2. « Qu'est-ce que le bonheur sinon le
simple accord entre un être et
l'existence qu'il mène ? »
Albert Camus, Noces.
3. PLAN DU COURS
1. Le désir comme obstacle au bonheur
a) Le désir comme manque
b) Le désir entre souffrance et ennui
• L’exemple de l’amour
• L’exemple de l’argent
2. Le bonheur de désirer
a) Le divertissement comme remède à l’ennui
b) Désir et imagination
c) Désir, action et joie
3. Le bonheur comme ataraxie
a) La philosophie épicurienne
b) La philosophie stoïcienne
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4. INTRODUCTION (1)
Le statut particulier du bonheur
Le bonheur comme fin universelle.
Cf. Pascal : « Tous les hommes recherchent d’être
heureux. Cela est sans exception, quelques différents
moyens qu’ils y emploient (…). C’est le motif de toutes
les actions de tous les hommes jusqu’à ceux qui vont se
pendre ». (Pensées)
Le bonheur comme bien suprême.
Cf. Aristote : le bonheur est « toujours désirable en soi-
même et ne l’est jamais en vue d’autre chose ».
(Éthique à Nicomaque, I, 5)
→ Tous les autres biens que nous désirons (comme la richesse,
les honneurs, l’amour, etc.) ne sont que des moyens pour
l’atteindre. Seul le bonheur est une fin en soi.
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6. INTRODUCTION (2)
Deux problèmes majeurs
1. Peut-on définir le bonheur ?
Bonheur ≠ plaisir
→ le bonheur est un état de satisfaction et de bien-être,
qui est durable et général, car il porte sur l’ensemble de
notre vie.
→ le plaisir est un état de bien-être, qui est éphémère et
partiel, qui et qui découle, le plus souvent, de la
satisfaction d’un besoin ou d’un désir.
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7. INTRODUCTION (3)
Bonheur = satisfaction de tous les désirs ?
→ Notion subjective : nous n’avons pas les mêmes désirs.
Ce qui me rend heureux peut vous rendre malheureux,
et vice versa.
→ Idéal inaccessible et vague : l’homme serait toujours
insatisfait. En plus, en recherchant le bonheur, il ne sait
même pas ce qu’il recherche.
Cf. Kant : le bonheur est « un idéal, non de la raison, mais
de l’imagination ».
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8. INTRODUCTION (4)
2. Peut-on accéder au bonheur et si oui,
comment ?
Le BON-HEUR (bonum augurium) = la bonne
fortune, la chance, le sort favorable.
→ Si mon bonheur dépend seulement de la chance, alors
il n’y a rien à faire. Lorsque les circonstances me sont
favorables, je suis heureux.
Mais :
1. C’est un bonheur précaire, car la chance « tourne » ;
2. C’est un bonheur injuste, car je ne le « mérite » peut-
être pas.
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9. INTRODUCTION (5)
Problème : le bonheur dépend-il seulement de la
chance et des circonstances extérieures ? Dans quelle
mesure dépend-il de moi ? Puis-je être maître de mon
bonheur ?
→ Hypothèse : le bonheur n’est pas seulement affaire de
chance, mais aussi affaire de sagesse : c’est à
l’individu de trouver une manière de vivre, qui le rende
heureux.
Idéalement, le sage est heureux, quelles que soient les
circonstances, même dans le malheur !
Comment fait-il ? En quoi sa sagesse peut-elle
consister ?
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10. Requiem for a Dream (2000) de Darren Aronofsky
Sara Goldfarb peut, certes, éprouver
du plaisir (en mangeant du chocolat) :
elle n’est pas, à l’évidence, heureuse.
Or, suite à un coup de téléphone, sa
vie change (on retrouve le problème de
la chance). On lui annonce qu’elle
passera bientôt à la télévision. Elle
décide alors de faire un régime pour
pouvoir mettre sa robe rouge.
Si l’espoir créé par le coup de
téléphone a, dans un premier temps,
des effets positifs, il apparaît très vite
illusoire : Sara n’est pas rappelée.
