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CHAPITRE I
La règle de droit
Diversité et spécificité
Le singulier ne doit pas faire illusion: la règle juridique est en
réalité éminemment variable et fluctuante et bon nombre de
précisions et de distinctions seront nécessaires pour rendre
compte de cette diversité. Le singulier est néanmoins justifié
car la règle juridique présente certaines constantes et certains
caractères qui en assurent l’unité et surtout la spécificité.
Section I – La diversité de la règle de droit.
Section II – La spécificité de la règle de droit.
SECTION I
LA DIVERSITÉ DE LA RÈGLE DE DROIT
Triple diversité
On présentera successivement: d’abord les divisions qu’il est
nécessaire d’opérer au sein même du droit français contem-
porain (§1) ; puis un aperçu historique résumant les
variations de la règle juridique dans le temps (§2) ; enfin un
aperçu de droit comparé témoignant de sa diversité dans l’es-
pace (§3).
4/
5/
§ 1 – LES DIVISIONS DU DROIT FRANÇAIS CONTEMPORAIN
A. Droit public et droit privé
Une distinction fondamentale
Héritée du droit romain, la distinction entre droit public et
droit privé reste aujourd’hui, malgré les nuances et les
critiques, un indispensable outil de classification.
Le droit public se définit comme la branche du droit qui régit
l’organisation des pouvoirs publics (droit constitutionnel)
ainsi que les rapports entre les pouvoirs publics et les parti-
culiers (droit administratif). Ses règles, orientées vers la
satisfaction d’intérêts collectifs, sont le plus souvent impéra-
tives: elles s’imposent de manière absolue (cf. infra, nº 38).
Ces règles sont sanctionnées par les tribunaux de l’ordre
administratif, à la tête duquel se trouve le Conseil d’État.
Le droit privé se définit comme la branche du droit qui régit
les rapports des particuliers entre eux. Ses règles, davantage
orientées vers la satisfaction d’intérêts individuels, sont en
principe supplétives: elles sont proposées et non imposées
(cf. infra, nº 39). Ces règles sont sanctionnées par les tribu-
naux de l’ordre judiciaire, à la tête duquel se trouve la Cour
de cassation.
Une distinction malaisée
Non seulement la distinction n’a pas toujours la netteté que
lui prête une présentation schématique (par exemple, le droit
privé connaît un nombre croissant de règles impératives),
mais surtout des incertitudes affectent le tracé exact de la
frontière séparant les deux branches du droit.
La frontière est d’abord rendue mouvante par un double
phénomène de sens contraire. Il s’agit principalement d’un
mouvement de pénétration du droit public dans le domaine du
droit privé, qui se présente lui-même sous deux aspects. Le
premier, désormais classique, affecte certains secteurs: il est
12 LE DROIT OBJECTIF
6/
7/
lié à l’interventionnisme économique des pouvoirs publics et
se traduit par les nationalisations, par l’existence d’établisse-
ments publics à caractère industriel ou commercial ou encore
par le développement des activités économiques des collecti-
vités locales. Le second, plus récent, concerne de manière
plus générale les principes juridiques applicables en toute
matière: ce phénomène, lié à l’avènement des droits de
l’homme et au rôle croissant joué par le Conseil constitution-
nel, réside dans la constitutionnalisation et donc dans la
publicisation de la plupart des principes directeurs du droit
privé (cf. infra, n° 16). Mais il s’agit aussi, à l’inverse, d’un
mouvement de pénétration du droit privé dans le domaine du
droit public. Il faut ici mentionner le phénomène plus récent
des privatisations (TF1, BNP, Société générale), et aussi signa-
ler par exemple que la gestion de certains services publics est
confiée à des organismes privés (les caisses de Sécurité
sociale notamment).
La frontière est ensuite rendue incertaine par deux sortes
d’hésitations. La première est relative à certains organismes:
ceux qui résultent d’une collaboration entre pouvoirs publics
et particuliers (sociétés d’économie mixte) mais aussi ceux
qui associent une structure de droit privé à des prérogatives
de puissance publique (par exemple les SAFER: Sociétés
d’aménagement foncier et d’établissement rural) ou à l’in-
verse un statut de droit public à une activité de droit privé
(EDF, SNCF, La Poste). Ces organismes et leurs activités se
situent à vrai dire dans une zone intermédiaire obéissant à un
régime hybride. Quant à la seconde hésitation, elle touche
plus largement certaines matières. Tel est spécialement le cas
du droit pénal: dominé par l’idée de défense de la collectivité
contre les comportements socialement dangereux, il paraît
ressortir au droit public; il reste cependant que le droit pénal
réprime principalement des atteintes aux droits des particu-
liers et, surtout, que sa technique emprunte au droit privé
beaucoup plus qu’au droit public. Le droit pénal apparaît
donc comme une matière hybride, un droit mixte. Il est, en
cela, semblable aux autres droits sanctionnateurs.
LA RÈGLE DE DROIT 13
B. Droits substantiels et droits sanctionnateurs
La règle et sa mise en œuvre
Les droits substantiels – ou matériels – fournissent la
substance – la matière – de la règle juridique: droit civil, droit
commercial, droit du travail, etc.
Les droits sanctionnateurs – ou régulateurs – pourvoient à la
mise en œuvre des droits substantiels. Assurant la sanction et
la coordination des règles formulées par les autres branches
du droit, ils apparaissent en quelque sorte comme le droit du
droit. Les principales matières régulatrices sont: le droit pénal
qui définit les infractions et les peines qui leur sont appli-
cables; la procédure civile (ou droit judiciaire privé) qui pose les
règles relatives à la compétence et au fonctionnement des
tribunaux judiciaires; le droit international privé dont l’objet
principal est de régler les conflits de lois dans l’espace (par
exemple quelle est la loi applicable au divorce de deux
Algériens résidant en France? – voir infra, nº 64). Rappelons
que ces différentes disciplines se voient généralement recon-
naître une nature mixte, à la frontière du droit public et du
droit privé.
