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LA DÉFENSE
 DES DROITS
DE L’HOMME




                     Ken Bougoul
                    ou la tragédie
                    des sans voix
              Maître El Hadji Daouda Seck
                          Dakar - Sénégal




                   59
Le Mémorial de Caen • Recueil des Plaidoiries 2009




                    60
Le Mémorial de Caen • Recueil des Plaidoiries 2009


   Il est assez fréquent qu’en prélude à son ouvrage, l’auteur
plaque un avertissement, comme une sorte de parapluie
opportunément ouvert pour se protéger des éclaboussures
de son propos. S’il m’était permis d’en faire autant et au rebours
de ce à quoi nous sommes accoutumés j’aurais dit : « Ceci
n’est pas un conte. Ceci n’est pas un divertissement.Toute
ressemblance avec des personnages et situations ayant existé
n’est ni le fruit du hasard, ni une malencontreuse coïncidence,
mais une tragique réalité. »

    Mesdames Messieurs,
    Pourtant tout aurait pu commencer comme dans un conte :
Il était une fois, un beau navire qui desservait la liaison
maritime entre Dakar capitale du Sénégal et Ziguinchor, plus
au sud, dans la verte Casamance.
    Le Joola, tel était le nom de ce navire, c’était aussi toute
une ambiance : les promenades sur le pont où les contacts
se nouaient après la cohue de l’embarquement.
    Le bonheur de découvrir le ballet des dauphins avant le
débarquement.
    Le jeudi 26 septembre 2002, vers 23 heures, le navire qui
était prévu au maximum pour 550 passagers chavirait avec
environ 2 000 personnes à son bord.
    Combien étaient-elles, combien sont mortes ? On ne le
saura jamais avec exactitude !
    La carcasse engloutie d’un navire d’une capacité théorique
de 550 passagers est la pathétique ultime demeure d’une liste
nominative, à jamais provisoire de 1 953 victimes !
    1 953 morts... 64 survivants… dont une seule femme, Ken
Bougoul.
    Dans la langue la plus parlée au Sénégal, la langue Ouolof,
Ken Bougoul signifie littéralement « personne n’en veut ». Mais
c’est par des prénoms de ce genre que selon certaines
croyances, et pour conjurer le mauvais sort, on baptise l’enfant
issu d’un ménage où les bébés décèdent de façon répétitive.



                                61
Le Mémorial de Caen • Recueil des Plaidoiries 2009


    Et pour toute réaction à une pareille tragédie, aucune
réaction ! On érige le silence en roi dans ce royaume
d’interrogations, comme pour faire diversion.
    Ken Bougoul et toutes les victimes sont des sans voix. Sans
voix parce que pour le plus grand nombre, on ne les entendra
plus. Sans voix parce que pour ceux qui réclament justice c’est
comme si on refusait de les entendre.
    Et pourtant, personne ne voudrait connaître le sort de ceux
qui ont péri dans ce navire. Personne ne voudrait vivre ce que
les familles de victimes continuent de souffrir.
    Paradoxalement, personne ne veut les entendre et l’on veut
vite en finir.
    Le maître mot c’est le silence, puisque c’est une cause
malcommode que l’on veut engloutir.
    Alors j'ai choisi de porter cette robe noire à l’image de ce
jeudi sombre qui les éprouve encore.
    Noire comme le dédale de ces procédures ténébreuses qui
inspirent une mise à mort.
    Noire comme ce mépris inacceptable qu’on leur oppose à
tort.
    Noire comme cette injustice monstrueuse qui ne sera pas
sans remords.
    Avec ma robe, je serai « la bouche de ceux qui n’ont point
de bouche » comme le fut Césaire.
    Je vais hurler pour que nul n’en n’ignore, si c’est encore
nécessaire.
    Et plaider en ce lieu la violation des Droits de l’Homme
comme il en est le sanctuaire.
    Âmes sensibles éprises de Justice, est- il permis de se taire ?
    Devant une concession dont les murs réclament
désespérément une couche de peinture.
    Je vais à la rencontre de Ken Bougoul, la seule femme
rescapée du drame.
    Poules, pintades et canards égaient paradoxalement le
décor d’une maison dont l’atmosphère rappelle celle d’un lieu
de recueillement.