Pire : son désir (très fort) de passer à
la télévision finit par la rendre non
seulement malheureuse mais aussi
folle.
.
« I just wanted to be on the show. »
11. INTRODUCTION (6)
Le rapport problématique entre le bonheur et
les désirs
→ Nouvelle hypothèse : c’est le désir qui nous empêcherait
d’être heureux.
Mais :
1. Est-il possible de ne rien désirer ?
2. Est-ce souhaitable ? Un homme qui ne désire rien
peut-il vraiment être heureux ?
3. Ne faut-il pas faire des distinctions entre les désirs ?
Certains désirs sont, à première vue, bons. D’autres
sont mauvais. Comment peut-on distinguer les bons
désirs des mauvais ?
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12. 1. LE DÉSIR COMME OBSTACLE AU
BONHEUR (1)
a) Le désir comme manque
Cf. Platon : « Quiconque éprouve le désir de quelque chose,
désire ce dont il ne dispose pas et ce qui n’est pas présent. »
(Le banquet, 200e)
Argument principal : si désirer, c’est être en manque,
comment peut-on être heureux en désirant ?
→ Le débat entre Socrate et Calliclès dans le Gorgias : quel
genre de vie faut-il mener pour être heureux ?
L’hédonisme immoral de Calliclès
« Surtout, ce dont je parle, c'est de vivre dans la jouissance,
d'éprouver toutes les formes de désirs et de les assouvir – voilà,
c'est cela la vie heureuse ! »
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13. Calliclès et l’éloge du désir
Calliclès a recours à deux arguments distincts :
1) Désirer, c’est être en vie. Si nous avons des désirs, c’est d’abord
parce que nous sommes en vie. Un homme qui n’éprouverait aucun
désir ne pourrait être heureux : pire encore, il serait semblable à une
pierre ou à un cadavre ; en d’autres termes, il serait mort. Loin d’être
l’expression d’un manque, le désir est ici considéré positivement : il
est l’expression de la force vitale (ou de la vitalité) d’un individu.
Cf. Jean-Luc Godard, Pierrot le fou (1965) : « Dans envie, il y a vie :
j'avais envie, j'étais en vie. »
2) Sans désir, il n’y aurait pas de plaisir. Certes, l’homme sans désir
ne souffre pas. Toutefois, il ne jouit pas non plus. Or, comment
pourrait-il être heureux dans ces conditions ? Désir, plaisir et
bonheur vont ensemble : on ne peut pas les séparer.
14. Calliclès et la critique de la morale
Si Calliclès fait l’apologie du désir, il critique aussi la morale. La thèse qu’il
défend est extrême : pour être heureux, il faut satisfaire tous ses
désirs, qu’ils soient bons ou mauvais, moraux ou immoraux. En
d’autres termes, il ne faut pas tenir compte de la morale. Pourquoi ?
Selon Calliclès, les valeurs de bien et de mal ont été inventées par les
faibles, afin de se protéger contre les forts. La morale est la revanche
symbolique des faibles sur les forts.
Les forts sont ceux qui osent affirmer leurs désirs, aussi grands sont-ils, et qui sont
capables de les assouvir. Or, selon Calliclès, « la masse des gens blâme les
hommes qui vivent ainsi, gênée qu’elle est de devoir dissimuler sa propre
incapacité à le faire » ; ainsi, elle déclare que « le dérèglement est une vilaine
chose » (Gorgias, 492a).
Ceux qui appartiennent à la masse et qui, comme Socrate, prétendent que, pour
être heureux, il faut être vertueux et vivre conformément au bien, sont, en fait, des
hypocrites et des impuissants. S’ils pouvaient satisfaire tous leurs désirs, ils le
feraient. Mais, comme ils ne peuvent pas, ils font l’éloge de la tempérance,
transformant ainsi leur faiblesse en force.
NB : cette critique de la morale sera reprise plus tard par le philosophe allemand
Friedrich Nietzsche (1844-1900).
16. 1. LE DÉSIR COMME OBSTACLE AU
BONHEUR (2)
Socrate et l’éloge de la vie tempérante
Socrate renverse la position de Calliclès. Il met l’accent, non
pas sur la positivité du désir, mais sur sa négativité.
