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Hodologie de
      l’innovation




                        Adrien DEMAY,
mémoire sous la direction de Jacques-François MARCHANDISE,
                 ENSCI-Les Ateliers, mai 2009
Avant-propos................................................................................................................................p.5

Préambule.................................................................................................................................... p.13

30 Itinéraires...................................................................................................................... p.19
Itinéraire.n° Du PDL au lyber : un déterminisme technique ?............. p.20
                      1.:.
Itinéraire.n° Machine à laver : « c’était mieux avant… »............................ p.32
                      2.:.
Itinéraire.n° La roue, la route, la routine............................................................... p.44
                      3.:.
Itinéraire.n° Intel et la RATP : des parades à la saturation ?.................. p.52
                      4.:.
Itinéraire.n° Des motivations profondes : en direct du Pléistocène..p.60
                      5.:.
Itinéraire.n° Santos-Dumont vs Ader : de l’humanisme à la performan-
                      6.:.
ce ?...................................................................................................................................................... p.66
Itinéraire.n° Du brevetage au copyleft : vers le patrimoine de l’huma-
                      7.:.
nité ? ............................................................................................................ p.72
Itinéraire.n° 3ème gouvernance et compétitivité : une idéologie de l’in-
                      8.:.
novation ?...................................................................................................................................... p.80
Itinéraire.n° Une innovation « jetable » ?.............................................................. p.90
                      9.:.
Itinéraire.n° Finance et court-termisme….................................................... p.100
                      10.:
Itinéraire.n° Une logique guerrière ?.................................................................. p.110
                      11.:.
Itinéraire.n° Toilettes à litière : une théorie praticable........................... p.120
                      12.:.
Itinéraire.n° Habitude et expérience.................................................................. p.126
                      13.:
Itinéraire.n° L’obsolescence du modèle de l’entreprise moderne. p.132
                      14.:.
Itinéraire.n° Fagor : le modèle de la coopérative à l’épreuve de la 3ème
                     15.:.
gouvernance.............................................................................................................................. p.138
Itinéraire.n° L’innovation : une croyance occidentale ?........................ p.142
                      16.:.
Itinéraire.n° Innovation sur papier glacé : la technologie en figure de
                      17.:.
proue.............................................................................................................................................. p.150
Itinéraire.n° La substantifique productivité du semis direct............. p.158
                      18.:.
Itinéraire.n° Perturbation des systèmes complexes : le barrage hydroé-
                     19.:.
lectrique........................................................................................................................................ p.164
Itinéraire.n° Un besoin de stabilité ?.................................................................. p.170
                      20.:.
Itinéraire.n° La lisibilité de l’autocuiseur......................................................... p.174
                      21.:.
Itinéraire.n° La dissimulation comme stratégie ?...................................... p.178
                      22.:
Itinéraire.n° Instrumentalisation et automatisation................................. p.186
                      23.:.
Itinéraire.n° Les courts-circuits : accélérer ou approfondir ?........... p.194
                      24.:.
Itinéraire.n° Des courts-circuits pour faire des longs-circuits et l’obso-
                     25.:.
lescence envisagée du service : les VLS................................................................ p.200
Itinéraire.n° Enjeux du contrôle des processus d’adoption : les fumeu-
                     26.:
ses..................................................................................................................................................... p.208
Itinéraire.n° Usage pensé, consommateur déchargé…......................... p.216
            27.:.
Itinéraire.n° Conception et expérience usager : de Ford à la prospec-
            28.:.
tive du présent......................................................................................................................... p.226
Itinéraire.n° Les artisans, l’ONG et le designer......................................... p.236
            29.:.
Itinéraire.n° Le temps linéaire de l’histoire. .................................................. p.244
            30.:

Boîte à outils critique. ......................................................................................... p.253

Etude de cas : Circul’Livre.............................................................................. p.257

Conclusion................................................................................................................................ p.274

Annexes....................................................................................................................................... p.283

Références................................................................................................................................. p.299

Remerciements..................................................................................................................... p.307
AVANT-PROPOS -.7



Avant-propos

  Ce mémoire de fin d’études se veut une tentative d’approche hodolo-
gique du phénomène innovation.
  Le mot provient du grec hodos qui signifie route ou voyage. L’hodolo-
gie est la science des routes et des voyages développée pour saisir l’effer-
vescence du paysage routier par le géographe et théoricien du paysage
américain John Brinckeroff Jackson.
  Jackson (1909-1996) est, entre autres le fondateur de la revue Lands-
cape dans laquelle un de ses collaborateurs, Derk De Jonge commença à
parler d’hodologie dans un article intitulé « Applied Hodology »1 où il ren-
voie pour le concept et l’inspiration au psychologue Kurt Lewin et aux
études de Kevin Lynch dans le domaine de l’espace vécu.2
  L’hodologie s’intéresse aux routes, aux rues, aux chemins, et aux diffé-
rentes voies de communication : cela signifie aussi qu’elle tient compte
de ceux qui les font, de ceux qui s’en servent, qui les « empruntent » le
temps d’un trajet plus ou moins long. 3
  Jackson a mis en évidence la présence de différents niveaux de réalité
dans l’expérience du paysage, alternant entre déterminisme et libre arbi-
tre, selon que l’on circule sur une route ou un chemin. L’hodologie se
propose donc comme une observation des paysages depuis les voies
(ways) qui « signifie non seulement chemin, mais encore direction et, par
extension, projet et façon ». Elle s’attache à décrire essentiellement les
modalités de parcours, « l’itinérance plutôt que l’itinéraire ».
  L’hodologie est avant tout un prétexte pour adopter, au moins dans un
premier temps, une posture exploratoire relativement libre et à mon sens
nécessaire pour ne pas être absorbé par une vision exclusive, tout en
conservant la possibilité de « profaner » les arcanes de l’innovation.
  Car l’innovation est un phénomène difficile à appréhender. Le terme
lui-même peut exprimer des choses diverses et parfois même contradic-
toires. Le mot est utilisé aujourd’hui, voire surexploité, dans presque
tous les domaines, de la technologie à la politique, en passant par l’éco-
nomie et semble particulièrement bien porté par l’air du temps à l’instar
d’autres mots appartenant au même champ lexical comme changement,

 Landscape, vol. 17, n° 2, hiver 1967-1968
 Voir l’article du philosophe Gilles A. Tiberghien « Hodologique », Les carnets du paysage, n° 11,
automne/hiver 2004, p. 9
 Ibid, p. 9
8.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION



   rupture, refondation, réforme, renouvellement, etc.
      Sujet tantôt d’émerveillement, tantôt d’espoir, mais aussi de réticences
   ou de peurs, l’innovation est une notion aussi large et polysémique que
   malléable. De quoi s’agit-il ? D’un produit ? D’une stratégie ? D’une dé-
   marche ? D’une action ? D’un processus ? D’un domaine ? D’une com-
   pétence ? D’une qualité ? D’une injonction ?...
      Il n’y a pas de fondamentaux, par essence l’innovation relève de ce qui
   n’est pas établi, ce qui n’est pas admis, de ce qui n’est pas encore advenu.
   Toute tentative de compréhension totale serait donc illusoire, mais c’est
   précisément cette insaisissabilité qui constitue la prise par laquelle le tra-
   vail peut commencer :
      Jackson donna ses lettres de noblesse à l’hodologie en l’appliquant au
   domaine géographique, nous tenterons non pas exactement de l’appli-
   quer, mais de nous en servir humblement comme prétexte pour propo-
   ser temporairement une méthode (un mot lui aussi issu de la racine grec-
   que hodos) de construction d’une représentation d’ordre quasi paysagère
   du phénomène innovation.
      Jackson estimait qu’ « […] en termes politiques, le meilleur paysage, la
   meilleure route sont ceux qui suscitent un mouvement vers un but socia-
   lement désirable. Mais, cela, c’est à l’hodologue d’en décider. » 4
      J’invite donc le lecteur à se glisser dans la peau de l’hodologue pour
   suivre quelques cheminements, des petites expéditions, des incursions
   temporaires dans le champ très large de l’innovation, sur un mode « pé-
   destre ».
      La marche est en effet un moment de prédilection pour exercer sa
   pensée, Socrate et ses disciples péripatéticiens en ont fait une pédagogie.
   Mais surtout, nous explique l’écrivain et anthropologue David Le Bre-
   ton, « […] le marcheur est un homme disponible n’ayant de comptes à
   rendre à personne, il est par excellence l’homme de l’occasion, […] le
   flâneur des circonstances qui fait sa provision de trouvailles au fil du
   chemin ». Sa vulnérabilité est une incitation à la prudence et à l’ouver-
   ture à l’autre plutôt qu’à la conquête et au mépris, ajoute-il plus loin6.
      La première partie est un cheminement compilant 30 « itinéraires »
   que le lecteur peut parcourir presque indépendamment de leur ordre.

    John Brinckeroff Jackson, A la découverte du paysage vernaculaire, Actes Sud/ENSP, 2003, p. 89
   (traduction de : Discovering the vernacular landscape, Yale Universty Press, 1984)
    David Le Breton, Eloge de la marche, Maitailié, 2000, p. 28
    Ibid, p. 62
AVANT-PROPOS -.9



Chaque itinéraire est balisé par des cas, leurs analyses, des embarras ou
des inquiétudes : le chemin est tracé, certains éléments du décor sont
décrits, mais rien n’empêche le lecteur de s’arrêter pour regarder ailleurs
afin de l’enrichir ou le remettre en cause. Ces itinéraires permettent de
soulever des questions, de faire émerger des clés de compréhension et
de débusquer quelques « angles morts ». Ces points serviront à construi-
re une boîte à outils critique prenant la forme d’une console, d’une carte
heuristique.
   Cette boîte à outils s’appuie sur une schématisation du processus d’in-
novation depuis laquelle se déploie un ensemble non exhaustif de des-
cripteurs. Les descripteurs sont souvent des variables, c’est-à-dire des
points de vue « stéréoscopiques » sur un aspect du processus ou de la
démarche. Chaque curseur oscille entre deux extrêmes. Il n’y en pas for-
cément un bon et un mauvais. Suivant le « réglage » des autres variables
un même extrême peut se révéler positif ou négatif, ou même ni l’un ni
l’autre, il est, tout simplement. On ne passe pas directement d’un extrê-
me à l’autre, il y a souvent une multitude de positions intermédiaires. La
meilleure position (s’il doit y en avoir une) n’est pas non plus forcément
au centre : il n’y a pas nécessairement de juste milieu. Les variables font
simplement apparaître des oppositions, des contradictions, des para-
doxes, des déséquilibres, etc.
   Le schéma est un outil destiné à questionner le phénomène innovation
avec des cas concrets et permet de le faire sous plusieurs angles, à diffé-
rents moments d’un déroulement toujours différent lui aussi. Il ne s’agit
pas d’une grille de lecture figée et rigide, mais au contraire d’un filet
élastique dont chaque maille est explicitement sujette à variation en
fonction du cas considéré. Il est paramétrable et modulable à l’infini, on
peut toujours rajouter un descripteur, en modifier le contenu, le faire
interagir sur d’autres. Le squelette est mis à disposition, ce sont les exem-
ples traités et analysés qui lui donneront vie. En cela, c’est un outil mar-
tyr, voué à être malmené, explosé, un échafaudage éphémère en somme.
Nous le testerons et le chahuterons sur un exemple afin d’en mesurer l’
utilité et les limites. Ce test donnera lieu à la construction d’une repré-
sentation cartographique.
   L’objectif du mémoire est donc de proposer au lecteur (acteur de l’in-
novation comme l’est le concepteur, ou confronté à l’innovation comme
l’est le consommateur) les moyens non pas de juger une innovation,
mais de commencer à discerner, au-delà des peurs, de l’enthousiasme ou
de l’indifférence, ce qu’elle apporte, la manière dont elle s’installe et les
10.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION



    problèmes qu’elle peut poser. Cela non pas nécessairement dans le but
    soit de la rejeter, soit de l’accepter, mais aussi pour nuancer et savoir par
    où la saisir pour se l’approprier, la détourner, la diffuser, etc.
      Il s’agit de créer du jeu, d’aménager des marges de liberté, de passer
    d’une vision simpliste (positive ou négative) à une vision complexe, lais-
    sant la part aux choix.
«Toutes.les.scènes.d’une.
pièce.conduisent.vers.un.
dénouement..Or,.cette.fin.
importe.souvent.moins.que.
les.virages,.les.impasses.et.
les.carrefours.proposés.tout.
au.long.du.jeu..Ce.n’est.pas.
la.destination.qui.compte..
Il.est.même.souhaitable.de.
ne.pas.savoir.où.l’on.va.pour.
se.concentrer.sur.les.ma-
nières.de.cheminer.et.les.
rencontres.que.l’on.fait.en.
route..Voyager.pour.voyager.
compte.bien.plus.et.permet.
d’ouvrir.concrètement,.sans.
préambule,.tous.les.chapitres.
du.paysage.»
Jean-Luc.Brisson,.extrait.de.l’éditorial.des.Carnets.du.paysage.n°
                                                                 11,.
automne/hiver.2004
PREAMBULE -.15



Préambule

   En préambule, littéralement : avant (prae) de marcher (ambulare), il est
bon de prendre le temps de remonter à l’origine du mot innovation. Son
étymologie apporte un éclairage sur les ambiguïtés et paradoxes dont on
joue ou dont on l’accuse aujourd’hui.
   Lorsque l’on parle d’innovation, on peut parler de plusieurs choses :
d’un point de vue lexical, « innovation » fait partie de cette famille de
termes qui désignent aussi bien l’action que le résultat comme « organi-
sation », « coordination », « jugement », « évaluation », ou « production ».
Il ne faut donc pas confondre le fait d’innover et le produit de cette ac-
tion, sous peine d’engendrer (ou perpétuer) un amalgame, un axiome
nébuleux et subjectif que tout le monde peut utiliser sans que personne
puisse se mettre d’accord sur ce qu’il représente.
   Du point de vue de l’entendement, « innovation » peut être compris
comme un ensemble de valeurs, aussi bien positives (capacité de renver-
ser l’ordre établi, possibilité de prendre en main son futur…) que néga-
tives (bouleversement, choc, déstabilisation…). Il peut être compris en-
tre autres comme processus (stratégie de conception), comme mécanisme
socio-culturel (assimilation par la société), ou comme discours (idéolo-
gie).
   Selon le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey (1992), le
terme « innovation » est emprunté au bas latin innovatio « changement,
renouvellement », forme nominale (supin) de innovare « renouveler ». In-
novare est lui-même constitué du préfixe in- (indiquant un mouvement
vers l’intérieur) et du verbe novare « refaire, inventer ». En latin classique,
innovare va jusqu’à prendre le sens « revenir à » : il s’agit alors d’opérer un
retour, et il y a derrière cela l’idée de cycle, d’un renouvellement témoi-
gnant d’une reproduction à l’identique. Novus, dont est dérivé innovare,
signifie d’ailleurs « nouveau, jeune, récent » comme peut l’être le vin
nouveau (novum vinum), l’adjectif qualifie d’abord un être jeune (un ani-
mal, un végétal), une personne qui a acquis un titre ou une fonction
qu’elle n’avait pas avant et une personne sans expérience. Mais ensuite,
vers le XVIe siècle, le sens dérive vers ce qui est singulier, inattendu,
surprenant.
   Au Moyen-Âge, innovation (innovacion, 1297) est un terme juridique
utilisé pour parler de l’introduction (de quelque chose de nouveau) dans
une chose établie. L’innovation est donc un mouvement consistant en
un passage de l’extérieur à l’intérieur, révélant un rapport pénétrant (la
16.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION



    chose nouvelle)/pénétré (la chose établie).
       « L’objet est dans ce cas une chose abstraite qui s’intègre à ce qu’on
    pourrait appeler – sans trop extrapoler – l’ordre établi, la légitimité d’or-
    dre juridique en tant qu’elle est fondée sur le passé, ce qui est déjà exis-
    tant, donné, formé. Il n’est donc pas question, du moins à l’origine, que
    l’innovation balaie cet ordre pré-donné mais elle est mise en demeure de
    s’y introduire. »1
       L’innovation est donc avant tout un processus d’intégration. Alors
    qu’on dirait aujourd’hui qu’innover, c’est sortir du cadre, l’étymologie
    nous indique qu’on pénètre dans quelque chose. Nous verrons plus loin
    les raisons de ce glissement de sens.
       De la même façon, les expressions « innovation de rupture » et « inno-
    vation incrémentale » devraient donc en toute rigueur être évitées au ti-
    tre d’oxymores ou de pléonasmes.
       Au XVIe siècle (19), l’innovation est associée au changement et à la
    création. La Renaissance met en avant les érudits (artistes, scientifiques,
    philosophes, historiens, etc.) qui font preuve d’inventivité, qui créent des
    choses nouvelles. On notera tout de même qu’à cette époque, cette im-
    pulsion créatrice a en partie pour origine le retour vers le passé, la redé-
    couverte et la relecture des cultures antiques grecque et romaine. Si bien
    que le sens, même si la notion de création s’y agrège définitivement, n’est
    pas éloigné de la signification du verbe innovare en latin classique, et reste
    intrasèquement lié à l’idée de retour. Les racines de la nouveauté, de la
    création plongent profondément dans le passé : re-nouveler, re-naissan-
    ce, on est bien encore dans un cadre cyclique d’ordre quasi biologique.
       À la fois en rupture (découplage nature/dieu) et puisant dans le passé,
    ce basculement dans la modernité incorpore à « innovation » toute l’am-
    biguïté et la richesse sémantique que ce mot peut avoir aujourd’hui.
       Le mot se dit à partir du XIXe siècle d’une chose nouvelle et s’applique
    spécialement au domaine de l’industrie et des affaires. Progressivement,
    innover signifie moins introduire du nouveau dans quelque chose d’éta-
    bli (ajouter) que bouleverser ce qui est établi pour établir autre chose
    (remplacer). Il s’agit davantage d’un processus de substitution que d’im-
    plémentation, probablement dû à la transformation du monde qui

     Christophe Adam, Innovation thérapeutique en milieu carcéral : du « ver dans le fruit » au « levain dans
    la pâte », Champ pénal, Séminaire mis en ligne le 29 septembre 2007. http://champpenal.revues.
    org/document222.html.
    (Christophe Adam, Maître de conférences, Université Libre de Bruxelles, Université Catholique
    de Louvain)
PREAMBULE -.17



s’opère. Durant cette période de révolution industrielle, le changement
et les innovations sont essentiellement perçus et vécus comme techni-
ques : se mettent en place des systèmes d’équivalences (on parle de CV
(cheval-vapeur) pour la puissance des moteurs thermodynamiques rem-
plaçant la force musculaire du cheval, les manufactures se transforment
en usines, la fabrication est divisée en fonctions et tâches équivalentes
exerçables par n’importe quel ouvrier : le savoir-faire de l’artisan est
remplacé par une multitudes de tâches réduites à de simples manipula-
tions…)
   La composante destructrice dont serait porteuse l’innovation apparaît
véritablement avec les théories économiques de Schumpeter (1883-
190) qui introduit le terme en économie vers 1911 (Théorie de l’évolu-
tion économique). Dès lors, l’innovation est généralement associée à la
croissance économique, à l’entreprise et au progrès technique.
   Dans le dictionnaire culturel en langue française d’Alain Rey (le Robert), l’in-
novation est définie dans une acception spécifique et relativement ré-
cente comme : « une réalisation technique nouvelle qui s’impose sur le
marché ».
   Lorsque l’on évoquait plus haut le fait qu’innover soit aujourd’hui plus
facilement compris comme sortir du cadre plutôt qu’y introduire un élé-
ment nouveau, l’une des raisons vient justement de l’utilisation du mot
circonscrite principalement dans le domaine de l’entreprise et du rap-
prochement causal avec la croissance économique, « innovation » est
devenu un vocable majoritairement économique. Innover en profon-
deur, c’est de plus en plus créer un espace de marché entièrement nou-
veau, « changer d’océan »2 : s’échapper de « l’océan rouge » établi et au
bord de la saturation, où la compétition pour la survie est intense et
meurtrière, et effectuer un déplacement stratégique pour gagner « l’océan
bleu » plus paisible, exempt de concurrence. Il ne s’agit plus de changer
les choses de l’intérieur mais de créer un nouveau contexte, un nouveau
paradigme qui rend possible la mise en place des artefacts « innovants »
qui eux-mêmes concrétiseront l’innovation. Là où traditionnellement
l’invention était introduite et parvenait à modifier le cadre établi (et donc
prenait éventuellement le nom d’innovation, suivant l’époque), le préala-
ble est maintenant la création, au moins conceptuellement, d’un nou-
veau cadre (extérieur à celui qui est déjà établi) pour pouvoir y accueillir
le produit, service, procédé, etc. innovant. Dans ce cas, l’innovation est

 Kim Chan, Renée Mauborgne, Stratégie Océan Bleu : Comment créer de nouveaux espaces stratégiques
18.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION



    avant tout dans l’élaboration du paradigme, et passe par un effort pros-
    pectif. En cela, s’agit-il toujours d’une introduction au sein de la société
    pour en modifier les normes ou s’agit-il d’un réaménagement social qui
    permet l’introduction de nouveaux artefacts ?
       Il est intéressant de se pencher sur le sens des contraires pour perce-
    voir l’étendue du champ sémantique et avoir une vision plus complète
    par l’écart.
       Les contraires associés au mot « innovation » sont : archaïsme, immo-
    bilisme, routine, tradition. Et ceux au verbe « innover » sont : conserver,
    maintenir, copier, imiter.
       On s’aperçoit pourtant que ces contraires ne sont pas nécessairement
    justes, innover c’est aussi parfois maintenir quand on avait pris l’habitu-
    de de détruire, de remplacer ou de laisser se dégrader. Une grande inno-
    vation conservatrice par exemple fut en France, la création en 1830 par
    le ministre de l’Intérieur François Guizot du poste d’inspecteur des mo-
    numents historiques et les premières restaurations d’édifice sous la di-
    rection de Prosper Mérimée.
       Innover c’est également parfois imiter, pour rester dans la conserva-
    tion et la protection, le premier parc national du monde (Yellowstone) a
    été créé en 1872, inspiré par la création huit ans plus tôt et toujours aux
    Etats-Unis de la première réserve (vallée du Yosemite en Californie).
    Chaque création d’un nouveau parc dans le monde a été une innovation
    dans le territoire comme aux alentours, pour les habitants (et les touris-
    tes). Ces exemples doivent leur existence à des lois, des décrets, mais on
    peut mentionner l’Aibo de Sony, ce chien-robot de compagnie dont le
    comportement d’apprentissage est calqué sur celui d’un chiot3, les surfa-
    ces nanotechniques développées pour l’adhérence sèche (par le Labora-
    toire de Nano-Robotique de Carnegie Mellon) imitant les aspérités digi-
    tales (poils) du lézard gecko, etc.
       En résumé, avant le XIXe Siècle, on parle peu ou pas d’innovation,
    mais d’invention. On ne parle d’innovation que dans le domaine juridi-
    que. Ce qui caractérise la justice, le pouvoir législatif et qui semble être
    la raison de l’emprunt du mot dans le contexte industriel et économique,
    c’est l’« universalité » (du moins à une échelle institutionnelle, c’est-à-
    dire nationale, européenne par exemple...) : la Loi s’applique à tout le
    monde (ou presque) et l’apport ou la modification d’une loi, d’un article
     Lors de sa première mise en route, il ne sait pas marcher, il lui faut quelques heures de gesticu-
    lations en essai/erreur pour apprendre de façon autonome à coordonner ces mouvements dans le
    but d’arriver à se déplacer de la manière la plus efficace qui soit.
PREAMBULE -.19



doit être respecté dès lors par tous et instantanément. Cette faculté de
toucher rapidement la quasi totalité d’une population donnée s’appli-
quait de plus en plus à la production (résultat) manufacturière puis in-
dustrielle. C’est probablement cette analogie qui a été retenue ou qui a
rendu possible l’appropriation du mot dans la langue pour parler soit de
l’application d’une invention dont l’acceptation par un public est organi-
sée et déterminée à l’avance, soit de l’application d’une invention dont
l’acceptation par un public est effective, réalisée, reconnue.
Les.itinéraires.qui.suivent.sont.des.
cheminements.qui.s’attachent.à.
sortir.de.la.linéarité.pour.passer.à.
une.vision.plurielle.de.l’innovation..
Cette.approche.par.la.déconstruction.
permet.d’entrer.dans.la.complexité.
et.facilite.la.multiplication.de.
points.de.vue.nuancés.




