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La disjonction masquée des jouissances.
Ce à quoi s’attache Gisèle Chaboudez dans ce chapitre, c’est à montrer que la fameuse
affirmation de Lacan selon laquelle « il n’y a pas de rapport sexuel » se maintient malgré le
remaniement récent de la fonction paternelle qui, par l’interdit de l’inceste, inscrivait en
l’individu la loi sexuelle. Celle-ci avait alors pour but de masquer l’impossibilité du rapport
entre les jouissances féminine et masculine puisque, les ordonnant autour de la fonction
phallique, elle avait pour conséquence de faire disparaître la jouissance féminine en élaborant
les relations homme/femme qu’autour du seul signifiant phallique. On aurait alors pu croire
qu’avec la destitution de plus en plus importante de la fonction paternelle liée à une
revendication croissante de la part des femmes d’une reconnaissance de la réalité de leur
jouissance, un terrain allait alors pouvoir se découvrir où la jouissance masculine pourrait
aller à la rencontrer de la jouissance féminine. En bref, qu’un rapport entre les sexes pourrait
enfin avoir lieu. Ce que tend à démontrer Gisèle Chaboudez c’est que malgré cette abolition
de l’interdit à la jouissance sexuelle ce rapport n’a pas pour autant d’avantage lieu. Voir plus.
En effet, nous dit-elle, « lorsque cet interdit disparaît, se révèle l’impossibilité qu’il
contribuait à masquer ». Le non rapport entre les jouissances sexuelles n’est donc pas
fondamentalement lié à la fonction paternelle et à l’interdit de l’inceste qu’il contribue à
poser. Plus fondamentalement, il doit nous apparaître dans la dimension structurale qui est la
sienne. Structure qui n’est pas à penser sur un mode arbitraire d’imposition, mais dont la
justification est à chercher dans la réalité physiologique qui constitue l’homme en tant que tel
dans son rapport à la jouissance, dans son rapport à l’orgasme. Ainsi conçu, Gisèle Chaboudez
peut rendre compte de cette impossibilité du rapport sexuel en la situant dans la ligne de
démarcation qui sépare la jouissance de la satisfaction. De cette séparation va pouvoir
s’ordonner l’élaboration du désir en tant qu’il se constitue à partir de l’objet a. C’est sur cet
objet enfin mis en évidence que Gisèle Chaboudez va alors pouvoir s’appuyer pour montrer
que le lien qui lie l’angoisse à la castration est le fondement irréductible sur lequel s’enracine
cette impossibilité du rapport sexuel.
Pour comprendre la démonstration de Gisèle Chaboudez, il me semble qu’il nous faut repartir
des prémisses mêmes sur lesquelles se fondent la fonction phallique et qui induisent le fait
qu’elle puisse occulter la réalité de la jouissance féminine et masquer par là même le non
rapport des jouissances féminine et masculine dans l’acte. En effet, la primauté accordée au
signifiant phallique, qui se rapporte au fait de « jouir de », paraît bien s’inscrire dans le fait
que l’orgasme masculin, suivi de détumescence, est le pôle décisif de la relation qui en
ordonne la séquence. Comme nous le rappelle Gisèle Chaboudez, il se présente comme une
sorte de loi naturelle qui la scande. En effet, la jouissance masculine « acte » le processus en
l’inaugurant avec l’érection et en l’interrompant avec la détumescence. C’est la raison pour
laquelle Lacan parle à ce propos de « vocatif du commandement » ou encore de « coup
d’arrêt »1
, car lorsque l’orgasme masculin se produit, le rapport sexuel cesse. L’organe
détumescent est alors pris comme le symbole d’une satisfaction à laquelle il n’y aurait pas de
reste. Lorsque la détumescence se produit avec l’orgasme, elle se présente comme quelque
chose de l’ordre d’une clôture, l’acte est accompli et il semble que plus rien n’est à attendre.
Cette fin satisfaisante crée dans le sujet une satisfaction subjective.
Il y a cependant là un leurre que véhicule le discours lorsque celui-ci assimile l’orgasme, ainsi
produit, à la réalisation effective de la jouissance. Les premiers sous-chapitres de Gisèle
Chaboudez – « la soustraction effacée », « la détumescence comme symbole de
1
Lacan, Encore, p.27.
satisfaction », « la satisfaction de la limite » - ont pour but de mettre à jour l’illusion que
revêt une telle approche en s’attachant à clairement distinguer ce qui relève de la jouissance et
ce qui relève de la satisfaction.
Si l’orgasme doit prendre sens dans l’économie psychique humaine, ce n’est pas tant par le
fait qu’il signe l’accès de l’homme à la jouissance que par le fait qu’il inscrit une limite par
laquelle même il ne peut y accéder. L’orgasme inscrit donc une ligne de démarcation entre ce
qui relève de la satisfaction d’une part et ce qui relèverait de la jouissance d’autre part. Cette
importance accordée à l’organe détumescent est clairement soulignée par Lacan lui-même
dans son séminaire l’Angoisse :
« Tout indique que là où l’instrument copulatoire est un dard, une griffe, un objet
d’accrochage, c’est en tous les cas un objet qui n’est ni tumescent ni détumescible.
Que chez nous, pour nous limiter à nous, la jouissance de l’orgasme coïncide avec la
mise hors combat, hors de jeu, de l’instrument par la détumescence, mérite que nous
ne le tenions pas pour un trait qui appartient à l’essentialité de l’organisme, cette
coïncidence n’est pas, si je puis dire, dans la nature des choses de l’homme. »
Parce que l’organe masculin est détumescent suite à son orgasme, il permet donc à l’acte
sexuel de se réaliser non selon le principe de jouissance mais selon un principe de satisfaction.
