«Changer en mieux» à Genève.
Les trajectoires d'innovation sociale et solidaire d'une entreprise de réinsertion.
Mémoire de Master en études du développement à l'Institut Universitaire d'Etudes du Développement à Genève. Octobre 2007.
1. Université de Genève
Mémoire de Master en études du développement
Année académique 2006/07
«Changer en mieux» à Genève.
Les trajectoires d'innovation sociale et solidaire
d'une entreprise de réinsertion.
Présenté par: Marta Kolakowska Della Martina
Directrice de mémoire: Françoise Grange
Jurés: Jean-Michel Servet et Christophe Dunand
Octobre 2007
2. Je remercie:
Françoise Grange, pour m'avoir initiée à la démarche anthropologique
et pour avoir suivi attentivement la progression de ce travail en
l’appuyant par ses conseils avisés.
Christophe Dunand, pour m’avoir ouvert les portes de Réalise et pour
avoir incarné un «innovateur social et solidaire».
Jean-Michel Servet, pour l’apport théorique et sa démarche solidaire.
Les dix collaborateurs de l’association Réalise interviewés pour les
besoins de ce travail, pour leur confiance et leur disponibilité.
Mon époux Alberto, pour sa patience et la relecture de ce mémoire.
2
3. Table des matières
RÉSUMÉ 5
Mots-clés 6
ABSTRACT 6
Keywords 7
INTRODUCTION 8
1. INNOVATION SOCIALE ET CONTEXTE ÉCONOMIQUE CONTEMPORAIN 9
1.1. INNOVATION SOCIALE ET ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE 12
2. OBJET D’ÉTUDE 12
3. MÉTHODE 13
3.1. ARTICULATION DE L’ÉTUDE 14
CHEMINEMENT HISTORIQUE ET DÉFINITIONS DE L'ÉCONOMIE SOCIALE ET
SOLIDAIRE 16
1. CHEMINEMENT HISTORIQUE DE L'ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE 19
1.1. NIVEAU DES CONSTRUCTIONS THÉORIQUES 19
1.1.1.Socialisme associationniste 20
1.1.2.Christianisme social 22
1.1.3.Coopératisme et solidarisme 22
1.2. NIVEAU DES CONSTRUCTIONS INSTITUTIONNELLES 23
1.2.1.De 1789 à 1848: les associations ouvrières multifonctionnelles 24
1.2.2.Années 1850-1900: la spécialisation des organisations de l'économie sociale 25
1.2.3.De 1901 à 1945: la gestion des secteurs économiques 27
1.2.4.Alimentation de la croissance fordiste entre 1945 et 1975 28
1.2.5.De 1975 à 1990: de la reconnaissance institutionnelle à la crise 29
2. DÉFINITIONS DE L'ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE 31
2.1. L’ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE COMME ALTERNATIVE À L’ÉCONOMIE NÉO-
LIBÉRALE 32
2.2. LES FONDEMENTS ÉTHIQUES 33
2.2.1.Solidarité 33
2.2.2.Réciprocité 33
2.3. HYBRIDATION DES RESSOURCES 34
2.4. RELATIONS: ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE - ETAT - MARCHÉ CAPITALISTE 35
2.5. CHANGEMENT SOCIAL VIA L'INNOVATION SOCIALE 36
2.5.1 Innovation sociale dans l’économie sociale et solidaire 37
3. CONCLUSION 38
3
4. INNOVATION SOCIALE ET L’ÉCONOMIE SOCIALE ET SOLIDAIRE: LE CAS DE
L'ASSOCIATION RÉALISE À GENÈVE 41
1. SITUATION ÉCONOMIQUE, POLITIQUE ET SOCIALE CONTEMPORAINE DE LA SUISSE 41
2. SITUATION ACTUELLE SUR LE MARCHÉ DU TRAVAIL GENEVOIS 45
3. PRÉSENTATION DE RÉALISE 45
4. REGISTRES DE L’INNOVATION À RÉALISE 47
4.1. CHANGEMENT INSTITUTIONNEL ET/OU HISTORIQUE 47
4.2. INNOVATION ET RELATIONS AVEC L’EXTÉRIEUR 48
4.2.1.Contraintes 48
4.2.2.Inspiration 49
4.2.3.Réseaux 50
4.3. INNOVATION ET RELATIONS AU NIVEAU INTERNE 51
4.3.1.Coopération 51
4.3.2.Ambiance au travail 52
4.3.3.Interactions 52
4.3.4.Solidarité 53
4.4. PRATIQUES PROFESSIONNELLES 53
4.4.1.Séances 54
4.4.2.Audits internes 54
4.4.3.Notes d’amélioration 55
4.4.4.Créativité 55
4.4.5.Transparence 56
5. MODALITÉS DE L’INNOVATION À RÉALISE 56
5.1. CHANGEMENT CONTINU 56
5.2. CHANGEMENT ÉVOLUTIF 57
5.3. RUPTURE 59
6. ACTEURS DE L’INNOVATION À RÉALISE 61
6.1. CONSTRUCTION IDENTITAIRE 61
6.2. PERCEPTION DE L’INNOVATION 61
6.3. COMPORTEMENT FACE AU CHANGEMENT 62
6.4. RÔLES DES ACTEURS DANS LA RÉALISATION DE L’INNOVATION 62
6.4.1.Leader 63
6.4.2.Cadres 64
7. REPRÉSENTATIONS DE L’INNOVATION À RÉALISE 64
8. ESPACES DE L’INNOVATION À RÉALISE 65
8.1. ESPACES INFORMELS 66
8.2. ESPACES FORMELS 67
8.3. ESPACES SPONTANÉS VERSUS ORGANISÉS 68
CONCLUSION GÉNÉRALE 69
BIBLIOGRAPHIE 72
1. BIBLIOGRAPHIE ALPHABÉTIQUE 72
2. BIBLIOGRAPHIE THÉMATIQUE 82
ANNEXES 94
Annexe 1: Organigramme de l'association Réalise 94
Annexe 2: Complément à la troisième partie 95
4
5. Résumé
Résumé
Née en Europe au début du XIXe siècle d’un mouvement de résistance au
capitalisme industriel et incarné par l’associationnisme recherchant une alternative
sociale globale à l’économie libérale, l’économie sociale et solidaire engendre depuis
ses débuts des innovations dont résultent des progrès sociaux indiscutables.
Un constat qui s’impose immédiatement à celui qui étudie l’économie sociale et
solidaire est que, malgré sa longue tradition, le rôle pionnier qui est le sien reste peu
connu et/ou reconnu, et une réflexion académique approfondie de cette thématique peut
sembler insuffisante. Résultant de cette constatation, ce travail vise à apporter une
contribution pour tenter de remédier à ce manque. Ainsi, à travers l’étude de cas de
l’association Réalise à Genève, il présente cette économie comme une matrice et un
laboratoire d’innovations sociales et solidaires.
Le dynamisme et la capacité d'adaptation qui caractérisent l’économie sociale et
solidaire lui ont permis de subsister malgré les multiples difficultés auxquelles elle a été
confrontée au cours de son histoire. Son rôle et ses rapports avec les pouvoirs publics
ont évolué, et elle a vu sa fonction politique et revendicative s’affaiblir, au profit de sa
fonction gestionnaire.
La crise économique mondiale de la première moitié des années 1970, et celle de
l’Etat-providence qui en a résulté, avec l’apparition durable du chômage de masse et le
renforcement des inégalités des revenus et de l’exclusion sociale, a revitalisé le
mouvement. En effet, ne pouvant plus faire face tout seul à ces nouveaux besoins
sociaux, l’Etat a opté pour une stratégie basée sur la Nouvelle Gestion publique, qui a
réduit ses implications directes et a résulté en une plus grande délégation de la gestion
de services sociaux aux organismes décentralisés sous contrat.
L’économie sociale y a gagné un nouvel espace et de nouvelles fonctions lui ont
été attribuées. Elle a retrouvé son ambition initiale de constituer une alternative au
système capitaliste. Parallèlement, les préoccupations environnementales et écologiques
sont venues s’ajouter aux préoccupations sociales, politiques et économiques. Ainsi,
l’économie sociale et solidaire a remplacé l’ancienne économie sociale, et l’innovation
sociale est devenue l’innovation sociale et solidaire (terme proposé par l’auteure).
Ainsi ont vu le jour de véritables entreprises sociales sans but lucratif gérées par
des associations, ayant pour fondement une mission de service public. Parmi celles-ci,
les entreprises d’insertion ont commencé à émerger comme une forme originale
d’entreprendre, en devenant des passerelles entre l’inactivité et un emploi ou une
formation.
Parmi ces entreprises, l’association Réalise à Genève peut être perçue comme un
lieu particulier d’innovation sociale et solidaire. Une étude de cette entreprise sociale,
dont les résultats sont exposés dans ce travail, a permis d’effectuer une analyse multi-
5
6. Résumé
niveaux de ces innovations. Plusieurs registres et modalités de celles-ci ont pu être
distingués. En outre, une analyse des acteurs des innovations à Réalise, des
représentations qu’ils ont de celles-ci, et une analyse des lieux d’innovation y ont été
présentées.
Mots-clés
Associationnisme; changement social; chômage; coopération sociale; Etat social;
développement durable; économie alternative; économie sociale; économie sociale et
solidaire; entreprise de (ré)insertion; entreprise sociale; exclusion sociale; inégalités;
innovation sociale; innovation sociale et solidaire; Nouvelle Gestion publique;
participation; protection sociale; réciprocité; solidarité; service public; société civile.
Abstract
Born in Europe at the beginning of the 19th century from a movement of
resistance against industrial capitalism and embodied by the associationnism searching
for a global social alternative to liberal economy, the social and solidarity economy has
been, from its debut, producing innovations from which undisputable social advances
resulted.
An immediate observation stands out to the one who studies the social and
solidarity economy: despite its long tradition, its pioneer role remains unrecognized, and
an academic reflection on this topic can seem unsufficient. From this statement, this
work aims at providing a contribution trying to remedy to this lack. Thus, with the case
study on the Réalise association in Geneva, it presents this economy as a matrix and
laboratory for social and solidarity innovations.
The dynamism and the adaptation faculty typical of the social and solidarity
economy have allowed its survival despite the multiple challenges it had to face
throughout its history. Its role and its relationship with the authorities evolved, and its
political and protest function has decreased while its administration function increased.
The world economic crisis of the beginning of the seventies, and the resulting
Welfare State’s crisis, together with the appearance of longterm mass unemployment,
and the reinforcement of income inequalities and of social exclusion, has stimulated the
movement. Indeed, as it could not alone deal with all these new social needs anymore,
the State has chosen a strategy based on the New Public Management that reduced its
6
7. Résumé
direct implications and transferred a large part of the management of social services to
decentralized contractor organisms.
The social economy has gained a new living space, and new functions. It regained
its initial ambition of embodying an alternative to the capitalist system. In parallel,
environmental concerns added to the social, political and economic considerations.
Thus, the social and solidarity economy has replaced the former social economy, and
the social innovation has become the social and solidarity innovation (term suggested
by the author).