30
itinéraires
22.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION



    ITINERAIRE n° :
                1

    Du PDL au lyber : un
    déterminisme techni-
    que ?

       Voici une expérience de projet dans le cadre de ma formation à l’ENS-
    CI. Il s’agit d’un projet mené à L’ADN (Atelier de Design Numérique
    encadré par Jean-Louis Fréchin) en binôme avec un autre étudiant, Da-
    mien Roffat. Je vais volontairement relater cet épisode avec le point de
    vue d’un concepteur en exercice, même s’il ne s’agit que d’un travail
    d’étudiant pour montrer et amplifier l’embarras dans lequel nous nous
    sommes trouvés. Pour cela, il est d’abord nécessaire de s’attarder un peu
    sur le contexte, c’est-à-dire de présenter le déroulement du projet, et
    décrire la proposition.
       Nous avions décidé de travailler sur la prise de notes. La prise de notes
    face aux données numériques. L’objectif que nous nous étions fixé était
    de concevoir un outil de prise de notes facile à utiliser, toujours à portée
    de main, adapté aux informations numérisées, et qui puisse éventuelle-
    ment profiter de la puissance des technologies numériques pour le par-
    tage de ces notes.
       Nous avons enquêté sur les pratiques tournant autour de la prise de
    notes en observant et interrogeant des gens, que ce soit dans un cadre
    professionnel, personnel ou de loisir.
       Les besoins sont de divers ordres et se recoupent parfois :
       - recopier : en écrivant, en dessinant, ce qui permet en général de fa-
    ciliter la mémorisation (« j’écris, je retiens »)
       - noter une idée (« tiens, ça me fait penser à … ») ;
       - mémoire à long terme (« je sais que c’est ici, je pourrais y revenir ») ;
ITINÉRAIRES -.23



   - mémoire à court terme : pense-bête, truc à faire, rendez-vous, em-
ploi du temps de la journée, etc. ;
   - « enregistrer » sur le coup et rapidement quelque chose d’important
comme une adresse, un numéro de téléphone, etc.
   Le classique carnet de notes nous paraissait à tout point de vue extrê-
mement pratique et répondant à beaucoup de ces besoins. Le carnet
permet de regrouper sur un même support des contenus bruts (tickets,
feuille collée, photo, etc.) et des contenus interprétés : ce sont les notes
à proprement parler (écriture, dessin, etc.). Il les centralise et les organise
chronologiquement dans le temps, faisant de chaque page et chaque élé-
ment inscrit une balise visuelle de repérage temporel (nous avons même
rencontré une personne qui annotait la tranche de son carnet : telle
épaisseur de pages correspondant à un projet, une série de conférences,
un voyage, etc.). On retrouve facilement ce que l’on cherche pour les
raisons évoquées précédemment qui font appel aux réminiscences
contextuelles, mais aussi parce qu’on peut le feuilleter très rapidement
(flip) et si ce que l’on cherche est suffisamment éloquent, il nous saute
aux yeux presque instantanément. Enfin, le format du carnet permet de
le garder sur soi, dans une poche ou dans un sac.
   Bref, c’était l’outil idéal sur lequel nous pouvions nous appuyer, il suf-
fisait alors de trouver comment y intégrer les sources numériques.
   L’intérêt était de pouvoir se déplacer avec ses notes « analogiques » et
ses notes numériques en facilitant l’accès (recherche et visualisation) et
la portabilité.
   Alors comment s’y prendre ? Longtemps durant le projet nous avons
cherché à adjoindre à un carnet papier une greffe numérique capable de
capter les données et de les restituer visuellement. Nous avions pensé à
une feuille, une sorte d’intercalaire technique dans le carnet, dont une
face serait en e-paper pour l’affichage et l’autre une sorte de capteur
CCD qui pourrait scanner, numériser et transcrire une page de magazi-
ne, l’écran d’un ordinateur. Nous avions également pensé au stylo-scan-
ner (c-pen) et bien d’autres procédés, mais tous posaient problème : pas
si pratiques d’usage, encombrants, trop coûteux, pas au point… A la
place d’une greffe nous nous dirigions vers une vilaine béquille, une
usine à gaz pour une valeur ajoutée somme toute assez modeste.
   Notre volonté de garder le papier pour toutes les raisons qui ont été
citées, sans parler du plaisir et du confort d’écriture, s’est progressive-
ment effritée… non sans douleur. Il ne s’agissait pas d’un regret nostal-
gique mais d’un réel intérêt pour un outil performant et léger dans tous
24.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION



    les sens du terme, qui méritait simplement d’être augmenté. Nous avons
    donc dû faire un choix radical et passer au « tout numérique » : abandon
    total du papier, mais certainement pas des avantages qu’il permettait :
       Nous avons dessiné un objet physique (hardware) que nous avons ap-
    pelé « PDL » (Personnal Digital Logbook). C’est un appareil de poche
    composé principalement de deux écrans tactiles se repliant l’un sur
    l’autre, sur lesquels on peut écrire, dessiner et importer des données
    numériques (photo, texte, vidéo, son, et.). L’essentiel du travail portait
    sur l’interface et l’interaction : nous avons choisi de dessiner un système
    d’exploitation (OS) orienté document, autrement dit, on manipule les
    contenus eux-mêmes et non des fichiers et des dossiers. Le déroulement
    se fait page par page, chronologiquement. Nous avons mis en place un
    principe de « post-it » alimentant des bases de données (carnet d’adres-
    ses, emploi du temps, etc.) et constituant des balises visuelles rapidement
    identifiables lorsqu’on « feuillette » à haute vitesse. Les applications (lec-
    teurs audio, vidéo…) restent invisibles, et peuvent être sollicitées à tout
    moment en fonction du contexte grâce à l’unique bouton de l’appareil.
       L’ensemble constitue un carnet de bord augmenté permettant une
    réelle transversalité des sources et des contenus, un outil assez bien
    adapté au blogging de surcroît.
       Voilà, le résultat était satisfaisant, nous étions en fait assez fiers et les
    retours que nous avions eus suite à une présentation du projet à un Car-
    refour des possibles1 parisien étaient très positifs. Une dame d’une
    soixantaine d’années avouant volontiers ne pas être une familière de l’in-
    formatique nous a même demandés avec insistance de l’essayer : elle
    était séduite parce que ça ne lui paraissait « pas trop compliqué » et adap-
    té à sa situation (nous lui avons expliqué ensuite qu’il ne s’agissait que
    d’une maquette en mousse PU et d’une animation).
       Malgré tout, nous étions un peu déçus. Déçus parce qu’impuissants :
    malgré notre volonté, le tout numérique s’est imposé comme une évi-
    dence. Déçus parce que notre projet ne laisse plus la place à la prise de
    notes papier : si je décide d’utiliser un PDL, je n’ai plus de raison d’utili-
    ser un carnet, pourquoi s’encombrer de deux objets qui remplissent la
    même fonction, surtout si le second offre la possibilité de communiquer
    avec tous les appareils numériques que j’ai déjà ?
       Nous étions confrontés à trois embarras :

     carrefour des possibles : rencontre organisée par la FING, visant à présenter des projets inno-
    vants
ITINÉRAIRES -.25




                          Projet.PDL.Blank.Page.à.l’atelier.de.design.numérique.de.l’Ensci


   - Premièrement le potentiel destructeur de l’innovation et la perte
qu’elle engendre. On pourrait craindre la disparition pure et simple de la
prise de notes papier que pourrait entraîner ce genre d’innovation. Le
PDL, même s’il y gagne par rapport aux PDA du marché, perd en sen-
sibilité et en sensations par rapport au carnet papier. Exit la richesse
propre au papier et la possibilité qu’il ouvre d’utiliser une vaste gamme
de « marqueurs » (stylos, feutres, plume, pinceau, crayons…), exit la pos-
sibilité de reconnaître l’écriture de quelqu’un. Mais après tout, c’est une
technologie pour une autre, y a-t-il raison de s’inquiéter de la disparition
d’outils de prise de note papier ? Non, pas plus que de s’inquiéter de la
disparition des tablettes de cire au profit du parchemin, puis du parche-
min pour le papier, ou du plumier au profit du stylo à bille…
   - Deuxièmement, le déterminisme qui semble caractériser le passage
d’une technique à une autre apparemment plus puissante.
   En tant que concepteurs mais également en tant qu’utilisateurs poten-
tiels, nous avons été gênés par la tournure inéluctable. Nous avons eu
cette désagréable impression de ne pas avoir eu le choix, de n’avoir rien
décidé sinon les modalités d’un passage prédéterminé vers un objet en-
tièrement numérique. Cela donne le sentiment que tout a été décidé de-
puis longtemps, depuis l’invention du bit et de la théorie de l’informa-
tion au sortir de la seconde guerre mondiale, depuis le premier métier à
tisser de Jacquard en 1804, depuis l’arithmétique binaire de Leibniz à la
fin du XVIIeme, c’était peut-être même déjà en germe dans les bouliers
chinois… On peut d’ailleurs se demander à ce titre si, au contraire, la
véritable innovation aurait été d’aller à l’encontre de cette fatalité. Mais
ce déterminisme qui nous a dérangés, n’est peut-être que fictif : nous
26.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION



    avons peut-être mal fait notre travail, nous aurions possiblement pu
    trouver, en insistant un peu plus longtemps, une solution hybride qui ne
    fermait pas les possibilités, qui laisse encore le choix de ne pas s’aban-
    donner entièrement à la numérisation. L’historien et sociologue Jacques
    Ellul (1912 – 1994) explique ainsi :
       « Le choix est fait a priori. L’homme (ni le groupe) ne peut décider de
    telle voie plutôt que la voie technique : il est en effet placé devant ce di-
    lemme très simple : ou bien il décide de sauvegarder sa liberté de choix,
    il décide d’user du moyen traditionnel ou personnel, moral ou empiri-
    que, et il entre alors en concurrence avec une puissance contre laquelle
    il n’a pas de défenses efficaces : ses moyens ne sont pas efficaces, ils se-
    ront étouffés, éliminés, et lui-même sera vaincu – ou bien, il décide d’ac-
    cepter la nécessité technique ; alors il vaincra, mais il sera soumis de fa-
    çon irrémédiable à l’esclavage technique. »2
       C’est ainsi par exemple, que le modèle urbain des tours n’apporte de
    réels bénéfices à ses habitants que s’il est appliqué jusqu’au bout comme
    il peut l’être dans certains centre-ville américains « A Manhattan, les
    tours sont en lien direct avec la rue, à la différence de l’architecture de
    dalle, qui crée de grands espaces vides, ventés et isolés, comme au pied
    des tours du Front de Seine. »3 Parfois, on ne peut pas faire les choses à
    moitié. Et c’est un peu ce qui s’est passé avec le PDL.
       Ivan Illich (1929-2002) observait déjà ce type de phénomène détermi-
    niste dans les sociétés populaires d’Amérique centrale et appelait une de
    ces variantes la « modernisation de la pauvreté », il s’agit de l’introduc-
    tion et la quasi-obligation pour des populations « pauvres » d’utiliser des
    produits industrialisés à la place ou en plus d’une production vernacu-
    laire locale, engendrant une dépendance qui paralyse l’autonomie de ces
    populations. L’industrie met alors en place un « monopole radical » de
    satisfaction d’un besoin (qu’elle crée parfois de toutes pièces) : « Une
    fois ancrée dans une culture, l’ « addiction » à la paralysante abondance
    engendre la « pauvreté modernisée ». C’est la forme de dévalorisation
    nécessairement associée à la prolifération des marchandises. »4
       -Troisièmement, effectivement, l’irréversibilité qui, elle aussi, semble
    caractériser ce passage d’une technique à une autre a priori plus puis-

     Jacques Ellul, Le système technicien, Le cherche midi, 2004 p.27 (première édition Calmann-Lévy,
    1977)
     Thierry Paquot cité dans l’article : « L’ivresse des hauteurs », La Vie, 19 juin 2008, p.41
     Ivan Illich, Le chômage créateur, Seuil, 1977, p. 22
ITINÉRAIRES -.27



sante. Mais comme l’explique Alain Gras (professeur de sociologie et
d’anthropologie des techniques à la Sorbonne), le chemin n’est jamais
aussi droit, il y a des ruptures, des niches, des boucles, il n’y a pas de
continuité pure et linéaire, la « sélection naturelle » n’élimine heureuse-
ment pas tout sur son passage : l’homme moderne fait encore griller sa
viande au feu de bois de temps en temps (de préférence l’été, dans le
jardin), la photographie n’a pas tué la peinture et des jeunes filles dont
les mères n’ont jamais touché une aiguille se mettent à tricoter…
  La technique est socialement construite, le choix d’une technique pour
une autre, même s’il s’impose parfois avec dureté, n’est probablement en
réalité jamais définitif. Les techniques survivent ailleurs ou cohabitent
invisiblement car les plus adaptées au milieu et au contexte socioculturel
occultent les minoritaires. Des techniques apparemment perdues peu-
vent émerger à nouveau si les conditions le permettent ou le nécessi-
tent.

   Évoquons le cas du lyber, un contre-exemple puisqu’il s’agit d’une in-
novation qui s’appuie pleinement sur les TIC (Technologies de l’Infor-
mation et de la Communication) pour mettre en avant les qualités du
papier.
   Un lyber est un livre shareware, il a été défini et mis en place par Mi-
chel Valensi, directeur des éditions de L’Eclat, dans un texte paru pour
la première fois en 2000, dans le livre Libres Enfants du savoir numérique6 :
Petit traité plié en dix sur le lyber7. La majeure partie de ce qui suit est issue
ou directement extrait de ce texte.
   Un lyber est la version numérique disponible gratuitement sur le Net
de l’intégralité d’un livre édité et commercialisé.

  L’apparition du numérique oblige les éditeurs à reconsidérer la ques-
tion des supports. Les caractéristiques intrinsèques et fondamentales des
contenus numériques tiennent au fait que l’on puisse les copier à l’infini
sans déperdition de qualité (si je donne un fichier, je ne le perds pas,
contrairement à un objet physique), c’est ce que l’on appelle des biens
non rivaux. Leur intérêt réside dans la facilité de diffusion et la modifi-

 Alain Gras, Le choix du feu, Fayard, 2007, pp. 117-123. Dans ce chapitre, il propose d’appliquer la
théorie des équilibres ponctués issue de la biologie, au domaine de l’anthropologie des techniques.
 Libres enfants du savoir numérique, anthologie du « libre » préparée par Olivier Blondeau et Florent
Latrive, L’éclat, 2000
 http://www.lyber-eclat.net/lyber/lybertxt.html
28.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION



    cation de la notion de propriété. Le numérique permet un mode de
    partage où il n’y a pas besoin de se défaire de l’information pour la don-
    ner et pas besoin de déposséder quelqu’un pour l’avoir. Le fait de faire
    payer un fichier est incohérent avec sa nature même (ce qui ne signifie
    pas que la rémunération du travail nécessaire à sa constitution ne puisse
    exister, ni que l’auteur n’ait aucun droit sur ce qu’il a produit). Dans un
    premier temps, le propos est d’être réaliste et lucide par rapport à ce que
    doit affronter et intégrer le monde de l’édition. Le modèle établi est pour
    lui obsolète.
       Le deuxième enjeu important est l’opportunité de rendre la connais-
    sance libre et accessible au plus grand nombre : contribuer à la diffusion
    gratuite du savoir (accessibilité à des auteurs quel que soit l’endroit où
    l’on vit). Cette innovation participe au processus de progression vers un
    « réseau Internet résolument non commercial »8.
       Michel Valensi explique que pouvoir essayer à sa guise un produit
    avant de l’acheter est dans l’intérêt de tous : « 1. Pouvoir ne pas acheter
    un produit qui ne nous satisfait pas est la moindre des choses. 2. Acheter
    un produit qui nous satisfait est une double satisfaction pour l’utilisateur
    et pour le concepteur. »9
       Permettre aux lecteurs de lire intégralement un livre avant de l’acheter
    évite d’engorger le marché, les librairies et les médias avec des best-sel-
    lers produits à la chaîne : « Les livres qui pullulent de nos jours et qui
    tiennent sur 3 pages format A4, gonflées pour faire 70 pages vendues
    10, 20, 30 ou 40 francs tourneraient sept fois leur encre sous leur ja-
    quette avant de passer au brochage ».10
       Cette innovation a une portée plus ambitieuse et vise à établir une re-
    lation de confiance équilibrée entre tous les acteurs du livre : « N’est-il
    pas temps de considérer le lecteur non plus comme un simple consom-
    mateur de produits culturels nous permettant de faire marcher nos peti-
    tes boutiques bancales, mais de lui proposer un pacte en vue de la consti-
    tution d’une «communauté de bienveillants»? »11
       Loin de supprimer le libraire qui peut passer pour un intermédiaire
    inutile ou de rendre obsolète le livre papier, l’accès gratuit aux manus-
    crits en ligne participe à la promotion des ouvrages vendus en librairie.

     http://www.lyber-eclat.net/lyber/lybertxt.html 7.3
     Ibid 4 (note 1)
    0 Ibid 4.3
     Ibid 6.3
ITINÉRAIRES -.29



Sur le terrain, l’équation n’est pas toujours vérifiable, mais aucune baisse
significative des ventes n’a été observée suite à la mise en ligne d’un ly-
ber. Il est difficile d’en évaluer l’impact, cependant, Valensi cite l’exem-
ple d’un livre (De la dignité de l’homme, de Jean Pic de la Mirandole, un
humaniste italien du XVeme siècle) dont 2 000 exemplaires ont été ven-
dus entre 1993 et l’an 2000 et dont 10 000 exemplaires ont été vendus
depuis le lancement du lyber, sur la même période de temps. Il cite éga-
lement l’exemple d’Amazon.com qui a demandé à certains éditeurs de
mettre à disposition sur leur site des versions intégrales de certains li-
vres, Wired rapporte que la vente des ouvrages en question aurait aug-
menté de 10 à 20%.
  Valensi insiste sur l’intérêt de ce principe vertueux qui fonctionne déjà
sans qu’on se pose de question avec la bibliothèque publique en ajou-
tant : « Stallman (Copyright: Le public doit avoir le dernier mot) a raison de dire
que le fait de lire un livre en bibliothèque n’est pas une vente perdue
pour l’éditeur. Ce n’est que la perte de quelque chose qui aurait pu ne
jamais se produire, la seule perte d’une vente en puissance. À ce titre,
toute vente non réalisée est une vente perdue pour l’éditeur : par ailleurs,
ne vous est-il jamais arrivé d’acheter un livre que vous avez déjà lu, ou
même d’acheter un livre dont vous savez pertinemment que vous n’en
commencerez pas la lecture avant plusieurs années, vous contentant -
avec délice - de la simple présence silencieuse de son dos dans votre bi-
bliothèque ? »12

   Qu’est-ce qui a facilité/permis l’introduction de cette innovation ?
   - l’innovateur est éditeur. En tant qu’éditeur, Valensi est directement
impliqué dans le débat sur la circulation des contenus numériques. Il est
de plus selon le système qu’il tente de transformer de l’intérieur, l’un des
acteurs théoriquement hostiles ou résistants à ce qu’il propose. L’éditeur
est un maillon-clé qui peut à lui seul paralyser ce genre d’initiative. Il est
donc en première ligne pour engager le changement, c’est-à-dire réaliser
l’idée et mettre la réalisation à disposition. Valensi passe par sa propre
société d’édition pour mettre en place le changement, et n’a donc per-
sonne d’autre que lui à convaincre pour introduire le lyber, excepté les
auteurs, mais il suffit d’un seul pour commencer ;
   - le Web, qui est le support utilisé pour faire vivre le lyber est un me-
dium libre, étendu et relativement bien établi dans les pratiques sociocul-

 Ibid 4.2
30.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION



    turelles. L’introduction nécessite évidemment un minimum de commu-
    nication, mais le peu qu’il y a à faire s’agrège spontanément à ce qui
    préexiste (Internet, site des éditions, catalogue en ligne et papier, etc.) ;
       -la création et l’introduction de chaque lyber ne coûtent presque rien,
    il s’agit de mettre en ligne du contenu déjà créé (copier/coller avec un
    léger travail de mise en forme) et dont l’extrêmement faible poids n’im-
    plique pas de surcoût significatif au niveau de l’espace de stockage (ser-
    veur).