Celle-ci est concevoir comme participant de la fonction du sujet qui est régulé par le principe
de plaisir, c’est-à-dire par le pas trop de jouissance. La jouissance est donc ce qui déborde la
satisfaction, tandis que la satisfaction comporte par définition un manque à la jouissance.
Parce qu’il est soumis au principe de plaisir, à la recherche de la moindre tension, la limitation
de la jouissance ne peut que satisfaire le sujet. Il y a pour lui une distance nécessaire par
rapport à la jouissance qui le conduit logiquement à en effacer la dimension propre, et par
conséquent à être satisfait par sa soustraction.
Mais pour quelles raisons le sujet doit-il être à ce point séparer de la jouissance ? Pourquoi le
principe de plaisir le conduit-il à s’arrêter aux portes de celle-ci, et peut-être, plus important
encore, pour quelle raison l’organe masculin semble-t-il rendre impossible cette rencontre à la
jouissance par la détumescence qui est la sienne ?
La réponse à de telles interrogations semble pouvoir être apportée par le lien très étroit qui lie
la jouissance à l’angoisse. En effet, comme le rappelle Gisèle Chaboudez, la jouissance ne
relève pas du plaisir mais confine à l’angoisse. L’orgasme paraît s’adosser à l’angoisse, se
produire lorsqu’elle surgit, y mettant fin. L’orgasme phallique clôt donc cette angoisse en
même temps qu’il emporte la satisfaction.
Parce que « l’orgasme emporte la satisfaction », parce qu’il clôt l’angoisse à laquelle le sujet
se voyait confronté, on peut donc en déduire que le sujet vit l’angoisse sur le mode de
l’approche. Et cette approche est celle d’un objet car, comme nous le rappelle Lacan,
« l’angoisse n’est pas sans objet ». Et cet objet signe la caractéristique de l’angoisse, en cela
qu’il est une menace, ce qui implique que le sujet est étreint, concerné, intéressé au plus
intime de lui-même. C’est ce que Freud appelle le danger interne, celui qui vient du dedans.
Et c’est l’angoisse qui avertit le sujet de ce danger interne. Le sens que peut avoir le terme de
« danger intérieur » est lié à la fonction d’une structure à conserver. Pour rendre compte de ce
danger interne, il faut se référer à la notion de réel, dans la fonction qui est celle dont Lacan
parle pour lui opposer celle de signifiant. On peut déjà dire que ce quelque chose, cet
« etwas », devant quoi l’angoisse opère comme signal est de l’ordre de l’irréductible du réel.
C’est en ce sens que Lacan peut formuler que l’angoisse de tous les signaux est celui qui ne
trompe pas.
Saisir cet objet de l’angoisse revient à comprendre la manière même dont le désir se constitue
pour un sujet. Cela revient aussi à saisir que l’angoisse soit la fonction médiane entre la
jouissance et le désir, que la fonction même de sujet tend à masquer. En effet, ce sujet qui
provient du langage, et qui est aussi celui de l’inconscient, est issu d’une séparation première
d’avec la jouissance. Cette séparation provient du fait que le sujet n’advient qu’en tant qu’il
est constitué par le langage, c’est-à-dire par une opération signifiante. La difficulté réside dans
le fait que cette opération signifiante ne parvient pas à saisir l’ensemble des déterminations du
sujet comme telles : il y a des éléments qui ne sont pas pris dans le processus signifiant. C’est
ce qui va produire un reste, le fameux objet a, qui pour être silencieux n’en est pas pour autant
inerte, puisque c’est là ce qui va causer le désir.
La découverte de l’objet a est l’apport majeur du Séminaire l’Angoisse. Elle a donc toute son
importance, comme le souligne Lacan lui-même :
« La jouissance ne connaîtra pas l’Autre, sinon par ce reste, a. Ce pourquoi, le sujet de
la jouissance, on ne peut d’aucune façon l’isoler comme sujet, sinon mythiquement.
Je pourrais suggérer que a vient prendre fonction de métaphore du sujet de la
jouissance. Ce ne serait juste que si a était assimilable à un signifiant. Or, il est
justement ce qui résiste à toute assimilation à la fonction du signifiant, et c’est bien
pour cela qu’il symbolise ce qui, dans la sphère du signifiant, se présente toujours
comme perdu, comme ce qui se perd à la signifiantisation. Or, c’est justement ce
déchet, cette chute, qui vient à se trouver constituer le fondement comme tel du sujet
désirant – non plus le sujet de la jouissance, mais le sujet en tant que sur la voie de sa
recherche, qui n’est pas recherche de sa jouissance. Mais, c’est à vouloir faire entrer
cette jouissance au lieu de l’Autre comme lieu du signifiant, que le sujet se précipite,
l’anticipe comme désirant. S’il y a ainsi une précipitation, anticipation, c’est au sens
où cette démarche aborde, en deçà de sa réalisation, la béance du désir à la jouissance.
C’est là que se situe l’angoisse. L’angoisse est donc le terme intermédiaire entre la
jouissance et le désir en tant que c’est fondé sur le temps de l’angoisse que le désir se
constitue. »
En somme, la cause du désir non seulement n’est pas signifiante, mais elle échappe à
l’opération du signifiant même si elle en résulte. C’est pourquoi persiste toujours entre la
cause du désir et son effet une béance, la cause étant toujours éludé de son effet. On a donc
affaire à une coupure au sein même de la subjectivité, coupure qui s’instaure entre le sujet et
l’Autre et qui met en place cette fameuse ligne de démarcation entre la satisfaction et la
jouissance.