                                62
Le Mémorial de Caen • Recueil des Plaidoiries 2009


    Avec une voix faible, mon interlocutrice me confie : « Les
choses se sont passées avec une rapidité telle que personne
n’a compris. Le ciel était tout noir et il pleuvait faiblement,
ceux qui étaient sur le pont avaient commencé à rejoindre les
cabines. Brusquement, un violent mouvement du bateau, les
lampes s’éteignent et on sentait l’eau envahir le navire
progressivement sous les cris des passagers terrorisés dans
le noir et qui ne comprenaient rien de ce qui se passait ».
    Les passagers n’avaient donc rien compris mais le comble
c’est que leurs familles cherchent toujours à comprendre, mais
on ne veut pas leur expliquer, ni même les entendre.
    Et pourtant, Dieu sait qu’elles ont des choses à dire.
    Pourquoi a-t-on remis en mer un navire coutumier des
incidents récurrents et immobilisé pendant près d’un an ?
Pourquoi a-t-on entassé autant de personnes dans un bateau
dont un des moteurs avait été rafistolé pendant que l’autre
était en rodage ? Pourquoi l’alerte n’a-t-elle été déclenchée
qu’à 8h du matin pour un naufrage intervenu à 23h la veille ?
    Pourquoi aucun appel de détresse n’a-t-il été reçu ?
    Pour toute réponse… un silence assourdissant alors que
le naufrage continue jusqu’à ce jour à éprouver rescapés et
familles de victimes.
    1 953 morts…. 64 survivants… et on fait comme si tout
allait bien.
    Ken Bougoul se souvient « j’avais déjà une certaine
expérience de la mer car je partais à la pêche en pirogue dès
mon jeune âge et c’est peut-être ce qui m’a permis de pouvoir
remonter à la surface. L’eau de mer était fortement mélangée
au gasoil qui déferlait du navire et j’en ai beaucoup avalé ».
    Ken Bougoul était enceinte de quatre mois au moment du
naufrage.
    L’eau de mer fortement mélangée au gasoil fut son unique
breuvage.
    Elle a accouché d’une fille surnommée « bébé Joola » mais
le bonheur de cette naissance n’a jamais illuminé son existence
qui tangue vertigineusement entre bâbord et tribord.

                                63
Le Mémorial de Caen • Recueil des Plaidoiries 2009


    « Bébé Joola » est malade et sa mère sans ressources ne
peut lui offrir le luxe d’un médecin.
    Les droits des enfants et le droit à la santé peuvent attendre
d’autres lendemains.
    Pour l’heure, la priorité de Ken Bougoul réside dans
l’équation du prochain repas.
    Avec huit enfants à charge, il faut vite aviser ou les voir
passer de vie à trépas.
    Et pourtant, l’article 25 de la Déclaration universelle des
Droits de l’Homme proclame généreusement : « Toute
personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa
santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour
l'alimentation, l'habillement, le logement, les soins médicaux
ainsi que pour les services sociaux nécessaires (…) ».
    Et il poursuit : « La maternité et l'enfance ont droit à une
aide et à une assistance spéciale (…) ».
    Ken Bougoul, une femme enceinte de quatre mois qui pour
coûte que coûte sauver sa vie et celle qu’elle porte avale eau
de mer et gasoil en un sombre mélange.
    Ken Bougoul, une mère indigente et malade avec à son
chevet, son enfant de 6 ans malade, également, mais sans
aucune forme d’assistance.
    Et pourtant, la Constitution de l'Organisation mondiale de
la Santé (OMS) adoptée en 1946, proclame : « La possession
du meilleur état de santé qu'il est capable d'atteindre constitue
l'un des droits fondamentaux de tout être humain, quelles que
soient sa race, sa religion, ses opinions politiques, sa condition
économique ou sociale ».
    À quand le respect de ces droits reconnus à la maternité,
à l’enfance et à la santé ?
    L’État sénégalais a commencé par une cargaison de
promesses dans le navire d’amertume des familles de victimes
voguant vers le port de l’espérance.
    À l’arrivée, c’est un conglomérat d’avaries impropres à la
consommation.
    Les fruits n’ont pas tenu la promesse des fleurs : pas de