Real non-profit social firms, managed by associations, were created with a ground
for public service. Among these, the integration companies started to appear as an
original form of entrepreneurship, and became bridges between unemployment and a
job or training.
One of these, the Réalise association in Geneva, can be seen as a particular place
for social and solidarity innovation. A study of this social firm, the results of which are
presented in this work, allowed to perform a multi-level analysis of these innovations.
Several ranges and modes of these innovations could be distinguished. Moreover, an
analysis of the actors of the innovations within Réalise, of the representations they have
of them, and an analysis of the places of innovation have been presented.
Keywords
Associationnism; social change; unemployment; social cooperation; social State;
sustainable development; alternative economy; social economy; social and solidarity
economy; (re)integration company; social firm; social exclusion; inequalities; social
innovation; social and solidarity innovation; New Public Management; participation;
social protection; reciprocity; solidarity; public service; civil society.
7
8. Introduction
Introduction
C’est au cours d’une visite1 effectuée dans une entreprise sociale - l’association
Réalise à Genève - qu’est né mon intérêt pour l’économie sociale et solidaire. En effet,
comme le dira plus tard la directrice de ce mémoire de Master Françoise Grange,
«quelque chose» s’est produit en moi au cours de cette visite. J’ai fait la découverte
d’une entreprise dont les employés paraissaient contents d’être à leur place de travail. Il
y avait «quelque chose» dans l’air. "Ça sentait bon", comme le dira un des formateurs en
me racontant son premier contact avec Réalise lors d’un entretien effectué en juillet
2007. Toutes les personnes croisées me souriaient et me saluaient alors que j’étais pour
elles une parfaite inconnue. Bien qu’il s’agisse d’une entreprise, l’endroit semblait
aménagé avec un souci certain pour le bien-être des employés et stagiaires, avec
l’utilisation de couleurs sur les murs, des espaces de travail ouverts et apparemment
conviviaux, ou encore des salles de cours vitrées.
Interpellée par mes impressions, j’avais envie d’en savoir plus sur le
fonctionnement social de cette entreprise et j’ai commencé par demander à effectuer un
stage au sein de celle-ci. J’ai ensuite décidé d’exploiter ce stage pour faire de
l’économie sociale et solidaire le sujet d’étude de ce travail.
Par la suite, durant mon stage, j’ai pu observer le mode de fonctionnement
original de l’association, qui m’a paru beaucoup plus humain et éthique que ce que
j’avais pu observer à travers mes expériences dans d’autres entreprises. Cela m’a
semblé être une avancée et j’ai ainsi décidé de focaliser mon étude sur les innovations
sociales pouvant être engendrées par de telles entreprises.
En effet, avant de me pencher sur le sujet de l’innovation sociale au sein de
l’économie sociale et solidaire, j’avais une définition assez floue de l’innovation
sociale, qui se rapprochait de l’idée d’«amélioration de la condition humaine». Cette
représentation a été par la suite à la fois précisée et corroborée par les définitions
proposées par différents auteurs, que j’ai rencontrées au cours des recherches
bibliographiques effectuées en vue de préparer ce travail, et qui ont toutes une forte
dimension normative. A mon avis, la définition la plus large, complète et précise que
j’ai trouvée est celle que rapporte Louise Dandurand. Elle distingue tout d’abord
l’innovation sociale, issue des sciences sociales et humaines, de l’innovation
technologique issue des sciences naturelles ou de l’ingénierie, et présente l’innovation
1 Il s’agissait d’une visite effectuée dans le cadre du séminaire «La santé dans le monde: nouveaux
enjeux, nouvelles priorités pour le développement» suivi à l’Institut Universitaire d’Etudes du
Développement. Pour un travail collectif avec trois autres étudiants de ce séminaire, j’ai préparé un
rapport portant sur l’analyse des processus de précarisation et de réinsertion de huit stagiaires de
Réalise, en me focalisant sur l'interaction entre la santé et l'éducation. Cette analyse était basée sur les
biographies contenues dans les entretiens avec ces stagiaires effectués par une étudiante de la Faculté
de Psychologie et de Sciences de l’Education de l’Université de Genève.
8
9. Introduction
sociale comme "toute nouvelle approche, pratique, ou intervention, ou encore, tout
nouveau produit mis au point pour améliorer une situation ou solutionner un problème
social et ayant trouvé preneur au niveau des institutions, des organisations, des
communautés"2.
Par la suite, j’ai découvert le travail de Julie Cloutier qui répertorie et examine les
études proposant une définition de l’innovation sociale. Elle constate que la majorité des
chercheurs voient dans l’innovation sociale le résultat de la recherche du «mieux-être»
des individus et/ou des collectivités. De plus, elle relève que plusieurs d’entre eux
définissent l’innovation sociale par un aspect qui me semble très important : son
processus. En effet, selon eux, pour être considérée comme telle, il est nécessaire que
l’innovation sociale respecte certains principes relatifs à son processus de création et de
mise en œuvre. Ainsi, l’innovation sociale doit résulter de la coopération entre une
diversité d’acteurs, ce qui fait d’elle un processus collectif d’apprentissage et de
création de connaissances. En outre, la participation des usagers - à des degrés variables
selon différentes phases du déroulement du processus – est une condition indispensable
pour qu’on puisse parler d’une innovation sociale3.
1. Innovation sociale et contexte économique contemporain
Le contexte économique qui est le nôtre est celui d’une crise économique
mondiale qui a débuté durant la première moitié des années 1970. Cette crise qui s’est
manifestée par la forte augmentation des prix, le ralentissement de la croissance
économique, le déferlement du chômage et l’envol du commerce international, se
différencie de celles qui l’avaient précédée et qui secouaient cycliquement l’économie
capitaliste depuis le début du XIXe siècle.
De cette crise économique a résulté la remise en cause de l’Etat-providence dans
les différents pays d’Europe. Jusqu’alors l’Etat y avait été capable de contrecarrer – plus
ou moins efficacement - les effets néfastes du capitalisme en permettant la naissance et
le développement du secteur social, ainsi que de limiter et de normaliser l'activité
marchande. Par contre, la décennie 1970 a marqué l’entrée en crise du rôle protecteur de
l’Etat. Depuis, on observe le déséquilibre des régimes de protection sociale, les
ressources du secteur social s’épuisant corrélativement à l’augmentation du nombre de
personnes démunies y ayant droit. En outre, on assiste au renforcement des inégalités
des revenus et de l'exclusion sociale4,5. C’est le début de la fin de l’Etat-providence.
2 DANDURAND Louise, «Et si on parlait d’innovation sociale», La revue du Fonds québécois de la
recherche sur la société et la culture, Volume 1, 2004, p. 4.
3 CLOUTIER Julie, Qu'est-ce que l'innovation sociale?, Cahiers du Centre de recherche sur les
innovations sociales (CRISES), Collection Etudes théoriques n° ET0314, Montréal, novembre 2003,
p. 41.
4 Telle que je l’entends dans le cadre de ce travail, la notion d’«exclusion» correspond à la définition
qu’en donne Serge Paugam, à savoir un cumul de handicaps pouvant mener entre autres à la rupture
progressive des liens sociaux. PAUGAM Serge, «Les formes contemporaines de la pauvreté et de
l'exclusion en Europe», Etudes Rurales, n° 159-160, juillet-décembre 2001, p. 3.
5 PRADES Jacques, Compter sur ses propres forces. Initiatives solidaires et entreprises sociales,
Editions de l'Aube, La Tour d'Aigues, 2006, pp. 37-38. Face à ces difficultés, les pays industrialisés
ont opté pour un processus de dérégulation du marché, symbolisé par la révolution thatchérienne en
Grande Bretagne et le reaganisme aux Etats-Unis.
9
10. Introduction
Dans le cas particulier de la Suisse, cette crise est survenue quelques années plus
tard que dans les pays comme la France. Le choix séculaire d’une stratégie économique
basée sur une large ouverture vers l'extérieur a entraîné des transformations sociales
significatives. Le niveau de vie étant élevé en Suisse6, son économie a été obligée de se
focaliser sur la production de biens et de services à haute valeur ajoutée, eux-mêmes
nécessitant une force de travail majoritairement très qualifiée7. Dans ces conditions, la
(ré)insertion sur le marché du travail des personnes sans qualifications adaptées ou
faiblement qualifiées s'avère très difficile. A titre d’exemple, selon les chiffres officiels
en janvier 2006, 10% (22'013) de la population active du canton de Genève (219'500
personnes) était sans emploi, 7% (15'365) avait droit aux prestations de l’assurance
chômage, et 3% (6'648) dépendait de l'assistance publique ou bénéficiait du revenu
minimum de réinsertion8. Parmi elles, une proportion importante affichait un faible
niveau de qualification ou un manque de qualifications. De plus, la différence entre les
hauts et les bas salaires tend à s'accroître. Il est facile d’imaginer que cette situation
favorise un accroissement des inégalités et une montée du sentiment d'injustice parmi
ces «perdants» de la mondialisation.
En Suisse, comme dans tous les pays du Vieux Continent, cette crise de l’Etat-
providence se manifeste à trois niveaux: celui de sa légitimité, celui des finances et celui
de l’action publique.
Tout d’abord, il semblerait que les tentatives de centralisation, visant
l’harmonisation mais allant à l’encontre de la tradition fédéraliste suisse, de certaines
facettes des politiques sociales entraînent un sentiment de perte de l’aspect de proximité
et donc de légitimité de ces politiques et des autorités qui les appliquent.
Ensuite, la crise des finances publiques incite l’Etat à s’efforcer de maîtriser et de
contrôler ses dépenses. En fixant des limites aux ressources allouées, il oblige les
institutions à but social à une rationalisation des dépenses. Ainsi, on observe dans le
secteur social le passage du régime de délégation tutélaire à celui de régulation
concurrentielle via la suppression de la reconduction automatique des budgets.
Autrement dit, il s’y produit l’abandon d'une «logique de guichet» au profit d’une
«logique d'appel d'offres» ouvertes à la concurrence pour l'attribution des financements
publics. Ce transfert en est à ses débuts en Suisse. Comme le mettent en perspective
Benazet et al. pour la France, en réalisant ces modifications les pouvoirs publics
cherchent à donner un sens à l'action des structures et des services sociaux. Ils exigent
une certaine «qualité» et en présentent des référentiels. Cela force les établissements ou
les services à planifier, schématiser, projeter des programmes pluriannuels. Ceci
modifie le contexte de travail des personnes actives dans ce secteur, en leur imposant un
travail incertain et irrégulier, précaire9.
Finalement, la crise de l'action publique entraîne la redéfinition du rôle de l’Etat.
Il passe d’«organisateur contraignant», qui réglementait et redistribuait dans le contexte
de la société industrielle (standardisation des activités), à celui, dans la société
6 Les salaires et les prix des bien et services sont élevés en Suisse par rapport aux autres pays.
7 Rapport du Conseil fédéral sur les négociations à l’OMC/AGCS et les dérogations dans le domaine
des services publics et du système de subvention, Berne, le 2 décembre 2005, p. 7.