Cette coupure n’est cependant pas uniquement le fait du signifiant, mais résulte de la
rencontre du sujet avec certaines particularités anatomiques ou physiologiques de l’humain.
Par exemple Lacan fait tout d’abord remarquer que le partenaire fondamental du fœtus est le
placenta, et non la mère, que ce que l’enfant perd à la naissance ce sont les enveloppes, ces
caduques, dont le placenta fait partie. Ces enveloppes déterminent une structure close séparée
de la mère, qui va éclater tout en subissant une partition à l’intérieur. Cette coupure première
illustre les différents types de séparations ultérieures auxquelles le sujet va se voir confronté :
à commencer par la pulsion orale où la coupure ne passe pas où l’on croit, car c’est le
nourrisson et le sein qui forment une unité, tandis que ce sein n’est que plaqué sur la mère. Ce
que Lacan questionne ainsi, par exemple :
« …qui est-ce qui suce le lait, est-ce le nourrisson qui pompe la mère de son lait ou
est-ce le sein ? » (p.195)
On voit clairement là en quoi le terme d’objet partiel ne convient pas, car cet objet n’est pas
seulement le partenaire premier de l’enfant, il est aussi équivalent à la réalité de lui-même
dans son rapport à l’Autre. L’enfant est d’abord lui aussi plaqué sur ce poitrail. Donc la
coupure apparaît bien comme interne au sujet. Cette coupure ne se produit donc pas seulement
entre l’enfant et la mère, puis ultérieurement entre le sujet et l’Autre, mais surtout au sein de
l’unité subjective elle-même. Elle détermine donc trois termes (sujet, Autre, objet a) et non
pas deux (sujet, Autre), mais dont l’un (l’objet a) reste élidé tout en étant agissant, ce qui a un
certain nombre de conséquences sur le fonctionnement du désir et son rapport à la jouissance.
La conséquence première est celle qui va permettre à Lacan de parler d’auto-érotisme de la
jouissance phallique. Elle se justifie essentiellement de la compréhension du lien qui lie
l’objet a, comme cause, à l’élaboration du désir comme sa conséquence.
Comprendre cette élaboration nécessite que soit saisi le caractère ambocepteur de certains
types d’organes. Un organe peut être dit ambocepteur en tant qu’il peut relever soit tantôt de
l’un soit tantôt de l’autre : ainsi le sein est un organe ambocepteur, dans le sens ou il est à
l’origine saisi par l’enfant comme équivalent à sa propre réalité. Puis, par la séparation dont il
ne peut que faire l’expérience, le sein deviendra ce qui est propriété de l’Autre et sera alors
ainsi conçu comme cause du désir éprouvé par le sujet. Il y a là cependant une complexité
dans la structuration du désir qui demande à ce que soit clarifié le rapport qu’entretient
l’organe ambocepteur à l’objet a.
Cet objet premier qu’est l’organe ambocepteur connaît un destin singulier, puisque
appartenant à l’unité du sujet et séparé de lui, il est ce qui va causer son désir, puis ce qui va
être recherché en l’Autre en en constituant ainsi le seul accès. Cependant, parce que la
coupure première, originelle, est interne au champ du sujet, il nous faut bien comprendre,
comme nous le rappelle Lacan :
« que le désir fonctionne – nous retrouvons là la notion freudienne d’auto-érotisme – à
l’intérieur d’un monde qui, quoique éclaté, porte la trace de sa première clôture, à
l’intérieur de ce qui reste imaginaire, virtuel, de l’enveloppe de l’œuf. » 1
Le désir fonctionne donc dans une structure close, même s’il a l’air de se porter vers un objet.
En fait la structuration première du désir et ce qui plus tard le soutiendra comme fantasme,
trouvent une métaphore durable dans ces enveloppes où baignent l’embryon, dans un rapport
à un objet bientôt coupé de lui, alors même que c’est une part de lui. Voilà ce qui causerait
une structuration auto-érotique du désir.
« Pour l’enfant, la coupure du cordon laisse séparées les enveloppes qui sont
homogènes à lui. Pour la mère, la coupure se place au niveau de la chute du placenta.
C’est même pour cette raison qu’on appelle ça les caduques. La caducité de l’objet a
est là qui fait sa fonction ; La chute est typique de l’approche d’un a pourtant plus
essentiel au sujet que toute autre part de lui-même. »
Le caractère auto-érotique du désir a donc pour conséquence précisément que le champ de la
jouissance qui, lui, est fondamentalement du côté de l’Autre, en est coupé. Si le désir est
causé par cet objet de l’ombre, qui reste toujours élidé ou éludé de ce que ce désir anime, un
tel désir fonctionne en quelque sorte à vide, il reste non effectué. Ce désir est l’effet d’un objet
dont le sujet est définitivement séparé comme une part, une réalité de lui-même, par
l’opération signifiante, mais l’effet s’arrête là parce que ce désir ne s’effectue pas. Il n’est, si
l’on peut dire, pas fait pour ça. Comme le dit Lacan, l’auto-érotisme est avant tout manque de
soi, pas du monde extérieur (23 janv. 1963.)
