1. Le Moi-peau de Didier Anzieu.
Le début de lʼexposé du concept dʼAnzieu propose un commentaire du mythe de
Marsyas. Il rassemble autour de cette histoire principale dʼautres invariants contemporains
de son époque, les mythèmes. Au nombre de huit, ces mythèmes correspondront aux
fonctions du Moi-peau, je ne les détaille donc pas. En revanche, lʼélément central du
mythe mérite dʼêtre cité : « Marsyas est écorché vivant et entièrement par Apollon et sa
peau vide reste suspendue ». Cette peau reste sensible aux sons quʼelle a déjà entendus
et elle donne source à un fleuve qui apporte la fertilité dans la région.
Il détaille ensuite lʼontogenèse du Moi-peau. Son exposé débute par les travaux
anglo-saxons, dans la perspective de Berry Brazelton, sur la « dyade mère-entourage ».
Dès la naissance, lʼenfant présente une ébauche de Moi préparée par les expérience
sensorielles intra-utérines. Ce pré-Moi permet la réception et lʼémission des premiers
signaux et lʼexploration de lʼenvironnement à la recherche de stimulation. A ce stade on
peut donc déjà parler de deux enveloppes, lʼune dʼexcitation, lʼautre dʼinscription.
Le bébé est un partenaire actif de la dyade en ceci quʼil est perçu comme source
dʼun feed-back de ses soins par lʼentourage maternant. La mère est responsable dʼun
feed-back en retour. Lʼabsence de sollicitation du côté de lʼentourage et / ou la passivité
du bébé peuvent être pathogènes. Les premiers modèles de comportement psychomoteur
se constituent à cette période dʼinterrelations précoces. Une enveloppe de maternage se
constitue par lʼensemble des réponses spécifiques de lʼentourage ; une enveloppe
réciproque de contrôle entoure la mère pour lʼobliger à tenir compte des réactions du bébé
Lʼenfant doit ressentir de la satisfaction lorsquʼil acquiert de nouveaux
comportements. Elle sera source dʼénergie interne pour lui (« recharge libidinale ») et lui
procurera le premier sentiment dʼune force intérieure. Il pourra ainsi se lancer dans des
entreprises nouvelles.
Anzieu note quʼà cette époque, des réactions par exemple gustatives, prendront
sens dʼune manière forcée en raison des mimiques suggestives de lʼadulte. Reprenant la
théorie de Piera Aulagnier (dans La violence de lʼinterprétation), il note la violence
psychique fondamentale exercée sur lʼenfant lorsque sa mère en est le « porte-parole ». Il
rappelle les conséquences psychopathologiques graves qui peuvent découler des
perturbations de cette étape (psychose notamment).
Il précise que la première enveloppe nʼa rien dʼabstrait pour le tout petit. Elle est
pour lui « une représentation concrète qui lui est fournie par ce dont il fait lʼexpérience
2. sensorielle fréquente, à savoir la peau, une expérience sensorielle infiltrée de
fantasmes ». Par la suite, « le développement des autres sens est rapporté à la peau,
surface fantasmée « originaire » ». En effet, la peau possède un « primat structural » sur
les autres sens, elle contient elle-même plusieurs sens distincts « dont la proximité
physique entraîne la contiguïté psychique ». Elle est surtout le seul organe des sens doué
de réflexivité : je peux ressentir deux toucher en même temps lorsque je pose une main
sur une partie de mon corps.
Le Moi-peau comme interface : il se constitue de deux enveloppes, deux feuillets :
« lʼun externe fait des messages de lʼextérieur et qui sʼajuste (autour dʼun feuillet interne),
à la surface du corps du bébé, lieu et instrument dʼémission de messages ». Une
enveloppe externe trop rigide étouffera le Moi naissant de lʼenfant ; trop souple, le Moi
manquera de consistance.
Il repose sur un fantasme de peau commune mère-enfant à lʼorigine dʼune
« identification adhésive » à un stade de fusion narcissique primaire. Lʼétape suivante doit
nécessairement conduire à des fonctionnement de plus en plus séparés des deux
partenaires. Ceci requiert « lʼeffacement de cette peau commune et la reconnaissance que
chacun a sa propre peau et son propre Moi, ce qui ne sʼeffectue pas sans résistance ni
sans douleur ». Peau arrachée, meurtrie, volée sont les fantasmes « agissant » à cette
période.
Dans le développement normal, lʼacquisition du Moi-peau propre à lʼenfant passe
par un double intériorisation : dʼune part lʼinterface devient le contenant de la vie
psychique ; dʼautre part lʼentourage maternant devient le monde intérieur.
