège du danger de la confrontation directe. Ces photographies enregistrent l´en-deça du regardeur, sans lui permettre de prendre du recul en se contemplant dans une aura, d´une « unique apparition d´un lointain, si proche soit-il »30 dont l´œuvre est inondée, qui reste alors inaccessible, prise dans un rituel qui lui accorde un sens supérieur. Impossible de regarder un cliché d´un lieu de crime détaché de ce rapport non pas à un rituel, mais à sa situation historique - le crime qui lui a donné son nom. Avec cette information, de telles photographies ne peuvent pas demeurer « quelconques », donc lointaines et abstraites - leur « lecture » ne peut que commencer là. Benjamin, saluant cette exigence inhérente de prise de position, résume qu´« [a]vec ce genre de photos, la légende est devenue pour la première fois indispensable. Et il est clair qu´elle a un tout autre caractère que le titre d´un tableau. »31 La légende fait intervenir l´ hors-champ de la photographie qui va ainsi diriger, mener sa lecture vers un con-texte précis. En cela, elle élargit, pour ainsi dire, le champ de vision : elle rend possible de penser le fragment en tant que tel, donc à la fois comme découpage du 29 Benjamin, Petite histoire de la photographie, op.cit., p. 320 30 ibid., p. 311, voire aussi Benjamin, L´œuvre d´art à l´époque de sa reproduction mécanisée, in : Écrits français, p. 183 31 Benjamin, L´œuvre d´art à l´époque de sa reproduction mécanisée, op. cit., p.183 18
  • 19. champ dont il est extrait, et en tant que totalité en soi, impliquant des liens avec son hors-champ sous forme de tensions inhérentes dans cette constellation, qui renvoient à l´extérieur. Une légende est donc une sorte de directive, une base sur laquelle on peut construire le point de départ d´une analyse. Dès lors, c´est à partir de là, du texte qui en parle, que la photographie est regardée. En même temps, une légende délimite le champ décrit par le référent d´une photographie ; elle dicte les frontières en dirigeant le regard et en excluant d´autres accès possibles. Dès lors, le lieu représenté sur l´image est lié au crime et ne peut plus être contemplé de façon naïve. La photographie devient donc un instrument censé communiquer une connaissance non pas encore « connue » en tant que telle, mais déjà localisée en ce qu´elle se trouve inscrite dans un contexte qui s´en charge. La légende a déjà défini un angle de vue précis qui figure comme point de départ de l´enquête. Bien entendu, il s´agit d´un commencement et non pas d´un résultat - celui qui regarde une photographie (ou s´engage dans une enquête criminologique) n´a pas encore trouvé le coupable, loin de là : il vient juste de lancer l´enquête. Mais il a trouvé un point de départ en découvrant un endroit et le dénommant « lieu d´un crime ». Maintenant, il faut trouver des voies pour accéder à cette connaissance qui se trouve « sur place », voire sur ces photographies. Inventorier Comment situer et « comprendre » les indices dont une photographie est la trace ? Cette question sera, dans le cadre de ce mémoire, un deuxième axe de lecture des photographies qui intéressent Benjamin. Siegfried Kracauer propose peut-être un chemin en proclamant qu´« [i]l faut comprendre la totalité de la photographie comme étant l´inventaire général [Generalinventar] d´une nature qui n´est pas davantage réductible, comme le catalogue de toutes les apparitions s´offrant dans l´espace»32. Qu´est-ce 32 Kracauer, La Photographie, p. 198 19
  • 20. que cela veut dire, «comprendre une photographie comme étant l´inventaire général d´une nature qui n´est davantage réductible » ? Remarquons qu´en allemand, il y a deux mots pour décrire deux sens différents de l´« inventaire » français : « Inventar », qui est employé ici, veut dire : tous les objets reconnus comme appartenant à un ensemble et qui sont à prendre en compte dans le cadre d´une inventorisation. L´autre mot est « Inventur » qui désigne l´opération d´inventorier même ainsi que l´inventaire accompli. Quand Kracauer propose de comprendre « la totalité de la photographie » en tant qu´inventaire, il constate donc que tous les éléments à prendre en compte figurent déjà sur une photographie et que, peut-être, un inventaire a déjà été fait avant. Mais peu importe, de toute façon on ne peut consulter l´inventaire accompli qu´à partir des objets mêmes rendus visibles par la photographie. En même temps, il conseille au regardeur une pratique de lecture comparable au procédé d´inventorier, donc de faire lui-même un inventaire à partir de ces données qui s´offrent à sa vue. Le but semble être de capter l´ensemble de ce que donne à voir cette image, à partir des éléments explicitement pris en compte lors de l´inventorisation. Mais comment extraire des éléments plus ou moins distincts d´un ensemble sur une surface, et comment les classer ? Car pour pouvoir « dénombrer » des éléments ou les « décrire », il faut des catégories qui les distinguent ainsi qu´une logique interne qui les met en relation. Bref : tout inventaire est basé sur un cadre. En faisant le pas, donc l´inventaire, on va s´appuyer sur des catégories qui semblent « juste » pour délimiter le champ - c´est ce « cadre » qui fonctionne en tant que metteur en ordre, qui constitue une des particularités de chaque inventaire. Regarder une photographie en tant qu´inventaire, cela permet de trouver une de ses particularités, qui se superpose en même temps avec celle qu´instaure le regard inventoriant de celui qui s´en sert. Le « maintenant « du regard posé sur une photographie, lui aussi inventoriant, rencontre l´ « autrefois » de l´inventaire du moment de la prise de vue qui se présente en constellation chargée. 20
  • 21. Ce cadre est une des limites de l´inventaire. Le plus souvent, ce cadre- là n´est pas pris en compte par l´inventaire même. Il s´agit, pour ainsi dire, de ce qui précède idéellement l´inventaire. Ainsi, il relève d´un « mode d´être de l´ordre »33 sur lequel cet inventaire-là a été basé lors de sa production sans être explicitement mis en question. « Mais cette « raison » est un sous-sol qui échappe souvent à ceux-là mêmes dont elle fonde les idées et les échanges. Ce qui donne à chacun le pouvoir de parler, personne ne le parle. »34 Ainsi, ce qui figure de façon implicite dans un inventaire, c´est comment fût classifié, ordonné et donc compris cet ensemble. Et c´est peut- être en « re-traçant » cet inventaire - qui, pourtant n´a jamais été inventorié, mais enregistré d´un seul clic - à partir d´un ensemble bien délimité, à savoir la surface d´une photographie, qu´on peut acquérir une certaine connaissance du « mode d´être de l´ordre » spécifique. On verra par exemple que Benjamin dévoile certains traits de la bourgeoisie en regardant des photographies portraitistes de cette époque. Certes, celui qui regarde une photographie (qui relève d´un instant passé) n´est pas nulle part, au contraire : il la saisit à partir de sa position actuelle. Comme Benjamin le dit par rapport à la construction de l´histoire : le point de départ n´est pas un vacuum spatio-temporel, mais un temps chargé avec et donc marqué par le « maintenant ». L´intention d´une telle lecture ne serait pas de re-construire minutieusement ce qui a été présent devant l´objectif au moment de la prise, donc de trouver « l´objet original », mais d´en comprendre quelque chose sous un angle de vue présent et de trouver des liens inhérents. Pourtant, il ne s´agit nullement de nier une lecture qui part de la photographie en tant que trace – au contraire, cette approche partant d´une photographie en tant qu´inventaire s´y ajoute et l´accompagne. Tandis qu´un regard sur une « trace » favorise sa connexion directe avec un réel, en mettant l´accent sur son caractère d« instantanée », constitué par sa 33 Foucault, Les mots et les choses, p. 26 34 de Certeau (sur Foucault), Histoire et psychanalyse, p. 154 21