                                64
Le Mémorial de Caen • Recueil des Plaidoiries 2009


renflouement du navire pour permettre aux familles de faire
leur deuil, pas d’association de familles de victimes, le ministre
de l’Intérieur ayant dissout l’association sans aucune forme
d’explication, pas de musée du souvenir comme promis
puisque le site précédemment retenu est affecté à autre chose
et comme si tout ceci ne suffisait pas : pas de Justice.
    « La raison du plus fort reste décidément toujours la
meilleure » aurait pu dire La Fontaine. Pourtant il ne s’agit pas
d’une fable, même tragique, et nous ne sommes pas les
animaux de la jungle.
    C’est la dignité humaine qui est menée à l’autel du sacrifice
par d’autres humains.
    Le crime qui ne peut être absous est celui d’être victime
du mauvais sort.
    Le Président Wilson Churchill disait : « En temps de guerre,
la vérité est tellement précieuse qu’elle est escortée par un tas
de mensonges ».
    Le fait que ce navire était géré par des militaires permet-il
de penser que nous serions en perpétuel temps de guerre ?
    Le 16 mars 1978 au large de Portsall l'Amoco Cadiz,
pétrolier battant pavillon libérien s'était échoué. Conséquences
judiciaires ? 14 ans de procès.
    Le 12 décembre 1999, le pétrolier Erika sombrait dans le
Finistère, alors qu'il transportait une cargaison d'hydrocarbures.
Conséquences judiciaires ? Jusqu’à ce jour, le procès est en
cours.
    Le 26 septembre 2002 au Sénégal le naufrage du "Joola"
faisait plus de victimes que "Le Titanic" 1 953 morts … 64
rescapés. Conséquences judiciaires ? Classement sans suite.
    Pour les hydrocarbures, pour les gros intérêts en jeu, pour
les plages polluées, ce sont procédures à l’infini ! Mais pour
1 953 morts, silence… C’est le coup du sort.
    Le 7 août 2003, le Procureur général près la Cour d'Appel
de Dakar annonce que le Ministère public a pris la décision de
classer sans suite pénale le dossier du naufrage.
    Par un raisonnement d’une virtuose acrobatie, le Parquet

                                65
Le Mémorial de Caen • Recueil des Plaidoiries 2009


est arrivé à la conclusion renversante qui attribue l’entière
responsabilité du naufrage au Commandant du navire,
opportunément décédé dans la tragédie.
     Écoutez ce réquisitoire : « Les causes essentielles de cette
tragédie (…) engagent la responsabilité du commandant à qui
il incombe seul la décision d’appareiller. Il est évident que
compte tenu de la surcharge avérée, il lui appartenait de refuser
d’appareiller comme le ferait tout commandant de bord qui se
conforme à la réglementation.
     Le commandant du bateau faisant partie des personnes
disparues, l’action publique doit être considérée comme éteinte
à son égard, ce qui, au vu de l’article 6 du Code de procédure
pénale, conduit le Ministère public à la décision de classement
sans suite du dossier au plan pénal ».
     C’est ainsi que dans un huis clos anonyme et honteux on
a hermétiquement clôturé le drame.
     Le regard perdu de Ken Bougoul me revient et visiblement
toutes ces tracasseries l’ennuient.
     Quand je lui demande son sentiment sur ce capharnaüm
juridique elle me répond qu’elle n’y comprend rien et que sa
préoccupation c’est plutôt sa fille malade.
     « Dieu m’a sauvée » dit-elle avec détachement, « j’aurais
pu périr comme ceux qui sont restés dans le navire et je ne
serais pas là à vous parler ».
     Cette réflexion de mon interlocutrice trouble ma double
conscience : la professionnelle et la spirituelle.
     Pour l’avocat que je suis c’est une opération arithmétique :
faits avérés + imputabilité indiscutable = responsabilité.
     Pour le croyant que je souhaite devenir chaque jour encore
plus, Ken Bougoul me montre la voie en parlant du Tout-
Puissant.
     J’ai dû recourir à la doctrine pour y voir plus clair, mais pas
celle du Dalloz.
     En effet, dans son discours du 1er octobre 2002 le Président
de la République du Sénégal parlait fort justement de cause :



