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FAMILLES « NOMBREUSES » ET FAMILLES « NORMALES » :
                             UN REGARD HISTORIQUE (1900-1950)



                       Paru dans INFORMATIONS SOCIALES, 115, 3, 2004, p. 44-57.


                                                                                    Paul-André Rosental

                                                                                           EHESS-INED



                                    Un pour le père, un pour la mère, un pour la casse, un pour la race
                                                 « Dicton populaire » (?), cité par Paul Vincent (1950)


Résumé : Jusqu’au milieu du XXe siècle, les familles nombreuses sont à la fois une réalité
démographique majeure, un acteur politique de taille, un enjeu pour le développement des politiques
publiques, et une notion savante qui fait l’objet de débats passionnés. Elles entrent en compétition
avec d’autres cibles possibles des politiques sociales, qu’elles soient catégorielles (les jeunes couples,
les familles pauvres) ou générales (la famille, la natalité). Les sciences sociales, de la démographie à
la psychologie, sont mobilisées dans ces combats. Les natalistes, en particulier, leur opposent la
notion de « famille normale », centrée sur la stabilisation démographique de la population française.




        I. L’importance historique de la famille nombreuse


        Quel que soit la représentation à laquelle on l’associe, la « famille nombreuse » est accolée
de nos jours à une idée de marginalité ou de désuétude. Elle renvoie d’abord à une réalité
ancienne et pour l’essentiel révolue, celle d’une France féconde où abondaient les fratries
fournies. À cette image surannée peut se superposer une hostilité idéologique, attribuant
l’existence des familles nombreuses au seul attrait des avantages matériels qui, de nos jours,
constituent leur réalité institutionnelle : allocations familiales au premier chef, mais aussi
avantages disparates allant du logement aux transports (voir articles XXX dans le présent
numéro). Seule la fameuse « courbe en U » de la fécondité sociale différentielle vient rappeler que,
loin d’être le monopole des couches les plus pauvres, les fratries abondantes s’observent aussi à
l’autre pôle de la société, du côté de la bourgeoisie.
        Il importe de se départir de cette connotation presque anecdotique de la famille
nombreuse si l’on veut effectuer une plongée dans son histoire. Jusqu’au milieu du XXe siècle, les
familles nombreuses sont à la fois une réalité démographique majeure, un acteur politique de
taille, un enjeu pour le développement des politiques publiques, et une notion savante qui fait
l’objet de débats passionnés.
        Leur importance quantitative, en effet, est considérable. En suivant la descendance finale
de la cohorte des femmes nées en 1881, et ayant donc pour l’essentiel mis au monde leurs enfants
dans les trois premières décennies du XXe siècle, le démographe de l’Ined Paul Vincent met en
évidence l’extraordinaire hétérogénéité dans la dimension des familles à l’époque. Les ménages de
dix enfants et plus fournissent presque autant d’enfants que les familles à enfant unique (7,2% du
total contre 8,5 %). Les enfants issus de petites fratries (enfant unique ou deux frères ou sœurs)
sont moins nombreux que les enfants vivant dans des fratries de six et plus (25,6 %, contre 28,9
%). Enfin, « les familles d’au moins quatre enfants totalisent à elles seules plus de la moitié des
descendants de la génération », alors que plus de la moitié des ménages comptent zéro, un ou
deux enfants (Vincent 1946). Cette comptabilité objective l’une des transformations les plus
massives mais aussi les plus souvent oubliées qu’aient connues la France (et l’Europe) depuis
deux siècles : alors que la variation du nombre d’enfants était, au XIXe siècle, période où la
fécondité et la mortalité infantile demeuraient globalement élevées, l’un des grands critères
discriminant les ménages, nous vivons désormais dans une société où l’immense majorité des
couples ont, en gros, une descendance de taille comparable (et réduite).
        Cette réalité démographique ancienne était d’autant plus prégnante qu’elle était
surdéterminée par un critère social, lui aussi quelque peu sous-estimé de nos jours. L’évocation de
la famille nombreuse paysanne ou minière est encore familière dans l’imaginaire national mais
masque parfois l’importance des familles nombreuses, pour ne pas dite très nombreuses, dans la
grande bourgeoisie française d’autrefois. L’une des fractions qui la composent va lui donner une
traduction politique dont les effets se font encore sentir de nos jours : au début du XXe siècle, les
milieux industriels du Nord de la France, catholiques et féconds, organisent les familles
nombreuses en un lobby revendiquant influence politique et avantages matériels. Ce n’est pas à
l’idéal abstrait de « la famille » qu’il se consacre, mais à celui de la famille nombreuse. La nuance est
stratégique. Elle conditionne aussi bien les critères d’entrée dans les différentes associations, que
les mesures revendiquées auprès de l’État.




                                                                                                       2
II. Familles nombreuses, familles réduites et jeunes ménages : les dissensions du
mouvement familial


           Dans tout l’entre-deux-guerres, période déterminante pour la mise en place d’une
politique familiale, un seuil de trois enfants fragmente le mouvement familial. À partir de cette
limite, les ménages peuvent adhérer à l’une des associations regroupées dans la puissante
Fédération nationale des associations de familles nombreuses (FNAFN), qui se met en place en septembre
1921. Elle regroupe notamment la Ligue des fonctionnaires pères de famille, la Ligue populaire des pères et
mères de famille, qui représente les intérêts de la petite bourgeoisie ou de l’élite de la classe ouvrière,
et La plus grande Famille. Cette dernière fixe des critères encore plus stricts puisqu’elle n’admet en
son sein que les pères de famille de cinq enfants au moins. La plus grande Famille matérialise
l’importance de la fécondité sociale différentielle : fondée par la bourgeoisie du Nord en 1916,
elle incarne les points de vue et les intérêts des élites, et trouve des relais efficaces auprès des
Chambres de commerce, inquiètes des conséquences économiques de la dénatalité. La FNAFN
représente une force considérable par sa masse et sa sociologie. David Glass lui attribue 350.000
membres dès l’origine, Robert Talmy 600.000 familles et 600 sections en 19391 . Si l’on songe
qu’elle se compose statutairement de familles nombreuses, la Fédération peut se targuer de
représenter les intérêts de trois à quatre millions de personnes.
           Dans le même temps, ce seuil de trois enfants exclut la Confédération générale des familles
(CGF), nébuleuse d’associations mise en place, depuis le début du XXe siècle, par l’Abbé Viollet,
et puissante notamment en Région parisienne. La CGF suit une stratégie opposée à celle de la
Fédération. Politiquement, elle s’inspire de la mutualité et de l’entraide ouvrières, plutôt que de
viser à s’assurer des avantages de la part de l’État. Socialement, elle se tourne en priorité vers les
familles ouvrières, sans leur imposer le moindre critère de fécondité. La distinction entre la
FNAFN et la CGF illustre la difficulté à établir un cloisonnement absolu entre « petites familles »
et « familles nombreuses ». L’écart qui les sépare pouvant tout bonnement résulter de la position
dans le cycle de vie, défendre les familles de petite taille signifie aussi, mécaniquement, soutenir
les intérêts des jeunes ménages.
           Une autre gamme d’associations exclues par la FNAFN est celles qui sont liées au
mouvement nataliste. Pour des raisons que nous évoquerons plus bas, ni la laïque Alliance
nationale pour l’accroissement de la population française, créée en 1896 et en plein essor dans
l’entre-deux-guerres, ni la catholique Ligue pour la vie, née en 1916, ne mettent l’accent sur les
familles nombreuses ni n’exigent de leurs membres un nombre minimum d’enfants. On doit