  • 22. temporalité propre et faisant voir des détails, la lecture d´un inventaire vise l´espace clos d´une photographie, dans lequel certains liens apparaissent sous différents angles. Ainsi, une lecture de la photographie en tant que trace, partant de la prémisse que cet ensemble-là a bien été devant l´objectif au moment de la prise, permet d´examiner les éléments un par un, donc de se concentrer sur les détails, tandis qu´une lecture inventoriant essaie de trouver des liens inhérents entre les éléments constituant cet ensemble à partir du cadre qui définit comment ses éléments sont présentés un par un, un à côté de l´autre. Il s´agit donc, pour ainsi dire, de deux lectures superposées. Elles se complètent et ouvrent la voie à une connaissance spécifique. Benjamin nous la montre dans ses textes. Cette approche aux photographies renvoie, pour le dire encore une fois, à deux procédés d´investigation criminologique. Un détective ou un commissaire, ne cherchent-ils pas, eux aussi, dans le moindre détail l´indice à poursuivre ? Et ne font-ils pas, eux aussi, l´inventaire des donnés pour y révéler des liens possibles ? N´opérent-ils pas de cette façon pour acquérir une certaine connaissance menant vers l´élucidation de ce qui s´est passé, donc d´un passé dont ils savent dès le commencement de leurs recherches, donc dans leur présent, qu´il est à pénaliser ? Ce n´est certainement pas sans raison que Benjamin ait choisi de citer des photographies d´Atget en tant que photographies prises sur le lieu d´un crime et qu´il met, d´une certaine manière, le spectateur (et lui-même) à la place de l´enquêteur. Ses recherches, ou bien son regard attentif aux détails et rapports subtils, ressemblent en quelque sorte aux enquêtes policières : lui aussi suit, dans un premier temps, toutes les pistes qui s´offrent, et lui aussi le fait en ayant un but. Ses « enquêtes » ont comme objet, entre autres, d´élucider les transformations des conditions techniques et sociales et des perceptions quotidiennes et théoriques de la photographie et du film et, avec cela, leur inscription dans un champ artistique, social et politique. Sa ruse est de ne pas dissocier a priori ces champs, au contraire : c´est leur « communication » qui l´intéresse plus qu´il n´essaie de les distinguer. Benjamin ne critique pas la photographie en tant que telle, en tant que médium, disposant de certains potentiels qui lui sont propres, mais certains 22
  • 23. de ses modes d´utilisation et de sa médiation. Toutes les photographies ne reflètent pas les possibilités de faire voir leur sujet selon les « injonctions que recèle leur authenticité », et toutes les attitudes auprès de telles photographies ne sont pas capables d´y discerner ces injonctions. Il va donc falloir trouver les particularités de ces photographies ainsi que des contextes dans lesquelles elles apparaissent, en suivant le regard et les analyses retraçant et inventoriant de Benjamin. II. Investigation du lieu de crime : retracer/inventorier A propos du roman policier : « Quand on n´a rien signé, pas laissé de photo Quand on n´y était pas et qu´on n´a rien dit Comment pourrait-on vous prendre ? Efface tes traces ! Brecht, Versuche <Berlin 1930>, p. 116 (Lesebuch für Städtebewohner, I). [M16,2]35 Nous voilà donc chargés d´une affaire. Après avoir dessiné un plan, nous allons lancer l´enquête sans perdre de vue ces objectifs. Au centre de notre investigation se trouve la photographie, mais comme le détective, nous ne sommes sûr de rien par rapport à ce « suspect ». Nous allons nous approcher par plusieurs voies et l´observer. Dans un premier temps, nous allons la focaliser en passant par des champs traversés par Benjamin afin d´élucider son point de départ à lui. Le mouvement de la pensée à partir de cette « monade » qui est « la » photographie va donc vers elle : où se trouve-t- elle ? quels sont ses caractéristiques ? est-ce vraiment elle notre suspect, ou est-ce qu´elle permet de le trouver ? Cette enquête commence donc, comme toute enquête, avec des interrogations ouvertes. On le sait : le plus important, c´est de poser les bonnes questions. 35 cité par : Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, p. 463 23
  • 24. Le crime et son lieu Commençons avec le regard benjaminien posé sur des photographies d´Eugène Atget. Ce n´est certainement pas sans raison qu´Atget attire son regard à ce point. Plus haut, j´ai déjà annoncé qu´il les associe à des relevés judiciaires effectués sur des lieux du crime.36 En quoi consiste cette approche ? Qu´est-ce que les photographies d´Atget font voir, et jusqu`où un tel regard qui les saisit à partir d´un tel objectif, « juridique », peut mener ? D´ailleurs, qu´est-ce qu´un lieu de crime, et quel est son rapport avec la ville ? Enfin, de quel genre de photographie s´agit-il ? Comment se communique leur particularité ? Et quelle attitude une telle photographie demande-t-elle à ses regardeurs ? Ces questions vont aider, je pense, à saisir des traits spécifiques du regard benjaminien posé sur des photographies, et en même temps élucider sa démarche théorique. Où est le crime ? Tout d´abord, il faut dire que, dans les photographies d´Atget, il ne s´agit pas de photographies prises lors d´une enquête policière ou pour illustrer un reportage sur un meurtre « spectaculaire » dans un journal. En fait, il n´y a aucun lien direct avec un « vrai » meurtre. Ce qui figure sur ces images sont tout simplement des vues de la ville de Paris, son visage banal, pour ainsi dire : ses rues désertes, des magasins et des petits commerces, l´architecture urbaine. « Atget est presque toujours passé à côté « des vues célèbres et de ce qu´il est convenu d´appeler les symboles d´une ville », écrit Benjamin ; mais non point à côté d´une longue série d´embauchoirs ; ni des cours de Paris où, du matin au soir, s´alignent les charrettes à bras ; ni des tables désertées et encore jonchées de vaisselle, comme il s´en trouve, à la même heure, des centaines de mille ; ni du bordel de la rue … n° 5, dont le « 5 » apparaît en caractères immenses en quatre endroits de la façade. »37 On voit bien comment Benjamin examine minutieusement ce qui se présente à son regard posé sur ces photographies. Il semble 36 Benjamin, Petite histoire de la photographie, op.cit., p. 320 37 ibid, p. 311/312 24