8 Visualisé le 20 septembre 2007 sur http://www.geneve.ch/statistique/statistiques/domaines/03/03_03/
graphiques.asp.
9 BENAZET Jean-Pierre et al., Gestion des entreprises sociales. Associations et établissements
sociaux, Dossier Experts, Editions de «La Lettre du Cadre Territorial», Vairon, 1999, pp. 11-16.
10
11. Introduction
postindustrielle («servicielle»), d’«incapable de s’occuper de tout». Ceci l’oblige à
réduire ses implications directes et à déléguer davantage. Ainsi, est introduite la
Nouvelle Gestion publique qui veut appliquer les principes du marché dans la gestion
des services de l’Etat, ceux-ci étant confiés à des organismes décentralisés sous contrat,
ce transfert des responsabilités étant accompagné d’un renforcement du contrôle sur les
résultats et sur le budget10.
Dans cette logique, pour pouvoir continuer à jouer son rôle de garant de la
solidarité, l'action publique choisit de s'appuyer sur de véritables entreprises à but social
dont la philosophie sera la réponse aux besoins réels des bénéficiaires. Sans but lucratif
et gérées par des associations, ces entreprises sociales adoptent une démarche de
spécialisation ou de subsidiarité11,12. L’«entreprise sociale», appelée également
«association gestionnaire» ou «entreprise associative», est une association qui exerce
des activités économiques. Le fondement de l'entreprise sociale est la mission de service
public par la satisfaction d'un besoin pris en charge. En provenant plutôt de l'initiative
individuelle que d'une institution, et en sauvegardant son indépendance, celle-ci
constitue la réponse à une nécessité constatée collectivement. Une entreprise sociale est
généralement dirigée de façon collégiale (président du conseil d’administration ne peut
décider des options fondamentales de l'organisation sans obtenir une majorité auprès du
conseil) et démocratique (existence de l’Assemblée Générale au sein de l’entreprise,
avec le principe: une personne – une voix). Une autre de ses caractéristiques est de
mobiliser des bénévoles13.
Ainsi, un nouvel espace est donné à l’économie sociale et solidaire où une partie
des fonctions régaliennes est déléguée aux institutions de celle-ci.
Parmi les entreprises sociales, les entreprises d’insertion commencent à voir le
jour en Europe à partir de la fin des années 1970, avec pour objectif de s’attaquer au
problème du chômage de masse et de l’exclusion sociale. Elles conjuguent ces visées
sociales avec des préoccupations environnementales et écologiques. Christophe Dunand
et Anne-Lise du Pasquier voient dans ce type d’entreprises des «passerelles» entre
l’inactivité et un emploi ou une formation. Celles-ci proposent aux personnes sans
emploi un stage de remise au travail pour chercher à les préparer à (ré)intégrer la vie
active. Ces entreprises peuvent, selon les auteurs, prendre des formes et des tailles
différentes et proposer divers types d’activités. Dans cette diversité, Dunand et du
Pasquier distinguent quatre caractéristiques comme dénominatif commun des
entreprises d’insertion: l’objectif d’intérêt général, la production continue de biens ou
de services pour générer des revenus, un appui à la recherche d’emploi et des
formations éventuellement dispensées dans les ateliers de production, ainsi qu’une
autonomie plus ou moins importante par rapport à l’Etat14.
10 MERRIEN François-Xavier, «La Nouvelle Gestion publique: un concept mythique», Lien social et
Politiques – RIAC 41, printemps 1999, pp. 96-97.
11 On entend par principe de subsidiarité le principe de délégation verticale des pouvoirs impliquant
l’obligation d’attribuer la responsabilité d'une action publique à la plus petite entité capable de
résoudre le problème par elle-même.
12 BENAZET Jean-Pierre et al., op. cit., p. 13.
13 Idem, p. 18.
14 DUNAND Christophe, DU PASQUIER Anne-Lise, Travailler pour s'insérer. Des réponses actives
face au chômage et à l'exclusion: les entreprises de réinsertion, IES Editions, Genève, 2006, pp. 11-
13.
11
12. Introduction
1.1. Innovation sociale et économie sociale et solidaire
Dans le contexte économique présenté plus haut, les entreprises capitalistes sont
confrontées à une nouvelle donne qui se manifeste par une concurrence exacerbée, une
forte pression exercée par les actionnaires, des attentes des client de plus en plus
exigeants, etc. Il est donc indispensable que les entreprises s’adaptent en permanence
aux évolutions de l’environnement ou, idéalement, les anticipent. Selon Eric Albert et
Jean-Luc Emery, la question qui se pose aujourd’hui ne porte pas sur la nécessité de
s’adapter, mais sur la manière de réaliser le changement15.
Comme les entreprises capitalistes et les organes publics, les entreprises de
l’économie sociale et solidaire connaissent depuis les années 1980 des changements
organisationnels profonds, ceux-ci étant perçus comme de véritables «impératifs
stratégiques» pour améliorer leur fonctionnement, et assurer le développement et
l’innovation au sein de ces entreprises. Ces changements, qui prennent entre autres la
forme de nouvelles pratiques managériales, ont pour conséquence de modifier les
«repères habituels» et de provoquer l’apparition de la «culture de l’entreprise
apprenante», basée sur de nouvelles valeurs et de nouveaux savoir-faire16.
Au sein des entreprises sociales, où ces changements risquent de paraître comme
une véritable «révolution culturelle», les dirigeants ont un rôle capital à jouer pour
permettre leur mise en place. Comme le soulignent Jean-Pierre Benazet et al.,
"dorénavant, l'enjeu des dirigeants sera de rendre compatible l'apparente contradiction
entre une prise en charge de qualité et une gestion rigoureuse. C'est en relevant ce défi
que l'entreprise sociale sera légitimée. Le directeur d'établissement va passer du modèle
«professionnel du secteur social» à celui de manager (planification, stratégie, gestion
des ressources humaines…). (…) Pour ce faire, il sera conduit à puiser dans la boîte à
outils de la gestion. Il semble nécessaire de s'inspirer de techniques avérées pour
redonner des marges de manœuvre aux entreprises sociales. (…) [Celles-ci doivent]
proposer des évolutions sans attendre qu'elles (…) soient imposées par l'Etat, les
collectivités territoriales ou d'autres commanditaires"17. L’utilisation d’outils de gestion
capitalistes pour faire avancer les préoccupations sociales est déjà en soi une innovation.
2. Objet d’étude
Dans le cadre de ce travail, j’aborderai l’innovation sociale au sein de l’économie
sociale et solidaire telle que définie par Jacques Prades. Pour lui, cette innovation "(…)
émane de la société civile (…), à partir d'une critique sociale (…), pour créer un projet
collectif (…), qui vise une transformation sociale [changement social] (...) à travers une
autre forme de démocratie qui aboutit à d'autres formes de production et de répartition
du surplus"18.
Ce travail sera construit autour de deux séries de questions. La première portera
sur les caractéristiques principales de l’économie sociale et solidaire ainsi que sur son
15 ALBERT Eric, EMERY Jean-Luc, Le manager est un psy, Editions d’Organisation, Paris, 1998, p.
79.
16 DULUC Alain, Leadership et confiance. Développer le capital humain pour des organisations
performantes, Dunod, Paris, 2003, p. 9.
17 BENAZET Jean-Pierre et al., op. cit., p. 16.
18 PRADES Jacques, op. cit., p. 118.
12
13. Introduction
développement depuis le XIXe siècle jusqu’aujourd’hui. La deuxième série de questions
est relative aux changements réalisés par des organisations de ce type d’économie, à
travers l’étude de cas de l’association Réalise.
Les questions de la première série auxquelles je me propose de répondre sont les
suivantes: Quelles sont les écoles de pensée de l’économie sociale et solidaire et
comment leurs idées se traduisent concrètement sur le terrain? Quelles ont été les étapes
du développement de cette économie depuis ses origines dans la première moitié du
XIXe siècle jusqu’à nos jours? Quels sont les principes fondamentaux sur lesquels sont
construites les organisations faisant partie de l’économie sociale et solidaire?
La deuxième série de questions se présente comme suit: L’association Réalise
peut-elle être considérée comme une entreprise innovante? Quels sont les facteurs à
prendre en compte pour analyser l'innovation sociale apportée par Réalise? Quelle est la
vision qu’ont les collaborateurs de Réalise en tant qu’organisation de l’économie sociale
et solidaire, de sa gestion telle qu’appliquée par la direction et basée sur une logique de
changement continu?
3. Méthode
De mi-août à la fin septembre 2006, j’étais chargée de la préparation d’une
journée portes ouvertes à l’association. J’en ai profité pour passer quelque 50% de mon
temps de travail au sein de différents ateliers, en travaillant avec les stagiaires et en
discutant avec eux et avec les encadrants. Mes observations et interactions avec le
personnel de Réalise m’ont permis de comprendre que celle-ci était en train de vivre
une sorte de crise institutionnelle résultant de l’accélération des profonds changements,
initiés en 2005, dans l’organisation de l’entreprise. Le désarroi et le mécontentement
des collaborateurs se faisaient fortement sentir et allaient par les moments jusqu’à
affecter mon travail19. Ainsi, vu mon implication dans le travail de l’association, je me
suis retrouvée dans une situation de participation observante dont j’ai dû assumer les
inconvénients20.
En révélant les problèmes internes de Réalise, ce stage a donc mis en question
l’image idyllique que j’en avais gardée de ma première visite. La crise que j’ai eu
l’occasion de vivre pendant un mois et demi a provoqué mes interrogations sur la
manière dont les membres de son personnel vivent les transformations résultant de la
logique de changement continu adoptée par celle-ci. Ainsi, je me suis demandée par
exemple si cette crise était liée au refus de la logique d’innovation ou des buts
poursuivis par l’innovation (innovation vers un fonctionnement considéré moins
«éthique», etc.), si elle émanait d’une résistance aux changements induits par les
innovations apportées ou si elle provenait juste de la manière de mettre en œuvre ces
changements (décision unilatérale d’imposer l’innovation, etc.). De même, je me suis
interrogée sur les conséquences de ces innovations sur les buts poursuivis par
l’association, les implications des changements pour le travail des collaborateurs et des
stagiaires. Ces réflexions, enrichies de nombreuses lectures, et complétées par les onze
19 J’ai rencontré des résistances de la part de collègues pour collaborer au projet dont j’avais la charge.
20 Comparée à l’observation participante, la participation observante me semble nécessiter plus d’efforts
de la part de l’enquêteur pour essayer de laisser à l’écart ses préjugés et ses affects. Cf. par exemple
OLIVIER DE SARDAN Jean-Pierre, «La politique du terrain. Sur la production des données en
anthropologie», Enquête, vol. 1, 1995, pp. 71-109.
13
14. Introduction
entretiens dont je parlerai plus loin dans ce travail, m’ont amené à mon objet d’étude.
Par itération (allers et retours, va-et-vient) entre les données produites et ma
problématique, je suis arrivée au final à m’intéresser aux innovations sur le plan
organisationnel réalisées en vue d’assurer la pérennité de Réalise et de maintenir son
mode de fonctionnement constituant lui-même une innovation sociale.