L’homme intempérant, qui cherche à satisfaire tous ses
désirs, ne peut pas être heureux. Pourquoi ? Socrate
avance plusieurs arguments.
1) Cet homme fait l’expérience douloureuse du manque.
2) Se projetant dans l’avenir, il est inquiet : il espère que son désir
sera satisfait.
3) Le désir, à peine satisfait, tend à renaître. Il est donc vain de
chercher à satisfaire tous ses désirs : c’est comme remplir un
tonneau percé. L’homme intempérant ne peut pas connaître de
satisfaction durable.
4) Ce dernier s’abaisse finalement au rang des animaux. Il est comme
« un pluvier, qui mange et fiente en même temps ».
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18. 1. LE DÉSIR COMME OBSTACLE AU
BONHEUR (3)
→ Calliclès fait du tyran le modèle de l’homme heureux.
Comme il a le pouvoir, il peut satisfaire tous ses désirs : il ne
connaît aucune limite.
Selon Socrate, aussi paradoxal soit-il, le tyran est le plus
malheureux des hommes. Pourquoi ?
1) Le tyran croit être « fort » : il est, en fait, « faible ». S’il
commande les autres, il est incapable de se contrôler lui-
même. Autrement dit, il n’est pas libre : il est esclave de
ses propres désirs.
2) Il fait le mal. Or, selon Socrate, faire le mal, c’est la pire
chose qui puisse nous arriver. « Il vaut mieux subir une
injustice que de la commettre. » Selon Socrate, la vie
heureuse et la vie morale (ou vertueuse) coïncident.
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19. L’homme intempérant
(tonneau percé)
L’homme tempérant
(tonneau non percé et plein)
État négatif
Le désir est l’expression d’un
manque.
État positif
Expérience de la plénitude
État de tension
Inquiétude
État de repos
Tranquillité
Esclavage
Soumission au désir
Liberté
Maîtrise de soi
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20. 1. LE DÉSIR COMME OBSTACLE AU
BONHEUR (4)
b) Le désir entre souffrance et ennui
Cf. George Bernard Shaw : « Il y a deux catastrophes dans
l’existence : la première, c’est quand nos désirs ne sont pas
satisfaits ; la seconde, c’est quand ils le sont. »
→ Le désir nous condamne au malheur. Nous sommes
malheureux, que notre désir soit satisfait ou non. Quand il
n’est pas satisfait, nous souffrons du manque. Quand il est
satisfait, nous nous ennuyons.
Paradoxe : la satisfaction du désir, au lieu de nous
rapprocher du bonheur, peut nous en éloigner !
Cf. Arthur Schopenhauer (1788-1860) : « La vie oscille,
comme un pendule, de gauche à droite, de la souffrance à
l’ennui. »
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21. GGP,
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Exemple 1 : l’amour
« Parfois, dans les heures où elle m’était le plus indifférente, me revenait
le souvenir d’un moment lointain où sur la plage, quand je ne la
connaissais pas encore, non loin de telle dame avec qui j’étais fort mal et
avec qui j’étais presque certain maintenant qu’elle avait eu des relations,
elle éclatait de rire en me regardant d’une façon insolente. La mer polie et
bleue bruissait tout autour. Dans le soleil de la plage, Albertine, au milieu
de ses amies, était la plus belle. C’était une fille magnifique, qui, dans ce
cadre habituel d’eaux immenses, m’avait, elle, précieuse à la dame qui
l’admirait, infligé cet affront. (…) La honte, la jalousie, le ressouvenir des
désirs premiers et du cadre éclatant avaient redonné à Albertine sa
beauté, sa valeur d’autrefois. Et ainsi alternait, avec l’ennui un peu lourd
que j’avais auprès d’elle, un désir frémissant, plein d’images magnifiques
et de regrets, selon qu’elle était à côté de moi dans ma chambre ou que je
lui rendais sa liberté dans ma mémoire, sur la digue, dans ses gais
costumes de plage, au jeu des instruments de musique de la mer,
Albertine, tantôt sortie de ce milieu, possédée et sans grande valeur,
tantôt replongée en lui, m’échappant dans un passé que je ne pourrais
connaître, m’offensant, auprès de la dame, de son amie, autant que
l’éclaboussure de la vague ou l’étourdissement du soleil, Albertine remise
sur la plage ou rentrée dans ma chambre, en une sorte d’amour
amphibie. »
Marcel Proust (1871-1922), La prisonnière (posthume, 1923).