      Qu’est-ce qui accélère ou favorise la diffusion du lyber ?
      - l’honnêteté du « pacte » qu’implique l’utilisation du lyber. Il lie à mar-
    che égale l’auteur, le lecteur, l’éditeur et le distributeur dans une relation
    de confiance de compréhension et de respect ;
      - la volonté de partager, que ce soit de la part de l’éditeur ou de la part
    du lecteur : « On n’achèterait plus seulement pour soi, mais le plus sou-
    vent pour un(e) « autre » ; non plus seulement pour « savoir », mais pour
    faire partager son savoir... »13 ;
      - des lecteurs achetant par militantisme et partageant la même vision
    d’avenir au sujet de la connaissance et de son accès ;
      - la reprise de cette idée par d’autres éditeurs, c’est le cas par exemple
    de l’éditeur marseillais Agone ou de Zones, de La Découverte ;
      - la promotion par le caractère totalement nouveau, polémique et ap-
    paremment paradoxal ;
      - le fait même d’être sur le net, donc potentiellement visible par énor-
    mément de personnes ;

      Qu’est-ce qui freine sa diffusion ?
      - la frilosité des intermédiaires, parfois leur hostilité et même par
    exemple le boycott du catalogue de la part de certains libraires ;
      - l’absence ou l’extrême faiblesse du relais de l’information dans la
    presse professionnelle et nationale (probablement pour la raison citée
    précédemment) ;
      - les grands éditeurs bien installés avec beaucoup de promotion (un
    bon réseau de diffusion et de bons financements de « publicitaires ») ont
    du mal à voir l’intérêt : l’opération est plus facile ou moins risquée pour
    les petites structures d’édition que pour les grosses ;
      - la polémique autour de l’e-book (le livre électronique, comme le

     6.2
ITINÉRAIRES -.31



eReader de Sony ou le Kindle d’Amazon) : pour certains, la gratuité du
téléchargement du lyber est perçue comme une incitation à remplacer
l’objet-livre par l’e-book. Le problème n’est pas de protéger absolument
le livre envers et contre tous, mais de savoir pour quelles raisons il serait
dans notre intérêt à tous de le protéger. En l’occurrence, cette attitude
un peu conservatrice n’est qu’une manière de remettre à plus tard le
problème. Le lyber fait donc figure de test grandeur nature pour consta-
ter le mal ou le bienfait occasionné.
   Pourtant, en ce qui concerne l’e-book, même si le confort de lecture
s’améliore avec des e-paper de 10 dpi et des blancs de plus en plus
blancs, il reste peu commode et peu agréable pour plusieurs raisons dont
voici les deux principales : Premièrement, il implique la même taille et le
même format standard pour tous les textes, il y a donc inadéquation
entre le contenu et le contenant : pas de ligne éditoriale, ou très minime.
Deuxièmement, et c’est peut-être la clef de l’accumulation des échecs
commerciaux successifs des e-books, cognitivement parlant, ce médium
est considérablement pauvre comparé à un livre papier qui a une épais-
seur induite par le nombre de pages, leur grammage, etc. C’est par exem-
ple l’acte de tourner la page et donc de voir et sentir l’avancement de la
lecture dans cette profondeur, de sentir au creux de sa main, au bout de
ses doigts où l’on est dans l’ouvrage, ce qu’il reste parcourir, etc. qui fait
la différence (cela ne signifie pas que l’usage des e-books n’a aucun inté-
rêt, il peut devenir un support pertinent pour une certaine partie de la
presse quotidienne, ou blogs, nourri de flux RSS : à quand netvibes sur
livre électronique ?).
   La musique pose les mêmes questions que le lyber mais dans un
contexte sensiblement différent :
   La musique, numérisée et téléchargée illégalement constitue un man-
que à gagner selon les producteurs et éditeurs qui vendent la musique
sous forme de CD. Pourtant, c’est souvent parce que l’on a pu écouter à
plusieurs reprises une chanson à la radio ou l’album entier chez un ami
que l’on va acheter l’album en question.
   Le problème est le suivant : « Le téléchargement et la gravure d’un CD
aboutissent finalement à un « produit » presque équivalent à celui qu’on
peut trouver sur le « marché » une fois qu’on a passé la ribambelle des
intermédiaires, producteur, maison de disques, distribution, diffusion,
32.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION



    etc. »14 Qu’est-ce qui différencie un album d’un ensemble de fichiers
    mp3 ? Qu’est-ce qui différencie un livre d’un lyber ? Pour le livre, la
    spécificité se situe au niveau du confort de lecture, dans la richesse du
    rapport charnel à l’objet et à son contenu, dans l’établissement d’une
    relation intime entre la main et l’œil, entre la matière et les caractères.
       Une manière d’appréhender le problème de l’édition musicale consiste
    à considérer la musique enregistrée comme libre et gratuite, à la manière
    d’un lyber. La rémunération peut alors passer par la scène, le spectacle
    vivant, l’édition soignée de CD et éventuellement de produits dérivés.
    Pour l’album (CD), il ne s’agit alors plus d’une simple bande sonore
    numérisée et compressée au format mp3, mais de musique numérisée de
    très haute qualité qui ne peut s’exprimer pleinement que sur une chaîne
    haute fidélité, dans une pièce ingénieusement sonorisée. La musique en
    mp3 téléchargée s’écoute avec des écouteurs sur un baladeur n’importe
    où, l’écoute d’un vrai album se fait sur du matériel de qualité dans un
    cadre adapté. Il n’y a pas de jugement de valeur à porter sur l’un ou
    l’autre, seulement le constat qu’ils correspondent à deux situations diffé-
    rentes : je peux à la fois aimer écouter dans le métro des mp3 sur mon
    ipod en allant au travail et apprécier en mélomane d’écouter des CDs
    dans mon salon, confortablement assis dans un fauteuil le soir, ou en
    dansant au milieu de la foule dans une boîte de nuit. D’autre part, il y a
    une différence fondamentale - qui détermine une bonne part du passage
    à l’acte d’achat - entre un CD gravé (ou des fichiers téléchargés) et un
    véritable album, c’est-à-dire une pochette avec du contenu comme des
    photos, les paroles, des textes, des explications, des éléments biographi-
    ques une mise en page soignée, etc. qui font la richesse et le plaisir de la
    plongée dans l’univers de l’artiste et, plus tard, du souvenir de l’époque
    ou on l’écoutait. Ce type de démarche fait par exemple le succès com-
    mercial des coffrets « édition spéciales ». Des fabricants de matériel HiFi
    comme BangOlufsen l’ont semble-t-il bien compris en concevant par
    exemple une chaîne comme la Beo9000 qui, en plus de sa qualité sonore,
    expose ostensiblement et simultanément six disques, comme des ta-
    bleaux précieux dans une vitrine, des icônes sur un autel.
       Finalement, la légalisation du téléchargement gratuit, si elle est com-
    plétée d’un réel travail d’édition (avec les artistes, non par-dessus eux, en
    maquillage), serait, à l’instar du couple lyber-livre, un bon moyen de pro-

     Entretien avec Michel Valensi réalisé par Olivier Blondeau dans Multitudes, n° 19, 2004-, p.
    161 à 168
ITINÉRAIRES -.33




                                             La chaîne Beo 9000 de Bang  Olufsen

mouvoir les artistes, leur musique et d’instaurer une relation riche, pro-
fonde, respectueuse et équilibrée entre le public, les artistes et les inter-
médiaires.
   Qu’il s’agisse du livre ou de la musique, on est surpris de voir à quel
point le numérique et le réseau IP peuvent être non pas des sources de
problème ou des vecteurs de bouleversements pernicieux et définitifs
pour tout un pan d’activité, mais au contraire, des auxiliaires qui permet-
tent de stabiliser, d’approfondir et de renforcer la diffusion de la culture
en ne mettant en péril aucune activité ou acteur si ce n’est peut-être le
« marchand de soupe ». L’inévitable peut se marier avec le souhaitable et
l’innovation avec la perpétuation.
   Si on se pose la question : est-ce que l’apparition de telles innovations
repose davantage sur une avancée technique ou sur une forme de de-
mande sociale ? Avec le lyber, il s’agit probablement des deux à la fois.
Et cela ne va pas sans mettre en danger une situation établie selon et par
le vieux modèle industriel et financier qui repose sur la marchandisation,
la spéculation et la gestion (ou création) de la rareté.
34.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION



    ITINERAIRE n° :
                2

    Machine à laver :
    « c’était mieux avant… »

       S’il y a bien une innovation qui a marqué le siècle dernier pour la ma-
    jorité de la population occidentale, et davantage pour la moitié féminine,
    c’est la machine à laver.
       On ne s’en rend plus compte aujourd’hui, mais qui saurait se passer
    d’une machine à laver ? Cet élément nouveau, introduit dans un contex-
    te où le linge était lavé à la main, essentiellement par les femmes du foyer
    et pour la frange aisée par des lavandières professionnelles, a profondé-
    ment changé la donne, au point d’être devenu la norme actuelle. Il fait
    partie de la panoplie basique des ménages.
       Il s’agit pour beaucoup d’une véritable révolution, dont on peut dire
    qu’elle n’est que le résultat d’une évolution logique de la planche à laver,
    du battoir et de la lessiveuse, une amélioration continue, plus ou moins
    régulière. On peut également dire qu’elle marque une rupture pour le
    commun des mortels, le passage pour de bon à une société industriel-
    le (car si l’industrie se définit pour certains d’abord comme la possibilité
    de réaliser des bénéfices par la production de masses, elle est aussi défi-
    nie, comme la mise à disposition au plus grand nombre des fruits du
    progrès grâce à la hausse de la productivité et la baisse des coûts de pro-
    duction par rationalisation et économies d’échelles). Mais le lave-linge
    n’est que la partie émergée de l’iceberg. Cette innovation n’aurait pas pu
    voir le jour sans la constitution, par les pouvoirs publics (l’Etat et les
    collectivités locales) de réseaux d’adduction d’eau, d’évacuation et de
    traitement des eaux grises. Le lave-linge marque également une rupture
    dans l’évolution des outils de lavage par le recours, grâce au moteur, à
    une énergie extérieure qui remplace le frottage et le battage manuel du
    linge. Cette énergie abondante et à bas coût (actuellement encore) est
ITINÉRAIRES -.35




                                              Publicité.pour.les.lave-linge.«.During.»

transmise par l’électricité, encore une fois grâce à un réseau accessible au
plus grand nombre. L’électricité partout et pour tous. Les appareils élec-
troménagers n’ont d’ailleurs pu voir le jour qu’à la faveur d’un maillage
électrique considérablement étendu et densifié, mais c’est probablement
aussi parce que l’industrie s’est mise à proposer des produits autres que
le matériel d’éclairage que le réseau s’est développé ; un peu comme la
moquette est apparue essentiellement parce que l’aspirateur rendait pos-
sible son nettoyage, et inversement l’aspirateur est apparu parce qu’il n’y
avait aucun autre moyen que l’aspiration pour nettoyer la moquette.
  Cet instrument fait gagner tant de temps, économise tant de manipu-
lations et de peines.
  Le lave-linge est un pur produit de synthèse, et s’il faut lui rendre
grâce, il faut simultanément rendre grâce aux couches basses qui sous-
tendent son existence : l’infrastructure électrique et le réseau d’adduc-
tion d’eau.
  Le lave-linge fut le fer de lance des arts ménagers, il marqua une géné-
ration de femmes et changea la vie de toutes les suivantes en modifiant
les rapports sociaux. Il est décrit comme l’un des principaux éléments de
la libération de la condition féminine durant les trente glorieuses et de
démocratisation du confort ; lequel se traduit par l’apparition d’une clas-
36.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION



    se moyenne. La machine et l’industrie au service de l’émancipation des
    femmes, de l’égalité des sexes ? Alain Gras se demande prudemment si
    la machine à laver n’a pas plutôt accompagné un changement de posi-
    tion sociale de la femme. La machine pourrait être apparue et devenue
    efficace pour atteindre cet objectif : donner la possibilité à la femme de
    l’extraire du domaine privé du foyer pour la faire entrer dans l’espace
    public, celui du marché du travail. Ce qui ne veut pas forcément dire la
    faire sortir du rôle qu’elle tenait jusque là dans l’économie du foyer.
    Même si le linge est lavé automatiquement et si la durée de la lessive s’est
    considérablement raccourcie, les tâches préliminaires et complémentai-
    res pour arriver à une pile de linge propre, repassé, plié et rangé dans
    l’armoire (et davantage lorsqu’il s’agit de linge très délicat devant être
    lavé à la main) incombent encore généralement aux femmes. Voici par
    exemple l’extrait d’un message recueilli sur le forum de www.femmeau-
    foyer.net (réseau d’entraide et de solidarité réservé aux mères et femmes
    au foyer) :
       « La machine à laver justement, sous prétexte qu’elle a libéré la femme du lavoir,
    possède la particularité d’attirer comme un aimant une quantité effroyable de linge
    quotidien. Sûr qu’avant, on ne se changeait qu’une fois la semaine et encore…deux
    fois par an pour les draps, la machine à laver permet de se changer trois fois par
    jour… les draps tous les huit jours. Soit au bas mot pour une famille de quatre : 52
    semaines fois X 4 paires de draps = 208 paires X 2 = 416 carrés immenses de
    tissus et autant de taies, qui mettent 100 ans à sécher l’hiver, période d’ailleurs favo-
    rable au port de chaussettes. Avec une moyenne raisonnable de 8 mois par an, à
    raison d’une paire de chaussettes par jour et par personne, cela représente 240 jours
    X 8 chaussettes = 1919. (Adapter le calcul au nombre de personnes par foyer) j’in-
    siste sur le résultat impair, car les chaussettes sont indépendantes et rarement en
    couple. Donc 1919 chaussettes à 1) placer dans la machine, 2) sortir de la machine,
    3) étendre, 4) rassembler (si possible) donc 1919 X 4 manipulations soit 7676
    gestes par an pour des chaussettes, épanouissant non ? »1
       Ce témoignage n’est certainement pas si excessif et relève bien la
    quantité de travail manuel que la machine n’a pas supprimée ou disons
    celui qu’elle cache, sans compter les contraintes : ne pas laisser le linge
    mouillé trop longtemps dans la machine fermée au risque qu’il prenne
    une odeur de moisi par exemple.
       L’argument de vente a longtemps été celui du répit, du repos, de l’atti-

     http://femmeaufoyer.dynamicforum.net/votre-vie-de-femme-au-foyer-f6/la-journée-de-la-
    glande-le-23-octobre-t26940.htm
ITINÉRAIRES -.37



tude oisive que pouvait dorénavant afficher et affirmer la femme pen-
dant que la machine tourne. Si la femme a gagné du temps, ça n’a été que
pour le mettre à profit dans une autre activité, l’activité professionnelle
par exemple (dont au passage, une petite part de la rétribution permet
l’achat d’une machine des consommables et l’entretien des réseaux dont
elle est dépendante). La machine n’a peut-être été plus efficace que pour
que madame le soit davantage. La contribution du lave-linge à l’émanci-
pation de la femme est relativement ambiguë.
   L’efficacité du nettoyage du lave-linge est elle-même très relative : ma
grand-mère répète à qui veut l’entendre que « la machine ne lave que le
linge propre ». Pour elle, le recours à la machine à laver n’a d’intérêt que
pour laver du linge peu sale. La machine à laver ne viendra ni à bout des
pantalons tachés par la terre et le cambouis du grand-père ni des tabliers
tachés de sang et de gras, ni des salopettes gorgées de sève et de jus de
pelouse de la petite dernière. On peut l’entendre de deux manières :
   -les machines ne sont pas aussi efficaces que la lessiveuse ou les bras
(ce qui pose problème dans son quotidien) ;
   -on a aujourd’hui tendance à ne pas salir nos vêtements : non seule-
ment nos activités finissent par être de moins en moins salissantes mais
notre « seuil de résistance psychique à la saleté » diminue.
   Est-ce la facilité d’usage de la machine et son moindre coût (pour
budget moyen) qui nous pousse à changer de tenue aussi fréquemment,
ou bien, est-ce la relative propreté du linge (prédominance des activités
tertiaires, etc.) qui pousse les constructeurs à produire des machines peu
performantes en terme d’élimination de la saleté ?
   Cette notion d’efficacité, propre à une conception progressiste de
l’évolution technique éclipse d’autres aspects importants et inséparables
de la technique. Heidegger allait même jusqu’à dire : « l’essence de la
technique n’est absolument rien de technique »2.
   L’efficacité du lave-linge est pourtant largement associé à des critères
de performance technique : essentiellement la rapidité à travers le temps
de lavage, ainsi que la vitesse en tr/min du tambour. Alain Gras démon-
tre dans Fragilité de la puissance que « […] l’efficacité ainsi conçu ne pro-
longe l’objet ni dans la durée ni dans le milieu environnant. Donné com-
me isolé dans un espace-temps défini ici et maintenant par la science, cet
objet se verra ainsi privé de toutes ses ramifications qui le font vivre en


 Martin Heidegger, Essais et conférences, Gallimard, p.9
38.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION



    tant que moyen d’action sur le monde produit par ce même monde. » 3
    Fort heureusement, d’autres critères sont également mis en avant
    aujourd’hui, tels que le silence, le niveau de vibrations, la consommation
    d’eau et d’électricité (normée), la délicatesse de l’essorage, le nombre de
    programmes pour le linge délicat, l’autoprogrammation (la balance inté-
    grée calcule la quantité d’eau nécessaire), etc.
       « Est efficace ce qui atteint l’objectif attendu » (Larousse). L’efficacité
    n’est donc pas séparable du contexte et de l’attente sociale. On ne peut
    pas comparer le besoin, le milieu et le mode de vie de ma grand-mère
    avec les miens, ni ceux d’un couple de notables du XIXeme avec ceux
    d’une famille actuelle de quatre enfants.
       Ainsi, le besoin d’une durée du cycle de lavage qui devrait tendre à se
    raccourcir avec l’évolution du progrès technique, serait une pure fiction.
    La durée du cycle de lavage n’a d’ailleurs, en général, que très peu d’im-
    portance finalement, ce qui est intéressant avant tout, c’est le caractère
    automatique : laisser travailler la machine à ma place pour m’épargner le
    temps et la pénibilité d’un lavage manuel.
       Le studio de design de Whirlpool Europe a imaginé en 2001 un pro-
    totype de lave-linge : Biologic, peut-être une innovation à venir. Biologic
    n’est pas issu d’une réflexion sur la puissance ou l’amélioration techni-
    que qu’il est possible d’apporter au lave-linge actuel, mais sur ce que la
    vie quotidienne des utilisateurs peut apporter dans la compréhension de
    que signifie « laver » (L’adage dit d’ailleurs qu’il ne faut pas demander à
    un designer de dessiner un pont mais de trouver un moyen de traverser
    la rivière). Outre le principe de purification de l’eau par les plantes (phy-
    toépuration), l’intérêt de cet objet vient de l’analyse du contexte. Les
    designers ont observé les pratiques des membres de foyers équipés d’une
    machine à laver : ils se sont rapidement aperçu que le linge sale restait
    dans son panier plusieurs jours, et même régulièrement une semaine
    entière. Dans ce cas, pourquoi ne pas profiter de ce temps pour laver le
    linge au fur et à mesure qu’il s’entasse, lentement, sans débauche d’éner-
    gie ? Biologic est tout à la fois une machine et un bac à linge sale. Tous
    les soirs par exemple, le linge sale est placé dans l’une des six corbeilles
    (une pour chaque jour du cycle de lavage de six jours maximum) où il est
    lavé progressivement par la circulation de l’eau phytoépurée. En revan-
    che, on peut supposer que cette temporalité oblige en bout de chaîne à
    sortir le linge d’une des corbeilles tous les jours pour le faire sécher, ce

     Alain Gras, Fragilité de la puissance, Fayard, 2003, p. 247
ITINÉRAIRES -.39




                                                 Le.lave-linge.Biologic.de.Whirlpool


qui n’est pas forcément un problème pour tout le monde : certes il faut
s’occuper du linge presque tous les jours, mais ça ne demande que très
peu de temps, avec un roulement largement acceptable d’une bonne
semaine. Cette technique n’est pas sans rappeler une pratique ancienne,
antérieure au XXème siècle, qui consistait à disposer le linge sale dans
des sacs avec de la cendre, ce qui l’empêchait de moisir en absorbant
l’humidité. En effet, le linge n’était alors lavé qu’une ou deux fois par an
(ce qui explique au passage, par exemple, le nombre important de pièces
qui composaient les trousseaux). La cendre avait probablement un rôle
préliminaire dans le nettoyage puisqu’elle était utilisée ensuite comme
ingrédient avec le savon ou la soude pour décrasser le linge (essanger)
avant de le faire bouillir.