Afin de consolider et vérifier les informations dont je disposais, j’ai opté pour une
méthodologie de travail englobant plusieurs sources d’information. Il y a tout d’abord
eu une recherche documentaire riche et volontairement interdisciplinaire. En effet, pour
ce mémoire à caractère anthropologique, j’ai pris connaissance de travaux issus de
différentes disciplines, et en particulier de l’économie, des sciences politiques, de
l’histoire, de la sociologie et de la psychologie du travail.
Par ailleurs, pour approfondir mes connaissances de l’économie sociale et
solidaire, j’ai été avec quelques autres étudiants de l’Institut à l’origine d’un groupe de
travail, auquel le professeur Jean-Michel Servet, économiste du développement, expert
entre autres dans le domaine des finances solidaires, et Christophe Dunand, directeur de
Réalise et président d’APRES, Chambre de l’Economie Sociale et Solidaire genevoise,
ont participé. Dans le cadre de séances mensuelles, nous avons analysé les principes
fondamentaux et les valeurs de l’économie sociale et solidaire, en les illustrant par les
études de cas.
J’ai également participé à un colloque de l’économie sociale et solidaire - les
Septièmes Rencontres Internationales du Réseau Interuniversitaire de l'Economie
sociale et solidaire, consacrées aux responsabilités de cette économie, qui ont eu lieu à
Rennes en France les 24 et 25 mai 2007.
Finalement, j’ai utilisé du matériel de terrain, à savoir les huit biographies de
stagiaires de Réalise, mon journal de stage avec participation observante, les documents
internes à Réalise que celui-ci m’a permis de recueillir et finalement les onze entretiens
résultant de mon enquête de terrain. Pour ces entretiens, j’ai choisi mes interlocuteurs en
visant le plus grand contraste possible en ce qui concerne les critères sociologiques
(âge, formation, etc.), la position dans l’entreprise, le sexe, etc. Cette population
comportait dix personnes (dont une interviewée à deux reprises), cinq hommes et cinq
femmes, de 26 à 63 ans, représentant plusieurs niveaux hiérarchiques de l’entreprise,
avec différentes anciennetés dans celle-ci, d’expérience professionnelle dissemblable et
ayant des nivaux d’études différents.
3.1. Articulation de l’étude
Pour répondre aux différentes questions présentées dans la deuxième section du
présent chapitre, je structurerai ce travail en quatre parties. Après la partie introductive,
je présenterai une partie théorique contenant le cheminement historique de l’économie
sociale et solidaire et les différentes définitions de celle-ci. J’exposerai l'évolution des
constructions théoriques et des réalisations concrètes de l’économie sociale et solidaire
sur le terrain. Pour présenter les différentes définitions de cette économie, je mettrai en
exergue ses principales caractéristiques telles que soulignées par différents auteurs.
Ainsi, je parlerai tout d’abord de la dimension alternative de l’économie sociale et
solidaire, et ensuite j’aborderai le principe d’hybridation des ressources qui caractérise
les organisations de cette économie, les dimensions éthiques qui constituent le
14
15. Introduction
fondement de ces organisations, et finalement le changement social à travers les
innovations sociales que cette économie permet de mettre en place.
Dans la troisième partie du travail, à travers l’étude de cas de l’association
Réalise, je m’intéresserai à la relation entre l’innovation sociale et l’économie sociale et
solidaire. Pour réfléchir à cette thématique, je présenterai d’abord les différents registres
de l’innovation mise en place par Réalise. Je passerai ensuite à la présentation des
modalités de l’innovation caractérisant celle-ci. La thématique des acteurs de
l’innovation à Réalise sera abordée plus tard dans cette partie. Il y sera ensuite question
des représentations que ces acteurs ont de l’innovation. Cette partie se terminera par
l’analyse des espaces de l’innovation mis en place par Réalise.
Je terminerai mon travail par une conclusion générale qui reprendra certains
éléments qui me semblent être les plus pertinents pour le thème central de ce travail.
Finalement, j'essaierai d'élargir le débat sur l'importance et l'avenir de l'économie
sociale et solidaire dans le contexte actuel des sociétés des pays occidentaux.
15
16. Cheminement historique et définitions de l'économie sociale et solidaire
Cheminement historique et définitions de l'économie
sociale et solidaire
Comme il a été dit dans l'introduction, l'association Réalise fait partie de
l’économie sociale et solidaire. Mais que cache ce terme?
L’économie sociale et solidaire signifie une certaine manière de «faire de
l’économie», une vision spécifique de celle-ci qui cherche à démocratiser l'économie en
partant d'engagements citoyens21 et en articulant de manière permanente les dimensions
économique, sociale et politique22. C’est la dimension sociopolitique qui joue un rôle
central parce qu’elle constitue son objectif, le rôle de la dimension économique étant
réduit à celui de moyen utilisé pour réaliser cet objectif. Ainsi, l’économie sociale et
solidaire constitue un projet de société basé sur la coopération, la définition de besoins
et la décentralisation des activités économiques fondées sur l'autonomie.
La vision de l’activité économique telle que défendue par l’économie sociale et
solidaire correspond au sens substantif que donne à l’économie Karl Polanyi. Il a
analysé les activités économiques dans un cadre conceptuel plus large, l’objectif étant
de constater l’intégration de l’économie à la société. Ainsi, il n'analyse pas l'activité
économique à travers la seule référence au marché mais à travers les trois principes de
comportement économique relatifs à la circulation de biens qui sont la réciprocité23,24
21 Le terme citoyenneté signifie l’exercice des droits et des devoirs sur son lieu de vie et de travail.
22 ROUSTANG Guy, «Volatilité ou pérennité des innovations sociales de l'économie solidaire»,
accompagné de la réponse de Jacques Prades, Troisièmes Rencontres Internationales du Réseau
Interuniversitaire de l'Economie sociale et solidaire, Toulouse, 4-6 mars 2003, p. 3.
23 Anne-Marie Alcolea-Bureth interprète la réciprocité selon Polanyi comme une relation établie entre
des groupes ou personnes par des prestations résultant de la volonté de manifester un lien social entre
ceux-ci. Elle est fondée sur le don, appelant un contre-don, ce qui crée une «obligation morale» sans
toutefois qu'il y ait une contrainte extérieure. La personne qui a reçu le don exerce sa liberté. "Le don
n'est pas, par conséquent, synonyme d'altruisme et de gratuité, il est un mixte complexe de
désintéressement et d'intérêt. Par contre, le cycle de la réciprocité s'oppose à l'échange marchand
parce qu'il est indissociable des rapports humains mettant en jeu des désirs de reconnaissance et de
pouvoir. Il se distingue de l'échange redistributif parce qu'il n'est pas imposé par un pouvoir central".
ALCOLEA-BURETH Anne-Marie, Pratiques et théories de l'économie solidaire. Un essai de
conceptualisation, L'Harmattan, Paris, 2004, p. 38 (notes de bas de page).
24 Voici comment Karl Polanyi explicite la symétrie qui constitue la caractéristique principale des
rapports de réciprocité: "un groupe qui (…) entreprendrait d'organiser ses rapports économiques sur
une base de réciprocité devrait (…) se diviser en sous-groupes (…). Les membres du groupe A
pourraient alors établir des rapports de réciprocité avec leurs homologues du groupe B et vice versa.
Mais la symétrie (…) ne se limite pas à la dualité. Trois, quatre groupes ou plus peuvent être
symétriques par rapport à deux axes ou plus. (…) Plus les membres (…) se sentent proches les uns
des autres, plus leur tendance à multiplier les comportements de réciprocité (…) sera générale. La
parenté [et] le voisinage (…) appartiennent aux groupements les plus permanents et les plus larges;
dans leur cadre, des associations (…) créent des situations dans lesquelles se forment des
groupements symétriques dont les membres pratiquent une certaine forme de mutualisme".
16
17. Cheminement historique et définitions de l'économie sociale et solidaire
(espaces publics), la redistribution25 (pouvoir central) et la commutation (marché). En
économie, cette notion de commutation empruntée aux mathématiques, signifie la
capacité d’établir des relations variables et temporaires avec des partenaires multiples,
comme celles qu’on observe sur le marché. Ainsi, si les initiatives de l’économie sociale
et solidaire résultent d’une impulsion réciprocitaire, leur évolution récente peut conduire
à renforcer l’importance en leur sein des autres principes, en particulier celui du marché.
Selon Dunand et du Pasquier, il serait erroné de limiter l’économie sociale et
solidaire aux «activités d’insertion et d’occupation des demandeurs d’emploi», cette
confusion souvent rencontrée étant due au rôle moteur joué par les entreprises
d’insertion dans le développement de ce type d’économie26. En effet, ses aspirations
allant bien au-delà de l’activité d’insertion, l’ensemble économie sociale et solidaire se
compose de plusieurs parties. Comme le précisent Jean-Louis Laville et Philippe
Chanial, cette économie «multiforme» englobe quatre registres principaux, à savoir le
commerce équitable, les finances solidaires, les réseaux d'échanges non monétaires et
les initiatives locales dont font partie les services de proximité et les entreprises
d’insertion socio-professionnelle27.
Ce point de vue est partagé par Noguès pour qui les enjeux de l’économie sociale
et solidaire dépassent largement l’invention de nouvelles activités économiques. Il
souligne que certaines inventions introduites par celle-ci concernent de nouveaux modes
d’échange, aussi bien de proximité (systèmes d’échanges locaux, réseaux d’échanges de
savoirs, etc.) qu’avec des acteurs plus éloignés sur la planète (par exemple le commerce
équitable), en allant jusqu’à créer de nouveaux styles de vie comme le tourisme
associatif ou solidaire. Cette diversité est d’ailleurs à l’origine d’une image complexe et
souvent d’une mauvaise compréhension de cette économie hybride28.
Telle que décrite dans ce travail, l'économie sociale et solidaire s'inscrit dans une
tradition initiée au XIXe siècle d’un «large mouvement de transformation sociale et de
contestation»29. En effet, elle semble résister à ce que Prades appelle les «trois fléaux»
du capitalisme: l’absence de lien avec un territoire particulier, une suprématie de
l'innovation technologique30 et l’absence de démocratie dans les décisions31. "A la
POLANYI Karl, Les Systèmes économiques dans l'histoire et dans la théorie, trad. fr., Larousse,
Paris, 1975, pp. 244-249, cité par GERAUD Marie-Odile, LESERVOISIER Olivier, POTTIER
Richard, Les notions clés de l'ethnologie. Analyses et textes, 2e édition, Armand Colin, Paris, 2006, p.
253.
25 Alcolea-Bureth définit la redistribution comme le principe voulant que la production soit remise à
une autorité centrale ayant la responsabilité de la répartir, selon des procédures régissant les
prélèvements obligatoires et leur affectation. Ainsi, s'établit une relation durable entre l'autorité
centrale qui impose une obligation et les acteurs qui y sont soumis. ALCOLEA-BURETH Anne-
Marie, op. cit., p. 38.
