Habiter son espace de vie
La notion d’espace de vie fait référence, d’une part, au lieu immédiat d’habitation d’une personne vivant
seule ou en famille. C’est « l'espace concret du quotidien » (di Méo, 1991). Elle renvoie, d’autre part, au
lieu d’interaction avec son environnement extérieur, dans lequel se développe la plupart de ses activités.
C’est l’espace où l’individu noue des relations diverses et multiples avec les autres, avec la flore et la
faune, avec les infrastructures, les services existants1 et « tous les autres lieux avec lesquels [il] est en
rapport2 » ; le tout qui influe sur son style de vie, son goût, son caractère, sa vision du monde et sa
perception, etc. C’est tout un conditionnement qui génère une étincelle d’identité et qui fait de l’être
humain le produit de son milieu, de son histoire, de ses fréquentations et de ses expériences.
1. L’Haïtien et son espace de vie
La relation de l’Haïtien avec son espace de vie est en général source de tensions et de conflits. Elle est
aussi faite d’attachements synonymes de liens forts avec son espace. Cela traduit une ambivalence
découlant d’un passé qui lui laisse le goût de l’amertume par la souffrance qu’il a endurée dans sa chair,
mais aussi le sentiment d’appartenance et de possession que la conquête de sa liberté lui inspire.
1.1. Une relation soumise aux tensions
Dans ce premier cas, ses actions et comportements sont émaillés de frustrations qui alimentent une
sorte de violence. Ils sont donc marqués par l’instinct de destruction pour faire disparaître les traces de
tout ce qui rappelle ce passé dramatique ou par l’instinct de châtiment consistant à infliger le dégoût et à
rendre pénible la vie de ses bureaux dans une tentative de nivellement par le bas. Ainsi, tous ceux qui
vivent dans l’espace commun subissent quasiment le même sort, sont exposés aux mêmes risques et
fléaux qui flambent le quotidien. À la base de cette violence se conjuguent les manques ou les grandes
privations, les inégalités aiguës, les injustices, l’impunité, la discrimination, la marginalisation et l’exclusion
d’une grande majorité par une minorité mafieuse sans vision, sans état d’âme et insouciante.
1.2. Des liens forts
Dans le second cas d’attachements à l’espace, il faut comprendre que la conquête de la liberté
transforme l’Haïtien en maître de son espace, avec lequel il noue un nouveau rapport. C’est pourquoi,
au moment où le droit du travail de la terre pour soi a été modifié avec l’instauration du caporalisme
agraire, en vue de répondre aux besoins économiques de la conjoncture, les nouveaux libres ont fui les
plaines pour se réfugier dans les montagnes et pour jouir de leur liberté chèrement acquise. Cet
attachement à l’espace de vie peut être de divers ordres : symbolique, prestigieux, spirituel, mystique,
mythique et matérialiste ou utilitaire. C’est un tout qui crée un sentiment que rien ne peut remplacer et
qui rend nostalgique, quand on est contraint de vivre ailleurs : « Lakay se lakay ».
2. Le devoir de l’habitant
Habiter son espace de vie fait partie avant tout d’une dynamique socio-économique que le zoning ou le
plan d’aménagement territorial permet de valoriser intelligemment pour s’offrir le plus grand bien-être.
C’est une œuvre d’appropriation par une connaissance approfondie de ses différents éléments, ses
atouts et faiblesses. C’est un patrimoine à protéger, voire certains aspects identitaires à sanctuariser non
seulement pour garantir la survie et la reproduction, mais aussi pour faire la différence et enrichir la
diversité contre toute volonté d’uniformisation en un monde unipolaire et monolithique qui est la
1
Contrairement à Frémont qui dit qu’il faut éventuellement isoler « des secteurs liés plus spécifiquement au travail,
au loisir... » (Frémont, 1976)
2
Daniel Courgeau, Méthodes de mesure de la mobilité spatiale : migrations internes, mobilité temporaire,
navettes, Paris, INED, 1988
négation même de la nature. C’est tisser des liens forts d’interdépendance, nouer des rapports de
proximité, d’échange et de solidarité qui apporte la sécurité et aide à maintenir l’équilibre.
3. Vivre dans un espace et habiter son espace de vie
Qui vit seulement dans un espace, mais ne l’habite pas, est quelqu’un en transit. Il y investit son esprit
ou sa raison et non son âme. Il cultive un rapport de distanciation, en s’interdisant tout engagement
social et en étant prêt à s’en éloigner à chaque bourrasque. Ce choix n’est pas délibéré. Il peut être
fonction d’une logique qui juxtapose plusieurs éléments comme l’origine, une mentalité de prédation, de
spéculation et de gain rapide, la peur qui pousse à une prudence excessive, etc. Il peut aussi dépendre
d’un sentiment d’impuissance et de perte de certains droits et libertés, engendrant frustrations et
désespérance qui font préférer la fuite massive vers l’extérieur, contrairement par le passé à la fuite vers
l’intérieur. Par contre, habiter son espace de vie, c’est le porter dans son âme, en voulant qu’il soit plus
beau, plus propre, plus vert, plus prospère et plus sûr ; qu’il soit un motif de fierté intarissable et le lieu
où l’on se sent vraiment bien. C’est donc devenir un acteur de sa transformation positive, un leader ou
un collaborateur actif qui contribue par la pensée ou des idées, la surveillance, l’investissement et l’action
concrète à son évolution, à sa protection et à son amélioration.
4. Un appel citoyen
Cultivons la notion « habiter son espace de vie », en vue de construire autrement la nouvelle Haïti et
d’en faire un paradis pour soi et les autres. Chacun peut apporter sa pierre. C’est un autre paradigme
sociétal qui renvoie tant à la responsabilité citoyenne qu’à un dépassement de soi pour tendre la main,
loin de tout esprit de charité, de condescendance ou d’arrogance, à tous ceux qui veulent se mettre
debout et grimper la montagne. Autrement dit, si vous n’allez pas à la montagne, c’est elle qui viendra
un jour à vous. Soyons intelligents et du bon côté de la frontière.
Abner Septembre
Sociologue, Entrepreneur et Chercheur
En Sociogronomie au Centre Banyen Jardin Labo
@ Vallue, 15 janvier 2023