Une difficulté se présente néanmoins à nous car, dans le rapport que l’homme entretient au
désir, la perte n’est pas équivalente à ce qui manque. En effet, le désir ainsi causé n’a pas de
rapport direct avec ce qui manque, car le manque – lui – est au champ de l’Autre, par exemple
comme angoisse du tarissement du sein, dans la pulsion orale. De la sorte, deux champs
distincts et coupés l’un de l’autre sont ainsi organisés, le désir d’un côté, causé par l’objet a et
1
Angoisse, 15 mai 1963.
comme tournant à vide, bien qu’animant les hauts faits du sujet. De l’autre, la jouissance qui
est au champ de l’Autre, où là seulement le désir effectué, accompli aurait son lieu. Entre les
deux, une béance, une faille, qui est précisément le lieu où se produit l’angoisse, avec la
difficulté rencontrée à ce franchissement. C’est cette structure qui a pour conséquence que la
jouissance n’est pas pour nous promise au désir. C’est cette structure aussi qui rend raison du
lien très étroit qui lie le rapport de l’angoisse à la jouissance par l’intermédiaire de l’objet a.
En d’autres termes, c’est cette structure qui permet de rendre compte de la castration.
En effet, comprendre que l’objet a est ce qui cause le désir sans pour autant devoir être ce qui
sera réalisé par un tel désir, justifie le fait que dès que le sujet est confronté à la chute de
l’objet a, à la séparation de ce qu’il considère comme une part de lui-même, surgit le rapport à
l’angoisse. L’orgasme apparaît dès lors comme la fonction physiologique qui a pour fonction
de mettre en place un coup d’arrêt à ce rapport à l’angoisse, et de couper ainsi radicalement le
sujet de toute réalisation effective d’un rapport à la jouissance. Quoi qu’il en soit, c’est donc
en termes de castration que le sujet se rapporte à l’orgasme qui se doit de mettre fin à
l’angoisse de castration :
« La détumescence dans la copulation mérite de retenir l’attention pour mettre en
valeur l’une des dimensions de la castration. Le fait que le phallus est plus significatif
dans le vécu humain par sa possibilité d’être objet chu que par sa présence, voilà qui
désigne la possibilité de la place de la castration dans l’histoire du désir. La fonction
de la castration est intimement liée aux traits de l’objet caduc. Quant à l’orgasme, il a
un rapport essentiel avec la fonction que nous définissons comme la chute du plus réel
du sujet. Combien de fois vous aura-t-il été dit qu’un sujet aura eu, je ne dis pas
forcément son premier, mais un de ses premiers orgasmes, au moment où il fallait
rendre en toute hâte la copie d’une composition ou d’un dessin qu’il fallait rapidement
terminer ? Et puis, on ramasse quoi ? Son œuvre, ce sur quoi il était essentiellement
attendu. Quelque chose est à arracher de lui. C’est le ramassage des copies. A ce
moment là, il éjacule. Il éjacule au sommet de l’angoisse. »
A faire ainsi s’équivaloir l’orgasme et l’angoisse, nous pouvons y trouver la raison de ce qu’il
peut y avoir de satisfaisant dans l’orgasme. En effet, l’angoisse naît tout d’abord comme sur le
chemin du désir de l’autre, de son appel à la jouissance, dont le phallus est l’instrument. C’est
en ce sens que l’orgasme de l’homme est attendu comme satisfaisant. Mais, il signifie aussi
dans ce cas que l’organe cède, et que lorsqu’il cède cela représente une castration pour
l’homme, tout en étant ressenti par la femme comme une cession qui lui est faite précisément
du phallus. Cette castration est interprétable, pour l’homme, comme le signal d’une menace
au statut du « je » défendu :
« L’angoisse de castration se rapporte à l’au delà de ce « je » défendu, à ce point
d’appel d’une jouissance qui dépasse nos limites. »
Ce point d’appel d’une jouissance qui dépasse nos limites est analysé par Lacan en termes de
« demande de mort ». De là naît l’angoisse : du fait même de faire choir l’objet a que
symbolise l’organe ambocepteur :
« Si ce qui est satisfait, c’est cette demande de mort, eh bien, c’est satisfait à bon
compte, puisqu’on s’en tire en raison du fait que l’organe n’est jamais susceptible de
tenir très loin sur la voie de l’appel à la jouissance : l’organe ambocepteur peut être dit
céder toujours prématurément. Au moment où il pourrait être l’objet sacrificiel, il y a
longtemps qu’il a disparu de la scène. »
Comprendre cette structuration entre le désir, la jouissance, l’objet a et l’angoisse permet non
seulement de mettre à jour les raisons pour lesquelles « il n’y a pas de rapport sexuel » mais
aussi de trouver les voies par lesquelles l’angoisse puisse se voir dépassée et un semblant de
rapport se voir installé. En ce point précis se trouve la logique même qui structure la fin d’une
analyse :
« C’est cela qu’il s’agit dans le complexe de castration. Autrement dit, ça ne devient
un drame que pour autant que la mise en question du désir est soulevée et poussée
dans un certain sens, celui qui fait toute confiance à la consommation génitale.
Si nous lâchons cet idéal de l’accomplissement génital en nous apercevant de ce qu’il
y a de structuralement, d’heureusement leurrant, il n’y a aucune raison que l’angoisse
liée à la castration ne nous apparaisse pas dans une corrélation beaucoup plus souple
avec son objet symbolique. Cela est d’ailleurs impliqué depuis toujours par les
prémisses de la théorie freudienne, qui met le désir, quant à sa structuration, dans un
tout autre rapport que purement et simplement naturel au partenaire dit naturel. »
On a donc là la raison qui a amené Lacan à considérer la fin de l’analyse selon ce qu’il appelle
la chute de l’objet a, laquelle a pour effet de remanier la causation du désir.
