« Les compétences n’ont pas de sexe,
pas plus que l’intelligence ou l’imagination créatrice. »
par Françoise Héritier, professeur honoraire au Collège de France
Savez-vous qui a découvert l’anomalie génétique à l’origine de la trisomie 21 ? Elle s’appelle
Marthe Gautier et personne ne la connaît parce que le crédit de son travail de chercheuse et
celui de sa découverte ont été attribués à l’assistant du patron de son laboratoire. Certes,
elle n’a pas protesté très fort. Mais ce fut un détournement avalisé par le patron même de
son laboratoire, soucieux de renommée dans les publications scientifiques et dans les
colloques internationaux. Personne, dans le milieu concerné, n’a rien trouvé à redire à ce
détournement qui concernait une femme et qui n’aurait pu se faire au détriment de
n’importe quel homme. Dans l’esprit de tous, pour la crédibilité et pour le renom de la
découverte, il valait mieux qu’elle soit mise au crédit d’un homme. La mettre au nom d’une
femme aurait amoindri sa valeur, comme si l’« amoindrissement » collectif du statut des
femmes dans le regard public se communiquait à leurs oeuvres ou, à l’envers, mais avec le
même sens, comme si la valeur intrinsèque et la capacité de crédit accordé à une
découverte impliquaient naturellement qu’elle soit l’oeuvre d’un homme.
C’est pour ces mêmes raisons que la découverte du virus du sida, en France, a été créditée
pendant longtemps au seul Luc Montagnier, patron de laboratoire, alors que les
authentiques découvreurs sont Françoise Barré-Sinoussi et Claude Chermann (un homme,
certes, mais moins titré que le patron), injustice réparée récemment, mais partiellement,
par l’attribution du Prix Nobel à deux d’entre eux.
Il a fallu plus longtemps encore à Rita Levi-Montalcini, la grande neurobiologiste qui a eu le
Prix Nobel en 1986, soit quarante-cinq ans après qu’elle eut découvert le facteur de
croissance neuronale, ce qui a permis d’avancer dans le traitement des tumeurs cancéreuses
ou de la maladie de Parkinson (et encore a-t-elle dû le partager avec un assistant qui
rejoignit son laboratoire des années après).
Que dire de Marie Curie à qui fut refusé officiellement le poste de professeur à la Sorbonne
parce qu’elle était femme avant d’être savante et que, pour la dignité de la fonction, il fallait
qu’un homme occupât ce poste ?
Si nous nous tournons vers des temps plus anciens, c’est leur vie que les femmes risquaient
à vouloir être savantes et à s’aventurer à la compétition avec des hommes. Hypathia,
célèbre philosophe et mathématicienne des 3° et 4° siècles ap. JC, qui inventa l’astrolabe et
la planisphère, enseignait sur la place publique. L’évêque Cyrille la fait attaquer et
littéralement mettre en pièces par des chrétiens fanatiques puis fait brûler les morceaux de
son corps. L’ostentation du savoir rendait celui-ci doublement répréhensible.
Pour ne pas parler de la simple oblitération par défaut de la réalité historique. Toutes les
grandes inventions préhistoriques, comme les manifestations artistiques ou cultuelles, ont
toujours été imputées au génie créateur de l’homme, au sens du mâle de l’espèce humaine.
Depuis peu, on montre que les femmes ont sans doute participé à l’exécution des peintures
pariétales, et qu’elles sont sans doute à l’origine de la domestication des espèces cultivées,
car c’étaient elles qui les cueillaient, les rapportaient et avaient la possibilité d’observer les
conditions de leur germination et de leur croissance.
A l’heure actuelle, même dans des situations où l’égalité de compétences et de statut est
théoriquement admise, des femmes de savoir, expertes en leur domaine, ont pratiquement
toutes connu ces instants désarçonnants où, seules femmes dans une réunion
professionnelle où l’on débat d’un problème, elles ont avancé une idée ou une solution qui,
comme une pierre chute dans un puits, sont tombées dans un silence poli, voire gêné. Elles
se demandent vaguement si elles n’ont pas, par inadvertance, dit une ineptie, jusqu’à ce
que, quelques instants plus tard, un homme énonce cette même idée, accueillie cette fois-ci
avec enthousiasme, en oubliant qu’elle avait déjà été émise et par une femme.