26 DUNAND Christophe, DU PASQUIER Anne-Lise, op. cit., p. 81.
27 CHANIAL Philippe, LAVILLE Jean-Louis, «L'économie solidaire: une question politique»,
Mouvements, vol. 19, janvier-février 2002, pp. 17-19. D'autres exemples d'activités sont la gestion
des services urbains par les habitants, les cuisines collectives, les restaurants interculturels de
femmes, les activités de recyclage ou les activités culturelles et artistiques.
28 NOGUES Henry, «De l'innovation économique à la transformation sociale», in CHOPART Jean-
Noël, NEYRET Guy, RAULT Daniel, Les dynamiques de l'économie sociale et solidaire, Editions La
Découverte, Paris, 2006, p. 77.
29 Idem., pp. 54-55.
30 Selon Josette Combes, "la civilisation occidentale a développé le pouvoir et l'idéologie qui (…)
justifie[nt] (…) d'instrumentaliser les hommes au profit de la technique (…), laquelle alimente les
processus d'accumulation financière. (…) L'espèce se construit dans (…) une «foire au contact»
17
18. Cheminement historique et définitions de l'économie sociale et solidaire
mondialisation des économies, elles [les initiatives de l’économie sociale et solidaire]
soustraient puis maillent des initiatives locales; aux technologies de flux, elles font
cohabiter une logique de lieux; à l'effondrement de l'idéologie que sous-tendait le
régime russe, elles réhabilitent le débat sur les alternatives"32.
Comme elle participe à une «opposition aux règles sacrées du marché», à une
«contestation du désir de puissance», à une lutte contre l'exclusion ainsi qu’à une
amélioration des conditions écologiques de vie33 dans l’esprit du développement
durable, l’économie sociale et solidaire permet, selon Prades, d’espérer un meilleur
avenir. Ainsi, celle-ci contribue à la réalisation de ce qu’on pourrait qualifier du
changement social. Pour Guy Roustang, tel que préconisé par l’économie sociale et
solidaire, le changement social signifie le questionnement des choix du consommateur
en vue de parvenir à une organisation de la vie économique et à des orientations de
production susceptibles de répondre à des «finalités humaines». Autrement dit, cette
économie se fonde sur l'espoir que les choix libres des individus les conduiront à
prendre conscience de leur responsabilité de citoyens, ce qui entraînerait une profonde
transformation des règles du jeu de l'ensemble sociétal34.
Les adeptes de l'économie sociale et solidaire soutiennent le changement de
logique qui permettrait de passer d'une conception de la richesse à une autre: de la
prépondérance de la richesse monétaire perçue comme «source de tous les bienfaits» à
celle du vivre ensemble qui régirait l'organisation de la vie économique et sociale. En
effet, la conception que nous avons de la richesse reste encore très limitée et largement
subordonnée aux principes de l'économie standard qui donne la priorité à la production
de biens et de services marchands, en minimisant la valeur des services non marchands
et non monétaires et leur utilité sociale35. Néanmoins, comme le souligne Eric Roussel
"le bien-être et le bonheur des individus dépendent (…) largement de la qualité de leurs
relations sociales, de leur environnement, de leur participation aux décisions qui
concernent leur vie quotidienne, du respect et de l'autonomie dont ils bénéficient, mais
aussi de la confiance, en eux-mêmes, dans leur entourage et dans leur avenir, que la
société permet d'instaurer. (…) [Les organisations] (…) de l'économie solidaire
participent activement à la reconnaissance de ces facteurs (…). Elle contribue ainsi
largement à une innovation sociale majeure"36. Le côté innovant de cette approche
consiste à se focaliser sur les risques liés au «retrait dans le privé», à l'«isolement des
essentiellement dominée par les techniques de communication commerciale, politique, dont les
finalités se situent à court terme (…). Les exhortations à la consommation et à l'individualisme
provoquent (…) la compétitivité où on est «seul contre tous» et mesuré par «tout le monde»".
COMBES Josette, «Le circuit court entre production et consommation: innovation ou réhabilitation?
Des perspectives de rationalisation des échanges comme méthode de lutte contre les dérives de
l'économie capitaliste mondialisée», Troisièmes Rencontres Internationales du Réseau
Interuniversitaire de l'Economie sociale et solidaire, Toulouse, 4-6 mars 2003, pp. 3-4.
31 PRADES Jacques, op. cit., p. 102.
32 Idem, p. 53.
33 ROUSTANG Guy, op. cit., p. 13.
34 Idem, pp. 2-4.
35 Cette priorité donnée au marchand est symbolisée par l’utilisation du PIB (agrégat mesurant la valeur
de la production de biens et services annuels d'un pays) qui constitue un indicateur très imparfait du
bien-être ou de la qualité de vie dans une société. ROUSSEL Eric, «L'utilité sociale, une approche
innovante de la richesse pour dynamiser l'économie solidaire», Troisièmes Rencontres Internationales
du Réseau Interuniversitaire de l'Economie sociale et solidaire, Toulouse, 4-6 mars 2003, pp. 2-6.
36 Idem, p. 2.
18
19. Cheminement historique et définitions de l'économie sociale et solidaire
individus et des communautés», à l'abstention aux élections, à la rupture entre politiques
et habitants et à la «suprématie du consommateur sur le citoyen»37.
Pour saisir les processus d’innovation sociale contemporains, il est nécessaire de
les replacer dans un contexte historique plus large. Ainsi, je vais dans la suite expliquer
comment le mouvement de l’économie sociale et solidaire s’inscrit dans un processus
historique de construction d’une pensée sociale. Je montrerai également qu'il existe des
formes institutionnelles complexes et diverses de cette économie.
1. Cheminement historique de l'économie sociale et
solidaire
Pour bien rendre compte du rôle pionnier (entendons innovant) de l'économie
sociale et solidaire il me semble indispensable de retracer brièvement la structuration de
la pensée sociale dont s’est inspirée cette économie. Après avoir situé le contexte
idéologique du développement de la pensée sociale, je m’intéresserai aux réalisations
institutionnelles qui en sont issues, à travers l'exemple de la France38, dès ses origines
situées dans la première moitié du XIXe siècle jusqu'à nos jours.
1.1. Niveau des constructions théoriques
L'émergence de l'économie sociale moderne39 en Europe dès le début du XIXe
siècle s'est réalisée en articulation avec l'éclosion d'une réelle liberté d'association.
Comme le souligne Jacques Defourny, cette économie s'est structurée autour de
plusieurs courants de pensée, selon les moyens qu'ils recommandaient pour la résolution
de la question sociale née du développement du capitalisme, dont le socialisme
associationniste, le christianisme social, le solidarisme, le coopératisme et autres40. A
l'exception du christianisme social, toutes ces écoles de pensée, aussi disparates soient
elles, ont eu pour point commun de remettre en cause le principe de propriété
capitaliste. En outre, toutes défendaient l'avènement d'une société nouvelle, où le
progrès technique et les intérêts de l'humanité pourraient se trouver réunis. Ainsi,
Defourny souligne que sur le continent européen, l'économie sociale "(…) s'est forgée
37 ROUSTANG Guy, op. cit., pp. 2-4.
38 J'ai choisi la France parce que la littérature portant sur l’économie sociale et solidaire dans ce pays est
abondante et parce que l’exemple français reflète tout un débat mené à un niveau plus large. Pour la
Suisse, si les écrits sur l’histoire du mouvement ouvrier et du syndicalisme helvétique abondent, la
littérature sur l'économie sociale et solidaire reste à construire. Cf. par exemple BATOU Jean,
CERUTTI Mauro, HEIMBERG Charles, Pour une histoire des gens sans histoire. Ouvriers, exclus et
rebelles en Suisse 19e-20e siècles, Editions d'en bas, Lausanne, 1995, 269 p. BOILLAT Valérie et al.
(dir.), La valeur du travail: histoire et histoires des syndicats suisses, Ed. Antipodes, Lausanne, 2006,
330 p.
39 Defourny utilise cette expression pour différencier les formes associatives créées et fonctionnant dans
le contexte de liberté d'association des formes antérieures à cette libéralisation, souvent fondées
contre la volonté des autorités inquiètes de voir ces groupements se transformer en sources de
contestation. DEFOURNY Jacques, «Economie sociale», in LAVILLE Jean-Louis, CATTANI
Antonio David (dir.), Dictionnaire de l'autre économie, Desclée de Brouwer, Paris, 2006, pp. 279-
280.
40 Idem, pp. 279-281.
19
20. Cheminement historique et définitions de l'économie sociale et solidaire
au carrefour des grandes idéologies du dix-neuvième siècle (…) [dont aucune] ne peut
en revendiquer une paternité exclusive"41.
1.1.1. Socialisme associationniste
Parmi ces courants de pensée, c'est le socialisme associationniste qui semble avoir
joué un rôle fondamental dans la future structuration de l'économie sociale et solidaire.
Anne-Marie Alcolea-Bureth décrit la façon dont le socialisme associationniste
s'est développé en Europe au XIXe siècle et a été à l'origine de l'émergence du
mouvement associatif ouvrier qui a engendré les premières réalisations concrètes de
l'économie sociale. Elle distingue deux tendances principales de cette école: le
socialisme utopique et le courant de pensée prémarxiste.
Socialistes utopiques
Face aux difficultés socio-économiques des ouvriers au début du XIXe siècle, un
courant de théorie politique appelé socialisme utopique a commencé à voir le jour dans
les années 1830. Ses adeptes, confiants dans la raison et la bonté de l'homme, ont
imaginé une société idéale caractérisée par l'abondance et l'égalité. En critiquant le
principe de l'individualisme méthodologique42, et en optant pour le principe de justice
sociale comme référence principale, ils se sont efforcés de mettre en cause l'économie
de marché, en particulier en postulant la nécessité du changement des lois et des
institutions de la propriété. Essentiellement pragmatiques, plutôt que de contribuer à la
création d'une théorie économique complexe, les socialistes utopiques ont choisi
«l'expérimentation économique et sociale» par des initiatives locales appelées à servir
d'exemple43. Parmi les représentants de ce courant on trouve Charles Fourier44 (1772-
1837) et le comte de Saint-Simon45 (1760-1825) en France, ainsi que Robert Owen46
(1771-1858) en Grande Bretagne.
41 Idem, p. 281.
42 Méthode consistant à analyser les phénomènes collectifs comme étant le résultat d'un ensemble
d'actions, de croyances ou d'attitudes individuelles.
43 ALCOLEA-BURETH Anne-Marie, op. cit., p. 67.
44 Sa vision critique de la société du XIXe siècle, et notamment de l'industrialisme auquel il attribuait
tous les problèmes sociaux, économiques et politiques de l'époque, avait amené Fourier à imaginer un
type alternatif (et très novateur pour son époque) de société où le principe du «bonheur social» serait
réalisé au quotidien. Selon un principe général de libre adhésion, les personnes partageant les mêmes
passions devaient se réunir en «séries», regroupées au sein de coopératives de production nommées
«phalanstères» (jusqu'à 1’600 personnes), chaque personne étant différente, pour éviter l'ennui.
