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Mémoire
professionnel de
master
MASTER
PROFESSIONNEL
EN ÉTUDES
AVANCÉES EN
MÉDIAS ET
COMMUNICATION
(2ème année)
Par Carmina
Marcarian
Sous la direction de
Monsieur Alexandre
Joux
!
La responsabilité journalistique
à l’épreuve de la couverture de la
crise des réfugiés
Une approche sociologique de l’exercice du
métier en France, Allemagne et Hongrie
après la mort d’Aylan jusqu’aux attentats
de 13 novembre 2015
Je, soussignée Carmina Marcarian certifie que le contenu
de ce mémoire est le résultat de mon travail personnel. Je certi-
fie également que toutes les données, tous les raisonnements et
toutes les conclusions empruntées à la littérature sont soit exac-
tement recopiés et placés entre guillemets dans le texte, soit spé-
cialement indiqués et référencés dans une liste bibliographique
en fin de volume. Je certifie enfin que ce document, en totalité ou
pour partie, n’a pas servi antérieurement à d’autres évaluations,
et n’a jamais été publié.
!2
AVANT PROPOS
Il était une fois… Un corps minuscule, gisant sur une plage turque, tee-shirt rouge et short
bleu, le visage contre le sable. Voici l’image qui a indigné le monde. Un enfant qui incarne autant
de choses à la fois, l’innocence, la fragilité, la mort… La rigidité cadavérique du petit corps
échoué sur les rives de la Méditerranée dévoile sans fard l’horreur de la situation. Il s’agit d’un
garçon syrien âgé de trois ans ; Aylan Kurdi est devenu un enfant martyr, le symbole du drame
des réfugiés en Europe.
Le fait d’avoir immortalisé la scène n’a eu rien à voir avec la course au sensationnel, si
l’on en croit Nilüfer Demir, l’auteur de ces clichés qui lui ont apporté la célébrité. C’est de la
solidarité avec les réfugiés, mais aussi le sentiment d’impuissance face à la mort, la journaliste
affirme. « La seule chose que je pouvais faire sur le moment, c’était mon métier », a témoigné
Nilüfer Demir dans une interview accordée à la CNN. Ce sont le chagrin et le désir de changer les
choses qui lui auraient fourni la force d’appuyer sur le bouton déclencheur d’émotion, de pitié,
d’indignation, de colère, de réactions et de tout l’après l’Aylan.
Peu après la publication de la photographie, les vagues d’émotion et la générosité de la
chancelière allemande Angela Merkel en matière de politique d’asile qui lui ont valu le surnom
de « Mutti » (Maman Merkel) ont été tempérées par les étiquettes floues appliquées par les mé-
dias aux réfugiés : de l’imprécision dans les propos, des choix sémantiques pour qualifier ces
gens en train de fuir le conflit et prêts à tout pour atteindre l’Europe. Et puis, l’enfer du « 13 no-
vembre 2015 ». La terreur, les corps dans les rues, les pleurs, le deuil, les discours et tous les
éléments d’un drame qui a secoué l’histoire de la France et des politiques internationales … Un
premier changement majeur de cap dans le système d’accueil des réfugiés a remplacé l’apitoie-
ment généralisé avec la psychose et la défiance. Cologne 2016 y rajouta un autre « avant » et
« après », une nouvelle tournure, composée elle, d’un langage renouvelé de nuances. Désormais
on emploie des expressions et des mots comme « réfugiés hommes », « attouchements », « in-
sultes », « viols », « bousculades », « agressions sexuelles » pour parler de réfugiés. « L’autocen-
sure » dont la presse allemande a été accusée, ainsi que la « peur » des Allemands d’être accusés
de « racisme » ont pimenté la crise migratoire, source de compassion à géométrie variable. L’es-
prit Munich (le chaleureux accueil des réfugiés à la gare de Munich) se rajouta à l’esprit Charlie,
pour qu’il soit remplacé ultérieurement par l’esprit « sourire n’est pas draguer » (Cologne). Un
changement d’idées qui renvoie à l’instabilité évoquée par le grand politique et avocat Edgar
Faure, dont l’aphorisme « Ce n’est pas la girouette qui tourne, c’est le vent » demeure toujours
d’actualité. Une devise qui, en plus de caractériser la « météorologie » politique, offre une bonne
description de la versatilité des idées concernant la problématique des réfugiés. Mais au-delà de
toutes ces variations, si brusques, si peu cohérentes les unes avec les autres, la seule valeur sûre
qui tient sa vie debout, la seule idée qui résiste aux intempéries sociales et politiques est la
croyance générale au principe de responsabilité du journalisme et aux valeurs morales qui sont
les repères de certains professionnels.
Si l’impact de la photo d’Aylan Kurdi a réactivé en moi une envie déjà ancienne d’explo-
rer les mécanismes de ce que l’on appelle une image forte, mon obstination à croire qu’au-delà de
la marchandisation, de la prolifération de cette mal-info qui nous rend obèses d’actualité, m’a
!3
motivée à choisir cette problématique, alors que toutes les voix autour de moi m’ont prévenue
que ce ne sera pas facile, voire faisable dans les termes d’un classique master professionnel. Je
pensais que même si les manières dites marchandes de produire l’information ne nous encre pas
nécessairement mieux dans la réalité, au-delà de la précarité et de la décrédibilisation du métier, il
y avait de la beauté et de la noblesse dans le combat de ceux qui quotidiennement agissent pour
que vive la liberté de la presse, la liberté d'expression. L’idée d’analyser les perceptions du métier
de ceux qui ont enquêté sur la situation des réfugiés n’est pas le fruit du stage que j’ai effectué en
tant que journaliste reporter d’images à Paris, mais une initiative personnelle, à la fois affective et
documentaire. Le bagage conceptuel et d’expériences pratiques que j’ai pu développer grâce à la
lecture de plusieurs ouvrages de sociologie du journalisme, dont notamment les travaux d’Alain
Accardo et Érik Neveu s’apprête à substituer les aperçus précieux du métier que m’aurait donné
le travail de terrain et l’observation des actions et interactions qu’engagent les professionnels de
l’information qui racontent les camps de réfugiés.
!4
REMERCIEMENTS
Je tiens tout d’abord à remercier mon directeur de recherche, Monsieur Alexandre Joux,
pour le temps qu’il a consacré à m’apporter les outils méthodologiques indispensables à la
conduite de cette recherche et l’aide qu’il a pu m’apporter tout au long de l’élaboration de mon
mémoire.
Je remercie tous les enseignants de cette spécialisation pour leurs cours, leur patience et
leurs conseils précieux.
Je remercie particulièrement Anna, Laurence, Jonathan, Laszlo et Jan, ces journalistes qui
ont eu la gentillesse de participer à mes entretiens, pour avoir pris du temps pour répondre à mes
questions et m’avoir fait découvrir leur monde. Sans eux ce travail n’aurait pas pu voir le jour.
Je remercie Fabienne Bleuze pour avoir relu et corrigé mon manuscrit. La pertinence de
ses remarques m'a été d'une grande aide.
Je remercie aussi l’entreprise Science Frontières, pour m’avoir accueillie en stage et m’a-
voir appris les bases techniques du métier de journaliste reporter d’images, mais aussi pour m’a-
voir fait retrouver le sens de l’exigence professionnelle.
Pour finir, je remercie mes parents pour leur amour. Tout au long de mon cursus, ils m’ont
toujours soutenue, encouragée et aidée. Ils ont su me donner toutes les chances pour réussir.
Qu’ils trouvent, dans la réalisation de ce travail, l’aboutissement de leurs efforts ainsi que l’ex-
pression de ma plus affectueuse gratitude.
!5
SOMMAIRE
AVANT PROPOS 3............................................................................................................................
INTRODUCTION 7..........................................................................................................................
I. LA RESPONSABILITÉ MORALE ET SOCIALE DES JOURNALISTES : ÉTAT
DES LIEUX ET PERSPECTIVES 9....................................................................................
I.1. Mais qu’en est-il de la logique de production de l’information ? 11....................
I.2. Responsabilité journalistique, un concept positiviste ou constructiviste ? 13....
I.3. Vérité, une notion à géographie variable ? Trois conceptions différentes : la
France, l’Allemagne et la Hongrie 17.....................................................................
I.3.1. Le cas de la France 18......................................................................................
I.3.2. Les valeurs du journalisme allemand 19......................................................
I.3.3. Être responsable en tant que journaliste en Hongrie 21..............................
II. LA THÉORIE DE LA RESPONSABILITÉ À L’ÉPREUVE DES FAITS DANS LE
TRAITEMENT DE LA CRISE MIGRATOIRE 23............................................................
II.1. La responsabilité vis-à-vis des citoyens dans le traitement médiatique de la
crise des réfugiés 25..............................................................................................................
II.1.1. « Le poids des mots, le choc des photos » 30..........................................................
II.2. La responsabilité des journalistes à l’égard des réfugiés 35....................................
II. 2. 1. Le moment « Aylan Kurdi ». Déclencheur de responsabilités ou du « buzz
médiatique » ? 37.................................................................................................................
II.2.2. Besoin d’un autre journalisme ? 43........................................................................
CONCLUSION 46.............................................................................................................................
ABRÉVIATIONS 49.........................................................................................................................
ANNEXES 50.....................................................................................................................................
Annexe 1 50.......................................................................................................................................
Annexe 2 53.......................................................................................................................................
BIBLIOGRAPHIE 56.......................................................................................................................
WEBOGRAPHIE 56.........................................................................................................................
!6
INTRODUCTION
Si tentante que soit l’idée d’un décryptage du discours de la presse sur la problématique
des réfugiés au fur et à mesure de l’évolution de ce phénomène, nous n’allons pas nous aventurer
si loin dans l’exploration de la pratique professionnelle des journalistes qui ont couvert les
drames de ces hommes, ces femmes et enfants qui prennent les plus grands risques pour échapper
à la violence et à la mort.
Nous avons déjà montré comment cette versatilité des idées évoquée si brillamment par Edgar
Faure touche non seulement le politique, mais aussi la société et implicitement la presse. Inutile
de montrer donc que chaque événement majeur qui pourrait influencer les politiques des pays eu-
ropéens change la donne dans la façon de s’emparer de la crise des réfugiés.
L’idée de la responsabilité sociale comme socle de la production de l’information nous invite à
nous interroger sur les façons des journalistes d’assumer le rôle détenu dans les problématiques
sensibles de la société. La responsabilité de « porter la plume dans la plaie », si noblement évo-
quée par Albert Londres, peut se révéler être une mission ingrate, lorsque l’information relève du
choc des images et les manipulations des images, ainsi que les contre-vérités, sont aussi rapides
que les vraies informations.
D’où aussi notre intérêt pour la signification de l’image d’Aylan, une photographie désormais his-
torique, sans que notre analyse se fonde sur une sociologie de la réception ; nous nous inspirons
particulièrement d’une approche sociologique de la pratique journalistique.
Dans toute la complexité des multiples définitions de la responsabilité, le besoin d’associer les
images à une explication complète et nuancée du contexte politique, économique et social relève
d’un talent presque ethnographique du journaliste pour décrire les réalités et les sociétés et repré-
sente une possibilité de susciter des véritables prises de conscience.
Qu’en est-il de la révolution que l’on aurait espérée ou attendue, dans les têtes, après la
diffusion virale de cette image ? Des clichés qui ont fait le tour du monde, tels que la fille brûlée
au napalm, la jeune Colombienne morte après 30 heures de lutte dans la boue amassée après
l’éruption du volcan Nevado del Ruiz, ou bien l’exécution d’un rebelle du Viêt-Cong à Saïgon,
ainsi que la photo de la fillette soudanaise épiée par un vautour, n’ont pas vraiment changé le
cours de l’histoire, mais l’on aime à croire qu’elles ont eu des conséquences concrètes. Tout
comme cette photo-choc d’Aylan, tentant sans succès sur le long terme de changer la politique
européenne d’accueil, ces clichés ont fait certainement réfléchir. Répandue d’abord grâce au web,
ensuite prise par les médias traditionnels et devenue virale grâce aux réseaux sociaux, qui ont dé-
ployé plusieurs hashtags promouvant des messages comme « humanité échouée », la photo d’Ay-
lan est devenue l’expression de la mise en accusation de la politique européenne en matière des
réfugiés. Cependant, si l’en en croit le sondage publié par Libération, juste après l’apparition de
la photographie, la mort d’Aylan n’aurait augmenté que d’un point la proportion des Français qui
se sont déclarés en faveur de l’accueil des réfugiés. En revanche, le sondage cité par BFMTV, se
prononce pour une progression de neuf points dans les avis des Français favorables. Ces mauvais
scores, ainsi que la réalité post-Aylan, interrogent sur la soi-disant sensibilisation en masse aux
souffrances des réfugiés et à l’impuissance ou l’indifférence européenne face à leur drame.
Et maintenant, loin des yeux, loin du cœur, « show must go on » ? Preuve s’il en est que la
« mondialisation de l’agonie », baignée de sang et de larmes, ne peut pas changer les choses radi-
!7
calement et ne suffit pas pour mobiliser les ressources des grandes puissances. En quoi le drame
atroce des centaines de corps sans vie, échoués sur des plages européennes ou trouvés dans des
camions est-il responsabilisant pour les journalistes et le public auquel ils s’adressent ? Et jus-
qu’où montrer l’horreur pour faire comprendre l’horreur ?
Pour essayer de trouver des réponses, nous avons réalisé plusieurs entretiens avec des pro-
fessionnels de l’information français, hongrois, slovaques et allemands. Nous avons choisi des
journalistes de radio, des photographes, et des réalisateurs de documentaire qui ont abordé la
crise des réfugiés et des migrants aussi bien au quotidien que dans le drame et l’émotion dégagée
par les histoires de vie relatées. Les entretiens, menés, pour la plupart, via Skype vidéo et enregis-
trés vocalement, en raison d'impératifs de distance, nous ont permis de nous immerger dans
l’existence de ces professionnels qui ont été soumis à un exercice intéressant de réflexion et
d’analyse autour de leurs propres pratiques professionnelles, des malaises et des satisfactions du
métier. Pour rendre compte des différences entre les principes de responsabilité des trois pays (la
France, l’Allemagne et la Hongrie), nous allons aussi plonger notre regard dans l’effet des mots
employés par d’autres journalistes également, pour décrire le phénomène des réfugiés. Si des sen-
timents tels l’anxiété et le cynisme sont infligés par des mots comme « scandale », « afflux »,
« vagues », « menace » et « immigrants clandestins », d’autres choix linguistiques s’opèrent au-
tour des mots qui impliquent des nuances humanitaires : « réfugiés », « devoirs »,
« malheureux », « héros », « martyrs ». Preuve s’il en est, qu’au-delà de la bataille pour leur vie,
les réfugiés doivent aussi gagner la guerre des mots généralisateurs, porteurs de clichés et réduc-
teurs.
Pourquoi est-ce important pour un professionnel de la communication d’appréhender et de
décoder les enjeux et les messages de la production journalistique sur des thématiques extrême-
ment sensibles, comme la crise des réfugiés qui représente le flux migratoire le plus élevé depuis
la seconde guerre mondiale ? Parce que les choix linguistiques qui peuvent apparaître, en pre-
mière lecture, banaux, évidents même, tels que la préférence pour le mot « réfugié » ou « immi-
grant » peuvent faire la différence entre la façon de s’emparer de l’histoire d’un Aylan tué par
l’indifférence et l’injustice du monde ou le drame d’un Aylan victime parmi des milliers d’autres,
de l’Eldorado européen ; entre la compassion pour la souffrance des réfugiés et la peur qu’ins-
pirent le flot incontrôlable de ces gens. Parce que les mots peuvent être des fenêtres ou bien des
murs. Parce que le journalisme des camps, des routes migratoires et des bords de la Méditerranée
a des leçons à nous apprendre sur le courage propre à l’expression de la vérité, sur la tolérance
des autres cultures et l’habilité d’identifier et vaincre nos propres faiblesses.
Ce mémoire, divisé en deux parties, se propose donc de cartographier les différents as-
pects de la profession de journaliste, telle qu’elle est décrite à travers les théories de la responsa-
bilité sociale, mais aussi racontée par la voix des professionnels qui ont témoigné sur leurs façons
de dépeindre l’exode des migrants et des réfugiés empruntant la route des Balkans et la voie mé-
diterranée pour entrer en Europe, après la mort d’Aylan et jusqu’au moment des attentats de Pa-
ris.
!8
I. LA RESPONSABILITÉ MORALE ET SOCIALE DES JOURNA-
LISTES : ÉTAT DES LIEUX ET PERSPECTIVES
I.1. Journalisme, un regard positiviste ou constructiviste ?
Un mot signifie toujours quelque chose ou plusieurs choses à la fois et être responsable
nécessite aussi de pouvoir en apercevoir toutes les facettes. Si nous nous attachons à cette volon-
té, d’assigner une définition au mot « responsabilité », la formule de Paul Fauconnet qui, en
1928, consacra sa thèse au concept, nous paraît assez heureuse :
« La responsabilité naît en-dehors du sujet responsable. Elle vient sur lui, parce qu’il se trouve
engagé dans des circonstances qui l’engendrent. »
Selon François Borel-Hänni, enseignant et contributeur au portail Youphil.com, qui ambitionne
d’être « le média de toutes les solidarités », on ne choisit pas d’être responsable, on le devient.
Paul Ricoeur explique d’où naît la responsabilité: « En son sens fort, qui est aussi son sens vrai,
la notion de responsabilité est développée par (…) Hans Jonas. L’auteur y montre que la véri-
table responsabilité n’est autre que celle qu’on exerce à l’endroit de quelqu’un ou quelque
chose de fragile, qui nous serait confié. » Il en résulte donc que la responsabilité revient envers
une tierce partie de ce qu’elle nous a confié. D’où la conclusion de cet auteur, que les journalistes
sont responsables du droit de leur public à être bien informé. C’est ce qui constitue aussi, en
quelque sorte, la mission des journalistes : s’acquitter honorablement du mandat qui leur revient
dans le cadre du contrat de lecture passé avec le public. La problématique de la responsabilité so-
ciale du journalisme se trouve au cœur du métier et en toute circonstance, de la sélection des su-
jets, du choix de l’angle d’attaque, de la forme des contenus journalistiques jusqu’à la construc-
tion du discours.
Les opinions se divisent autour de deux systèmes conceptuels opposés qui se partagent la supré-
matie de la réflexion sur l’exercice du métier, le constructivisme, envisageant la réalité comme le
résultat d’une construction de sens, et le positivisme, qui croît à une réalité « donnée », reproduite
à travers des nouvelles, constituées, elles, de « données brutes ». Il n’en reste pas moins qu’il se-
rait utopique de croire qu’une seule théorie peut expliquer et légitimer les mécanismes de cette
réflexion extrêmement riche de significations.
Bien que la contribution de Pierre Bourdieu, la personnalité la plus connue dans la critique
des médias, s’inscrive dans le constructivisme structuraliste, nous nous attachons à l’idée que le
travail journalistique ne peut pas être enfermé dans une seule case et prenons le risque d’affirmer
que les deux théories sont complémentaires. Cette façon d’envisager la pratique journalistique est
la plus adaptée à la nature double des journalistes, à la fois des professionnels, mais aussi des ac-
teurs sociaux/citoyens au même titre que les informateurs qui leur livrent la matière prime des
reportages, l’information. Si informer suppose rapporter telle quelle la réalité brute, donner du
sens consiste à construire des représentations pertinentes pour la société, dans le contexte de l’ap-
partenance à une communauté locale dont ils doivent faire avancer la cause.
La responsabilité du journaliste réside également dans ses choix linguistiques, du point de vue du
« fonctionnement normal du langage [qui] rend pratiquement impossible de décrire
!9
sans éclairer » , ce qui comporte un travail d’interprétation et de décryptage de la réalité relatée.1
L’événement relève moins de faits que du discours que le journaliste emploie pour donner du
sens à l’objet de ses observations et la grille de compréhension du reporter peut agir à la manière
d’un moule des réactions suscitées au sein de l’audience.
On assiste à un double phénomène de formatage qui agit sur les faits et ceux qui les racontent.
Tout comme le « “journal, qui est un gaufrier” (Mauriac), une machine à solidifier l'événement
dans un moule interprétatif » (Neveu, 2013), les faits racontés « font ou défont le journaliste, tant
ils façonnent sa vision du monde et son système de valeurs. » (Hugeux, 2004)
Par son devoir de clarifier la complexité du monde au moyen de l’interprétation compréhensive
de l’événement qui n’est pas « vécu », mais reconstitué pour que les reportages imitent la réalité,
le journaliste s’appuie sur sa subjectivité, déclinée au-delà du décalage temporel de l’histoire ori-
gine et galvanisée grâce à la reviviscence (Cornu, 2009).2
Le formatage de l’information par l’idéologie dominante de la société constituerait, selon
Herbert Gans (1979), une plus-value et une condition favorable à l’objectivité journalistique, tan-
dis que les préjugés idéologiques sont intégrés dans le choix d’information. Une théorie d’autant
plus surprenante que l’auteur qualifie, en fait, l’absence de l’objectivité du journalisme comme
source principale d’objectivité des journalistes. Autrement dit, il se sert d’un paradoxe pour pos-
tuler l’idée d’une soi-disant objectivité et neutralité du métier aperçu par le biais de la théorie
constructiviste. Il n’en reste pas moins que des éléments invoqués par Gans, tels que la sélection
des faits et la mise en forme narrative, devant respecter une « forte interdiscursivité » (Lagneau et
all., 2013) et permettre les influences exercées par les sources, demeurent d’une actualité percu-
tante. La sélection des faits caractérisés par la newsworthiness (valeur d’information) est produite
sur la base de l’importance des acteurs impliqués, du lien avec le public (« la loi de proximité »),
la force de l’événement, représentée par l’ampleur quantitative du drame (le fameux rapport
« nombre de morts/nombre de kilomètres ») et le caractère spectaculaire de l’information (« "La
première info qui parvient aux téléspectateurs, c’est l’image, c’est pas votre commentaire. Le
truc qui compte le plus, c’est l’image forte"… Ce traitement spectaculaire de l’information est
tellement présenté comme normal… », Balbastre, in Accardo, 1995), ainsi que la « leçon
morale » qui en résulte, notamment lors des crises humanitaires telles celle des réfugiés. Un
exemple illustratif dans ce sens-là pourrait être la fameuse photographie d’Aylan, qui a été utili-
sée par les médias à titre de leçon moralisante aux pouvoirs européens, pour tirer la sonnette
d’alarme sur l’injustice faite aux réfugiés.