La situation, celle du genre, a la vie dure. Rita-Montalcini, encore elle, disait de ses
chercheuses qu’elles étaient « toutes excellentes. Parce que les femmes ont été entravées
pendant des siècles. Quand elles ont eu accès à la culture, elles ont été comme des
affamées. Et la nourriture est bien plus nécessaire à l’affamé qu’à celui qui est déjà
rassasié ». Et elle ajoute : « Génétiquement, hommes et femmes sont identiques, mais
épigénétiquement (c’est-à-dire : dans leur développement individuel et collectif,
n.d.a.), non, car le développement des femmes a été volontairement freiné » (Courrier
international 4, 2009). Elle dit là de manière forte une réalité. Il faut déjà tordre le cou à une
idée fausse, et pourtant très répandue, qui postule qu’hommes et femmes n’ont pas le
même cerveau ou ne s’en servent pas de la même manière. Les études actuelles les plus
poussées en neurologie biologique montrent au contraire une parfaite identité. La
différence dans les aptitudes dépend de l’ignorance où les femmes ont été tenues dans le
cadre du système archaïque de pensée du « genre », qui fixe et définit étroitement ce qui est
attendu de chaque sexe, le sexe féminin étant considéré comme inférieur et en tous points
« cadet » et dépendant du sexe masculin.
Les faits rapportés ci-dessus ne sont pas que des anecdotes. Ce sont en réalité des « faits
sociaux totaux ». Ils en disent long sur le rapport des sexes en général, sur le rapport des
sexes avec le travail, l’intelligence, la création, le prestige, le savoir, le pouvoir. Les femmes
ne sont, par nature, seulement capables d’obéir, d’exécuter et non de créer. Elles ne sont
pas, par nature, disposées au soin et à l’entretien. Elles ne sont pas, par nature,
prédisposées aux tâches jugées dégradantes ou humiliantes. Elles ne sont pas seulement de
petites mains agiles. Elles ne sont pas non plus, par nature, dépourvues de curiosité
intellectuelle, d’ambition, de volonté de réussite, voire de commandement. Les
comportements socialement attendus, le « genre », sont un effet de l’éducation et du
formatage qui se fait dès la naissance. On n’élève ni ne parle aux enfants de la même
manière selon qu’ils sont fille ou garçon. Ce formatage est présent dans les esprits des deux
sexes et nous le reproduisons sans nous en rendre compte de manière implicite.
Les compétences n’ont pas de sexe, pas plus que l’intelligence ou l’imagination créatrice.
Mais il faut pouvoir les acquérir et les exercer.Il convient donc de lutter contre les
discriminations dont les plus fortes sont bien ancrées dans des représentations mentales :
une femme est incapable de faire ce métier, elle n’a pas la force ni l’endurance nécessaires,
elle manquera d’autorité sur les équipes, elle n’aura pas les épaules ni le charisme pour
s’imposer, etc. Mais aussi d ‘apporter un démenti à l’argument utilisé dans les hautes
sphères professionnelles et censé être rédhibitoire lorsqu’il s’agit de recruter ou de
promouvoir à des postes de commandement : nous ne trouvons pas de femmes
compétentes, de haut niveau, avec un bon dossier. Cette invisibilité des femmes, dans
l’exercice de la pensée, du talent, du savoir, de la technique mais aussi des fonctions
dirigeantes et expertes, que ce soit dans l’entreprise, à l’université, dans les milieux de la
recherche, de l’art, du sport, de la religion, du politique, que l’on voit si magnifiquement
étalée dans les photographies de tribunes de colloques ou de débats télévisés, est
désormais attaquée. Pour contrer stéréotypes mentaux de genre et discriminations, on peut
commencer par faire connaître aux décideurs les noms de femmes compétentes en leur
domaine et expertes, pour qu’ils n’aient plus la possibilité de se réfugier derrière une
assertion fausse. Ce Guide des expertes est là pour remplir cette fonction et qu’on ne puisse
plus dire : « nous aurions bien recruté une femme si on en avait seulement trouvé une qui
convienne». C’est un premier pas, important : les femmes qui conviennent sont bel et bien
là.
Françoise Héritier