1. R
Des noms qui marquent
Laurent Muzellec et Olivier Auroy
Connaissez-vous Aviva, BearingPoint et Vivarte? Des noms Les auteurs
comme Abeille Assurances, KPMG Consulting ou le groupe
André vous sont-ils plus familiers? La récente vague de chan- Laurent Muzellec est professeur de marketing à la Dublin City
gements de noms, visant essentiellement à créer une marque University en Irlande.
POSITION
institutionnelle (corporate brand), est venue nous rappeler Olivier Auroy est directeur conseil de l’agence Landor Associates
l’importance du nom dans la marque. Si changer de nom peut à Paris.
être particulièrement judicieux pour certaines entreprises
– Accenture (ex-Andersen Consulting), qui figure maintenant
à la 54e place du classement Interbrand des 100 plus grosses quant le métier (tels que General Electric, Compagnie Générale
marques mondiales, illustre cette réussite –, d’autres initiati- des Eaux, Société Nationale des Chemins de Fer), parfois sous
ves ont été beaucoup plus aléatoires. Le changement de nom forme d’initiales (GE, CGE, SNCF), sont aussi en vogue.
de marque de l’office des postes britanniques (Post Office) La deuxième étape accompagne le développement du
qui a opté pour Consignia a été tellement désastreux que marché de masse et la première révolution informatique.
Consignia fut consigné et Royal Mail, le nom de la principale
Les noms ne sont pas nécessairement des créations, mais
filiale, finalement adopté (Haig, 2003). En effet, se débarrasser
les évocations se font parfois plus subtiles. C’est le cas pour
d’une marque reconnue, résultat de plusieurs années d’inves-
Nouvelles Frontières. La typologie des noms évolue cepen-
tissement continu en marketing, et la remplacer du jour au
lendemain par un nouveau nom semble aller à l’encontre des dant relativement peu. En revanche, il y a une nette prise de
théories et des pratiques du marketing les plus élémentaires conscience du pouvoir de la marque et, conséquemment, de
(Kapferer, 2002). Cet article se propose de revenir sur les rela- la valeur de son nom. Dans les années 1980, Nestlé acquiert le
tions entre noms, marques et entreprises et de présenter quel- groupe Rowntree pour 2,4 milliards de livres sterling, soit 2,5
ques paramètres qui permettront d’apprécier le bien-fondé du fois sa capitalisation boursière. Cette surenchère est due à la
choix d’un nouveau nom. valeur du portefeuille de marques de Rowntree : Quality Street,
KitKat, Polo, After Eight. Afin de refléter cette somme, une
valeur de la marque est maintenant inscrite dans les comptes
de l’entreprise (Kapferer, 1998). Ainsi, la marque Coca-Cola,
Le nom, la marque et l’entreprise : une union c’est-à-dire foncièrement le nom et le logo, est estimée à 50
progressive milliards de dollars américains.
Enfin, il y a l’époque contemporaine où l’ère de la stratégie
Depuis la seconde révolution industrielle, les noms des de marque (branding) correspond à l’émergence de quelques
marques, tout autant que leurs fonctions, ont fortement
noms audacieux (Kodak, Xerox, Yahoo!) et de beaucoup de
évolué. On peut systématiser cette évolution en trois périodes
noms à fortes connotations (Nike, Nivea, Lucent, Accenture).
correspondant à trois ères de la pensée en marketing sur la
Dans un cas, le nom devient une enveloppe, un réceptacle qui
Gestion, volume 31, numéro 4, hiver 2007
marque et le nom.
Tout d’abord, il y a la période de la «pré-marque». À cette peut accueillir des associations construites grâce à une stra-
époque naissent les entreprises qui deviendront les grandes tégie de marque articulée autour des valeurs de l’entreprise
marques du xxe siècle : Coca-Cola, Ford, General Electric. et de l’adéquation au marché. Dans l’autre, le nom est censé
Cependant, le concept de marque est encore en gestation traduire les valeurs que la marque se doit de communiquer…
(Gardner et Levy, 1955) et les noms sont essentiellement patro- Par ailleurs, l’émergence de noms d’entreprises à consonance
nymiques – en référence à leur fondateur, c’est-à-dire Lesieur, latine ou grecque (Altadis, Altria, Diageo, Fortis, Novartis) est
Michelin, Renault, etc. – et toponymiques – en référence au symptomatique du développement de ce qu’il est convenu
lieu de production, à savoir Raleigh, Vittel, etc. Les noms évo- d’appeler la marque institutionnelle.