  • 25. reconnaître ces endroits non point spectaculaires et donc faire le lien avec les actions qui y ont habituellement lieu. Avant tout, il nous les présente donc comme des vues quotidiennes: tout un chacun des habitants dans cette ville (à ce moment-là, vers 1900) est régulièrement confronté à ce qui est enregistré sur ces photographies ; ce qu´elles montrent lui est familier. Rien d´extraordinaire, paraît-il : juste une répétition visuelle de ce qui entoure les gens dans une ville, dans cette ville précise qui est Paris, tous les jours. Celui qui n´en est pas contemporain – nous - y voit donc un quotidien d´ « autrefois », sachant qu´auparavant « on » était « habitué » à cet aspect de cette ville. C´est d´ailleurs peut-être une des raisons pour lesquelles les photographies d´Atget sont souvent décrites comme nostalgiques ou mélancoliques.38 Pourtant, il y a un aspect dans ces photos qui semble étrange : « Il est remarquable que presque toutes ces photos soient vides. Vides les fortifs à la porte d´Arcueil, vide les escaliers d´apparat, vides les cours, vides les terrasses des cafés, vide, comme il se doit, la place du Tertre. Non pas solitaires, mais sans atmosphère. »39 Il est vrai que, sous cet aspect, non- peuplée par ces habitants et non-inondée par son atmosphère, la ville ne se montre que rarement. Habituellement, on la perçoit transformée par des masses de personnes qui traversent ces rues pour aller travailler ou pour participer au commerce, par les mouvements de la foule qui font « vivre » la ville, qui constituent son pouls, sa vitesse, son apparence. Ce n´est donc pas l´aspect « typiquement » urbain que fait voir Atget dans ses images, il ne s´agit pas de « clichés visuels [qui] n´ont d´autre effet que de susciter par association des clichés linguistiques»40 ; la ville n´est pas non plus montrée de façon esthétisée, re-présentée par ses monuments les plus prestigieux, son « meilleur côté », pour ainsi dire. C´est plutôt son décor quotidien, son enveloppement architectural, qui y figure. Ces architectures « brutes » ne sont que la structure qui enrobe la vie urbaine. Pourtant, cette structure a été construite à la fois dans la 38 voire p.ex. Alain Buisine : Eugène Atget ou la mélancolie en photographie 39 Benjamin, Petite histoire de la photographie, op.cit., p. 312 40 ibid., p. 320 25
  • 26. mouvance même de l´urbanisation et pour répondre aux besoins de la vie urbaine. C´est là, en ville, dans ces rues, que la vie quotidienne se déroule. La ville en tant qu´échafaudage spatial de l´urbanité donne lieu aux actions humaines qui s´y passent, et elle en garde des traces qui relèvent de cette vie de tous les jours, des traces d´usage des actions qui y ont eu lieu. « La ville, sur ces images, poursuit Benjamin, est inhabitée comme un appartement qui n´a pas encore trouvé de nouveau locataire »41 Mais si la ville apparaît comme appartement, qui pourrait y habiter ? Dans un texte sur les passages parisiens, Benjamin dit que « les rues sont l´appartement du collectif. Le collectif est un être sans cesse en mouvement, sans cesse agité, qui vit, expérimente, connaît et invente autant de choses entre les façades des immeubles que des individus à l´abri de leurs quatre murs. »42 On voit bien que le collectif dont il parle est la masse, la foule dynamique qui fait vivre la ville qui l´a, à son tour, accouchée. Dans la foule, les individus en tant que tels se perdent, pour ainsi dire, pour devenir éléments de l´ensemble. Avec la « disparition » d´hommes singuliers, la masse qui, dès lors, les englobe, devient figure mouvementée en soi. Ce n´est certainement pas sans raison que Benjamin se réfère à plusieurs reprises à « L´Homme des foules » d´Edgar Allen Poe qui, lui, est souvent décrit comme un des « pères fondateurs »43 du roman policier : dans la foule, le suspect disparaît facilement. 44 Mais cet appartement – la ville – apparaît vide, abandonnée sur les images d´Atget, bien qu´on saisisse encore des traces laissées par « l´ancien locataire », les collectifs autrement constitués d´autrefois ainsi que la foule qui occupe habituellement ces espaces. Ces photographies font donc voir un état transitoire : il y en a des indices d´anciens usages, mais cette ville est en même temps en attente de nouveaux habitants. Pour l´instant, ce moment précis des prises de vue des clichés d´Atget – c´est-à-dire 41 ibid., p. 311/312 42 Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, p. 875 43 voire Vanoncini, Le roman policier, p. 23 44 voire p. ex.Benjamin, Paris, capitale du XIXe. siècle, p.457 ou ibid., p. 462 26
  • 27. habituellement à l´aube, très tôt le matin – réunit visuellement ces deux temps qui coexistent dans l´image. C´est ce vide chargé de traces d´un certain passé qui permet à Benjamin d´approcher les images d´Atget à des photographies faites lors d´une investigation sur un lieu de crime : « Le lieu du crime est déserté. Son enregistrement est fait par rapport aux indices. »45 On l´a vu : les images prises par Atget à Paris donnent à voir des indices, et elles montrent des espaces vides, non peuplés. Elles ressemblent donc effectivement à des relevés judiciaires pris au cours d´une investigation au lieu du crime. Pour voir plus clairement l´attitude que de telles images exigent de leur regardeur, nous allons regarder de plus près ce que c´est qu´un lieu de crime. Qu´est-ce qui constitue un tel lieu, et comment s´en approcher? Le lieu et son crime Remarquons que ce n´est pas l´acte criminel même qu´on retrouve sur un lieu du crime: le crime y a déjà été commis – on vient trop tard, pour ainsi dire : la victime est déjà morte, on ne peut plus la sauver. Dans un certain sens, on - c´est-à-dire le commissaire, le détective ou celui qui regarde une photographie d´un lieu de crime - reste à l´extérieur de la scène. On n´a pas de possibilité d´intervenir sur ce qui s´est passé, on n´arrive qu´après-coup ; ce qui s´est passé s´est irréversiblement passé. Ce qu´on rencontre sur place, la « scène », n´est que le résultat d´une action ou 45 ce passage est une traduction par moi de la phrase : « Auch der Tatort ist menschenleer.Seine Aufnahme erfolgt der Indizien wegen. » (in: "Das Kunstwerk im Zeitalter seiner technischen Reproduzierbarkeit in: Medienästhetische Schriften, p. 362) parce que la traduction proposée par Benjamin, œuvre d´art… p. 190 (« Le lieu du crime est désert. On le photographie pour y relever des indices.») me semble trop mettre l´accent 1. sur le vide (sans expliciter qu´il s´agit d´un vide de personnes ) et 2. sur l´enregistrement photographique (le mot « Aufnahme » en allemand peut aussi bien juste signifier le rapport général fait sur place). En outre, la phrase « der Indizien wegen » pourrait signifier : les photographies en tant qu´indices ou bien : les photographies montrent des indices ; il me semble important de garder ces deux significations 27
  • 28. d´un événement passé, et c´est en cela que ce lieu a une importance pour celui qui s´y trouve pour faire une investigation. Il s´agit donc d´un lieu déjà devenu historique : le lieu du crime est défini par rapport à son lien avec un acte passé – le crime qui y a été commis. On suppose y trouver des inscriptions relevant de son passé, ce passé qui, pour nous, reste « inachevé » parce que nous ne savons pas ce qui s´y est passé pendant que nous n´y étions pas. Nous, qui ne percevons que l´endroit qui a donné lieu à l´acte ne connaissons pas son histoire, bien que nous lui ayons déjà accordé un nom, ou bien une désignation – lieu du crime. Il semble donc que nous, qui disposons d´une définition de ce que c´est qu´un crime, savons quand-même déjà quelque chose de ce lieu. Qu´est-ce que nous présupposons avant même de pénétrer sur un lieu du crime ? Pour présenter les pratiques criminologiques « réelles » effectuées lors d´une investigation sur les lieux du crime, je vais me référer à un manuel de criminologie. Ceci relève, je pense, du côté de la pratique plutôt que de la pensée, du statut et des connotations d´un tel endroit ainsi que de l´acte qui y a eu lieu et de la position prise par ceux qui font partie de l´investigation. Avant tout, il me semble nécessaire d´éclaircir le concept de « crime », donc de l´acte même. Selon Jean-Claude Martin, l´auteur du manuel intitulé « Investigation de scène se crime », « le mot crime doit être compris au sens latin du terme crimen qui signifie le chef d´accusation »46. La définition du lieu en tant que lieu du crime est donc aussi constituée à partir de la société qui accorde cette définition à l´acte dit criminel: selon cette définition, le mot « crime » implique qu´il y ait une loi qui le catégorise en tant que tel sans la préciser. Le principe sur lequel cette relation entre loi et crime est basé est «nullum crimen sine lege ; nulla poena sine lege » , il n’y a pas de crime sans loi ; il n’y a pas de peine sans loi. 46 Jean-Claude Martin, Investigation de scène de crime, p. 3 28