On assiste donc à la mise en place des choix qui s’opèrent notamment via une sélection
(gate-keeping), sur des critères définissant la valeur informative (newsworthiness) d’un événe-
ment, ceux-ci regroupant de manière plus ou moins consensuelle : l’opportunité, la proximité,
l’impact, l’intérêt, le sensationnel, la saillance, la nouveauté (Chang, Shoemaker, et Brendlinger
1987, 398 ; Palmer 2003 ; Garcia et Golan 2008). Parmi ces critères, la photographie de presse
Bernard Delforce,"La responsabilité sociale des journalistes : donner du sens."1
Concept connu sous le nom de « nacherleben » (le « vivre après »), selon la définition de Max Weber et qui décrit2
l’habilité des journalistes de simuler la réalité de par l’exercice de leur fonction
!10
est centrale parce qu’elle a un impact émotionnel, parce qu’elle réitère et est sensationnelle, et ce
d’autant plus quand elle représente le conflit, la violence et la mort.
On est dans l’approche constructiviste de la réalité lorsqu’on la relate pour la critiquer.
Aussi, le journalisme d’immersion qui se propose de parcourir la route des réfugiés pour être
dans « leur peau » pourrait confirmer l’hypothèse constructiviste de Watzlawick que « ce que
nous savons dépend de comment nous sommes parvenus à le savoir ». Les journalistes qui ont
réalisé des sujets après avoir parcouru de longs chemins avec les réfugiés ou ont passé beaucoup
de temps dans les camps ou sur les routes de l’exil sont plus enclins à adopter des angles miséra-
bilistes qui font appel aux larmes, pour sensibiliser l’audience à la cause des réfugiés, mais aussi
parce que la souffrance magnétise les regards et les journalistes sont eux aussi partie prenante du
drame migratoire et il leur est, peut-être, assez difficile de ne pas compatir au sort malheureux des
réfugiés, selon les témoignages de ceux qui ont été interviewés dans le cadre de ce mémoire.
I.2. Mais qu’en est-il de la logique de production de l’information ?
Adepte du constructivisme critique, Bourdieu entend lancer des concepts qui ont fait leurs
preuves dans la sociologie du journalisme, à l’instar de la « circulation circulaire de l’informa-
tion ». Le professeur pointe du doigt la logique suiviste des professionnels de la télévision
comme étant le résultat de la concurrence économique entre les chaînes et les journaux. Une
bonne partie des réflexions est confirmée par les témoignages des journalistes cités dans le livre
d’Alain Accardo, « Journalistes au quotidien », en particulier les aveux de Gilles Balbastre qui
qualifie la soumission au « traitement spectaculaire de l’information » comme critère de diffé-
renciation entre les journalistes « bons », « doués » et ceux n’ayant pas suffisamment le « don »
pour faire ce métier », « d’où une absence de contestation sur le fond du traitement de l’infor-
mation ». L’idée de la reprise perpétuelle par les chaînes de télévision, des sujets abordés préala-
blement par la presse écrite, dans le cadre des JT diffusés le jour même, interroge également sur
le renversement des rôles des différents supports d’information. Alors, qu’à la base, c’est bien la
télévision qui aurait dû alimenter la presse écrite de scoops et de sujets « forts », les rédacteurs en
chef des JT utiliseraient souvent l’information publiée dans les quotidiens comme cadre de réfé-
rence pour le conducteur de la journée. D’où aussi une appréhension de la nécessité de « mise en
scène » de la réalité racontée dans le cadre des reportages télévisés, ce qui fait que les articles pu-
bliés dans la presse pourraient être interprétés comme des « scénarios » à l’information produite
pour l’audiovisuel. Pour donner un exemple, cette affirmation dans le chapitre « Journal d’un
JRI », de Gilles Balbastre, démontre l’importance des articles de presse pour le journal télévisé.
« C.H. cherche à bâtir le sujet autour d’une idée qu’il a eue la veille, après la lecture d’un ar-
ticle de La Voix du Nord : les pêcheurs du port de Boulogne s’en sortent un peu mieux que
ceux des ports bretons. En effet la zone de retraitement de Capécure et son énorme infrastruc-
ture permettent d’assurer des prix du poisson légèrement supérieurs à ceux de Bretagne. Et
toutes les questions sont posées pour tenter de vérifier cette hypothèse qui repose sur un article
de presse. » Les rédacteurs en chef des éditions des journaux télévisés seraient parmi les tenants
!11
de cette pratique, lire la presse écrite pour trouver des sujets à traiter ou des angles de traitement
originaux. « Un de nos chef, J.W., nous lit la presse en direct. Cette façon de procéder est assez
courante. Nombre de chefs nous téléphonent suite à la vision de titres ou de mots clés dans des
articles de presse ou des dépêches d’agence. Et c’est au téléphone qu’ils détaillent l’article ou
la dépêche en entier. » Cela augmente l’urgence du délai pour délivrer les infos du JT, une in-
formation qui fait la une de la journée ne pouvant pas, pour des raisons de concurrence, être pu-
bliée le lendemain ; l’on constate ainsi un obstacle de plus à l’autonomie des journalistes, moins
de liberté concernant le choix des sujets à traiter. « Quand on ne veut pas être le premier, on ne
fait pas ce métier », assène, à titre d’exemple, le rédacteur en chef de l’un des journaux de France
2, tel qu’il est cité dans le livre d’Accardo. Le développement des techniques médias, comme «
l’équipement électronique de plus en plus léger et performant », oblige à la « médiatisation ou-
trancière des crises sur le globe ». (Bizimana, 2013) Ainsi, la télévision est envisagée comme l’«
un des symboles forts de la modernité » (Wolton, 2004) qui rend banale la représentation des «
guerres live » comme celle du Golfe, en 1991.
Solution de milieu entre l’approche structuraliste et individualiste, l’habitus de classe
permet de rendre compte du consensus journalistique et de justifier certaines valeurs et attitudes
par des influences qui sont justifiées par la culture prédominante journalistique. Par exemple, se-
lon le professeur américain Rodney Benson, les journalistes français et américains aborderaient
des angles similaires pour exposer la crise migratoire ; ils seraient enclins à accentuer l’aspect
humanitaire et le storytelling. Ses analyses sont construites à partir de l’influence de l’habitus des
journalistes sur la couverture des immigrations et, pour développer cette comparaison, le scienti-
fique américain a étudié plusieurs milliers d’articles et d’informations télévisées portant sur la
question de l’immigration en France et aux États-Unis, depuis le début des années 1970 jusqu’au
milieu des années 2000.
En revanche, la sociologie compréhensive du journalisme abordée par Cyril Lemieux s’at-
tache à comprendre les fondements et les failles de la profession, tels que perçus par les journa-
listes qui ont été observés ou interviewés, à des moments précis de leur carrière.
Ainsi, Cyril Lemieux distingue trois ensembles de règles tacites qui dictent le travail journalis-
tique, à l’instar de la notion de « grammaire », vue comme logique de l’impensé et de l’évidence
pratique et très semblable à la grammaire « scolastique » qui fait que l’on peut remarquer une
faute grammaticale ou une phrase incorrecte, sans avoir besoin d’un savoir savant de la gram-
maire. Les grammaires qui guident l’exercice du métier journalistique sont concentrées autour de
trois facettes de la profession, publique, réelle et naturelle. La responsabilité du journalisme est
englobée premièrement dans la grammaire publique, qui s’attache au respect des règles de distan-
ciation entre les journalistes et leurs interlocuteurs, au recoupement des sources, à la vérification
et preuve, ainsi qu’à l’intégration des différents points de vue et séparation des faits et des com-
mentaires (Rabatel et al.,2006). La grammaire du « réalisme », quant à elle, se plie aux limites
objectives de l’exercice : manque de temps, d’espace et de marge de manœuvre (atteinte aux inté-
rêts des annonceurs et des investisseurs), ainsi qu’aux contraintes liées au médium lui-même
(techniques). Par exemple, en télévision, le manque du support image peut entraîner la suppres-
sion des sujets, réalité décrite comme « lourdeur de la télévision en matière d’information » par
Gilles Balbaste (Accardo, ibid.) : « Le problème est que "faire de l’image" devient de plus en
plus la seule logique. Et que cette priorité tend à l’emporter sur le but même du reportage qui
!12
est de donner une information, et pas uniquement celle que fournit l’image» , témoigne l’an-
cien journaliste reporter d’images pour le livre d’Accardo. Les lourdeurs de la télévision dérive-
raient principalement de la « tyrannie du support ». « Un support image est nécessaire pour faire
un sujet. Dans ce cas précis, un journaliste radio peut très bien faire un « sonore » sur cette
mobilisation, sans pour autant être dans un lieu où elle se matérialise. Un journaliste de presse
écrite peut très bien se faire raconter cette mobilisation au téléphone, puis la décrire dans son
papier. Par contre, imaginez le reportage télé parlant de la mobilisation des laïques sur des
images de salles désertes, de bureaux vides. »
La troisième grammaire évoquée par Lemieux, celle du naturel, concerne les relations des
journalistes à leurs sources et les devoirs qui découlent de ces rapports, à l’instar du respect, de
l’anonymat, et de l’obligation de les traiter comme des personnes. On y retrouve l’univers des
affinités personnelles et des relations de confiance, guidé par un contrat souvent tacite entre les
journalistes et leurs sources, ayant comme condition principale la symétrie des services et le se-
cret professionnel. C’est dans cet esprit que Loïc Dénis, docteur en droit à l’Université de
Rennes, évoque, dans les Cahiers du Journalisme, l’existence des échanges de pratiques et procé-
dés qui surpassent la sphère juridique, entre les journalistes et leurs informateurs. « Le choix du
silence ou de la révélation obéit ainsi à des enjeux de pouvoir complexes. On n’est pas tenu par
la loi, mais par une logique d’intérêt. L’aveu selon lequel "si tu sors une info que tu avais
promis de taire, tu es professionnellement mort : plus personne n’acceptera de te parler" est
éloquent dans sa justification de la protection du secret des sources journalistiques. », assène
l’auteur, en citant les entretiens réalisés par Didier Lauras, chef du département Sports de l'AFP,
avec des journalistes, dans le cadre de son ouvrage, “Le journaliste et le secret”.
I.3. Responsabilité journalistique, un concept positiviste ou constructi-
viste ?
La question de la responsabilité collective à l’œuvre dans les médias serait étroitement
liée au principe de la responsabilité individuelle, les deux étant nécessaires l’une à l’autre. « Il y a
deux façons d’être responsable : collectivement et individuellement. L’une ne va pas sans
l’autre, et toutes les deux supposent les mêmes qualités », notamment « le réalisme, la moralité
et l’exemplarité », notait le sociologue Gérard Mermet dans un dossier spécial du Figaro
(07/10/06), dédié à la responsabilité collective. La qualité que Max Weber valorisait chez les
hommes politiques, le réalisme, imposait la « faculté de laisser les faits agir sur eux » (Weber ;
1919 : 162-163, 185) tout en conservant le sang froid qui puisse leur permettre de les évaluer le
plus objectivement possible. « On ne peut être responsable sans une conscience aiguë de ce qui
se passe autour de soi ni sans un effort d’objectivité sur ce que l’on voit » (Le Figaro, ibid.)
poursuit Gérard Mermet. « Moralité » désigne la rectitude éthique, une qualité individuelle qui
fait que l’on se sent « concerné par le sort des autres », mais c’est aussi l’« exemplarité », à l’ins-
tar de la crédibilité de l’homme politique qui doit placer le bien commun au-dessus de ses inté-
rêts personnels et des croyances politiques. « Se sentir comptable de l’avenir de la planète », se-
rait, selon Richard Descoings, patron de Sciences-Po Paris, la responsabilité collective, telle que
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définie dans le dossier du Figaro ( 13/04/07). Ainsi, des mots comme « démission », « renonce-
ment », « immobilisme », « déclinisme », « abandon », « obéissance » et « rouage » apparaissent
souvent dans les colonnes des journaux français à l’égard des politiques. Si les médias ont l’air de
s’être emparés d’une façon presque naturelle d’un lexique de la responsabilité vis-à-vis de la vie
politique et de l’avoir pris en charge, qu’en est-il de la responsabilité que les journalistes s’attri-
buent eux-mêmes dans le traitement de la vérité ? Et comment, en l’absence d’un cadre éthique
précis et d’un set de règles, tel que le serment d’Hippocrate, dans le cas des médecins, dont la
mission est réglementée par des lois strictes accessibles à tout le monde, peut-on juger du degré
de prise en compte de la responsabilité propre à l’acte d’informer et celui de satisfaction du ci-
toyen ?
Selon Lemieux, la question de la responsabilité se trouve au centre de l’analyse des dis-
cours des journalistes, qui doivent trouver la juste mesure entre neutralité et protection des
sources, entre livrer plusieurs points de vue et l’obligation de ne pas inclure leurs opinions per-
sonnelles. Le sociologue se refuse tout de même à adhérer à l’idée d’un journalisme complète-
ment assujetti aux pouvoirs économiques et financiers ou à l’illusion de la liberté absolue de pro-
duire une réflexion subjective et critique, dont disposeraient les journalistes, malgré les
contraintes qui peuvent peser sur leur travail. Les marges de manœuvre dont disposent les journa-
listes face aux limites extérieures à leurs décisions professionnelles (par exemple, certains journa-
listes peuvent encourir des risques de représailles si les sujets évoqués touchent les intérêts des
différents cercles de pouvoir, Lemieux énonce) permettraient de réfléchir au degré de liberté dans
l’exercice du travail. Sans nécessairement admettre l’existence du champ journalistique institué
par Bourdieu, Lemieux situe ce même concept au cœur de l’autonomie journalistique. La seule
différence entre la notion bourdieusienne de « champ » et la détermination sociale telle que com-
prise par Lemieux consiste dans le choix de vocables, à l’instar de « croyances partagées » et des
« processus critiques sur le lieu de travail », les formules choisies par Cyril Lemieux pour parler
des champs qui affecteraient le degré d’autonomie du journalisme. Un autre élément important de
la sociologie de Lemieux, les marges de manœuvre, sont au cœur de sa théorie relative à l’auto-
nomie : à force de refuser les règles hiérarchiques et culturelles, de les transgresser, les profes-
sionnels de l’information assument une individualité libre et autonome et arrivent à s’échapper
des mentalités qui enferment l’exercice journalistique.
Si, selon Bourdieu, la responsabilité sociale du journaliste réside dans l’aspect d’un « al-
terjournalisme » engagé dans le combat contre l’injustice, Lemieux lui plaide pour une « morale
d’exception » des journalistes, qui puise ses racines dans le journalisme citoyen, à l’instar d’un
Marat, qui s’est imposé comme l’idéal révolutionnaire. Si cette idée de responsabilité sociale re-
trouvée chez les journalistes amateurs qui animent des blogues et médias participatifs comme
Agoravox ou Rue 89, risque d’être confondue avec l’activisme, considéré moins noble que la
mission du journalisme et non-soumis à l’obligation d’impartialité, les chercheurs en journalisme
ont une vision plus complexe. Pour Bernard Delforce (1996), la responsabilité sociale consiste à
« donner du sens » au monde évoqué et construit par les médias. Le journaliste n’adopte plus une
doctrine libérale, comme dans la sociologie de Bourdieu, mais « une posture citoyenne qui im-
pose des façons spécifiques de regarder les choses, de les penser et d’en parler. » (Delforce,
1996, 18) La question de la responsabilité se pose au niveau des rapports de pouvoir entre le
journaliste et ses interlocuteurs, qui essaieraient d’imposer dans l’espace public leurs propres dé-
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finitions de la situation. « Les conflits se jouent aujourd’hui, pour une large part, sur la scène
médiatique » et, dans le contexte de la concurrence pour donner du sens, l’attribution des signifi-
cations par les journalistes, qui contribuent, de cette manière, à faire ou défaire des réputations,
s’inscrit dans une vision constructiviste de l’activité de production de l’information. Si les avo-
cats du constructivisme s’accordent à considérer que la vérité n’est que le résultat de plusieurs
vérités, ce qui exclue toute possibilité d’objectivité pour les médias, les positivistes, eux plaident
pour une réalité objective qui existe indépendamment du statut, du discours et des actions de son
observateur. À l’instar du paradigme empirico-fonctionnaliste (Miège, 1995), la sociologie du
journalisme née dans l’entre-deux-guerres s’attache à un ideal-type, dont font partie les notions
d’« intérêt social», « compétence technique spécifique », « éthique commune », « contrôle par les
pairs », « système unifié et maîtrisé d’information ». La vision de la profession comme organe
d’un corps social harmonieux dans lequel chaque institution a sa propre fonction est à la base de
la conception du « quatrième pouvoir » ou « le chien de garde » de la démocratie, dont le rôle est
de défendre le bien public. Les recherches menées après les années ’70-’80 imposent la nécessité
de se concentrer sur la « production de sens» et la « construction de l’actualité » et c’est à ce
moment précis dans l’histoire des « journalism studies » français que le sociologue argentin Eli-
seo Veron va briser la glace du positivisme, en postulant que « les événements sociaux ne sont
pas des objets qui se trouveraient tout faits quelque part dans la réalité et dont les médias nous
feraient connaître les propriétés et les avatars après-coup [...]. Ils n’existent que dans la me-
sure où les médias les façonnent ». C’est effectivement après ’90 que la France envisage une
remise en cause du positivisme dans les études de journalisme. Le débat français se positionne,
après les années ’90, entre les défendeurs du positivisme et du constructivisme, à l’instar des ou-
vrages coordonnés par Alain Accardo ou bien la controverse devenue célèbre, entre Bourdieu et
Schneiderman, sur les arguments intellectuels contre la télévision. L’émergence du journalisme
public, dans les années ’90, un mouvement inspiré par le « public journalism » américain, a mar-
qué le glissement du journalisme qui devait simplement reproduire la réalité à une nouvelle phi-
losophie, où les journalistes doivent apporter des réponses concrètes aux habitants de leur com-
munauté, inspirer la culture civique à créer un changement et donner des raisons d’espérer. On
associe de plus en plus la profession de journaliste à l’intérêt collectif et à l’utilité publique, no-
tions qui ont trait à la pertinence de l’information. Mais c’est aussi la période où le storytelling
naît aux États-Unis, pour devenir, après 2000, une donne fondamentale du marketing. Les
marques sont les premières à bâtir des histoires pour créer de l’enchantement, vecteur majeur de
l’attachement, mais aussi du sens, de l’originalité et de la personnalité. Le journalisme narratif-
ancêtre du storytelling - est connu aux Etats-Unis dès la période 1965 – 1975, grâce à des journa-
listes comme Tom Wolfe ou Théodor White, devenus figures pharaoniques et lanceurs de ce que
l’on appelle aujourd’hui « the new new journalism » (la deuxième phase du « new journalism »
se développe dans les années ’80, aux Etats-Unis, grâce à des ouvrages comme « Coyotes: A
Journey Across Borders with America's Illegal Migrants » (1987), écrit par Ted Conover) ou
« slow journalism ». Cette façon de rendre compte de la réalité combine des savoir-faire et outils
d’exploration du terrain proches de l’ethnographie avec des formes et techniques littéraires issues
du langage de la fiction. À l’instar des journalistes-star comme Florence Aubenas ou Jean Hatz-
feld, on parle de « new new journalistes », une catégorie spéciale de professionnels de l’informa-
tion, s’intéressant aux soft news et au social, en défaveur du politique, qui sont fidèles aux dispo-
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sitifs rhétoriques, mais aussi au vraisemblable. Cette attraction des journalistes pour la construc-
tion d’un récit presque cinématographique dans la narration des faits marque les esprits dès 1980,
en France et mène à une transformation profonde du journalisme : on ne raconte plus la réalité
nue et cruelle, mais on lui applique des « filtres » : on construit des histoires en utilisant les res-
sources de la fiction, tout en s’attachant à mieux « porter la plume dans la plaie » et révéler des
injustices sociales souvent occultées par les systèmes. On retrouve de tels exercices d’immersion
pour explorer en profondeur une situation ou une communauté souvent marginalisée dans les ré-
cits d’Eric Schlosser, qui s’intéresse aux consommateurs des fast-foods ou d’Adrian Nicole Le-
blanc, qui se plonge dans l’univers bigarré des Portoricains du Bronx. En France, Florence Aube-
nas colle au milieu des travailleurs précaires du Quai de Ouistreham, et Arthur Frayer explore
l’univers, peu engageant, des gardiens de prison. La scénarisation de la réalité se fait aussi au ni-
veau des intervenants qui, pour leurs apparitions à la télévision, dans des émissions informatives
et journaux, reproduisent les discours dont la forme et le fond peuvent être dictés par les journa-
listes-mêmes ou l’équipe de production. C’est à ce titre que l’ancien employé de France 2, Gilles
Balbastre, raconte le désenchantement d’un métier qui a cessé depuis longtemps d’être le miroir
de la réalité telle quelle. Tout en retraçant les coulisses d’une interview avec l’habitante d’une
cité, victime de la précarité matérielle et sociale, Gilles Balbastre évoque la face cachée de la pro-
fession, sur un ton d’une sincérité frappante. « Elle me fait remarquer que nous avons un beau
métier. Je lui réponds qu’il ne faut pas exagérer mais je me sens tout d’un coup triste face à
cette femme courageuse, seule avec ses trois enfants, collée à cette cité de transit. Elle a effecti-
vement peu de chances de faire un jour ce « beau métier. Une fois la séquence filmée, C.H. fait
une petite interview de A.B. Comme elle est passablement angoissée devant la caméra, C.H. lui
dit que la meilleure façon d’être bon, c’est de rester naturel. Nous disons souvent cette phrase
aux interviewés, mais y croit-on vraiment ? ». Les journalistes audiovisuels témoignent d’une
mise en récit visuelle et éditoriale qui brave l’aspect noble du métier. « Je n’ai pas l’impression
de faire un véritable travail de journaliste. Nos chefs attendent de nous un sujet stéréotypé,
qu’ils ont imaginé à l’avance dans leur bureau de l’avenue Montaigne à Paris. Il faut des
images, si possible « chocs », et des sonores, si possible angoissées. On ne nous demande pas
vraiment de faire une enquête. Mais a-t-on le temps d’en faire une, à courir après des images,
après les différentes éditions de la journée. Je n’en veux pas qu’à nos chefs. Je nous en veux
aussi, car nous perdons les réflexes d’un minimum de travail journalistique. Et en plus de cela,
nous ne sommes même pas sûrs que le sujet va passer. » Dans son étude sur les faits divers,
Anne Kalinic décrit parfaitement le tour de magie qui se met en place lors de la scénarisation du
fait divers. Si l’on considère les JT comme « un univers de langage dans lequel sont confrontés
des espaces de contraintes et de stratégies », les informations diffusées au public passent par le
crible des stratégies de séduction, qui reposent sur la connivence avec les téléspectateurs, pour
mieux mobiliser les foules à s’identifier et être en consensus avec les événements mis en récit, le
plus souvent, des faits à caractère sensationnel, tels les drames humains. Si cette piste, de la scé-
narisation de l’information, peut renvoyer aux façons manigancières de construire la réalité, afin
de mieux l’adapter au moule qui garantirait la « popularité », le devoir du « respect de la réalité
» (premier devoir du journaliste inscrit dans la Charte de Munich) pioche bel et bien ses idées
dans le purisme positiviste. Mais le journaliste peut-il vraiment appréhender le réel et en rendre
compte tel qu’il est ? Une chose est certaine : le discours tenu, la véridicité des affirmations et des
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faits diffusés doivent pouvoir être vérifiables par un tiers. Le fait d’apporter une information sûre
et vérifiée reste au cœur du métier et se constitue comme une règle incontournable du journa-
lisme. « Tout faire pour fournir la couverture des événements la plus claire et conforme à la
vérité possible. Ce rôle consistant à livrer des informations exactes et vérifiées prend une im-
portance plus décisive que jamais à mesure que s'accroissent le "bruit" et la rumeur véhiculés
par internet et les réseaux sociaux », précise AFP dans sa charte déontologique du 12 avril 2016.