Chaque série pouvait décider elle-même du choix de son activité économique, de sorte que chacun
trouve son travail «attrayant». Le «désir» et la «joie» devaient y régner, et la liberté de chacun être
strictement respectée. Le système phalanstérien devait permettre à tout le monde de participer à sa
gestion et d'accéder à la propriété, grâce à la possession collective, et le système de production visait
la suppression des salaires. Le phalanstère devait aussi être un ensemble urbanistique composé d'un
«palais de la collectivité», avec des rues-galeries abritées pour faciliter les contacts et les échanges.
La vie culturelle devait s'y développer grâce à la présence de l'école, du théâtre et de l'opéra. La
femme du phalanstère devait être émancipée, son émancipation, autant économique que sexuelle
commençant avec la fréquentation de l'école. Une nourriture de qualité accessible à prix modéré
devait constituer un des aspects importants de la vie dans cette communauté. Jacqueline RUSS, Le
socialisme utopique français, Bordas, Paris, 1987, pp. 84-94.
45 L'appartenance au courant du socialisme utopique de Claude Henri de Rouvroy, comte de Saint-
Simon, adepte d'une religion de la science, s'explique par sa croyance en la future disparition des
20
21. Cheminement historique et définitions de l'économie sociale et solidaire
En fait, les théoriciens du socialisme utopique n'ont influencé l'associationnisme
ouvrier que de manière indirecte. Ce courant de pensée n'a servi d'inspiration à ce
dernier que dans la mesure où il en a retenu l'usage communautaire des moyens de
production. C'est le socialisme prémarxiste qui a davantage exercé une influence directe
sur l'associationnisme ouvrier47.
Théoriciens prémarxistes
Moins pragmatiques que les théoriciens du socialisme utopique, les théoriciens
prémarxistes ont mis en place une théorie complexe basée sur les interactions sociales à
l'origine des «organisations économiques collectives». Le fondement de ces institutions
étant constitué des valeurs de réciprocité et de solidarité qui se réfèrent à une dimension
relationnelle et intersubjective. Les questions sociales et économiques s'y conjuguent
pour faire l'objet d'une réflexion politique48.
Deux représentants de ce courant de pensée sont cités par Alcolea-Bureth. Tout
d'abord, elle s'arrête sur l'œuvre de Pierre Leroux (1797-1871) a qui l'on doit le concept
de «solidarité relationnelle» qui ne se construirait pas, mais serait inséparable d'une
relation et résulterait du sentiment d’appartenir à l'humanité qu’il faut sauvegarder. Il
s’oppose à la «vision organiciste» de la société qui part de celle-ci pour fonder la
solidarité entre les individus. Leroux distingue la solidarité de la «charité chrétienne», à
laquelle il reproche de résulter plus de la «pitié» que de l'amour. Il cherche également à
se distancer des auteurs du «contrat social» comme J. J. Rousseau ou T. Hobbes, qui
partent de l'«individu isolé» pour construire la solidarité dans une société49. Ajoutons
que la solidarité, Leroux la perçoit aussi bien de manière «horizontale», à savoir comme
lien entre les individus vivant à la même époque, que «verticale», avec les générations
passées et futures. Cette solidarité préexistante garantit, selon Leroux, un bon
fonctionnement de la division du travail. Aussi, il postule la remise en cause de la
possession des moyens de production pour songer à une réorganisation de la propriété50.
Un autre théoricien prémarxiste cité par Alcolea-Bureth est Pierre Joseph
Proudhon (1809-1865). Selon lui, l'individu a besoin de la société comme celle-ci a
besoin de lui. Le travail, défini comme "(…) une activité sociale par laquelle la société
devient une partie intégrante de l'homme"51, permet d'affirmer l'humanité d'un individu.
La formation libre des groupes régis par les valeurs de justice, de solidarité et de
réciprocité favorise la productivité grâce à la «force collective» qui en résulte. Dans
cette vision, une responsabilité uniquement individuelle n'existe pas, l'«être humain»
n'existant qu'en référence à l'«être collectif»52. Proudhon propose une forme
antagonismes entre les humains (la marche vers une «association universelle»), ainsi qu’au
développement de la sympathie et de la fraternité entre les individus grâce à la «coopération
industrielle» (avec la naissance d'une nouvelle classe d'industriels). Idem, pp. 65-67, p. 81.
46 Riche manufacturier, Robert Owen est surtout connu pour être le fondateur des villages coopératifs
construits pour pallier aux conséquences sociales du machinisme dans l'industrie. Basés sur
l'exploitation communautaire des moyens de production ainsi que sur l'organisation coopérative du
travail, ces villages devaient fonctionner selon une logique d'autarcie (premières coopératives de
consommation). ALCOLEA-BURETH Anne-Marie, op. cit., pp. 63-64.
47 Idem, p. 60.
48 Idem, p. 73, p. 81.
49 Idem, pp. 73-74.
50 Idem, pp. 73-76.
51 Ibidem.
52 Idem, pp. 78-79.
21
22. Cheminement historique et définitions de l'économie sociale et solidaire
d'organisation spécifique de cette société, "(…) une société «mutuelliste», fédéraliste,
dans laquelle la propriété privée est restituée aux travailleurs parce qu'ils en sont à
l'origine et le pouvoir politique au peuple"53. Il postule la libération des travailleurs
grâce à la mise en place des «institutions d'économie sociale autonomes»54.
1.1.2. Christianisme social
Promulguée par le pape Léon XIII en 1891, l'encyclique Rerum Novarum relative
à la condition des ouvriers a fondé la nouvelle science catholique sociale. Elle dénonçait
la concentration des richesses entre les mains de la bourgeoisie et les ambitions des
socialistes à vouloir supprimer la propriété privée. Elle affirmait les droits des ouvriers à
se syndiquer et désavouait la théorie marxiste de la lutte de classes. Cette encyclique est
devenue par la suite la charte du christianisme social55.
Ainsi, comme le souligne Alcolea-Bureth, le courant du christianisme social
connu sous le nom d'économie sociale de Le Play, a rompu avec la tradition de
l'économie sociale. En réhabilitant la propriété capitaliste et en s'efforçant de mettre en
oeuvre le principe de collaboration des classes, celui-ci a contribué à réduire l'ambition
initiale de l'économie sociale de constituer une alternative sociale globale au système
capitaliste56.
1.1.3. Coopératisme et solidarisme
Dans le dernier quart du XIXe siècle, la fonction de l'économie sociale se limite à
la protection de la population contre les effets négatifs du marché capitaliste, sans
remettre en cause les principes de son fonctionnement. Ainsi, elle s'attache à la
recherche d'une troisième voie de production et d'allocation des richesses entre
socialisme et libéralisme.
En devenant une partie constitutive de la science économique avec John Stuart
Mill (1806-1873) et Léon Walras (1834-1910), l'économie sociale connaît dans cette
période son institutionnalisation. Selon Geneviève Azam, "les pratiques qui se
réclament de l'économie sociale [dans cette période] s'inspirent du coopératisme et du
solidarisme. Elles prennent la forme de mutuelles57, d'associations58 et de coopératives59
53 Idem, p. 79.
54 Idem, p. 81.
55 DEFOURNY Jacques, op. cit., pp. 280-281.
56 Cette «réforme sociale» de Le Play, était fondée sur deux principes: la morale et l'autorité, et sur trois
moyens institutionnels: la famille, la propriété et le patronage. ALCOLEA-BURETH Anne-Marie,
op. cit., pp. 82-83.
57 Une mutuelle (société mutualiste) est un organisme de droit privé à but non lucratif, qui offre à ses
adhérents un système d’assurance et de protection sociale. Elle complète ou, dans certains cas, en
tient lieu, les prestations des régimes sociaux obligatoires avec les seules cotisations des membres
adhérents. Ainsi, les mutuelles "(…) mènent une action de prévoyance, de solidarité ou d’entraide
visant les risques sociaux et plus particulièrement les (…) maladies ou (…) accidents, en versant des
prestations aux adhérents et aux ayant cause des adhérents". SAINRAPT Christian, Dictionnaire
Général de l’Assurance, Editions Arcature, 1996, pp. 1291- 1292.
58 J’entends par l’association une structure formelle indépendante de l’Etat, née d'un rassemblement
volontaire de personnes pour répondre au problème de l’absence du lien social, et vécu comme un
manque, en créant parfois un service ou un établissement. Son objectif principal n'est pas lucratif
mais de répondre à une demande sociale (intérêt général). L’association est soumise à des finalités
externes définies et imposées notamment par la loi. BENAZET Jean-Pierre et al., op. cit., p. 18.
22
23. Cheminement historique et définitions de l'économie sociale et solidaire
qu'elles ont toujours aujourd'hui. L'économie sociale s'émancipe alors en grande partie
de la tradition leplaysienne"60. Ainsi, se trouve confirmé le rôle des acteurs de
l'économie sociale comme intermédiaires entre l'Etat et l'individu et comme garants de
la paix sociale61.
L'hétérogène mouvement coopératiste est représenté à la fin du XIXe siècle
principalement par l'école de Nîmes, avec comme figure principale Charles Gide62
(1847-1932). Contrairement au coopératisme socialiste d'Owen, cette partie du
mouvement coopératiste se démarque du mouvement ouvrier et du syndicalisme63.
Le courant solidariste de la fin du XIXe siècle s'oppose à la fois au christianisme
social, aux méfaits du libéralisme, au marxisme et au socialisme. Il est en particulier
représenté par Léon Bourgeois (1851-1925) et Célestin Bouglé (1870-1940). Le
solidarisme prône l'égalitarisme. Selon Alcolea-Bureth, "(…) dans le cadre du
solidarisme, les rapports sociaux s'inscrivent dans l'obligation morale et juridique de
donner et rendre dans ce qui est donné comme «quasi-contrats»" et dont l'Etat reste le
garant64. Reconnaissant le principe de solidarité «organique» comme conséquence de
l'interdépendance des membres de la société, cette doctrine prône la réduction des
inégalités grâce au paiement d'une «dette sociale» par les catégories privilégiées en
faveur des catégories défavorisées65. Cette solidarité est «morale», parce qu'acceptée par
les individus conscients du rôle qu'ils ont à jouer dans l'ouvrage collectif66.
Pour vérifier l'écho que ces principales constructions théoriques sociales ont
trouvé dans des réalisations concrètes, passons maintenant à la présentation de l'histoire
de l'économie sociale et solidaire en France.
1.2. Niveau des constructions institutionnelles
La structuration historique de l'économie sociale et solidaire est aussi exprimée
par les réalisations concrètes sur le terrain liées aux théories présentées plus haut. Elle
sera présentée à travers l’exemple de la France, de manière chronologique afin de la
LAVILLE Jean-Louis, «L’association: une liberté propre à la démocratie», in LAVILLE Jean-Louis,
SAINSAULIEU Renaud (dir.), Sociologie de l'association, Desclée de Brouwer, Paris, 1997, p. 63.