1   Voir les références complètes en bibliographie, au nom de chacun de ces deux auteurs.


                                                                                                         3
donc retenir que l’existence politique de la notion de « famille nombreuse » ne se réduit pas à une
opposition structurale avec les « petites familles ». Elle engage d’autres conflits d’intérêts,
impliquant la politique familiale et démographique à mettre en place en France.
        L’entre-deux-guerres marque de ce point de vue une période charnière, avec la
progressive élaboration d’un cadre unificateur pour la politique familiale. Certes, les mesures
effectivement votées marquent la prépondérance des mouvements des familles nombreuses. La
première d’entre elles, en 1913, concerne précisément l’assistance aux familles nombreuses. Mais
elles constituent, plus largement, une rupture pour un État qui, contrairement à la représentation
que l’on s’en fait aujourd'hui, est extrêmement libéral. En fait, la question des familles
nombreuses a servi de cheval de Troie pour le développement d’une politique sociale, et ce
d’autant plus efficacement que leurs défenseurs faisaient partie des milieux bourgeois les plus
rétifs à l’interventionnisme. Il est difficile, dans le cadre restreint de cet article, d’entrer plus
précisément dans le détail de dynamiques particulièrement complexes. Le milieu des réformateurs
familialistes, sociaux et natalistes étant à la fois uni par des liens denses et fragmenté, chaque
revendication faisait l’objet de compétitions mais aussi de collaborations en son sein. En matière
de soutien aux familles par exemple, fallait-il encourager les familles nombreuses, comme le
souhaitait la FNAFN, les familles pauvres, comme le voulaient les réformateurs sociaux, ou
valait-il mieux raisonner en termes de masse et viser à accroître la natalité globale du pays, comme
le pensaient les natalistes ? En pratique, les mesures effectivement décidées par le Parlement
résultaient de négociations entre ces trois forces ... dont les représentants étaient parfois les
mêmes. L’essentiel est d’observer que les politiques sociale, nataliste et familiale se sont
construites simultanément, et que pour cette dernière la défense des familles nombreuses s’est
révélée décisive jusqu’à la fin de la IIIe République.
        Les mesures prônées par les associations, qui depuis 1911 disposent du relais du Groupe
parlementaire de défense des familles nombreuses, sont formulées au nom d’un principe d’équité entre
familles nombreuses, familles de petites taille et ménages sans enfants. Certaines sont du reste
négatives, telle la demande de création d’impôts spéciaux pour pénaliser les célibataires. Les
revendications familialistes et natalistes se réfèrent également à une conception de l’intérêt
collectif qui, à la fois, enregistre les progrès de la protection sociale et y contribue. Ainsi,
l’argumentaire nataliste se fonde de plus en plus sur le développement progressif des pensions de
retraite, qui rend chaque citoyen solidaire et dépendant de la situation démographique française –
la question étant de savoir si les immigrants sont pris en compte dans ce raisonnement. Il est vrai
que dans le même temps, natalistes et familialistes redoutent que l’instauration – qui sera le fait de
Vichy – de la « retraite des vieux », ne favorise la dépopulation, en diminuant la nécessité de



                                                                                                    4
s’appuyer sur ses enfants en fin de vie, et en pénalisant relativement les familles nombreuses qui
auront eu la charge d’élever des enfants sans bénéficier de cotisations ou de prestations plus
avantageuses 2 .
        Les avantages demandés par les familialistes sont avant tout de nature économique
(exemptions d’impôts, aides au logement, primes à la natalité) sans pour autant s’y réduire. Une
égalité plus grande face au devoir militaire est l’une des demandes constantes de la période, ainsi
que la revendication d’une priorité d’embauchage pour les pères de familles nombreuses. Au nom
d’un sens aigu de la valorisation de l’image de la famille nombreuse et de la natalité, des mesures
symboliques comme le port d’un insigne pour les pères de progéniture abondante sont
réclamées : c’est aussi dans ce registre qu’il faut comprendre la création, en 1926, de la Fête des
mères. Enfin, une revendication majeure est celle du vote familial, qui donnerait aux familles
nombreuses une représentation politique proportionnelle à sa place dans la démographie
nationale. Hormis l’échec de cette revendication, beaucoup des mesures demandées connaissent
une traduction législative au moins partielle, au point que dès la fin des années 1930, les pouvoirs
publics ont perdu toute vue d’ensemble des dispositifs d’aide aux familles 3 .
        Le choix de chaque mesure s’accompagne bien sûr d’un combat sur le seuil d’enfants
requis pour son application. Les associations des familles nombreuses sont souvent bien placées
pour imposer leurs intérêts. En juillet 1939 encore, le célèbre Code de la famille privilégie les
familles nombreuses en renforçant notamment la progressivité des allocations familiales, tout en
les conciliant avec les problèmes de cycle de vie déjà mentionnés : une prime est accordée aux
couples mettant au monde leur premier enfant dans les deux ans qui suivent le mariage. Jusqu’aux
années 1950, l’idée de mouvement familial est, pour beaucoup, associée spontanément à celle de
représentation des familles nombreuses.
        L’unification, pourtant, est en marche. En 1924, le Groupe parlementaire de défense des familles
nombreuses devient le Groupe de défense de la natalité et de la famille. En 1930, c’est le conciliant
Georges Pernot, avocat et homme politique d’inspiration catholique républicaine modérée, qui
accède à la tête de la FNAFN. Surtout, dans les années 1930, la priorité des associations
familialistes est de défendre un schéma institutionnel qui assurerait leur représentation auprès des
pouvoirs publics, tout en garantissant leur indépendance par rapport à l’État. Vichy, puis la
Libération, vont accéder à leur demande, avec respectivement la loi Gounot du 29 décembre
1942 et la création de l’Union nationale des associations familiales (Unaf) en 1945. Ces
rapprochements entre associations de familles nombreuses et associations familiales s’incarnent

2 Voir la lettre du 17 février 1938 de Fernand Boverat à Édouard Daladier, Président du Conseil, (A.N., F 60 605) ;

ainsi que [Pernot, 1971 #462], p. 184-185.