C. Droit civil et matières spécialisées
Le droit commun et ses démembrements
Le droit civil régit les rapports entre particuliers indépen-
damment de leur appartenance à un groupe social ou
professionnel. À l’origine identifié à l’ensemble du droit
privé, il a vu peu à peu son domaine se restreindre par l’ap-
parition et l’accession à l’autonomie de matières spécialisées.
Le droit civil n’a donc plus la même importance quantitative
qu’autrefois. Il conserve cependant un rôle primordial, et cela
à deux égards: sur le plan pratique, le droit civil reste le droit
privé commun, en principe applicable à tous, sauf dérogation
expresse; sur le plan théorique, c’est du droit civil que sont
issues la quasi-totalité des notions et des techniques juri-
diques.
14 LE DROIT OBJECTIF
8/
9/
Les matières spécialisées apparaissent par conséquent
comme des démembrements du droit civil. Le droit commer -
cial régit les opérations commerciales et les rapports entre
commerçants. Issu du droit des marchands, il a acquis très tôt
une autonomie consacrée par les ordonnances de Colbert sur
le commerce de terre (1673) et le commerce de mer (1681).
Cette autonomie se trouve cependant remise en cause aujour-
d’hui, le droit commercial tendant à se fondre soit dans le
droit des affaires (où il côtoie notamment le droit fiscal et le
droit comptable) soit dans le droit des professionnels
(commerçants ou non). Le droit commercial est en outre
subdivisé en matières plus spécialisées, qui font dans les
facultés l’objet d’enseignements spécifiques: droit des trans-
ports, droit bancaire, droit de la propriété industrielle, etc. Le
droit social, d’apparition beaucoup plus récente, n’a acquis sa
pleine autonomie qu’au xxe
siècle. Lui aussi se subdivise: au
droit du travail, qui régit les relations individuelles et collec-
tives de travail, il convient en effet d’ajouter le droit de la
Sécurité sociale. Enfin, d’autres matières encore peuvent
prétendre à une autonomie partielle ou naissante: ainsi le
droit rural, le droit de la consommation ou le droit de la concur -
rence.
§ 2 – LA DIVERSITÉ DE LA RÈGLE DANS LE TEMPS:
APERÇU HISTORIQUE
A. Avant le Code civil
L’Ancien Droit
On désigne par cette expression le corps de règles qui était en
vigueur en France sous l’Ancien Régime, c’est-à-dire
jusqu’en 1789. L’Ancien Droit peut être schématiquement
décrit en deux mots: diversité et hiérarchie.
La diversité repose principalement sur la distinction entre les
pays de droit écrit (approximativement la moitié sud de la
France), où continuait à s’appliquer le droit romain, et les
LA RÈGLE DE DROIT 15
10/
pays de coutumes (approximativement la moitié nord), où
s’appliquaient les coutumes orales importées par les envahis-
seurs germaniques. Celles-ci étaient en outre d’une extrême
diversité: on dénombrait environ soixante coutumes princi-
pales et au moins trois cents coutumes locales. Au fil des
siècles, cependant, l’évolution s’était faite dans le sens d’une
unification progressive. Plusieurs facteurs y avaient
concouru, parmi lesquels on peut citer: d’abord la renais-
sance du droit romain, dont le rayonnement s’étend en pays
de coutume dès le XIIe
siècle; ensuite l’influence du droit
canonique, évidemment identique sur tout le territoire, qui
régit directement certaines matières comme le mariage et
moralise indirectement certaines autres comme les contrats;
enfin l’intervention des ordonnances royales applicables à
l’ensemble du pays: spécialement les ordonnances de
Colbert (1673 et 1681) et du chancelier Daguesseau (1731,
1735, 1747).
La hiérarchie se manifeste sur tous les plans. Hiérarchie des
ordres: noblesse et clergé constituent des classes privilégiées.
Hiérarchie des terres: la propriété n’est pas entière et l’ex-
ploitant, qui n’a que le domaine utile, reste soumis au
seigneur ou au roi titulaire du domaine éminent. Hiérarchie
familiale: les enfants sont soumis à la puissance paternelle,
parfois même après leur majorité; la femme mariée, inca-
pable, est placée sous la tutelle de son mari. Hiérarchie
professionnelle enfin: les corporations contrôlent l’accès aux
professions et en réglementent l’exercice.
Le Droit Intermédiaire
L’expression désigne le droit en vigueur entre le début de la
Révolution (1789) et la promulgation du Code civil (1804). La
période est brève mais intense.
Les réformes, multiples, sont organisées autour de deux
idées maîtresses. Le désir de liberté, générateur d’hostilité
envers les «corps intermédiaires», inspire la suppression des
corporations – mais aussi la prohibition des associations.
16 LE DROIT OBJECTIF
11/
Dans l’ordre économique, la liberté contractuelle et la liberté
du commerce et de l’industrie sont proclamées. Dans l’ordre
familial, la puissance paternelle et maritale est limitée, le
mariage est laïcisé, le divorce est instauré. Le désir d’égalité
conduit à l’abolition des privilèges (nuit du 4 août) mais
aussi, notamment, à la réalisation de l’égalité successorale.
Des tentatives de codification sont, dans le même temps,
menées. Ces tentatives sont dominées par une double
méfiance: envers les juristes, suspects de conservatisme, et
envers les juges, suspects d’arbitraire. Elles reposent en
revanche sur la croyance en la supériorité de la loi, impartiale
et porteuse de progrès, expression de la volonté générale. Ces
efforts, cependant, resteront vains: quatre projets sont
successivement présentés (dont trois par Cambacérès);
aucun n’est finalement retenu.