                                66
Le Mémorial de Caen • Recueil des Plaidoiries 2009


    « Sénégalaises, Sénégalais, Mes Chers compatriotes,
    Notre pays vient d'être durement frappé par une immense
tragédie qui a coûté à notre peuple plus d'un millier de
personnes, hommes, femmes et enfants. Notre douleur est
insondable, notre malheur incommensurable, tant le désastre
par son étendue touche toutes les catégories ethniques,
sociales et religieuses de notre pays.
    Bien sûr, le destin est le fait du Tout Puissant mais Dieu nous
a aussi dotés de liberté, donc de responsabilité dans les actes
que nous commettons et qui peuvent précipiter le cours des
choses ».
    Responsabilité ! Le mot est lâché. Ken Bougoul et toutes
les victimes méritent justice.
    Je pense à ces deux pères de famille rencontrés à Dakar
qui ont perdu respectivement trois et quatre enfants d’un coup
mais dont la détermination force le respect.
    Je pense à cette maman française qui n’hésite pas à faire
le voyage entre l’Europe et l’Afrique œuvrant sans relâche et
avec courage pour le triomphe de la justice.
    Je pense à tous ces frères, sœurs, oncles, tantes, cousins,
cousines, amis, camarades, professeurs, voisins, ces anonymes
choqués par le drame pour tout dire, à ces êtres humains
sensibles à la tragédie des sans-voix.
    Et pourtant, l’article 8 de la Déclaration universelle des Droits
de l’Homme ajoute : « Toute personne a droit à un recours
effectif devant les juridictions nationales compétentes contre
les actes violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus
par la constitution ou par la loi ».
    L’État a reconnu sa responsabilité civile et indemnisé
certaines familles de victimes.
    Pour d’autres, ce n’est pas une question d’argent mais un
besoin de Justice qu’elles désespèrent d’assouvir un jour.
    Et pourtant, là encore, l’article 10 de la Déclaration
universelle des Droits de l’Homme dispose : « Toute personne
a droit, en pleine égalité, à ce que sa cause soit entendue



                                 67
Le Mémorial de Caen • Recueil des Plaidoiries 2009


équitablement et publiquement par un tribunal indépendant et
impartial, qui décidera, soit de ses droits et obligations, soit
du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée
contre elle ».
    Équitablement et publiquement dit le texte mais de l’autre
côté c’est le huis clos du classement sans suite pour un drame
affectant des passagers de 12 nationalités différentes dont la
Guinée-Bissau, le Ghana, le Cameroun, le Niger, le Liban, la
Suisse, les Pays-Bas, la Belgique, la Norvège, l’Espagne, la
France, et le Sénégal bien sûr !
    En vertu de la compétence personnelle passive, régie par
l’article 113-7 du Code pénal français, une information judiciaire
a été ouverte le 1er avril 2003 en France.
    Le 12 septembre 2008, coup de théâtre !
    Le juge Jean-Wilfried Noël du Tribunal de Grande Instance
d'Évry qui instruit l’affaire du « Joola », lance 9 mandats d’arrêt
internationaux contre de hauts responsables sénégalais en
fonction au moment du naufrage pour « homicides involontaires
et non-assistance à personnes en danger ».
    Les autorités sénégalaises désapprouvent et au nom de la
réciprocité, le doyen des juges d’instruction du tribunal de
Dakar lance à son tour un mandat d’arrêt international contre
le juge Noël pour forfaiture... Peut-être qu’il a commis le crime…
de vouloir rompre le silence pour faire parler la loi.
    1 953 morts…. 64 survivants…1 900 orphelins mineurs…
et « bébé Joola » malade auprès de sa mère malade qui croit
encore à l’Humanité et aux Droits de l’Homme.