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physiquement dans l’immobilier. Vichy a créé en mai 1942 une Maison de la famille ou « Hôtel
des mouvements familiaux » qui abrite notamment la FNAFN, la CGF et l’Alliance nationale. Le
bâtiment, situé place Saint-Georges, deviendra après-guerre le site de l’Unaf.
        La fusion des mouvements a finalement lieu en 1947 et 1948. Les réticences de certains
présidents de fédérations départementales de familles nombreuses comme Icole ou le docteur
Cauchois y apparaissent comme des combats d’arrière-garde (Marie 1949). Il faudra du temps,
pourtant, pour que les plaies issues des disputes de l’entre-deux-guerres se referment. La thèse sur
l’histoire du mouvement familial soutenue en juin 1962 par le jeune prêtre Robert Talmy en est
un bon exemple. Elle apparaît de nos jours comme une apologie nataliste et familialiste, même si
sa richesse factuelle demeure indéniable. Or, elle fit à son époque scandale dans le milieu
familialiste (Gaultier 1962; Haury 1962) en mettant en lumière, quinze ans après l’unification
institutionnelle du milieu, ses divisions anciennes. Mauvais historien de son temps, Talmy n’avait
pas saisi qu’il était trop tôt pour rouvrir des blessures encore sensibles...


        III. « Familles nombreuses » contre « familles normales »


        Nous avons insisté jusqu’ici sur les divergences d’appréciations et d’intérêt qu’avait
suscitées la domination des lobbies des familles nombreuses au sein du milieu familialiste du
premier XXe siècle. Une pleine perception du problème requiert de sortir de ses frontières pour
s’intéresser à son complice et rival immédiat, l’univers nataliste. De nos jours, ces deux mondes
paraissent plus ou moins indifférenciés dans l’opinion courante. On sait désormais – grâce à
Talmy notamment – qu’il en allait tout autrement à l’époque. Pour simplifier les choses, le
natalisme met l’accent sur l’État et la puissance de la Nation, tant économique que militaire ;
laïque (comme l’Alliance nationale), il raisonne en terme de nombres, de masses et d’intérêt
collectif subsumant au besoin les droits individuels – à commencer par ceux des femmes. Le
familialisme, au contraire, se bat d’abord pour « la Vie », les valeurs morales, la valeur intrinsèque
d’un ménage composé de parents et d’enfants (si possible nombreux) ; proche de l’Église, il se
méfie du collectivisme étatique et répugne à parler le langage de l’intérêt ; conservateur, il voit en
la femme une mère plutôt qu’une génitrice. Les associations de familles nombreuses, en pointe
dans l’entre-deux-guerres en matière d’action moralisatrice – la « défense de la race », de la lutte
anti-prostitution au combat contre l’alcool – sont celles qui poussaient ce discours de la manière
la plus exacerbée.


3Lettre du 21 octobre 1938 de Clapier, directeur du cabinet civil du Président du Conseil, au Ministre de la Santé
Publique, lui demandant d’établir la liste des avantages déjà accordés (A.N., F 60 605).


                                                                                                                6
Ces divergences idéologiques entre natalistes et familialistes se sont traduites, pendant
toute la première moitié du XXe siècle, par un conflit pour la définition du modèle familial de
référence. Contrairement à ce que l’on pourrait supposer, le natalisme ne privilégie pas la famille
nombreuse, bien que la revue de l’Alliance nationale choisisse immanquablement en couverture la
photographie d’un ménage, bourgeois de préférence, à progéniture abondante. Au nom d’un
intérêt scientifiquement démontré, il vise à augmenter la natalité française 4 en considérant sa
masse et non sa distribution. Or les natalistes, de Jacques Bertillon à Fernand Boverat, jugent plus
réaliste d’encourager les familles de taille très réduite à mettre au monde un voire deux enfants
supplémentaires, que de réserver les avantages législatifs aux familles nombreuses. À ces
dernières, ils opposent la « famille normale », fondée sur le nombre d’enfants nécessaire pour
assurer la reproduction voire la croissance de la population française. D’après Talmy, la notion est
forgée à la fin du XIXe siècle par le Docteur Javal, l’un des fondateurs de l’Alliance nationale.
         « Famille nombreuse » contre « famille normale » : l’opposition articule directement
enjeux politiques et débats savants. En 1950, Paul Vincent refonde la « famille normale » en
l’articulant avec la démographie analytique de son époque. L’article constitue un chant du cygne :
il donne toute la rigueur possible à une notion dont la pertinence politique et démographique est
en train de s’évanouir. La famille normale, explique Paul Vincent, est le nombre d’enfants que les
couples doivent mettre au monde pour que le renouvellement de la population soit assuré en
tenant compte de tous les aléas liés à la mortalité et à toutes les formes de stérilité. En pratique, la
possibilité d’atteindre ce niveau, que Vincent fixe à trois enfants, dépend de l’importance des
familles nombreuses : plus elle est élevée, plus l’effort supplémentaire que doivent accomplir les
familles que l’on appelle à l’époque « malthusiennes » est limité, et donc possible à envisager
concrètement. Or, estime Paul Vincent dans l’argument le plus révélateur de son article, les
familles nombreuses sont pour une large part le résultat de grossesses non désirées. Elles existent
malgré la volonté de leurs fondateurs, les parents, et sont donc appelées à disparaître.
         Cette articulation entre familles nombreuses et contraception est fondamentale à une
époque où la France pratique un double verrouillage : répression de l’avortement, et interdiction
de la « propagande anti-conceptionnelle ». En ce premier XXe siècle, beaucoup d’avortements
concernent du coup des femmes mariées et déjà mères, qui précisément refusent que leur ménage
ne bascule vers la famille nombreuse. L’exception française stupéfie et choque les observateurs
issus du monde anglo-saxon, qui dans l’entre-deux-guerres a choisi la voie du birth control. Le texte

4 C’est l’Alliance nationale par exemple, et non la Statistique générale de la France (ancêtre de l’Insee) qui suscite et
finance, en 1928, les premières prévisions démographiques qui « démontrent » le péril encouru par le pays. Il existe
une différence de ton et de tactique entre le mouvement nataliste, qui joue abondamment sur la dramatisation, la
peur et la vindicte, et des savants-militants comme Alfred Sauvy ou Robert Debré, qui se réclament de la froideur