22. GGP,
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Exemple 2 : l’argent
1) L’argument de l’habitude ou du « tapis roulant hédonique »
« L’homme semble s’habituer à tout, ce qui est à la fois rassurant et
désespérant. Dans le temps et dans l’espace, le pourcentage de gens heureux
et malheureux est ainsi remarquablement stable. (...)
Quand on demande aux millionnaires le niveau de fortune qui serait nécessaire
pour qu’ils se sentent « vraiment à l’aise », ils répondent tous de la même
manière, quel que soit le niveau déjà atteint : le double de ce qu’ils possèdent
déjà… Le cœur du problème est toutefois que les gens n’anticipent pas leur
propre capacité d’adaptation. »
2) L’argument de la comparaison avec les autres
« Un ressort essentiel de la nature humaine : le besoin maladif de se comparer
aux autres. (…) Dans une expérience de laboratoire où on les interroge sur leurs
préférences, les étudiants d’une université américaine répondent qu’ils
préféreraient gagner 50 000 dollars lorsque leurs condisciples en gagnent 25
000, plutôt que 100 000 dollars si les autres en gagnent 200 000. Les résultats
de cette expérience s’observent dans la vie réelle. Le bonheur dépend des
comparaisons que chacun établit avec un groupe de référence, les amis ou
les collègues. »
Daniel Cohen, Homo economicus, prophète (égaré) des temps nouveaux, 2012.
Richard Easterlin est un économiste américain, né en 1926. En 1974, il a
mis en évidence un paradoxe : une hausse du PIB par habitant
n’implique pas nécessairement une hausse du bien-être ressenti par
les individus. Comment expliquer ce paradoxe ?
23. 1. LE DÉSIR COMME OBSTACLE AU
BONHEUR (5)
→ Selon Schopenhauer, tant qu’on désire, on ne peut pas
être heureux. Pour accéder au bonheur, il n’y aurait qu’une
seule solution possible : arrêter de désirer.
Mais :
1) Est-ce possible ? D’une part, l’homme est un être de
désir. D’autre part, on ne se débarrasse pas comme
on veut du désir. En préconisant de supprimer tout
désir, Schopenhauer conserve, malgré lui, un désir : le
désir de ne rien désirer.
2) Une vie sans désir est-elle vraiment désirable ? N’est-
ce pas une vie monotone, voire ennuyeuse ?
Transition : contre Socrate et Schopenhauer, on pourrait prendre le
parti de Calliclès et faire l’apologie du désir. Si le désir peut nous rendre
malheureux, il peut aussi nous rendre heureux.
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24. 2. LE BONHEUR DE DÉSIRER (1)
a) Le divertissement comme remède à l'ennui
Cf. Pascal, Pensées.
La notion de divertissement a un sens large chez
Pascal. Elle ne se réduit pas à l’idée de jeu ou de loisir.
→ Pascal utilise le mot « divertissement » au sens
étymologique : se divertir, c’est se « détourner ».
→ Paradoxe : relèvent du divertissement certaines
activités sérieuses et douloureuses comme la guerre, la
politique, la science ou encore le travail.
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25. 2. LE BONHEUR DE DÉSIRER (2)
« Les hommes n’ayant pu guérir la mort, la misère,
l’ignorance, ils se sont avisés pour se rendre heureux, de
n’y point penser. »
→ L’homme se divertit pour ne pas penser. Il fuit
l’introspection.
Le besoin de divertissement est universel : il concerne
tout homme, quel que soit son rang social. Même le
roi a besoin de se divertir.
L’exemple de la chasse : les hommes ne chassent pas
pour le gibier, mais pour la chasse elle-même.