   Mesdames, Messieurs,
   Ce n’est pas pour moi que je réclame vos lauriers !
   En m’en couronnant, vous mettrez un terme à ce concert
assourdissant de silences !




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Plaidoierie Ken Bougoul

  • 1. LA DÉFENSE DES DROITS DE L’HOMME Ken Bougoul ou la tragédie des sans voix Maître El Hadji Daouda Seck Dakar - Sénégal 59
  • 2. Le Mémorial de Caen • Recueil des Plaidoiries 2009 60
  • 3. Le Mémorial de Caen • Recueil des Plaidoiries 2009 Il est assez fréquent qu’en prélude à son ouvrage, l’auteur plaque un avertissement, comme une sorte de parapluie opportunément ouvert pour se protéger des éclaboussures de son propos. S’il m’était permis d’en faire autant et au rebours de ce à quoi nous sommes accoutumés j’aurais dit : « Ceci n’est pas un conte. Ceci n’est pas un divertissement.Toute ressemblance avec des personnages et situations ayant existé n’est ni le fruit du hasard, ni une malencontreuse coïncidence, mais une tragique réalité. » Mesdames Messieurs, Pourtant tout aurait pu commencer comme dans un conte : Il était une fois, un beau navire qui desservait la liaison maritime entre Dakar capitale du Sénégal et Ziguinchor, plus au sud, dans la verte Casamance. Le Joola, tel était le nom de ce navire, c’était aussi toute une ambiance : les promenades sur le pont où les contacts se nouaient après la cohue de l’embarquement. Le bonheur de découvrir le ballet des dauphins avant le débarquement. Le jeudi 26 septembre 2002, vers 23 heures, le navire qui était prévu au maximum pour 550 passagers chavirait avec environ 2 000 personnes à son bord. Combien étaient-elles, combien sont mortes ? On ne le saura jamais avec exactitude ! La carcasse engloutie d’un navire d’une capacité théorique de 550 passagers est la pathétique ultime demeure d’une liste nominative, à jamais provisoire de 1 953 victimes ! 1 953 morts... 64 survivants… dont une seule femme, Ken Bougoul. Dans la langue la plus parlée au Sénégal, la langue Ouolof, Ken Bougoul signifie littéralement « personne n’en veut ». Mais c’est par des prénoms de ce genre que selon certaines croyances, et pour conjurer le mauvais sort, on baptise l’enfant issu d’un ménage où les bébés décèdent de façon répétitive. 61
  • 4. Le Mémorial de Caen • Recueil des Plaidoiries 2009 Et pour toute réaction à une pareille tragédie, aucune réaction ! On érige le silence en roi dans ce royaume d’interrogations, comme pour faire diversion. Ken Bougoul et toutes les victimes sont des sans voix. Sans voix parce que pour le plus grand nombre, on ne les entendra plus. Sans voix parce que pour ceux qui réclament justice c’est comme si on refusait de les entendre. Et pourtant, personne ne voudrait connaître le sort de ceux qui ont péri dans ce navire. Personne ne voudrait vivre ce que les familles de victimes continuent de souffrir. Paradoxalement, personne ne veut les entendre et l’on veut vite en finir. Le maître mot c’est le silence, puisque c’est une cause malcommode que l’on veut engloutir. Alors j'ai choisi de porter cette robe noire à l’image de ce jeudi sombre qui les éprouve encore. Noire comme le dédale de ces procédures ténébreuses qui inspirent une mise à mort. Noire comme ce mépris inacceptable qu’on leur oppose à tort. Noire comme cette injustice monstrueuse qui ne sera pas sans remords. Avec ma robe, je serai « la bouche de ceux qui n’ont point de bouche » comme le fut Césaire. Je vais hurler pour que nul n’en n’ignore, si c’est encore nécessaire. Et plaider en ce lieu la violation des Droits de l’Homme comme il en est le sanctuaire. Âmes sensibles éprises de Justice, est- il permis de se taire ? Devant une concession dont les murs réclament désespérément une couche de peinture. Je vais à la rencontre de Ken Bougoul, la seule femme rescapée du drame. Poules, pintades et canards égaient paradoxalement le décor d’une maison dont l’atmosphère rappelle celle d’un lieu de recueillement. 62