« La notion d’urgence dans la diffusion d’une information ou d’exclusivité ne doit pas l’em-
porter sur le sérieux de l’enquête et la vérification des sources » indique la Charte d’éthique
professionnelle des journalistes, fondatrice de la profession. Même si l’on aime trouver des for-
mules différentes pour l’exprimer, la vérification, le croisement et le recoupement des informa-
tions font partie des clés de voûte du métier.
I.4. Vérité, une notion à géographie variable ? Trois conceptions
différentes : la France, l’Allemagne et la Hongrie
Le prestigieux quotidien de Londres The Times affirmait en 1852 : « The duty of the journa-
lists is the same as that of the historian – to seek out the truth, above all things, and to present
to his readers not such things as statecraft would wish them to know but the truth as near as he
can attain it .»
L’idée du journaliste jouant le rôle d’« historien du temps présent » réapparaît systématiquement
dans les discours portant sur la responsabilité de ceux qui exercent cette profession. On y re-
trouve bien des valeurs universelles telles la vérité et la capacité de « séparer le bon grain de
l’ivraie » dans le sens d’un décryptage qui soit capable à décanter toute stratégie de communica-
tion de l’information brute, mais aussi des ambiguïtés qui portent sur la notion de vérité et sa per-
ception par les journalistes, qui peut être plus ou moins juste, comme pour tout autre être humain.
C’est à ce titre que la dispute enclenchée autour de la notion de vérité et responsabilité en matière
journalistique semble vieille comme le monde, sans pour autant qu’elle soit ringardisée. C’est par
le biais d’une analyse comparative entre les principes fondamentaux qui structurent le métier de
journaliste dans les trois pays qui nous intéressent ici : la France, l’Allemagne et la Hongrie, que
nous allons tenter d’apporter quelques éléments de réponse, tout en précisant qu’il ne s’agit aucu-
nement de la connaissance de la vérité et de la responsabilité en tant que notions globales, mais
de fragments de vérité et de responsabilité auxquels les journalistes ont accès au terme de ren-
contres, de recherches documentées, de vérifications rigoureuses qui font partie de l’exercice du
métier. Quelques responsabilités sociales sont distribuées différemment, d’une nation à une autre.
Les facteurs économiques, politiques et culturels ont marqué l’histoire de la presse dans les diffé-
rents pays du monde, ce qui explique les situations contrastées qui caractérisent les médias euro-
péens.
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I.4.1. Le cas de la France
La déontologie de la profession de journaliste repose, en France, sur le concept de respon-
sabilité sociale. À partir du moment où les professionnels de l’information exercent ce métier, ils
sont réputés jouir de la pleine liberté d’action. À l’instar de la théorie libertarienne développée
par John Calhoun Merrill (1989, « The dialectic journalism »), les journalistes déterminent leurs
obligations et responsabilités à titre individuel et aucune organisation ou instance extérieure à la
profession ne devrait recevoir le pouvoir de s’exprimer à ce sujet, ni avoir le droit d’obliger à la
redevabilité les médias. Figurant en préambule de la Charte d’éthique professionnelle des journa-
listes, le principe du « droit du public à une information de qualité, complète, libre, indépendant
et pluraliste » a été révisé deux fois depuis la rédaction de la première version de la charte par le
Syndicat national des journalistes (SNJ) français en 1918. Cette conception du métier n’est pas
propre à la France et paraphrase l’introduction de la Charte de Munich de 1971, qui se veut une
Déclaration universelle des devoirs et droits des journalistes, approuvée par la Fédération interna-
tionale des journalistes (FIJ) et l’Organisation internationale des journalistes (OIJ) : « Le droit à
l’information, à la libre expression et à la critique est une des libertés fondamentales de tout
être humain, y est-il écrit. De ce droit du public à connaître les faits et les opinions procède
l’ensemble des devoirs et des droits des journalistes. »
Autre repère important dans la compréhension du concept de responsabilité, la censure de
la presse disparaît officiellement avec la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui défi-
nit les libertés et responsabilités de la presse française. Elle impose un cadre légal à toute publica-
tion, ainsi qu’à l’affichage public, au colportage et à la vente sur la voie publique. Son article 1
dispose que « l’imprimerie et la librairie sont libres ». L’article 11 de la Déclaration des droits de
l’homme et du citoyen du 26 août 1789 prévoit que « tout citoyen peut parler, écrire, imprimer
librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». Plu-
sieurs modifications ont été apportées à cette loi pour encadrer cette liberté au-delà des règles
liées au respect de la personne, la protection des mineurs, la répression de l’injure, la diffamation
ou l’atteinte à la vie privée. Ainsi la loi Pleven du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le ra-
cisme crée un nouveau délit et condamne la discrimination, l’injure ou la diffamation à l’égard
d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou
de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. La loi
Gayssot du 13 juillet 1990, punit, en outre, la négation des crimes contre l’humanité perpétrés par
le régime nazi.
Le corpus des lois qui expriment l’exercice du journalisme en France est ainsi articulé au-
tour de la présomption de responsabilité du journaliste. Le texte socle, la Loi du 29 juillet 1881
sur la liberté de presse, repose sur deux principes : « liberté, principe de droit naturel » et
« responsabilité, principe d’ordre social » (Sapiro, 2011). Or la particularité française du statut
de journaliste est qu’il est reconnu à partir de l’existence d’une carte d’identité professionnelle
délivrée sous condition de revenus, ce qui rend ce statut fameux pour la tautologie le caractéri-
sant : est journaliste celui qui en tire l’essentiel de ses revenus et, par conséquent, celui qui a la
carte de presse. Dès lors, le journaliste n’est plus libre de diffuser tout ce qu’il souhaite, puis-
qu’en tant qu’employé, il doit tenir compte des intérêts privés de l’entreprise qui l’embauche.
D’ailleurs, en cas de délit de presse, la loi de 1881 attribue, par son article 42, la responsabilité
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juridique au sein d’une publication au directeur. Ce qui confirme en soi, au demeurant, que le
journaliste est un subordonné jouissant d’une autonomie partielle.
Denis Ruellan (2012) identifie, dans son historique de la déontologie journalistique en
France, cinq périodes marquées par l’apogée de cette tendance réflexive : les années 1870-1880,
caractérisés par l’essor des premières associations de journalistes et des normes régissant la libre
expression des opinions publiques dans une démocratie encore incertaine ; les années 1920-1930,
influencées par la charte de 1918 et la loi de 1935 qui limite la concurrence entre pairs au profit
des seuls « professionnels » définis comme tels ; la période des « Trente Glorieuses », marquée
par les ordonnances antitrust de 1944 et le mouvement des Sociétés de Rédacteurs (SDR) pour
renforcer l'autonomie des rédactions à l’égard des intérêts des actionnaires, des annonceurs et du
pouvoir financier ; les années 1990, placées sous le signe des manipulations de la première
Guerre du Golfe et de la « télérévolution » roumaine, et la croissance de l’opposition corporatiste
aux pressions des sources institutionnelles (politiques, militaires, entrepreneuriales...) ; les années
2000 ont vu naître une incitation au respect et à l'écoute d'un public devenu actif grâce au Web
participatif. Nicolas Pélissier identifie une sixième vague qui caractériserait l’après 2010 : l’ébul-
lition qui règne dans la question de la déontologie journalistique agite les eaux à plusieurs ni-
veaux : on se pose de plus en plus de questions sur la légitimité et le secret des sources (démulti-
pliées par Internet), sur les patrons de presse (la concentration croissante des entreprises de
presse), ainsi que sur la véridicité et la légitimité du statut de journaliste (l’émergence du courant
« tous journalistes »).
I.4.2. Les valeurs du journalisme allemand
Selon Wolfgang Donsbach, cité par Marc-François Bernier, les journalistes de l’Alle-
magne de l’Ouest se considèrent « comme des avant-gardistes politiques ayant des fonctions de
leadership social et d’éducation du public ». Parmi les trois valeurs essentielles du journalisme,
représentées par la critique, l’articulation et le contrôle, la fonction de critique de la presse est à la
base de la démocratie allemande. La liberté d’opinion est garantie à titre de principes de droit vi-
vant, et, contrairement à la Constitution française, ce droit fondamental garantit non seulement le
droit à la libre expression, mais, tout comme la Constitution américaine, aussi le droit de s’infor-
mer – « the right to know » : « Chacun a le droit d’exprimer et de diffuser librement son opi-
nion par la parole, par l’écrit et par l’image, et de s’informer sans entraves aux sources qui
sont accessibles à tous. La liberté de la presse et la liberté d’informer par la radio, la télévision
et le cinéma sont garanties. Il n’y a pas de censure. » Dans les conditions d’une double régle-
mentation (éditoriale et en ce qui concerne les structures) de l’indépendance des médias, les quo-
tas et la chronologie sont inexistants dans le paysage médiatique allemand. Le service public de
radiodiffusion (une douzaine de chaînes analogiques, au-delà de l’offre numérique) est tenu, par
contre, à respecter un « service de base », qui prend en considération toutes les tendances d’opi-
nion, ainsi que les critères de pluralisme interne, au niveau éditorial et des structures internes. Le
contrôle des médias par l’État est doublement proscrit par la Constitution : l’État (exécutif), que
!19
ce soit le gouvernement fédéral ou le gouvernement d’un Land, ne peut pas être actionnaire d’une
société de radio ou de télévision et il n’a pas le droit d’exercer aucune influence sur celle-ci ; ni
intervenir dans la programmation, directement ou indirectement. L’audiovisuel est contrôlé par la
société, organisée en interne (via le Conseil de la radiodiffusion) dans le cas du service public,
soit en externe dans le cas de l’audiovisuel privé (via le contrôle par les « Landesmedienanstal-
ten », des CSA régionaux, composés de représentants de la société civile organisée). Autre gain
pour l’autonomie journalistique allemande, les grands patrons des médias sont eux aussi proscrits
grâce à des règles anti-concentration, encouragées par la croissance de l’audiovisuel allemand.
Disposant à la fois du pouvoir et du devoir d’exercer la fonction de critique et de contrôle et pro-
tégés de la pression de la concentration, les journalistes allemands sont stimulés à prendre à cœur
leur responsabilité pour le bon fonctionnement de la démocratie. Selon Isabelle Bourgeois, char-
gée de recherche au Centre d’Information et de Recherche sur l’Allemagne contemporaine (CI-
RAC) et MCF à l’Université de Cergy-Pontoise, les professionnels allemands de l’information
sont tenus principalement de respecter le devoir de vérité, tel qu’établi par le Conseil allemand de
la presse (Deutscher Presserat), ce qui implique, au-delà de la vérification et de la citation des
sources, le refus de faux propos ou l’interdiction de mener des enquêtes sous couvert. D’autres
obligations, dont quelques règles universelles telles le respect de la vie privée et de la présomp-
tion d’innocence, mais aussi des devoirs moins populaires, tels la nécessité du respect des valeurs
religieuses figurent également dans ce code moral. La particularité du code déontologique alle-
mand est qu’il est assez contraignant, bien que ce soit librement accepté par tous ceux qui s’en-
gagent à pratiquer le journalisme. Dans le cadre du traitement de l’information, il existe un prin-
cipe de fair-play : « les règles du fair-play qui y règnent sont l’équivalent de la moralité en af-
faires dans l’économie », affirme Isabelle Bourgeois. Le droit de réponse, par exemple, contrai-
rement à la France , n’est pas établi dans la jurisprudence allemande, mais il fait l’objet d’une3
obligation volontaire de rectifier les informations prouvées comme étant fausses . Le point faible4
de cette responsabilité est, selon l’UNESCO, le fait que les erreurs, les déformations et les abus
qui peuvent faire l’objet de ce droit à la réponse doivent être prouvés comme tels – comme nous
l’avons évoqué ci-dessus- sans pouvoir être suscités par des jugements subjectifs. La montée du
web.2 n’a fait qu’augmenter l’importance du respect, par les médias traditionnels, des critères de
déontologie et de la responsabilité qui leur sont attribuées.
Cf. l’article 13 de la Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse : « Le directeur de la publication sera tenu3
d’insérer dans les trois jours de leur réception, les réponses de toute personne nommée ou désignée dans le journal ou
écrit périodique quotidien sous peine de 3750 euros d’amende sans préjudice des autres peines et dommages-intérêts
auxquels l’article pourrait donner lieu[en application de cette disposition, la demande de droit de réponse doit être
adressée au « directeur de publication » à défaut de quoi la rédaction est recevable à la refuser : [Cass. civ. 29 avril
1998 94-14139]. »
Cf. l’analyse UNESCO des chartes déontologiques européennes: « Publications printing news that subsequently4
proves to be incorrect must immediately publish an adequate retraction on their own initiative »
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I.4.3. Être responsable en tant que journaliste en Hongrie
Selon les déclarations des journalistes locaux, relayées par les médias et si l’on tient
compte du désenchantement professionnel engendré par la division politique, exprimé par le
journaliste d’origine hongroise Laszlo, dont les réponses seront détaillées ci-après, dans un pays
avec un passé communiste, tel que la Hongrie, pratiquer le métier de journaliste semble devenir
de plus en plus compliqué. Certains journalistes locaux s’accordent à dire que le gouvernement y
instaure une série de lois menaçant la liberté de la profession. Le cadre judiciaire du reportage
d’actualité et du journalisme d’investigation ne défend pas l’indépendance de la presse en justice,
affirme Dalma Dojcsák de l’Union Hongroise des Libertés Civiles, dans une interview de décryp-
tage de l’attitude agressive de Petra Laszlo vis-à-vis d’un réfugié. Cette ancienne journaliste et
actuelle militante explique que les principales raisons d'atteinte à la liberté de la presse sont dé-
terminées par le code pénal, conformément auquel les journalistes peuvent être poursuivis non
seulement pour leurs propres mots, mais aussi pour la publication de propos diffamatoires tenus
par d’autres personnes citées dans leurs articles. Alors que les hommes politiques bénéficient
d’une immunité de ce point de vue, les journalistes qui les citent n’en bénéficieraient pas. La li-
berté des médias serait également confisquée par la législation pénale hongroise en matière de
secrets d’État, les journalistes pouvant faire l’objet d’accusation s’ils publient des secrets qui leur
ont été communiqués par des employés d’État ou du gouvernement. Par exemple, les journalistes
de deux rédactions ont été accusés d’avoir violé des secrets d’État, puis présentés devant les tri-
bunaux, où de longues batailles juridiques ont été menées. Le paysage médiatique se caractérise
par le pluralisme et la diversité des opinions qui y sont exprimées, il reflète aussi les profondes
divisions de la classe politique – non seulement dans les pages d’opinion et les éditos mais aussi
dans la couverture de l’actualité. La responsabilité première des journalistes hongrois, serait, se-
lon Kunczik (2001, cité par Péter Bajomi-Lázár), d’agir comme des « chiens de garde » de la so-
ciété, pour défendre les valeurs démocratiques et prévenir le surgissement des oligarchies. À tra-
vers sa quête de valeurs universelles sur lesquelles reposent les codes déontologiques de plu-
sieurs pays, l’éthicien américain Thomas W. Cooper montre que le journalisme hongrois a le
principal devoir de dire la vérité (« the quest for truth »), avec une recommandation particulière
de la part de l’Association des Journalistes Hongrois de mettre au premier plan la vérification des
faits et la justesse des propos. Une vraie culture de l’autocensure, pointée du doigt par certains
journalistes et membres des associations civiles, imposée comme une loi non-écrite des médias,
semble rendre assez difficile le devoir des journalistes de surveiller et pénaliser les abus du pou-
voir. Ces difficultés sont évoquées également dans un rapport sur la liberté du discours publié par
Freedom House qui indique que la presse en Hongrie est passée de la catégorie « libre » à « par-
tiellement libre », mais aussi par des associations locales qui assènent que l'Internet est le seul
média qui est encore le plus souvent sans pression gouvernementale. « Il faut être amis au gou-
vernement pour être laissé tranquille », de tels propos font partie du répertoire de certains jour-
nalistes hongrois, en référence à la liberté de la presse. Dans ce contexte-là, pour certains journa-
listes être responsable ne veut pas dire chercher la neutralité, mais bien s’auto protéger des
conséquences d’une éventuelle attitude hostile au gouvernement, qui aurait institué une loi su-
breptice, « nous d'un côté, et tout le monde de l'autre ».
!21
Un bon nombre de journalistes en Hongrie semble être profondément influencés – voire
déterminés - par les optiques politiciennes. De ce fait, la souveraineté de l’information passe sur
un plan second, derrière la communication politique. Les discours haineux des dirigeants poli-
tiques envers les juifs, les roms, et plus récemment, envers les réfugiés, ont des implications sur
la couverture médiatique de ces derniers événements. Ainsi, les médias de service public ont été
accusés de s’être transformés essentiellement dans des porte-voix du gouvernement, d’avoir pu-
blié de faux films et d’avoir diffusé des informations qui n'étaient pas vraies. La crédibilité de la
télévision publique est mise en doute non seulement par les associations militantes telles l’Union
Hongroise des Libertés Civiles, mais aussi par des chercheurs en pratiques des médias, comme
Péter Bajomi-Lázár, dont le livre « Reinventing Media: Media Policy Reform in East-Central Eu-
rope », présente les résultats d’un projet de recherche soutenu par l’Université Oxford. Selon ce
chercheur d’origine hongroise , les journalistes des services publics de télévision des pays de
l’Europe de l’Est anciennement communistes, tels la Roumanie, la Hongrie, la Bulgarie, la Slo-
vaquie et la Pologne , ne sont pas motivés à augmenter la qualité de leur travail, pour fournir une
analyse critique et profonde de l’activité des élus et des représentants du pouvoir.
En ce qui concerne la couverture des réfugiés, après que le mur anti-migrants de la fron-
tière a été construit, la télévision publique aurait publié des témoignages conformément auxquels
les enfants auraient été jetés par-dessus le mur par leurs parents, sans que l’information soit pour-
tant prouvée par tout autre media ou source. Autre tentative d’intox qui a été imputée à la chaîne
de télévision publique, la découverte des téléphones mobiles à proximité de la frontière qui au-
raient appartenu aux réfugiés et qui contiendraient des photos et des vidéos prises dans la zone de
guerre. Tout pour conclure que les propriétaires des prétendus téléphones mobiles sont des terro-
ristes venant en Europe. Un scandale qui n’a été évoqué cependant que dans la presse locale, sans
que de preuves concrètes aient été apportées à ce sujet.
Ces exemples de faiblesses qui sont imputés au système médiatique et législatif hongrois
pourraient retracer les enjeux des notions de vérité et responsabilité dans le journalisme local. À
cause de la fracture de confiance entre les citoyens et les médias asservis, un certain nombre de
gens refuse de regarder ou d'écouter les médias du service public. Le concept de « télévision
royale » utilisé de façon ironique par le public et certains médias hongrois du mainstream pour
désigner la télévision publique, est illustratif de la profonde méfiance des citoyens envers certains
journalistes. Ces phénomènes se développent sur fond de pression de la concurrence sur le mar-
ché de l’information et d’un intérêt croissant des médias pour l’infotainment et le sensationnel.
!22
II. LA THÉORIE DE LA RESPONSABILITÉ À L’ÉPREUVE DES
FAITS DANS LE TRAITEMENT DE LA CRISE MIGRATOIRE
Si un journaliste s’attache à être responsable, ce qui représente la base fondamentale du
métier contemporain, distingue-t-il, parmi la multitude d’informations qu’il absorbe quotidien-
nement sur les réfugiés et demandeurs d’asile, les situations qui engagent sa responsabilité dans
sa pratique professionnelle ?
Comment ces journalistes, dont certains n’oublieront jamais les visages des enfants victimes de la
crise des réfugiés, parviennent-ils à accorder leurs actes à cette responsabilité, en appliquant les
différents principes déontologiques qui définissent une information de qualité malgré l’émotion
qui les traverse (respect de la vérité, complétude, liberté, indépendance, pluralisme, recherche
d’objectivité) ?