                                                                                                                       7
de Paul Vincent – chercheur de sensibilité nataliste et, selon les témoignages oraux, communiste
– constitue une étape dans le changement d’attitude qui commence tout juste à se dessiner.
Reconnaissant que les reproches faits à la France d’avoir choisi une législation « inhumaine, pour
ne pas dire barbare [sont] partiellement fondés » (p 268-269), il admet que la diffusion des
procédés anticonceptionnels cesse d’être réprimée, mais le jour seulement où les mesures
nécessaires aux familles pour accroître leur descendance auront été prises. Une illustration
parfaite, en somme, du dilemme entre le respect des choix individuels, et le raisonnement de
masse typique du natalisme.
          Une seconde raison politico-savante fonde la préférence nataliste pour la famille normale.
Contrairement à une idée reçue, une partie des élites françaises catholiques et natalistes sont
sensibles à l’eugénisme. C’est au nom d’une vision abstraite que l’histoire des idées considère
incompatibles le souci de la quantité et le souci de la « qualité » de la population. Dans la pratique,
il est plusieurs manières de s’arranger de la contradiction. L’une de ses versions les plus
biologisantes est fournie par la Fondation française pour l’étude des problèmes humains, créée
par Vichy et confiée au chirurgien eugéniste Alexis Carrel. L’une des nombreuses équipes qui la
composent, la « Biologie de la lignée », se donne pour tâche de repérer et d’aider les « souches »
françaises « saines et fécondes » (Ce qu’est la Fondation..., 1943), c'est-à-dire celles qui mettent au
monde une progéniture à la fois abondante et saine, pour reprendre la terminologie de l’époque.
Il est difficile de savoir ce que ce projet, confié à l’anthropologue physique Robert Gessain, a pu
signifier concrètement, et même s’il a connu un début de réalisation. Mais sur un plan théorique,
il définit l’utopie du natalisme à la française, qui n’a pas seulement mis l’accent sur le nombre.
          Dans le contenu des luttes politiques effectives, cet eugénisme a pris une forme
différente, mâtinée d’un hygiénisme social « préventif » qui est l’une des racines de la sécurité
sociale en cours de formation à l’époque. Le 2 juin 1924, le pédiatre Adolphe Pinard, mandarin
influent d’une science neuve, vilipende à la Chambre « ceux qui ne restreignent pas leur
procréation » et qui, par leurs « cerveaux frustes, incapables d’une pensée d’ordre général, restent
les voisins tout proches de la bête primitive ». Une génération plus tard, son confrère Robert
Debré adoucit l’argumentaire. En s’interrogeant sur la dimension idéale de la famille, il
déconseille les familles de plus de six enfants au nom d’arguments économiques, non sans
suggérer au passage le lien entre familles nombreuses et alcoolisme Debré (1950) 5 . Proche de
Debré, et tout aussi nataliste, Alfred Sauvy également se défie des familles nombreuses au nom

scientiste Rosental, P.-A. 2003. L'Intelligence démographique. Sciences et politiques des populations en France (1930-1960). Paris:
Odile Jacob..
5 « Dans ces familles très nombreuses - surtout en milieu rural et pauvre – l’argent touché par le père n’est pas

toujours heureusement employé ». Henri Sellier, grand réformateur socialiste de l’entre-deux-guerres, voyait lui aussi
dans les allocations familiales un risque d’accroissement de la fécondité des alcooliques.


                                                                                                                                 8
d’un raisonnement parfaitement eugéniste. Avec la diffusion croissante du contrôle des
naissances, « la famille tarée, composée de débiles mentaux, absolument insouciante du
lendemain, insensible à l’action persuasive, resterait seule à se reproduire généreusement. La
qualité moyenne court un danger évident à cette contre-sélection, qui joue non seulement pour
les individus, mais pour les groupes sociaux ou ethniques. Les fous peuvent se multiplier, mais
non les malthusiens de génie. Ce risque a été dénoncé, non sans excès souvent, par de nombreux
auteurs » (Sauvy 1947, p. 224).
        Loin de leur être incompatible, l’eugénisme corrobore les conclusions natalistes qui, à la
famille nombreuse, préfèrent la famille normale. Debré en est parfaitement conscient, en
concluant que « l’intérêt national visant à une bonne croissance démographique coïncide avec les
satisfactions individuelles ». Il se réclame de son expérience de pédiatre pour affirmer que l’enfant
trouve son développement le plus accompli dans une fratrie de trois à six, « image de la famille
heureuse » car bon équilibre entre le modèle désastreux de l’enfant unique et les familles
nombreuses qui provoquent l’« accablement chez les parents » 6 .
        Peut-être sera-t-on surpris d’apprendre que de ces jugements du sens commun sont
sorties des élaborations savantes. On connaît désormais la façon dont elles ont façonné la
sociologie de la mobilité sociale (Thévenot, 1990), même si les conclusions des enquêtes initiées
par la Fondation Carrel et reprises par l’Ined ont, justement, fait un sort à l’idée d’une relation
entre dimension de la fratrie et réussite sociale (Girard 1961). Autre exemple de la façon dont
« famille nombreuse » et « famille normale », instrumentalisées par les groupes de pression les
plus divers, ont servi de support à des constructions administratives et savantes bien plus
durables que les contextes démographiques et politiques qui leur avaient donné le jour.


Bibliographie



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        (40):144-161.
Ce qu’est la Fondation. Ce qu’elle fait. 1943. Paris: Puf, Cahiers de la Fondation Française pour
        l’Étude des Problèmes Humains.
Chauvière, Michel. 1992. L’expert et les propagandistes. Alfred Sauvy et le Code de la Famille de
        1939. Population 47(6): 1441-1452.
Coutrot, Aline. 1972. La politique familiale. In Le gouvernement de Vichy, 1940-1942. Paris: Presses
        de la F.N.S.P.
Debré, R. 1950. "'La famille heureuse' ou l'optimum familial." Population 5(4):617-624.

6 Debré (1950). Alfred Sauvy (1959) se réfère sans cesse à ce registre pour fustiger les enfants uniques, en leur
attribuant tous les maux y compris le retard économique français : « pourquoi le fils du notaire, de l’industriel
forcerait-il son talent, puisqu’une place lui est assurée dans la société ? » (p. 32).


                                                                                                               9
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                                                                                                            10

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Familles Nombreuses Familles Normales Histoire 1900 1950