2. R L’importance du nom dans la marque tronquent les mots jusqu’à ce qu’un compromis soit trouvé.
Pour la marque, il y a parfois le désir de ne pas choquer le
Les noms de marques se divisent traditionnellement en consommateur. À la fin, il y a un grand risque qu’une des solu-
trois catégories. Il y a les noms descriptifs du produit ou du tions les moins audacieuses soit retenue.
métier (Les Déménageurs Bretons), les noms allégoriques ou Le compromot est aussi une affaire de filiation. Être inter-
évocateurs (Lucent, Visa) et les noms autonomes ou indé- national est une aspiration estimable pour chaque entreprise.
pendants (Kodak, Orange). S’y ajoutent les toponymes ou les Toutefois, une confusion existe entre la capacité d’un nom à
noms à consonance géographique (British Midlands, Évian) et être mondial et la nécessité perçue de masquer l’origine géo-
les patronymes (Ford), mais aussi les initiales (SNCF) particu- graphique de la société ou du produit. Parce que le latin a une
lièrement dans le cas de la marque institutionnelle. influence importante dans la plupart des langues occidenta-
Dans un article paru en 1977, Collins étudie les relations les – y compris l’anglais –, on a observé une forte tendance
entre sons et significations et propose deux préceptes opposés. à donner aux entreprises des noms à consonance latine ou
Le premier, appelé le «principe de Juliette», est inspiré par la grecque. Il est difficile de savoir qu’on est français, belge ou
fameuse réplique de Juliette dans la tragédie de Shakespeare : américain quand on s’appelle respectivement Novartis, Fortis
«Qu’y a-t-il dans un nom? Ce que nous appelons rose, par ou Altria.
n’importe quel autre nom sentirait aussi bon.» Autrement
dit, le nom en lui-même n’est rien, seules les associations Faux pas numéro 2 : le «kamikazoomot»
qui apparaissent avec le temps créent du sens. À l’opposé, le
«principe de Joyce» doit son nom à l’utilisation par James Le «kamikazoomot» (Xansa, Iroko, KeeBoo) est un nom
Joyce des symbolismes phonétiques dans son roman Ulysse. de marque qui s’appuie sur des sonorités plutôt que sur du
Joyce invente des centaines de noms dont les sonorités sont sens (principe de Juliette). Ces sons, peu usités dans le lan-
porteuses pour le lecteur du sens et de l’émotion que l’auteur gage courant – par exemple, «K», «Z» ou «oo» –, marquent
POSITION
cherche à communiquer. Les deux grandes catégories de les esprits par leur originalité. De même que les compromots
noms qui ont émergé lors de la phase la plus récente reflètent descendaient de parents talentueux et innovateurs, de même
ces deux positions. les kamikazoomots sont les enfants de précurseurs comme
«Namerald» est un instrument mis en place par Landor Kodak et Yahoo! Malheureusement, tout comme son cousin,
qui permet de révéler la richesse sémantique d’un nom. Le le kamikazoomot arrive trop tard et les sonorités innovantes
principe consiste à chercher toutes les rimes en cinq lan- deviennent complaisantes et/ou absurdes.
gues, tous les préfixes ainsi que les anagrammes. Cela permet,
par exemple, de révéler que le toponyme «Évian» porte en Solution : une audace réfléchie dans le choix du mot
lui bien plus que de simples associations liées à une station
thermale des Alpes. Évian peut être considérée comme l’eau Il est difficile de sélectionner un bon nom et parfois impos-
des bébés car, dans son nom, plusieurs éléments orientent sible de trouver un juste milieu entre ces deux «faux pas». En
inconsciemment vers l’enfant, soit Ève : la femme; Vie; Via : réalité, les deux stratégies sont valables et le terme de faux
en latin, le passage, la fluidité, l’eau; An : premier an, premier pas est peut-être excessif. Finalement, le nom malheureux est
âge; Naïve : anagramme qui conduit à l’enfance; Nivea, ana- celui qui n’arrive pas à créer une différenciation à cause de sa
gramme qui évoque la neige, l’eau, le blanc, la pureté, l’inno- sonorité et des valeurs qu’il est censé porter. Un nom impro-
cence. L’ensemble de ces mots recèle finalement de possibles nonçable est également mauvais quand il est aussitôt rejeté
associations que l’agence mettra en forme graphiquement par des employés parce qu’il ne veut absolument rien dire
par des photos, des couleurs, des formes et des symboles. Ces et trahit le patrimoine de l’entreprise. Trouver le bon nom,
associations forment éventuellement un territoire, le fameux c’est donc faire preuve d’une audace réfléchie. Par exemple,
territoire de la marque. en France, la ville de Versailles avait une compagnie de bus
qui s’appelait la SVTU, ou Société Versaillaise des Transports
Urbains. Dans les années 1990, la ville a souhaité chan-
ger de nom pour que celui-ci associe les éléments suivants :
La création de noms de marques : faux pas et «Mobilité, Transport, Louis XIV ou Roi-Soleil». Landor pro-
solutions pose trois noms : «Phébus», le dieu du Soleil, «Carlys» et «Les
Cars Bleus». Les tests menés auprès des chauffeurs de bus
Faux pas numéro 1 : le «compromot» montrent une préférence pour Les Cars Bleus à une grande
majorité, et une très faible tolérance pour Phébus. Pourtant,
Les «compromots» (Inovysis, Aviva) sont les noms de mar- le nom Phébus, l’autre nom d’Apollon, correspond à l’image
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ques et/ou d’entreprises, généralement à consonance latine, que la ville du Roi-Soleil souhaite projeter tout en rappelant
porteurs de valeurs que n’importe quelle entreprise souhaite le concept de mobilité («Phébus»). Aujourd’hui, Phébus est,
exprimer. Ce sont des descendants du principe de Joyce et notamment grâce au nom, un des services les plus appréciés
leurs prospères et talentueux parents sont Vivendi (vitalité), de Versailles. Les noms qui sont aujourd’hui encensés ont sou-
Novartis (nouveauté), Accenture (accent sur le futur). vent été fortement critiqués à leur lancement.