B. À partir du Code civil
I. – LA CODIFICATION NAPOLÉONIENNE
Le Code civil
L’élaboration du code est due à une commission de quatre
membres, nommée en l’an VIII (1800) par Bonaparte et
comprenant deux juristes de droit écrit (Portalis et Maleville)
et deux juristes de droit coutumier (Tronchet et Bigot de
Préameneu). Cette commission mit au point un projet rédigé
en quatre mois. Bonaparte lui-même joua essentiellement un
rôle d’impulsion, notamment lors de la discussion devant le
Conseil d’État puis, surtout, lors du vote par le Tribunat et le
Corps législatif: il assura le succès du projet en épurant le
Tribunat des membres qui lui étaient hostiles. Sur le fond, en
revanche, son influence fut beaucoup plus discrète, sauf dans
les matières lui tenant personnellement à cœur (famille et
plus spécialement, pour des raisons dynastiques, divorce et
adoption). Le Code civil, d’abord voté en trente-six lois
successives, fut promulgué en un seul code par la loi du 30
LA RÈGLE DE DROIT 17
12/
18 LE DROIT OBJECTIF
ventôse an XII (21 mars 1804). Cette loi proclamait en outre
l’abrogation, dans le domaine du code, de toutes les disposi-
tions de l’ancien droit.
Le contenu du Code civil est rarement original. Il s’agit d’une
œuvre de transaction, très en retrait des projets antérieurs et
largement inspirée des juristes de l’ancien droit: Domat
(1625-1696) et surtout Pothier (1699-1772). En la forme, le code
constitue néanmoins un chef-d’œuvre de l’art législatif: ses
2281 articles, ni trop philosophiques, ni trop techniques, sont
rédigés dans un style clair, précis et élégant qui lui assurera
un rayonnement durable, en France et dans le monde. Au
fond, le Code civil consacre le triomphe de l’individualisme
libéral. C’est le code des valeurs bourgeoises, d’un homo juri -
dicus mâle et propriétaire. C’est ainsi notamment que le code,
très prolixe sur la propriété, le contrat et les successions, est
en revanche muet sur les associations et les droits de la
personnalité. De même, il ne consacre au contrat de travail
que deux articles dont l’un dispose que «le maître est cru sur
son affirmation» (art. 1781, abrogé en 1868). De même
encore, l’organisation familiale est fondée sur la puissance
paternelle et sur l’autorité maritale, la femme mariée restant
incapable.
Les autres codes
Il s’agit du Code de procédure civile (1807), du Code de
commerce (1808), du Code d’instruction criminelle (1809) et
du Code pénal (1810). Ces textes viennent compléter l’œuvre
législative napoléonienne. Ils sont cependant très inférieurs
au Code civil en qualité et en rayonnement et, à l’exception
du Code pénal, ils ont été rapidement dépassés.
II. – L’ÉVOLUTION POSTÉRIEURE
De 1804 à 1884
Cette période est celle de la stabilité et du culte de la loi.
La stabilité juridique contraste avec les perturbations poli-
tiques. En dépit de celles-ci, la société française reste pour
13/
14/
l’essentiel semblable à elle-même, de sorte que la codification
napoléonienne demeure relativement bien adaptée et subit
peu de modifications. Les plus spectaculaires sont sans doute
celles qui affectent le divorce, supprimé en 1816 puis rétabli
en 1884. Il faut mentionner également la loi du 24 juillet 1867,
relative aux sociétés commerciales, qui autorise la libre
constitution de la société anonyme, ce «merveilleux instru-
ment du capitalisme moderne», selon l’expression du doyen
Ripert (1880-1958).
Le culte de la loi est lié à l’École de l’exégèse (voir infra,
nº 66). L’idée est que le droit est tout entier dans la loi écrite,
de sorte que le juriste n’a d’autre rôle que de servir et d’in-
terpréter les codes, au besoin en s’interrogeant sur l’intention
de leurs auteurs. Il n’existe pas, à l’époque, de cours de droit
civil mais seulement un cours de Code civil, simple commen-
taire du code, article par article.
De 1884 à 1958
C’est l’ère des grands bouleversements. Bouleversements
matériels: la révolution industrielle et les deux guerres
mondiales transforment l’économie et les rapports sociaux.
Bouleversements intellectuels: de nouvelles idéologies appa-
raissent, inspirant un désir d’égalité de fait – et non plus
seulement de droit – qui pousse à combattre les excès de l’in-
dividualisme libéral.
Sur le fond les réformes sont par conséquent innombrables:
la loi autorise les syndicats ouvriers (1884) et proclame la
liberté d’association (1901); la liberté contractuelle est
restreinte par des réglementations impératives (par exemple
celle du contrat d’assurance: 1930); les droits des proprié-
taires sont limités par les prérogatives reconnues aux
locataires, commerçant d’abord (1926), puis fermier (1945); la
femme mariée est émancipée (1938 : abolition de la puissance
maritale; 1942 : disparition de l’incapacité); enfin, on assiste
au déclin de la responsabilité individuelle et à une collectivi-
sation des risques marquée notamment par la loi sur les
LA RÈGLE DE DROIT 19
15/
accidents du travail (1898) et par l’instauration de la Sécurité
sociale (1946).
En la forme, la nouveauté réside dans la désaffection pour les
codes, trop rigides et peu propices aux réformes. De
nombreuses lois nouvelles restent en dehors des codes, dont
certains tendent à devenir des enveloppes vides (spéciale-
ment le Code de commerce). Plus généralement, le
phénomène est celui du déclin de la loi. Celle-ci, descendue de
son piédestal, cesse d’être tenue pour parfaite et éternelle.
Corrélativement, on assiste à la montée d’autres autorités
créatrices de droit, et spécialement de la jurisprudence (voir
infra, nº 76 et s.), plus souple et plus concrète.
Depuis 1958
La constitution de 1958 marque un tournant, ne serait-ce
qu’en raison de l’accroissement du rôle du pouvoir régle-
mentaire au détriment de celui du Parlement: désormais la
loi (au sens large) n’est plus seulement la loi parlementaire
(voir infra, nº 49).