  • 1. FAMILLES « NOMBREUSES » ET FAMILLES « NORMALES » : UN REGARD HISTORIQUE (1900-1950) Paru dans INFORMATIONS SOCIALES, 115, 3, 2004, p. 44-57. Paul-André Rosental EHESS-INED Un pour le père, un pour la mère, un pour la casse, un pour la race « Dicton populaire » (?), cité par Paul Vincent (1950) Résumé : Jusqu’au milieu du XXe siècle, les familles nombreuses sont à la fois une réalité démographique majeure, un acteur politique de taille, un enjeu pour le développement des politiques publiques, et une notion savante qui fait l’objet de débats passionnés. Elles entrent en compétition avec d’autres cibles possibles des politiques sociales, qu’elles soient catégorielles (les jeunes couples, les familles pauvres) ou générales (la famille, la natalité). Les sciences sociales, de la démographie à la psychologie, sont mobilisées dans ces combats. Les natalistes, en particulier, leur opposent la notion de « famille normale », centrée sur la stabilisation démographique de la population française. I. L’importance historique de la famille nombreuse Quel que soit la représentation à laquelle on l’associe, la « famille nombreuse » est accolée de nos jours à une idée de marginalité ou de désuétude. Elle renvoie d’abord à une réalité ancienne et pour l’essentiel révolue, celle d’une France féconde où abondaient les fratries fournies. À cette image surannée peut se superposer une hostilité idéologique, attribuant l’existence des familles nombreuses au seul attrait des avantages matériels qui, de nos jours, constituent leur réalité institutionnelle : allocations familiales au premier chef, mais aussi avantages disparates allant du logement aux transports (voir articles XXX dans le présent numéro). Seule la fameuse « courbe en U » de la fécondité sociale différentielle vient rappeler que, loin d’être le monopole des couches les plus pauvres, les fratries abondantes s’observent aussi à l’autre pôle de la société, du côté de la bourgeoisie. Il importe de se départir de cette connotation presque anecdotique de la famille nombreuse si l’on veut effectuer une plongée dans son histoire. Jusqu’au milieu du XXe siècle, les familles nombreuses sont à la fois une réalité démographique majeure, un acteur politique de
  • 2. taille, un enjeu pour le développement des politiques publiques, et une notion savante qui fait l’objet de débats passionnés. Leur importance quantitative, en effet, est considérable. En suivant la descendance finale de la cohorte des femmes nées en 1881, et ayant donc pour l’essentiel mis au monde leurs enfants dans les trois premières décennies du XXe siècle, le démographe de l’Ined Paul Vincent met en évidence l’extraordinaire hétérogénéité dans la dimension des familles à l’époque. Les ménages de dix enfants et plus fournissent presque autant d’enfants que les familles à enfant unique (7,2% du total contre 8,5 %). Les enfants issus de petites fratries (enfant unique ou deux frères ou sœurs) sont moins nombreux que les enfants vivant dans des fratries de six et plus (25,6 %, contre 28,9 %). Enfin, « les familles d’au moins quatre enfants totalisent à elles seules plus de la moitié des descendants de la génération », alors que plus de la moitié des ménages comptent zéro, un ou deux enfants (Vincent 1946). Cette comptabilité objective l’une des transformations les plus massives mais aussi les plus souvent oubliées qu’aient connues la France (et l’Europe) depuis deux siècles : alors que la variation du nombre d’enfants était, au XIXe siècle, période où la fécondité et la mortalité infantile demeuraient globalement élevées, l’un des grands critères discriminant les ménages, nous vivons désormais dans une société où l’immense majorité des couples ont, en gros, une descendance de taille comparable (et réduite). Cette réalité démographique ancienne était d’autant plus prégnante qu’elle était surdéterminée par un critère social, lui aussi quelque peu sous-estimé de nos jours. L’évocation de la famille nombreuse paysanne ou minière est encore familière dans l’imaginaire national mais masque parfois l’importance des familles nombreuses, pour ne pas dite très nombreuses, dans la grande bourgeoisie française d’autrefois. L’une des fractions qui la composent va lui donner une traduction politique dont les effets se font encore sentir de nos jours : au début du XXe siècle, les milieux industriels du Nord de la France, catholiques et féconds, organisent les familles nombreuses en un lobby revendiquant influence politique et avantages matériels. Ce n’est pas à l’idéal abstrait de « la famille » qu’il se consacre, mais à celui de la famille nombreuse. La nuance est stratégique. Elle conditionne aussi bien les critères d’entrée dans les différentes associations, que les mesures revendiquées auprès de l’État. 2
  • 3. II. Familles nombreuses, familles réduites et jeunes ménages : les dissensions du mouvement familial Dans tout l’entre-deux-guerres, période déterminante pour la mise en place d’une politique familiale, un seuil de trois enfants fragmente le mouvement familial. À partir de cette limite, les ménages peuvent adhérer à l’une des associations regroupées dans la puissante Fédération nationale des associations de familles nombreuses (FNAFN), qui se met en place en septembre 1921. Elle regroupe notamment la Ligue des fonctionnaires pères de famille, la Ligue populaire des pères et mères de famille, qui représente les intérêts de la petite bourgeoisie ou de l’élite de la classe ouvrière, et La plus grande Famille. Cette dernière fixe des critères encore plus stricts puisqu’elle n’admet en son sein que les pères de famille de cinq enfants au moins. La plus grande Famille matérialise l’importance de la fécondité sociale différentielle : fondée par la bourgeoisie du Nord en 1916, elle incarne les points de vue et les intérêts des élites, et trouve des relais efficaces auprès des Chambres de commerce, inquiètes des conséquences économiques de la dénatalité. La FNAFN représente une force considérable par sa masse et sa sociologie. David Glass lui attribue 350.000 membres dès l’origine, Robert Talmy 600.000 familles et 600 sections en 19391 . Si l’on songe qu’elle se compose statutairement de familles nombreuses, la Fédération peut se targuer de représenter les intérêts de trois à quatre millions de personnes. Dans le même temps, ce seuil de trois enfants exclut la Confédération générale des familles (CGF), nébuleuse d’associations mise en place, depuis le début du XXe siècle, par l’Abbé Viollet, et puissante notamment en Région parisienne. La CGF suit une stratégie opposée à celle de la Fédération. Politiquement, elle s’inspire de la mutualité et de l’entraide ouvrières, plutôt que de viser à s’assurer des avantages de la part de l’État. Socialement, elle se tourne en priorité vers les familles ouvrières, sans leur imposer le moindre critère de fécondité. La distinction entre la FNAFN et la CGF illustre la difficulté à établir un cloisonnement absolu entre « petites familles » et « familles nombreuses ». L’écart qui les sépare pouvant tout bonnement résulter de la position dans le cycle de vie, défendre les familles de petite taille signifie aussi, mécaniquement, soutenir les intérêts des jeunes ménages. Une autre gamme d’associations exclues par la FNAFN est celles qui sont liées au mouvement nataliste. Pour des raisons que nous évoquerons plus bas, ni la laïque Alliance nationale pour l’accroissement de la population française, créée en 1896 et en plein essor dans l’entre-deux-guerres, ni la catholique Ligue pour la vie, née en 1916, ne mettent l’accent sur les familles nombreuses ni n’exigent de leurs membres un nombre minimum d’enfants. On doit 1 Voir les références complètes en bibliographie, au nom de chacun de ces deux auteurs. 3