  • 5. Le Mémorial de Caen • Recueil des Plaidoiries 2009 Avec une voix faible, mon interlocutrice me confie : « Les choses se sont passées avec une rapidité telle que personne n’a compris. Le ciel était tout noir et il pleuvait faiblement, ceux qui étaient sur le pont avaient commencé à rejoindre les cabines. Brusquement, un violent mouvement du bateau, les lampes s’éteignent et on sentait l’eau envahir le navire progressivement sous les cris des passagers terrorisés dans le noir et qui ne comprenaient rien de ce qui se passait ». Les passagers n’avaient donc rien compris mais le comble c’est que leurs familles cherchent toujours à comprendre, mais on ne veut pas leur expliquer, ni même les entendre. Et pourtant, Dieu sait qu’elles ont des choses à dire. Pourquoi a-t-on remis en mer un navire coutumier des incidents récurrents et immobilisé pendant près d’un an ? Pourquoi a-t-on entassé autant de personnes dans un bateau dont un des moteurs avait été rafistolé pendant que l’autre était en rodage ? Pourquoi l’alerte n’a-t-elle été déclenchée qu’à 8h du matin pour un naufrage intervenu à 23h la veille ? Pourquoi aucun appel de détresse n’a-t-il été reçu ? Pour toute réponse… un silence assourdissant alors que le naufrage continue jusqu’à ce jour à éprouver rescapés et familles de victimes. 1 953 morts…. 64 survivants… et on fait comme si tout allait bien. Ken Bougoul se souvient « j’avais déjà une certaine expérience de la mer car je partais à la pêche en pirogue dès mon jeune âge et c’est peut-être ce qui m’a permis de pouvoir remonter à la surface. L’eau de mer était fortement mélangée au gasoil qui déferlait du navire et j’en ai beaucoup avalé ». Ken Bougoul était enceinte de quatre mois au moment du naufrage. L’eau de mer fortement mélangée au gasoil fut son unique breuvage. Elle a accouché d’une fille surnommée « bébé Joola » mais le bonheur de cette naissance n’a jamais illuminé son existence qui tangue vertigineusement entre bâbord et tribord. 63
  • 6. Le Mémorial de Caen • Recueil des Plaidoiries 2009 « Bébé Joola » est malade et sa mère sans ressources ne peut lui offrir le luxe d’un médecin. Les droits des enfants et le droit à la santé peuvent attendre d’autres lendemains. Pour l’heure, la priorité de Ken Bougoul réside dans l’équation du prochain repas. Avec huit enfants à charge, il faut vite aviser ou les voir passer de vie à trépas. Et pourtant, l’article 25 de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme proclame généreusement : « Toute personne a droit à un niveau de vie suffisant pour assurer sa santé, son bien-être et ceux de sa famille, notamment pour l'alimentation, l'habillement, le logement, les soins médicaux ainsi que pour les services sociaux nécessaires (…) ». Et il poursuit : « La maternité et l'enfance ont droit à une aide et à une assistance spéciale (…) ». Ken Bougoul, une femme enceinte de quatre mois qui pour coûte que coûte sauver sa vie et celle qu’elle porte avale eau de mer et gasoil en un sombre mélange. Ken Bougoul, une mère indigente et malade avec à son chevet, son enfant de 6 ans malade, également, mais sans aucune forme d’assistance. Et pourtant, la Constitution de l'Organisation mondiale de la Santé (OMS) adoptée en 1946, proclame : « La possession du meilleur état de santé qu'il est capable d'atteindre constitue l'un des droits fondamentaux de tout être humain, quelles que soient sa race, sa religion, ses opinions politiques, sa condition économique ou sociale ». À quand le respect de ces droits reconnus à la maternité, à l’enfance et à la santé ? L’État sénégalais a commencé par une cargaison de promesses dans le navire d’amertume des familles de victimes voguant vers le port de l’espérance. À l’arrivée, c’est un conglomérat d’avaries impropres à la consommation. Les fruits n’ont pas tenu la promesse des fleurs : pas de 64