   Le lavoir n’est plus utilisé aujourd’hui, si ce n’est de façon marginale :
dans un court reportage, une jeune retraitée explique qu’elle aime venir
laver son linge au lavoir lorsqu’il fait beau, elle préfère être dehors, son
linge est beaucoup plus doux (assoupli et usé par les manipulations de
nettoyage) et elle vient parfois accompagnée d’une de ses amies avec la-
quelle elle aime bavarder au bord de l’eau le temps d’une lessive.
   A l’époque où le lavoir, par exemple, était couramment utilisé, il n’était
40.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION



    pas qu’un simple réservoir d’eau utilisé par les femmes pour laver le
    linge à la main. Il n’était pas confiné à cette activité et cette fonction de
    nettoyage. Son utilité, son intérêt (et parfois ses défauts) allaient bien
    au-delà : le lavoir avait un rôle social et culturel. Il était, par exemple, un
    centre de circulation des informations et un lieu de pouvoir dans le sys-
    tème politique communautaire. C’était en quelque sorte l’équivalent de
    la radio locale, et ce point de rassemblement, pour la part féminine de la
    population qui n’avait pas forcément voix au chapitre (absence de droit
    de vote) était l’occasion de s’exprimer, de débattre et de constituer un
    groupe d’influence, un pouvoir politique non négligeable au sein de la
    communauté.
       Il s’agissait de laver son linge non pas en famille, mais en public, et
    l’exposition de l’intimité du linge n’avait pas lieu sans effet. Le lavoir est
    aussi le lieu des querelles, des commérages et des règlements de comp-
    te.
       « Généralement on discutait de tout et de rien : on passait en revue tout le village
    et ses environs. C’est au lavoir que circulaient les informations et qu’on venait aux
    nouvelles. C’est là dit-on que «l’on blanchissait le linge, mais qu’on salissait le mon-
    de».C’était aussi le journal et la radio de l’époque. »
       Ainsi, l’activité du lavoir ne tient pas que du labeur. André Gorz (1923-
    2007) explique avec toujours autant de limpidité que le concept de tra-
    vail englobe des dimensions multiples de l’activité humaine. La philoso-
    phie grecque distinguait en effet le ponos, c’est-à-dire le travail-corvée, la
    poiesis autrement dit le travail de l’artisan, de l’artiste, du « producteur »
    et le travail comme praxis (que Hannah Arendt appelle « l’agir ») : « La
    praxis est essentiellement l’activité non utilitaire qui tend à définir les
    conditions et les normes de la « bonne vie ». Cela comprend le débat
    politique et philosophique, la réflexion, l’enseignement, une grande par-
    tie de ce qu’on appelle aujourd’hui le « relationnel » et la « production de
    sens », l’Eros.Il peut sans doute y avoir des chevauchements et des inter-
    pénétrations entre ces dimensions de l’activité humaine. Elles se distin-
    guent par leur sens, leur intentionnalité beaucoup plus que par leur
    contenu. Élever un ou des enfants par exemple comporte du ponos - des
    besognes fastidieuses continuellement à refaire - mais n’est pas réducti-
    ble à cela ; ou alors la finalité, le sens du travail éducatif en tant que
    praxis a été perdu. »4

     Entretien avec André Gorz réalisé par Yovan Gilles au printemps 1998 pour Les périphériques
    vous parlent N°10, 1998
ITINÉRAIRES -.41




                                                   Femmes.au.lavoir.:.«.les.cancans.et.potins.du.jour..»


   « L’eau assume dans les sociétés prémachiniques un rôle de communi-
cation non seulement entre les marchandises mais entre les êtres, le
puits, l’abreuvoir, la mare étant en quelque sorte des émetteurs-récep-
teurs. » 
   L’eau a déjà en elle-même une charge symbolique importante, mais la
disposition, l’entretien et l’usage collectif de cet outil commun représen-
tent encore davantage sur le plan de l’entraide, la solidarité et de l’appar-
tenance identitaire.
   Hors de l’activité pour laquelle il a été édifié, le lavoir est aussi le lieu
de rencontre par excellence, son eau calme et souvent abritée de la pluie
et des regards en fait un lieu de rendez-vous propice au jeunes amours,
aujourd’hui encore… si l’abribus est devenu le lieu de « rencard » des
bandes d’adolescents, le lavoir lorsqu’il existe encore, reste un lieu stra-
tégique et symbolique très prisé pour le flirt.
   Il y aurait certainement beaucoup d’autres fonctions reconnues ou ta-
cites attribuables au lavoir, et l’on pourrait regretter, avec ou sans nostal-
gie, sa richesse, son potentiel relationnel et la « misère sociale » qu’aurait
amenée la machine à laver.
   Plus près de nous, la corvée de vaisselle a elle aussi trouvé son salut par
l’introduction d’une machine sur le marché : le lave-vaisselle (présent

 Alain Gras, Fragilité de la puissance, Fayard, 2003, p. 23
42.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION



    dans 43% des foyers français). Ses détracteurs l’accablent avec d’autres
    représentants de l’électroménager de nuire aux relations sociales, y com-
    pris dans la sphère familiale. La discussion suivante est extraite des com-
    mentaires d’un blog6 et illustre cette tension entre le sentiment de gagner
    en confort et en disponibilité, et la sensation d’avoir perdu quelque cho-
    se d’important que l’on pensait justement protéger et même encourager
    :
       -Hub- Par son manque de convivialité, le lave-vaisselle est autant responsable de
    la détérioration des relations familiales que la télévision ou l’ordinateur.
       -Selda- Ça laisse plus de temps ensemble...
       -Hub- ... sauf si c’est pour aller se coller devant la télé ou l’ordi... La vaisselle en
    famille était très conviviale, un qui lavait, deux qui essuyaient et un qui rangeait tout
    en continuant la discussion commencée au moment du repas... Aujourd’hui j’ai plutôt
    l’impression qu’on expédie le repas vite fait qu’on bourre le lave-vaisselle tout aussi
    rapidement pour aller vaquer fissa chacun dans son coin. C’est bien évidemment une
    vision des choses un peu caricaturale, mais quand même...
       -Milla- […] je me rappelle que [dans ma famille] sur 6 gosses, le principal pro-
    blème c’était la vaisselle, on se guettait comme des toutous jusqu’au jour ou les parents
    avaient instauré un tour de vaisselle... 20 ans plus tard, les enfants de ma frangine
    remettaient ça, et tenez vous bien, ils ont un lave vaisselle, il leur suffisait de mettre
    les couverts dans la machine et hop, mais non !!! C’est héréditaire...
       L’argument du gain de temps pour profiter de sa famille est plein de
    bons sentiments, mais, en général, ne tient pas longtemps à l’épreuve de
    la vie quotidienne moderne. On pourrait avoir le même raisonnement
    avec la préparation du repas : il y a au moins deux types de réponse face
    à l’isolement de la ou du maître(sse) de maison dans la cuisine, alors que
    le reste des convives regardent la télévision, écoutent de la musique,
    bouquinent, jouent ou discutent dans le salon. La première, c’est celle de
    l’industrie agroalimentaire qui propose des plats préparés à réchauffer, la
    seconde c’est la réponse architecturale qui fait tomber la cloison entre le
    salon et la cuisine pour faire une « cuisine américaine » ou « pièce à vi-
    vre ».

      La focalisation sur l’efficacité fonctionnelle et technique empêche sou-
    vent de prendre en compte les fonctions non techniques, d’entrevoir les
    interactions de l’objet (ou du service) dans son milieu, et rend difficile

     « Autrefois c’était quand même mieux » http://hublog.canalblog.com/archi-
    ves/2007/10/29/6701477.html)
ITINÉRAIRES -.43



l’approche systémique.
   L’objet technique établi et encore moins l’innovation n’ont pas beau-
coup de sens pris isolément. Un exemple emprunté à Yann Moulier-
Boutang lorsqu’il traite du capitalisme cognitif : Du point de vue de
l’apiculteur, l’abeille produit du miel, mais l’activité de l’abeille ne se ré-
sume pas qu’à cela, car ce que fait surtout l’abeille, ce n’est pas du miel,
c’est la pollinisation. On estime qu’aux Etats-Unis la valeur de l’activité
pollinisatrice des abeilles est 3 à 30 fois supérieure à celle de la pro-
duction de miel (3 à 28 milliards de dollars par an pour la première
contre seulement 70 à 80 millions de dollars pour la seconde)7.
   « […] il n’y a d’efficacité technique que si l’objet technique porte un
sens qui se situe hors de la technique. » 8
   On peut sans aucun doute dire que la technique de nettoyage a depuis
évolué, essentiellement dans le sens de la mécanisation et de l’automati-
sation, mais peut-on pour autant parler objectivement d’un réel progrès,
d’une amélioration de l’ensemble de ce qu’implique un objet et le milieu
dans lequel il se trouve ?
   Les foyers des grandes villes sont en moyenne moins bien équipés que
les autres en lave-linge parce que la taille des logements est plus réduite,
parce la proportion de célibataires et d’étudiants y est plus importante,
et parce que les grandes villes possèdent de nombreuses laveries com-
merciales pour compenser.
   On serait tenté de voir dans la laverie (« lavomatic ») l’équivalent actuel
du lavoir, presque sa descendante. On serait également tenté de conclure
à un retour à des pratiques et des configurations qui avaient disparu. Les
concentrations urbaines, la réduction de la cellule familiale et l’individua-
lisme favoriseraient-ils paradoxalement une forme légère de communau-
tarisme, c’est-à-dire le besoin d’éprouver le sentiment d’appartenance à
un quartier par exemple ?
   Encore une fois, inutile de comparer l’usage du lavoir et la laverie,
leurs contextes sont à tel point différents qu’ils en font (hors de leur
fonction première d’espace et moyen pour laver du linge) deux moyens
presque opposés :
   Même si la laverie rassemble femmes, hommes, jeunes et vieux, la
communion humaine, le «faire société» ne sont pas forcément au ren-

 « La rupture au sein du capitalisme » par Yann Moulier-Boutang, EcoRev’ n° 28, automne 2007,
p. 21
 Alain Gras, Fragilité de la puissance, Fayard, 2003, p. 261
44.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION



    dez-vous. Chacune de ces personnes est un avant tout un client et cha-
    que client s’attribue une machine à laver comme s’il s’agissait de la sien-
    ne, au moins le temps d’une lessive. Là où l’usage du lavoir était collectif,
    libre et gratuit, comme l’eau qui y circulait ostensiblement, l’usage d’une
    machine de la laverie est public, libre, mais payant, comme l’eau qui y
    circule cachée, si cachée qu’on l’ignore. Alors que le lavoir est un espace
    ouvert sur son environnement, la laverie est un espace davantage clos :
    on ne vient pas autour du point de ralliement que constituait le bassin du
    lavoir alimenté par une source, un ruisseau, une rivière ou les eaux plu-
    viales, mais on se retranche dos à dos autour d’un vide carrelé ou d’une
    table, face à l’un des murs garnis de machines. On est certes loin de la
    symbolique de l’eau comme source, force vitale et pureté.
       L’eau du bassin ne pouvait pas être utilisée et gérée autrement que
    collectivement, créant il est vrai parfois énormément de tensions mais
    également du dialogue. A la laverie, chacun vient «faire SA machine». Il
    n’y a pas de précaution à prendre pour l’ensemble de la communauté des
    utilisateurs lorsque chacun a son bassin privé, donc moins d’occasion
    d’échanger, de prendre soin des autres, mais aussi moins de disputes.
       En général, l’expérience de la laverie est assez pauvre : peu de sourire,
    peu de paroles échangées, à peine quelques mots pour demander à son
    voisin de machine s’il peut vous faire de la monnaie. La laverie est sou-
    vent un lieu froid, éclairé au tube fluorescent blafard et à l’atmosphère
    acoustique irritante comparé par exemple au son de l’eau qui coule ou à
    celui des éclaboussures. Le cadre oscille entre la clinique et le garage et
    malgré le dépouillement aseptisé du décor on ne peut s’empêcher de
    craindre pour l’hygiène de son linge (qui est passé avant moi ?).
       Pourtant, le potentiel de la laverie est bien présent et se dévoile par-
    fois : témoignage de Marion, 2 ans, Paris 11eme :
        Les trois quarts du temps, lorsque je vais à la laverie, c’est un endroit froid, pas
    très accueillant, où chacun vient faire sa machine et ne reste même pas le temps
    qu’elle tourne. Mais, les quelques fois où il n’y a que des femmes et souvent leurs
    enfants en bas âge, donc plutôt en semaine, j’ai remarqué que l’ambiance était très
    différente. L’atmosphère est plus détendue, on échange plus volontiers, on s’aide pour
    plier les draps... Tout cela se fait naturellement en fait. Cela dit, ça reste assez calme
    malgré tout : on ne connaît pas les gens que l’on côtoie, on ne les a jamais vu si ce n’est
    une ou deux fois ici, mais la différence est palpable. Les enfants font un peu les fous,
    je trouve ça sympa, les mamans s’excusent, on entame une courte conversation et ça
    me donne envie de rester jusqu’à ce que ma machine se termine…
       Certaines personnes ont compris cela et ont su en tirer profit. La mar-
ITINÉRAIRES -.45




                                                Le.«.washbar.».lancé.par.LG.à.Paris


que d’électroménager LG, par exemple, a lancé à Oberkampf, à Paris, en
200 le concept-évènement de « washbar » : un lieu éphémère d’une
durée de vie d’un mois, une sorte de showroom pour promouvoir ses
produits, essentiellement les machines à laver. Elle a «pérennisé» cette
expérience dans le Xème arrondissement avec une sorte d’appartement
témoin : «Venez découvrir le bar laverie numérique où chacun se sent
comme à la maison tout en faisant l’expérience des produit LG «. Le but
étant autant de rendre la laverie conviviale que d’éduquer les 20-30 ans à
utiliser et apprécier les produits LG pour qu’ils se tournent vers eux
lorsqu’ils seront en couple ou auront fondé une famille : «Prenez une
consommation au bar et lavez votre linge gratuitement. La lessive et
l’assouplissant vous sont offerts.»
   D’autres expériences ont vu le jour, comme la Buanderie Mousse Café
à Montréal dont l’ambition n’est ni d’être une vitrine, ni un lieu de pro-
motion mais un bar dans lequel on peut en profiter pour faire sa lessive
(ou bien une laverie dans laquelle on peut en profiter pour boire un
verre avec des gens).
46.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION



    ITINERAIRE n° :
                3

    La roue, la route, la rou-
    tine

      « La roue est un organe de forme circulaire tournant autour d’un axe
    passant par son centre.
      Cette invention très ancienne constitue un des fondements de nos
    technologies des transports. Elle permet de déplacer sur terre des char-
    ges importantes, en réduisant les forces de friction. Elle est indispensa-
    ble dans la plupart des moyens de transport terrestres » .1
      L’invention de la roue passe donc pour être l’un des plus importants
    apports à l’humanité.
      On situe généralement son invention vers 300 avant J.-C., à Sumer,
    en basse Mésopotamie (actuel Iran). Depuis, sa diffusion n’aurait cessé
    de progresser pour le plus grand bien de tous : associée à une structure
    porteuse, elle permet de transporter de charges plus lourdes, plus rapi-
    dement qu’à pied, pour un effort moindre.

       Dans l’histoire de l’humanité et dans celle des techniques, elle est mise
    au même rang que l’invention du feu ou de l’agriculture avec la domes-
    tication des plantes et des animaux au néolithique. Bien qu’aujourd’hui
    elle soit pour nous une évidence, ça ne l’a pas été pour tout le monde.
    Par exemple, l’usage de la roue était inconnu dans l’Amérique précolom-
    bienne. Pourquoi ne pas profiter d’une invention d’un aussi grand inté-
    rêt ? Pourtant, les Aztèques n’ignoraient pas la roue, simplement, ils ne
    l’utilisaient pas.
       Dans les années 40, des archéologues ont découvert sur des sites funé-
    raires à Veracruz, au Mexique, un certain nombre de jouets à roulettes,

     Définition de Wikipedia http://fr.wikipedia.org/wiki/Roue
ITINÉRAIRES -.47




                                               Jouet.aztèque.en.terre.cuite,.Etat.de.Veracruz,.Mexique


souvent en terre cuite. Ces sortes de petits chariots zoomorphes à quatre
roues, qui datent pour certains d’environ 100 ans avant notre ère.
   « Quel dessein a-t-il été poursuivi en dotant de roues de petits chiens
de céramique ? Car le jouet mexicain « incarne » avec insolence l’une des
énigmes les plus troublantes du passé aztèque. Pourquoi les Indiens
n’ont-ils jamais réalisé l’application technologique de la roue, alors qu’ils
en connaissaient le principe ? Les archéologues ont exhumé, au total,
près d’une vingtaine de ces jouets à roulettes. »2.
   On peut effectivement s’étonner de ce qui passe soit pour un refus,
soit pour de l’ignorance ou de la bêtise : les civilisations qui « ignorent »
la roue sont encore considérées dans l’histoire de l’humanité comme des
civilisations en retard, sous-développées, d’une certaine façon déficien-
tes. Elles n’auraient pas franchi un cap technologique élémentaire :
   « Il est généralement admis, depuis des années, que l’Amérique préco-
lombienne ignorait la roue. Pourquoi une invention d’une aussi grande
portée était-elle uniquement utilisée dans la fabrication des jouets ? On
se le demande encore. »3.

 L’esprit du jeu chez les Aztèques, 1978, p.162
 Extrait du Reader’s Digest
48.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION



       En dehors d’éventuelles raisons d’ordre religieux ou culturel (interdit
    relatif à une symbolique sacrée, respect pour un rythme ancestral
    qu’aurait perturbé l’utilisation de la roue…) il existe d’autres raisons plus
    pragmatiques et au moins aussi recevables.
       Le non-usage de la roue, de véhicules équipés de roues, plus qu’un
    choix est peut-être avant tout une absence de besoin :
       -tout d’abord, ils ne disposaient d’aucun animal de trait (si ce n’est le
    lama, dont la morphologie et la puissance n’est pas adaptée à la traction).
    Les chevaux par exemple, ont été apportés par les conquistadores bien
    plus tard. Sans bœufs ni chevaux, l’utilisation des roues n’a de raison que
    si l’élément tracteur est l’homme lui-même.
       Or la topographie de la région habitée par ces peuples précolombiens
    ne facilite pas le transport « routier ». La Sierra Madre Occidentale, la
    Sierra Madre Orientale et la Cordillère des Andes ne forment pas un
    environnement favorable au transport et au déplacement à roues. Diffi-
    cile de pousser ou de faire tirer une charrette sur les pentes d’une mon-
    tagne, excepté sur quelques portions, mais encore faut-il une infrastruc-
    ture routière permanente, ce qui n’est pas évident car cela demande
    beaucoup d’entretien à cause des conditions météorologiques et topolo-
    giques de ces zones.
       Enfin une roue pleine en bois qui, en plus d’être lourde et peu éco-
    nome (pour ne pas dire qu’il s’agit d’un luxe exceptionnel car il faut dé-
    biter en coupe un arbre de grande circonférence ayant mis plusieurs
    centaines d’années à pousser ce qui est plutôt rare en montagne) est
    sensible aux chocs, elle se brise (ce qui, une fois de plus, ne manque pas
    d’arriver en milieu montagneux). Mais la fabrication d’une roue plus lé-
    gère, à rayons et à jante, demande un cerclage en fer et ces populations
    ne travaillaient pas le fer (elles utilisaient en revanche en abondance l’or,
    l’argent, le cuivre, l’étain et le bronze, métaux dont les propriétés méca-
    niques ne conviennent pas exactement).
       La plupart des transports étaient effectués à dos d’homme, la charge
    dorsale étant retenue à l’aide du mecapalli, le bandeau frontal. « La main
    d’œuvre humaine et servile suffisait à l’accomplissement de leur grand
    dessein. »4
       C’est donc probablement en partie un faisceau de facteurs contextuels
    qui les a empêchés de suivre une trajectoire technologique définie com-

     « Innovation, invention, découverte », discours prononcé par Françoise Héritier lors du festival
    international de géographie, 2001
ITINÉRAIRES -.49




                            Sanctuaire.religieux.du.Machu.Piccu,.Pérou,.2438.m.d’altitude


me normale dans la progression technique, dans l’évolution humaine, en
tous cas celle définie par l’histoire (sous–entendu : par l’histoire des des-
cendants des utilisateurs de roues qui l’ont perfectionnée et qui conti-
nuent de l’utiliser).
   L’inutilité de la roue ne fait pourtant aucun doute dans des régions
enneigées toute l’année : on ne s’étonne pas que les Inuits utilisent des
traîneaux tractés par des chiens à la place de voitures, de charrettes trac-
tées par des bœufs ou de calèches.
   De la même façon, les caravanes de dromadaires sont bien plus effica-
ces que des véhicules à roues pour traverser un désert de dunes de sable.
Ou des pirogues en Amazonie, des mules dans les rues étroites des mé-
dinas, etc.
   L’utilisation de la roue est donc avant tout dépendante de la situation,
c’est-à-dire des conditions et contraintes du milieu naturel.
   La roue ne peut pas être pensée indépendamment d’une infrastructure
routière. Ces voies de communication sont d’autant plus coûteuses (en
terme d’investissement physique, matériel et juridique) à construire et
entretenir que les engins qui y circulent sont rapides et lourds. On ne
roule pas à la même allure ni avec le même type de véhicule sur un sen-
tier, un chemin, une voie romaine, une rue pavée, une départementale
50.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION



    ou une autoroute. Ces voies ne sont pas régies par les mêmes codes.