Sur le fond, cette période est, elle aussi, marquée par une
intense activité législative, dont les tendances sont pour l’es-
sentiel identiques à celle des réformes précédentes. La
recherche de l’égalité est surtout sensible en droit de la
famille avec, notamment, la réforme des régimes matrimo-
niaux (1965 et 1985), de l’autorité parentale (1970 et 1993), de
la filiation (1972) et du divorce (1975), ainsi que l’institution
du PACS (1999). Mais il faut également citer, dans le domaine
contractuel, les lois de protection du consommateur (1978 et
1979 principalement), ainsi que les textes relatifs au suren-
dettement des particuliers (1989 et 1995) et à la lutte contre
l’exclusion (1998). On retrouve aussi le mouvement de limi-
tation du droit de propriété avec les textes renforçant les
droits du locataire (1982, 1986, 1989), et la tendance à la socia-
lisation des risques avec la loi sur les accidents de la
circulation (1985). L’activité économique n’est pas oubliée et
il faut mentionner les textes fondamentaux que sont, en droit
20 LE DROIT OBJECTIF
16/
commercial, la loi du 24 juillet 1966 sur les sociétés commer-
ciales, les lois de 1967 et 1985 relatives aux entreprises en
difficulté ou encore les lois instituant les sociétés uniperson-
nelles (EURL, 1985; SAS, 1999). Plus nouvelle en revanche est
la volonté de répondre à certaines questions posées par le
progrès scientifique (lois dites bioéthiques, 1994) ou techno-
logique (loi sur la preuve électronique, 2000). Enfin, le droit
et la procédure pénale connaissent de multiples réformes
dont le point commun est de tendre au renforcement de la
présomption d’innocence mais aussi des droits des victimes
d’infractions (avec, en dernier lieu, la loi du 15 juin 2000).
Quant à la méthode, deux particularités peuvent être signa-
lées. D’une part, la rédaction des projets de textes est
fréquemment confiée non à une commission mais à un
homme, et c’est ainsi en particulier que la plupart des
réformes du droit de la famille sont dues à la plume du
doyen Carbonnier. D’autre part, la tendance à la décodifica-
tion s’est, à l’époque récente, inversée et les codes
connaissent un regain de faveur qui se manifeste sous deux
aspects. Tantôt le législateur choisit de remplacer un code
vieilli par un nouveau code, mieux adapté aux besoins du
moment: on a ainsi vu apparaître le Code de procédure
pénale (remplaçant le Code d’instruction criminelle: 1958), le
Code du travail (1973), le nouveau Code de procédure civile
(1976), le nouveau Code pénal (1992, entré en vigueur le 1er
mars 1994). Tantôt il se borne, plus modestement, à rassem-
bler dans un code unique des règles jusque-là éparses: c’est
la codification dite «à droit constant» qui a présidé, notam-
ment, à l’élaboration du Code de la propriété intellectuelle
(1992), du Code de la consommation (1993) ou du nouveau
Code commerce (2000).
En ce qui concerne, enfin, l’inspiration des textes nouveaux,
l’influence de la doctrine des droits de l’homme se fait de
plus en plus nette et emprunte techniquement deux voies. La
première est celle de la constitutionnalisation du doit: à l’occa-
sion du contrôle qu’il exerce a priori sur les textes législatifs,
LA RÈGLE DE DROIT 21
le Conseil constitutionnel impose au législateur le respect des
droits et libertés fondamentaux directement ou indirectement
consacrés par la Constitution – ou par l’interprétation qu’en
donne le Conseil (cf. infra, n° 46). La seconde voie est celle de
l’européanisation du droit: outre l’incidence des directives ou
règlements communautaires (v. infra, n° 53), le législateur
doit en effet tenir compte, en particulier, des principes consa-
crés par la Convention européenne de sauvegarde des droits
de l’homme et des libertés fondamentales (cf. infra, n° 52),
ainsi que de l’interprétation qui en est donnée par la Cour
européenne des droits de l’homme siégeant à Strasbourg.
§ 3 – LA DIVERSITÉ DE LA RÈGLE DANS L’ESPACE: APERÇU DE DROIT
COMPARÉ
« Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà»
Montaigne et Pascal ont depuis bien longtemps raillé cette
«plaisante justice qu’une rivière borne», et l’observation a
souvent été utilisée pour combattre l’idée d’un droit naturel
universel. De fait, les règles juridiques sont, d’un pays à
l’autre, extrêmement variables, en dépit des efforts parfois
déployés pour parvenir à une unification internationale.
L’unification, en effet, est toujours limitée soit à certaines
matières dans lesquelles elle apparaît particulièrement néces-
saire (par exemple, le droit des transports internationaux ou
de la propriété industrielle), soit à certains secteurs géogra-
phiques. S’agissant en particulier de l’Union européenne, les
directives européennes tendent à réaliser, sinon une véritable
unification, du moins une harmonisation des législations
internes des États membres (voir infra, nº 53). La tâche n’est
d’ailleurs pas aisée, les droits des différents États n’apparte-
nant pas tous à la même famille.
On distingue en effet – en s’en tenant aux droits laïcs – au
moins trois grands systèmes juridiques.
22 LE DROIT OBJECTIF
17/
Le système romano-germanique
C’est celui dont relèvent, outre la France, la plupart des pays
d’Europe occidentale – à l’exception des îles britanniques –
ainsi que l’Amérique latine et certains pays africains.
Les droits de cette famille présentent deux principaux traits
communs. Le premier tient à leur origine: il s’agit de
systèmes issus pour partie du droit romain (globalement reçu
en Allemagne à partir du XIVe
siècle) et pour partie des
coutumes germaniques. Le second tient à leur technique: la
source première du droit se trouve dans la législation écrite,
et spécialement dans des codes, ce qui confère à la règle juri-
dique une généralité et une abstraction particulières.