  • 7. Le Mémorial de Caen • Recueil des Plaidoiries 2009 renflouement du navire pour permettre aux familles de faire leur deuil, pas d’association de familles de victimes, le ministre de l’Intérieur ayant dissout l’association sans aucune forme d’explication, pas de musée du souvenir comme promis puisque le site précédemment retenu est affecté à autre chose et comme si tout ceci ne suffisait pas : pas de Justice. « La raison du plus fort reste décidément toujours la meilleure » aurait pu dire La Fontaine. Pourtant il ne s’agit pas d’une fable, même tragique, et nous ne sommes pas les animaux de la jungle. C’est la dignité humaine qui est menée à l’autel du sacrifice par d’autres humains. Le crime qui ne peut être absous est celui d’être victime du mauvais sort. Le Président Wilson Churchill disait : « En temps de guerre, la vérité est tellement précieuse qu’elle est escortée par un tas de mensonges ». Le fait que ce navire était géré par des militaires permet-il de penser que nous serions en perpétuel temps de guerre ? Le 16 mars 1978 au large de Portsall l'Amoco Cadiz, pétrolier battant pavillon libérien s'était échoué. Conséquences judiciaires ? 14 ans de procès. Le 12 décembre 1999, le pétrolier Erika sombrait dans le Finistère, alors qu'il transportait une cargaison d'hydrocarbures. Conséquences judiciaires ? Jusqu’à ce jour, le procès est en cours. Le 26 septembre 2002 au Sénégal le naufrage du "Joola" faisait plus de victimes que "Le Titanic" 1 953 morts … 64 rescapés. Conséquences judiciaires ? Classement sans suite. Pour les hydrocarbures, pour les gros intérêts en jeu, pour les plages polluées, ce sont procédures à l’infini ! Mais pour 1 953 morts, silence… C’est le coup du sort. Le 7 août 2003, le Procureur général près la Cour d'Appel de Dakar annonce que le Ministère public a pris la décision de classer sans suite pénale le dossier du naufrage. Par un raisonnement d’une virtuose acrobatie, le Parquet 65
  • 8. Le Mémorial de Caen • Recueil des Plaidoiries 2009 est arrivé à la conclusion renversante qui attribue l’entière responsabilité du naufrage au Commandant du navire, opportunément décédé dans la tragédie. Écoutez ce réquisitoire : « Les causes essentielles de cette tragédie (…) engagent la responsabilité du commandant à qui il incombe seul la décision d’appareiller. Il est évident que compte tenu de la surcharge avérée, il lui appartenait de refuser d’appareiller comme le ferait tout commandant de bord qui se conforme à la réglementation. Le commandant du bateau faisant partie des personnes disparues, l’action publique doit être considérée comme éteinte à son égard, ce qui, au vu de l’article 6 du Code de procédure pénale, conduit le Ministère public à la décision de classement sans suite du dossier au plan pénal ». C’est ainsi que dans un huis clos anonyme et honteux on a hermétiquement clôturé le drame. Le regard perdu de Ken Bougoul me revient et visiblement toutes ces tracasseries l’ennuient. Quand je lui demande son sentiment sur ce capharnaüm juridique elle me répond qu’elle n’y comprend rien et que sa préoccupation c’est plutôt sa fille malade. « Dieu m’a sauvée » dit-elle avec détachement, « j’aurais pu périr comme ceux qui sont restés dans le navire et je ne serais pas là à vous parler ». Cette réflexion de mon interlocutrice trouble ma double conscience : la professionnelle et la spirituelle. Pour l’avocat que je suis c’est une opération arithmétique : faits avérés + imputabilité indiscutable = responsabilité. Pour le croyant que je souhaite devenir chaque jour encore plus, Ken Bougoul me montre la voie en parlant du Tout- Puissant. J’ai dû recourir à la doctrine pour y voir plus clair, mais pas celle du Dalloz. En effet, dans son discours du 1er octobre 2002 le Président de la République du Sénégal parlait fort justement de cause : 66