       L’exemple de la roue permet de soulever quelques questions :
       Toute innovation est liée, à un contexte, un territoire, un temps. Alain
    Gras explique que le progrès technique n’est absolument pas linéaire,
    tout comme l’évolution biologique ne se situe pas dans une trajectoire
    orientée du temps, l’évolution technique se situe dans une trajectoire
    discontinue, chaque changement d’orientation est ponctuel. La loi de la
    sélection naturelle explique qu’une espèce inadaptée à un changement
    finit par s’éteindre et que les espèces mieux adaptées prolifèrent et pour-
    suivent leur évolution. La première espèce ne s’éteint pas systématique-
    ment en réalité, cela arrive, mais elle peut aussi voir simplement sa popu-
    lation se réduire très fortement (jusqu’à atteindre un nombre si infime
    qu’aucun reste ne traversera le temps jusqu’aux paléontologues par
    exemple). Elle forme ainsi une niche cachée et protégée par son appa-
    rente inexistence qui peut à tout moment s’accroître si les conditions se
    réinitialisent ou si un nouveau changement lui permet de se développer
    au profit d’autres espèces devenues à leurs tours moins adaptées.
       Cette observation, si on fait le parallèle, remet en cause la notion d’ob-
    solescence technologique : une technologie n’est pas forcément sup-
    plantée par une autre, se rapprochant chaque fois plus d’une perfection
    (car c’est bien ce qui est sous-tendu par l’idéologie du progrès). Plusieurs
    techniques peuvent se côtoyer pendant un certain laps de temps, c’est ce
    qui s’est passé avec la roue chez les Aztèques, elle ne leur était pas incon-
    nue puisqu’ils l’utilisaient pour certains jouets, mais la technique du por-
    tage avec un mecapalli était bien plus adaptée à ce moment-là, dans ce
    milieu-là. Dès que les Espagnols sont arrivés avec des animaux de trait
    puissants et ont déboisé et construit des pistes, la roue est devenue réel-
    lement intéressante.
       Alain Gras ajoute à cela les facteurs socioculturels comme un contre-
    point. Il fait l’hypothèse que la technique est socialement construite et
    « qu’on ne choisit pas une technique parce qu’elle est efficace, mais c’est
    parce qu’on la choisit qu’elle devient efficace ». Tout est fait pour que les
    freins soient levés, les contraintes renversées. Accepter une innovation,
    c’est parfois également accepter ce qui la rend viable : ici, la roue néces-
    site la route, et même parfois un code de la route, une signalisation, la
    gendarmerie, la sécurité routière, info trafic… un changement en ap-
    pelle d’autres.
       Dans quelle mesure l’innovation dépend-elle de l’adaptation à un en-
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Hodologie de l'innovation