Attention : le divertissement n’apporte pas un bonheur
authentique et n’est qu’un pis-aller pour Pascal.
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26. La conscience fait-elle le malheur de l’homme ?
« Observe le troupeau qui paît sous tes yeux : il ne sait ce qu’est hier ni aujourd’hui, il
gambade, broute, se repose, digère, gambade à nouveau, et ainsi du matin au soir et
jour après jour, étroitement attaché par son plaisir et son déplaisir au piquet de l’instant,
et ne connaissant pour cette raison ni mélancolie, ni dégoût. C’est là un spectacle
éprouvant pour l’homme, qui regarde, lui, l’animal du haut de son humanité, mais envie
néanmoins son bonheur – car il ne désire rien d’autre que cela : vivre comme un
animal, sans dégoût ni souffrance, mais il le désire en vain, car il ne le désire pas
comme l’animal. L’homme demanda peut-être un jour à l’animal : « Pourquoi ne me
parles-tu pas de ton bonheur, pourquoi restes-tu là à me regarder ? » L’animal voulut
répondre et lui dire : « Cela vient de ce que j’oublie immédiatement ce que je voulais
dire » – mais il oublia aussi cette réponse, et resta muet – et l’homme de s’étonner. »
Friedrich Nietzsche, Considérations inactuelles (1876), II.
27. 2. LE BONHEUR DE DÉSIRER (3)
b) Désir et imagination
Cf. Jean-Jacques Rousseau, La Nouvelle Héloïse.
« Malheur à qui n’a plus rien à désirer. »
→ Paradoxe : le bonheur ne réside pas dans la
satisfaction du désir, mais dans le simple fait de désirer.
La positivité du désir : désirer, c’est imaginer et
espérer.
La déception de la satisfaction : le réel ne peut pas
nous rendre heureux. Il faut donc se réfugier dans le
« pays des chimères ».
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28. « Tant qu'on désire on peut se passer d'être heureux ; on s'attend à le
devenir : si le bonheur ne vient point, l'espoir se prolonge, et le charme de
l'illusion dure autant que la passion qui le cause. Ainsi cet état se suffit à
lui-même, et l'inquiétude qu'il donne est une sorte de jouissance qui
supplée à la réalité, qui vaut mieux peut-être. Malheur à qui n'a plus rien à
désirer ! Il perd pour ainsi dire tout ce qu'il possède. On jouit moins de ce
qu'on obtient que de ce qu'on espère et l'on n'est heureux qu'avant d'être
heureux. En effet, l'homme avide et borné, fait pour tout vouloir et peu
obtenir, a reçu du ciel une force consolante qui rapproche de lui tout ce
qu'il désire, qui le soumet à son imagination, qui le lui rend présent et
sensible, qui le lui livre en quelque sorte, et pour lui rendre cette
imaginaire propriété plus douce, le modifie au gré de sa passion. Mais
tout ce prestige disparaît devant l'objet même ; rien n'embellit plus cet
objet aux yeux du possesseur ; on ne se figure point ce qu'on voit ;
l'imagination ne pare plus rien de ce qu'on possède, l'illusion cesse où
commence la jouissance. Le pays des chimères est en ce monde le seul
digne d'être habité. »
Notions :
bonheur,
désir et
imagination
(thème)
Thèse :
le bonheur
réside, non
pas dans la
satisfaction
du désir,
mais dans le
simple fait
de désirer.
En général, on considère que le bonheur réside dans la satisfaction du désir (doxa). C’est, par exemple, la thèse
défendue par Calliclès dans le Gorgias de Platon : pour être heureux, il faut non seulement avoir des désirs, mais
aussi pouvoir les satisfaire. Or, dans ce texte, Rousseau défend une thèse différente. Selon lui, il suffit de désirer
pour être heureux. Mieux : pour être heureux, il ne faut pas satisfaire ses désirs. Paradoxalement, nous sommes
davantage heureux lorsque nos désirs ne sont pas satisfaits. Pourquoi ? Comment comprendre ce paradoxe ?