  • 29. Dans le « dictionnaire historique de la langue française », on trouve aussi la définition suivante : « Par métonymie, [le mot crime] s´est appliqué à l´acte sur quoi se fonde cette décision [juridique ultérieure], le grief, l´inculpation, souvent avec une valeur péjorative due au contexte pénal. L´accusation se confondant avec l´acte délictueux lui-même (scelus en latin), crime a fini par désigner dès l´époque classique l´action coupable […] »47. Le crime, signifiant dès lors aussi l´acte criminel même, est alors compris à partir de son jugement ultérieur ; ce n´est que dans un deuxième temps que le mot s´applique à l´acte criminel même. Le crime commence donc avec l´établissement de règles qui ont valeur de loi. Un acte est criminel parce qu´on a décidé dans une société de le punir. Ainsi, pour désigner un acte comme acte criminel, pour le juger, il faut qu´il soit accompli et qu´il y en ait des preuves – avant le crime, il n´existe pas, ne peut exister, ce ne sont que les lois (des « au cas où ») qui préexistent, en définissant ce qui va être classifié rétroactivement, à la suite, par quelqu´un muni du pouvoir de le juger ainsi, comme acte criminel. Or, aussi la constitution des preuves dépend de prédéfinitions. Jusqu`à la fin du 19e siècle, seuls étaient acceptés les discours des témoins interrogés lors du procès – les seules preuves étaient donc des énoncés verbaux. Les images étaient considérées comme des illustrations de ces discours sans être considérées comme preuve autonome. Ce ne fût qu´avec l´accréditation des radiographies à la fin du 19e siècle qu´on a attribué une valeur de preuve aux photographies.48 Il me semble important d´indiquer que, si la compréhension du mot commence avec l´accusation qui va succéder à l´acte, il faut nécessairement une instance munie du pouvoir de définir ce qui est juste, qui est extérieur à l´acte (à la situation d´exécution de l´acte). Et c´est cette instance représentant les lois qui s´oppose à l´accusé, celui qui est soupçonné être le coupable. Pour qu´il y ait un crime, il faut donc tout un 47 Petit Robert, dictionnaire historique de la langue française 48 voire Golan, Sichtbarkeit und Macht : Maschinen als Augenzeugen, p. 171-210 29
  • 30. dispositif : une instance jugeant, une loi qui définit le chef d´accusation, un coupable, l´acte, une victime, des preuves … Cependant, le mot « crime » est aussi défini comme « manquement très grave à la morale ». Cette définition ne se réfère pas non plus immédiatement à l´acte criminel dans sa violence propre, mais aux intentions dites immorales de celui qui le commet. Or, la morale n´est pas non plus une chose close, fixe ; elle dépend elle aussi de jugements et déterminations d´une société. Enfin, le mot « crime » s´applique à l´assassinat et le meurtre qui sont, semble-t-il, les crimes par excellence.49 Je suppose que Benjamin a pensé à un meurtre quand il a écrit que les images d´Atget ressemblent aux relevés judiciaires d´un lieu de crime. Car c´est suite à un assassinat que le lieu du crime devient si central et important pour l´investigation : Le résultat est irréversible ; il n´est plus possible d´interroger la victime. Quand il y a un meurtre, cela signifie que l´acte était d´une violence inhérente, qu´une frontière a été franchi. L´enquête essaie de dévoiler en toute urgence des mobiles et l´identité du coupable pour l´arrêter car celui-ci est jugé dangereux pour la communauté. Car quand quelqu´un tue une autre personne, il s´insinuent des pulsions « sauvages », « inhumains », en tout cas « a-sociales », dirigées contre d´autres personnes.50 Partant de la thèse selon laquelle un des éléments constitutifs du crime est, à côté de son jugement ultérieur, l´acte criminel même, on accorde donc aussi à l´endroit qui a donné lieu au crime une violence inhérente – des traces de l´acte se trouvent potentiellement encore sur place. Il ne s´agit pas d´un lieu innocent, car il est dès lors intimement lié avec l´acte meurtrier. Ainsi, ce lieu est constitué par une temporalité spécifique : on suppose qu´il y avait quelqu´un – l´assassin - qui a causé cette situation 49 Petit Robert 50 Certes, ceci est une thématique très complexe et discutable. Dans le cadre de ce mémoire, je vais me contenter de travailler avec ces connotations courantes 30
  • 31. rencontrée sur place antérieurement, dans le passé, en laissant des traces qui persistent, s´y trouvent encore, au présent ; puis il faut trouver ce quelqu´un qui est « coupable » afin de l´accuser ultérieurement, dans l´a- venir. Tous ces temps se superposent, pour ainsi dire, « au lieu du crime ». « Tout présent immédiatement se dédouble en avenir inclus dans le passé et en passé en appelant à un avenir qui se superpose à lui. »51 Nommant cet acte qui, justement, fut « acte » à son présent, un crime, cet acte, dans son présent même, a déjà été lié à ce qui le succède. C´est en cela qu´on a pu appeler l´acte meurtrier, qui ne peut être crime qu´en étant saisi en tant que tel que par l´accusation future, un crime. Le meurtre apparaît à ceux qui en souffrent ou en ressentent les conséquences et qui veulent « rendre justice » comme crime encore ou enfin à présent quant à son inscription dans un temps historique, par le travail d´un tiers, d´un criminologue qui le construit à partir de sa position à lui. Le lieu du crime est alors supposé contenir son passé dit criminel sous forme de traces ou d´indices, inscrits dans le lieu même et/ou sur la victime - ainsi, on pourrait dire que le lieu, lui aussi, participe au crime. Dans le manuel de criminologie, ceci est formulé ainsi : « Le lieu du crime contient des indices physiques qu´il faut protéger ; ils ont été abandonnés par le criminel et, de ce fait, ils représentent les éléments constitutifs de son crime. »52 Ces traces laissées par l´assassin lors de l´acte meurtrier, résultats de la violence, sont souvent très fragiles. Mais c´est quant à elles que le crime se trouve, dans un certain sens, encore sur place. Il s´est, pour ainsi dire, installé à, voire inscrit dans l´endroit où l´acte dit criminel a eu lieu. Cet endroit, le lieu du crime, n´est donc pas un lieu non-classifié, innocent, quelconque. Y Pénétrer est alors, comme nous l´avons vu, nécessairement intentionnel, mieux : dirigé, menant vers une direction précise: on y va pour trouver des pistes menant vers le coupable, car qu´il y ait un coupable, quelqu´un qui a causé cette situation spatiale 51 Proust, Histoire à contretemps, p. 70 52 Martin, Investigation de scène de crime, p. 17 31