L’enquête menée dans le cadre de notre thèse se propose de fournir des réponses à de
telles questions sur la responsabilité sociale qui engage le journaliste dont la tâche est d’informer
le public relativement au drame humanitaire que vivent les réfugiés, mais aussi d’identifier les
méthodes et les difficultés du terrain. Neuf thèmes ont été explorés à travers le questionnaire
d’enquête : l’influence d’un éventuel habitus sur les mentalités des journalistes, le traitement de
l’information sous l’aspect des choix éditoriaux qui ont été effectués, l’influence et la circulation
de l’information internationale, la fonction civique du journalisme (identifier les enjeux des in-
formations jugées utiles à la société et publier les données capables à les éclairer), la relation avec
les sources (réfugiés et autorités), les méthodes de la pratique de travail, le respect des normes
déontologiques et l’appréhension de soi-disant pouvoirs du journalisme (effets persuasifs sur le
public, impact sur la vie des autres et des journalistes). La façon dont nous avons interrogé l’in-
fluence de l’habitus sur les façons individuelles des journalistes de concevoir leur travail autour
de la crise des réfugiés mérite une courte description de l’intention qui a été à la base de ce
thème. Selon la théorie évoquée par Annie Laliberté dans l’étude « Humanitaire et médias : et
après ? autour de Srebrenica (note de recherche) » conformément à laquelle « le récit du jour-
naliste est lui-même délimité par des cadres interprétatifs, ces constructions mentales "cultu-
rellement déterminées, choisies ou imposées comme instruments de signification médiatique de
la réalité" [(Coman (2004 : 120)], l’événement humanitaire est en soi un construit et non un
contexte donné », dans un contexte humanitaire, en particulier, le travail journalistique peut
s’emparer de valeurs qui sont extérieures au professionnel, ce seraient des idées ou des choix qui
seraient imposés au journaliste par son milieu culturel ou professionnel.
Le recueil et l’analyse des transcriptions des entretiens ont permis l’identification de
thèmes supplémentaires : les changements apportés par les attentats dans la perspective des jour-
nalistes sur les événements, perceptions vis-à-vis de la réticence des pays de l’est de l’Europe,
perceptions sur le traitement par les autres journalistes, confusion entre les notions de migrants et
de réfugiés, choix du versant d’information mis en évidence, points d’intérêt des journalistes, po-
sitionnement vis-à-vis de l’honnêteté du statut de réfugié, choix entre le statut d’observateur et
celui d’acteur, entre empathie et distance, décision de publier ou non la photo d’Aylan, percep-
tions sur la pénibilité du métier et la motivation de continuer, ainsi que l’objectivité du journa-
!23
lisme. Dans notre analyse théorique, nous postulons qu’informer quelqu’un à propos de n’im-
porte quel sujet entraîne, pour le journaliste, une responsabilité sociale à deux versants :
A) la responsabilité par rapport au sujet informé (le citoyen), confiant au journaliste
son droit à l’information, ce qui renvoie au devoir d’aller sur le terrain et, même si ce
n’est pas possible, de collecter tout au moins une information fiable et transparente.
« Voir, entendre, comprendre, rendre compte, c’est l’essence même du journalisme »
réitère à ce sujet le médiateur de RFI sur le blog. L’existence d’un « contrat d’information
médiatique » (Charaudeau, 1997, 2005) entre les médias et leurs récepteurs crée des at-
tentes à ce que les médias fournissent une information objective et donc plus proche de la
vérité.
B) la responsabilité par rapport au sujet de l’information : dans notre recherche, les ré-
fugiés qui confient à bon escient, ou non, une partie de leur existence au journaliste
puisque ce dernier les représente auprès d’un public donné. Peu importe la taille de ce pu-
blic, nous sommes dans une situation où la responsabilité vient « en dehors » du « sujet
responsable » et « sur » ce dernier, pour citer Paul Fauconnet (1928, p. 91), qui, dans sa
recherche d’une théorie de la responsabilité, part d’une définition préliminaire, « la quali-
té de ceux qui doivent, […] en vertu d’une règle, être choisis comme sujets passifs
d’une sanction » ([1920] 1928, p. 11). Si dans le cas de la responsabilité envers la société,
les sanctions proviennent essentiellement de l’opinion, les peines ou les récompenses qui
correspondent aux responsabilités envers les réfugiés sont difficiles à quantifier et saisir,
puisque la situation d’urgence fait que les seuls jugements de responsabilité se réduisent à
ce que les autres journalistes pensent et diffusent sur le travail de leurs confrères autour de
la crise des réfugiés. C’est bien le cas de la vidéo qui immortalise le croche-pied et les
coups de la journaliste hongroise Petra Laszlo contre un réfugié syrien, un film qui a fait
le tour du monde et a signé la fin de sa carrière journalistique. Nous nous attachons éga-
lement à montrer les variations du traitement médiatique, en mots et images, des réfugiés
et des migrants, ce qui nous permettrait de comprendre les enjeux des confusions et des
éventuelles manipulations.
Plusieurs professionnels, comme Jean-Paul Marthoz, expert belge en journalisme interna-
tional, ont montré du doigt, à ce sujet, les manquements en matière de déontologie et pratiques
des journalistes de terrain. Ce chroniqueur du quotidien « Le Soir » affirme que les reporters qui
abordent le sujet des réfugiés devraient démonter les stéréotypies et les attentes sociales, au
risque de se heurter de l’hostilité des chefs, ainsi que d’un éventuel rejet par les confrères et le
public. Si les journalistes avaient la capacité d’aborder des nouveaux angles de traitement de l’in-
formation, tout en jouant sur la carte de la neutralité, leur travail pourrait apporter une plus-value
à la production de l’information, pense le chroniqueur. L’Alliance des civilisations des Nations
unies suggère une formation à la protection internationale des réfugiés et encourage l’implication
de cette catégorie de public dans les salles de rédaction. Mais seulement quelques médias, parmi
lesquels BBC World Service, ont fait appel à des journalistes réfugiés pour réaliser de vrais repor-
tages. Les experts des Nations Unies s’accordent à dire que les journalistes auraient « besoin
d'une base solide de connaissances dans l’histoire et les spécificités des migrations pour cou-
vrir les sujets d'une manière juste et équilibrée » et devraient tenir compte d’une « série de do-
cuments, y compris l’harmonisation d’un glossaire réunissant les termes appropriés en matière
!24
de migration et la création d’un recueil de lignes directrices pour couvrir les migrants ». Ri-
cardo Gutiérrez, secrétaire général de la Fédération européenne des journalistes (FEJ) considère
que la presse a pris le bon chemin, sur ce sujet. « Il y a d’abord eu une phase d’indifférence de
la part des médias où on parlait peu du problème. La crise de l’accueil des réfugiés n’a pas
commencé la veille de la publication de la photo du petit Aylan. Je pense qu’on est passé du
stade de l’indifférence à la sensation, puis à la douleur que suggérait cette photo et aujourd’-
hui on évolue vers la prise de conscience et le démontage de certaines idées reçues. Je trouve
donc que la presse est en train de faire du bon travail sur la question ».
II.1. La responsabilité vis-à-vis des citoyens dans le traitement médiatique
de la crise des réfugiés
Si la théorie en matière de responsabilité sociale du journalisme fait l’objet d’une littéra-
ture abondante sur le sujet, l’épreuve du terrain diversifie encore plus les formes que peut revêtir
aujourd’hui ce devoir qui représente le cœur du mandat des journalistes. Les expériences et les
sentiments des professionnels qui ont accepté de témoigner de la manière dont ils produisent les
informations autour des réfugiés évoquent non seulement des visions et univers différents, mais
aussi des choix éditoriaux affirmés et parfois contradictoires. Les contradictions, quelquefois au
sein du même discours, se constatent, en général, au niveau des points de vue sur la relation entre
l’implication humanitaire lors du travail journalistique, autour du biais acteur/observateur sur le
terrain, mais aussi de la décision de publier ou non la photographie d’Aylan.
Les réponses des journalistes sur la responsabilité face au public font quasiment consen-
sus, en reflétant le besoin de rigueur et d’objectivité dans le discours et le positionnement réservé
aux réfugiés. Si pour le journaliste hongrois Laszlo la responsabilité du journaliste commence
avec un travail sur soi-même, qui consiste à se connaître pour mieux corriger ses biais incons-
cients et nécessite une vision composée de plusieurs nuances, qui ne se limite pas aux positions
inspirées par les mainstream media, pour ou contre les réfugiés, pour le réalisateur français de
documentaires Jonathan être responsable est aussi une question de langage. « C’est trop d’empa-
thie, trop d’apitoiement, trop de larmes pour certains récits, qui font sortir le premier lecteur
venu, de l’information qu’il doit aller chercher, donc je pense qu’il y a un discours précis, en
nuances, qu’on n’a pas besoin d’être larmoyants pour raconter le destin des migrants, comme
on n’a pas besoin d’être ultra-critiques et sécuritaires, je pense que les bonnes règles du récit
peuvent s’appliquer, en tout cas, faire confiance à l’intelligence du lecteur. » , déclare, à ce su-
jet, Jonathan. Un point de vue partagé également par Élisabeth Levy, journaliste et directrice de la
publication Causeur, qui, dans une interview accordée au Figaro, critiquait « l’obligation d’émo-
tion » qui a été imposée par les médias sur le sujet des réfugiés, tout en plaidant pour un « dis-
cours de vérité » à la place de la politique compassionnelle.
Le même souci pour la vérité inspire aussi la journaliste franco-belge Laurence : « J’ai un
principe que d’essayer de mettre la plume là où c’est juste quoi, pas là où ça fait plaisir, c’est là
où c’est juste ; enfin, là où ça semble la chose à dire. Si ça déplaît à la vérité générale qu’on
!25
essaye de faire passer, eh bien tant pis !» Étaler et expliquer les faits, c’est-à-dire éclairer la
compréhension des situations, mais avec de l’humanité et du cœur. C’est l’idée et le crédo de la
journaliste hongroise Anna, qui travaille en Allemagne et suit la crise des réfugiés tant aux fron-
tières hongroises que dans les métropoles allemandes. Pour elle la responsabilité relève surtout
d’une participation active du journaliste dans les démarches humanitaires pour alléger la souf-
france des réfugiés, ce qui valide les hypothèses des sociologues comme Patricia von Munchow,
qui souligne l’aspect de « journalisme d’opinion » que revêt la couverture médiatique allemande.
« Il faut juste être là, avec eux et se donner entièrement à l'exercice du moment, il faut surtout
être humains. L'humanité est plus importante que le journalisme et il n'y a pas de frontière
entre les deux. », s’est exprimée Anna. On ne peut pas parler de la distance journalistique et du
recul vis-à-vis du déroulement de l’actualité qui implique les réfugiés, mais d’un attachement à la
cause des réfugiés, d’une empathie et d’une sensibilité plus compréhensive qui s’ajoute à la clas-
sique objectivité. Tous ces sentiments sont possibles grâce à une capacité de substitution : « C’est
facile de dire, quand tu as une maison, un salaire, une vie confortable, c’est facile de dire "bah
oui, eux, ils sont des immigrés économiques". En plus, je suis hongroise, à Berlin, donc je suis
aussi, si tu veux, une immigrée économique parce que tout simplement, la vie, économique-
ment, est meilleure en Allemagne qu’en Hongrie. », se confie Anna. Peut-on parler de l’empa-
thie comme caractéristique du journalisme féminin ? Selon les journalistes cités par Erik Neveu
dans son étude « Le genre du journalisme. Des ambivalences de la féminisation d'une profession
», cette dimension sociale « féminisée » du métier est fortement conscientisée par un certain
nombre de femmes journalistes : « Le jour où une journaliste s'occupera de l'armée et où des
hommes auront en charge l'enfance, la vieillesse et les femmes... c'est qu'il y aura eu du chan-
gement » note une journaliste débutante du Monde dans le cadre de cette même étude.
Le rôle de guide spirituel qu’adopte la presse est ressenti également à travers les réponses
de Jan, journaliste slovaque free-lance, qui suit la crise des réfugiés dans les endroits les plus
dangereux. Être journaliste reste pour lui une profession d’humanité, tout comme pour Anna,
mais, pour ce reporter, endurci par les guerres, l’aspect humanitaire ne devrait pas être confondu
avec le journalisme. Pour ne pas laisser place aux émotions personnelles au cœur de son métier
d’information, Jan a préféré s’impliquer dans des actions humanitaires dans son pays, la Slova-
quie, en distribuant des repas aux réfugiés, aux côtés des volontaires, un geste qui se veut sans
influence sur son travail journalistique. « I cannot say precisely where is it (the limit between
empathy and journalism), because I don't know. But I will never sacrifice my journalism for
being human. They are two separate things that coexist at the same time, but being a good
journalist is very important to me and also being a good humanitarian is important to me. And
these two things they do not collide». Toutefois, lorsque l’on analyse ses affirmations, on s’aper-
çoit qu’il y a, dans son discours, des contradictions ou paradoxes qui indiquent une attitude ambi-
valente : d’un côté, il soutient que les sentiments d’humanité ne se heurtent pas au journalisme,
mais d’autre part, un choix est fait en faveur du travail journalistique, dans l’éventualité d’un par-
tage entre le devoir d’aider et d’informer. Cette facette réservée du professionnel, qui tient son
quant-à-soi, correspond à la problématique décrite par Chantal Francoeur, ancienne journaliste à
la chaîne publique canadienne, dans son étude sur le journalisme sur les réseaux sociaux. Sa vi-
sion des journalistes, « des super-citoyens qui s’abstiennent », décrit fidèlement la double cas-
quette de ces professionnels, au service des citoyens, investis de force intérieure, d’où le préfixe
!26
de « super » citoyen qui s’abstient. Le journaliste « évite tout comportement, engagement ou
fonction qui pourrait le détourner de son devoir d’indépendance, ou semer le doute dans le pu-
blic » (FPJQ, 1996 : article 9). Ces valeurs, de l’objectivité et de la neutralité sont universelles et
l’ensemble des journalistes interviewés soulignent le besoin d’impartialité et de réserve, étroite-
ment liées à l’idéal journalistique. Le principe de professionnalisme journalistique s’applique
aussi à l’information publiée sur internet, un facteur particulièrement présent dans le discours de
ces journalistes comme un phénomène à double tranchant: un nouveau support de communica-
tion, mais aussi un tout nouvel espace d’information qui a changé complètement la donne. «This
is the problem not only with refugees, but also with the media. Many people are online and
many things that are on the internet are fake. Is easy to say fake things, to have a good story,
because the truth is really complicated and the fake stories that exist are more convincing to
the public », affirme Jan, qui manifeste une forme de désenchantement envers l’évolution du
journalisme à l’ère de l’internet. La même vision dénuée du romantisme d’un journalisme qui
n’est plus à la recherché de scoops historiques, ni source de changement radical de la société se
dégage aussi du discours de Laszlo, un photoreporter qui a multiplié ses collaborations avec les
médias en ligne. « In the age of internet, whoever the image is given to, if it's important, then
it's taken over by other media outlets, so if it's important, it will be on every newspaper’s front
page, independently from who are you working for or who you are selling to or whatever, so
original news in this internet age is a small picture of media outlets content and I see in Hun-
gary that like 10 %, 5 % is like core information or first-hand information.
- So you say that nowadays we can't talk anymore about real scoops?
- Even though there is, it doesn't stop information from spreading. Even though some people
try to stay exclusive, the age of the internet is more easily spread. »
En devenant un bien de consommation, l’information a perdu son authenticité, et sa pro-
duction/diffusion semble annoncer le deuil de son autonomie. L’abandon des registres de l’en-
quête et de l’investigation s’accompagne d’une transformation des logiques informationnelles
dans des techniques communicationnelles.
« I focused on TV reporters who are using this mess as a backdrop, TV reporters who dress
like they are going to a ball or something, like they are aliens in this surrounding mess, per-
fectly set up with lights, doing their make-up, taking selfies and they are instagramming photos
of poor children, in front of the station and they are proud to be here and you know, "big, bad"
story» . Face aux journalistes qui se prennent pour des stars, ce photoreporter hongrois a réalisé
un reportage de mise en abyme médiatique, pour ridiculiser la dimension de spectacle du journa-
lisme de télévision. « Maybe I'm a bit sarcastic, but I don't have a good opinion about most TV
reporters, I find TV reporting too simplistic and too shocking and the medium itself can not
reveal deeper context or wider picture. The presence of TV journalists is so heavy, you know,
photojournalists, as well, maybe, there were a lot of us, you know, written journalism is not
so... Doesn't look so bad (rires). I mean, scary... » La vision caustique de ce « Big Bad » du
journalisme, la télévision, est souvent réitérée au travers d’analyses comme celle du journaliste
François Jost : « C’est le dernier paradoxe du direct à l’ère de l’information en continu : alors
qu’il nous met en contact constant avec notre monde, celui dans lequel se déroulent les événe-
ments, il n’en montre jamais assez pour convaincre ceux qui ne veulent pas croire ». Cette atti-
tude caustique est justifiée par un désir de taxer la superficialité et la légèreté de l’information qui
!27
peuvent caractériser la force d’attraction de l’infotainment. Cette peoplisation qui s’attache à
l’idée de « société du spectacle » est accusée de pervertir non seulement le comportement de cer-
tains journalistes, mais également les façons de se présenter aux médias d’une partie des réfugiés
rencontrés en Hongrie. « Migrants start to use media like, they know how it works and they
start to use their children to tell their stories, I don’t feel comfortable when someone is giving
me ready-made stories and they want to tell their stories so badly, that it’s like you start to get a
bit furious. » Si le spectacle médiatique qui s’empare des camps des réfugiés et des points de
passage européens se poursuit loin des yeux du public, les réfugiés s’en saisissent et profitent de
cette recherche journalistique de la bonne (belle) image pour mieux attirer l’attention du public
sur leur souffrance, Laszlo considère. « It was also a question for me, maybe not for everyone
else, when they (reporters) were giving different signs in their children hands, in what the chil-
dren were showing to the camera men and you know, these pictures are all arranged and when
you are reporter you always have to question yourself how authentic is what you are reporting
and I always felt the need to step back and film the wide image, not only the children with the
sad faces. »
Photo dans
un camp des réfugiés, en
Hongrie. Auteur : LASZLO
Ce regard particulier
démontre que l’on a af-
faire à une certaine mise
en scène de l’informa-
tion, qui caractérise par-
ticulièrement le journa-
lisme de télévision, mais
correspond aussi à une
mise en récit, à une dé-
marche de storytelling,
le nouveau filon du
journalisme (en effet,
comme expliqué aupara-
vant, le journalisme narratif ou le « new journalism » existe dès le XVIIe siècle, idée explorée
aussi par Érik Neveu dans sa « Sociologie du journalisme », comme dans d’autres travaux et ar-
ticles).
L’idée de storytelling concentrée autour des histoires racontées par des migrants, cette fois-ci, est
au cœur du documentaire réalisé par Jonathan à Ceuta, territoire espagnol situé au Nord du Ma-
roc, où il est allé pour rencontrer des milliers de voyageurs venus d'Afrique noire, d'Inde ou
d'ailleurs et qui étaient bloqués à Ceuta, antichambre de l’Europe de Schengen. Un beau docu-
mentaire sans voix off et sans témoignage extérieur, digne et douloureux, sensible et édifiant, qui
raconte les épreuves, les souvenirs, la détresse, les réflexions sur le statut de migrant de cinq
jeunes hommes. « J’avais, avant tout, envie de m’attacher à des personnalités et, finalement, de
!28
raconter la migration avec des visages et des prénoms. Si je pars du principe que tout ce que
j’ai lu depuis dix ans dans des journaux ne parle de migrations qu’à travers des chiffres et sta-
tistiques, ici on parle de 20 % de Syriens et autres, moi j’avais envie de faire exactement le
contraire et donc de montrer le visage de la migration », nous a témoigné Jonathan, qui voulait
montrer la facette digne de la migration et pour lequel la responsabilité est, avant tout, l’effort de
ne pas tomber dans l’émotion. C’est l’imprécision dans les chiffres communiqués officiellement
(ou peut-être le sentiment d’empathie) qui pousse ce réalisateur respectable à ne pas toujours
faire la distinction entre les réfugiés et les migrants, alors que c’est lui seul à avoir invoqué « 20%
de Syriens et d’autres » ? « Je trouve qu’en parlant de frontières, on parle forcément de réfu-
giés, dans un sens ou l’autre, ou par les pays qui accueillent ou par les pays dont les gens
partent, on parle forcément de flux de population et donc des réfugiés et donc ce n’est pas
seulement mathématique, mais il se trouve qu’en travaillant sur les frontières, forcément je
suis amené à parler en priorité des réfugiés », affirme Jonathan. Au-delà des frontières et des
mathématiques, il y a aussi l’aspect de tri de ces flux migratoires, ainsi qu’une protection subsi-
diaire à ceux qui demandent l’asile, avec toute la législation internationale qui garantit ces droits.
Et c’est peut-être à ce point-là que la responsabilité des journalistes qui s’attachent à regarder
prioritairement les histoires de vie qui leurs sont livrées pourrait faire la différence entre les mul-
tiples nuances qui se révèlent à travers de tels périples, plus ou moins marquants, plus ou moins
riches en émotions et en découvertes. « J’avais envie aussi, à travers plusieurs points de vue, de
montrer la diversité de la migration, de raconter qu’il n’y a pas une seule manière d’en parler
et qu’on ne peut pas faire des phrases toutes faites et simplistes sur la migration et que, fina-
lement, chaque récit de migrant est différent et ça me paraît assez fondamental ». Cette façon
de rendre compte de la réalité des migrations, très attachée à la volonté de montrer la diversité
des points de vue et au refus de la distance réductrice et biaisée renvoie à la définition de Vincent
Goulet : « La responsabilité du journaliste relève de sa capacité à se dissocier, de prendre
conscience de sa fonction anthropologique. Il doit savoir que ce qu’il produit va être remodelé,
réinterprété par la société, qu’il ne peut pas tout contrôler. Sachant cela, il doit alimenter son
discours par des éléments permettant la digestion de l’information et non l’amorce de conflits.