Ce développement conceptuel est ensuite balisé par certains textes de Freud où
seraient en germes la théorie dʼAnzieu. Lʼun des concepts repris est celui de « barrière de
contact » utilisé par Freud dans Lʼesquisse dʼune psychologie scientifique. Il sʼagit dʼune
barrière particulière puisquʼelle ferme, parce quʼelle est en contact, mais permet aussi le
passage. La parenté est directe avec lʼinterface décrite plus haut, frontière du Moi mais
passage obligé de la communication avec lʼextérieur.
Il retrouve aussi, dans la définition progressive du Moi chez Freud, certaines
notions clés du Moi-peau. « Le Moi est avant tout un Moi corporel, il nʼest pas seulement
un être de surface, mais il est lui-même la projection dʼune surface ». Il dérive « des
sensations corporelles, principalement de celles qui ont leur source dans la surface du
corps ». Cette caution freudienne est longuement soutenue par Anzieu.
3. Les fonctions du Moi-peau : Anzieu précise dʼabord ce que recouvre la notion de
« Soi » quʼil utilisera pour sʼexpliquer. Le Soi correspond à « lʼenveloppe sonore et
olfactive » autour de laquelle « un Moi se différencie à partir de lʼexpérience tactile … à
lʼextérieur duquel sont projetées les stimulations aussi bien endogènes quʼexogènes ».
Cette première topique sera remplacée par les instances de la seconde topique
freudienne lorsque « lʼenveloppe visuelle se substitue à lʼenveloppe tactile (…) pour fournir
au Moi lʼétayage essentiel ».
La description des huit fonctions du Moi-peau permet de rendre le concept plus
précis et donc plus opératoire pour le clinicien. Je vais les énoncer rapidement, en les
réduisant à leurs aspects « repérables » dans les entretiens.
Fonction de maintenance du psychisme : elle renvoie au holding de Winnicott. « Le
Moi-peau est une partie de la mère –particulièrement les mains- qui a été intériorisée et
qui maintient le psychisme en état de fonctionner ». Il est « un des noyaux anticipateurs
du Je (qui) consiste en la sensation- image dʼun phallus interne (…) généralement
parental qui assure à lʼespace mental (…) un premier axe ».
Lʼappui sur cet axe « permet la mise en place des mécanismes de défense les plus
archaïques, comme le clivage ou lʼidentification projective ». Cet appui nʼest possible que
si sont assurées des « zones de contact étroit et stable » et « à la périphérie de son
psychisme, un encerclement (…) par le psychisme de la mère ». La notion dʼappui est très
centrale pour cette fonction : Anzieu parle dʼune « identification primaire à un objet-support
contre lequel lʼenfant se serre et qui le tient ».
Fonction contenante : elle repose sur « la sensation image de la peau comme
sac ». Elle se met en place lorsque lʼenveloppe sonore remplace lʼenveloppe tactile, soit
quand le bébé peut commencer à « éprouver progressivement ces sensations et ces
émotions sans se sentir détruit ». Ce contenant nʼest pas passif, il correspond à
lʼidentification projective de la rêverie diurne de la mère chez lʼenfant, ce qui rend
représentable ses « sensations-images-affects ».
Le Moi-peau est ici une écorce, ce contre quoi la pulsion rencontre des limites et en
permet lʼexistence psychique (« si sa source est projetée dans des régions du corps
dotées dʼune excitabilité particulière »).
Cette écorce doit être complémentaire dʼun noyau précédemment évoqué pour
fonder « le sentiment de la continuité du Soi ».
4. Fonction de pare-excitation : cʼest dʼabord la mère qui jouera ce rôle avant quʼil ne
sʼétaye sur la propre peau de lʼenfant. Il sʼagit de protéger le psychisme des excès
dʼexcitation.
Fonction dʼindividuation du Soi : « sentiment dʼêtre un être unique », sentiment
dʼexistence des frontières du Soi.
Fonction dʼintersensorialité : le Moi-peau joue le rôle dʼune « surface psychique qui
relie entre elles les sensations de diverses natures et qui les fait ressortir comme figures
sur ce fond originaire quʼest lʼenveloppe tactile ». On peut la comprendre comme une
fonction dʼintégration des diverses sources sensorielles. Lʼidée que le Moi-peau constitue
une toile de fond originaire sera utile plus loin.
Fonction de soutien de lʼexcitation sexuelle : Le Moi-peau « capte sur toute sa
surface lʼinvestissement libidinal », un peu comme la peau déclenche lʼexcitation lors des
rapports sexuels génitaux. Les conditions dʼinvestissement libidinal du Moi-peau seront
déterminantes pour le destin de lʼexcitation (narcissique, homosexuel ou pervers).
Fonction de recharge libidinale.
Fonction dʼinscription des traces : il enregistre les « pictogrammes » (selon Piera
Aulagnier), il est le « parchemin originaire (…) dʼune écriture préverbale faite de traces
cutanées ».