  • 4. donc retenir que l’existence politique de la notion de « famille nombreuse » ne se réduit pas à une opposition structurale avec les « petites familles ». Elle engage d’autres conflits d’intérêts, impliquant la politique familiale et démographique à mettre en place en France. L’entre-deux-guerres marque de ce point de vue une période charnière, avec la progressive élaboration d’un cadre unificateur pour la politique familiale. Certes, les mesures effectivement votées marquent la prépondérance des mouvements des familles nombreuses. La première d’entre elles, en 1913, concerne précisément l’assistance aux familles nombreuses. Mais elles constituent, plus largement, une rupture pour un État qui, contrairement à la représentation que l’on s’en fait aujourd'hui, est extrêmement libéral. En fait, la question des familles nombreuses a servi de cheval de Troie pour le développement d’une politique sociale, et ce d’autant plus efficacement que leurs défenseurs faisaient partie des milieux bourgeois les plus rétifs à l’interventionnisme. Il est difficile, dans le cadre restreint de cet article, d’entrer plus précisément dans le détail de dynamiques particulièrement complexes. Le milieu des réformateurs familialistes, sociaux et natalistes étant à la fois uni par des liens denses et fragmenté, chaque revendication faisait l’objet de compétitions mais aussi de collaborations en son sein. En matière de soutien aux familles par exemple, fallait-il encourager les familles nombreuses, comme le souhaitait la FNAFN, les familles pauvres, comme le voulaient les réformateurs sociaux, ou valait-il mieux raisonner en termes de masse et viser à accroître la natalité globale du pays, comme le pensaient les natalistes ? En pratique, les mesures effectivement décidées par le Parlement résultaient de négociations entre ces trois forces ... dont les représentants étaient parfois les mêmes. L’essentiel est d’observer que les politiques sociale, nataliste et familiale se sont construites simultanément, et que pour cette dernière la défense des familles nombreuses s’est révélée décisive jusqu’à la fin de la IIIe République. Les mesures prônées par les associations, qui depuis 1911 disposent du relais du Groupe parlementaire de défense des familles nombreuses, sont formulées au nom d’un principe d’équité entre familles nombreuses, familles de petites taille et ménages sans enfants. Certaines sont du reste négatives, telle la demande de création d’impôts spéciaux pour pénaliser les célibataires. Les revendications familialistes et natalistes se réfèrent également à une conception de l’intérêt collectif qui, à la fois, enregistre les progrès de la protection sociale et y contribue. Ainsi, l’argumentaire nataliste se fonde de plus en plus sur le développement progressif des pensions de retraite, qui rend chaque citoyen solidaire et dépendant de la situation démographique française – la question étant de savoir si les immigrants sont pris en compte dans ce raisonnement. Il est vrai que dans le même temps, natalistes et familialistes redoutent que l’instauration – qui sera le fait de Vichy – de la « retraite des vieux », ne favorise la dépopulation, en diminuant la nécessité de 4
  • 5. s’appuyer sur ses enfants en fin de vie, et en pénalisant relativement les familles nombreuses qui auront eu la charge d’élever des enfants sans bénéficier de cotisations ou de prestations plus avantageuses 2 . Les avantages demandés par les familialistes sont avant tout de nature économique (exemptions d’impôts, aides au logement, primes à la natalité) sans pour autant s’y réduire. Une égalité plus grande face au devoir militaire est l’une des demandes constantes de la période, ainsi que la revendication d’une priorité d’embauchage pour les pères de familles nombreuses. Au nom d’un sens aigu de la valorisation de l’image de la famille nombreuse et de la natalité, des mesures symboliques comme le port d’un insigne pour les pères de progéniture abondante sont réclamées : c’est aussi dans ce registre qu’il faut comprendre la création, en 1926, de la Fête des mères. Enfin, une revendication majeure est celle du vote familial, qui donnerait aux familles nombreuses une représentation politique proportionnelle à sa place dans la démographie nationale. Hormis l’échec de cette revendication, beaucoup des mesures demandées connaissent une traduction législative au moins partielle, au point que dès la fin des années 1930, les pouvoirs publics ont perdu toute vue d’ensemble des dispositifs d’aide aux familles 3 . Le choix de chaque mesure s’accompagne bien sûr d’un combat sur le seuil d’enfants requis pour son application. Les associations des familles nombreuses sont souvent bien placées pour imposer leurs intérêts. En juillet 1939 encore, le célèbre Code de la famille privilégie les familles nombreuses en renforçant notamment la progressivité des allocations familiales, tout en les conciliant avec les problèmes de cycle de vie déjà mentionnés : une prime est accordée aux couples mettant au monde leur premier enfant dans les deux ans qui suivent le mariage. Jusqu’aux années 1950, l’idée de mouvement familial est, pour beaucoup, associée spontanément à celle de représentation des familles nombreuses. L’unification, pourtant, est en marche. En 1924, le Groupe parlementaire de défense des familles nombreuses devient le Groupe de défense de la natalité et de la famille. En 1930, c’est le conciliant Georges Pernot, avocat et homme politique d’inspiration catholique républicaine modérée, qui accède à la tête de la FNAFN. Surtout, dans les années 1930, la priorité des associations familialistes est de défendre un schéma institutionnel qui assurerait leur représentation auprès des pouvoirs publics, tout en garantissant leur indépendance par rapport à l’État. Vichy, puis la Libération, vont accéder à leur demande, avec respectivement la loi Gounot du 29 décembre 1942 et la création de l’Union nationale des associations familiales (Unaf) en 1945. Ces rapprochements entre associations de familles nombreuses et associations familiales s’incarnent 2 Voir la lettre du 17 février 1938 de Fernand Boverat à Édouard Daladier, Président du Conseil, (A.N., F 60 605) ; ainsi que [Pernot, 1971 #462], p. 184-185. 5