Conclusion : sans l’analyse, quelle façon y a-t-il pour la femme de surmonter son penisneid, si
nous le supposons toujours implicite ? C’est le mode le plus ordinaire de la séduction entre les
sexes. C’est d’offrir au désir de l’homme l’objet de la revendication phallique, l’objet non
détumescent à soutenir son désir, c’est à savoir de faire de ses attributs féminins les signes de
la toute-puissance de l’homme.

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La disjonction masquée des jouissances

  • 1. La disjonction masquée des jouissances. Ce à quoi s’attache Gisèle Chaboudez dans ce chapitre, c’est à montrer que la fameuse affirmation de Lacan selon laquelle « il n’y a pas de rapport sexuel » se maintient malgré le remaniement récent de la fonction paternelle qui, par l’interdit de l’inceste, inscrivait en l’individu la loi sexuelle. Celle-ci avait alors pour but de masquer l’impossibilité du rapport entre les jouissances féminine et masculine puisque, les ordonnant autour de la fonction phallique, elle avait pour conséquence de faire disparaître la jouissance féminine en élaborant les relations homme/femme qu’autour du seul signifiant phallique. On aurait alors pu croire qu’avec la destitution de plus en plus importante de la fonction paternelle liée à une revendication croissante de la part des femmes d’une reconnaissance de la réalité de leur jouissance, un terrain allait alors pouvoir se découvrir où la jouissance masculine pourrait aller à la rencontrer de la jouissance féminine. En bref, qu’un rapport entre les sexes pourrait enfin avoir lieu. Ce que tend à démontrer Gisèle Chaboudez c’est que malgré cette abolition de l’interdit à la jouissance sexuelle ce rapport n’a pas pour autant d’avantage lieu. Voir plus. En effet, nous dit-elle, « lorsque cet interdit disparaît, se révèle l’impossibilité qu’il contribuait à masquer ». Le non rapport entre les jouissances sexuelles n’est donc pas fondamentalement lié à la fonction paternelle et à l’interdit de l’inceste qu’il contribue à poser. Plus fondamentalement, il doit nous apparaître dans la dimension structurale qui est la sienne. Structure qui n’est pas à penser sur un mode arbitraire d’imposition, mais dont la justification est à chercher dans la réalité physiologique qui constitue l’homme en tant que tel dans son rapport à la jouissance, dans son rapport à l’orgasme. Ainsi conçu, Gisèle Chaboudez peut rendre compte de cette impossibilité du rapport sexuel en la situant dans la ligne de démarcation qui sépare la jouissance de la satisfaction. De cette séparation va pouvoir s’ordonner l’élaboration du désir en tant qu’il se constitue à partir de l’objet a. C’est sur cet objet enfin mis en évidence que Gisèle Chaboudez va alors pouvoir s’appuyer pour montrer que le lien qui lie l’angoisse à la castration est le fondement irréductible sur lequel s’enracine cette impossibilité du rapport sexuel. Pour comprendre la démonstration de Gisèle Chaboudez, il me semble qu’il nous faut repartir des prémisses mêmes sur lesquelles se fondent la fonction phallique et qui induisent le fait qu’elle puisse occulter la réalité de la jouissance féminine et masquer par là même le non rapport des jouissances féminine et masculine dans l’acte. En effet, la primauté accordée au signifiant phallique, qui se rapporte au fait de « jouir de », paraît bien s’inscrire dans le fait que l’orgasme masculin, suivi de détumescence, est le pôle décisif de la relation qui en ordonne la séquence. Comme nous le rappelle Gisèle Chaboudez, il se présente comme une sorte de loi naturelle qui la scande. En effet, la jouissance masculine « acte » le processus en l’inaugurant avec l’érection et en l’interrompant avec la détumescence. C’est la raison pour laquelle Lacan parle à ce propos de « vocatif du commandement » ou encore de « coup d’arrêt »1 , car lorsque l’orgasme masculin se produit, le rapport sexuel cesse. L’organe détumescent est alors pris comme le symbole d’une satisfaction à laquelle il n’y aurait pas de reste. Lorsque la détumescence se produit avec l’orgasme, elle se présente comme quelque chose de l’ordre d’une clôture, l’acte est accompli et il semble que plus rien n’est à attendre. Cette fin satisfaisante crée dans le sujet une satisfaction subjective. Il y a cependant là un leurre que véhicule le discours lorsque celui-ci assimile l’orgasme, ainsi produit, à la réalisation effective de la jouissance. Les premiers sous-chapitres de Gisèle Chaboudez – « la soustraction effacée », « la détumescence comme symbole de 1 Lacan, Encore, p.27.