  • 1.
  • 2.
  • 3. Hodologie de l’innovation Adrien DEMAY, mémoire sous la direction de Jacques-François MARCHANDISE, ENSCI-Les Ateliers, mai 2009
  • 4. Avant-propos................................................................................................................................p.5 Préambule.................................................................................................................................... p.13 30 Itinéraires...................................................................................................................... p.19 Itinéraire.n° Du PDL au lyber : un déterminisme technique ?............. p.20 1.:. Itinéraire.n° Machine à laver : « c’était mieux avant… »............................ p.32 2.:. Itinéraire.n° La roue, la route, la routine............................................................... p.44 3.:. Itinéraire.n° Intel et la RATP : des parades à la saturation ?.................. p.52 4.:. Itinéraire.n° Des motivations profondes : en direct du Pléistocène..p.60 5.:. Itinéraire.n° Santos-Dumont vs Ader : de l’humanisme à la performan- 6.:. ce ?...................................................................................................................................................... p.66 Itinéraire.n° Du brevetage au copyleft : vers le patrimoine de l’huma- 7.:. nité ? ............................................................................................................ p.72 Itinéraire.n° 3ème gouvernance et compétitivité : une idéologie de l’in- 8.:. novation ?...................................................................................................................................... p.80 Itinéraire.n° Une innovation « jetable » ?.............................................................. p.90 9.:. Itinéraire.n° Finance et court-termisme….................................................... p.100 10.: Itinéraire.n° Une logique guerrière ?.................................................................. p.110 11.:. Itinéraire.n° Toilettes à litière : une théorie praticable........................... p.120 12.:. Itinéraire.n° Habitude et expérience.................................................................. p.126 13.: Itinéraire.n° L’obsolescence du modèle de l’entreprise moderne. p.132 14.:. Itinéraire.n° Fagor : le modèle de la coopérative à l’épreuve de la 3ème 15.:. gouvernance.............................................................................................................................. p.138 Itinéraire.n° L’innovation : une croyance occidentale ?........................ p.142 16.:. Itinéraire.n° Innovation sur papier glacé : la technologie en figure de 17.:. proue.............................................................................................................................................. p.150 Itinéraire.n° La substantifique productivité du semis direct............. p.158 18.:. Itinéraire.n° Perturbation des systèmes complexes : le barrage hydroé- 19.:. lectrique........................................................................................................................................ p.164 Itinéraire.n° Un besoin de stabilité ?.................................................................. p.170 20.:. Itinéraire.n° La lisibilité de l’autocuiseur......................................................... p.174 21.:. Itinéraire.n° La dissimulation comme stratégie ?...................................... p.178 22.: Itinéraire.n° Instrumentalisation et automatisation................................. p.186 23.:. Itinéraire.n° Les courts-circuits : accélérer ou approfondir ?........... p.194 24.:. Itinéraire.n° Des courts-circuits pour faire des longs-circuits et l’obso- 25.:. lescence envisagée du service : les VLS................................................................ p.200 Itinéraire.n° Enjeux du contrôle des processus d’adoption : les fumeu- 26.: ses..................................................................................................................................................... p.208
  • 5. Itinéraire.n° Usage pensé, consommateur déchargé…......................... p.216 27.:. Itinéraire.n° Conception et expérience usager : de Ford à la prospec- 28.:. tive du présent......................................................................................................................... p.226 Itinéraire.n° Les artisans, l’ONG et le designer......................................... p.236 29.:. Itinéraire.n° Le temps linéaire de l’histoire. .................................................. p.244 30.: Boîte à outils critique. ......................................................................................... p.253 Etude de cas : Circul’Livre.............................................................................. p.257 Conclusion................................................................................................................................ p.274 Annexes....................................................................................................................................... p.283 Références................................................................................................................................. p.299 Remerciements..................................................................................................................... p.307
  • 6.
  • 7. AVANT-PROPOS -.7 Avant-propos Ce mémoire de fin d’études se veut une tentative d’approche hodolo- gique du phénomène innovation. Le mot provient du grec hodos qui signifie route ou voyage. L’hodolo- gie est la science des routes et des voyages développée pour saisir l’effer- vescence du paysage routier par le géographe et théoricien du paysage américain John Brinckeroff Jackson. Jackson (1909-1996) est, entre autres le fondateur de la revue Lands- cape dans laquelle un de ses collaborateurs, Derk De Jonge commença à parler d’hodologie dans un article intitulé « Applied Hodology »1 où il ren- voie pour le concept et l’inspiration au psychologue Kurt Lewin et aux études de Kevin Lynch dans le domaine de l’espace vécu.2 L’hodologie s’intéresse aux routes, aux rues, aux chemins, et aux diffé- rentes voies de communication : cela signifie aussi qu’elle tient compte de ceux qui les font, de ceux qui s’en servent, qui les « empruntent » le temps d’un trajet plus ou moins long. 3 Jackson a mis en évidence la présence de différents niveaux de réalité dans l’expérience du paysage, alternant entre déterminisme et libre arbi- tre, selon que l’on circule sur une route ou un chemin. L’hodologie se propose donc comme une observation des paysages depuis les voies (ways) qui « signifie non seulement chemin, mais encore direction et, par extension, projet et façon ». Elle s’attache à décrire essentiellement les modalités de parcours, « l’itinérance plutôt que l’itinéraire ». L’hodologie est avant tout un prétexte pour adopter, au moins dans un premier temps, une posture exploratoire relativement libre et à mon sens nécessaire pour ne pas être absorbé par une vision exclusive, tout en conservant la possibilité de « profaner » les arcanes de l’innovation. Car l’innovation est un phénomène difficile à appréhender. Le terme lui-même peut exprimer des choses diverses et parfois même contradic- toires. Le mot est utilisé aujourd’hui, voire surexploité, dans presque tous les domaines, de la technologie à la politique, en passant par l’éco- nomie et semble particulièrement bien porté par l’air du temps à l’instar d’autres mots appartenant au même champ lexical comme changement, Landscape, vol. 17, n° 2, hiver 1967-1968 Voir l’article du philosophe Gilles A. Tiberghien « Hodologique », Les carnets du paysage, n° 11, automne/hiver 2004, p. 9 Ibid, p. 9
  • 8. 8.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION rupture, refondation, réforme, renouvellement, etc. Sujet tantôt d’émerveillement, tantôt d’espoir, mais aussi de réticences ou de peurs, l’innovation est une notion aussi large et polysémique que malléable. De quoi s’agit-il ? D’un produit ? D’une stratégie ? D’une dé- marche ? D’une action ? D’un processus ? D’un domaine ? D’une com- pétence ? D’une qualité ? D’une injonction ?... Il n’y a pas de fondamentaux, par essence l’innovation relève de ce qui n’est pas établi, ce qui n’est pas admis, de ce qui n’est pas encore advenu. Toute tentative de compréhension totale serait donc illusoire, mais c’est précisément cette insaisissabilité qui constitue la prise par laquelle le tra- vail peut commencer : Jackson donna ses lettres de noblesse à l’hodologie en l’appliquant au domaine géographique, nous tenterons non pas exactement de l’appli- quer, mais de nous en servir humblement comme prétexte pour propo- ser temporairement une méthode (un mot lui aussi issu de la racine grec- que hodos) de construction d’une représentation d’ordre quasi paysagère du phénomène innovation. Jackson estimait qu’ « […] en termes politiques, le meilleur paysage, la meilleure route sont ceux qui suscitent un mouvement vers un but socia- lement désirable. Mais, cela, c’est à l’hodologue d’en décider. » 4 J’invite donc le lecteur à se glisser dans la peau de l’hodologue pour suivre quelques cheminements, des petites expéditions, des incursions temporaires dans le champ très large de l’innovation, sur un mode « pé- destre ». La marche est en effet un moment de prédilection pour exercer sa pensée, Socrate et ses disciples péripatéticiens en ont fait une pédagogie. Mais surtout, nous explique l’écrivain et anthropologue David Le Bre- ton, « […] le marcheur est un homme disponible n’ayant de comptes à rendre à personne, il est par excellence l’homme de l’occasion, […] le flâneur des circonstances qui fait sa provision de trouvailles au fil du chemin ». Sa vulnérabilité est une incitation à la prudence et à l’ouver- ture à l’autre plutôt qu’à la conquête et au mépris, ajoute-il plus loin6. La première partie est un cheminement compilant 30 « itinéraires » que le lecteur peut parcourir presque indépendamment de leur ordre. John Brinckeroff Jackson, A la découverte du paysage vernaculaire, Actes Sud/ENSP, 2003, p. 89 (traduction de : Discovering the vernacular landscape, Yale Universty Press, 1984) David Le Breton, Eloge de la marche, Maitailié, 2000, p. 28 Ibid, p. 62
  • 9. AVANT-PROPOS -.9 Chaque itinéraire est balisé par des cas, leurs analyses, des embarras ou des inquiétudes : le chemin est tracé, certains éléments du décor sont décrits, mais rien n’empêche le lecteur de s’arrêter pour regarder ailleurs afin de l’enrichir ou le remettre en cause. Ces itinéraires permettent de soulever des questions, de faire émerger des clés de compréhension et de débusquer quelques « angles morts ». Ces points serviront à construi- re une boîte à outils critique prenant la forme d’une console, d’une carte heuristique. Cette boîte à outils s’appuie sur une schématisation du processus d’in- novation depuis laquelle se déploie un ensemble non exhaustif de des- cripteurs. Les descripteurs sont souvent des variables, c’est-à-dire des points de vue « stéréoscopiques » sur un aspect du processus ou de la démarche. Chaque curseur oscille entre deux extrêmes. Il n’y en pas for- cément un bon et un mauvais. Suivant le « réglage » des autres variables un même extrême peut se révéler positif ou négatif, ou même ni l’un ni l’autre, il est, tout simplement. On ne passe pas directement d’un extrê- me à l’autre, il y a souvent une multitude de positions intermédiaires. La meilleure position (s’il doit y en avoir une) n’est pas non plus forcément au centre : il n’y a pas nécessairement de juste milieu. Les variables font simplement apparaître des oppositions, des contradictions, des para- doxes, des déséquilibres, etc. Le schéma est un outil destiné à questionner le phénomène innovation avec des cas concrets et permet de le faire sous plusieurs angles, à diffé- rents moments d’un déroulement toujours différent lui aussi. Il ne s’agit pas d’une grille de lecture figée et rigide, mais au contraire d’un filet élastique dont chaque maille est explicitement sujette à variation en fonction du cas considéré. Il est paramétrable et modulable à l’infini, on peut toujours rajouter un descripteur, en modifier le contenu, le faire interagir sur d’autres. Le squelette est mis à disposition, ce sont les exem- ples traités et analysés qui lui donneront vie. En cela, c’est un outil mar- tyr, voué à être malmené, explosé, un échafaudage éphémère en somme. Nous le testerons et le chahuterons sur un exemple afin d’en mesurer l’ utilité et les limites. Ce test donnera lieu à la construction d’une repré- sentation cartographique. L’objectif du mémoire est donc de proposer au lecteur (acteur de l’in- novation comme l’est le concepteur, ou confronté à l’innovation comme l’est le consommateur) les moyens non pas de juger une innovation, mais de commencer à discerner, au-delà des peurs, de l’enthousiasme ou de l’indifférence, ce qu’elle apporte, la manière dont elle s’installe et les
  • 10. 10.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION problèmes qu’elle peut poser. Cela non pas nécessairement dans le but soit de la rejeter, soit de l’accepter, mais aussi pour nuancer et savoir par où la saisir pour se l’approprier, la détourner, la diffuser, etc. Il s’agit de créer du jeu, d’aménager des marges de liberté, de passer d’une vision simpliste (positive ou négative) à une vision complexe, lais- sant la part aux choix.
  • 11.
  • 13.
  • 14.
  • 15. PREAMBULE -.15 Préambule En préambule, littéralement : avant (prae) de marcher (ambulare), il est bon de prendre le temps de remonter à l’origine du mot innovation. Son étymologie apporte un éclairage sur les ambiguïtés et paradoxes dont on joue ou dont on l’accuse aujourd’hui. Lorsque l’on parle d’innovation, on peut parler de plusieurs choses : d’un point de vue lexical, « innovation » fait partie de cette famille de termes qui désignent aussi bien l’action que le résultat comme « organi- sation », « coordination », « jugement », « évaluation », ou « production ». Il ne faut donc pas confondre le fait d’innover et le produit de cette ac- tion, sous peine d’engendrer (ou perpétuer) un amalgame, un axiome nébuleux et subjectif que tout le monde peut utiliser sans que personne puisse se mettre d’accord sur ce qu’il représente. Du point de vue de l’entendement, « innovation » peut être compris comme un ensemble de valeurs, aussi bien positives (capacité de renver- ser l’ordre établi, possibilité de prendre en main son futur…) que néga- tives (bouleversement, choc, déstabilisation…). Il peut être compris en- tre autres comme processus (stratégie de conception), comme mécanisme socio-culturel (assimilation par la société), ou comme discours (idéolo- gie). Selon le Dictionnaire historique de la langue française d’Alain Rey (1992), le terme « innovation » est emprunté au bas latin innovatio « changement, renouvellement », forme nominale (supin) de innovare « renouveler ». In- novare est lui-même constitué du préfixe in- (indiquant un mouvement vers l’intérieur) et du verbe novare « refaire, inventer ». En latin classique, innovare va jusqu’à prendre le sens « revenir à » : il s’agit alors d’opérer un retour, et il y a derrière cela l’idée de cycle, d’un renouvellement témoi- gnant d’une reproduction à l’identique. Novus, dont est dérivé innovare, signifie d’ailleurs « nouveau, jeune, récent » comme peut l’être le vin nouveau (novum vinum), l’adjectif qualifie d’abord un être jeune (un ani- mal, un végétal), une personne qui a acquis un titre ou une fonction qu’elle n’avait pas avant et une personne sans expérience. Mais ensuite, vers le XVIe siècle, le sens dérive vers ce qui est singulier, inattendu, surprenant. Au Moyen-Âge, innovation (innovacion, 1297) est un terme juridique utilisé pour parler de l’introduction (de quelque chose de nouveau) dans une chose établie. L’innovation est donc un mouvement consistant en un passage de l’extérieur à l’intérieur, révélant un rapport pénétrant (la
  • 16. 16.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION chose nouvelle)/pénétré (la chose établie). « L’objet est dans ce cas une chose abstraite qui s’intègre à ce qu’on pourrait appeler – sans trop extrapoler – l’ordre établi, la légitimité d’or- dre juridique en tant qu’elle est fondée sur le passé, ce qui est déjà exis- tant, donné, formé. Il n’est donc pas question, du moins à l’origine, que l’innovation balaie cet ordre pré-donné mais elle est mise en demeure de s’y introduire. »1 L’innovation est donc avant tout un processus d’intégration. Alors qu’on dirait aujourd’hui qu’innover, c’est sortir du cadre, l’étymologie nous indique qu’on pénètre dans quelque chose. Nous verrons plus loin les raisons de ce glissement de sens. De la même façon, les expressions « innovation de rupture » et « inno- vation incrémentale » devraient donc en toute rigueur être évitées au ti- tre d’oxymores ou de pléonasmes. Au XVIe siècle (19), l’innovation est associée au changement et à la création. La Renaissance met en avant les érudits (artistes, scientifiques, philosophes, historiens, etc.) qui font preuve d’inventivité, qui créent des choses nouvelles. On notera tout de même qu’à cette époque, cette im- pulsion créatrice a en partie pour origine le retour vers le passé, la redé- couverte et la relecture des cultures antiques grecque et romaine. Si bien que le sens, même si la notion de création s’y agrège définitivement, n’est pas éloigné de la signification du verbe innovare en latin classique, et reste intrasèquement lié à l’idée de retour. Les racines de la nouveauté, de la création plongent profondément dans le passé : re-nouveler, re-naissan- ce, on est bien encore dans un cadre cyclique d’ordre quasi biologique. À la fois en rupture (découplage nature/dieu) et puisant dans le passé, ce basculement dans la modernité incorpore à « innovation » toute l’am- biguïté et la richesse sémantique que ce mot peut avoir aujourd’hui. Le mot se dit à partir du XIXe siècle d’une chose nouvelle et s’applique spécialement au domaine de l’industrie et des affaires. Progressivement, innover signifie moins introduire du nouveau dans quelque chose d’éta- bli (ajouter) que bouleverser ce qui est établi pour établir autre chose (remplacer). Il s’agit davantage d’un processus de substitution que d’im- plémentation, probablement dû à la transformation du monde qui Christophe Adam, Innovation thérapeutique en milieu carcéral : du « ver dans le fruit » au « levain dans la pâte », Champ pénal, Séminaire mis en ligne le 29 septembre 2007. http://champpenal.revues. org/document222.html. (Christophe Adam, Maître de conférences, Université Libre de Bruxelles, Université Catholique de Louvain)
  • 17. PREAMBULE -.17 s’opère. Durant cette période de révolution industrielle, le changement et les innovations sont essentiellement perçus et vécus comme techni- ques : se mettent en place des systèmes d’équivalences (on parle de CV (cheval-vapeur) pour la puissance des moteurs thermodynamiques rem- plaçant la force musculaire du cheval, les manufactures se transforment en usines, la fabrication est divisée en fonctions et tâches équivalentes exerçables par n’importe quel ouvrier : le savoir-faire de l’artisan est remplacé par une multitudes de tâches réduites à de simples manipula- tions…) La composante destructrice dont serait porteuse l’innovation apparaît véritablement avec les théories économiques de Schumpeter (1883- 190) qui introduit le terme en économie vers 1911 (Théorie de l’évolu- tion économique). Dès lors, l’innovation est généralement associée à la croissance économique, à l’entreprise et au progrès technique. Dans le dictionnaire culturel en langue française d’Alain Rey (le Robert), l’in- novation est définie dans une acception spécifique et relativement ré- cente comme : « une réalisation technique nouvelle qui s’impose sur le marché ». Lorsque l’on évoquait plus haut le fait qu’innover soit aujourd’hui plus facilement compris comme sortir du cadre plutôt qu’y introduire un élé- ment nouveau, l’une des raisons vient justement de l’utilisation du mot circonscrite principalement dans le domaine de l’entreprise et du rap- prochement causal avec la croissance économique, « innovation » est devenu un vocable majoritairement économique. Innover en profon- deur, c’est de plus en plus créer un espace de marché entièrement nou- veau, « changer d’océan »2 : s’échapper de « l’océan rouge » établi et au bord de la saturation, où la compétition pour la survie est intense et meurtrière, et effectuer un déplacement stratégique pour gagner « l’océan bleu » plus paisible, exempt de concurrence. Il ne s’agit plus de changer les choses de l’intérieur mais de créer un nouveau contexte, un nouveau paradigme qui rend possible la mise en place des artefacts « innovants » qui eux-mêmes concrétiseront l’innovation. Là où traditionnellement l’invention était introduite et parvenait à modifier le cadre établi (et donc prenait éventuellement le nom d’innovation, suivant l’époque), le préala- ble est maintenant la création, au moins conceptuellement, d’un nou- veau cadre (extérieur à celui qui est déjà établi) pour pouvoir y accueillir le produit, service, procédé, etc. innovant. Dans ce cas, l’innovation est Kim Chan, Renée Mauborgne, Stratégie Océan Bleu : Comment créer de nouveaux espaces stratégiques
  • 18. 18.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION avant tout dans l’élaboration du paradigme, et passe par un effort pros- pectif. En cela, s’agit-il toujours d’une introduction au sein de la société pour en modifier les normes ou s’agit-il d’un réaménagement social qui permet l’introduction de nouveaux artefacts ? Il est intéressant de se pencher sur le sens des contraires pour perce- voir l’étendue du champ sémantique et avoir une vision plus complète par l’écart. Les contraires associés au mot « innovation » sont : archaïsme, immo- bilisme, routine, tradition. Et ceux au verbe « innover » sont : conserver, maintenir, copier, imiter. On s’aperçoit pourtant que ces contraires ne sont pas nécessairement justes, innover c’est aussi parfois maintenir quand on avait pris l’habitu- de de détruire, de remplacer ou de laisser se dégrader. Une grande inno- vation conservatrice par exemple fut en France, la création en 1830 par le ministre de l’Intérieur François Guizot du poste d’inspecteur des mo- numents historiques et les premières restaurations d’édifice sous la di- rection de Prosper Mérimée. Innover c’est également parfois imiter, pour rester dans la conserva- tion et la protection, le premier parc national du monde (Yellowstone) a été créé en 1872, inspiré par la création huit ans plus tôt et toujours aux Etats-Unis de la première réserve (vallée du Yosemite en Californie). Chaque création d’un nouveau parc dans le monde a été une innovation dans le territoire comme aux alentours, pour les habitants (et les touris- tes). Ces exemples doivent leur existence à des lois, des décrets, mais on peut mentionner l’Aibo de Sony, ce chien-robot de compagnie dont le comportement d’apprentissage est calqué sur celui d’un chiot3, les surfa- ces nanotechniques développées pour l’adhérence sèche (par le Labora- toire de Nano-Robotique de Carnegie Mellon) imitant les aspérités digi- tales (poils) du lézard gecko, etc. En résumé, avant le XIXe Siècle, on parle peu ou pas d’innovation, mais d’invention. On ne parle d’innovation que dans le domaine juridi- que. Ce qui caractérise la justice, le pouvoir législatif et qui semble être la raison de l’emprunt du mot dans le contexte industriel et économique, c’est l’« universalité » (du moins à une échelle institutionnelle, c’est-à- dire nationale, européenne par exemple...) : la Loi s’applique à tout le monde (ou presque) et l’apport ou la modification d’une loi, d’un article Lors de sa première mise en route, il ne sait pas marcher, il lui faut quelques heures de gesticu- lations en essai/erreur pour apprendre de façon autonome à coordonner ces mouvements dans le but d’arriver à se déplacer de la manière la plus efficace qui soit.
  • 19. PREAMBULE -.19 doit être respecté dès lors par tous et instantanément. Cette faculté de toucher rapidement la quasi totalité d’une population donnée s’appli- quait de plus en plus à la production (résultat) manufacturière puis in- dustrielle. C’est probablement cette analogie qui a été retenue ou qui a rendu possible l’appropriation du mot dans la langue pour parler soit de l’application d’une invention dont l’acceptation par un public est organi- sée et déterminée à l’avance, soit de l’application d’une invention dont l’acceptation par un public est effective, réalisée, reconnue.
  • 20.
  • 22. 22.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION ITINERAIRE n° : 1 Du PDL au lyber : un déterminisme techni- que ? Voici une expérience de projet dans le cadre de ma formation à l’ENS- CI. Il s’agit d’un projet mené à L’ADN (Atelier de Design Numérique encadré par Jean-Louis Fréchin) en binôme avec un autre étudiant, Da- mien Roffat. Je vais volontairement relater cet épisode avec le point de vue d’un concepteur en exercice, même s’il ne s’agit que d’un travail d’étudiant pour montrer et amplifier l’embarras dans lequel nous nous sommes trouvés. Pour cela, il est d’abord nécessaire de s’attarder un peu sur le contexte, c’est-à-dire de présenter le déroulement du projet, et décrire la proposition. Nous avions décidé de travailler sur la prise de notes. La prise de notes face aux données numériques. L’objectif que nous nous étions fixé était de concevoir un outil de prise de notes facile à utiliser, toujours à portée de main, adapté aux informations numérisées, et qui puisse éventuelle- ment profiter de la puissance des technologies numériques pour le par- tage de ces notes. Nous avons enquêté sur les pratiques tournant autour de la prise de notes en observant et interrogeant des gens, que ce soit dans un cadre professionnel, personnel ou de loisir. Les besoins sont de divers ordres et se recoupent parfois : - recopier : en écrivant, en dessinant, ce qui permet en général de fa- ciliter la mémorisation (« j’écris, je retiens ») - noter une idée (« tiens, ça me fait penser à … ») ; - mémoire à long terme (« je sais que c’est ici, je pourrais y revenir ») ;
  • 23. ITINÉRAIRES -.23 - mémoire à court terme : pense-bête, truc à faire, rendez-vous, em- ploi du temps de la journée, etc. ; - « enregistrer » sur le coup et rapidement quelque chose d’important comme une adresse, un numéro de téléphone, etc. Le classique carnet de notes nous paraissait à tout point de vue extrê- mement pratique et répondant à beaucoup de ces besoins. Le carnet permet de regrouper sur un même support des contenus bruts (tickets, feuille collée, photo, etc.) et des contenus interprétés : ce sont les notes à proprement parler (écriture, dessin, etc.). Il les centralise et les organise chronologiquement dans le temps, faisant de chaque page et chaque élé- ment inscrit une balise visuelle de repérage temporel (nous avons même rencontré une personne qui annotait la tranche de son carnet : telle épaisseur de pages correspondant à un projet, une série de conférences, un voyage, etc.). On retrouve facilement ce que l’on cherche pour les raisons évoquées précédemment qui font appel aux réminiscences contextuelles, mais aussi parce qu’on peut le feuilleter très rapidement (flip) et si ce que l’on cherche est suffisamment éloquent, il nous saute aux yeux presque instantanément. Enfin, le format du carnet permet de le garder sur soi, dans une poche ou dans un sac. Bref, c’était l’outil idéal sur lequel nous pouvions nous appuyer, il suf- fisait alors de trouver comment y intégrer les sources numériques. L’intérêt était de pouvoir se déplacer avec ses notes « analogiques » et ses notes numériques en facilitant l’accès (recherche et visualisation) et la portabilité. Alors comment s’y prendre ? Longtemps durant le projet nous avons cherché à adjoindre à un carnet papier une greffe numérique capable de capter les données et de les restituer visuellement. Nous avions pensé à une feuille, une sorte d’intercalaire technique dans le carnet, dont une face serait en e-paper pour l’affichage et l’autre une sorte de capteur CCD qui pourrait scanner, numériser et transcrire une page de magazi- ne, l’écran d’un ordinateur. Nous avions également pensé au stylo-scan- ner (c-pen) et bien d’autres procédés, mais tous posaient problème : pas si pratiques d’usage, encombrants, trop coûteux, pas au point… A la place d’une greffe nous nous dirigions vers une vilaine béquille, une usine à gaz pour une valeur ajoutée somme toute assez modeste. Notre volonté de garder le papier pour toutes les raisons qui ont été citées, sans parler du plaisir et du confort d’écriture, s’est progressive- ment effritée… non sans douleur. Il ne s’agissait pas d’un regret nostal- gique mais d’un réel intérêt pour un outil performant et léger dans tous