  • 6. physiquement dans l’immobilier. Vichy a créé en mai 1942 une Maison de la famille ou « Hôtel des mouvements familiaux » qui abrite notamment la FNAFN, la CGF et l’Alliance nationale. Le bâtiment, situé place Saint-Georges, deviendra après-guerre le site de l’Unaf. La fusion des mouvements a finalement lieu en 1947 et 1948. Les réticences de certains présidents de fédérations départementales de familles nombreuses comme Icole ou le docteur Cauchois y apparaissent comme des combats d’arrière-garde (Marie 1949). Il faudra du temps, pourtant, pour que les plaies issues des disputes de l’entre-deux-guerres se referment. La thèse sur l’histoire du mouvement familial soutenue en juin 1962 par le jeune prêtre Robert Talmy en est un bon exemple. Elle apparaît de nos jours comme une apologie nataliste et familialiste, même si sa richesse factuelle demeure indéniable. Or, elle fit à son époque scandale dans le milieu familialiste (Gaultier 1962; Haury 1962) en mettant en lumière, quinze ans après l’unification institutionnelle du milieu, ses divisions anciennes. Mauvais historien de son temps, Talmy n’avait pas saisi qu’il était trop tôt pour rouvrir des blessures encore sensibles... III. « Familles nombreuses » contre « familles normales » Nous avons insisté jusqu’ici sur les divergences d’appréciations et d’intérêt qu’avait suscitées la domination des lobbies des familles nombreuses au sein du milieu familialiste du premier XXe siècle. Une pleine perception du problème requiert de sortir de ses frontières pour s’intéresser à son complice et rival immédiat, l’univers nataliste. De nos jours, ces deux mondes paraissent plus ou moins indifférenciés dans l’opinion courante. On sait désormais – grâce à Talmy notamment – qu’il en allait tout autrement à l’époque. Pour simplifier les choses, le natalisme met l’accent sur l’État et la puissance de la Nation, tant économique que militaire ; laïque (comme l’Alliance nationale), il raisonne en terme de nombres, de masses et d’intérêt collectif subsumant au besoin les droits individuels – à commencer par ceux des femmes. Le familialisme, au contraire, se bat d’abord pour « la Vie », les valeurs morales, la valeur intrinsèque d’un ménage composé de parents et d’enfants (si possible nombreux) ; proche de l’Église, il se méfie du collectivisme étatique et répugne à parler le langage de l’intérêt ; conservateur, il voit en la femme une mère plutôt qu’une génitrice. Les associations de familles nombreuses, en pointe dans l’entre-deux-guerres en matière d’action moralisatrice – la « défense de la race », de la lutte anti-prostitution au combat contre l’alcool – sont celles qui poussaient ce discours de la manière la plus exacerbée. 3Lettre du 21 octobre 1938 de Clapier, directeur du cabinet civil du Président du Conseil, au Ministre de la Santé Publique, lui demandant d’établir la liste des avantages déjà accordés (A.N., F 60 605). 6
  • 7. Ces divergences idéologiques entre natalistes et familialistes se sont traduites, pendant toute la première moitié du XXe siècle, par un conflit pour la définition du modèle familial de référence. Contrairement à ce que l’on pourrait supposer, le natalisme ne privilégie pas la famille nombreuse, bien que la revue de l’Alliance nationale choisisse immanquablement en couverture la photographie d’un ménage, bourgeois de préférence, à progéniture abondante. Au nom d’un intérêt scientifiquement démontré, il vise à augmenter la natalité française 4 en considérant sa masse et non sa distribution. Or les natalistes, de Jacques Bertillon à Fernand Boverat, jugent plus réaliste d’encourager les familles de taille très réduite à mettre au monde un voire deux enfants supplémentaires, que de réserver les avantages législatifs aux familles nombreuses. À ces dernières, ils opposent la « famille normale », fondée sur le nombre d’enfants nécessaire pour assurer la reproduction voire la croissance de la population française. D’après Talmy, la notion est forgée à la fin du XIXe siècle par le Docteur Javal, l’un des fondateurs de l’Alliance nationale. « Famille nombreuse » contre « famille normale » : l’opposition articule directement enjeux politiques et débats savants. En 1950, Paul Vincent refonde la « famille normale » en l’articulant avec la démographie analytique de son époque. L’article constitue un chant du cygne : il donne toute la rigueur possible à une notion dont la pertinence politique et démographique est en train de s’évanouir. La famille normale, explique Paul Vincent, est le nombre d’enfants que les couples doivent mettre au monde pour que le renouvellement de la population soit assuré en tenant compte de tous les aléas liés à la mortalité et à toutes les formes de stérilité. En pratique, la possibilité d’atteindre ce niveau, que Vincent fixe à trois enfants, dépend de l’importance des familles nombreuses : plus elle est élevée, plus l’effort supplémentaire que doivent accomplir les familles que l’on appelle à l’époque « malthusiennes » est limité, et donc possible à envisager concrètement. Or, estime Paul Vincent dans l’argument le plus révélateur de son article, les familles nombreuses sont pour une large part le résultat de grossesses non désirées. Elles existent malgré la volonté de leurs fondateurs, les parents, et sont donc appelées à disparaître. Cette articulation entre familles nombreuses et contraception est fondamentale à une époque où la France pratique un double verrouillage : répression de l’avortement, et interdiction de la « propagande anti-conceptionnelle ». En ce premier XXe siècle, beaucoup d’avortements concernent du coup des femmes mariées et déjà mères, qui précisément refusent que leur ménage ne bascule vers la famille nombreuse. L’exception française stupéfie et choque les observateurs issus du monde anglo-saxon, qui dans l’entre-deux-guerres a choisi la voie du birth control. Le texte 4 C’est l’Alliance nationale par exemple, et non la Statistique générale de la France (ancêtre de l’Insee) qui suscite et finance, en 1928, les premières prévisions démographiques qui « démontrent » le péril encouru par le pays. Il existe une différence de ton et de tactique entre le mouvement nataliste, qui joue abondamment sur la dramatisation, la peur et la vindicte, et des savants-militants comme Alfred Sauvy ou Robert Debré, qui se réclament de la froideur 7
  • 8. de Paul Vincent – chercheur de sensibilité nataliste et, selon les témoignages oraux, communiste – constitue une étape dans le changement d’attitude qui commence tout juste à se dessiner. Reconnaissant que les reproches faits à la France d’avoir choisi une législation « inhumaine, pour ne pas dire barbare [sont] partiellement fondés » (p 268-269), il admet que la diffusion des procédés anticonceptionnels cesse d’être réprimée, mais le jour seulement où les mesures nécessaires aux familles pour accroître leur descendance auront été prises. Une illustration parfaite, en somme, du dilemme entre le respect des choix individuels, et le raisonnement de masse typique du natalisme. Une seconde raison politico-savante fonde la préférence nataliste pour la famille normale. Contrairement à une idée reçue, une partie des élites françaises catholiques et natalistes sont sensibles à l’eugénisme. C’est au nom d’une vision abstraite que l’histoire des idées considère incompatibles le souci de la quantité et le souci de la « qualité » de la population. Dans la pratique, il est plusieurs manières de s’arranger de la contradiction. L’une de ses versions les plus biologisantes est fournie par la Fondation française pour l’étude des problèmes humains, créée par Vichy et confiée au