  • 32. spécifique, donc laissé des traces de son acte violent, c´est déjà présupposé en nommant ce lieu « lieu du crime ». Récits policiers Dans les romans policiers, ayant selon Guy Landreau « pour matière, non pour forme, la présentation de concepts, et les moyens de production d´une connaissance pour objet »53, cette prémisse d´une connexion historique et physique entre ce passé criminel inconnu et l´actualité, en formant une constellation spécifique, fait partie de l´enjeu du récit : « Les indices apparaissent […] comme les affleurements d´une histoire cachée – celle du crime – dans une histoire manifeste – celle de l´enquête. Les indices sont les reliquats de l´histoire première dans l´histoire seconde. De là leur incongruité : ils appartiennent en ordre principal à un univers de sens qui n´est pas l´univers actuel. »54 Pour trouver un point de départ, le commissaire fictionnel et, avec lui, le lecteur, doit alors trouver et reconnaître dans son présent des signes relevant de ce passé inconnu et dont il sait, au moins, que ce passé qu´il cherche à élucider au lieu du crime est en partie marqué par cet acte criminel qui a donné le nom au lieu et qui est déjà, dans un certain sens, chef d´accusation. Il s´agit de deux histoires superposées, pour ainsi dire, dont une reste inconnue, mais insinuée en ce que l´autre la laisse luire à travers elle. « Il y a quelque chose de suspect, écrit Ernst Bloch, c´est ainsi que cela commence. Il n´y a qu´une chose qui compte, c´est la recherche investigatrice : ce qui importe, c´est d´où ça vient, l´origine. L´investigation reconstitutive serait l´autre chose, il s´agit alors de destination. Là, trouver ce qui a été, ici création de quelque chose de nouveau : telle est la démarche, tendue et souvent non moins labyrinthique. »55 53 Lardreau, Présentation criminelle de quelques concepts majeurs de la philosophie, p. 16 54 Dubois, Le roman policier ou la modernité, p. 125 et 126 55 Bloch, Aspect philosophique du roman policier, in : Autopsie du roman policier, p. 280 32
  • 33. Très souvent, dans les récits policiers, il y a un élément-clé qui met le détective ou le commissaire sur la bonne piste, c´est-à-dire qui l´conduit à trouver le coupable. Il s´agit souvent d´un indice très discret qui n´attire l´attention du détective que lors d´une inspection minutieuse. « Tous les romans policiers contiennent à vrai dire des éléments accessoires qui fournissent en fin de compte l´indication cherchée […] ; et tous les éléments micrologiques parlent d´autant mieux qu´ils sont isolés, à l´écart de tous ce que cherche d´abord le regard normatif. »56 Pour voir clair, il est donc conseillé d´isoler des détails de l´ensemble. Ne fait-ce pas penser à Benjamin qui propose lui aussi d´extraire un moment précis de la continuité historique afin de l´examiner ? L´historien matérialiste, écrit-il, « fait éclater la « continuité historique » chosifiée pour y isoler une époque donnée, une époque pour y isoler une vie individuelle, l´œuvre d´une vie pour y isoler une œuvre donnée. Mais, grâce à cette construction, il réussit à recueillir et à conserver dans l´ouvrage particulier l´œuvre d´une vie, dans l´œuvre d´une vie l´époque et dans l´époque le cours entier de l´histoire. »57 Cette démarche commence donc aussi avec l´isolation de détails. Il s´agit d´un accès à une connaissance qui s´ouvre en dépliant des éléments particuliers. La lecture de récits policiers peut être instructive en ce qu´elle « entraîne » la concentration sur les éléments particuliers dans un ensemble de données – c´est en suivant le regard méticuleux du commissaire ou du détective que le mystère devient compréhensible. « [L]a logique de l´émergence du signe dans le récit policier en tant qu´il est indice de l´histoire passée et en attente, est d´être temporellement métonymique. »58 Qu´est-ce que cela veut dire, être temporellement métonymique ? La figure rhétorique nommée « métonymie » « remplace un terme par un autre qui est lié au premier par un rapport logique. […] De 56 ibid., p. 264 57 Benjamin, Eduard Fuchs, collectionneur et historien, in : Œuvres III, p. 175 58 Denis Mellier, L´illusion logique du récit policier, in : Philosophies du roman policier, p. 95 33
  • 34. manière simplificatrice, on peut dire que la métonymie consiste à remplacer le tout par la partie. »59 Appliqué au récit policier, voire à la dimension temporelle constituant la découverte d´un lieu du crime dans le cadre d´une histoire fictionnelle, on pourrait dire que « le passé », donc l´action criminelle, est substituée ou re-présentée par un objet qui y était présent, voire en usage ou en contact physique avec le coupable, et qui en relève. L´acte irréversiblement passé a, pour ainsi dire, des répercussions dans l´objet présent. Il s´agit donc d´une structure temporelle très complexe – ce qui s´est passé est, bien sûr, irréversible, mais persiste tout de même dans le présent sous une autre forme physique perceptible dans l´espace, celle de l´indice, qui ne réactualise pas ce passé même, mais en est une sorte de porteur. Ce sont les indices qui permettent d´accéder, dans un certain sens, au crime. Ceci ne vaut pas que pour des récits fictionnels qui, eux, s´appuient sur des pratiques réelles : la condition de possibilité de recherches criminologiques à partir d´un lieu de crime est justement le soupçon qu´il y ait « du passé » dans ce qu´on trouve dans l´actualité. C´est à partir du lieu du crime qui est une sorte de terrain ouvert, qu´un détective tente, dans son a-venir à lui, de faire « surgir » du passé. L´endroit où ça s´est passé, dont la découverte est un choc, est en même temps le point de départ, voire la condition de possibilité de l´enquête. Indices Centrale est donc la présence d´indices au lieu du crime. Mais qu´est-ce au juste qu´un indice ? Dans le cadre d´une investigation – réelle ou fictionnelle – au lieu où un crime a été commis, beaucoup de choses peuvent être considérées comme des indices. Ainsi, à tout objet qui s´y trouve, si banal et discret soit-il, on peut accorder un caractère indiciel. Car tout renvoie potentiellement au coupable, étant donné qu´il est possible que celui l´a possédé ou utilisé. En supposant que le coupable a touché un objet 59 Wikipédia 34
  • 35. ou s´en est servi, cet objet-là peut devenir indice et ainsi amener le détective ou le commissaire à formuler des soupçons concernant les habitudes ou le mode de travail de l´assassin – un mégot de cigarette par exemple indiquerait, possiblement, qu´il est fumeur. Or, il n´y a aucune confirmation que ces empreintes-là viennent vraiment de l´assassin. Le point de départ de toute enquête est donc constitué par des intuitions floues basées sur des indices qui, certes, indiquent quelque chose, mais sans donner en même temps leurs objets. « L´indice n´affirme rien ; écrit Charles S. Pierce, il dit seulement : là »60 De façon générale, toutes les traces et toutes les empreintes trouvées sur place et sur la victime sont potentiellement des indices relevant du coupable. C´est pour cela que des opérations telles que le moulage ou le prélèvement d´empreintes et de traces sont effectuées le plus minutieusement possible sur le lieu du crime : trouver et protéger ces traces souvent très fragiles sont des procédés conduisant éventuellement à l´identification du coupable à partir de ces restes et débris. Conserver ces traces signifie donc : avoir trouver des pistes potentielles qui permettent de commencer l´enquête. On voit bien : les indices demeurent dans le moindre détail, dans des objets les plus ordinaires et des traces les plus cachées. Ce qui importe pour qu´un donné soit considéré comme indice, c´est qu´il ait (eu) un rapport avec le coupable. Ainsi, on différencie dans la pratique criminologique – selon le manuel de criminologie cité plus haut – les indices des traces. Lorsque « la trace est un élément matériel », donc toujours concrète, « l´indice est le signe apparent qui met sur la trace de quelque chose ou de quelqu´un ; cette seconde qualification est plus générale que la première puisque l´indice peut-être un élément immatériel comme un raisonnement ou une association d´idées .»61 Cette définition montre que le concept de l´indice est très large et ne s´applique qu´intermédiairement aux objets 60 Peirce, Théorie des signes : la sémiotique, in : Écrits sur le signe, p. 144 61 Martin, Investigation de scène de crime, p. 5 35
