« C’est à dire que bon, ben tout le monde est stressé, tout le monde est speed, et on leur dit slow, c’est un autre mode de vie qui est proposé », ainsi s’exprime une membre de Slow Food rencontrée dans le cadre de notre thèse de doctorat. Quel est cet « autre mode de vie » qui traduit au quotidien la promotion du slow ? Quelles ambivalences habitent cette aspiration à un autre rapport au temps dans notre « société de l’accélération » ? Cette communication se propose d’analyser la critique des rythmes contemporains que formulent les promoteurs du slow et sa traduction en pratiques. Il est important, en effet, d’en passer par l’analyse des discours slow dans le cadre d’un questionnement sur « l’homme pressé » : les mouvements slow ne sont-ils pas les pourfendeurs par excellence de cette accélération des rythmes contemporains ? Cette réflexion s’appuie sur un travail de terrain mêlant entretiens semi-directifs et observation participante au cœur de ces mouvements.
Nous présenterons, dans un premier temps, le phénomène slow, qui se caractérise par des limites floues et une grande hétérogénéité. Nous mettrons en lumière le discours critique commun aux divers mouvements. Le terme slow, popularisé à l’origine par l’association Slow Food née en 1989 en Italie, est mobilisé depuis la fin des années 2000 par de multiples mouvements dans les domaines les plus divers de la vie quotidienne : voyage, science, design, éducation, cosmétique, rencontres amoureuses. Cette diffusion est l’indice du succès de la dénomination slow qui cristallise un ensemble de critiques tant économiques, qu’écologiques ou sociales. Cependant, la signification du slow ne se donne pas clairement. Dans les manifestes des mouvements, ce terme est moins défini pour lui-même qu’en réaction au fast, il est esquissé en négatif par la critique de la vitesse. Pour autant, les promoteurs du slow ne le traduisent pas par « lent », la lenteur restant très largement péjorative. Ainsi, le slow est le contraire de la vitesse mais il n’est pas la lenteur. Malgré cette indétermination, les promoteurs s’entendent sur l’usage du terme : lors des événements auxquels nous avons participé, des expressions telles « ça c’est slow », « on n’est pas très slow » ont pu être entendues à de multiples reprises. Qu’est-ce donc qu’être slow ?
Le slow comme résistance rythmique Penser le slow avec Michel Foucault
1. Le slow comme résistance rythmique
Penser le slow avec Michel Foucault
Mireille DIESTCHY
Doctorante en sociologie, Télécom Paris Tech
« L'homme pressé : impacts et paradoxes
socio-spatiaux »
12ème colloque pluridisciplinaire Doc ’Géo, 09
et 10 octobre 2014, Bordeaux
2. Contexte
• Slow Food nait en 1989, sous l’impulsion d’un
groupe de militants affiliés aux cercles politiques de
l’extrême gauche italienne.
• Diffusion du terme slow depuis la fin des années
2000 dans de multiples domaines : Slow science,
Slow média, Slow design, Slow cosmétique, etc.
• Formation d’une nébuleuse hétérogène :
associations, manifestes, ouvrages, références
individuelles.
3. Problématisation
• Le slow ne se réduit pas à un désir de
ralentissement.
• Le phénomène slow peut être envisagé comme
une forme de « résistance » au cœur des relations
de pouvoir quotidiennes liées aux rythmes sociaux.
• Il s’agira de penser le slow avec Michel Foucault en
proposant une analyse à partir des notions de
pouvoir, de résistance et d’éthique.
4. L’enquête
Dans le but d’analyser ce phénomène, nous avons
réalisé entre 2012 et 2014, dans le cadre d’une thèse
de doctorat, une enquête de terrain par observation
participante au sein de Slow Food Alsace et des
entretiens semi-directifs (n=35) auprès de ceux qui
revendiquent le slow dans les domaines de
l’alimentation, de la cosmétique, du management,
de la recherche scientifique, du design et du cinéma.
5. 1. Le slow au cœur des
relations de pouvoir
1.1 Mobiliser la conception foucaldienne du pouvoir
• Les notions de pouvoir et de résistance, théorisées par Michel
Foucault, nous permettent d’analyser le slow dans toute sa
complexité.