La participation effective des bénévoles, des usagers et des personnels aux instances dirigeantes
devrait y avoir lieu, mais cela est loin d'être toujours le cas aujourd'hui. GUIGUE Bruno, L'économie
solidaire. Alternative ou palliatif?, coll. Economie et Innovation/Innoval, L'Harmattan, Paris, 2001,
p. 47. En Suisse, le fonctionnement des associations est encadré par les articles 60 à 79 du Code
Civil. Comme dans la majorité des pays, leur statut repose sur le principe de non-lucrativité, même si
une activité commerciale peut être utilisée comme moyen de subsistance de l'association.
59 Groupement de producteurs, d’acheteurs ou de commerçants pratiquant la coopération.
60 AZAM Geneviève, «Economie sociale, tiers secteur, économie solidaire, quelles frontières?», in
CAILLE Alain (dir.), Revue du MAUSS semestrielle, n° 21, 2003, p. 153.
61 Idem, p. 154.
62 Fortement influencé par Fourier, Charles Gide élabore la théorie de la «république coopérative»
consistant à organiser progressivement l'économie sous forme coopérative, en commençant par les
coopératives de consommation. DEMOUSTIER Danièle, L'économie sociale et solidaire. S'associer
pour entreprendre autrement, Editions La Découverte & Syros, Paris, 2001, p. 30.
63 AZAM Geneviève, op. cit., p. 154.
64 ALCOLEA-BURETH Anne-Marie, op. cit., p. 86.
65 DEMOUSTIER Danièle, op.cit., p. 35.
66 ALCOLEA-BURETH Anne-Marie, op. cit., pp. 84-85.
23
24. Cheminement historique et définitions de l'économie sociale et solidaire
rendre aussi claire que possible. J'utiliserai pour cela la subdivision périodique telle que
proposée par Danièle Demoustier67.
1.2.1. De 1789 à 184868: les associations ouvrières multifonctionnelles
L'économie sociale est issue de la résistance des groupements populaires au
capitalisme industriel. Selon Demousiter, la Révolution de 1789 en France a préparé un
terrain fertile pour la révolution industrielle69, l'économie de marché et le capitalisme
industriel70 et financier71. "En affirmant les droits individuels de l'homme et les grandes
libertés économiques (liberté d'entreprise, liberté du commerce et liberté du travail), elle
s'oppose nettement à l'organisation économique de l'Ancien Régime, communautaire et
hiérarchisée, sociale et professionnelle, enfermée dans un système de privilèges
encourageant monopole et bureaucratie, et freinant le progrès technique et industriel"72.
Pour défendre la libre concurrence, toute forme intermédiaire entre l'Etat et l'individu
est abolie. Ainsi, le décret Allarde et la loi Le Chapelier de 1791 interdisent toute forme
de regroupement, que se soit en signe de solidarité (suppression des confréries73 et des
compagnonnages74) ou de résistance professionnelle (interdiction des grèves et des
manifestations). Faute de moyens à disposition, les révolutionnaires n'ont pas réussi à
réaliser leur conception de l'Etat protecteur, en laissant les familles ouvrières affronter
seules le marché, les employeurs et les commerçants.
Cette libération de la concurrence et cette affirmation du caractère privé des
entreprises et des relations économiques, protégées de tout regard extérieur, y compris
celui de l'Etat, se déroulent avec comme toile de fond l'exode rural et l'essor progressif
des usines résultant de la révolution industrielle. Ces évolutions menacent les ateliers
urbains, mettent fin aux solidarités de proximité et donnent naissance au paupérisme
ouvrier75. La difficile situation économique, sociale et politique de cette catégorie
sociale76 contribue au regroupement des travailleurs et à l'émergence de
l'associationnisme ouvrier, dans lequel Demoustier voit l'ancêtre direct de l'économie
sociale et solidaire actuelle.
Ce sont les ouvriers qualifiés qui, en cassant les interdits, se rassemblent selon
leurs métiers pour mettre en place les sociétés de secours mutuels comme nouvelles
formes de résistance. Ce type de sociétés "(…) sont à la fois des sociétés de prévoyance
67 DEMOUSTIER Danièle, op. cit, pp. 5-6.
68 Au cours de cette période, la France connaît huit régimes politiques différents: la Monarchie
parlementaire (oct. 1789 – sep. 1792), la République (sep. 1792 – oct. 1795), le Directoire (oct. 1795
– nov. 1799), le Consulat (nov. 1799 – mai 1904), le 1er Empire (mai 1904 – avr. 1914), la
Restauration (avr. 1914 – jui. 1930), entrecoupée par les Cents Jours (20 mars – 22 juin 1815), la
Monarchie de Juillet (août 1830 – fév. 1848). Vient ensuite la IIe République (fév. 1848 – déc. 1852).
69 Le décollage industriel commence dans ce pays dans les années 1820-1830.
70 Les bases du capitalisme industriel en France ont été jetées par Napoléon.
71 Le capitalisme financier débute en France en 1852, avec la création par les frères Pereire de la
première banque d'affaires, le Crédit mobilier. PAULET Elisabeth, « Le contrôle bancaire : l'exemple
du Crédit Mobilier», Economies et sociétés, 2003, vol. 37, n°10, pp. 1823-1852.
72 DEMOUSTIER Danièle, op. cit., p. 20.
73 On entend par confrérie une association de laïques fondée sur des principes religieux.
74 Association entre ouvriers d'une même profession à des fins d'instruction professionnelle et
d'assistance mutuelle.
75 DEMOUSTIER Danièle, op. cit., pp. 20-21.
76 Salaires abusivement bas, conditions de vie indécentes, intensification et allongement du travail,
travail des enfants, interdiction de participation politique, répression des mouvements ouvriers, etc.
24
25. Cheminement historique et définitions de l'économie sociale et solidaire
(…), de bienfaisance (…) et de résistance, combinant l'assurance contre les risques
sociaux (…), le soutien aux plus faibles (…) et la défense professionnelle (…). Ces
organisations remplissent donc à la fois des fonctions de protection sociale,
progressivement tolérées par l'Etat, et de défense syndicale qui, elles, sont réprimées"77.
Dans les années 1830 émergent en France différentes formes d'auto-organisation
économique ouvrière: les associations de consommation78 et les associations de
production79. Leur création est dictée par le désir de se substituer aux manufactures
capitalistes, tenues responsables du paupérisme.
Avec l’avènement de la IIe République, suite aux élans populaires de février 1848
pendant lesquels le mouvement associationniste ouvrier, désireux de réformes sociales,
s'allie avec les républicains revendiquant le suffrage universel, une période de
concessions vis-à-vis des ouvriers voit le jour. A titre d’exemple, les ateliers nationaux
destinés à employer les chômeurs sont créés en mars de la même année. La décision de
leur fermeture provoque la rébellion des ouvriers parisiens en juin qui déclenche une
forte répression venant de l'Etat et met fin à la période de concessions et avec elle le
rêve d'une alternative au capitalisme. Le fait que les ouvriers de province et les ouvriers
non qualifié n’avaient pas intégré ce mouvement est, selon Demoustier, un des facteurs
qui expliquent son échec80.
1.2.2. Années 1850-1900: la spécialisation des organisations de l'économie
sociale
Dans un contexte d'essor de l'industrialisation sous le second Empire (déc. 1852 –
sept. 1870), le mouvement associationniste ouvrier se divise en organisations
caractérisées par une plus grande spécialisation. Des syndicats, des coopératives et des
mutuelles voient le jour durant cette période. Ce développement de la division du travail
entre les différentes organisations met définitivement le terme à la multifontionnalité
des associations ouvrières de la première moitié du XIXe siècle.
A la loi Le Chapelier contre la résistance professionnelle, succède une loi de 1864
qui annule ce cadre répressif contre les associations ouvrières. Celle-ci reconnaît le droit
de grève et annule l'interdiction des coalitions des ouvriers, l'objectif poursuivi par
l’Etat étant d'utiliser les ouvriers urbains pour mener la lutte contre le paupérisme.
En effet, sous la IIIe République (sep. 1870 – jui. 1940) naissent les attentes de
l’Etat vis-à-vis du mouvement coopératif perçu comme un outil pour structurer des
activités économiques dispersées et le «rempart contre le socialisme». Ainsi, une
opportunité de reconstitution se présente au mouvement ouvrier. En effet, les aides qui
s'en suivent permettent un développement et un regroupement relativement importants
de coopératives de production.
Ainsi, cette période est celle du développement du cadre juridique de l'économie
sociale. En 1867, une loi sur les sociétés commerciales reconnaît les coopératives de
77 DEMOUSTIER Danièle, op. cit., p. 21.
78 Une association de consommation est un groupement d'achats de produits de première nécessité en
vue d'améliorer le pouvoir d'achat en influençant le prix. Ibidem.
79 Demoustier définit une association de production comme "une forme d'entreprise possédée
collectivement par ses adhérents ouvriers ". Ibidem.
80 Idem, pp. 23-24.
25
26. Cheminement historique et définitions de l'économie sociale et solidaire
consommation, de production et de crédit. Une autre loi de 1884 reconnaît la liberté
syndicale pour la défense professionnelle, tout en interdisant aux syndicats la gestion
directe des activités économiques. Les mutuelles de santé sont reconnues par la loi sur
la liberté de constitution des sociétés de secours mutuel de 189881. Cette loi, avec la loi
de 1901 sur les associations à but non lucratif dont il sera question dans la section
suivante de ce travail, sont devenues la base juridique principale de l’économie sociale
en France.
Cette période voit également la naissance de formes d'organisation collective des
agriculteurs. L'ouverture à la concurrence et les grandes crises agricoles de la seconde
moitié du XIXe siècle incitent les pouvoirs publics à soutenir les agriculteurs dans
l'organisation des marchés, en vue d’assurer l'approvisionnement et la production.
Cependant, la pauvreté et la méfiance du monde paysan sont un frein au développement
des mutuelles du crédit parmi les agriculteurs.
Ainsi, le développement autonome de ses composantes provoque au tournant du
siècle un changement dans la signification du terme «économie sociale», l'utilisation de
ce terme se faisant par ailleurs de plus en plus rare82. Le rôle de l'Etat est fortement
accentué et on lui attribue l'amélioration de la condition ouvrière grâce à la
réglementation publique. Son intervention économique croissante est également
soulignée. "Il s'agit de légitimer la complémentarité entre l’«économie pure» ([…]
science de la production de la richesse par la mobilisation de l'intérêt individuel, science
des rapports des hommes aux choses) et l’«économie sociale» (science de la répartition
de la richesse, de la justice sociale, du rapport des hommes entre eux)"83.
Cependant, si les coopératives de consommation se développent, elles ont du mal
à s'organiser et peinent à faire face à la concurrence de la grande distribution. En outre,
des conflits internes déchirent le mouvement coopératif et l'empêchent de s'organiser
économiquement. Quant à la coopération de crédit, les tentatives de développement
dans cette période finissent par un échec84. Finalement, la Commune de Paris85 faisant
des dizaines de milliers de morts, d’arrêtés et de déportés affaiblit durablement ce
mouvement. En outre, dans la seconde moitié des années 1870 on observe une rupture
interne entre fraction marxiste86 et fraction proudhonienne87, divisées sur la manière de
réaliser l'émancipation du capitalisme88.