  • 36. matériels trouvés au lieu de crime ; il englobe toutes les indications menant sur des pistes potentielles. L´indice n´est donc pas en soi un objet, mais un signe, c´est-à-dire selon Charles S. Peirce « quelque chose qui tient lieu pour quelqu´un de quelque chose sous quelque rapport où à quelque titre. Il s´adresse à quelqu´un, c´est-à-dire crée dans l´esprit de cette personne un signe équivalent ou peut-être un signe plus développé. Ce signe qu´il crée, je l´appelle l´interprétant du premier signe. Ce signe tient lieu de quelque chose : de son objet. »62 Dans la sémiologie peircienne, le concept du signe est donc composé par une relation triadique « authentique, c´est à dire qu´elle ne se ramène pas à un quelconque complexe de relations dyadiques. »63 Bref : tout signe est constitué par son rapport et avec l´objet qu´il désigne et avec l´interprétant, c´est-à-dire avec le signe qui se produit mentalement à partir du saisi du signe « premier ». Ces trois composants constituent irréductiblement le concept du signe proposé par Pierce. « Un signe sert d´intermédiaire entre le signe interprétant et son objet. ».64 Le signe n´est donc pas l´objet même, bien qu´un objet puisse fonctionner comme signe, donc transmettre une information selon sa structure spécifique. « Le signe ne peut que représenter l´objet et en dire quelque chose. Il ne peut faire connaître ni reconnaître l´objet […] ».65 Comme il ne s´agit pas d´une relation binaire ente objet et signe, mais d´un concept triadique composé irréductiblement de ces trois éléments – l´objet, le signe et l´interprétant qui est lui-même un autre signe - la découverte d´un signe (par exemple d´un indice), ne signifie pas avoir trouvé une preuve sûre, mais une piste possible. Résumons : un signe est censé donner un accès à une connaissance spécifique – or, cette connaissance ne consiste pas dans l´identification de 62 Peirce, Théorie des signes : la sémiotique, op.cit., p. 121 63 ibid., p. 147 64 Peirce, Lettres à Lady Welby, in : Écrits sur le signe, p. 29 65 Peirce, Théorie des signes : la sémiotique, op.cit., p. 123 36
  • 37. l´objet, mais dans la médiatisation d´un rapport qu´entretient cet objet avec l´interprétant à travers le signe. Si l´objectif est, comme dans l´enquête policière, d´identifier une personne à partir d´indices, cela veut dire que ces indices contiennent plutôt des injonctions en ce qu´ils produisent des signes mentaux, que des informations sûres. Nous l´avons vu : l´indice est en connexion dynamique avec « son » objet, mieux : il apparaît lors de ce contact. C´est donc ce contact qui constitue son caractère spécifique, et puisque c´est ainsi, l´indice « perdrait immédiatement le caractère qui en fait un signe si son objet était supprimé, mais ne perdrait pas ce caractère s´il n´y avait pas d´interprétant. »66 L´indice est donc « un signe ou une représentation qui renvoie à son objet non pas tant parce qu´il a quelque similarité ou analogie avec lui ni parce qu´il est associé aux caractères généraux que cet objet se trouve posséder, que parce qu´il est en connexion dynamique (y compris spatiale) et avec l´objet individuel d´une part et avec les sens ou la mémoire de la personne pour laquelle il sert de signe, d´autre part. »67 On voit bien : ce rapport est basé sur le lien direct qu´entretient l´indice avec l´objet ; c´est à partir de ce lien que l´interprétant s´organise et une connaissance spécifique est communiquée. Cependant, la forme matérielle ou idéelle de l´indice est secondaire , l´indice ne ressemble pas nécessairement à l´objet qu´il indique, comme c´est le cas de la fumé qui indique un feu, la douleur au ventre qui indique une appendicite ou bien un panneau indiquant un chemin. « Tout ce qui nous surprend est un indice, dans la mesure où il marque la jonction entre deux positions de l´expérience. Ainsi, un fort coup de tonnerre indique que quelque chose de considérable s´est produit, bien que nous ne puissions pas savoir précisément ce qu´était l´événement. Mais on peut s´attendre à ce qu´il soit lié à quelque autre expérience. »68 L´indice est donc lié à 66 Peirce, Théorie des signes : la sémiotique, op. cit., p. 140 67 ibid., p. 158 68 ibid., p. 154 37
  • 38. l´expérience, plus précisément à une expérience possiblement connectée à celle que produit l´objet. La connaissance médiatisée par l´indice est donc communiquée à travers l´expérience, ou bien, pour le dire autrement, l´interprétant se constitue à partir de cette expérience. Mais qu´est-ce que Peirce entend par « expérience » ? Selon lui, « [c]´est le champ de l´expérience qui nous informe sur les événements, sur les changements de perception. Or, ce qui caractérise en particulier de soudains changements de perception est un choc. […] C´est plus particulièrement aux différences de perception que nous appliquons le mot « expérience ». Nous faisons particulièrement l´expérience des vicissitudes. Nous ne pouvons pas faire l´expérience de la vicissitude sans faire celle de la perception qui subit le changement, mais le concept d´expérience est plus large que celui de perception et inclut beaucoup de choses qui ne sont pas, à proprement parler, objets de perception. C`est la pression, la contrainte absolue qui nous fait penser autrement que nous n´avons pensé jusqu`alors, qui constitue l´expérience. Or, la pression et la contrainte ne peuvent pas exister sans résistance, et la résistance est un effort d´opposant au changement, par conséquent, il doit y avoir un élément d´effort dans l´expérience ; et c´est cela son caractère particulier. »69 Si l´indice est le signe marquant la jonction entre deux positions de l´expérience, c´est donc l´indice qui donne accès à une connaissance des événements, qui en est l´intermédiaire. Le saisi d´un indice implique l´accès à une certaine dynamique constitutive du rapport entre objet et signe qui appelle à l´expérience. Donc : pour déchiffrer le message communiqué par l´indice, un message informant sur un rapport spécifique qui lie un objet et l´indice par une logique propre, il faut que l´expérience de ce rapport ait déjà été faite. Selon Benjamin, « [l]´ « expérience vécue » acquiert une nouvelle dimension avec la trace. Elle n´est plus contrainte d´attendre « l´aventure » ; celui qui vit une expérience peut suivre la trace qui y mène. Celui qui suit des traces n´est pas seulement obligé de faire 69 Peirce, Théorie des catégories : La phanéroscopie, in : Écrits sur le signe, p. 94 38