Les politiques excellent dans leur manière de tout simplifier, de justifier un problème par l’ef-
fet et non la cause. Le journaliste, lui doit dévier, relier son information à des problématiques
plus larges… » C’est, en quelque sorte, une image d’ensemble, colorée de nuances, mais aussi
objective et anticipative des questions futures que la société va se poser, que le journaliste est
censé à fournir par son travail.
Le traitement de l’information souffre aussi de la tyrannie du temps, idée exprimée à plu-
sieurs reprises dans les entretiens. « I can only report on that moment, but do I get the whole
story? What happened with them and what will happen with them in future, is really hard. You
have to be on the ground, with them, all the time and that is not possible because you have to
make a living, make stories and for this kind of reporting it will be best that you can literally be
in a place with them… », c’est le regret de Jan de ne pas avoir suffisamment de temps pour
suivre les histoires des réfugiés sur le chemin. L’un des projets auxquels il rêve en secret,
d’ailleurs, bien qu’il sache que c’est une chose impossible, c’est de pouvoir faire un documen-
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  • 1. Mémoire professionnel de master MASTER PROFESSIONNEL EN ÉTUDES AVANCÉES EN MÉDIAS ET COMMUNICATION (2ème année) Par Carmina Marcarian Sous la direction de Monsieur Alexandre Joux ! La responsabilité journalistique à l’épreuve de la couverture de la crise des réfugiés Une approche sociologique de l’exercice du métier en France, Allemagne et Hongrie après la mort d’Aylan jusqu’aux attentats de 13 novembre 2015
  • 2. Je, soussignée Carmina Marcarian certifie que le contenu de ce mémoire est le résultat de mon travail personnel. Je certi- fie également que toutes les données, tous les raisonnements et toutes les conclusions empruntées à la littérature sont soit exac- tement recopiés et placés entre guillemets dans le texte, soit spé- cialement indiqués et référencés dans une liste bibliographique en fin de volume. Je certifie enfin que ce document, en totalité ou pour partie, n’a pas servi antérieurement à d’autres évaluations, et n’a jamais été publié. !2
  • 3. AVANT PROPOS Il était une fois… Un corps minuscule, gisant sur une plage turque, tee-shirt rouge et short bleu, le visage contre le sable. Voici l’image qui a indigné le monde. Un enfant qui incarne autant de choses à la fois, l’innocence, la fragilité, la mort… La rigidité cadavérique du petit corps échoué sur les rives de la Méditerranée dévoile sans fard l’horreur de la situation. Il s’agit d’un garçon syrien âgé de trois ans ; Aylan Kurdi est devenu un enfant martyr, le symbole du drame des réfugiés en Europe. Le fait d’avoir immortalisé la scène n’a eu rien à voir avec la course au sensationnel, si l’on en croit Nilüfer Demir, l’auteur de ces clichés qui lui ont apporté la célébrité. C’est de la solidarité avec les réfugiés, mais aussi le sentiment d’impuissance face à la mort, la journaliste affirme. « La seule chose que je pouvais faire sur le moment, c’était mon métier », a témoigné Nilüfer Demir dans une interview accordée à la CNN. Ce sont le chagrin et le désir de changer les choses qui lui auraient fourni la force d’appuyer sur le bouton déclencheur d’émotion, de pitié, d’indignation, de colère, de réactions et de tout l’après l’Aylan. Peu après la publication de la photographie, les vagues d’émotion et la générosité de la chancelière allemande Angela Merkel en matière de politique d’asile qui lui ont valu le surnom de « Mutti » (Maman Merkel) ont été tempérées par les étiquettes floues appliquées par les mé- dias aux réfugiés : de l’imprécision dans les propos, des choix sémantiques pour qualifier ces gens en train de fuir le conflit et prêts à tout pour atteindre l’Europe. Et puis, l’enfer du « 13 no- vembre 2015 ». La terreur, les corps dans les rues, les pleurs, le deuil, les discours et tous les éléments d’un drame qui a secoué l’histoire de la France et des politiques internationales … Un premier changement majeur de cap dans le système d’accueil des réfugiés a remplacé l’apitoie- ment généralisé avec la psychose et la défiance. Cologne 2016 y rajouta un autre « avant » et « après », une nouvelle tournure, composée elle, d’un langage renouvelé de nuances. Désormais on emploie des expressions et des mots comme « réfugiés hommes », « attouchements », « in- sultes », « viols », « bousculades », « agressions sexuelles » pour parler de réfugiés. « L’autocen- sure » dont la presse allemande a été accusée, ainsi que la « peur » des Allemands d’être accusés de « racisme » ont pimenté la crise migratoire, source de compassion à géométrie variable. L’es- prit Munich (le chaleureux accueil des réfugiés à la gare de Munich) se rajouta à l’esprit Charlie, pour qu’il soit remplacé ultérieurement par l’esprit « sourire n’est pas draguer » (Cologne). Un changement d’idées qui renvoie à l’instabilité évoquée par le grand politique et avocat Edgar Faure, dont l’aphorisme « Ce n’est pas la girouette qui tourne, c’est le vent » demeure toujours d’actualité. Une devise qui, en plus de caractériser la « météorologie » politique, offre une bonne description de la versatilité des idées concernant la problématique des réfugiés. Mais au-delà de toutes ces variations, si brusques, si peu cohérentes les unes avec les autres, la seule valeur sûre qui tient sa vie debout, la seule idée qui résiste aux intempéries sociales et politiques est la croyance générale au principe de responsabilité du journalisme et aux valeurs morales qui sont les repères de certains professionnels. Si l’impact de la photo d’Aylan Kurdi a réactivé en moi une envie déjà ancienne d’explo- rer les mécanismes de ce que l’on appelle une image forte, mon obstination à croire qu’au-delà de la marchandisation, de la prolifération de cette mal-info qui nous rend obèses d’actualité, m’a !3
  • 4. motivée à choisir cette problématique, alors que toutes les voix autour de moi m’ont prévenue que ce ne sera pas facile, voire faisable dans les termes d’un classique master professionnel. Je pensais que même si les manières dites marchandes de produire l’information ne nous encre pas nécessairement mieux dans la réalité, au-delà de la précarité et de la décrédibilisation du métier, il y avait de la beauté et de la noblesse dans le combat de ceux qui quotidiennement agissent pour que vive la liberté de la presse, la liberté d'expression. L’idée d’analyser les perceptions du métier de ceux qui ont enquêté sur la situation des réfugiés n’est pas le fruit du stage que j’ai effectué en tant que journaliste reporter d’images à Paris, mais une initiative personnelle, à la fois affective et documentaire. Le bagage conceptuel et d’expériences pratiques que j’ai pu développer grâce à la lecture de plusieurs ouvrages de sociologie du journalisme, dont notamment les travaux d’Alain Accardo et Érik Neveu s’apprête à substituer les aperçus précieux du métier que m’aurait donné le travail de terrain et l’observation des actions et interactions qu’engagent les professionnels de l’information qui racontent les camps de réfugiés. !4
  • 5. REMERCIEMENTS Je tiens tout d’abord à remercier mon directeur de recherche, Monsieur Alexandre Joux, pour le temps qu’il a consacré à m’apporter les outils méthodologiques indispensables à la conduite de cette recherche et l’aide qu’il a pu m’apporter tout au long de l’élaboration de mon mémoire. Je remercie tous les enseignants de cette spécialisation pour leurs cours, leur patience et leurs conseils précieux. Je remercie particulièrement Anna, Laurence, Jonathan, Laszlo et Jan, ces journalistes qui ont eu la gentillesse de participer à mes entretiens, pour avoir pris du temps pour répondre à mes questions et m’avoir fait découvrir leur monde. Sans eux ce travail n’aurait pas pu voir le jour. Je remercie Fabienne Bleuze pour avoir relu et corrigé mon manuscrit. La pertinence de ses remarques m'a été d'une grande aide. Je remercie aussi l’entreprise Science Frontières, pour m’avoir accueillie en stage et m’a- voir appris les bases techniques du métier de journaliste reporter d’images, mais aussi pour m’a- voir fait retrouver le sens de l’exigence professionnelle. Pour finir, je remercie mes parents pour leur amour. Tout au long de mon cursus, ils m’ont toujours soutenue, encouragée et aidée. Ils ont su me donner toutes les chances pour réussir. Qu’ils trouvent, dans la réalisation de ce travail, l’aboutissement de leurs efforts ainsi que l’ex- pression de ma plus affectueuse gratitude. !5
  • 6. SOMMAIRE AVANT PROPOS 3............................................................................................................................ INTRODUCTION 7.......................................................................................................................... I. LA RESPONSABILITÉ MORALE ET SOCIALE DES JOURNALISTES : ÉTAT DES LIEUX ET PERSPECTIVES 9.................................................................................... I.1. Mais qu’en est-il de la logique de production de l’information ? 11.................... I.2. Responsabilité journalistique, un concept positiviste ou constructiviste ? 13.... I.3. Vérité, une notion à géographie variable ? Trois conceptions différentes : la France, l’Allemagne et la Hongrie 17..................................................................... I.3.1. Le cas de la France 18...................................................................................... I.3.2. Les valeurs du journalisme allemand 19...................................................... I.3.3. Être responsable en tant que journaliste en Hongrie 21.............................. II. LA THÉORIE DE LA RESPONSABILITÉ À L’ÉPREUVE DES FAITS DANS LE TRAITEMENT DE LA CRISE MIGRATOIRE 23............................................................ II.1. La responsabilité vis-à-vis des citoyens dans le traitement médiatique de la crise des réfugiés 25.............................................................................................................. II.1.1. « Le poids des mots, le choc des photos » 30.......................................................... II.2. La responsabilité des journalistes à l’égard des réfugiés 35.................................... II. 2. 1. Le moment « Aylan Kurdi ». Déclencheur de responsabilités ou du « buzz médiatique » ? 37................................................................................................................. II.2.2. Besoin d’un autre journalisme ? 43........................................................................ CONCLUSION 46............................................................................................................................. ABRÉVIATIONS 49......................................................................................................................... ANNEXES 50..................................................................................................................................... Annexe 1 50....................................................................................................................................... Annexe 2 53....................................................................................................................................... BIBLIOGRAPHIE 56....................................................................................................................... WEBOGRAPHIE 56......................................................................................................................... !6
  • 7. INTRODUCTION Si tentante que soit l’idée d’un décryptage du discours de la presse sur la problématique des réfugiés au fur et à mesure de l’évolution de ce phénomène, nous n’allons pas nous aventurer si loin dans l’exploration de la pratique professionnelle des journalistes qui ont couvert les drames de ces hommes, ces femmes et enfants qui prennent les plus grands risques pour échapper à la violence et à la mort. Nous avons déjà montré comment cette versatilité des idées évoquée si brillamment par Edgar Faure touche non seulement le politique, mais aussi la société et implicitement la presse. Inutile de montrer donc que chaque événement majeur qui pourrait influencer les politiques des pays eu- ropéens change la donne dans la façon de s’emparer de la crise des réfugiés. L’idée de la responsabilité sociale comme socle de la production de l’information nous invite à nous interroger sur les façons des journalistes d’assumer le rôle détenu dans les problématiques sensibles de la société. La responsabilité de « porter la plume dans la plaie », si noblement évo- quée par Albert Londres, peut se révéler être une mission ingrate, lorsque l’information relève du choc des images et les manipulations des images, ainsi que les contre-vérités, sont aussi rapides que les vraies informations. D’où aussi notre intérêt pour la signification de l’image d’Aylan, une photographie désormais his- torique, sans que notre analyse se fonde sur une sociologie de la réception ; nous nous inspirons particulièrement d’une approche sociologique de la pratique journalistique. Dans toute la complexité des multiples définitions de la responsabilité, le besoin d’associer les images à une explication complète et nuancée du contexte politique, économique et social relève d’un talent presque ethnographique du journaliste pour décrire les réalités et les sociétés et repré- sente une possibilité de susciter des véritables prises de conscience. Qu’en est-il de la révolution que l’on aurait espérée ou attendue, dans les têtes, après la diffusion virale de cette image ? Des clichés qui ont fait le tour du monde, tels que la fille brûlée au napalm, la jeune Colombienne morte après 30 heures de lutte dans la boue amassée après l’éruption du volcan Nevado del Ruiz, ou bien l’exécution d’un rebelle du Viêt-Cong à Saïgon, ainsi que la photo de la fillette soudanaise épiée par un vautour, n’ont pas vraiment changé le cours de l’histoire, mais l’on aime à croire qu’elles ont eu des conséquences concrètes. Tout comme cette photo-choc d’Aylan, tentant sans succès sur le long terme de changer la politique européenne d’accueil, ces clichés ont fait certainement réfléchir. Répandue d’abord grâce au web, ensuite prise par les médias traditionnels et devenue virale grâce aux réseaux sociaux, qui ont dé- ployé plusieurs hashtags promouvant des messages comme « humanité échouée », la photo d’Ay- lan est devenue l’expression de la mise en accusation de la politique européenne en matière des réfugiés. Cependant, si l’en en croit le sondage publié par Libération, juste après l’apparition de la photographie, la mort d’Aylan n’aurait augmenté que d’un point la proportion des Français qui se sont déclarés en faveur de l’accueil des réfugiés. En revanche, le sondage cité par BFMTV, se prononce pour une progression de neuf points dans les avis des Français favorables. Ces mauvais scores, ainsi que la réalité post-Aylan, interrogent sur la soi-disant sensibilisation en masse aux souffrances des réfugiés et à l’impuissance ou l’indifférence européenne face à leur drame. Et maintenant, loin des yeux, loin du cœur, « show must go on » ? Preuve s’il en est que la « mondialisation de l’agonie », baignée de sang et de larmes, ne peut pas changer les choses radi- !7
  • 8. calement et ne suffit pas pour mobiliser les ressources des grandes puissances. En quoi le drame atroce des centaines de corps sans vie, échoués sur des plages européennes ou trouvés dans des camions est-il responsabilisant pour les journalistes et le public auquel ils s’adressent ? Et jus- qu’où montrer l’horreur pour faire comprendre l’horreur ? Pour essayer de trouver des réponses, nous avons réalisé plusieurs entretiens avec des pro- fessionnels de l’information français, hongrois, slovaques et allemands. Nous avons choisi des journalistes de radio, des photographes, et des réalisateurs de documentaire qui ont abordé la crise des réfugiés et des migrants aussi bien au quotidien que dans le drame et l’émotion dégagée par les histoires de vie relatées. Les entretiens, menés, pour la plupart, via Skype vidéo et enregis- trés vocalement, en raison d'impératifs de distance, nous ont permis de nous immerger dans l’existence de ces professionnels qui ont été soumis à un exercice intéressant de réflexion et d’analyse autour de leurs propres pratiques professionnelles, des malaises et des satisfactions du métier. Pour rendre compte des différences entre les principes de responsabilité des trois pays (la France, l’Allemagne et la Hongrie), nous allons aussi plonger notre regard dans l’effet des mots employés par d’autres journalistes également, pour décrire le phénomène des réfugiés. Si des sen- timents tels l’anxiété et le cynisme sont infligés par des mots comme « scandale », « afflux », « vagues », « menace » et « immigrants clandestins », d’autres choix linguistiques s’opèrent au- tour des mots qui impliquent des nuances humanitaires : « réfugiés », « devoirs », « malheureux », « héros », « martyrs ». Preuve s’il en est, qu’au-delà de la bataille pour leur vie, les réfugiés doivent aussi gagner la guerre des mots généralisateurs, porteurs de clichés et réduc- teurs. Pourquoi est-ce important pour un professionnel de la communication d’appréhender et de décoder les enjeux et les messages de la production journalistique sur des thématiques extrême- ment sensibles, comme la crise des réfugiés qui représente le flux migratoire le plus élevé depuis la seconde guerre mondiale ? Parce que les choix linguistiques qui peuvent apparaître, en pre- mière lecture, banaux, évidents même, tels que la préférence pour le mot « réfugié » ou « immi- grant » peuvent faire la différence entre la façon de s’emparer de l’histoire d’un Aylan tué par l’indifférence et l’injustice du monde ou le drame d’un Aylan victime parmi des milliers d’autres, de l’Eldorado européen ; entre la compassion pour la souffrance des réfugiés et la peur qu’ins- pirent le flot incontrôlable de ces gens. Parce que les mots peuvent être des fenêtres ou bien des murs. Parce que le journalisme des camps, des routes migratoires et des bords de la Méditerranée a des leçons à nous apprendre sur le courage propre à l’expression de la vérité, sur la tolérance des autres cultures et l’habilité d’identifier et vaincre nos propres faiblesses. Ce mémoire, divisé en deux parties, se propose donc de cartographier les différents as- pects de la profession de journaliste, telle qu’elle est décrite à travers les théories de la responsa- bilité sociale, mais aussi racontée par la voix des professionnels qui ont témoigné sur leurs façons de dépeindre l’exode des migrants et des réfugiés empruntant la route des Balkans et la voie mé- diterranée pour entrer en Europe, après la mort d’Aylan et jusqu’au moment des attentats de Pa- ris. !8
  • 9. I. LA RESPONSABILITÉ MORALE ET SOCIALE DES JOURNA- LISTES : ÉTAT DES LIEUX ET PERSPECTIVES I.1. Journalisme, un regard positiviste ou constructiviste ? Un mot signifie toujours quelque chose ou plusieurs choses à la fois et être responsable nécessite aussi de pouvoir en apercevoir toutes les facettes. Si nous nous attachons à cette volon- té, d’assigner une définition au mot « responsabilité », la formule de Paul Fauconnet qui, en 1928, consacra sa thèse au concept, nous paraît assez heureuse : « La responsabilité naît en-dehors du sujet responsable. Elle vient sur lui, parce qu’il se trouve engagé dans des circonstances qui l’engendrent. » Selon François Borel-Hänni, enseignant et contributeur au portail Youphil.com, qui ambitionne d’être « le média de toutes les solidarités », on ne choisit pas d’être responsable, on le devient. Paul Ricoeur explique d’où naît la responsabilité: « En son sens fort, qui est aussi son sens vrai, la notion de responsabilité est développée par (…) Hans Jonas. L’auteur y montre que la véri- table responsabilité n’est autre que celle qu’on exerce à l’endroit de quelqu’un ou quelque chose de fragile, qui nous serait confié. » Il en résulte donc que la responsabilité revient envers une tierce partie de ce qu’elle nous a confié. D’où la conclusion de cet auteur, que les journalistes sont responsables du droit de leur public à être bien informé. C’est ce qui constitue aussi, en quelque sorte, la mission des journalistes : s’acquitter honorablement du mandat qui leur revient dans le cadre du contrat de lecture passé avec le public. La problématique de la responsabilité so- ciale du journalisme se trouve au cœur du métier et en toute circonstance, de la sélection des su- jets, du choix de l’angle d’attaque, de la forme des contenus journalistiques jusqu’à la construc- tion du discours. Les opinions se divisent autour de deux systèmes conceptuels opposés qui se partagent la supré- matie de la réflexion sur l’exercice du métier, le constructivisme, envisageant la réalité comme le résultat d’une construction de sens, et le positivisme, qui croît à une réalité « donnée », reproduite à travers des nouvelles, constituées, elles, de « données brutes ». Il n’en reste pas moins qu’il se- rait utopique de croire qu’une seule théorie peut expliquer et légitimer les mécanismes de cette réflexion extrêmement riche de significations. Bien que la contribution de Pierre Bourdieu, la personnalité la plus connue dans la critique des médias, s’inscrive dans le constructivisme structuraliste, nous nous attachons à l’idée que le travail journalistique ne peut pas être enfermé dans une seule case et prenons le risque d’affirmer que les deux théories sont complémentaires. Cette façon d’envisager la pratique journalistique est la plus adaptée à la nature double des journalistes, à la fois des professionnels, mais aussi des ac- teurs sociaux/citoyens au même titre que les informateurs qui leur livrent la matière prime des reportages, l’information. Si informer suppose rapporter telle quelle la réalité brute, donner du sens consiste à construire des représentations pertinentes pour la société, dans le contexte de l’ap- partenance à une communauté locale dont ils doivent faire avancer la cause. La responsabilité du journaliste réside également dans ses choix linguistiques, du point de vue du « fonctionnement normal du langage [qui] rend pratiquement impossible de décrire !9