  • 2. satisfaction », « la satisfaction de la limite » - ont pour but de mettre à jour l’illusion que revêt une telle approche en s’attachant à clairement distinguer ce qui relève de la jouissance et ce qui relève de la satisfaction. Si l’orgasme doit prendre sens dans l’économie psychique humaine, ce n’est pas tant par le fait qu’il signe l’accès de l’homme à la jouissance que par le fait qu’il inscrit une limite par laquelle même il ne peut y accéder. L’orgasme inscrit donc une ligne de démarcation entre ce qui relève de la satisfaction d’une part et ce qui relèverait de la jouissance d’autre part. Cette importance accordée à l’organe détumescent est clairement soulignée par Lacan lui-même dans son séminaire l’Angoisse : « Tout indique que là où l’instrument copulatoire est un dard, une griffe, un objet d’accrochage, c’est en tous les cas un objet qui n’est ni tumescent ni détumescible. Que chez nous, pour nous limiter à nous, la jouissance de l’orgasme coïncide avec la mise hors combat, hors de jeu, de l’instrument par la détumescence, mérite que nous ne le tenions pas pour un trait qui appartient à l’essentialité de l’organisme, cette coïncidence n’est pas, si je puis dire, dans la nature des choses de l’homme. » Parce que l’organe masculin est détumescent suite à son orgasme, il permet donc à l’acte sexuel de se réaliser non selon le principe de jouissance mais selon un principe de satisfaction. Celle-ci est concevoir comme participant de la fonction du sujet qui est régulé par le principe de plaisir, c’est-à-dire par le pas trop de jouissance. La jouissance est donc ce qui déborde la satisfaction, tandis que la satisfaction comporte par définition un manque à la jouissance. Parce qu’il est soumis au principe de plaisir, à la recherche de la moindre tension, la limitation de la jouissance ne peut que satisfaire le sujet. Il y a pour lui une distance nécessaire par rapport à la jouissance qui le conduit logiquement à en effacer la dimension propre, et par conséquent à être satisfait par sa soustraction. Mais pour quelles raisons le sujet doit-il être à ce point séparer de la jouissance ? Pourquoi le principe de plaisir le conduit-il à s’arrêter aux portes de celle-ci, et peut-être, plus important encore, pour quelle raison l’organe masculin semble-t-il rendre impossible cette rencontre à la jouissance par la détumescence qui est la sienne ? La réponse à de telles interrogations semble pouvoir être apportée par le lien très étroit qui lie la jouissance à l’angoisse. En effet, comme le rappelle Gisèle Chaboudez, la jouissance ne relève pas du plaisir mais confine à l’angoisse. L’orgasme paraît s’adosser à l’angoisse, se produire lorsqu’elle surgit, y mettant fin. L’orgasme phallique clôt donc cette angoisse en même temps qu’il emporte la satisfaction. Parce que « l’orgasme emporte la satisfaction », parce qu’il clôt l’angoisse à laquelle le sujet se voyait confronté, on peut donc en déduire que le sujet vit l’angoisse sur le mode de l’approche. Et cette approche est celle d’un objet car, comme nous le rappelle Lacan, « l’angoisse n’est pas sans objet ». Et cet objet signe la caractéristique de l’angoisse, en cela qu’il est une menace, ce qui implique que le sujet est étreint, concerné, intéressé au plus intime de lui-même. C’est ce que Freud appelle le danger interne, celui qui vient du dedans. Et c’est l’angoisse qui avertit le sujet de ce danger interne. Le sens que peut avoir le terme de « danger intérieur » est lié à la fonction d’une structure à conserver. Pour rendre compte de ce danger interne, il faut se référer à la notion de réel, dans la fonction qui est celle dont Lacan parle pour lui opposer celle de signifiant. On peut déjà dire que ce quelque chose, cet « etwas », devant quoi l’angoisse opère comme signal est de l’ordre de l’irréductible du réel. C’est en ce sens que Lacan peut formuler que l’angoisse de tous les signaux est celui qui ne trompe pas.
  • 3. Saisir cet objet de l’angoisse revient à comprendre la manière même dont le désir se constitue pour un sujet. Cela revient aussi à saisir que l’angoisse soit la fonction médiane entre la jouissance et le désir, que la fonction même de sujet tend à masquer. En effet, ce sujet qui provient du langage, et qui est aussi celui de l’inconscient, est issu d’une séparation première d’avec la jouissance. Cette séparation provient du fait que le sujet n’advient qu’en tant qu’il est constitué par le langage, c’est-à-dire par une opération signifiante. La difficulté réside dans le fait que cette opération signifiante ne parvient pas à saisir l’ensemble des déterminations du sujet comme telles : il y a des éléments qui ne sont pas pris dans le processus signifiant. C’est ce qui va produire un reste, le fameux objet a, qui pour être silencieux n’en est pas pour autant inerte, puisque c’est là ce qui va causer le désir. La découverte de l’objet a est l’apport majeur du Séminaire l’Angoisse. Elle a donc toute son importance, comme le souligne Lacan lui-même : « La jouissance ne connaîtra pas l’Autre, sinon par ce reste, a. Ce pourquoi, le sujet de la jouissance, on ne peut d’aucune façon l’isoler comme sujet, sinon mythiquement. Je pourrais suggérer que a vient prendre fonction de métaphore du sujet de la jouissance. Ce ne serait juste que si a était assimilable à un signifiant. Or, il est justement ce qui résiste à toute assimilation à la fonction du signifiant, et c’est bien pour cela qu’il symbolise ce qui, dans la sphère du signifiant, se présente toujours comme perdu, comme ce qui se perd à la signifiantisation. Or, c’est justement ce déchet, cette chute, qui vient à se trouver constituer le fondement comme tel du sujet désirant – non plus le sujet de la jouissance, mais le sujet en tant que sur la voie de sa recherche, qui n’est pas recherche de sa jouissance. Mais, c’est à vouloir faire entrer cette jouissance au lieu de l’Autre comme lieu du signifiant, que le sujet se précipite, l’anticipe comme désirant. S’il y a ainsi une précipitation, anticipation, c’est au sens où cette démarche aborde, en deçà