Le succès des compromots est dû à deux facteurs. Le com- Un autre exemple concerne cette fois un produit. Les tests
promot est d’abord le résultat d’un processus de sélection. Un sur le nom «A*men», le parfum de Thierry Mugler, révélaient
nom fait rarement l’unanimité. Pour l’entreprise, les dénomi- un degré d’agrément très peu élevé; les personnes sondées
nations sont souvent choisies par des comités qui brassent et considéraient que le nom était trop efféminé, trop religieux,
3. trop équivoque. Thierry Mugler, pour sa part, a pressenti à R
juste titre qu’A*men était un nom excellent, car il véhiculait
toutes les associations qui l’intéressaient, à savoir une ambi-
valence quant au sexe associé au parfum et une ambiguïté
entre sacré et profane. Finalement, tout est affaire de posi-
tionnement externe (adéquation au marché) et interne (reflet
d’une culture d’entreprise).
Les noms de marques : quelques critères
de sélection
L’avis des consommateurs ou des employés est très intéres-
sant lorsqu’il permet de dégager des territoires de marques.
Les études qualitatives et les longs entretiens fournissent
l’occasion d’exprimer des tendances et de prendre toute la
mesure du pouvoir évocateur du nom. Les études quantita-
tives qui mesurent le degré d’agrément sur un mode binaire
(J’aime / Je n’aime pas) sont par contre inutiles.
Un nom peut être évalué par rapport à cinq critères clés :
– son adéquation à des valeurs que celui-ci est censé
POSITION
porter;
– sa richesse sémantique;
– sa différence par rapport à la concurrence;
– sa sonorité;
– sa capacité à être légalement enregistré et déposé.
Ces cinq critères doivent être, si possible, appliqués aux
langues majeures (tout au moins en anglais, en français, en
espagnol, en italien et en allemand pour le monde occiden-
tal). Un tel filtrage permet d’éviter les coïncidences fâcheuses
qu’ont connues certaines marques dans certains pays, comme
ce fut le cas pour la jeep Pajero (qui signifie «branleur» en
espagnol), la Mazda MR2 («Eh Merdeux!») ou encore Alcatel
qui pourrait se traduire par «assassin» en arabe.
Conclusion
Si cet article a pour objet de donner un éclairage sur les
stratégies de dénomination de l’entreprise et/ou de la marque,
il ne conclut pas que certains types de noms seront automati-
quement couronnés de succès. Une fois lancé, le nom n’appar-
tient plus à l’agence qui l’a créé ou même au chef d’entreprise
qui l’a sollicité; il devient (et c’est déjà un signe de succès!) la
propriété psychique des consommateurs, des fournisseurs,
des investisseurs, des employés, du grand public. N’oublions
pas que si le nom peut favoriser la marque, il revient quand
même à la marque de se faire un nom…
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Références
Collins, L., «A name to conjure with», European Journal of Marketing, vol. 11, no 5, 1977,
p. 339-363.
Gardner, B.B., Levy, S.J., «The product and the brand», Harvard Business Review, vol. 33,
janvier-février 1955, p. 33-39.
Haig, M., Brand Failures: The Truth about the 100 Biggest Branding Mistakes of All Time,
Kogan Pages, 2003.
Kapferer, J.-N., Les marques, capital de l’entreprise, Les Éditions d’Organisation, 1998.
Kapferer, J.-N., Ce qui va changer les marques, Les Éditions d’Organisation, 2002.