  • 10. sans éclairer » , ce qui comporte un travail d’interprétation et de décryptage de la réalité relatée.1 L’événement relève moins de faits que du discours que le journaliste emploie pour donner du sens à l’objet de ses observations et la grille de compréhension du reporter peut agir à la manière d’un moule des réactions suscitées au sein de l’audience. On assiste à un double phénomène de formatage qui agit sur les faits et ceux qui les racontent. Tout comme le « “journal, qui est un gaufrier” (Mauriac), une machine à solidifier l'événement dans un moule interprétatif » (Neveu, 2013), les faits racontés « font ou défont le journaliste, tant ils façonnent sa vision du monde et son système de valeurs. » (Hugeux, 2004) Par son devoir de clarifier la complexité du monde au moyen de l’interprétation compréhensive de l’événement qui n’est pas « vécu », mais reconstitué pour que les reportages imitent la réalité, le journaliste s’appuie sur sa subjectivité, déclinée au-delà du décalage temporel de l’histoire ori- gine et galvanisée grâce à la reviviscence (Cornu, 2009).2 Le formatage de l’information par l’idéologie dominante de la société constituerait, selon Herbert Gans (1979), une plus-value et une condition favorable à l’objectivité journalistique, tan- dis que les préjugés idéologiques sont intégrés dans le choix d’information. Une théorie d’autant plus surprenante que l’auteur qualifie, en fait, l’absence de l’objectivité du journalisme comme source principale d’objectivité des journalistes. Autrement dit, il se sert d’un paradoxe pour pos- tuler l’idée d’une soi-disant objectivité et neutralité du métier aperçu par le biais de la théorie constructiviste. Il n’en reste pas moins que des éléments invoqués par Gans, tels que la sélection des faits et la mise en forme narrative, devant respecter une « forte interdiscursivité » (Lagneau et all., 2013) et permettre les influences exercées par les sources, demeurent d’une actualité percu- tante. La sélection des faits caractérisés par la newsworthiness (valeur d’information) est produite sur la base de l’importance des acteurs impliqués, du lien avec le public (« la loi de proximité »), la force de l’événement, représentée par l’ampleur quantitative du drame (le fameux rapport « nombre de morts/nombre de kilomètres ») et le caractère spectaculaire de l’information (« "La première info qui parvient aux téléspectateurs, c’est l’image, c’est pas votre commentaire. Le truc qui compte le plus, c’est l’image forte"… Ce traitement spectaculaire de l’information est tellement présenté comme normal… », Balbastre, in Accardo, 1995), ainsi que la « leçon morale » qui en résulte, notamment lors des crises humanitaires telles celle des réfugiés. Un exemple illustratif dans ce sens-là pourrait être la fameuse photographie d’Aylan, qui a été utili- sée par les médias à titre de leçon moralisante aux pouvoirs européens, pour tirer la sonnette d’alarme sur l’injustice faite aux réfugiés. On assiste donc à la mise en place des choix qui s’opèrent notamment via une sélection (gate-keeping), sur des critères définissant la valeur informative (newsworthiness) d’un événe- ment, ceux-ci regroupant de manière plus ou moins consensuelle : l’opportunité, la proximité, l’impact, l’intérêt, le sensationnel, la saillance, la nouveauté (Chang, Shoemaker, et Brendlinger 1987, 398 ; Palmer 2003 ; Garcia et Golan 2008). Parmi ces critères, la photographie de presse Bernard Delforce,"La responsabilité sociale des journalistes : donner du sens."1 Concept connu sous le nom de « nacherleben » (le « vivre après »), selon la définition de Max Weber et qui décrit2 l’habilité des journalistes de simuler la réalité de par l’exercice de leur fonction !10
  • 11. est centrale parce qu’elle a un impact émotionnel, parce qu’elle réitère et est sensationnelle, et ce d’autant plus quand elle représente le conflit, la violence et la mort. On est dans l’approche constructiviste de la réalité lorsqu’on la relate pour la critiquer. Aussi, le journalisme d’immersion qui se propose de parcourir la route des réfugiés pour être dans « leur peau » pourrait confirmer l’hypothèse constructiviste de Watzlawick que « ce que nous savons dépend de comment nous sommes parvenus à le savoir ». Les journalistes qui ont réalisé des sujets après avoir parcouru de longs chemins avec les réfugiés ou ont passé beaucoup de temps dans les camps ou sur les routes de l’exil sont plus enclins à adopter des angles miséra- bilistes qui font appel aux larmes, pour sensibiliser l’audience à la cause des réfugiés, mais aussi parce que la souffrance magnétise les regards et les journalistes sont eux aussi partie prenante du drame migratoire et il leur est, peut-être, assez difficile de ne pas compatir au sort malheureux des réfugiés, selon les témoignages de ceux qui ont été interviewés dans le cadre de ce mémoire. I.2. Mais qu’en est-il de la logique de production de l’information ? Adepte du constructivisme critique, Bourdieu entend lancer des concepts qui ont fait leurs preuves dans la sociologie du journalisme, à l’instar de la « circulation circulaire de l’informa- tion ». Le professeur pointe du doigt la logique suiviste des professionnels de la télévision comme étant le résultat de la concurrence économique entre les chaînes et les journaux. Une bonne partie des réflexions est confirmée par les témoignages des journalistes cités dans le livre d’Alain Accardo, « Journalistes au quotidien », en particulier les aveux de Gilles Balbastre qui qualifie la soumission au « traitement spectaculaire de l’information » comme critère de diffé- renciation entre les journalistes « bons », « doués » et ceux n’ayant pas suffisamment le « don » pour faire ce métier », « d’où une absence de contestation sur le fond du traitement de l’infor- mation ». L’idée de la reprise perpétuelle par les chaînes de télévision, des sujets abordés préala- blement par la presse écrite, dans le cadre des JT diffusés le jour même, interroge également sur le renversement des rôles des différents supports d’information. Alors, qu’à la base, c’est bien la télévision qui aurait dû alimenter la presse écrite de scoops et de sujets « forts », les rédacteurs en chef des JT utiliseraient souvent l’information publiée dans les quotidiens comme cadre de réfé- rence pour le conducteur de la journée. D’où aussi une appréhension de la nécessité de « mise en scène » de la réalité racontée dans le cadre des reportages télévisés, ce qui fait que les articles pu- bliés dans la presse pourraient être interprétés comme des « scénarios » à l’information produite pour l’audiovisuel. Pour donner un exemple, cette affirmation dans le chapitre « Journal d’un JRI », de Gilles Balbastre, démontre l’importance des articles de presse pour le journal télévisé. « C.H. cherche à bâtir le sujet autour d’une idée qu’il a eue la veille, après la lecture d’un ar- ticle de La Voix du Nord : les pêcheurs du port de Boulogne s’en sortent un peu mieux que ceux des ports bretons. En effet la zone de retraitement de Capécure et son énorme infrastruc- ture permettent d’assurer des prix du poisson légèrement supérieurs à ceux de Bretagne. Et toutes les questions sont posées pour tenter de vérifier cette hypothèse qui repose sur un article de presse. » Les rédacteurs en chef des éditions des journaux télévisés seraient parmi les tenants !11
  • 12. de cette pratique, lire la presse écrite pour trouver des sujets à traiter ou des angles de traitement originaux. « Un de nos chef, J.W., nous lit la presse en direct. Cette façon de procéder est assez courante. Nombre de chefs nous téléphonent suite à la vision de titres ou de mots clés dans des articles de presse ou des dépêches d’agence. Et c’est au téléphone qu’ils détaillent l’article ou la dépêche en entier. » Cela augmente l’urgence du délai pour délivrer les infos du JT, une in- formation qui fait la une de la journée ne pouvant pas, pour des raisons de concurrence, être pu- bliée le lendemain ; l’on constate ainsi un obstacle de plus à l’autonomie des journalistes, moins de liberté concernant le choix des sujets à traiter. « Quand on ne veut pas être le premier, on ne fait pas ce métier », assène, à titre d’exemple, le rédacteur en chef de l’un des journaux de France 2, tel qu’il est cité dans le livre d’Accardo. Le développement des techniques médias, comme « l’équipement électronique de plus en plus léger et performant », oblige à la « médiatisation ou- trancière des crises sur le globe ». (Bizimana, 2013) Ainsi, la télévision est envisagée comme l’« un des symboles forts de la modernité » (Wolton, 2004) qui rend banale la représentation des « guerres live » comme celle du Golfe, en 1991. Solution de milieu entre l’approche structuraliste et individualiste, l’habitus de classe permet de rendre compte du consensus journalistique et de justifier certaines valeurs et attitudes par des influences qui sont justifiées par la culture prédominante journalistique. Par exemple, se- lon le professeur américain Rodney Benson, les journalistes français et américains aborderaient des angles similaires pour exposer la crise migratoire ; ils seraient enclins à accentuer l’aspect humanitaire et le storytelling. Ses analyses sont construites à partir de l’influence de l’habitus des journalistes sur la couverture des immigrations et, pour développer cette comparaison, le scienti- fique américain a étudié plusieurs milliers d’articles et d’informations télévisées portant sur la question de l’immigration en France et aux États-Unis, depuis le début des années 1970 jusqu’au milieu des années 2000. En revanche, la sociologie compréhensive du journalisme abordée par Cyril Lemieux s’at- tache à comprendre les fondements et les failles de la profession, tels que perçus par les journa- listes qui ont été observés ou interviewés, à des moments précis de leur carrière. Ainsi, Cyril Lemieux distingue trois ensembles de règles tacites qui dictent le travail journalis- tique, à l’instar de la notion de « grammaire », vue comme logique de l’impensé et de l’évidence pratique et très semblable à la grammaire « scolastique » qui fait que l’on peut remarquer une faute grammaticale ou une phrase incorrecte, sans avoir besoin d’un savoir savant de la gram- maire. Les grammaires qui guident l’exercice du métier journalistique sont concentrées autour de trois facettes de la profession, publique, réelle et naturelle. La responsabilité du journalisme est englobée premièrement dans la grammaire publique, qui s’attache au respect des règles de distan- ciation entre les journalistes et leurs interlocuteurs, au recoupement des sources, à la vérification et preuve, ainsi qu’à l’intégration des différents points de vue et séparation des faits et des com- mentaires (Rabatel et al.,2006). La grammaire du « réalisme », quant à elle, se plie aux limites objectives de l’exercice : manque de temps, d’espace et de marge de manœuvre (atteinte aux inté- rêts des annonceurs et des investisseurs), ainsi qu’aux contraintes liées au médium lui-même (techniques). Par exemple, en télévision, le manque du support image peut entraîner la suppres- sion des sujets, réalité décrite comme « lourdeur de la télévision en matière d’information » par Gilles Balbaste (Accardo, ibid.) : « Le problème est que "faire de l’image" devient de plus en plus la seule logique. Et que cette priorité tend à l’emporter sur le but même du reportage qui !12
  • 13. est de donner une information, et pas uniquement celle que fournit l’image» , témoigne l’an- cien journaliste reporter d’images pour le livre d’Accardo. Les lourdeurs de la télévision dérive- raient principalement de la « tyrannie du support ». « Un support image est nécessaire pour faire un sujet. Dans ce cas précis, un journaliste radio peut très bien faire un « sonore » sur cette mobilisation, sans pour autant être dans un lieu où elle se matérialise. Un journaliste de presse écrite peut très bien se faire raconter cette mobilisation au téléphone, puis la décrire dans son papier. Par contre, imaginez le reportage télé parlant de la mobilisation des laïques sur des images de salles désertes, de bureaux vides. » La troisième grammaire évoquée par Lemieux, celle du naturel, concerne les relations des journalistes à leurs sources et les devoirs qui découlent de ces rapports, à l’instar du respect, de l’anonymat, et de l’obligation de les traiter comme des personnes. On y retrouve l’univers des affinités personnelles et des relations de confiance, guidé par un contrat souvent tacite entre les journalistes et leurs sources, ayant comme condition principale la symétrie des services et le se- cret professionnel. C’est dans cet esprit que Loïc Dénis, docteur en droit à l’Université de Rennes, évoque, dans les Cahiers du Journalisme, l’existence des échanges de pratiques et procé- dés qui surpassent la sphère juridique, entre les journalistes et leurs informateurs. « Le choix du silence ou de la révélation obéit ainsi à des enjeux de pouvoir complexes. On n’est pas tenu par la loi, mais par une logique d’intérêt. L’aveu selon lequel "si tu sors une info que tu avais promis de taire, tu es professionnellement mort : plus personne n’acceptera de te parler" est éloquent dans sa justification de la protection du secret des sources journalistiques. », assène l’auteur, en citant les entretiens réalisés par Didier Lauras, chef du département Sports de l'AFP, avec des journalistes, dans le cadre de son ouvrage, “Le journaliste et le secret”. I.3. Responsabilité journalistique, un concept positiviste ou constructi- viste ? La question de la responsabilité collective à l’œuvre dans les médias serait étroitement liée au principe de la responsabilité individuelle, les deux étant nécessaires l’une à l’autre. « Il y a deux façons d’être responsable : collectivement et individuellement. L’une ne va pas sans l’autre, et toutes les deux supposent les mêmes qualités », notamment « le réalisme, la moralité et l’exemplarité », notait le sociologue Gérard Mermet dans un dossier spécial du Figaro (07/10/06), dédié à la responsabilité collective. La qualité que Max Weber valorisait chez les hommes politiques, le réalisme, imposait la « faculté de laisser les faits agir sur eux » (Weber ; 1919 : 162-163, 185) tout en conservant le sang froid qui puisse leur permettre de les évaluer le plus objectivement possible. « On ne peut être responsable sans une conscience aiguë de ce qui se passe autour de soi ni sans un effort d’objectivité sur ce que l’on voit » (Le Figaro, ibid.) poursuit Gérard Mermet. « Moralité » désigne la rectitude éthique, une qualité individuelle qui fait que l’on se sent « concerné par le sort des autres », mais c’est aussi l’« exemplarité », à l’ins- tar de la crédibilité de l’homme politique qui doit placer le bien commun au-dessus de ses inté- rêts personnels et des croyances politiques. « Se sentir comptable de l’avenir de la planète », se- rait, selon Richard Descoings, patron de Sciences-Po Paris, la responsabilité collective, telle que !13
  • 14. définie dans le dossier du Figaro ( 13/04/07). Ainsi, des mots comme « démission », « renonce- ment », « immobilisme », « déclinisme », « abandon », « obéissance » et « rouage » apparaissent souvent dans les colonnes des journaux français à l’égard des politiques. Si les médias ont l’air de s’être emparés d’une façon presque naturelle d’un lexique de la responsabilité vis-à-vis de la vie politique et de l’avoir pris en charge, qu’en est-il de la responsabilité que les journalistes s’attri- buent eux-mêmes dans le traitement de la vérité ? Et comment, en l’absence d’un cadre éthique précis et d’un set de règles, tel que le serment d’Hippocrate, dans le cas des médecins, dont la mission est réglementée par des lois strictes accessibles à tout le monde, peut-on juger du degré de prise en compte de la responsabilité propre à l’acte d’informer et celui de satisfaction du ci- toyen ? Selon Lemieux, la question de la responsabilité se trouve au centre de l’analyse des dis- cours des journalistes, qui doivent trouver la juste mesure entre neutralité et protection des sources, entre livrer plusieurs points de vue et l’obligation de ne pas inclure leurs opinions per- sonnelles. Le sociologue se refuse tout de même à adhérer à l’idée d’un journalisme complète- ment assujetti aux pouvoirs économiques et financiers ou à l’illusion de la liberté absolue de pro- duire une réflexion subjective et critique, dont disposeraient les journalistes, malgré les contraintes qui peuvent peser sur leur travail. Les marges de manœuvre dont disposent les journa- listes face aux limites extérieures à leurs décisions professionnelles (par exemple, certains journa- listes peuvent encourir des risques de représailles si les sujets évoqués touchent les intérêts des différents cercles de pouvoir, Lemieux énonce) permettraient de réfléchir au degré de liberté dans l’exercice du travail. Sans nécessairement admettre l’existence du champ journalistique institué par Bourdieu, Lemieux situe ce même concept au cœur de l’autonomie journalistique. La seule différence entre la notion bourdieusienne de « champ » et la détermination sociale telle que com- prise par Lemieux consiste dans le choix de vocables, à l’instar de « croyances partagées » et des « processus critiques sur le lieu de travail », les formules choisies par Cyril Lemieux pour parler des champs qui affecteraient le degré d’autonomie du journalisme. Un autre élément important de la sociologie de Lemieux, les marges de manœuvre, sont au cœur de sa théorie relative à l’auto- nomie : à force de refuser les règles hiérarchiques et culturelles, de les transgresser, les profes- sionnels de l’information assument une individualité libre et autonome et arrivent à s’échapper des mentalités qui enferment l’exercice journalistique. Si, selon Bourdieu, la responsabilité sociale du journaliste réside dans l’aspect d’un « al- terjournalisme » engagé dans le combat contre l’injustice, Lemieux lui plaide pour une « morale d’exception » des journalistes, qui puise ses racines dans le journalisme citoyen, à l’instar d’un Marat, qui s’est imposé comme l’idéal révolutionnaire. Si cette idée de responsabilité sociale re- trouvée chez les journalistes amateurs qui animent des blogues et médias participatifs comme Agoravox ou Rue 89, risque d’être confondue avec l’activisme, considéré moins noble que la mission du journalisme et non-soumis à l’obligation d’impartialité, les chercheurs en journalisme ont une vision plus complexe. Pour Bernard Delforce (1996), la responsabilité sociale consiste à « donner du sens » au monde évoqué et construit par les médias. Le journaliste n’adopte plus une doctrine libérale, comme dans la sociologie de Bourdieu, mais « une posture citoyenne qui im- pose des façons spécifiques de regarder les choses, de les penser et d’en parler. » (Delforce, 1996, 18) La question de la responsabilité se pose au niveau des rapports de pouvoir entre le journaliste et ses interlocuteurs, qui essaieraient d’imposer dans l’espace public leurs propres dé- !14
  • 15. finitions de la situation. « Les conflits se jouent aujourd’hui, pour une large part, sur la scène médiatique » et, dans le contexte de la concurrence pour donner du sens, l’attribution des signifi- cations par les journalistes, qui contribuent, de cette manière, à faire ou défaire des réputations, s’inscrit dans une vision constructiviste de l’activité de production de l’information. Si les avo- cats du constructivisme s’accordent à considérer que la vérité n’est que le résultat de plusieurs vérités, ce qui exclue toute possibilité d’objectivité pour les médias, les positivistes, eux plaident pour une réalité objective qui existe indépendamment du statut, du discours et des actions de son observateur. À l’instar du paradigme empirico-fonctionnaliste (Miège, 1995), la sociologie du journalisme née dans l’entre-deux-guerres s’attache à un ideal-type, dont font partie les notions d’« intérêt social», « compétence technique spécifique », « éthique commune », « contrôle par les pairs », « système unifié et maîtrisé d’information ». La vision de la profession comme organe d’un corps social harmonieux dans lequel chaque institution a sa propre fonction est à la base de la conception du « quatrième pouvoir » ou « le chien de garde » de la démocratie, dont le rôle est de défendre le bien public. Les recherches menées après les années ’70-’80 imposent la nécessité de se concentrer sur la « production de sens» et la « construction de l’actualité » et c’est à ce moment précis dans l’histoire des « journalism studies » français que le sociologue argentin Eli- seo Veron va briser la glace du positivisme, en postulant que « les événements sociaux ne sont pas des objets qui se trouveraient tout faits quelque part dans la réalité et dont les médias nous feraient connaître les propriétés et les avatars après-coup [...]. Ils n’existent que dans la me- sure où les médias les façonnent ». C’est effectivement après ’90 que la France envisage une remise en cause du positivisme dans les études de journalisme. Le débat français se positionne, après les années ’90, entre les défendeurs du positivisme et du constructivisme, à l’instar des ou- vrages coordonnés par Alain Accardo ou bien la controverse devenue célèbre, entre Bourdieu et Schneiderman, sur les arguments intellectuels contre la télévision. L’émergence du journalisme public, dans les années ’90, un mouvement inspiré par le « public journalism » américain, a mar- qué le glissement du journalisme qui devait simplement reproduire la réalité à une nouvelle phi- losophie, où les journalistes doivent apporter des réponses concrètes aux habitants de leur com- munauté, inspirer la culture civique à créer un changement et donner des raisons d’espérer. On associe de plus en plus la profession de journaliste à l’intérêt collectif et à l’utilité publique, no- tions qui ont trait à la pertinence de l’information. Mais c’est aussi la période où le storytelling naît aux États-Unis, pour devenir, après 2000, une donne fondamentale du marketing. Les marques sont les premières à bâtir des histoires pour créer de l’enchantement, vecteur majeur de l’attachement, mais aussi du sens, de l’originalité et de la personnalité. Le journalisme narratif- ancêtre du storytelling - est connu aux Etats-Unis dès la période 1965 – 1975, grâce à des journa- listes comme Tom Wolfe ou Théodor White, devenus figures pharaoniques et lanceurs de ce que l’on appelle aujourd’hui « the new new journalism » (la deuxième phase du « new journalism » se développe dans les années ’80, aux Etats-Unis, grâce à des ouvrages comme « Coyotes: A Journey Across Borders with America's Illegal Migrants » (1987), écrit par Ted Conover) ou « slow journalism ». Cette façon de rendre compte de la réalité combine des savoir-faire et outils d’exploration du terrain proches de l’ethnographie avec des formes et techniques littéraires issues du langage de la fiction. À l’instar des journalistes-star comme Florence Aubenas ou Jean Hatz- feld, on parle de « new new journalistes », une catégorie spéciale de professionnels de l’informa- tion, s’intéressant aux soft news et au social, en défaveur du politique, qui sont fidèles aux dispo- !15
  • 16. sitifs rhétoriques, mais aussi au vraisemblable. Cette attraction des journalistes pour la construc- tion d’un récit presque cinématographique dans la narration des faits marque les esprits dès 1980, en France et mène à une transformation profonde du journalisme : on ne raconte plus la réalité nue et cruelle, mais on lui applique des « filtres » : on construit des histoires en utilisant les res- sources de la fiction, tout en s’attachant à mieux « porter la plume dans la plaie » et révéler des injustices sociales souvent occultées par les systèmes. On retrouve de tels exercices d’immersion pour explorer en profondeur une situation ou une communauté souvent marginalisée dans les ré- cits d’Eric Schlosser, qui s’intéresse aux consommateurs des fast-foods ou d’Adrian Nicole Le- blanc, qui se plonge dans l’univers bigarré des Portoricains du Bronx. En France, Florence Aube- nas colle au milieu des travailleurs précaires du Quai de Ouistreham, et Arthur Frayer explore l’univers, peu engageant, des gardiens de prison. La scénarisation de la réalité se fait aussi au ni- veau des intervenants qui, pour leurs apparitions à la télévision, dans des émissions informatives et journaux, reproduisent les discours dont la forme et le fond peuvent être dictés par les journa- listes-mêmes ou l’équipe de production. C’est à ce titre que l’ancien employé de France 2, Gilles Balbastre, raconte le désenchantement d’un métier qui a cessé depuis longtemps d’être le miroir de la réalité telle quelle. Tout en retraçant les coulisses d’une interview avec l’habitante d’une cité, victime de la précarité matérielle et sociale, Gilles Balbastre évoque la face cachée de la pro- fession, sur un ton d’une sincérité frappante. « Elle me fait remarquer que nous avons un beau métier. Je lui réponds qu’il ne faut pas exagérer mais je me sens tout d’un coup triste face à cette femme courageuse, seule avec ses trois enfants, collée à cette cité de transit. Elle a effecti- vement peu de chances de faire un jour ce « beau métier. Une fois la séquence filmée, C.H. fait une petite interview de A.B. Comme elle est passablement angoissée devant la caméra, C.H. lui dit que la meilleure façon d’être bon, c’est de rester naturel. Nous disons souvent cette phrase aux interviewés, mais y croit-on vraiment ? ». Les journalistes audiovisuels témoignent d’une mise en récit visuelle et éditoriale qui brave l’aspect noble du métier. « Je n’ai pas l’impression de faire un véritable travail de journaliste. Nos chefs attendent de nous un sujet stéréotypé, qu’ils ont imaginé à l’avance dans leur bureau de l’avenue Montaigne à Paris. Il faut des images, si possible « chocs », et des sonores, si possible angoissées. On ne nous demande pas vraiment de faire une enquête. Mais a-t-on le temps d’en faire une, à courir après des images, après les différentes éditions de la journée. Je n’en veux pas qu’à nos chefs. Je nous en veux aussi, car nous perdons les réflexes d’un minimum de travail journalistique. Et en plus de cela, nous ne sommes même pas sûrs que le sujet va passer. » Dans son étude sur les faits divers, Anne Kalinic décrit parfaitement le tour de magie qui se met en place lors de la scénarisation du fait divers. Si l’on considère les JT comme « un univers de langage dans lequel sont confrontés des espaces de contraintes et de stratégies », les informations diffusées au public passent par le crible des stratégies de séduction, qui reposent sur la connivence avec les téléspectateurs, pour mieux mobiliser les foules à s’identifier et être en consensus avec les événements mis en récit, le plus souvent, des faits à caractère sensationnel, tels les drames humains. Si cette piste, de la scé- narisation de l’information, peut renvoyer aux façons manigancières de construire la réalité, afin de mieux l’adapter au moule qui garantirait la « popularité », le devoir du « respect de la réalité » (premier devoir du journaliste inscrit dans la Charte de Munich) pioche bel et bien ses idées dans le purisme positiviste. Mais le journaliste peut-il vraiment appréhender le réel et en rendre compte tel qu’il est ? Une chose est certaine : le discours tenu, la véridicité des affirmations et des !16