de sa réalisation, la béance du désir à la jouissance. C’est là que se situe l’angoisse. L’angoisse est donc le terme intermédiaire entre la jouissance et le désir en tant que c’est fondé sur le temps de l’angoisse que le désir se constitue. » En somme, la cause du désir non seulement n’est pas signifiante, mais elle échappe à l’opération du signifiant même si elle en résulte. C’est pourquoi persiste toujours entre la cause du désir et son effet une béance, la cause étant toujours éludé de son effet. On a donc affaire à une coupure au sein même de la subjectivité, coupure qui s’instaure entre le sujet et l’Autre et qui met en place cette fameuse ligne de démarcation entre la satisfaction et la jouissance. Cette coupure n’est cependant pas uniquement le fait du signifiant, mais résulte de la rencontre du sujet avec certaines particularités anatomiques ou physiologiques de l’humain. Par exemple Lacan fait tout d’abord remarquer que le partenaire fondamental du fœtus est le placenta, et non la mère, que ce que l’enfant perd à la naissance ce sont les enveloppes, ces caduques, dont le placenta fait partie. Ces enveloppes déterminent une structure close séparée de la mère, qui va éclater tout en subissant une partition à l’intérieur. Cette coupure première illustre les différents types de séparations ultérieures auxquelles le sujet va se voir confronté : à commencer par la pulsion orale où la coupure ne passe pas où l’on croit, car c’est le nourrisson et le sein qui forment une unité, tandis que ce sein n’est que plaqué sur la mère. Ce que Lacan questionne ainsi, par exemple : « …qui est-ce qui suce le lait, est-ce le nourrisson qui pompe la mère de son lait ou est-ce le sein ? » (p.195) On voit clairement là en quoi le terme d’objet partiel ne convient pas, car cet objet n’est pas seulement le partenaire premier de l’enfant, il est aussi équivalent à la réalité de lui-même dans son rapport à l’Autre. L’enfant est d’abord lui aussi plaqué sur ce poitrail. Donc la
  • 4. coupure apparaît bien comme interne au sujet. Cette coupure ne se produit donc pas seulement entre l’enfant et la mère, puis ultérieurement entre le sujet et l’Autre, mais surtout au sein de l’unité subjective elle-même. Elle détermine donc trois termes (sujet, Autre, objet a) et non pas deux (sujet, Autre), mais dont l’un (l’objet a) reste élidé tout en étant agissant, ce qui a un certain nombre de conséquences sur le fonctionnement du désir et son rapport à la jouissance. La conséquence première est celle qui va permettre à Lacan de parler d’auto-érotisme de la jouissance phallique. Elle se justifie essentiellement de la compréhension du lien qui lie l’objet a, comme cause, à l’élaboration du désir comme sa conséquence. Comprendre cette élaboration nécessite que soit saisi le caractère ambocepteur de certains types d’organes. Un organe peut être dit ambocepteur en tant qu’il peut relever soit tantôt de l’un soit tantôt de l’autre : ainsi le sein est un organe ambocepteur, dans le sens ou il est à l’origine saisi par l’enfant comme équivalent à sa propre réalité. Puis, par la séparation dont il ne peut que faire l’expérience, le sein deviendra ce qui est propriété de l’Autre et sera alors ainsi conçu comme cause du désir éprouvé par le sujet. Il y a là cependant une complexité dans la structuration du désir qui demande à ce que soit clarifié le rapport qu’entretient l’organe ambocepteur à l’objet a. Cet objet premier qu’est l’organe ambocepteur connaît un destin singulier, puisque appartenant à l’unité du sujet et séparé de lui, il est ce qui va causer son désir, puis ce qui va être recherché en l’Autre en en constituant ainsi le seul accès. Cependant, parce que la coupure première, originelle, est interne au champ du sujet, il nous faut bien comprendre, comme nous le rappelle Lacan : « que le désir fonctionne – nous retrouvons là la notion freudienne d’auto-érotisme – à l’intérieur d’un monde qui, quoique éclaté, porte la trace de sa première clôture, à l’intérieur de ce qui reste imaginaire, virtuel, de l’enveloppe de l’œuf. » 1 Le désir fonctionne donc dans une structure close, même s’il a l’air de se porter vers un objet. En fait la structuration première du désir et ce qui plus tard le soutiendra comme fantasme, trouvent une métaphore durable dans ces enveloppes où baignent l’embryon, dans un rapport à un objet bientôt coupé de lui, alors même que c’est une part de lui. Voilà ce qui causerait une structuration auto-érotique du désir. « Pour l’enfant, la coupure du cordon laisse séparées les enveloppes qui sont homogènes à lui. Pour la mère, la coupure se place au niveau de la chute du placenta. C’est même pour cette raison qu’on appelle ça les caduques. La caducité de l’objet a est là qui fait sa fonction ; La chute est typique de l’approche d’un a pourtant plus essentiel au sujet que toute autre part de lui-même. » Le caractère auto-érotique du désir a donc pour conséquence précisément que le champ de la jouissance qui, lui, est fondamentalement du côté de l’Autre, en est coupé. Si le désir est causé par cet objet de l’ombre, qui reste toujours élidé ou éludé de ce que ce désir anime, un tel désir fonctionne en quelque sorte à vide, il reste non effectué. Ce désir est l’effet d’un objet dont le sujet est définitivement séparé comme une part, une réalité de lui-même, par l’opération signifiante, mais l’effet s’arrête là parce que ce désir ne s’effectue pas. Il n’est, si l’on peut dire, pas fait pour ça. Comme le dit Lacan, l’auto-érotisme est avant tout manque de soi, pas du monde extérieur (23 janv. 1963.) Une difficulté se présente néanmoins à nous car, dans le rapport que l’homme entretient au désir, la perte n’est pas équivalente à ce qui manque. En effet, le désir ainsi causé n’a pas de rapport direct avec ce qui manque, car le manque – lui – est au champ de l’Autre, par exemple comme angoisse du tarissement du sein, dans la pulsion orale. De la sorte, deux champs distincts et coupés l’un de l’autre sont ainsi organisés, le désir d’un côté, causé par l’objet a et 1 Angoisse, 15 mai 1963.