• Le pouvoir n’est pas une chose que l’on possède mais une
relation entre deux individus qui fait que l’un peut orienter la
conduite de l’autre.
• Cette approche a le mérite de prendre en compte la
complexité du rapport du sujet au pouvoir : loin de n’être
qu’une contrainte qui vient assujettir les individus, le pouvoir
est un levier de subjectivation.
6. 1. Le slow au cœur des
relations de pouvoir
1.2 Repenser l’histoire des rythmes à partir de la notion de
dispositif
• Une approche complémentaire aux théories de la vitesse et
de l’accélération : Paul Virilio (1977), Nicole Aubert (2003),
Hartmut Rosa (2010), Zawadzki (2002).
• Dans la théorie foucaldienne, la centralité du sujet au cœur
des relations de pouvoir, qui en est le produit et tout autant
l’acteur, permet ainsi de penser l’existence de points de
résistance.
• Il s’agit de concevoir le sujet comme relais du pouvoir pour
penser les actes de résistances.
7. 1. Le slow au cœur des
relations de pouvoir
1.2 Repenser l’histoire des rythmes à partir de la notion de
dispositif
Le dispositif est « un ensemble résolument hétérogène,
comportant des discours, des institutions, des
aménagements architecturaux, des décisions
réglementaires, des lois, des mesures administratives, des
énoncés scientifiques, des propositions philosophiques
morales, philanthropiques, bref : du dit, aussi bien que du
non-dit »
in FOUCAULT Michel, Dits et écrits, 1954-1988, Paris, Gallimard,
coll. « Quarto », 2001, vol. II, 1976-1988, p. 299, texte n°206.
8. 1. Le slow au cœur des
relations de pouvoir
1.2 Repenser l’histoire des rythmes à partir de la notion de dispositif
Un dispositif rythmique :
• Penser la subjectivation plus que le seul assujettissement,
• Une diffusion de normes et de valeurs et non pas
seulement un pouvoir répressif,
• Une incitation à la gestion du temps et à son
optimisation.
9. 2. Le slow : de la résistance à
la responsabilisation
2.1 Le slow : une éthique pour résister
• Résister se traduit ici par l’élaboration d’une éthique de vécu
du temps qui se veut en décalage par rapport aux normes
temporelles de notre modernité.
• L’éthique est définie comme la dimension dynamique et
créative des pratiques individuelles d’invention de soi et de
résistances aux normes, là où « ce à quoi l’on tient » selon la
formule du philosophe John Dewey permet de se constituer
comme sujet vis-à-vis d’un ensemble de normes, soit en les
suivant, soit en y cherchant une alternative.
Cf. DEWEY John, La formation des valeurs, Paris, la Découverte,
2011.
10. 2. Le slow : de la résistance à
la responsabilisation
2.2 La résistance en actes
L’enquête de terrain nous a permis de repérer
plusieurs points de résistance, des nœuds dans
lesquels sont en jeu des relations de pouvoir et au sein
desquels les individus résistent au nom d’une éthique,
c'est-à-dire entendent agir à côté, en décalage par
rapport aux normes temporelles pour en tirer ainsi le
sentiment de maîtriser le temps.
11. 2. Le slow : de la résistance à
la responsabilisation
2.2 La résistance en actes
1) Les interviewés dénoncent et entendent résister aux
rythmes imposés par le monde marchand et le monde
industriel. Dans ce but, ils valorisent l’adoption d’un
temps « juste », c'est-à-dire respectueux des êtres et des
choses. Le mode de résistance est ici centré sur le
ralentissement.
• Il s’agit de : réduire leur consommation, faire plus
lentement et de donner du temps, « faire moins, mais
faire mieux ».
12. 2. Le slow : de la résistance à
la responsabilisation
2.2 La résistance en actes
2) La promotion du slow se traduit également par la recherche
d’un « bon rythme ». Ici, ce n’est plus tant le ralentissement qui
importe que le choix des rythmes, qu’ils soient rapides ou lents. Le
« bon » rythme est celui qui est respectueux des singularités des
êtres et des objets face à une recherche constante
d’optimisation du temps et face à la standardisation de
l’industrie.
• Il s’agit : d’adapter le rythme aux spécificités de chacun, de
valoriser les imperfections et les erreurs, d’adopter des rythmes
non nécessairement productifs et de s’extraire des flux.