  • 24. 24.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION les sens du terme, qui méritait simplement d’être augmenté. Nous avons donc dû faire un choix radical et passer au « tout numérique » : abandon total du papier, mais certainement pas des avantages qu’il permettait : Nous avons dessiné un objet physique (hardware) que nous avons ap- pelé « PDL » (Personnal Digital Logbook). C’est un appareil de poche composé principalement de deux écrans tactiles se repliant l’un sur l’autre, sur lesquels on peut écrire, dessiner et importer des données numériques (photo, texte, vidéo, son, et.). L’essentiel du travail portait sur l’interface et l’interaction : nous avons choisi de dessiner un système d’exploitation (OS) orienté document, autrement dit, on manipule les contenus eux-mêmes et non des fichiers et des dossiers. Le déroulement se fait page par page, chronologiquement. Nous avons mis en place un principe de « post-it » alimentant des bases de données (carnet d’adres- ses, emploi du temps, etc.) et constituant des balises visuelles rapidement identifiables lorsqu’on « feuillette » à haute vitesse. Les applications (lec- teurs audio, vidéo…) restent invisibles, et peuvent être sollicitées à tout moment en fonction du contexte grâce à l’unique bouton de l’appareil. L’ensemble constitue un carnet de bord augmenté permettant une réelle transversalité des sources et des contenus, un outil assez bien adapté au blogging de surcroît. Voilà, le résultat était satisfaisant, nous étions en fait assez fiers et les retours que nous avions eus suite à une présentation du projet à un Car- refour des possibles1 parisien étaient très positifs. Une dame d’une soixantaine d’années avouant volontiers ne pas être une familière de l’in- formatique nous a même demandés avec insistance de l’essayer : elle était séduite parce que ça ne lui paraissait « pas trop compliqué » et adap- té à sa situation (nous lui avons expliqué ensuite qu’il ne s’agissait que d’une maquette en mousse PU et d’une animation). Malgré tout, nous étions un peu déçus. Déçus parce qu’impuissants : malgré notre volonté, le tout numérique s’est imposé comme une évi- dence. Déçus parce que notre projet ne laisse plus la place à la prise de notes papier : si je décide d’utiliser un PDL, je n’ai plus de raison d’utili- ser un carnet, pourquoi s’encombrer de deux objets qui remplissent la même fonction, surtout si le second offre la possibilité de communiquer avec tous les appareils numériques que j’ai déjà ? Nous étions confrontés à trois embarras : carrefour des possibles : rencontre organisée par la FING, visant à présenter des projets inno- vants
  • 25. ITINÉRAIRES -.25 Projet.PDL.Blank.Page.à.l’atelier.de.design.numérique.de.l’Ensci - Premièrement le potentiel destructeur de l’innovation et la perte qu’elle engendre. On pourrait craindre la disparition pure et simple de la prise de notes papier que pourrait entraîner ce genre d’innovation. Le PDL, même s’il y gagne par rapport aux PDA du marché, perd en sen- sibilité et en sensations par rapport au carnet papier. Exit la richesse propre au papier et la possibilité qu’il ouvre d’utiliser une vaste gamme de « marqueurs » (stylos, feutres, plume, pinceau, crayons…), exit la pos- sibilité de reconnaître l’écriture de quelqu’un. Mais après tout, c’est une technologie pour une autre, y a-t-il raison de s’inquiéter de la disparition d’outils de prise de note papier ? Non, pas plus que de s’inquiéter de la disparition des tablettes de cire au profit du parchemin, puis du parche- min pour le papier, ou du plumier au profit du stylo à bille… - Deuxièmement, le déterminisme qui semble caractériser le passage d’une technique à une autre apparemment plus puissante. En tant que concepteurs mais également en tant qu’utilisateurs poten- tiels, nous avons été gênés par la tournure inéluctable. Nous avons eu cette désagréable impression de ne pas avoir eu le choix, de n’avoir rien décidé sinon les modalités d’un passage prédéterminé vers un objet en- tièrement numérique. Cela donne le sentiment que tout a été décidé de- puis longtemps, depuis l’invention du bit et de la théorie de l’informa- tion au sortir de la seconde guerre mondiale, depuis le premier métier à tisser de Jacquard en 1804, depuis l’arithmétique binaire de Leibniz à la fin du XVIIeme, c’était peut-être même déjà en germe dans les bouliers chinois… On peut d’ailleurs se demander à ce titre si, au contraire, la véritable innovation aurait été d’aller à l’encontre de cette fatalité. Mais ce déterminisme qui nous a dérangés, n’est peut-être que fictif : nous
  • 26. 26.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION avons peut-être mal fait notre travail, nous aurions possiblement pu trouver, en insistant un peu plus longtemps, une solution hybride qui ne fermait pas les possibilités, qui laisse encore le choix de ne pas s’aban- donner entièrement à la numérisation. L’historien et sociologue Jacques Ellul (1912 – 1994) explique ainsi : « Le choix est fait a priori. L’homme (ni le groupe) ne peut décider de telle voie plutôt que la voie technique : il est en effet placé devant ce di- lemme très simple : ou bien il décide de sauvegarder sa liberté de choix, il décide d’user du moyen traditionnel ou personnel, moral ou empiri- que, et il entre alors en concurrence avec une puissance contre laquelle il n’a pas de défenses efficaces : ses moyens ne sont pas efficaces, ils se- ront étouffés, éliminés, et lui-même sera vaincu – ou bien, il décide d’ac- cepter la nécessité technique ; alors il vaincra, mais il sera soumis de fa- çon irrémédiable à l’esclavage technique. »2 C’est ainsi par exemple, que le modèle urbain des tours n’apporte de réels bénéfices à ses habitants que s’il est appliqué jusqu’au bout comme il peut l’être dans certains centre-ville américains « A Manhattan, les tours sont en lien direct avec la rue, à la différence de l’architecture de dalle, qui crée de grands espaces vides, ventés et isolés, comme au pied des tours du Front de Seine. »3 Parfois, on ne peut pas faire les choses à moitié. Et c’est un peu ce qui s’est passé avec le PDL. Ivan Illich (1929-2002) observait déjà ce type de phénomène détermi- niste dans les sociétés populaires d’Amérique centrale et appelait une de ces variantes la « modernisation de la pauvreté », il s’agit de l’introduc- tion et la quasi-obligation pour des populations « pauvres » d’utiliser des produits industrialisés à la place ou en plus d’une production vernacu- laire locale, engendrant une dépendance qui paralyse l’autonomie de ces populations. L’industrie met alors en place un « monopole radical » de satisfaction d’un besoin (qu’elle crée parfois de toutes pièces) : « Une fois ancrée dans une culture, l’ « addiction » à la paralysante abondance engendre la « pauvreté modernisée ». C’est la forme de dévalorisation nécessairement associée à la prolifération des marchandises. »4 -Troisièmement, effectivement, l’irréversibilité qui, elle aussi, semble caractériser ce passage d’une technique à une autre a priori plus puis- Jacques Ellul, Le système technicien, Le cherche midi, 2004 p.27 (première édition Calmann-Lévy, 1977) Thierry Paquot cité dans l’article : « L’ivresse des hauteurs », La Vie, 19 juin 2008, p.41 Ivan Illich, Le chômage créateur, Seuil, 1977, p. 22
  • 27. ITINÉRAIRES -.27 sante. Mais comme l’explique Alain Gras (professeur de sociologie et d’anthropologie des techniques à la Sorbonne), le chemin n’est jamais aussi droit, il y a des ruptures, des niches, des boucles, il n’y a pas de continuité pure et linéaire, la « sélection naturelle » n’élimine heureuse- ment pas tout sur son passage : l’homme moderne fait encore griller sa viande au feu de bois de temps en temps (de préférence l’été, dans le jardin), la photographie n’a pas tué la peinture et des jeunes filles dont les mères n’ont jamais touché une aiguille se mettent à tricoter… La technique est socialement construite, le choix d’une technique pour une autre, même s’il s’impose parfois avec dureté, n’est probablement en réalité jamais définitif. Les techniques survivent ailleurs ou cohabitent invisiblement car les plus adaptées au milieu et au contexte socioculturel occultent les minoritaires. Des techniques apparemment perdues peu- vent émerger à nouveau si les conditions le permettent ou le nécessi- tent. Évoquons le cas du lyber, un contre-exemple puisqu’il s’agit d’une in- novation qui s’appuie pleinement sur les TIC (Technologies de l’Infor- mation et de la Communication) pour mettre en avant les qualités du papier. Un lyber est un livre shareware, il a été défini et mis en place par Mi- chel Valensi, directeur des éditions de L’Eclat, dans un texte paru pour la première fois en 2000, dans le livre Libres Enfants du savoir numérique6 : Petit traité plié en dix sur le lyber7. La majeure partie de ce qui suit est issue ou directement extrait de ce texte. Un lyber est la version numérique disponible gratuitement sur le Net de l’intégralité d’un livre édité et commercialisé. L’apparition du numérique oblige les éditeurs à reconsidérer la ques- tion des supports. Les caractéristiques intrinsèques et fondamentales des contenus numériques tiennent au fait que l’on puisse les copier à l’infini sans déperdition de qualité (si je donne un fichier, je ne le perds pas, contrairement à un objet physique), c’est ce que l’on appelle des biens non rivaux. Leur intérêt réside dans la facilité de diffusion et la modifi- Alain Gras, Le choix du feu, Fayard, 2007, pp. 117-123. Dans ce chapitre, il propose d’appliquer la théorie des équilibres ponctués issue de la biologie, au domaine de l’anthropologie des techniques. Libres enfants du savoir numérique, anthologie du « libre » préparée par Olivier Blondeau et Florent Latrive, L’éclat, 2000 http://www.lyber-eclat.net/lyber/lybertxt.html
  • 28. 28.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION cation de la notion de propriété. Le numérique permet un mode de partage où il n’y a pas besoin de se défaire de l’information pour la don- ner et pas besoin de déposséder quelqu’un pour l’avoir. Le fait de faire payer un fichier est incohérent avec sa nature même (ce qui ne signifie pas que la rémunération du travail nécessaire à sa constitution ne puisse exister, ni que l’auteur n’ait aucun droit sur ce qu’il a produit). Dans un premier temps, le propos est d’être réaliste et lucide par rapport à ce que doit affronter et intégrer le monde de l’édition. Le modèle établi est pour lui obsolète. Le deuxième enjeu important est l’opportunité de rendre la connais- sance libre et accessible au plus grand nombre : contribuer à la diffusion gratuite du savoir (accessibilité à des auteurs quel que soit l’endroit où l’on vit). Cette innovation participe au processus de progression vers un « réseau Internet résolument non commercial »8. Michel Valensi explique que pouvoir essayer à sa guise un produit avant de l’acheter est dans l’intérêt de tous : « 1. Pouvoir ne pas acheter un produit qui ne nous satisfait pas est la moindre des choses. 2. Acheter un produit qui nous satisfait est une double satisfaction pour l’utilisateur et pour le concepteur. »9 Permettre aux lecteurs de lire intégralement un livre avant de l’acheter évite d’engorger le marché, les librairies et les médias avec des best-sel- lers produits à la chaîne : « Les livres qui pullulent de nos jours et qui tiennent sur 3 pages format A4, gonflées pour faire 70 pages vendues 10, 20, 30 ou 40 francs tourneraient sept fois leur encre sous leur ja- quette avant de passer au brochage ».10 Cette innovation a une portée plus ambitieuse et vise à établir une re- lation de confiance équilibrée entre tous les acteurs du livre : « N’est-il pas temps de considérer le lecteur non plus comme un simple consom- mateur de produits culturels nous permettant de faire marcher nos peti- tes boutiques bancales, mais de lui proposer un pacte en vue de la consti- tution d’une «communauté de bienveillants»? »11 Loin de supprimer le libraire qui peut passer pour un intermédiaire inutile ou de rendre obsolète le livre papier, l’accès gratuit aux manus- crits en ligne participe à la promotion des ouvrages vendus en librairie. http://www.lyber-eclat.net/lyber/lybertxt.html 7.3 Ibid 4 (note 1) 0 Ibid 4.3 Ibid 6.3
  • 29. ITINÉRAIRES -.29 Sur le terrain, l’équation n’est pas toujours vérifiable, mais aucune baisse significative des ventes n’a été observée suite à la mise en ligne d’un ly- ber. Il est difficile d’en évaluer l’impact, cependant, Valensi cite l’exem- ple d’un livre (De la dignité de l’homme, de Jean Pic de la Mirandole, un humaniste italien du XVeme siècle) dont 2 000 exemplaires ont été ven- dus entre 1993 et l’an 2000 et dont 10 000 exemplaires ont été vendus depuis le lancement du lyber, sur la même période de temps. Il cite éga- lement l’exemple d’Amazon.com qui a demandé à certains éditeurs de mettre à disposition sur leur site des versions intégrales de certains li- vres, Wired rapporte que la vente des ouvrages en question aurait aug- menté de 10 à 20%. Valensi insiste sur l’intérêt de ce principe vertueux qui fonctionne déjà sans qu’on se pose de question avec la bibliothèque publique en ajou- tant : « Stallman (Copyright: Le public doit avoir le dernier mot) a raison de dire que le fait de lire un livre en bibliothèque n’est pas une vente perdue pour l’éditeur. Ce n’est que la perte de quelque chose qui aurait pu ne jamais se produire, la seule perte d’une vente en puissance. À ce titre, toute vente non réalisée est une vente perdue pour l’éditeur : par ailleurs, ne vous est-il jamais arrivé d’acheter un livre que vous avez déjà lu, ou même d’acheter un livre dont vous savez pertinemment que vous n’en commencerez pas la lecture avant plusieurs années, vous contentant - avec délice - de la simple présence silencieuse de son dos dans votre bi- bliothèque ? »12 Qu’est-ce qui a facilité/permis l’introduction de cette innovation ? - l’innovateur est éditeur. En tant qu’éditeur, Valensi est directement impliqué dans le débat sur la circulation des contenus numériques. Il est de plus selon le système qu’il tente de transformer de l’intérieur, l’un des acteurs théoriquement hostiles ou résistants à ce qu’il propose. L’éditeur est un maillon-clé qui peut à lui seul paralyser ce genre d’initiative. Il est donc en première ligne pour engager le changement, c’est-à-dire réaliser l’idée et mettre la réalisation à disposition. Valensi passe par sa propre société d’édition pour mettre en place le changement, et n’a donc per- sonne d’autre que lui à convaincre pour introduire le lyber, excepté les auteurs, mais il suffit d’un seul pour commencer ; - le Web, qui est le support utilisé pour faire vivre le lyber est un me- dium libre, étendu et relativement bien établi dans les pratiques sociocul- Ibid 4.2
  • 30. 30.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION turelles. L’introduction nécessite évidemment un minimum de commu- nication, mais le peu qu’il y a à faire s’agrège spontanément à ce qui préexiste (Internet, site des éditions, catalogue en ligne et papier, etc.) ; -la création et l’introduction de chaque lyber ne coûtent presque rien, il s’agit de mettre en ligne du contenu déjà créé (copier/coller avec un léger travail de mise en forme) et dont l’extrêmement faible poids n’im- plique pas de surcoût significatif au niveau de l’espace de stockage (ser- veur). Qu’est-ce qui accélère ou favorise la diffusion du lyber ? - l’honnêteté du « pacte » qu’implique l’utilisation du lyber. Il lie à mar- che égale l’auteur, le lecteur, l’éditeur et le distributeur dans une relation de confiance de compréhension et de respect ; - la volonté de partager, que ce soit de la part de l’éditeur ou de la part du lecteur : « On n’achèterait plus seulement pour soi, mais le plus sou- vent pour un(e) « autre » ; non plus seulement pour « savoir », mais pour faire partager son savoir... »13 ; - des lecteurs achetant par militantisme et partageant la même vision d’avenir au sujet de la connaissance et de son accès ; - la reprise de cette idée par d’autres éditeurs, c’est le cas par exemple de l’éditeur marseillais Agone ou de Zones, de La Découverte ; - la promotion par le caractère totalement nouveau, polémique et ap- paremment paradoxal ; - le fait même d’être sur le net, donc potentiellement visible par énor- mément de personnes ; Qu’est-ce qui freine sa diffusion ? - la frilosité des intermédiaires, parfois leur hostilité et même par exemple le boycott du catalogue de la part de certains libraires ; - l’absence ou l’extrême faiblesse du relais de l’information dans la presse professionnelle et nationale (probablement pour la raison citée précédemment) ; - les grands éditeurs bien installés avec beaucoup de promotion (un bon réseau de diffusion et de bons financements de « publicitaires ») ont du mal à voir l’intérêt : l’opération est plus facile ou moins risquée pour les petites structures d’édition que pour les grosses ; - la polémique autour de l’e-book (le livre électronique, comme le 6.2
  • 31. ITINÉRAIRES -.31 eReader de Sony ou le Kindle d’Amazon) : pour certains, la gratuité du téléchargement du lyber est perçue comme une incitation à remplacer l’objet-livre par l’e-book. Le problème n’est pas de protéger absolument le livre envers et contre tous, mais de savoir pour quelles raisons il serait dans notre intérêt à tous de le protéger. En l’occurrence, cette attitude un peu conservatrice n’est qu’une manière de remettre à plus tard le problème. Le lyber fait donc figure de test grandeur nature pour consta- ter le mal ou le bienfait occasionné. Pourtant, en ce qui concerne l’e-book, même si le confort de lecture s’améliore avec des e-paper de 10 dpi et des blancs de plus en plus blancs, il reste peu commode et peu agréable pour plusieurs raisons dont voici les deux principales : Premièrement, il implique la même taille et le même format standard pour tous les textes, il y a donc inadéquation entre le contenu et le contenant : pas de ligne éditoriale, ou très minime. Deuxièmement, et c’est peut-être la clef de l’accumulation des échecs commerciaux successifs des e-books, cognitivement parlant, ce médium est considérablement pauvre comparé à un livre papier qui a une épais- seur induite par le nombre de pages, leur grammage, etc. C’est par exem- ple l’acte de tourner la page et donc de voir et sentir l’avancement de la lecture dans cette profondeur, de sentir au creux de sa main, au bout de ses doigts où l’on est dans l’ouvrage, ce qu’il reste parcourir, etc. qui fait la différence (cela ne signifie pas que l’usage des e-books n’a aucun inté- rêt, il peut devenir un support pertinent pour une certaine partie de la presse quotidienne, ou blogs, nourri de flux RSS : à quand netvibes sur livre électronique ?). La musique pose les mêmes questions que le lyber mais dans un contexte sensiblement différent : La musique, numérisée et téléchargée illégalement constitue un man- que à gagner selon les producteurs et éditeurs qui vendent la musique sous forme de CD. Pourtant, c’est souvent parce que l’on a pu écouter à plusieurs reprises une chanson à la radio ou l’album entier chez un ami que l’on va acheter l’album en question. Le problème est le suivant : « Le téléchargement et la gravure d’un CD aboutissent finalement à un « produit » presque équivalent à celui qu’on peut trouver sur le « marché » une fois qu’on a passé la ribambelle des intermédiaires, producteur, maison de disques, distribution, diffusion,
  • 32. 32.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION etc. »14 Qu’est-ce qui différencie un album d’un ensemble de fichiers mp3 ? Qu’est-ce qui différencie un livre d’un lyber ? Pour le livre, la spécificité se situe au niveau du confort de lecture, dans la richesse du rapport charnel à l’objet et à son contenu, dans l’établissement d’une relation intime entre la main et l’œil, entre la matière et les caractères. Une manière d’appréhender le problème de l’édition musicale consiste à considérer la musique enregistrée comme libre et gratuite, à la manière d’un lyber. La rémunération peut alors passer par la scène, le spectacle vivant, l’édition soignée de CD et éventuellement de produits dérivés. Pour l’album (CD), il ne s’agit alors plus d’une simple bande sonore numérisée et compressée au format mp3, mais de musique numérisée de très haute qualité qui ne peut s’exprimer pleinement que sur une chaîne haute fidélité, dans une pièce ingénieusement sonorisée. La musique en mp3 téléchargée s’écoute avec des écouteurs sur un baladeur n’importe où, l’écoute d’un vrai album se fait sur du matériel de qualité dans un cadre adapté. Il n’y a pas de jugement de valeur à porter sur l’un ou l’autre, seulement le constat qu’ils correspondent à deux situations diffé- rentes : je peux à la fois aimer écouter dans le métro des mp3 sur mon ipod en allant au travail et apprécier en mélomane d’écouter des CDs dans mon salon, confortablement assis dans un fauteuil le soir, ou en dansant au milieu de la foule dans une boîte de nuit. D’autre part, il y a une différence fondamentale - qui détermine une bonne part du passage à l’acte d’achat - entre un CD gravé (ou des fichiers téléchargés) et un véritable album, c’est-à-dire une pochette avec du contenu comme des photos, les paroles, des textes, des explications, des éléments biographi- ques une mise en page soignée, etc. qui font la richesse et le plaisir de la plongée dans l’univers de l’artiste et, plus tard, du souvenir de l’époque ou on l’écoutait. Ce type de démarche fait par exemple le succès com- mercial des coffrets « édition spéciales ». Des fabricants de matériel HiFi comme BangOlufsen l’ont semble-t-il bien compris en concevant par exemple une chaîne comme la Beo9000 qui, en plus de sa qualité sonore, expose ostensiblement et simultanément six disques, comme des ta- bleaux précieux dans une vitrine, des icônes sur un autel. Finalement, la légalisation du téléchargement gratuit, si elle est com- plétée d’un réel travail d’édition (avec les artistes, non par-dessus eux, en maquillage), serait, à l’instar du couple lyber-livre, un bon moyen de pro- Entretien avec Michel Valensi réalisé par Olivier Blondeau dans Multitudes, n° 19, 2004-, p. 161 à 168
  • 33. ITINÉRAIRES -.33 La chaîne Beo 9000 de Bang Olufsen mouvoir les artistes, leur musique et d’instaurer une relation riche, pro- fonde, respectueuse et équilibrée entre le public, les artistes et les inter- médiaires. Qu’il s’agisse du livre ou de la musique, on est surpris de voir à quel point le numérique et le réseau IP peuvent être non pas des sources de problème ou des vecteurs de bouleversements pernicieux et définitifs pour tout un pan d’activité, mais au contraire, des auxiliaires qui permet- tent de stabiliser, d’approfondir et de renforcer la diffusion de la culture en ne mettant en péril aucune activité ou acteur si ce n’est peut-être le « marchand de soupe ». L’inévitable peut se marier avec le souhaitable et l’innovation avec la perpétuation. Si on se pose la question : est-ce que l’apparition de telles innovations repose davantage sur une avancée technique ou sur une forme de de- mande sociale ? Avec le lyber, il s’agit probablement des deux à la fois. Et cela ne va pas sans mettre en danger une situation établie selon et par le vieux modèle industriel et financier qui repose sur la marchandisation, la spéculation et la gestion (ou création) de la rareté.
  • 34. 34.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION ITINERAIRE n° : 2 Machine à laver : « c’était mieux avant… » S’il y a bien une innovation qui a marqué le siècle dernier pour la ma- jorité de la population occidentale, et davantage pour la moitié féminine, c’est la machine à laver. On ne s’en rend plus compte aujourd’hui, mais qui saurait se passer d’une machine à laver ? Cet élément nouveau, introduit dans un contex- te où le linge était lavé à la main, essentiellement par les femmes du foyer et pour la frange aisée par des lavandières professionnelles, a profondé- ment changé la donne, au point d’être devenu la norme actuelle. Il fait partie de la panoplie basique des ménages. Il s’agit pour beaucoup d’une véritable révolution, dont on peut dire qu’elle n’est que le résultat d’une évolution logique de la planche à laver, du battoir et de la lessiveuse, une amélioration continue, plus ou moins régulière. On peut également dire qu’elle marque une rupture pour le commun des mortels, le passage pour de bon à une société industriel- le (car si l’industrie se définit pour certains d’abord comme la possibilité de réaliser des bénéfices par la production de masses, elle est aussi défi- nie, comme la mise à disposition au plus grand nombre des fruits du progrès grâce à la hausse de la productivité et la baisse des coûts de pro- duction par rationalisation et économies d’échelles). Mais le lave-linge n’est que la partie émergée de l’iceberg. Cette innovation n’aurait pas pu voir le jour sans la constitution, par les pouvoirs publics (l’Etat et les collectivités locales) de réseaux d’adduction d’eau, d’évacuation et de traitement des eaux grises. Le lave-linge marque également une rupture dans l’évolution des outils de lavage par le recours, grâce au moteur, à une énergie extérieure qui remplace le frottage et le battage manuel du linge. Cette énergie abondante et à bas coût (actuellement encore) est
  • 35. ITINÉRAIRES -.35 Publicité.pour.les.lave-linge.«.During.» transmise par l’électricité, encore une fois grâce à un réseau accessible au plus grand nombre. L’électricité partout et pour tous. Les appareils élec- troménagers n’ont d’ailleurs pu voir le jour qu’à la faveur d’un maillage électrique considérablement étendu et densifié, mais c’est probablement aussi parce que l’industrie s’est mise à proposer des produits autres que le matériel d’éclairage que le réseau s’est développé ; un peu comme la moquette est apparue essentiellement parce que l’aspirateur rendait pos- sible son nettoyage, et inversement l’aspirateur est apparu parce qu’il n’y avait aucun autre moyen que l’aspiration pour nettoyer la moquette. Cet instrument fait gagner tant de temps, économise tant de manipu- lations et de peines. Le lave-linge est un pur produit de synthèse, et s’il faut lui rendre grâce, il faut simultanément rendre grâce aux couches basses qui sous- tendent son existence : l’infrastructure électrique et le réseau d’adduc- tion d’eau. Le lave-linge fut le fer de lance des arts ménagers, il marqua une géné- ration de femmes et changea la vie de toutes les suivantes en modifiant les rapports sociaux. Il est décrit comme l’un des principaux éléments de la libération de la condition féminine durant les trente glorieuses et de démocratisation du confort ; lequel se traduit par l’apparition d’une clas-
  • 36. 36.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION se moyenne. La machine et l’industrie au service de l’émancipation des femmes, de l’égalité des sexes ? Alain Gras se demande prudemment si la machine à laver n’a pas plutôt accompagné un changement de posi- tion sociale de la femme. La machine pourrait être apparue et devenue efficace pour atteindre cet objectif : donner la possibilité à la femme de l’extraire du domaine privé du foyer pour la faire entrer dans l’espace public, celui du marché du travail. Ce qui ne veut pas forcément dire la faire sortir du rôle qu’elle tenait jusque là dans l’économie du foyer. Même si le linge est lavé automatiquement et si la durée de la lessive s’est considérablement raccourcie, les tâches préliminaires et complémentai- res pour arriver à une pile de linge propre, repassé, plié et rangé dans l’armoire (et davantage lorsqu’il s’agit de linge très délicat devant être lavé à la main) incombent encore généralement aux femmes. Voici par exemple l’extrait d’un message recueilli sur le forum de www.femmeau- foyer.net (réseau d’entraide et de solidarité réservé aux mères et femmes au foyer) : « La machine à laver justement, sous prétexte qu’elle a libéré la femme du lavoir, possède la particularité d’attirer comme un aimant une quantité effroyable de linge quotidien. Sûr qu’avant, on ne se changeait qu’une fois la semaine et encore…deux fois par an pour les draps, la machine à laver permet de se changer trois fois par jour… les draps tous les huit jours. Soit au bas mot pour une famille de quatre : 52 semaines fois X 4 paires de draps = 208 paires X 2 = 416 carrés immenses de tissus et autant de taies, qui mettent 100 ans à sécher l’hiver, période d’ailleurs favo- rable au port de chaussettes. Avec une moyenne raisonnable de 8 mois par an, à raison d’une paire de chaussettes par jour et par personne, cela représente 240 jours X 8 chaussettes = 1919. (Adapter le calcul au nombre de personnes par foyer) j’in- siste sur le résultat impair, car les chaussettes sont indépendantes et rarement en couple. Donc 1919 chaussettes à 1) placer dans la machine, 2) sortir de la machine, 3) étendre, 4) rassembler (si possible) donc 1919 X 4 manipulations soit 7676 gestes par an pour des chaussettes, épanouissant non ? »1 Ce témoignage n’est certainement pas si excessif et relève bien la quantité de travail manuel que la machine n’a pas supprimée ou disons celui qu’elle cache, sans compter les contraintes : ne pas laisser le linge mouillé trop longtemps dans la machine fermée au risque qu’il prenne une odeur de moisi par exemple. L’argument de vente a longtemps été celui du répit, du repos, de l’atti- http://femmeaufoyer.dynamicforum.net/votre-vie-de-femme-au-foyer-f6/la-journée-de-la- glande-le-23-octobre-t26940.htm