  • 17. faits diffusés doivent pouvoir être vérifiables par un tiers. Le fait d’apporter une information sûre et vérifiée reste au cœur du métier et se constitue comme une règle incontournable du journa- lisme. « Tout faire pour fournir la couverture des événements la plus claire et conforme à la vérité possible. Ce rôle consistant à livrer des informations exactes et vérifiées prend une im- portance plus décisive que jamais à mesure que s'accroissent le "bruit" et la rumeur véhiculés par internet et les réseaux sociaux », précise AFP dans sa charte déontologique du 12 avril 2016. « La notion d’urgence dans la diffusion d’une information ou d’exclusivité ne doit pas l’em- porter sur le sérieux de l’enquête et la vérification des sources » indique la Charte d’éthique professionnelle des journalistes, fondatrice de la profession. Même si l’on aime trouver des for- mules différentes pour l’exprimer, la vérification, le croisement et le recoupement des informa- tions font partie des clés de voûte du métier. I.4. Vérité, une notion à géographie variable ? Trois conceptions différentes : la France, l’Allemagne et la Hongrie Le prestigieux quotidien de Londres The Times affirmait en 1852 : « The duty of the journa- lists is the same as that of the historian – to seek out the truth, above all things, and to present to his readers not such things as statecraft would wish them to know but the truth as near as he can attain it .» L’idée du journaliste jouant le rôle d’« historien du temps présent » réapparaît systématiquement dans les discours portant sur la responsabilité de ceux qui exercent cette profession. On y re- trouve bien des valeurs universelles telles la vérité et la capacité de « séparer le bon grain de l’ivraie » dans le sens d’un décryptage qui soit capable à décanter toute stratégie de communica- tion de l’information brute, mais aussi des ambiguïtés qui portent sur la notion de vérité et sa per- ception par les journalistes, qui peut être plus ou moins juste, comme pour tout autre être humain. C’est à ce titre que la dispute enclenchée autour de la notion de vérité et responsabilité en matière journalistique semble vieille comme le monde, sans pour autant qu’elle soit ringardisée. C’est par le biais d’une analyse comparative entre les principes fondamentaux qui structurent le métier de journaliste dans les trois pays qui nous intéressent ici : la France, l’Allemagne et la Hongrie, que nous allons tenter d’apporter quelques éléments de réponse, tout en précisant qu’il ne s’agit aucu- nement de la connaissance de la vérité et de la responsabilité en tant que notions globales, mais de fragments de vérité et de responsabilité auxquels les journalistes ont accès au terme de ren- contres, de recherches documentées, de vérifications rigoureuses qui font partie de l’exercice du métier. Quelques responsabilités sociales sont distribuées différemment, d’une nation à une autre. Les facteurs économiques, politiques et culturels ont marqué l’histoire de la presse dans les diffé- rents pays du monde, ce qui explique les situations contrastées qui caractérisent les médias euro- péens. !17
  • 18. I.4.1. Le cas de la France La déontologie de la profession de journaliste repose, en France, sur le concept de respon- sabilité sociale. À partir du moment où les professionnels de l’information exercent ce métier, ils sont réputés jouir de la pleine liberté d’action. À l’instar de la théorie libertarienne développée par John Calhoun Merrill (1989, « The dialectic journalism »), les journalistes déterminent leurs obligations et responsabilités à titre individuel et aucune organisation ou instance extérieure à la profession ne devrait recevoir le pouvoir de s’exprimer à ce sujet, ni avoir le droit d’obliger à la redevabilité les médias. Figurant en préambule de la Charte d’éthique professionnelle des journa- listes, le principe du « droit du public à une information de qualité, complète, libre, indépendant et pluraliste » a été révisé deux fois depuis la rédaction de la première version de la charte par le Syndicat national des journalistes (SNJ) français en 1918. Cette conception du métier n’est pas propre à la France et paraphrase l’introduction de la Charte de Munich de 1971, qui se veut une Déclaration universelle des devoirs et droits des journalistes, approuvée par la Fédération interna- tionale des journalistes (FIJ) et l’Organisation internationale des journalistes (OIJ) : « Le droit à l’information, à la libre expression et à la critique est une des libertés fondamentales de tout être humain, y est-il écrit. De ce droit du public à connaître les faits et les opinions procède l’ensemble des devoirs et des droits des journalistes. » Autre repère important dans la compréhension du concept de responsabilité, la censure de la presse disparaît officiellement avec la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse, qui défi- nit les libertés et responsabilités de la presse française. Elle impose un cadre légal à toute publica- tion, ainsi qu’à l’affichage public, au colportage et à la vente sur la voie publique. Son article 1 dispose que « l’imprimerie et la librairie sont libres ». L’article 11 de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen du 26 août 1789 prévoit que « tout citoyen peut parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l’abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi ». Plu- sieurs modifications ont été apportées à cette loi pour encadrer cette liberté au-delà des règles liées au respect de la personne, la protection des mineurs, la répression de l’injure, la diffamation ou l’atteinte à la vie privée. Ainsi la loi Pleven du 1er juillet 1972 relative à la lutte contre le ra- cisme crée un nouveau délit et condamne la discrimination, l’injure ou la diffamation à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. La loi Gayssot du 13 juillet 1990, punit, en outre, la négation des crimes contre l’humanité perpétrés par le régime nazi. Le corpus des lois qui expriment l’exercice du journalisme en France est ainsi articulé au- tour de la présomption de responsabilité du journaliste. Le texte socle, la Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de presse, repose sur deux principes : « liberté, principe de droit naturel » et « responsabilité, principe d’ordre social » (Sapiro, 2011). Or la particularité française du statut de journaliste est qu’il est reconnu à partir de l’existence d’une carte d’identité professionnelle délivrée sous condition de revenus, ce qui rend ce statut fameux pour la tautologie le caractéri- sant : est journaliste celui qui en tire l’essentiel de ses revenus et, par conséquent, celui qui a la carte de presse. Dès lors, le journaliste n’est plus libre de diffuser tout ce qu’il souhaite, puis- qu’en tant qu’employé, il doit tenir compte des intérêts privés de l’entreprise qui l’embauche. D’ailleurs, en cas de délit de presse, la loi de 1881 attribue, par son article 42, la responsabilité !18
  • 19. juridique au sein d’une publication au directeur. Ce qui confirme en soi, au demeurant, que le journaliste est un subordonné jouissant d’une autonomie partielle. Denis Ruellan (2012) identifie, dans son historique de la déontologie journalistique en France, cinq périodes marquées par l’apogée de cette tendance réflexive : les années 1870-1880, caractérisés par l’essor des premières associations de journalistes et des normes régissant la libre expression des opinions publiques dans une démocratie encore incertaine ; les années 1920-1930, influencées par la charte de 1918 et la loi de 1935 qui limite la concurrence entre pairs au profit des seuls « professionnels » définis comme tels ; la période des « Trente Glorieuses », marquée par les ordonnances antitrust de 1944 et le mouvement des Sociétés de Rédacteurs (SDR) pour renforcer l'autonomie des rédactions à l’égard des intérêts des actionnaires, des annonceurs et du pouvoir financier ; les années 1990, placées sous le signe des manipulations de la première Guerre du Golfe et de la « télérévolution » roumaine, et la croissance de l’opposition corporatiste aux pressions des sources institutionnelles (politiques, militaires, entrepreneuriales...) ; les années 2000 ont vu naître une incitation au respect et à l'écoute d'un public devenu actif grâce au Web participatif. Nicolas Pélissier identifie une sixième vague qui caractériserait l’après 2010 : l’ébul- lition qui règne dans la question de la déontologie journalistique agite les eaux à plusieurs ni- veaux : on se pose de plus en plus de questions sur la légitimité et le secret des sources (démulti- pliées par Internet), sur les patrons de presse (la concentration croissante des entreprises de presse), ainsi que sur la véridicité et la légitimité du statut de journaliste (l’émergence du courant « tous journalistes »). I.4.2. Les valeurs du journalisme allemand Selon Wolfgang Donsbach, cité par Marc-François Bernier, les journalistes de l’Alle- magne de l’Ouest se considèrent « comme des avant-gardistes politiques ayant des fonctions de leadership social et d’éducation du public ». Parmi les trois valeurs essentielles du journalisme, représentées par la critique, l’articulation et le contrôle, la fonction de critique de la presse est à la base de la démocratie allemande. La liberté d’opinion est garantie à titre de principes de droit vi- vant, et, contrairement à la Constitution française, ce droit fondamental garantit non seulement le droit à la libre expression, mais, tout comme la Constitution américaine, aussi le droit de s’infor- mer – « the right to know » : « Chacun a le droit d’exprimer et de diffuser librement son opi- nion par la parole, par l’écrit et par l’image, et de s’informer sans entraves aux sources qui sont accessibles à tous. La liberté de la presse et la liberté d’informer par la radio, la télévision et le cinéma sont garanties. Il n’y a pas de censure. » Dans les conditions d’une double régle- mentation (éditoriale et en ce qui concerne les structures) de l’indépendance des médias, les quo- tas et la chronologie sont inexistants dans le paysage médiatique allemand. Le service public de radiodiffusion (une douzaine de chaînes analogiques, au-delà de l’offre numérique) est tenu, par contre, à respecter un « service de base », qui prend en considération toutes les tendances d’opi- nion, ainsi que les critères de pluralisme interne, au niveau éditorial et des structures internes. Le contrôle des médias par l’État est doublement proscrit par la Constitution : l’État (exécutif), que !19
  • 20. ce soit le gouvernement fédéral ou le gouvernement d’un Land, ne peut pas être actionnaire d’une société de radio ou de télévision et il n’a pas le droit d’exercer aucune influence sur celle-ci ; ni intervenir dans la programmation, directement ou indirectement. L’audiovisuel est contrôlé par la société, organisée en interne (via le Conseil de la radiodiffusion) dans le cas du service public, soit en externe dans le cas de l’audiovisuel privé (via le contrôle par les « Landesmedienanstal- ten », des CSA régionaux, composés de représentants de la société civile organisée). Autre gain pour l’autonomie journalistique allemande, les grands patrons des médias sont eux aussi proscrits grâce à des règles anti-concentration, encouragées par la croissance de l’audiovisuel allemand. Disposant à la fois du pouvoir et du devoir d’exercer la fonction de critique et de contrôle et pro- tégés de la pression de la concentration, les journalistes allemands sont stimulés à prendre à cœur leur responsabilité pour le bon fonctionnement de la démocratie. Selon Isabelle Bourgeois, char- gée de recherche au Centre d’Information et de Recherche sur l’Allemagne contemporaine (CI- RAC) et MCF à l’Université de Cergy-Pontoise, les professionnels allemands de l’information sont tenus principalement de respecter le devoir de vérité, tel qu’établi par le Conseil allemand de la presse (Deutscher Presserat), ce qui implique, au-delà de la vérification et de la citation des sources, le refus de faux propos ou l’interdiction de mener des enquêtes sous couvert. D’autres obligations, dont quelques règles universelles telles le respect de la vie privée et de la présomp- tion d’innocence, mais aussi des devoirs moins populaires, tels la nécessité du respect des valeurs religieuses figurent également dans ce code moral. La particularité du code déontologique alle- mand est qu’il est assez contraignant, bien que ce soit librement accepté par tous ceux qui s’en- gagent à pratiquer le journalisme. Dans le cadre du traitement de l’information, il existe un prin- cipe de fair-play : « les règles du fair-play qui y règnent sont l’équivalent de la moralité en af- faires dans l’économie », affirme Isabelle Bourgeois. Le droit de réponse, par exemple, contrai- rement à la France , n’est pas établi dans la jurisprudence allemande, mais il fait l’objet d’une3 obligation volontaire de rectifier les informations prouvées comme étant fausses . Le point faible4 de cette responsabilité est, selon l’UNESCO, le fait que les erreurs, les déformations et les abus qui peuvent faire l’objet de ce droit à la réponse doivent être prouvés comme tels – comme nous l’avons évoqué ci-dessus- sans pouvoir être suscités par des jugements subjectifs. La montée du web.2 n’a fait qu’augmenter l’importance du respect, par les médias traditionnels, des critères de déontologie et de la responsabilité qui leur sont attribuées. Cf. l’article 13 de la Loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse : « Le directeur de la publication sera tenu3 d’insérer dans les trois jours de leur réception, les réponses de toute personne nommée ou désignée dans le journal ou écrit périodique quotidien sous peine de 3750 euros d’amende sans préjudice des autres peines et dommages-intérêts auxquels l’article pourrait donner lieu[en application de cette disposition, la demande de droit de réponse doit être adressée au « directeur de publication » à défaut de quoi la rédaction est recevable à la refuser : [Cass. civ. 29 avril 1998 94-14139]. » Cf. l’analyse UNESCO des chartes déontologiques européennes: « Publications printing news that subsequently4 proves to be incorrect must immediately publish an adequate retraction on their own initiative » !20
  • 21. I.4.3. Être responsable en tant que journaliste en Hongrie Selon les déclarations des journalistes locaux, relayées par les médias et si l’on tient compte du désenchantement professionnel engendré par la division politique, exprimé par le journaliste d’origine hongroise Laszlo, dont les réponses seront détaillées ci-après, dans un pays avec un passé communiste, tel que la Hongrie, pratiquer le métier de journaliste semble devenir de plus en plus compliqué. Certains journalistes locaux s’accordent à dire que le gouvernement y instaure une série de lois menaçant la liberté de la profession. Le cadre judiciaire du reportage d’actualité et du journalisme d’investigation ne défend pas l’indépendance de la presse en justice, affirme Dalma Dojcsák de l’Union Hongroise des Libertés Civiles, dans une interview de décryp- tage de l’attitude agressive de Petra Laszlo vis-à-vis d’un réfugié. Cette ancienne journaliste et actuelle militante explique que les principales raisons d'atteinte à la liberté de la presse sont dé- terminées par le code pénal, conformément auquel les journalistes peuvent être poursuivis non seulement pour leurs propres mots, mais aussi pour la publication de propos diffamatoires tenus par d’autres personnes citées dans leurs articles. Alors que les hommes politiques bénéficient d’une immunité de ce point de vue, les journalistes qui les citent n’en bénéficieraient pas. La li- berté des médias serait également confisquée par la législation pénale hongroise en matière de secrets d’État, les journalistes pouvant faire l’objet d’accusation s’ils publient des secrets qui leur ont été communiqués par des employés d’État ou du gouvernement. Par exemple, les journalistes de deux rédactions ont été accusés d’avoir violé des secrets d’État, puis présentés devant les tri- bunaux, où de longues batailles juridiques ont été menées. Le paysage médiatique se caractérise par le pluralisme et la diversité des opinions qui y sont exprimées, il reflète aussi les profondes divisions de la classe politique – non seulement dans les pages d’opinion et les éditos mais aussi dans la couverture de l’actualité. La responsabilité première des journalistes hongrois, serait, se- lon Kunczik (2001, cité par Péter Bajomi-Lázár), d’agir comme des « chiens de garde » de la so- ciété, pour défendre les valeurs démocratiques et prévenir le surgissement des oligarchies. À tra- vers sa quête de valeurs universelles sur lesquelles reposent les codes déontologiques de plu- sieurs pays, l’éthicien américain Thomas W. Cooper montre que le journalisme hongrois a le principal devoir de dire la vérité (« the quest for truth »), avec une recommandation particulière de la part de l’Association des Journalistes Hongrois de mettre au premier plan la vérification des faits et la justesse des propos. Une vraie culture de l’autocensure, pointée du doigt par certains journalistes et membres des associations civiles, imposée comme une loi non-écrite des médias, semble rendre assez difficile le devoir des journalistes de surveiller et pénaliser les abus du pou- voir. Ces difficultés sont évoquées également dans un rapport sur la liberté du discours publié par Freedom House qui indique que la presse en Hongrie est passée de la catégorie « libre » à « par- tiellement libre », mais aussi par des associations locales qui assènent que l'Internet est le seul média qui est encore le plus souvent sans pression gouvernementale. « Il faut être amis au gou- vernement pour être laissé tranquille », de tels propos font partie du répertoire de certains jour- nalistes hongrois, en référence à la liberté de la presse. Dans ce contexte-là, pour certains journa- listes être responsable ne veut pas dire chercher la neutralité, mais bien s’auto protéger des conséquences d’une éventuelle attitude hostile au gouvernement, qui aurait institué une loi su- breptice, « nous d'un côté, et tout le monde de l'autre ». !21
  • 22. Un bon nombre de journalistes en Hongrie semble être profondément influencés – voire déterminés - par les optiques politiciennes. De ce fait, la souveraineté de l’information passe sur un plan second, derrière la communication politique. Les discours haineux des dirigeants poli- tiques envers les juifs, les roms, et plus récemment, envers les réfugiés, ont des implications sur la couverture médiatique de ces derniers événements. Ainsi, les médias de service public ont été accusés de s’être transformés essentiellement dans des porte-voix du gouvernement, d’avoir pu- blié de faux films et d’avoir diffusé des informations qui n'étaient pas vraies. La crédibilité de la télévision publique est mise en doute non seulement par les associations militantes telles l’Union Hongroise des Libertés Civiles, mais aussi par des chercheurs en pratiques des médias, comme Péter Bajomi-Lázár, dont le livre « Reinventing Media: Media Policy Reform in East-Central Eu- rope », présente les résultats d’un projet de recherche soutenu par l’Université Oxford. Selon ce chercheur d’origine hongroise , les journalistes des services publics de télévision des pays de l’Europe de l’Est anciennement communistes, tels la Roumanie, la Hongrie, la Bulgarie, la Slo- vaquie et la Pologne , ne sont pas motivés à augmenter la qualité de leur travail, pour fournir une analyse critique et profonde de l’activité des élus et des représentants du pouvoir. En ce qui concerne la couverture des réfugiés, après que le mur anti-migrants de la fron- tière a été construit, la télévision publique aurait publié des témoignages conformément auxquels les enfants auraient été jetés par-dessus le mur par leurs parents, sans que l’information soit pour- tant prouvée par tout autre media ou source. Autre tentative d’intox qui a été imputée à la chaîne de télévision publique, la découverte des téléphones mobiles à proximité de la frontière qui au- raient appartenu aux réfugiés et qui contiendraient des photos et des vidéos prises dans la zone de guerre. Tout pour conclure que les propriétaires des prétendus téléphones mobiles sont des terro- ristes venant en Europe. Un scandale qui n’a été évoqué cependant que dans la presse locale, sans que de preuves concrètes aient été apportées à ce sujet. Ces exemples de faiblesses qui sont imputés au système médiatique et législatif hongrois pourraient retracer les enjeux des notions de vérité et responsabilité dans le journalisme local. À cause de la fracture de confiance entre les citoyens et les médias asservis, un certain nombre de gens refuse de regarder ou d'écouter les médias du service public. Le concept de « télévision royale » utilisé de façon ironique par le public et certains médias hongrois du mainstream pour désigner la télévision publique, est illustratif de la profonde méfiance des citoyens envers certains journalistes. Ces phénomènes se développent sur fond de pression de la concurrence sur le mar- ché de l’information et d’un intérêt croissant des médias pour l’infotainment et le sensationnel. !22