chirurgien eugéniste Alexis Carrel. L’une des nombreuses équipes qui la composent, la « Biologie de la lignée », se donne pour tâche de repérer et d’aider les « souches » françaises « saines et fécondes » (Ce qu’est la Fondation..., 1943), c'est-à-dire celles qui mettent au monde une progéniture à la fois abondante et saine, pour reprendre la terminologie de l’époque. Il est difficile de savoir ce que ce projet, confié à l’anthropologue physique Robert Gessain, a pu signifier concrètement, et même s’il a connu un début de réalisation. Mais sur un plan théorique, il définit l’utopie du natalisme à la française, qui n’a pas seulement mis l’accent sur le nombre. Dans le contenu des luttes politiques effectives, cet eugénisme a pris une forme différente, mâtinée d’un hygiénisme social « préventif » qui est l’une des racines de la sécurité sociale en cours de formation à l’époque. Le 2 juin 1924, le pédiatre Adolphe Pinard, mandarin influent d’une science neuve, vilipende à la Chambre « ceux qui ne restreignent pas leur procréation » et qui, par leurs « cerveaux frustes, incapables d’une pensée d’ordre général, restent les voisins tout proches de la bête primitive ». Une génération plus tard, son confrère Robert Debré adoucit l’argumentaire. En s’interrogeant sur la dimension idéale de la famille, il déconseille les familles de plus de six enfants au nom d’arguments économiques, non sans suggérer au passage le lien entre familles nombreuses et alcoolisme Debré (1950) 5 . Proche de Debré, et tout aussi nataliste, Alfred Sauvy également se défie des familles nombreuses au nom scientiste Rosental, P.-A. 2003. L'Intelligence démographique. Sciences et politiques des populations en France (1930-1960). Paris: Odile Jacob.. 5 « Dans ces familles très nombreuses - surtout en milieu rural et pauvre – l’argent touché par le père n’est pas toujours heureusement employé ». Henri Sellier, grand réformateur socialiste de l’entre-deux-guerres, voyait lui aussi dans les allocations familiales un risque d’accroissement de la fécondité des alcooliques. 8
  • 9. d’un raisonnement parfaitement eugéniste. Avec la diffusion croissante du contrôle des naissances, « la famille tarée, composée de débiles mentaux, absolument insouciante du lendemain, insensible à l’action persuasive, resterait seule à se reproduire généreusement. La qualité moyenne court un danger évident à cette contre-sélection, qui joue non seulement pour les individus, mais pour les groupes sociaux ou ethniques. Les fous peuvent se multiplier, mais non les malthusiens de génie. Ce risque a été dénoncé, non sans excès souvent, par de nombreux auteurs » (Sauvy 1947, p. 224). Loin de leur être incompatible, l’eugénisme corrobore les conclusions natalistes qui, à la famille nombreuse, préfèrent la famille normale. Debré en est parfaitement conscient, en concluant que « l’intérêt national visant à une bonne croissance démographique coïncide avec les satisfactions individuelles ». Il se réclame de son expérience de pédiatre pour affirmer que l’enfant trouve son développement le plus accompli dans une fratrie de trois à six, « image de la famille heureuse » car bon équilibre entre le modèle désastreux de l’enfant unique et les familles nombreuses qui provoquent l’« accablement chez les parents » 6 . Peut-être sera-t-on surpris d’apprendre que de ces jugements du sens commun sont sorties des élaborations savantes. On connaît désormais la façon dont elles ont façonné la sociologie de la mobilité sociale (Thévenot, 1990), même si les conclusions des enquêtes initiées par la Fondation Carrel et reprises par l’Ined ont, justement, fait un sort à l’idée d’une relation entre dimension de la fratrie et réussite sociale (Girard 1961). Autre exemple de la façon dont « famille nombreuse » et « famille normale », instrumentalisées par les groupes de pression les plus divers, ont servi de support à des constructions administratives et savantes bien plus durables que les contextes démographiques et politiques qui leur avaient donné le jour. Bibliographie Battagliola, Françoise. 2000. Des aides aux familles aux politiques familiales, 1870-1914. Genèses (40):144-161. Ce qu’est la Fondation. Ce qu’elle fait. 1943. Paris: Puf, Cahiers de la Fondation Française pour l’Étude des Problèmes Humains. Chauvière, Michel. 1992. L’expert et les propagandistes. Alfred Sauvy et le Code de la Famille de 1939. Population 47(6): 1441-1452. Coutrot, Aline. 1972. La politique familiale. In Le gouvernement de Vichy, 1940-1942. Paris: Presses de la F.N.S.P. Debré, R. 1950. "'La famille heureuse' ou l'optimum familial." Population 5(4):617-624. 6 Debré (1950). Alfred Sauvy (1959) se réfère sans cesse à ce registre pour fustiger les enfants uniques, en leur attribuant tous les maux y compris le retard économique français : « pourquoi le fils du notaire, de l’industriel forcerait-il son talent, puisqu’une place lui est assurée dans la société ? » (p. 32). 9
  • 10. De Luca, Virginie. 2001. Les femmes et les enfants aussi, ou le droit d’être représenté par le vote familial. Actes de la Recherche en Sciences Sociales (140):51-56. Drouard, Alain. 1992a. Une inconnue des sciences sociales. La Fondation Alexis Carrel, 1941-1945. Paris: Éditions de l’I.N.E.D.-Maison des Sciences de l’Homme. Gaultier, Jean-Patrice. 1962. Sur une histoire du mouvement familial en France. Pour la Vie (2):123-141. Girard, A. 1961. La réussite sociale en France. Ses caractères, ses lois, ses effets. Paris: PUF-Ined. Glass, David V. 1967, 1ère éd. 1940. Population. Policies and movements in Europe. Londres: Frank Cass and co. ltd. Haury, P. 1962. Note sur une Histoire du mouvement familial en France de 1896 à 1939 de Robert Talmy. Pour la Vie(3-4):275-285. Lenoir, Rémi. 2003. Généalogie de la morale familiale. Paris: Seuil. Le Naour, Jean-Yves, et Catherine Valenti. 2003. Histoire de l'avortement, XIXe-XXe siècle. Paris: Seuil. Marie, L. 1949. Fédération des Familles de France, familles nombreuses et jeunes foyers. Pour la Vie 25(1):17-20. Millard, Eric. 1995. Famille et droit public. Recherches sur la construction d’un objet juridique. Paris, LGDJ. Pedersen, Susan. 1995, 1ère éd. 1993. Family, dependence, and the origins of the Welfare State: Britain and France, 1914-1945. Cambridge: Cambridge U.P. Reggiani, Andrés Horacio. 1996. Procreating France: the politics of demography, 1919-1945. French Historical Studies 19 (3):725-754. Rosental, Paul-André. 2003. L'Intelligence démographique. Sciences et politiques des populations en France (1930-1960). Paris: Odile Jacob. Sauvy, Alfred. 1947. Le malthusianisme anglo-saxon. Population 2(2):221-242. Schneider, William H. 1987. Quality and quantity: Eugenics and the biological regeneration of XXth century France. Cambridge: Cambridge U.P. Schweber, Libby. 1997. L’échec de la démographie en France au XIXe siècle ? Genèses 29:5-28. Talmy, Robert. 1962. Histoire du mouvement familial en France (1896-1939). 2 vols. Paris: U.N.C.A.F. Thévenot, Laurent. 1990. La politique des statistiques : les origines sociales des enquêtes de mobilité sociale. Annales E.S.C. 45 (6):1275-1300. Vincent, P. 1946. Le rôle des familles nombreuses dans le renouvellement des générations. Population 1(1). 10