  • 37. ITINÉRAIRES -.37 tude oisive que pouvait dorénavant afficher et affirmer la femme pen- dant que la machine tourne. Si la femme a gagné du temps, ça n’a été que pour le mettre à profit dans une autre activité, l’activité professionnelle par exemple (dont au passage, une petite part de la rétribution permet l’achat d’une machine des consommables et l’entretien des réseaux dont elle est dépendante). La machine n’a peut-être été plus efficace que pour que madame le soit davantage. La contribution du lave-linge à l’émanci- pation de la femme est relativement ambiguë. L’efficacité du nettoyage du lave-linge est elle-même très relative : ma grand-mère répète à qui veut l’entendre que « la machine ne lave que le linge propre ». Pour elle, le recours à la machine à laver n’a d’intérêt que pour laver du linge peu sale. La machine à laver ne viendra ni à bout des pantalons tachés par la terre et le cambouis du grand-père ni des tabliers tachés de sang et de gras, ni des salopettes gorgées de sève et de jus de pelouse de la petite dernière. On peut l’entendre de deux manières : -les machines ne sont pas aussi efficaces que la lessiveuse ou les bras (ce qui pose problème dans son quotidien) ; -on a aujourd’hui tendance à ne pas salir nos vêtements : non seule- ment nos activités finissent par être de moins en moins salissantes mais notre « seuil de résistance psychique à la saleté » diminue. Est-ce la facilité d’usage de la machine et son moindre coût (pour budget moyen) qui nous pousse à changer de tenue aussi fréquemment, ou bien, est-ce la relative propreté du linge (prédominance des activités tertiaires, etc.) qui pousse les constructeurs à produire des machines peu performantes en terme d’élimination de la saleté ? Cette notion d’efficacité, propre à une conception progressiste de l’évolution technique éclipse d’autres aspects importants et inséparables de la technique. Heidegger allait même jusqu’à dire : « l’essence de la technique n’est absolument rien de technique »2. L’efficacité du lave-linge est pourtant largement associé à des critères de performance technique : essentiellement la rapidité à travers le temps de lavage, ainsi que la vitesse en tr/min du tambour. Alain Gras démon- tre dans Fragilité de la puissance que « […] l’efficacité ainsi conçu ne pro- longe l’objet ni dans la durée ni dans le milieu environnant. Donné com- me isolé dans un espace-temps défini ici et maintenant par la science, cet objet se verra ainsi privé de toutes ses ramifications qui le font vivre en Martin Heidegger, Essais et conférences, Gallimard, p.9
  • 38. 38.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION tant que moyen d’action sur le monde produit par ce même monde. » 3 Fort heureusement, d’autres critères sont également mis en avant aujourd’hui, tels que le silence, le niveau de vibrations, la consommation d’eau et d’électricité (normée), la délicatesse de l’essorage, le nombre de programmes pour le linge délicat, l’autoprogrammation (la balance inté- grée calcule la quantité d’eau nécessaire), etc. « Est efficace ce qui atteint l’objectif attendu » (Larousse). L’efficacité n’est donc pas séparable du contexte et de l’attente sociale. On ne peut pas comparer le besoin, le milieu et le mode de vie de ma grand-mère avec les miens, ni ceux d’un couple de notables du XIXeme avec ceux d’une famille actuelle de quatre enfants. Ainsi, le besoin d’une durée du cycle de lavage qui devrait tendre à se raccourcir avec l’évolution du progrès technique, serait une pure fiction. La durée du cycle de lavage n’a d’ailleurs, en général, que très peu d’im- portance finalement, ce qui est intéressant avant tout, c’est le caractère automatique : laisser travailler la machine à ma place pour m’épargner le temps et la pénibilité d’un lavage manuel. Le studio de design de Whirlpool Europe a imaginé en 2001 un pro- totype de lave-linge : Biologic, peut-être une innovation à venir. Biologic n’est pas issu d’une réflexion sur la puissance ou l’amélioration techni- que qu’il est possible d’apporter au lave-linge actuel, mais sur ce que la vie quotidienne des utilisateurs peut apporter dans la compréhension de que signifie « laver » (L’adage dit d’ailleurs qu’il ne faut pas demander à un designer de dessiner un pont mais de trouver un moyen de traverser la rivière). Outre le principe de purification de l’eau par les plantes (phy- toépuration), l’intérêt de cet objet vient de l’analyse du contexte. Les designers ont observé les pratiques des membres de foyers équipés d’une machine à laver : ils se sont rapidement aperçu que le linge sale restait dans son panier plusieurs jours, et même régulièrement une semaine entière. Dans ce cas, pourquoi ne pas profiter de ce temps pour laver le linge au fur et à mesure qu’il s’entasse, lentement, sans débauche d’éner- gie ? Biologic est tout à la fois une machine et un bac à linge sale. Tous les soirs par exemple, le linge sale est placé dans l’une des six corbeilles (une pour chaque jour du cycle de lavage de six jours maximum) où il est lavé progressivement par la circulation de l’eau phytoépurée. En revan- che, on peut supposer que cette temporalité oblige en bout de chaîne à sortir le linge d’une des corbeilles tous les jours pour le faire sécher, ce Alain Gras, Fragilité de la puissance, Fayard, 2003, p. 247
  • 39. ITINÉRAIRES -.39 Le.lave-linge.Biologic.de.Whirlpool qui n’est pas forcément un problème pour tout le monde : certes il faut s’occuper du linge presque tous les jours, mais ça ne demande que très peu de temps, avec un roulement largement acceptable d’une bonne semaine. Cette technique n’est pas sans rappeler une pratique ancienne, antérieure au XXème siècle, qui consistait à disposer le linge sale dans des sacs avec de la cendre, ce qui l’empêchait de moisir en absorbant l’humidité. En effet, le linge n’était alors lavé qu’une ou deux fois par an (ce qui explique au passage, par exemple, le nombre important de pièces qui composaient les trousseaux). La cendre avait probablement un rôle préliminaire dans le nettoyage puisqu’elle était utilisée ensuite comme ingrédient avec le savon ou la soude pour décrasser le linge (essanger) avant de le faire bouillir. Le lavoir n’est plus utilisé aujourd’hui, si ce n’est de façon marginale : dans un court reportage, une jeune retraitée explique qu’elle aime venir laver son linge au lavoir lorsqu’il fait beau, elle préfère être dehors, son linge est beaucoup plus doux (assoupli et usé par les manipulations de nettoyage) et elle vient parfois accompagnée d’une de ses amies avec la- quelle elle aime bavarder au bord de l’eau le temps d’une lessive. A l’époque où le lavoir, par exemple, était couramment utilisé, il n’était
  • 40. 40.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION pas qu’un simple réservoir d’eau utilisé par les femmes pour laver le linge à la main. Il n’était pas confiné à cette activité et cette fonction de nettoyage. Son utilité, son intérêt (et parfois ses défauts) allaient bien au-delà : le lavoir avait un rôle social et culturel. Il était, par exemple, un centre de circulation des informations et un lieu de pouvoir dans le sys- tème politique communautaire. C’était en quelque sorte l’équivalent de la radio locale, et ce point de rassemblement, pour la part féminine de la population qui n’avait pas forcément voix au chapitre (absence de droit de vote) était l’occasion de s’exprimer, de débattre et de constituer un groupe d’influence, un pouvoir politique non négligeable au sein de la communauté. Il s’agissait de laver son linge non pas en famille, mais en public, et l’exposition de l’intimité du linge n’avait pas lieu sans effet. Le lavoir est aussi le lieu des querelles, des commérages et des règlements de comp- te. « Généralement on discutait de tout et de rien : on passait en revue tout le village et ses environs. C’est au lavoir que circulaient les informations et qu’on venait aux nouvelles. C’est là dit-on que «l’on blanchissait le linge, mais qu’on salissait le mon- de».C’était aussi le journal et la radio de l’époque. » Ainsi, l’activité du lavoir ne tient pas que du labeur. André Gorz (1923- 2007) explique avec toujours autant de limpidité que le concept de tra- vail englobe des dimensions multiples de l’activité humaine. La philoso- phie grecque distinguait en effet le ponos, c’est-à-dire le travail-corvée, la poiesis autrement dit le travail de l’artisan, de l’artiste, du « producteur » et le travail comme praxis (que Hannah Arendt appelle « l’agir ») : « La praxis est essentiellement l’activité non utilitaire qui tend à définir les conditions et les normes de la « bonne vie ». Cela comprend le débat politique et philosophique, la réflexion, l’enseignement, une grande par- tie de ce qu’on appelle aujourd’hui le « relationnel » et la « production de sens », l’Eros.Il peut sans doute y avoir des chevauchements et des inter- pénétrations entre ces dimensions de l’activité humaine. Elles se distin- guent par leur sens, leur intentionnalité beaucoup plus que par leur contenu. Élever un ou des enfants par exemple comporte du ponos - des besognes fastidieuses continuellement à refaire - mais n’est pas réducti- ble à cela ; ou alors la finalité, le sens du travail éducatif en tant que praxis a été perdu. »4 Entretien avec André Gorz réalisé par Yovan Gilles au printemps 1998 pour Les périphériques vous parlent N°10, 1998
  • 41. ITINÉRAIRES -.41 Femmes.au.lavoir.:.«.les.cancans.et.potins.du.jour..» « L’eau assume dans les sociétés prémachiniques un rôle de communi- cation non seulement entre les marchandises mais entre les êtres, le puits, l’abreuvoir, la mare étant en quelque sorte des émetteurs-récep- teurs. » L’eau a déjà en elle-même une charge symbolique importante, mais la disposition, l’entretien et l’usage collectif de cet outil commun représen- tent encore davantage sur le plan de l’entraide, la solidarité et de l’appar- tenance identitaire. Hors de l’activité pour laquelle il a été édifié, le lavoir est aussi le lieu de rencontre par excellence, son eau calme et souvent abritée de la pluie et des regards en fait un lieu de rendez-vous propice au jeunes amours, aujourd’hui encore… si l’abribus est devenu le lieu de « rencard » des bandes d’adolescents, le lavoir lorsqu’il existe encore, reste un lieu stra- tégique et symbolique très prisé pour le flirt. Il y aurait certainement beaucoup d’autres fonctions reconnues ou ta- cites attribuables au lavoir, et l’on pourrait regretter, avec ou sans nostal- gie, sa richesse, son potentiel relationnel et la « misère sociale » qu’aurait amenée la machine à laver. Plus près de nous, la corvée de vaisselle a elle aussi trouvé son salut par l’introduction d’une machine sur le marché : le lave-vaisselle (présent Alain Gras, Fragilité de la puissance, Fayard, 2003, p. 23
  • 42. 42.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION dans 43% des foyers français). Ses détracteurs l’accablent avec d’autres représentants de l’électroménager de nuire aux relations sociales, y com- pris dans la sphère familiale. La discussion suivante est extraite des com- mentaires d’un blog6 et illustre cette tension entre le sentiment de gagner en confort et en disponibilité, et la sensation d’avoir perdu quelque cho- se d’important que l’on pensait justement protéger et même encourager : -Hub- Par son manque de convivialité, le lave-vaisselle est autant responsable de la détérioration des relations familiales que la télévision ou l’ordinateur. -Selda- Ça laisse plus de temps ensemble... -Hub- ... sauf si c’est pour aller se coller devant la télé ou l’ordi... La vaisselle en famille était très conviviale, un qui lavait, deux qui essuyaient et un qui rangeait tout en continuant la discussion commencée au moment du repas... Aujourd’hui j’ai plutôt l’impression qu’on expédie le repas vite fait qu’on bourre le lave-vaisselle tout aussi rapidement pour aller vaquer fissa chacun dans son coin. C’est bien évidemment une vision des choses un peu caricaturale, mais quand même... -Milla- […] je me rappelle que [dans ma famille] sur 6 gosses, le principal pro- blème c’était la vaisselle, on se guettait comme des toutous jusqu’au jour ou les parents avaient instauré un tour de vaisselle... 20 ans plus tard, les enfants de ma frangine remettaient ça, et tenez vous bien, ils ont un lave vaisselle, il leur suffisait de mettre les couverts dans la machine et hop, mais non !!! C’est héréditaire... L’argument du gain de temps pour profiter de sa famille est plein de bons sentiments, mais, en général, ne tient pas longtemps à l’épreuve de la vie quotidienne moderne. On pourrait avoir le même raisonnement avec la préparation du repas : il y a au moins deux types de réponse face à l’isolement de la ou du maître(sse) de maison dans la cuisine, alors que le reste des convives regardent la télévision, écoutent de la musique, bouquinent, jouent ou discutent dans le salon. La première, c’est celle de l’industrie agroalimentaire qui propose des plats préparés à réchauffer, la seconde c’est la réponse architecturale qui fait tomber la cloison entre le salon et la cuisine pour faire une « cuisine américaine » ou « pièce à vi- vre ». La focalisation sur l’efficacité fonctionnelle et technique empêche sou- vent de prendre en compte les fonctions non techniques, d’entrevoir les interactions de l’objet (ou du service) dans son milieu, et rend difficile « Autrefois c’était quand même mieux » http://hublog.canalblog.com/archi- ves/2007/10/29/6701477.html)
  • 43. ITINÉRAIRES -.43 l’approche systémique. L’objet technique établi et encore moins l’innovation n’ont pas beau- coup de sens pris isolément. Un exemple emprunté à Yann Moulier- Boutang lorsqu’il traite du capitalisme cognitif : Du point de vue de l’apiculteur, l’abeille produit du miel, mais l’activité de l’abeille ne se ré- sume pas qu’à cela, car ce que fait surtout l’abeille, ce n’est pas du miel, c’est la pollinisation. On estime qu’aux Etats-Unis la valeur de l’activité pollinisatrice des abeilles est 3 à 30 fois supérieure à celle de la pro- duction de miel (3 à 28 milliards de dollars par an pour la première contre seulement 70 à 80 millions de dollars pour la seconde)7. « […] il n’y a d’efficacité technique que si l’objet technique porte un sens qui se situe hors de la technique. » 8 On peut sans aucun doute dire que la technique de nettoyage a depuis évolué, essentiellement dans le sens de la mécanisation et de l’automati- sation, mais peut-on pour autant parler objectivement d’un réel progrès, d’une amélioration de l’ensemble de ce qu’implique un objet et le milieu dans lequel il se trouve ? Les foyers des grandes villes sont en moyenne moins bien équipés que les autres en lave-linge parce que la taille des logements est plus réduite, parce la proportion de célibataires et d’étudiants y est plus importante, et parce que les grandes villes possèdent de nombreuses laveries com- merciales pour compenser. On serait tenté de voir dans la laverie (« lavomatic ») l’équivalent actuel du lavoir, presque sa descendante. On serait également tenté de conclure à un retour à des pratiques et des configurations qui avaient disparu. Les concentrations urbaines, la réduction de la cellule familiale et l’individua- lisme favoriseraient-ils paradoxalement une forme légère de communau- tarisme, c’est-à-dire le besoin d’éprouver le sentiment d’appartenance à un quartier par exemple ? Encore une fois, inutile de comparer l’usage du lavoir et la laverie, leurs contextes sont à tel point différents qu’ils en font (hors de leur fonction première d’espace et moyen pour laver du linge) deux moyens presque opposés : Même si la laverie rassemble femmes, hommes, jeunes et vieux, la communion humaine, le «faire société» ne sont pas forcément au ren- « La rupture au sein du capitalisme » par Yann Moulier-Boutang, EcoRev’ n° 28, automne 2007, p. 21 Alain Gras, Fragilité de la puissance, Fayard, 2003, p. 261
  • 44. 44.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION dez-vous. Chacune de ces personnes est un avant tout un client et cha- que client s’attribue une machine à laver comme s’il s’agissait de la sien- ne, au moins le temps d’une lessive. Là où l’usage du lavoir était collectif, libre et gratuit, comme l’eau qui y circulait ostensiblement, l’usage d’une machine de la laverie est public, libre, mais payant, comme l’eau qui y circule cachée, si cachée qu’on l’ignore. Alors que le lavoir est un espace ouvert sur son environnement, la laverie est un espace davantage clos : on ne vient pas autour du point de ralliement que constituait le bassin du lavoir alimenté par une source, un ruisseau, une rivière ou les eaux plu- viales, mais on se retranche dos à dos autour d’un vide carrelé ou d’une table, face à l’un des murs garnis de machines. On est certes loin de la symbolique de l’eau comme source, force vitale et pureté. L’eau du bassin ne pouvait pas être utilisée et gérée autrement que collectivement, créant il est vrai parfois énormément de tensions mais également du dialogue. A la laverie, chacun vient «faire SA machine». Il n’y a pas de précaution à prendre pour l’ensemble de la communauté des utilisateurs lorsque chacun a son bassin privé, donc moins d’occasion d’échanger, de prendre soin des autres, mais aussi moins de disputes. En général, l’expérience de la laverie est assez pauvre : peu de sourire, peu de paroles échangées, à peine quelques mots pour demander à son voisin de machine s’il peut vous faire de la monnaie. La laverie est sou- vent un lieu froid, éclairé au tube fluorescent blafard et à l’atmosphère acoustique irritante comparé par exemple au son de l’eau qui coule ou à celui des éclaboussures. Le cadre oscille entre la clinique et le garage et malgré le dépouillement aseptisé du décor on ne peut s’empêcher de craindre pour l’hygiène de son linge (qui est passé avant moi ?). Pourtant, le potentiel de la laverie est bien présent et se dévoile par- fois : témoignage de Marion, 2 ans, Paris 11eme : Les trois quarts du temps, lorsque je vais à la laverie, c’est un endroit froid, pas très accueillant, où chacun vient faire sa machine et ne reste même pas le temps qu’elle tourne. Mais, les quelques fois où il n’y a que des femmes et souvent leurs enfants en bas âge, donc plutôt en semaine, j’ai remarqué que l’ambiance était très différente. L’atmosphère est plus détendue, on échange plus volontiers, on s’aide pour plier les draps... Tout cela se fait naturellement en fait. Cela dit, ça reste assez calme malgré tout : on ne connaît pas les gens que l’on côtoie, on ne les a jamais vu si ce n’est une ou deux fois ici, mais la différence est palpable. Les enfants font un peu les fous, je trouve ça sympa, les mamans s’excusent, on entame une courte conversation et ça me donne envie de rester jusqu’à ce que ma machine se termine… Certaines personnes ont compris cela et ont su en tirer profit. La mar-
  • 45. ITINÉRAIRES -.45 Le.«.washbar.».lancé.par.LG.à.Paris que d’électroménager LG, par exemple, a lancé à Oberkampf, à Paris, en 200 le concept-évènement de « washbar » : un lieu éphémère d’une durée de vie d’un mois, une sorte de showroom pour promouvoir ses produits, essentiellement les machines à laver. Elle a «pérennisé» cette expérience dans le Xème arrondissement avec une sorte d’appartement témoin : «Venez découvrir le bar laverie numérique où chacun se sent comme à la maison tout en faisant l’expérience des produit LG «. Le but étant autant de rendre la laverie conviviale que d’éduquer les 20-30 ans à utiliser et apprécier les produits LG pour qu’ils se tournent vers eux lorsqu’ils seront en couple ou auront fondé une famille : «Prenez une consommation au bar et lavez votre linge gratuitement. La lessive et l’assouplissant vous sont offerts.» D’autres expériences ont vu le jour, comme la Buanderie Mousse Café à Montréal dont l’ambition n’est ni d’être une vitrine, ni un lieu de pro- motion mais un bar dans lequel on peut en profiter pour faire sa lessive (ou bien une laverie dans laquelle on peut en profiter pour boire un verre avec des gens).
  • 46. 46.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION ITINERAIRE n° : 3 La roue, la route, la rou- tine « La roue est un organe de forme circulaire tournant autour d’un axe passant par son centre. Cette invention très ancienne constitue un des fondements de nos technologies des transports. Elle permet de déplacer sur terre des char- ges importantes, en réduisant les forces de friction. Elle est indispensa- ble dans la plupart des moyens de transport terrestres » .1 L’invention de la roue passe donc pour être l’un des plus importants apports à l’humanité. On situe généralement son invention vers 300 avant J.-C., à Sumer, en basse Mésopotamie (actuel Iran). Depuis, sa diffusion n’aurait cessé de progresser pour le plus grand bien de tous : associée à une structure porteuse, elle permet de transporter de charges plus lourdes, plus rapi- dement qu’à pied, pour un effort moindre. Dans l’histoire de l’humanité et dans celle des techniques, elle est mise au même rang que l’invention du feu ou de l’agriculture avec la domes- tication des plantes et des animaux au néolithique. Bien qu’aujourd’hui elle soit pour nous une évidence, ça ne l’a pas été pour tout le monde. Par exemple, l’usage de la roue était inconnu dans l’Amérique précolom- bienne. Pourquoi ne pas profiter d’une invention d’un aussi grand inté- rêt ? Pourtant, les Aztèques n’ignoraient pas la roue, simplement, ils ne l’utilisaient pas. Dans les années 40, des archéologues ont découvert sur des sites funé- raires à Veracruz, au Mexique, un certain nombre de jouets à roulettes, Définition de Wikipedia http://fr.wikipedia.org/wiki/Roue
  • 47. ITINÉRAIRES -.47 Jouet.aztèque.en.terre.cuite,.Etat.de.Veracruz,.Mexique souvent en terre cuite. Ces sortes de petits chariots zoomorphes à quatre roues, qui datent pour certains d’environ 100 ans avant notre ère. « Quel dessein a-t-il été poursuivi en dotant de roues de petits chiens de céramique ? Car le jouet mexicain « incarne » avec insolence l’une des énigmes les plus troublantes du passé aztèque. Pourquoi les Indiens n’ont-ils jamais réalisé l’application technologique de la roue, alors qu’ils en connaissaient le principe ? Les archéologues ont exhumé, au total, près d’une vingtaine de ces jouets à roulettes. »2. On peut effectivement s’étonner de ce qui passe soit pour un refus, soit pour de l’ignorance ou de la bêtise : les civilisations qui « ignorent » la roue sont encore considérées dans l’histoire de l’humanité comme des civilisations en retard, sous-développées, d’une certaine façon déficien- tes. Elles n’auraient pas franchi un cap technologique élémentaire : « Il est généralement admis, depuis des années, que l’Amérique préco- lombienne ignorait la roue. Pourquoi une invention d’une aussi grande portée était-elle uniquement utilisée dans la fabrication des jouets ? On se le demande encore. »3. L’esprit du jeu chez les Aztèques, 1978, p.162 Extrait du Reader’s Digest
  • 48. 48.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION En dehors d’éventuelles raisons d’ordre religieux ou culturel (interdit relatif à une symbolique sacrée, respect pour un rythme ancestral qu’aurait perturbé l’utilisation de la roue…) il existe d’autres raisons plus pragmatiques et au moins aussi recevables. Le non-usage de la roue, de véhicules équipés de roues, plus qu’un choix est peut-être avant tout une absence de besoin : -tout d’abord, ils ne disposaient d’aucun animal de trait (si ce n’est le lama, dont la morphologie et la puissance n’est pas adaptée à la traction). Les chevaux par exemple, ont été apportés par les conquistadores bien plus tard. Sans bœufs ni chevaux, l’utilisation des roues n’a de raison que si l’élément tracteur est l’homme lui-même. Or la topographie de la région habitée par ces peuples précolombiens ne facilite pas le transport « routier ». La Sierra Madre Occidentale, la Sierra Madre Orientale et la Cordillère des Andes ne forment pas un environnement favorable au transport et au déplacement à roues. Diffi- cile de pousser ou de faire tirer une charrette sur les pentes d’une mon- tagne, excepté sur quelques portions, mais encore faut-il une infrastruc- ture routière permanente, ce qui n’est pas évident car cela demande beaucoup d’entretien à cause des conditions météorologiques et topolo- giques de ces zones. Enfin une roue pleine en bois qui, en plus d’être lourde et peu éco- nome (pour ne pas dire qu’il s’agit d’un luxe exceptionnel car il faut dé- biter en coupe un arbre de grande circonférence ayant mis plusieurs centaines d’années à pousser ce qui est plutôt rare en montagne) est sensible aux chocs, elle se brise (ce qui, une fois de plus, ne manque pas d’arriver en milieu montagneux). Mais la fabrication d’une roue plus lé- gère, à rayons et à jante, demande un cerclage en fer et ces populations ne travaillaient pas le fer (elles utilisaient en revanche en abondance l’or, l’argent, le cuivre, l’étain et le bronze, métaux dont les propriétés méca- niques ne conviennent pas exactement). La plupart des transports étaient effectués à dos d’homme, la charge dorsale étant retenue à l’aide du mecapalli, le bandeau frontal. « La main d’œuvre humaine et servile suffisait à l’accomplissement de leur grand dessein. »4 C’est donc probablement en partie un faisceau de facteurs contextuels qui les a empêchés de suivre une trajectoire technologique définie com- « Innovation, invention, découverte », discours prononcé par Françoise Héritier lors du festival international de géographie, 2001
  • 49. ITINÉRAIRES -.49 Sanctuaire.religieux.du.Machu.Piccu,.Pérou,.2438.m.d’altitude me normale dans la progression technique, dans l’évolution humaine, en tous cas celle définie par l’histoire (sous–entendu : par l’histoire des des- cendants des utilisateurs de roues qui l’ont perfectionnée et qui conti- nuent de l’utiliser). L’inutilité de la roue ne fait pourtant aucun doute dans des régions enneigées toute l’année : on ne s’étonne pas que les Inuits utilisent des traîneaux tractés par des chiens à la place de voitures, de charrettes trac- tées par des bœufs ou de calèches. De la même façon, les caravanes de dromadaires sont bien plus effica- ces que des véhicules à roues pour traverser un désert de dunes de sable. Ou des pirogues en Amazonie, des mules dans les rues étroites des mé- dinas, etc. L’utilisation de la roue est donc avant tout dépendante de la situation, c’est-à-dire des conditions et contraintes du milieu naturel. La roue ne peut pas être pensée indépendamment d’une infrastructure routière. Ces voies de communication sont d’autant plus coûteuses (en terme d’investissement physique, matériel et juridique) à construire et entretenir que les engins qui y circulent sont rapides et lourds. On ne roule pas à la même allure ni avec le même type de véhicule sur un sen- tier, un chemin, une voie romaine, une rue pavée, une départementale
  • 50. 50.- HODOLOGIE DE L’INNOVATION ou une autoroute. Ces voies ne sont pas régies par les mêmes codes. L’exemple de la roue permet de soulever quelques questions : Toute innovation est liée, à un contexte, un territoire, un temps. Alain Gras explique que le progrès technique n’est absolument pas linéaire, tout comme l’évolution biologique ne se situe pas dans une trajectoire orientée du temps, l’évolution technique se situe dans une trajectoire discontinue, chaque changement d’orientation est ponctuel. La loi de la sélection naturelle explique qu’une espèce inadaptée à un changement finit par s’éteindre et que les espèces mieux adaptées prolifèrent et pour- suivent leur évolution. La première espèce ne s’éteint pas systématique- ment en réalité, cela arrive, mais elle peut aussi voir simplement sa popu- lation se réduire très fortement (jusqu’à atteindre un nombre si infime qu’aucun reste ne traversera le temps jusqu’aux paléontologues par exemple). Elle forme ainsi une niche cachée et protégée par son appa- rente inexistence qui peut à tout moment s’accroître si les conditions se réinitialisent ou si un nouveau changement lui permet de se développer au profit d’autres espèces devenues à leurs tours moins adaptées. Cette observation, si on fait le parallèle, remet en cause la notion d’ob- solescence technologique : une technologie n’est pas forcément sup- plantée par une autre, se rapprochant chaque fois plus d’une perfection (car c’est bien ce qui est sous-tendu par l’idéologie du progrès). Plusieurs techniques peuvent se côtoyer pendant un certain laps de temps, c’est ce qui s’est passé avec la roue chez les Aztèques, elle ne leur était pas incon- nue puisqu’ils l’utilisaient pour certains jouets, mais la technique du por- tage avec un mecapalli était bien plus adaptée à ce moment-là, dans ce milieu-là. Dès que les Espagnols sont arrivés avec des animaux de trait puissants et ont déboisé et construit des pistes, la roue est devenue réel- lement intéressante. Alain Gras ajoute à cela les facteurs socioculturels comme un contre- point. Il fait l’hypothèse que la technique est socialement construite et « qu’on ne choisit pas une technique parce qu’elle est efficace, mais c’est parce qu’on la choisit qu’elle devient efficace ». Tout est fait pour que les freins soient levés, les contraintes renversées. Accepter une innovation, c’est parfois également accepter ce qui la rend viable : ici, la roue néces- site la route, et même parfois un code de la route, une signalisation, la gendarmerie, la sécurité routière, info trafic… un changement en ap- pelle d’autres. Dans quelle mesure l’innovation dépend-elle de l’adaptation à un en-