  • 9. Le Mémorial de Caen • Recueil des Plaidoiries 2009 « Sénégalaises, Sénégalais, Mes Chers compatriotes, Notre pays vient d'être durement frappé par une immense tragédie qui a coûté à notre peuple plus d'un millier de personnes, hommes, femmes et enfants. Notre douleur est insondable, notre malheur incommensurable, tant le désastre par son étendue touche toutes les catégories ethniques, sociales et religieuses de notre pays. Bien sûr, le destin est le fait du Tout Puissant mais Dieu nous a aussi dotés de liberté, donc de responsabilité dans les actes que nous commettons et qui peuvent précipiter le cours des choses ». Responsabilité ! Le mot est lâché. Ken Bougoul et toutes les victimes méritent justice. Je pense à ces deux pères de famille rencontrés à Dakar qui ont perdu respectivement trois et quatre enfants d’un coup mais dont la détermination force le respect. Je pense à cette maman française qui n’hésite pas à faire le voyage entre l’Europe et l’Afrique œuvrant sans relâche et avec courage pour le triomphe de la justice. Je pense à tous ces frères, sœurs, oncles, tantes, cousins, cousines, amis, camarades, professeurs, voisins, ces anonymes choqués par le drame pour tout dire, à ces êtres humains sensibles à la tragédie des sans-voix. Et pourtant, l’article 8 de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme ajoute : « Toute personne a droit à un recours effectif devant les juridictions nationales compétentes contre les actes violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus par la constitution ou par la loi ». L’État a reconnu sa responsabilité civile et indemnisé certaines familles de victimes. Pour d’autres, ce n’est pas une question d’argent mais un besoin de Justice qu’elles désespèrent d’assouvir un jour. Et pourtant, là encore, l’article 10 de la Déclaration universelle des Droits de l’Homme dispose : « Toute personne a droit, en pleine égalité, à ce que sa cause soit entendue 67
  • 10. Le Mémorial de Caen • Recueil des Plaidoiries 2009 équitablement et publiquement par un tribunal indépendant et impartial, qui décidera, soit de ses droits et obligations, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle ». Équitablement et publiquement dit le texte mais de l’autre côté c’est le huis clos du classement sans suite pour un drame affectant des passagers de 12 nationalités différentes dont la Guinée-Bissau, le Ghana, le Cameroun, le Niger, le Liban, la Suisse, les Pays-Bas, la Belgique, la Norvège, l’Espagne, la France, et le Sénégal bien sûr ! En vertu de la compétence personnelle passive, régie par l’article 113-7 du Code pénal français, une information judiciaire a été ouverte le 1er avril 2003 en France. Le 12 septembre 2008, coup de théâtre ! Le juge Jean-Wilfried Noël du Tribunal de Grande Instance d'Évry qui instruit l’affaire du « Joola », lance 9 mandats d’arrêt internationaux contre de hauts responsables sénégalais en fonction au moment du naufrage pour « homicides involontaires et non-assistance à personnes en danger ». Les autorités sénégalaises désapprouvent et au nom de la réciprocité, le doyen des juges d’instruction du tribunal de Dakar lance à son tour un mandat d’arrêt international contre le juge Noël pour forfaiture... Peut-être qu’il a commis le crime… de vouloir rompre le silence pour faire parler la loi. 1 953 morts…. 64 survivants…1 900 orphelins mineurs… et « bébé Joola » malade auprès de sa mère malade qui croit encore à l’Humanité et aux Droits de l’Homme. Mesdames, Messieurs, Ce n’est pas pour moi que je réclame vos lauriers ! En m’en couronnant, vous mettrez un terme à ce concert assourdissant de silences ! 68