En fait, si le désir nous rend heureux, c’est parce qu’il stimule notre imagination : désirer, ce n’est pas seulement
être en manque, comme l’observait Socrate ; c’est aussi imaginer. Or, d’après le texte, nous sommes davantage
heureux dans « le pays des chimères », c’est-à-dire dans l’imagination, que dans le monde réel. Tout le
raisonnement de Rousseau repose sur cette dernière prémisse. Mais cette prémisse est-elle vraie ? Rien n’est
moins sûr. Elle est, bien sûr, discutable.
29. GGP,
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« Affirmer le caractère névrotique de l’espérance peut certes sembler
paradoxal : puisqu’on tient généralement celle-ci pour une vertu, c’est-à-
dire une force. Pourtant il n’est pas de force plus douteuse que
l’espérance. (…) Tout ce qui ressemble à de l’espoir, à de l’attente,
constitue en effet un vice, soit un défaut de force, une défaillance,
une faiblesse – un signe que l’exercice de la vie ne va plus de soi, se
trouve en position attaquée et compromise. Un signe que le goût de vivre
fait défaut et que la poursuite de la vie doit dorénavant s’appuyer sur une
force substitutive : non plus sur le goût de vivre la vie que l’on vit,
mais sur l’attrait d’une vie autre et améliorée que nul ne vivra
jamais. L’homme de l’espoir est un homme à bout de ressources et
d’arguments, un homme vidé, littéralement « épuisé » (…). A l’opposé, la
joie constitue la force par excellence, ne serait-ce que dans la mesure
où elle dispense précisément de l’espoir, – la force majeure en
comparaison de laquelle toute espérance apparaît comme dérisoire,
substitutive, équivalant à un succédané et à un produit de
remplacement. »
Clément Rosset (1939-2018), La force majeure (1983).
L’espoir ne fait pas vivre
30. 2. LE BONHEUR DE DÉSIRER (4)
c) Désir, action et joie
Le désir comme moteur de notre existence.
Cf. John Locke : le désir est « le principal, pour ne pas
dire le seul aiguillon, qui excite l’industrie et l’activité des
hommes. »
Exemple : Sam Mendes, American Beauty (1999). Le
cas de Lester : le désir peut nous rendre esclaves, il
peut aussi nous libérer, et contribuer à une
transformation radicale de notre vie.
→ Plus l’homme désire, plus il agit, plus il est joyeux,
plus il peut contrôler son désir.
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31. En désirant la copine de sa fille, Lester, certes, fantasme et imagine.
Mais son désir a aussi des effets dans la réalité : au lieu de subir sa
vie, comme il le faisait auparavant, il prend des décisions, et retrouve
la joie de vivre.
GGP,
LCS,
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32. Désir
Action
Joie
Sentiment qui
indique que la
puissance croît
Libération
Lester dans
American
Beauty
Imagination
La satisfaction du
désir n’est plus
indispensable : la
joie suffit.
Plaisir
virtuel
Risque de frustration
Sentiment qui indique que la
puissance décroît
Fragilité et
dépendance
L’individu cède à son désir, même si
celui-ci est mauvais.