  • 39. attention ; il faut surtout qu´il ait déjà fait beaucoup d´attention. »70 Nous l´avons vu : les traces, en ce qu´elles indiquent les objets qui les ont produits, fonctionnent comme des indices. La lecture des indices demande donc de se laisser prendre au jeu par eux. Sans avoir déjà acquis certaines connaissances par expérience, on ne saurait les lire. Bref : la lecture des indices s´apprend. Du côté de celui qui perçoit un signe en tant que tel – par exemple le détective - un certain effort est nécessaire. Ainsi, pour retenir la connaissance transmise par la considération d´un signe, il faut qu´il refasse le pas, qu´il se mette à retracer ou reconstruire la connexion entre le signe et son objet. Pour capter le message du signe, il doit savoir que cette relation-là dispose d´une logique propre à elle. Dans ce sens, nommer un endroit « lieu du crime » est déjà un indice, car cette désignation indique que ce lieu a été en contact avec le coupable. Nous l´avons vu : toute enquête commence avec des soupçons, et le lieu du crime comme premier indice renvoyant à l´acte passé est son point de départ. Le détective ne sait pas encore qui est le coupable, il ne peut donc pas vérifier si cette connexion entre l´indice et l´objet qu´il s´imagine à partir de l´indice est « juste ». L´indice indique, mais pour connaître ce qu´il indique, il faut un savoir supplémentaire. Ainsi, le détective va examiner le lieu afin d´y trouver des indices, c´est-à-dire des micro-détails qu´il s´imagine avoir été en contact avec le coupable. Pour lui, ces indices se trouvent potentiellement partout, et ce sont eux qui représentent le lien qu´a le lieu du crime avec l´acte passé et le coupable. Car il n´est pas nécessaire, même peu probable, que ce donné, cet objet qui a causé le signe par un contact, soit encore présent. Dans le cas d´un lieu de crime, le coupable n´est la plupart du temps plus sur place, ni par exemple ses chaussures qui ont laissé les empreintes. C´est donc une des caractéristiques de l´indice : il persiste même quand le donné qu´il indique n´est plus présent. Seul importe le contact entre indice et donné, mais pas 70 Benjamin, Paris, capitale du XIXe siècle, p. 798 39
  • 40. quand ce contact a eu lieu. On pourrait même dire que l´indice devient indice au moment où l´objet qu´il indique n´est plus immédiatement saisissable ; en tout cas c´est dans des situations dont le donné cherché manque qu´on devient sensible aux indices. La fonction de l´indice serait donc d´être une sorte de médiateur, voire de connecteur, qui représente l´objet par la relation inhérente spécifique qu´il entretient avec lui. La photographie et l´ indice Étant donné que toute photographie est le résultat d´un contact direct de la lumière avec la plaque photosensible, elle aussi dispose, selon Peirce, d´un caractère indiciel. Il s´agit d´une compréhension de la photographie à partir de son mode de production : l´image est le résultat des ombres venant de l´objet qui ont « touché » le matériel photographique et transformé la plaque. Ainsi, on pourrait dire qu´une photographie indique que ce qui y « figure » s´est effectivement trouvé là, devant l´objectif, au moment de la prise. Ce qui veut dire aussi – et Peirce le dit déjà – que le référent de cette photographie ne ressemble pas nécessairement à ces apparitions spatiales visuelles prises en image : « cette ressemblance est due aux photographies qui ont été produites dans des circonstances telles qu´elles étaient physiquement forcées de correspondre point par point à la nature »71, écrit Peirce. À partir de cet angle de vue, la ressemblance de l´image avec l´objet « original » n´est alors qu´un effet secondaire de la photographie qui, elle, est dans un premier temps saisie à partir de son caractère de trace. Pour qu´une photographie soit considérée comme indice, l´important est qu´il y ait eu ce contact entre eux. Une photographie, enregistrant de sa manière, donc mécaniquement ce avec quoi elle était mise en contact, donne donc à voir un « ça a été »72 comme Roland Barthes l´a décrit. Il s´agit dans un 71 Pierce, Théories du signe : la sémiotique, op.cit., p. 151 72 Barthes, La chambre claire, p. 120 40
  • 41. premier temps d´un simple constat, d´un « il y eu un contact ». Nous l´avons vu – l´indice n´affirme pas, il dit simplement : là.73 « Lire » une photographie à partir de son caractère indiciel implique qu´on lui accorde une certaine capacité de transmettre une connaissance qui s´articule par ce caractère même. En tant que trace, donc résultat d´un contact physique, elle garde une connexion inhérente avec l´objet, le « continuum spatial »74 dont la plaque a reçu les ombres. Ainsi, l´image est en quelque sorte le « témoin » de la constellation qu´elle rend visible, qui, en tout cas, est le résultat, voire le produit de ce contact « tactile » . C´est là son rapport spécifique au temps : sur la photographie s´est inscrit le contact antérieur qui l´a causé, et cette connexion relève d´un instant passé. « L´important, c´est que la photo possède une force constative, et que le constatif de la Photographie porte, non sur l´objet, mais sur le temps. »75 écrit Roland Barthes à ce propos : « ce que je vois, ce n´est pas un souvenir, une imagination, une reconstitution, un morceau de la Maya, comme l´art en prodigue, mais le réel à l´état passé : à la fois passé et réel. Ce que la Photographie donne en pâture à mon esprit […], c´est, par un acte bref dont la secousse ne peut dériver en rêverie[…], le mystère simple de la concomitance. »76 Cette « secousse », ne fait-elle pas penser au « choc » qu´une constellation subit au moment de la rencontre entre un maintenant et un autrefois qui est pour Benjamin, comme nous l´avons vu, celui qui provoque sa cristallisation en image dialectique ? « Actuel » est le regard qu´on pose maintenant sur l´image, mais ce regard se superpose quant au caractère indiciel à l´instant passé du contact. « Ce que la Photographie reproduit à l´infini n´a lieu qu´une fois : elle répète mécaniquement ce qui ne pourra jamais plus se répéter 77 existentiellement. » remarque Roland Barthes. Mais ce moment, cette scène y est devant les yeux du regardeur ; il y est re-présenté, spatialisé, 73 voire la note 48 74 Kracauer, La photographie, 191 75 Barthes, La chambre claire, p. 138/139 76 ibid, p. 130 77 ibid., p. 15 41
  • 42. voire ex-posé en tant qu´ « état des choses »78. C´est en cela qu´une photographie peut devenir outil dans le cadre d´une enquête : elle sert à actualiser et stocker des informations visuelles, parce que ce moment de la prise de vue s´est inscrit sur sa surface. Bien que, pour être opératoire dans le cadre d´une enquête, pour communiquer des informations supplémentaires outre cette connexion qui a eu lieu au moment de la prise, il faille qu´on accorde à l´image aussi un fonctionnement comme icône ou comme symbole, les autres signes qu´évoque Peirce. D´ailleurs, selon lui, il n´y a pas de signes « purs », purement indiciels, iconiques ou symboliques, dans la réalité ; ils sont entremêlés. Accorder à une image une ressemblance à un objet correspond à sa reconnaissance en tant qu´icône : « Une icône est un signe qui renvoie à l´objet qu´il dénote simplement en vertu des caractères qu´il possède [par exemple leur « aspect »], que cet objet existe réellement ou non. »79 Or, nous l´avons vu : aucun signe ne peut faire connaître l´objet ; chacun ne fait que le représenter selon sa constitution spécifique de signe. Une photographie comprise comme signe n´est pas en soi une connaissance, mais communique une connaissance en représentant un objet de manière spécifique. Pour lire les informations qu´elle transmet, il faut repérer comment elle le fait. « Telle est la Photo , écrit Barthes : elle ne sait dire ce qu´elle donne à voir. »80 En tant qu´indice, nous l´avons vu, une photographie communique une connaissance par le contact antérieur entre la plaque et la lumière venant de l´objet : elle dit : là, il y a eu une rencontre dont je suis le résultat. « J´appelle, écrit Barthes, « référent photographique » non pas la chose facultativement réelle à quoi renvoie une image ou un signe, mais la chose nécessairement réelle qui a été placée devant l´objectif, faute de quoi il n´y aurait pas de photographie. »81 La photographie, parce qu´elle est indice, se 78 emprunté à Vilèm Flusser, Pour une philosophie de la photographie, p.10 79 Pierce, Théorie des signes : la sémiotique, op.cit., p. 140 80 Barthes, La chambre claire, p. 156 81 ibid., p. 120 42