81 Idem, p. 27.
82 Idem, pp. 31-32.
83 Idem, p. 33.
84 GUESLIN André, L'invention de l'économie sociale. Idées, pratiques et imaginaires coopératifs et
mutualistes dans la France du XIXe siècle, Ed. Economica, Paris, 1998, pp. 269-339, cité par
DEMOUSTIER Danièle, op. cit., pp. 28-31.
85 Soulèvement du peuple parisien entre mars et mai 1871.
86 Pour supprimer l'antagonisme entre les classes sociales, la fraction marxiste du mouvement ouvrier
revendique la prise du pouvoir politique par le prolétariat. Idem, p. 26.
87 La fraction proudhonienne du mouvement ouvrier revendique une révolution économique basée sur
le modèle de la production indépendante (les compagnies ouvrières) et l'organisation des échanges
économiques via le mutuellisme et le fédéralisme. Ibidem.
88 Idem, pp. 25-26.
26
27. Cheminement historique et définitions de l'économie sociale et solidaire
1.2.3. De 1901 à 1945: la gestion des secteurs économiques
Durant cette période, le volontarisme politique de l'Etat conduit à l'introduction de
la semaine de quarante heures et des congés payés et, ultérieurement, au développement
de l'éducation populaire et la démocratisation du sport et des loisirs89.
Précédée par trois décennies de discussions, la loi de 1901 sur les associations
sans but lucratif qui confère une reconnaissance juridique aux associations non
professionnelles, marque l'entrée de l'économie sociale française dans le XXe siècle.
Comme le met en perspective Demoustier, la pratique a dû en réalité largement précéder
le droit puisqu'en 1902 un recensement faisait état de l'existence d'environ 45 mille
associations actives dans les domaines de la politique, du sport, de la culture, de
l'éducation, etc90.
Leurs premiers regroupements sous la forme de fédérations se réalisent au cours
de premières décennies du siècle. Cette période connaît également une plus forte
mobilisation du mouvement ouvrier contre l'insécurité sociale et le coût de vie élevé.
Néanmoins, une relative faiblesse de l'économie sociale dans le domaine de la
production la rend incapable de prévenir la grande crise des années trente qui entraîne
une multitude de faillites, le chômage de masse et une hausse de la pauvreté. Il en
résulte un droit d'intervention économique considérable pour l'Etat91.
La mutualité se trouve soutenue sous la IIIe République et sa fédéralisation est
encouragée92, ce développement étant le résultat de l'influence exercée par la doctrine
solidariste (cf. point 1.1.3. de la présente partie). Ceci se passe tout d'abord à l'occasion
de la préparation de la première loi sur les retraites de 1910, et ensuite de la
mobilisation en faveur des lois établissant les assurances sociales dans les années 1928-
1930. Ces politiques se traduisent par une forte croissance des mutuelles.
Les coopératives se développent également de manière significative au cours de
cette période, mais ce secteur reste toujours divisé entre différentes familles qui
dominent la coopération de consommation. Néanmoins, la reconnaissance de ce secteur
dans la période en question est manifeste. A partir de 1912, commence un regroupement
des coopératives de consommation en vue de faire face à la concurrence de la grande
distribution, dont résulte la baisse des prix. On observe également leur rapprochement
avec les syndicats, symbolisé par la signature de la convention collective en 1920. En
revanche, faute de soutien syndical, le développement des coopératives de production
reste modeste. Aussi, grâce à l'évolution des marchés agricoles et des politiques
publiques favorables, on observe en parallèle le développement des coopératives
agricoles et des coopératives de crédit93.
L'essor de la coopération et de la mutualité au cours de cette période renforce leur
rôle gestionnaire, mais souvent au détriment de leur rôle revendicatif et politique. De
plus, le développement de leurs capacités gestionnaires leur donne une légitimité
supplémentaire.
89 Idem, pp. 39-41.
90 Désireux de limiter l'influence de l'Eglise, les républicains introduisent une réglementation
relativement stricte pour les associations à caractère religieux. Idem, p. 34.
91 Idem, pp. 34-35.
92 Le recours aux mutuelles empêche une intervention excessive de l'Etat. Idem, p. 35.
93 Idem, pp. 35-39.
27
28. Cheminement historique et définitions de l'économie sociale et solidaire
1.2.4. Alimentation de la croissance fordiste94 entre 1945 et 197595
A l'issue de la Seconde Guerre mondiale, une vision plus «progressiste» de la
société devient dominante en France. Les promesses d'une démocratie économique et
sociale encouragent la mobilisation pour la reconstruction nationale. Parallèlement, les
politiques publiques en faveur des mutuelles et des associations se développent. Grâce
au développement de leur cadre juridique, les organisations de l'économie sociale
contribuent à la facilitation de l'accès à la santé, au crédit et à la consommation pour les
habitants des villes et des campagnes. Aidées par l'Etat, elles soutiennent leur adaptation
aux changements grâce à l'éducation populaire et prennent en charge certains coûts
sociaux de l'industrialisation, de l'urbanisation et de la salarisation des femmes.
Par conséquent, la contestation du capitalisme par les organisations de l'économie
sociale fait place au rôle qu’elles sont appelées à jouer pour contribuer au renforcement
de la croissance économique. Comme le met en perspective Demoustier, "la coopération
semble s'aligner sur un modèle industriel de grande entreprise et (…) participe au
dynamisme de la croissance des «trente glorieuses» en France"96. A titre d'exemple, à
partir de la fin des années 1950, l'Etat utilise les coopératives en vue d'encourager
l'épargne populaire et de donner aux ménages un accès au crédit, au logement et à la
consommation.
L'instauration de la Sécurité sociale en 1945 ne menace pas l'existence des
mutuelles. Leur importance s'en trouve même renforcée, entre autres par le fait qu'elles
se voient attribuer par l'Etat le monopole de l'assurance maladie complémentaire.
Parallèlement, la généralisation d'un plus grand confort du logement et la diffusion de
l'automobile renforcent les besoins de garantie contre les dommages aux biens, ce qui
favorise le développement des mutuelles d'assurance97.
Le ministère de l'agriculture réagit à la pénurie alimentaire de l'après-guerre en
incitant à la création des coopératives d'approvisionnement et de mécanisation en vue
d’augmenter la production et de diffuser le progrès technologique. Il encourage
également la création des coopératives de transformation et de commercialisation des
produits agricoles. Ce soutien financier de l'Etat aux coopératives est réduit avec
l'introduction des lois de 1960 et de 1962 et des mesures visant le développement des
relations directes entre agriculteurs et industries agroalimentaires. Les années 1970
connaissent le ralentissement de la demande pour les produits agricoles, celle-ci
entraînant l’affaiblissement de la solidarité entre les agriculteurs.
A partir des années 1960, commence un temps difficile pour les coopératives de
consommation qui elles ont de plus en plus de mal à faire face à la concurrence de la
grande distribution, et peinent à satisfaire les demandes des clients qui résultent de
l'urbanisation98.
94 La croissance fordiste est basée sur l'organisation de la production et de la consommation de masse,
standardisée, soutenue par l'intervention publique. Idem, p. 50.
95 Pendant cette période, la France connaît deux régimes politiques: la IVe République (oct. 1946 – sep.
1958) et la Ve République (dès sep. 1958).
96 DEMOUSTIER Danièle, op. cit., p. 46.
97 Idem, pp. 42-45.
98 Idem, pp. 42-50.
28
29. Cheminement historique et définitions de l'économie sociale et solidaire
1.2.5. De 1975 à 1990: de la reconnaissance institutionnelle à la crise
Dans un contexte d’économie en récession et de progression du chômage massif
et durable dès le milieu des années 1970, Demoustier relève que le mouvement est
revitalisé et son essor est multiforme. Ceci s'explique par la mise en place de nouvelles
politiques publiques pensées pour soutenir la prise en charge par celles-ci de nouveaux
besoins sociaux. On observe, d'un côté, que ce sont les associations qui organisent
l'expression des nouveaux besoins de la société, et que leurs activités dans les domaines
de la pratique sportive, de l'action culturelle, du tourisme, etc. se développent. D'un
autre côté, de nombreuses initiatives entrepreneuriales voient le jour, encouragées par
des politiques dites de «traitement social du chômage», pour lutter contre l'exclusion
sociale des personnes jugées «inemployables» et contre l'exclusion des territoires
paupérisés. Parmi ces initiatives variées, on distingue l'action caritative (Restaurants du
coeur, Banques alimentaires, etc.), l'insertion par l'économique et la création de
nouvelles activités économiques connues sous le nom des services de proximité99.
Toujours selon Demoustier, ce sont les associations qui réussissent à innover face
au chômage de longue durée. Elles parviennent à perpétuer la majeure partie des
expérimentations d'activités réunissant la formation et la production. Parmi ces actions,
trois types peuvent être indiquées comme représentatives: les entreprises d'insertion
(connue d'abord sous le nom des entreprises intermédiaires), les associations
intermédiaires et les régies de quartier.
Une loi de 1975 reconnaît à celles-ci une mission de service public, en leur
garantissant des financements stables100. Par contre, ces financements et les
réglementations les rendent dépendantes des politiques publiques. Ainsi, si leur
institutionnalisation leur confère une reconnaissance politique et un rôle économique
accrus, on en vient à oublier que ce sont ces entreprises qui ont souvent été à l'origine de
ces politiques, et leur rôle de contre-pouvoir diminue.
Comme le met en perspective Henry Noguès, ces initiatives ont conduit des
organisations à vocation sociale ainsi que les collectivités territoriales à "(…) s’engager
plus avant dans le champ des activités économiques. (…) Ces acteurs ont dû se
positionner dans l’espace institutionnel. (…) [Certaines] affirment déjà leur
appartenance à l’économie sociale et s’y engagent. D’autres (…) se reconnaissent plus
volontiers dans (…) l’économie solidaire"101. La spécificité démocratique des
entreprises appartenant à ce secteur est confirmée. La référence à l'économie sociale est
réadoptée en 1977102. En 1980, la charte de l'économie sociale est publiée avec
l'«entreprise de l'économie sociale» comme référence103.
La loi sur les coopératives ouvrières de production (SCOP) de 1978 ouvre une
phase d'expérimentation initiée par les travailleurs sociaux. En donnant du travail aux
chômeurs de longue durée, elles cherchent à unir au sein des entreprises l'intégration
99 Idem, p. 51, p. 54.
100 Idem, pp. 45-48.
101 NOGUES Henry, op. cit., p. 61.
102 Dès les années 1970, on parle en France du «tiers secteur», mais le concept reste flou. C’est en
mémoire de Gide qu’on revient en 1977 à la nomination «économie sociale». Certains auteurs,
comme Azam, utilisent le terme «nouvelle économie sociale». Idem, p. 55. AZAM Geneviève, op.
cit., pp. 151-161.
103 DEMOUSTIER Danièle, op. cit., pp. 52-53.
29