Tristesse
33. GGP,
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« Reprenons l’exemple de Lester dans American Beauty, qui offre l’avantage de nous
montrer qu’une évolution est possible, puisque le personnage passe, dans le temps
d’un film, d’un état de passivité totale à l’activité la plus pleine et joyeuse. Sa passivité
du début, celle d’un père de famille éteint par la routine, subit une première secousse
quand il aperçoit la jolie majorette qui le bouleverse jusqu’au coup de foudre. Dans le
coup de foudre, comme son nom l’indique, on se montre essentiellement passif,
puisqu’on subit quelque chose d’extérieur qui nous frappe. Mais comme le coup de
foudre fait ressentir de la joie, la puissance d’agir de notre corps,
paradoxalement, est augmentée, aidée. Lester va soudain avoir un but dans la vie,
un but dont il n’est pas la cause adéquate, puisque ce but lui est extérieur, et ne
dépend pas de lui : s’il veut séduire cette gamine, il va devoir changer, mais rien ne
garantit qu’elle s’intéressera à lui. Il risque de sombrer dans une dépendance et une
léthargie bien pires que sa léthargie d’origine, car s’y ajoutera le pathétique de sa
situation de père de famille amoureux d’une Lolita. Mais c’est le contraire qui va se
produire. Après avoir repris sa vie en main, et cessé de subir les vexations de sa
femme dominatrice et castratrice, ou les humiliations sourdes de la vie de bureau, il
retrouve, par la pratique sportive, la musique et l’usage récréatif d’une fumette de
qualité, une telle joie de vivre qu’au moment où la jeune majorette s’offre à lui, il ne
veut plus d’elle. Il la repousse non par peur des conséquences, mais dans un geste
protecteur soucieux de l’épanouissement de l’autre. Il est devenu actif, il est enfin
devenu la cause adéquate de qui lui arrive. Au lieu de subir une passion, il
affirme une action. »
Ollivier POURRIOL, Cinéphilo. Les plus belles questions de la philosophie sur grand
écran (2008).
American Beauty : la thérapie par le désir
34. 3. LE BONHEUR COMME ATARAXIE (1)
Le bonheur ne peut pas consister dans la satisfaction de tous
les désirs, mais il ne peut pas consister non plus dans leur
suppression totale : il faut trouver une voie médiane.
a) La philosophie épicurienne
Epicure et la philosophie comme thérapie de l’âme.
→ Le tetrapharmakos (quadruple remède) :
1. Les dieux ne sont pas à craindre
2. La mort n’est pas à craindre
3. On peut atteindre le bonheur
4. On peut supporter la douleur
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35. 3. LE BONHEUR COMME ATARAXIE (2)
Pour atteindre l’ataraxie, il faut philosopher. Par le
raisonnement, on peut se libérer des peurs. Chaque peur
repose sur des opinions fausses.
o La peur des dieux → conception anthropomorphique :
on attribue aux dieux des caractéristiques humaines.
o La peur de la mort → on associe mort et douleur. Mais,
pour ressentir de la douleur, il faut exister.
« Le plus terrifiant des maux, la mort, n’a donc aucun rapport
avec nous, puisque précisément, tant que nous sommes, la mort
n’est pas là, et une fois que la mort est là, alors nous ne sommes
plus. » (Lettre à Ménécée)
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36. Peur
Opinion fausse
Philosophie
La philosophie comme thérapie de l’âme
« La philosophie est une activité qui, par des discours et
des raisonnements, nous procure la vie heureuse. »
ATARAXIE
l’absence de troubles
dans l’âme
raisonnement
≠
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37. 3. LE BONHEUR COMME ATARAXIE (3)
Les trois types de désir selon Epicure :
Les désirs naturels et nécessaires.
Les désirs naturels et non nécessaires.
Les désirs vains.
L’épicurisme est un hédonisme modéré.
Le calcul des plaisirs.
Les deux types de plaisir : plaisir en mouvement,
plaisir en repos.
→ Il ne faut pas rechercher le plaisir à tout prix. Épicure n’est
pas Calliclès : certes, il n’y a pas de bonheur sans plaisir,
mais il n’y a pas de plaisir sans prudence et modération.
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38. Plaisir en mouvement
Plaisir en repos = ataraxie + aponie = bonheur
Souffrance
La vie de l’homme qui n’est pas sage
La vie de l’homme sage
39. 3. LE BONHEUR COMME ATARAXIE (4)
b) La philosophie stoïcienne
• Selon Epictète, pour mener une vie heureuse, il faut faut
apprendre à distinguer ce qui dépend de nous et ce qui
n’en dépend pas.
Ce qui dépend de nous relève de notre intériorité : nos
représentations, nos jugements, nos désirs.
Ce qui ne dépend pas de nous relève du monde extérieur : la
nature, les autres, et même notre propre corps sur lequel nous
n’avons qu’une emprise partielle.
→ Si nous sommes malheureux, c’est parce que nous
désirons mal : nous désirons ce qui ne dépend pas de
nous, ce qui n’est pas à notre portée.