De très importantes divergences existent néanmoins au sein
du système romano-germanique. Spécialement, il est
possible de déceler schématiquement deux tendances: d’une
part la tendance française (ou latine) qui regroupe les droits
inspirés, de près ou de loin, par le Code civil français
(Belgique, Luxembourg, Espagne, Portugal, Italie…); d’autre
part la tendance allemande qui regroupe les droits régis ou
inspirés par le Code civil allemand de 1900 (Allemagne,
Autriche, Suisse, Grèce). Ce dernier (le bürgerlicher
Gesetzbuch: BGB), plus récent et donc plus moderne que le
Code français, est aussi à la fois plus casuistique et plus
abstrait – et parfois moins clair.
Le système anglo-américain
C’est, de manière générale, celui qui régit les pays anglo-
phones: îles britanniques et anciennes possessions coloniales
anglaises (Amérique du nord, certains pays africains,
Australie, Nouvelle-Zélande…). On peut schématiquement
opposer cette famille à la précédente sur deux points.
D’abord, l’influence du droit romain étant ici inexistante, les
concepts, classifications et institutions juridiques sont très
différents de ceux qu’utilisent les juristes continentaux:
même si les solutions de fond sont généralement compa-
rables (car les deux systèmes reposent sur les mêmes
LA RÈGLE DE DROIT 23
18/
19/
24 LE DROIT OBJECTIF
principes philosophiques et économiques), les outils tech-
niques sont très dissemblables.
Ensuite et surtout, la source première du droit n’est pas dans
la loi écrite mais dans les décisions des juges. Ceux-ci, liés par
la règle du précédent qui oblige à reproduire la solution
précédemment donnée dans un cas identique, raisonnent soit
au regard du common law, ensemble coutumier originaire, soit
au regard de l’equity, corps de règles inspirées de l’équité
(venant à partir du XIVe
siècle corriger et aménager le common
law). Face à cet ensemble jurisprudentiel (case law), la loi
écrite (statute law) joue un rôle traditionnellement secondaire
mais que l’évolution contemporaine a considérablement
développé.
Le système socialiste soviétique
Fondé sur le marxisme léninisme, il englobait, depuis
quelques dizaines d’années, les droits des Républiques socia-
listes soviétiques et des démocraties populaires des pays de
l’Europe de l’Est. Les bouleversements politiques et idéolo-
giques survenus dans cette région obligent cependant à
parler de ce système au passé.
Quant à son inspiration, le droit soviétique était caractérisé
par une volonté de rupture avec les droits bourgeois repré-
sentés par les systèmes précédents: le droit était conçu
comme un instrument politique provisoirement nécessaire à
l’instauration de la société communiste, société sans classe
qui devait connaître le dépérissement du droit.
Sur le fond, l’appropriation collective du sol et des moyens de
production conduisait à une hypertrophie du secteur public
et de la réglementation étatique. Un secteur privé subsistait
néanmoins, qui obéissait à des règles beaucoup plus proches
de celles des droits bourgeois.
En la forme, également, un rapprochement pouvait être fait
avec le système romano-germanique: la première place était
en effet attribuée à la loi écrite et un important travail de
codification a été réalisé dans les différents pays.
20/
SECTION II
LA SPÉCIFICITÉ DE LA RÈGLE DE DROIT
La règle de droit, règle de conduite sociale
La vie en société conditionne le phénomène juridique de
façon à la fois nécessaire (Robinson n’a que faire du droit) et
suffisante (ubi societas, ibi jus). La règle juridique n’est pas,
cependant, le seul régulateur du comportement humain. Dès
lors, l’affirmation de sa spécificité passe par deux étapes:
d’une part, négativement, dire ce qu’elle n’est pas en la
distinguant des autres règles de conduite (§1) ; d’autre part,
positivement cette fois, dire ce qu’elle est en indiquant ses
caractères (§2).
§ 1 – RÈGLE JURIDIQUE ET AUTRES RÈGLES
Droit et religion
Dans les sociétés archaïques ou très religieuses, les deux
corps de règles ne se distinguent pas: le précepte religieux
tient lieu de loi civile. Ce phénomène d’identification peut
spécialement s’observer aujourd’hui dans certains pays
musulmans. Quant au droit français contemporain, il est à la
fois distinct de la religion et inspiré par elle.
La distinction du droit et de la religion trouve son expression
dans la loi du 9 décembre 1905, portant séparation des
Églises et de l’État. De là découle une dualité de règles, parfois
superposées (par exemple le mariage religieux vient s’ajouter
au mariage civil), parfois contradictoires. Ainsi, le mariage
chrétien est indissoluble, tandis que le mariage civil peut
prendre fin par le divorce. De même, le droit ne réprime pas
le péché en tant que tel: ni la luxure ni le mensonge, notam-
ment, ne l’intéressent – du moins tant qu’ils ne troublent pas
l’ordre social en prenant la forme du viol ou de l’escroquerie.
La différence, en effet, tient essentiellement au but poursuivi:
tandis que la règle religieuse vise le salut de l’individu (dans
LA RÈGLE DE DROIT 25
21/
22/
l’au-delà), la règle juridique se préoccupe plus modestement
d’assurer (ici-bas) l’ordre et la cohésion de la société. Par
suite, alors que la religion prétend régir les pensées au même
titre que les actes, le droit en revanche ne s’intéresse qu’aux
comportements extérieurs.
L’inspiration du droit par la religion est néanmoins
flagrante. Le droit français actuel est imprégné de morale
judéo-chrétienne et il suffit pour s’en convaincre de constater
que la plupart des prescriptions du Décalogue sont consa-
crées par le droit positif (voir spécialement l’art. 371 c. civ.:
«L’enfant, à tout âge, doit honneur et respect à ses père et
mère»).
Droit et morale
La morale, récemment redécouverte sous le nom d’éthique,
occupe à l’heure actuelle une place grandissante dans les
préoccupations du législateur et des juges.