  • 5. comme tournant à vide, bien qu’animant les hauts faits du sujet. De l’autre, la jouissance qui est au champ de l’Autre, où là seulement le désir effectué, accompli aurait son lieu. Entre les deux, une béance, une faille, qui est précisément le lieu où se produit l’angoisse, avec la difficulté rencontrée à ce franchissement. C’est cette structure qui a pour conséquence que la jouissance n’est pas pour nous promise au désir. C’est cette structure aussi qui rend raison du lien très étroit qui lie le rapport de l’angoisse à la jouissance par l’intermédiaire de l’objet a. En d’autres termes, c’est cette structure qui permet de rendre compte de la castration. En effet, comprendre que l’objet a est ce qui cause le désir sans pour autant devoir être ce qui sera réalisé par un tel désir, justifie le fait que dès que le sujet est confronté à la chute de l’objet a, à la séparation de ce qu’il considère comme une part de lui-même, surgit le rapport à l’angoisse. L’orgasme apparaît dès lors comme la fonction physiologique qui a pour fonction de mettre en place un coup d’arrêt à ce rapport à l’angoisse, et de couper ainsi radicalement le sujet de toute réalisation effective d’un rapport à la jouissance. Quoi qu’il en soit, c’est donc en termes de castration que le sujet se rapporte à l’orgasme qui se doit de mettre fin à l’angoisse de castration : « La détumescence dans la copulation mérite de retenir l’attention pour mettre en valeur l’une des dimensions de la castration. Le fait que le phallus est plus significatif dans le vécu humain par sa possibilité d’être objet chu que par sa présence, voilà qui désigne la possibilité de la place de la castration dans l’histoire du désir. La fonction de la castration est intimement liée aux traits de l’objet caduc. Quant à l’orgasme, il a un rapport essentiel avec la fonction que nous définissons comme la chute du plus réel du sujet. Combien de fois vous aura-t-il été dit qu’un sujet aura eu, je ne dis pas forcément son premier, mais un de ses premiers orgasmes, au moment où il fallait rendre en toute hâte la copie d’une composition ou d’un dessin qu’il fallait rapidement terminer ? Et puis, on ramasse quoi ? Son œuvre, ce sur quoi il était essentiellement attendu. Quelque chose est à arracher de lui. C’est le ramassage des copies. A ce moment là, il éjacule. Il éjacule au sommet de l’angoisse. » A faire ainsi s’équivaloir l’orgasme et l’angoisse, nous pouvons y trouver la raison de ce qu’il peut y avoir de satisfaisant dans l’orgasme. En effet, l’angoisse naît tout d’abord comme sur le chemin du désir de l’autre, de son appel à la jouissance, dont le phallus est l’instrument. C’est en ce sens que l’orgasme de l’homme est attendu comme satisfaisant. Mais, il signifie aussi dans ce cas que l’organe cède, et que lorsqu’il cède cela représente une castration pour l’homme, tout en étant ressenti par la femme comme une cession qui lui est faite précisément du phallus. Cette castration est interprétable, pour l’homme, comme le signal d’une menace au statut du « je » défendu : « L’angoisse de castration se rapporte à l’au delà de ce « je » défendu, à ce point d’appel d’une jouissance qui dépasse nos limites. » Ce point d’appel d’une jouissance qui dépasse nos limites est analysé par Lacan en termes de « demande de mort ». De là naît l’angoisse : du fait même de faire choir l’objet a que symbolise l’organe ambocepteur : « Si ce qui est satisfait, c’est cette demande de mort, eh bien, c’est satisfait à bon compte, puisqu’on s’en tire en raison du fait que l’organe n’est jamais susceptible de tenir très loin sur la voie de l’appel à la jouissance : l’organe ambocepteur peut être dit céder toujours prématurément. Au moment où il pourrait être l’objet sacrificiel, il y a longtemps qu’il a disparu de la scène. » Comprendre cette structuration entre le désir, la jouissance, l’objet a et l’angoisse permet non seulement de mettre à jour les raisons pour lesquelles « il n’y a pas de rapport sexuel » mais aussi de trouver les voies par lesquelles l’angoisse puisse se voir dépassée et un semblant de
  • 6. rapport se voir installé. En ce point précis se trouve la logique même qui structure la fin d’une analyse : « C’est cela qu’il s’agit dans le complexe de castration. Autrement dit, ça ne devient un drame que pour autant que la mise en question du désir est soulevée et poussée dans un certain sens, celui qui fait toute confiance à la consommation génitale. Si nous lâchons cet idéal de l’accomplissement génital en nous apercevant de ce qu’il y a de structuralement, d’heureusement leurrant, il n’y a aucune raison que l’angoisse liée à la castration ne nous apparaisse pas dans une corrélation beaucoup plus souple avec son objet symbolique. Cela est d’ailleurs impliqué depuis toujours par les prémisses de la théorie freudienne, qui met le désir, quant à sa structuration, dans un tout autre rapport que purement et simplement naturel au partenaire dit naturel. » On a donc là la raison qui a amené Lacan à considérer la fin de l’analyse selon ce qu’il appelle la chute de l’objet a, laquelle a pour effet de remanier la causation du désir. Conclusion : sans l’analyse, quelle façon y a-t-il pour la femme de surmonter son penisneid, si nous le supposons toujours implicite ? C’est le mode le plus ordinaire de la séduction entre les sexes. C’est d’offrir au désir de l’homme l’objet de la revendication phallique, l’objet non détumescent à soutenir son désir, c’est à savoir de faire de ses attributs féminins les signes de la toute-puissance de l’homme.