  • 43. réfère donc à une chose « réelle » qui fût traduite en image par des procédés techniques. « Une catastrophe : un point critique où quelque chose change d´état et de forme, se défait pour se reconstituer autrement. »82 C´est cette transformation décrit par Régis Durand qui constitue une photographie comme indice, qui, lui, apparaît lors d´un contact qui modifie la plaque. Ainsi, une photographie déplace ce qui ne peut être que fragment de ce réel qui s´est trouvé devant l´objectif, en le transformant en image « pleine, bondée »83 sur la surface bidimensionnelle du cliché. Une seule photographie sans supplément, c´est-à-dire sans d´autres images ou textes, se présente donc comme « unité » qui relève forcément en même temps d´un manque – manque, avant tout, du référent qu´elle fait voir car ce moment matérialisé en image est irréversiblement passé, mais aussi manque du hors-champ - de quoi cette photographie est-elle un fragment ? Ce qui figure sur une photographie en tant que trace relève donc d´un découpage. Parce que la photographie est trace, indice d´un objet absent, ce manque fait partie de l´image. Or, étant tout de même signe « plein » ; une photographie, relevant d´un réel par son caractère indiciel et son iconicité, peut à son tour rendre visible des indices. L´image, relevant d´un contact réel, fait voir tout ce qui s´y trouvait avant l´objectif, et ce sous cet angle de vue précis dans un cadre clos : son format. De façon désintéressée parce que mécanique, elle représente la totalité de ce « continuum spatial ». Ainsi, celui qui regarde une photographie en lui accordant son caractère d´indice et d´icône, peut en discerner des détails. « [L]es diverses textures rassemblées dans le champ de l´image saisissent notre regard par leur densité et tendent à se séparer les unes des autres, de sorte que nous lisons le plus souvent les photographies morceau par morceau, élément par élément »84, remarque Rosalind Krauss. 82 Durand, Le regard pensif, p. 38 et 39 83 voire Barthes, La chambre claire, p. 139 : « L´image photographique est pleine, bondée : pas de place, on ne peut rien y ajouter » 84 Krauss, Le photographique, p. 162 43
  • 44. C´est ainsi que la photographie devient matériau, voir instrument : elle est utilisable en tant que moyen de mémorisation parce qu´en elle se rencontrent sa temporalité propre et sa capacité de représenter un objet. Parce que l´image est pleine, parce qu´elle fait voir l´ensemble de tous les éléments s´étant offerts à l´objectif de l´appareil photo à ce moment précis, le regardeur qui la saisit de façon analytique peut y chercher des détails. L´image permet d´examiner ces éléments un par un – et ainsi d´en discerner des indices, comme Benjamin le constate par rapport aux photographies prises par Atget dans les rues désertées de Paris. Parce qu´une photographie re-présente (ab-bilden) un continuum spatial, elle représente en même temps les tensions dont cet espace-là a été surchargé. Du « partners in crime » Revenons à notre situation de départ : la découverte d´un lieu du crime. Nous avons vu que ce lieu garde en lui toute une structure temporelle spécifique, et qu´il ne s´agit pas d´un endroit quelconque car il est déjà connoté, mieux : désigné par ce rapport inhérent qui lui a donné son nom. Pour ceux qui sont chargés de l´affaire, il est clair qu´il faut, maintenant, agir de toute urgence : il faut arrêter le coupable. Comment procéder ? Le premier « témoin » du crime est son lieu car c´est lui qui a « reçu » l´acte, mieux : c´est sur place que se trouvent les données qui sont directement liées physiquement et historiquement à cet acte dit criminel qui y a eu lieu. Ainsi, avant toute recherche, il faut essayer de déchiffrer les signes qui s´y donnent à percevoir. L´enjeu est de saisir, de capter et de discerner ce qui se donne à « voir », mais qui n´est pas immédiatement lisible. Les signes ne font pas connaître l´objet, mais le représentent de leur façon spécifique. En tant que médiateurs, communiquant des informations à travers des donnés « bruts », non-décodés, ils sont porteurs d´informations. Qu´est-ce qui est signe au lieu du crime ? Dans un premier temps, tout objet, toute trace et toute perception peuvent être considéré comme tel. Voilà une des difficultés de départ : il faut délimiter, voire trier les informations afin de pouvoir lancer l´enquête. 44
  • 45. « Matériellement, l´investigateur ne peut pas collecter l´ensemble des informations présentes sur la scène de crime ; des contraintes spatiales ou temporelles apparaissent. Des choix doivent être faits […] »85, est commentée dans le manuel de criminologie cette problématique qui s´impose au travail criminologique. Distinguer les indices censés élucider quelque chose « d´ important » sur le passé du lieu pour les recherches de la personne qui a commis ce crime des autres données sur place n´est guère une procédure évidente. L´endroit lui-même n´est pas forcément familier aux policiers chargés de l´affaire. Néanmoins, l´identification de particularités nécessite une connaissance du lieu tel qu´il était avant la pénétration de l´assassin. Il faut donc non seulement trouver des repères (témoins, photographies, etc.) capables de ré-actualiser l´état du lieu tel qu´il apparaissait avant que l´ acte criminel qu´on essaie de re-construire y ait eu lieu, mais aussi une méthode, délimitant les opérations qu´on va effectuer sur place. Car ces opérations, étant des infractions, vont nécessairement le transformer: « le choix d´une méthode est indispensable pour ne pas négliger une trace, un indice, pour éviter de répéter des opérations souvent longues et qui peuvent modifier l´état du site, etc. »86 Même le territoire, la scène, n´est pas encore défini au moment où commence l´investigation criminologique. La délimitation spatiale de ce territoire nécessite une haute sensibilité pour ne pas perdre des indices de ce crime dont la seule chose dont on peut être certain est qu´il y a eu, comme résultat, une victime. Pour lancer des recherches, qui, nécessairement, s´appuient sur ce qui a été défini comme leur point de départ, il faut donc, avant tout, préserver attentivement la plus grande partie possible de ce qui se trouve sur place, pour garder la possibilité de changer de piste : « La situation sur les lieux d´un crime se modifie avec le temps. Les premières mesures prises par le policier, à son arrivée sur les lieux, jouent un rôle primordial dans la conservation des traces et dans l´éventuel succès de l´investigation »87 avertie le manuel de criminologie. 85 Martin, Investigation de scène de crime, p. 6 86 ibid., p. 5 87 ibid., 17 45