Les deux corps de règles font pourtant l’objet d’une distinc-
tion classique fondée sur leur nature même: le droit, règle de
comportement essentiellement sociale, ne se confond pas
avec la morale, règle de comportement essentiellement indi-
viduelle. Par suite, leurs finalités s’opposent: la morale,
comme la religion, se propose d’assurer la perfection de l’in-
dividu; le droit vise avant tout à faire respecter un certain
ordre collectif. De même, leurs sanctions diffèrent: la morale
n’est sanctionnée que par le tribunal de la conscience (le for
intérieur); le respect du droit relève de la mission des autori-
tés publiques. Enfin et surtout, leurs domaines, s’ils se
recoupent, ne coïncident pas. D’un côté, il est des règles
morales non sanctionnées par le droit qui, par exemple, ne
s’intéresse ni aux mauvaises pensées ni même aux mauvaises
intentions, tant que celles-ci ne se matérialisent pas dans des
conditions troublant l’ordre social. D’un autre côté, il est à
l’inverse des règles de droit dépourvues de fondement
moral. Et si certaines sont moralement neutres (par exemple
les règles de forme ou celles du Code de la route), d’autres
26 LE DROIT OBJECTIF
23/
sont moralement critiquables (par exemple la possibilité
offerte au voleur de devenir propriétaire par la prescription
trentenaire).
D’importantes atténuations doivent cependant être appor-
tées à cette opposition traditionnelle. D’une part, il faut
souligner que la plupart des règles de droit peuvent se voir
assigner un fondement moral, même au sens le plus étroit de
l’expression: le droit, depuis toujours, sanctionne la fraude et
la mauvaise foi. D’autre part, on assiste aujourd’hui à l’émer-
gence d’une morale nouvelle, sociale ou collective, qui fonde
un nombre croissant de règles juridiques (par exemple les
dispositions relatives au surendettement ou à la lutte contre
l’exclusion). Enfin, certaines normes se situent aux confins du
droit et de la morale: il en est spécialement ainsi des règles de
déontologie que connaissent notamment les avocats ou les
médecins et qui tendent à l’heure actuelle à régir toutes sortes
de professions et d’activités.
Droit et justice
La notion de justice n’est ni simple ni même unique. Faire
œuvre de justice, c’est attribuer à chacun son dû. Encore faut-
il, cependant, déterminer ce dû, et c’est sur ce point
qu’apparaît une distinction fondamentale, développée par
Aristote. La justice commutative, fondée sur l’égalité mathé-
matique, tend, dans les rapports entre particuliers et
spécialement dans les échanges, à maintenir ou à rétablir
l’équilibre antérieur: chacun doit recevoir l’équivalent de ce
qu’il donne. La justice distributive tend à faire assurer par la
collectivité la meilleure répartition possible des richesses et
des charges. Les deux notions ne se situent pas sur le même
plan: la première est individuelle et strictement juridique, la
seconde collective et politique; elles ne reposent pas non plus
sur la même inspiration: l’une est statique et conservatrice,
l’autre dynamique et correctrice. En outre, il est, au titre de la
justice distributive, plusieurs manières de concevoir la répar-
tition optimale: celle-ci doit-elle s’identifier à l’égalité
absolue ou bien faut-il distinguer selon les mérites de
chacun?
LA RÈGLE DE DROIT 27
24/
En dépit de ces incertitudes, le rôle de la justice est de fournir
un but vers lequel doit tendre la règle juridique: le droit est
l’art du bon et du juste (ars boni et aequi). De fait, nombre de
règles de droit sont fondées sur la justice, commutative (par
exemple, le principe jurisprudentiel interdisant de s’enrichir
injustement au détriment d’autrui) ou distributive (par
exemple, la progressivité de l’impôt sur le revenu ou la redis-
tribution des richesses opérée par les prélèvements sociaux).
La place de la justice connaît cependant une double limite.
D’une part, la notion, quelle qu’elle soit, est trop floue pour
pouvoir constituer autre chose qu’un idéal, qu’il appartient
au droit de traduire en règles techniques: elle est une fin, non
un moyen. D’autre part, les impératifs d’ordre et de sécurité
peuvent conduire à consacrer non seulement des règles
étrangères à toute idée de justice (par exemple celles du Code
de la route) mais aussi, à l’occasion, des règles contraires à la
justice (par exemple, le refus de principe d’annuler un
contrat sur la seule constatation du déséquilibre des presta-
tions): entre l’injustice et le désordre, le choix n’est pas
toujours aisé.
Droit et équité
La notion d’équité se dédouble. L’équité objective (ou norma-
tive) apparaît comme un corps de règles fondées sur l’idéal
de justice et venant corriger les imperfections du droit, voire
concurrencer celui-ci. C’est ainsi qu’en Angleterre l’equity est
intervenue pour atténuer les excès du common law (voir supra,
nº 19). L’équité subjective (ou judiciaire), en revanche, se
présente comme l’inspiratrice de solutions concrètes affran-
chies des règles de droit. En ce sens, l’équité, qui s’exprime
dans les décisions des juges, apparaît comme un tempéra-
ment à la rigidité du droit: il s’agit, pour parvenir à la
solution juste, de modérer l’application de la règle en tenant
compte des circonstances particulières de l’espèce.
Le rôle de l’équité a varié dans le temps. Si les Parlements de
l’ancien régime se reconnaissaient le droit de statuer en
28 LE DROIT OBJECTIF
25/
équité, cette faculté était surtout génératrice d’arbitraire
(«Dieu nous garde de l’équité des Parlements»). Aussi la
Révolution cantonna-t-elle les magistrats dans un rôle de
serviteurs de la loi, et le principe reste aujourd’hui que le
juge «tranche le litige conformément aux règles de droit qui
lui sont applicables» (art. 12 n.c. proc. civ.). L’équité occupe
néanmoins une place non négligeable. Elle joue d’abord, et
de plus en plus, un rôle officiel. D’une part il est de plus en
plus fréquent que la loi, plus modeste que par le passé, assor-
tisse elle-même la règle de droit de son correctif d’équité. Par
exemple, si en principe l’époux aux torts exclusifs duquel le
divorce est prononcé n’a droit à aucune prestation compen-
satoire, le juge peut néanmoins en décider autrement lorsque
ce refusapparaît «manifestement contraire à l’équité» (art.