• Un rapport au temps distinctif.
13. 2. Le slow : de la résistance à
la responsabilisation
2.2 La résistance en actes
3) S’esquisse ici un autre nœud de résistance autour de la
question de la continuité temporelle. Il s’agit pour les
personnes rencontrées d’élargir l’horizon, dans le sens où le
passé et le futur doivent être pris en considération.
• Il s’agit : d’être « responsable », d’« anticiper », de penser
la « durabilité » et le « long terme » notamment en ce qui
concerne l’environnement.
• Egalement de préserver un passé considéré comme un
réservoir de savoirs anciens, qui sont autant de
ressources face à cet avenir incertain et quelque peu
idéalisé.
14. 2. Le slow : de la résistance à
la responsabilisation
2.2 La résistance en actes
Cette prise en compte du long terme doit être
conciliée à la recherche de verticalité liée à l’intensité
du vécu. Il s’agit, pour les personnes rencontrées, de
ne pas être dans la superficialité associée à
l’instantanéité permise par les outils numériques et
vivement critiquée, et de ne pas vivre l’instant en
étant tendu vers l’après, mais d’être entièrement
présent à ce qu’ils font, dans une « profondeur », une
« verticalité ».
15. 2. Le slow : de la résistance à
la responsabilisation
2.3 Du gouvernement de soi à la responsabilisation
• La résistance n’est pas une libération,
• Aux lieux même de la résistance se nouent d’autres relations
de pouvoir, autrement dit : les individus se défont d’une
contrainte pour se trouver pris dans une autre.
• Comme l’explique Gilles Deleuze, cette subjectivation ne reste
pas hors du pouvoir : « le rapport à soi ne restera pas la zone
réservée et repliée de l’homme libre […]. Le rapport à soi sera
saisi dans les relations de pouvoir, dans les relations de savoir. Il
se réintégrera dans les systèmes dont il avait commencé par
dériver » in DELEUZE Gilles, Foucault, Paris, les Éd. de Minuit,
2004, p. 110.
16. 2. Le slow : de la résistance à
la responsabilisation
2.3 Du gouvernement de soi à la responsabilisation
1) Le gouvernement de soi : modération de ses propres
besoins, contraintes fortes, apprentissage difficile et
travail sur soi.
2) La responsabilisation : des structures économiques et
étatiques s’appuient sur les résistances des individus
pour gouverner. L’éthique slow comme résistance se
trouve finalement prise dans un autre dispositif de
pouvoir centré sur la question environnementale.
17. Conclusion 1)
En résumé :
• Le phénomène slow peut être analysé comme une
résistance au cœur d’un dispositif rythmique. Les
individus qui se réclament du slow entendent remettre
en question des normes et des valeurs liées au temps.
• Cette résistance se manifeste dans des actes quotidiens
par lesquels les individus tentent de prendre le pouvoir
sur les rythmes, avec toutes les contradictions et tensions
que cela implique.
• Ces actes de résistance se trouvent pris à leur tour au
cœur de relations de pouvoir.
18. Conclusion 2)
Pour conclure :
• Quelle singularité du phénomène slow défini comme contre-
conduite au cœur d’un dispositif rythmique ?
• Il s’agit de replacer le slow au cœur d’une généalogie des
faits de résistances. Tout au long de notre modernité et depuis
que s’est mis en place un dispositif axé sur les relations de
pouvoir liées aux rythmes, émergent des résistances :
luddisme, romantisme, « retour à la nature »…
• Une telle mise en perspective historique permet ainsi de
restaurer la conflictualité de l’histoire : les normes temporelles
ne s’instaurent pas sans résistance, sans l’apparition
d’éthiques alternatives dont le slow est l’une des
manifestations actuelles.
19. Ce diaporama a servi de support à la
communication de Mireille DIESTCHY à
l'occasion du 12e
colloque Doc'Géo, qui
s'est déroulé à Pessac (Gironde) les 9 et
10 octobre 2014.
Ce document est mis à
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de la licence ouverte, dont le
texte est disponible sur le site
de la mission ETALAB.
Le slow comme résistance
rythmique
Penser le slow avec Michel
Foucault