  • 23. II. LA THÉORIE DE LA RESPONSABILITÉ À L’ÉPREUVE DES FAITS DANS LE TRAITEMENT DE LA CRISE MIGRATOIRE Si un journaliste s’attache à être responsable, ce qui représente la base fondamentale du métier contemporain, distingue-t-il, parmi la multitude d’informations qu’il absorbe quotidien- nement sur les réfugiés et demandeurs d’asile, les situations qui engagent sa responsabilité dans sa pratique professionnelle ? Comment ces journalistes, dont certains n’oublieront jamais les visages des enfants victimes de la crise des réfugiés, parviennent-ils à accorder leurs actes à cette responsabilité, en appliquant les différents principes déontologiques qui définissent une information de qualité malgré l’émotion qui les traverse (respect de la vérité, complétude, liberté, indépendance, pluralisme, recherche d’objectivité) ? L’enquête menée dans le cadre de notre thèse se propose de fournir des réponses à de telles questions sur la responsabilité sociale qui engage le journaliste dont la tâche est d’informer le public relativement au drame humanitaire que vivent les réfugiés, mais aussi d’identifier les méthodes et les difficultés du terrain. Neuf thèmes ont été explorés à travers le questionnaire d’enquête : l’influence d’un éventuel habitus sur les mentalités des journalistes, le traitement de l’information sous l’aspect des choix éditoriaux qui ont été effectués, l’influence et la circulation de l’information internationale, la fonction civique du journalisme (identifier les enjeux des in- formations jugées utiles à la société et publier les données capables à les éclairer), la relation avec les sources (réfugiés et autorités), les méthodes de la pratique de travail, le respect des normes déontologiques et l’appréhension de soi-disant pouvoirs du journalisme (effets persuasifs sur le public, impact sur la vie des autres et des journalistes). La façon dont nous avons interrogé l’in- fluence de l’habitus sur les façons individuelles des journalistes de concevoir leur travail autour de la crise des réfugiés mérite une courte description de l’intention qui a été à la base de ce thème. Selon la théorie évoquée par Annie Laliberté dans l’étude « Humanitaire et médias : et après ? autour de Srebrenica (note de recherche) » conformément à laquelle « le récit du jour- naliste est lui-même délimité par des cadres interprétatifs, ces constructions mentales "cultu- rellement déterminées, choisies ou imposées comme instruments de signification médiatique de la réalité" [(Coman (2004 : 120)], l’événement humanitaire est en soi un construit et non un contexte donné », dans un contexte humanitaire, en particulier, le travail journalistique peut s’emparer de valeurs qui sont extérieures au professionnel, ce seraient des idées ou des choix qui seraient imposés au journaliste par son milieu culturel ou professionnel. Le recueil et l’analyse des transcriptions des entretiens ont permis l’identification de thèmes supplémentaires : les changements apportés par les attentats dans la perspective des jour- nalistes sur les événements, perceptions vis-à-vis de la réticence des pays de l’est de l’Europe, perceptions sur le traitement par les autres journalistes, confusion entre les notions de migrants et de réfugiés, choix du versant d’information mis en évidence, points d’intérêt des journalistes, po- sitionnement vis-à-vis de l’honnêteté du statut de réfugié, choix entre le statut d’observateur et celui d’acteur, entre empathie et distance, décision de publier ou non la photo d’Aylan, percep- tions sur la pénibilité du métier et la motivation de continuer, ainsi que l’objectivité du journa- !23
  • 24. lisme. Dans notre analyse théorique, nous postulons qu’informer quelqu’un à propos de n’im- porte quel sujet entraîne, pour le journaliste, une responsabilité sociale à deux versants : A) la responsabilité par rapport au sujet informé (le citoyen), confiant au journaliste son droit à l’information, ce qui renvoie au devoir d’aller sur le terrain et, même si ce n’est pas possible, de collecter tout au moins une information fiable et transparente. « Voir, entendre, comprendre, rendre compte, c’est l’essence même du journalisme » réitère à ce sujet le médiateur de RFI sur le blog. L’existence d’un « contrat d’information médiatique » (Charaudeau, 1997, 2005) entre les médias et leurs récepteurs crée des at- tentes à ce que les médias fournissent une information objective et donc plus proche de la vérité. B) la responsabilité par rapport au sujet de l’information : dans notre recherche, les ré- fugiés qui confient à bon escient, ou non, une partie de leur existence au journaliste puisque ce dernier les représente auprès d’un public donné. Peu importe la taille de ce pu- blic, nous sommes dans une situation où la responsabilité vient « en dehors » du « sujet responsable » et « sur » ce dernier, pour citer Paul Fauconnet (1928, p. 91), qui, dans sa recherche d’une théorie de la responsabilité, part d’une définition préliminaire, « la quali- té de ceux qui doivent, […] en vertu d’une règle, être choisis comme sujets passifs d’une sanction » ([1920] 1928, p. 11). Si dans le cas de la responsabilité envers la société, les sanctions proviennent essentiellement de l’opinion, les peines ou les récompenses qui correspondent aux responsabilités envers les réfugiés sont difficiles à quantifier et saisir, puisque la situation d’urgence fait que les seuls jugements de responsabilité se réduisent à ce que les autres journalistes pensent et diffusent sur le travail de leurs confrères autour de la crise des réfugiés. C’est bien le cas de la vidéo qui immortalise le croche-pied et les coups de la journaliste hongroise Petra Laszlo contre un réfugié syrien, un film qui a fait le tour du monde et a signé la fin de sa carrière journalistique. Nous nous attachons éga- lement à montrer les variations du traitement médiatique, en mots et images, des réfugiés et des migrants, ce qui nous permettrait de comprendre les enjeux des confusions et des éventuelles manipulations. Plusieurs professionnels, comme Jean-Paul Marthoz, expert belge en journalisme interna- tional, ont montré du doigt, à ce sujet, les manquements en matière de déontologie et pratiques des journalistes de terrain. Ce chroniqueur du quotidien « Le Soir » affirme que les reporters qui abordent le sujet des réfugiés devraient démonter les stéréotypies et les attentes sociales, au risque de se heurter de l’hostilité des chefs, ainsi que d’un éventuel rejet par les confrères et le public. Si les journalistes avaient la capacité d’aborder des nouveaux angles de traitement de l’in- formation, tout en jouant sur la carte de la neutralité, leur travail pourrait apporter une plus-value à la production de l’information, pense le chroniqueur. L’Alliance des civilisations des Nations unies suggère une formation à la protection internationale des réfugiés et encourage l’implication de cette catégorie de public dans les salles de rédaction. Mais seulement quelques médias, parmi lesquels BBC World Service, ont fait appel à des journalistes réfugiés pour réaliser de vrais repor- tages. Les experts des Nations Unies s’accordent à dire que les journalistes auraient « besoin d'une base solide de connaissances dans l’histoire et les spécificités des migrations pour cou- vrir les sujets d'une manière juste et équilibrée » et devraient tenir compte d’une « série de do- cuments, y compris l’harmonisation d’un glossaire réunissant les termes appropriés en matière !24
  • 25. de migration et la création d’un recueil de lignes directrices pour couvrir les migrants ». Ri- cardo Gutiérrez, secrétaire général de la Fédération européenne des journalistes (FEJ) considère que la presse a pris le bon chemin, sur ce sujet. « Il y a d’abord eu une phase d’indifférence de la part des médias où on parlait peu du problème. La crise de l’accueil des réfugiés n’a pas commencé la veille de la publication de la photo du petit Aylan. Je pense qu’on est passé du stade de l’indifférence à la sensation, puis à la douleur que suggérait cette photo et aujourd’- hui on évolue vers la prise de conscience et le démontage de certaines idées reçues. Je trouve donc que la presse est en train de faire du bon travail sur la question ». II.1. La responsabilité vis-à-vis des citoyens dans le traitement médiatique de la crise des réfugiés Si la théorie en matière de responsabilité sociale du journalisme fait l’objet d’une littéra- ture abondante sur le sujet, l’épreuve du terrain diversifie encore plus les formes que peut revêtir aujourd’hui ce devoir qui représente le cœur du mandat des journalistes. Les expériences et les sentiments des professionnels qui ont accepté de témoigner de la manière dont ils produisent les informations autour des réfugiés évoquent non seulement des visions et univers différents, mais aussi des choix éditoriaux affirmés et parfois contradictoires. Les contradictions, quelquefois au sein du même discours, se constatent, en général, au niveau des points de vue sur la relation entre l’implication humanitaire lors du travail journalistique, autour du biais acteur/observateur sur le terrain, mais aussi de la décision de publier ou non la photographie d’Aylan. Les réponses des journalistes sur la responsabilité face au public font quasiment consen- sus, en reflétant le besoin de rigueur et d’objectivité dans le discours et le positionnement réservé aux réfugiés. Si pour le journaliste hongrois Laszlo la responsabilité du journaliste commence avec un travail sur soi-même, qui consiste à se connaître pour mieux corriger ses biais incons- cients et nécessite une vision composée de plusieurs nuances, qui ne se limite pas aux positions inspirées par les mainstream media, pour ou contre les réfugiés, pour le réalisateur français de documentaires Jonathan être responsable est aussi une question de langage. « C’est trop d’empa- thie, trop d’apitoiement, trop de larmes pour certains récits, qui font sortir le premier lecteur venu, de l’information qu’il doit aller chercher, donc je pense qu’il y a un discours précis, en nuances, qu’on n’a pas besoin d’être larmoyants pour raconter le destin des migrants, comme on n’a pas besoin d’être ultra-critiques et sécuritaires, je pense que les bonnes règles du récit peuvent s’appliquer, en tout cas, faire confiance à l’intelligence du lecteur. » , déclare, à ce su- jet, Jonathan. Un point de vue partagé également par Élisabeth Levy, journaliste et directrice de la publication Causeur, qui, dans une interview accordée au Figaro, critiquait « l’obligation d’émo- tion » qui a été imposée par les médias sur le sujet des réfugiés, tout en plaidant pour un « dis- cours de vérité » à la place de la politique compassionnelle. Le même souci pour la vérité inspire aussi la journaliste franco-belge Laurence : « J’ai un principe que d’essayer de mettre la plume là où c’est juste quoi, pas là où ça fait plaisir, c’est là où c’est juste ; enfin, là où ça semble la chose à dire. Si ça déplaît à la vérité générale qu’on !25
  • 26. essaye de faire passer, eh bien tant pis !» Étaler et expliquer les faits, c’est-à-dire éclairer la compréhension des situations, mais avec de l’humanité et du cœur. C’est l’idée et le crédo de la journaliste hongroise Anna, qui travaille en Allemagne et suit la crise des réfugiés tant aux fron- tières hongroises que dans les métropoles allemandes. Pour elle la responsabilité relève surtout d’une participation active du journaliste dans les démarches humanitaires pour alléger la souf- france des réfugiés, ce qui valide les hypothèses des sociologues comme Patricia von Munchow, qui souligne l’aspect de « journalisme d’opinion » que revêt la couverture médiatique allemande. « Il faut juste être là, avec eux et se donner entièrement à l'exercice du moment, il faut surtout être humains. L'humanité est plus importante que le journalisme et il n'y a pas de frontière entre les deux. », s’est exprimée Anna. On ne peut pas parler de la distance journalistique et du recul vis-à-vis du déroulement de l’actualité qui implique les réfugiés, mais d’un attachement à la cause des réfugiés, d’une empathie et d’une sensibilité plus compréhensive qui s’ajoute à la clas- sique objectivité. Tous ces sentiments sont possibles grâce à une capacité de substitution : « C’est facile de dire, quand tu as une maison, un salaire, une vie confortable, c’est facile de dire "bah oui, eux, ils sont des immigrés économiques". En plus, je suis hongroise, à Berlin, donc je suis aussi, si tu veux, une immigrée économique parce que tout simplement, la vie, économique- ment, est meilleure en Allemagne qu’en Hongrie. », se confie Anna. Peut-on parler de l’empa- thie comme caractéristique du journalisme féminin ? Selon les journalistes cités par Erik Neveu dans son étude « Le genre du journalisme. Des ambivalences de la féminisation d'une profession », cette dimension sociale « féminisée » du métier est fortement conscientisée par un certain nombre de femmes journalistes : « Le jour où une journaliste s'occupera de l'armée et où des hommes auront en charge l'enfance, la vieillesse et les femmes... c'est qu'il y aura eu du chan- gement » note une journaliste débutante du Monde dans le cadre de cette même étude. Le rôle de guide spirituel qu’adopte la presse est ressenti également à travers les réponses de Jan, journaliste slovaque free-lance, qui suit la crise des réfugiés dans les endroits les plus dangereux. Être journaliste reste pour lui une profession d’humanité, tout comme pour Anna, mais, pour ce reporter, endurci par les guerres, l’aspect humanitaire ne devrait pas être confondu avec le journalisme. Pour ne pas laisser place aux émotions personnelles au cœur de son métier d’information, Jan a préféré s’impliquer dans des actions humanitaires dans son pays, la Slova- quie, en distribuant des repas aux réfugiés, aux côtés des volontaires, un geste qui se veut sans influence sur son travail journalistique. « I cannot say precisely where is it (the limit between empathy and journalism), because I don't know. But I will never sacrifice my journalism for being human. They are two separate things that coexist at the same time, but being a good journalist is very important to me and also being a good humanitarian is important to me. And these two things they do not collide». Toutefois, lorsque l’on analyse ses affirmations, on s’aper- çoit qu’il y a, dans son discours, des contradictions ou paradoxes qui indiquent une attitude ambi- valente : d’un côté, il soutient que les sentiments d’humanité ne se heurtent pas au journalisme, mais d’autre part, un choix est fait en faveur du travail journalistique, dans l’éventualité d’un par- tage entre le devoir d’aider et d’informer. Cette facette réservée du professionnel, qui tient son quant-à-soi, correspond à la problématique décrite par Chantal Francoeur, ancienne journaliste à la chaîne publique canadienne, dans son étude sur le journalisme sur les réseaux sociaux. Sa vi- sion des journalistes, « des super-citoyens qui s’abstiennent », décrit fidèlement la double cas- quette de ces professionnels, au service des citoyens, investis de force intérieure, d’où le préfixe !26
  • 27. de « super » citoyen qui s’abstient. Le journaliste « évite tout comportement, engagement ou fonction qui pourrait le détourner de son devoir d’indépendance, ou semer le doute dans le pu- blic » (FPJQ, 1996 : article 9). Ces valeurs, de l’objectivité et de la neutralité sont universelles et l’ensemble des journalistes interviewés soulignent le besoin d’impartialité et de réserve, étroite- ment liées à l’idéal journalistique. Le principe de professionnalisme journalistique s’applique aussi à l’information publiée sur internet, un facteur particulièrement présent dans le discours de ces journalistes comme un phénomène à double tranchant: un nouveau support de communica- tion, mais aussi un tout nouvel espace d’information qui a changé complètement la donne. «This is the problem not only with refugees, but also with the media. Many people are online and many things that are on the internet are fake. Is easy to say fake things, to have a good story, because the truth is really complicated and the fake stories that exist are more convincing to the public », affirme Jan, qui manifeste une forme de désenchantement envers l’évolution du journalisme à l’ère de l’internet. La même vision dénuée du romantisme d’un journalisme qui n’est plus à la recherché de scoops historiques, ni source de changement radical de la société se dégage aussi du discours de Laszlo, un photoreporter qui a multiplié ses collaborations avec les médias en ligne. « In the age of internet, whoever the image is given to, if it's important, then it's taken over by other media outlets, so if it's important, it will be on every newspaper’s front page, independently from who are you working for or who you are selling to or whatever, so original news in this internet age is a small picture of media outlets content and I see in Hun- gary that like 10 %, 5 % is like core information or first-hand information. - So you say that nowadays we can't talk anymore about real scoops? - Even though there is, it doesn't stop information from spreading. Even though some people try to stay exclusive, the age of the internet is more easily spread. » En devenant un bien de consommation, l’information a perdu son authenticité, et sa pro- duction/diffusion semble annoncer le deuil de son autonomie. L’abandon des registres de l’en- quête et de l’investigation s’accompagne d’une transformation des logiques informationnelles dans des techniques communicationnelles. « I focused on TV reporters who are using this mess as a backdrop, TV reporters who dress like they are going to a ball or something, like they are aliens in this surrounding mess, per- fectly set up with lights, doing their make-up, taking selfies and they are instagramming photos of poor children, in front of the station and they are proud to be here and you know, "big, bad" story» . Face aux journalistes qui se prennent pour des stars, ce photoreporter hongrois a réalisé un reportage de mise en abyme médiatique, pour ridiculiser la dimension de spectacle du journa- lisme de télévision. « Maybe I'm a bit sarcastic, but I don't have a good opinion about most TV reporters, I find TV reporting too simplistic and too shocking and the medium itself can not reveal deeper context or wider picture. The presence of TV journalists is so heavy, you know, photojournalists, as well, maybe, there were a lot of us, you know, written journalism is not so... Doesn't look so bad (rires). I mean, scary... » La vision caustique de ce « Big Bad » du journalisme, la télévision, est souvent réitérée au travers d’analyses comme celle du journaliste François Jost : « C’est le dernier paradoxe du direct à l’ère de l’information en continu : alors qu’il nous met en contact constant avec notre monde, celui dans lequel se déroulent les événe- ments, il n’en montre jamais assez pour convaincre ceux qui ne veulent pas croire ». Cette atti- tude caustique est justifiée par un désir de taxer la superficialité et la légèreté de l’information qui !27
  • 28. peuvent caractériser la force d’attraction de l’infotainment. Cette peoplisation qui s’attache à l’idée de « société du spectacle » est accusée de pervertir non seulement le comportement de cer- tains journalistes, mais également les façons de se présenter aux médias d’une partie des réfugiés rencontrés en Hongrie. « Migrants start to use media like, they know how it works and they start to use their children to tell their stories, I don’t feel comfortable when someone is giving me ready-made stories and they want to tell their stories so badly, that it’s like you start to get a bit furious. » Si le spectacle médiatique qui s’empare des camps des réfugiés et des points de passage européens se poursuit loin des yeux du public, les réfugiés s’en saisissent et profitent de cette recherche journalistique de la bonne (belle) image pour mieux attirer l’attention du public sur leur souffrance, Laszlo considère. « It was also a question for me, maybe not for everyone else, when they (reporters) were giving different signs in their children hands, in what the chil- dren were showing to the camera men and you know, these pictures are all arranged and when you are reporter you always have to question yourself how authentic is what you are reporting and I always felt the need to step back and film the wide image, not only the children with the sad faces. » Photo dans un camp des réfugiés, en Hongrie. Auteur : LASZLO Ce regard particulier démontre que l’on a af- faire à une certaine mise en scène de l’informa- tion, qui caractérise par- ticulièrement le journa- lisme de télévision, mais correspond aussi à une mise en récit, à une dé- marche de storytelling, le nouveau filon du journalisme (en effet, comme expliqué aupara- vant, le journalisme narratif ou le « new journalism » existe dès le XVIIe siècle, idée explorée aussi par Érik Neveu dans sa « Sociologie du journalisme », comme dans d’autres travaux et ar- ticles). L’idée de storytelling concentrée autour des histoires racontées par des migrants, cette fois-ci, est au cœur du documentaire réalisé par Jonathan à Ceuta, territoire espagnol situé au Nord du Ma- roc, où il est allé pour rencontrer des milliers de voyageurs venus d'Afrique noire, d'Inde ou d'ailleurs et qui étaient bloqués à Ceuta, antichambre de l’Europe de Schengen. Un beau docu- mentaire sans voix off et sans témoignage extérieur, digne et douloureux, sensible et édifiant, qui raconte les épreuves, les souvenirs, la détresse, les réflexions sur le statut de migrant de cinq jeunes hommes. « J’avais, avant tout, envie de m’attacher à des personnalités et, finalement, de !28
  • 29. raconter la migration avec des visages et des prénoms. Si je pars du principe que tout ce que j’ai lu depuis dix ans dans des journaux ne parle de migrations qu’à travers des chiffres et sta- tistiques, ici on parle de 20 % de Syriens et autres, moi j’avais envie de faire exactement le contraire et donc de montrer le visage de la migration », nous a témoigné Jonathan, qui voulait montrer la facette digne de la migration et pour lequel la responsabilité est, avant tout, l’effort de ne pas tomber dans l’émotion. C’est l’imprécision dans les chiffres communiqués officiellement (ou peut-être le sentiment d’empathie) qui pousse ce réalisateur respectable à ne pas toujours faire la distinction entre les réfugiés et les migrants, alors que c’est lui seul à avoir invoqué « 20% de Syriens et d’autres » ? « Je trouve qu’en parlant de frontières, on parle forcément de réfu- giés, dans un sens ou l’autre, ou par les pays qui accueillent ou par les pays dont les gens partent, on parle forcément de flux de population et donc des réfugiés et donc ce n’est pas seulement mathématique, mais il se trouve qu’en travaillant sur les frontières, forcément je suis amené à parler en priorité des réfugiés », affirme Jonathan. Au-delà des frontières et des mathématiques, il y a aussi l’aspect de tri de ces flux migratoires, ainsi qu’une protection subsi- diaire à ceux qui demandent l’asile, avec toute la législation internationale qui garantit ces droits. Et c’est peut-être à ce point-là que la responsabilité des journalistes qui s’attachent à regarder prioritairement les histoires de vie qui leurs sont livrées pourrait faire la différence entre les mul- tiples nuances qui se révèlent à travers de tels périples, plus ou moins marquants, plus ou moins riches en émotions et en découvertes. « J’avais envie aussi, à travers plusieurs points de vue, de montrer la diversité de la migration, de raconter qu’il n’y a pas une seule manière d’en parler et qu’on ne peut pas faire des phrases toutes faites et simplistes sur la migration et que, fina- lement, chaque récit de migrant est différent et ça me paraît assez fondamental ». Cette façon de rendre compte de la réalité des migrations, très attachée à la volonté de montrer la diversité des points de vue et au refus de la distance réductrice et biaisée renvoie à la définition de Vincent Goulet : « La responsabilité du journaliste relève de sa capacité à se dissocier, de prendre conscience de sa fonction anthropologique. Il doit savoir que ce qu’il produit va être remodelé, réinterprété par la société, qu’il ne peut pas tout contrôler. Sachant cela, il doit alimenter son discours par des éléments permettant la digestion de l’information et non l’amorce de conflits. Les politiques excellent dans leur manière de tout simplifier, de justifier un problème par l’ef- fet et non la cause. Le journaliste, lui doit dévier, relier son information à des problématiques plus larges… » C’est, en quelque sorte, une image d’ensemble, colorée de nuances, mais aussi objective et anticipative des questions futures que la société va se poser, que le journaliste est censé à fournir par son travail. Le traitement de l’information souffre aussi de la tyrannie du temps, idée exprimée à plu- sieurs reprises dans les entretiens. « I can only report on that moment, but do I get the whole story? What happened with them and what will happen with them in future, is really hard. You have to be on the ground, with them, all the time and that is not possible because you have to make a living, make stories and for this kind of reporting it will be best that you can literally be in a place with them… », c’est le regret de Jan de ne pas avoir suffisamment de temps pour suivre les histoires des réfugiés sur le chemin. L’un des projets auxquels il rêve en secret, d’ailleurs, bien qu’il sache que c’est une chose impossible, c’est de pouvoir faire un documen- !29