280-1 c. civ.). D’autre part l’article 12, alinéa 4, du nouveau
Code de procédure civile permet aux parties, sous certaines
conditions, de conférer au juge la mission de statuer comme
amiable compositeur, c’est-à-dire en équité – et la même
faculté peut être utilisée lorsque le litige est soumis à un
arbitre privé (art. 1474 n.c. proc. civ.). Mais l’équité joue
surtout, depuis toujours, un rôle occulte. Le juge, très
souvent, statue en équité sans le dire, en choisissant d’abord
la solution qui lui paraît la plus équitable et en lui donnant
après coup l’habillage juridique nécessaire. La solution n’est
pas alors déduite de la règle mais c’est au contraire la règle
qui est choisie en fonction de la solution à obtenir: le juge
opère un renversement du syllogisme judiciaire (sur lequel
v. infra, nº 32).
§ 2 – LES CARACTÈRES DE LA RÈGLE JURIDIQUE
Plan
Outre sa permanence, d’ailleurs relative, la règle de droit
présente trois caractères principaux: elle est générale (A),
abstraite (B) et obligatoire (C).
LA RÈGLE DE DROIT 29
26/
A. Caractère général
Caractère nécessaire mais non spécifique
La généralité est inhérente à la notion même de règle, qui
s’oppose à celle de décision individuelle. Par suite, ce
premier caractère n’est pas véritablement distinctif: la règle
juridique le partage, notamment, avec la règle morale ou reli-
gieuse. Il reste cependant qu’une loi visant une personne
unique et dénommée n’édicterait pas une règle de droit:
celle-ci ne peut s’entendre que d’une prescription adressée à
tous en des termes identiques, ce qui implique une double
généralité, à la fois quant au contenu de la règle et quant à
son application.
Généralité quant au contenu
Elle est rendue nécessaire par le double impératif d’égalité et
de sécurité.
L’égalité explique que le contenu de la règle soit indépendant
de la condition sociale et professionnelle. On sait que tel n’a pas
toujours été le cas et que notamment, sous l’Ancien Régime,
le droit applicable variait d’un ordre à l’autre. Aujourd’hui,
en revanche, la loi est la même pour tous: la généralité de la
règle est la base de l’égalité politique, c’est-à-dire de l’égalité
de droit, à ne pas confondre avec l’égalité sociale, c’est-à-dire
l’égalité de fait. Ce principe d’uniformité connaît cependant
un certain nombre d’exceptions, que justifie précisément la
recherche de l’égalité sociale: il s’agit en effet de corriger les
déséquilibres de fait par des déséquilibres de droit de sens
contraire. On voit alors apparaître des législations déroga-
toires dont le but avoué est de protéger les catégories
socio-économiques auxquelles elles s’appliquent. Il en est
ainsi, par exemple, des règles protectrices du salarié, du loca-
taire ou du consommateur.
La sécurité explique que le contenu de la règle soit indépen-
dant des particularités individuelles. L’insécurité serait grande,
30 LE DROIT OBJECTIF
27/
28/
en effet, si les tiers pouvaient avoir la mauvaise surprise de
voir la règle fluctuer selon les aptitudes ou les insuffisances
de celui à qui ils ont affaire. C’est pourquoi, par exemple,
l’âge de la majorité est uniformément fixé à dix-huit ans, sans
égard au plus ou moins grand développement intellectuel de
l’intéressé. De même, la faute génératrice de responsabilité
est toujours définie comme un comportement déraisonnable,
sans que son auteur puisse invoquer le fait que sa sottise ou
sa distraction ne lui permettait pas de se comporter autre-
ment.
Généralité quant à l’application
La nécessité de l’application effective de la règle explique que
celle-ci soit indépendante de la connaissance que l’on en a.
Tel est le sens de l’adage «nul n’est censé ignorer la loi»
(nemo censetur ignorare legem): l’ignorance de la règle n’est pas
un obstacle à son application.
Le fondement du principe doit être précisé. Il ne s’agit pas,
en effet, d’une présomption de connaissance effective, qui serait
totalement irréaliste. La masse des règles est telle que même
les meilleurs spécialistes ne peuvent tout savoir; on ne peut a
fortiori ni présumer ni imposer une telle science chez le
citoyen non juriste. Il s’agit donc d’une fiction juridique desti-
née à assurer l’autorité de la règle en interdisant d’échapper
à son application sous prétexte d’ignorance.
Le principe comporte d’ailleurs certaines limites. Une excep -
tion, franche mais de portée très limitée, résulte de l’article 4
du décret du 5 novembre 1870: selon ce texte, la contraven-
tion commise dans les trois jours de la publication du texte
d’incrimination peut ne pas être sanctionnée si le contreve-
nant établit son ignorance. Une atténuation résulte également
de la prise en considération de l’erreur de droit. D’une part il
a toujours été admis, en droit civil, qu’une telle erreur peut
être invoquée en tant que cause d’annulation d’un acte juri-
dique: si par exemple une personne s’est trompée sur
l’étendue des droits successoraux qu’elle a cédés, elle peut
LA RÈGLE DE DROIT 31
29/
invoquer cette circonstance sans que lui soit objecté l’adage
nemo censetur. D’autre part le nouveau Code pénal fait
aujourd’hui de l’erreur de droit inévitable une cause d’irres-
ponsabilité pénale (art. 122-3).
B. Caractère abstrait
Caractère nécessaire mais non spécifique
Pas plus que la généralité, l’abstraction n’est la caractéris-
tique exclusive de la règle de droit. Le plus souvent réunis,
voire confondus, ces deux caractères sont en effet communs à
toutes les règles, juridiques ou non. Il reste cependant que
l’abstraction revêt, en droit, un aspect particulier dont il faut
préciser le sens et les limites.
I. – SIGNIFICATION
Règle abstraite et données concrètes
Négativement, règle abstraite ne signifie pas règle détachée
des réalités: le droit est une science sociale; il est fait pour
être appliqué et ne peut ignorer la matière qu’il régit. D’où
l’intérêt de la sociologie juridique, source d’informations
précieuses sur l’application du droit et les réformes éventuel-
lement nécessaires. Il convient cependant de mettre en garde
contre deux idées reçues.