GGP,
LCS,
2022-2023
40. 3. LE BONHEUR COMME ATARAXIE (5)
• Or, il dépend de nous de bien désirer.
Le désir comporte deux éléments distincts : la
représentation et la tendance. C’est parce que je me
représente une chose comme bonne que je tends vers elle.
Pour changer mon désir, je n’ai qu’à changer ma
représentation, ce que je peux faire, car celle-ci dépend
de moi.
• Au lieu de vouloir changer le monde, pour que celui-ci soit
conforme à ses désirs, le sage stoïcien transforme ses
propres désirs pour s’accorder avec le monde. Il consent
à tout événement qui ne dépend pas de lui, et parvient
ainsi à être heureux, quelles que soient les circonstances,
même dans l’adversité.
GGP,
LCS,
2022-2023
41. C
Mon corps
Mes pensées
Le monde
extérieur : autrui +
nature
Ce qui ne dépend pas de moi,
ce qui n’est pas à ma portée
Ce qui
dépend de
moi
GGP,
LCS,
2022-2023
42. INVICTUS
Out of the night that covers me,
Black as the pit from pole to pole,
I thank whatever gods may be
For my unconquerable soul.
In the fell clutch of circumstance
I have not winced nor cried aloud.
Under the bludgeonings of chance
My head is bloody, but unbowed.
Beyond this place of wrath and tears
Looms but the Horror of the shade,
And yet the menace of the years
Finds and shall find me unafraid.
It matters not how strait the gate,
How charged with punishments the scroll,
I am the master of my fate,
I am the captain of my soul.
William Ernest Henley (1888)
43. CONCLUSION (1)
Le désir du bonheur comme obstacle au
bonheur.
Parmi tous les désirs, le plus dangereux, c’est sans doute
le désir du bonheur lui-même. Plus je désire être
heureux, moins je le suis. Pour accéder au bonheur, ne
faut-il pas commencer par arrêter de le chercher ?
Cf. Jules Renard : « Je ne désire rien du passé. Je ne
compte plus sur l’avenir. Le présent me suffit. Je suis un
homme heureux, car j’ai renoncé au bonheur. »
GGP,
LCS,
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44. CONCLUSION (2)
Il ne faut pas rechercher le bonheur à tout prix.
Au nom du bonheur, on peut être tenté de renoncer à
certaines exigences, ce qui pose problème.
1. On peut renoncer à la vérité, par exemple, en
s’illusionnant. Faut-il préférer le bonheur à la vérité ?
2. On peut aussi renoncer à la morale, par exemple, en
nuisant à autrui. La recherche du bonheur est-elle toujours
immorale ?
GGP,
LCS,
2022-2023
45. QUELQUES SUJETS DE DISSERTATION
• Le bonheur est-il affaire de chance ?
• Faut-il s’abstenir de penser pour être heureux ?
• La conscience fait-elle obstacle au bonheur ? (Amérique du Nord, 2022)
• Le bonheur nous échappe-t-il inévitablement ? (Centres étrangers Afrique
2022)
• Existe-t-il des techniques pour être heureux ? (Asie 2021)
• Savoir rend-il malheureux ? (Polynésie 2021)
• A-t-on le droit d’être heureux ? (Polynésie 2019)
• La politique doit-elle viser le bonheur du peuple ? (Centres étrangers Afrique
2019)
• Suffit-il de ne manquer de rien pour être heureux ? (Polynésie 2016)
• Doit-on tout faire pour être heureux ? (Métropole 2014)
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46. SUGGESTIONS DE LECTURE
(POUR ALLER PLUS LOIN)
Bertrand Russell, La conquête du bonheur (1930),
Payot, 2001.
André Comte-Sponville, Le bonheur,
désespérément, Librio, 2003.
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47. FILMOGRAPHIE
Sam Mendes, American Beauty, 1999.
Darren Aronofsky, Requiem for a Dream, 2000.
Sean Penn, Into the Wild, 2007.
Sam Mendes, Les noces rebelles (Revolutionary
Road), 2008.
Xavier Dolan, Les amours imaginaires, 2010.
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