Il faut d’abord se méfier de l’idée selon laquelle le droit doit
s’adapter au fait. Il est vrai que parfois le changement juri-
dique est imposé par l’évolution des mœurs. C’est ainsi que
la réforme du divorce, réalisée en 1975, a dû mettre la loi en
harmonie avec la pratique, jusque-là hypocritement dissimu-
lée, du divorce par consentement mutuel. Mais le droit ne
doit pas se borner à refléter passivement les mœurs: sa fonc-
tion normative, voire éducative, lui impose parfois de résister
à l’évolution (par exemple la multiplication des viols ne
devrait certainement pas conduire à légaliser le viol), ou au
contraire de précéder l’évolution: c’est ainsi que la loi de
32 LE DROIT OBJECTIF
30/
31/
1985, sur les accidents de la circulation, est en avance sur les
esprits lorsqu’elle indemnise la victime même fautive.
Il faut ensuite se méfier de l’idée selon laquelle une règle
non appliquée doit être abrogée. À cela deux raisons. D’une
part le droit ne fait souvent que proposer un modèle, dont la
non-utilisation peut n’être que provisoire. Par exemple, la
société en commandite par actions, que l’on croyait mori-
bonde et qui faillit être supprimée en 1966, connaît
aujourd’hui un regain de vitalité. D’autre part la non applica-
tion de la règle est parfois souhaitable, ou tout au moins
ambiguë. Il en est ainsi s’agissant des règles qui formulent
des sanctions: l’absence de sanction peut en effet être le signe
soit de l’inefficacité de la règle (par exemple les vols,
nombreux, ne sont pas réprimés), soit au contraire de sa
parfaite efficacité (par exemple aucun vol n’est commis).
Le syllogisme juridique
Positivement, règle abstraite signifie règle formulée de
manière abstraite. Il faut, pour s’en convaincre, observer que
le raisonnement juridique est un syllogisme. En tant que tel,
il s’appuie sur deux prémisses – la majeure et la mineure –
d’où se déduit la conclusion. On peut en donner l’exemple
suivant. Majeure: selon l’article 1382 du Code civil, «tout fait
quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage,
oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer».
Mineure: or Primus a blessé Secundus d’un coup de poing au
visage. Conclusion: donc Primus doit verser des dommages
intérêts à Secundus. On constate que, dans ce raisonnement,
les aspects concrets sont contenus dans la mineure et dans la
conclusion. Quant à la règle de droit, elle constitue la
majeure, proposition parfaitement abstraite («tout fait quel-
conque de l’homme»… «un dommage»…). Cette
formulation abstraite présente d’indéniables avantages.
D’une part il est ainsi possible d’englober une infinie variété
de situations concrètes dans une seule formule, brève et
synthétique. D’autre part l’abstraction permet dans bien des
LA RÈGLE DE DROIT 33
32/
cas à l’intéressé de décider lui-même de l’application de la
règle. Il lui suffit pour cela de se placer (ou non) dans la situa-
tion abstraitement prédéfinie par le droit: souhaite-t-il être
soumis aux obligations nées du mariage – et en bénéficier?
Qu’il se marie. Ne le souhaite-t-il pas? Qu’il ne se marie pas!
L’impératif juridique n’est pas catégorique mais condition-
nel: la règle ne s’applique qu’autant que se rencontre, en fait,
le présupposé qui la déclenche.
L’abstraction n’est pas, cependant, dépourvue d’inconvé-
nients. Le principal tient à une inévitable rigidité. La règle
abstraite ne peut en effet ni entrer dans toutes les nuances du
fait (par exemple la faute légère oblige en principe au même
titre que la faute lourde) ni même intégrer l’ensemble des
données concrètes (par exemple le responsable, même
pauvre, doit indemniser la victime, même riche). De là un
certain schématisme, voire une excessive brutalité.
II. – LIMITES
Summum jus, summa injuria
L’adage, emprunté au droit romain, vise l’hypothèse où, par
suite de circonstances particulières, l’application exacte de la
règle de droit conduit à une solution de fait contraire à la
justice. La mise en œuvre de la règle abstraite peut alors –
parfois – être tempérée ou corrigée par la prise en considéra-
tion d’éléments concrets propres à la situation considérée. Tel
est le cas lorsque la loi ou le juge fait appel à l’équité (voir
supra, nº 25). Tel est le cas, également, lorsque trouve à s’ap-
pliquer la théorie de l’apparence ou la théorie de la fraude (et
aussi lorsque l’on sanctionne l’abus d’un droit subjectif: voir
infra, nº 143).
La théorie de l’apparence
Elle consiste à accorder à l’apparence les effets de la réalité, et
permet ainsi de valider les actes accomplis sur le fondement
d’une croyance erronée dans la réalité de la situation appa-
rente: error communis facit jus. Par exemple, la vente consentie
34 LE DROIT OBJECTIF
33/
34/
par un non-propriétaire peut être néanmoins tenue pour
valable si le vendeur passait aux yeux de tous pour le véri-
table propriétaire.
L’application de la théorie est soumise à deux conditions. La
première est objective: il faut qu’ait existé une situation de
nature à induire en erreur (par exemple, le propriétaire appa-
rent est celui qui, semblant tenir son droit d’un héritage ou
d’un contrat, se comporte en propriétaire). La seconde est
subjective: il faut qu’une erreur ait été effectivement commise
par celui qui se prévaut de l’apparence (par exemple, l’ache-
teur doit avoir effectivement cru qu’il avait affaire au
véritable propriétaire). Selon les hypothèses, les tribunaux ou
bien exigent une erreur «commune» (c’est-à-dire invincible),
ou bien se satisfont d’une erreur seulement «légitime» (c’est-
à-dire excusable).
Le domaine de la théorie est général. Deux exemples atteste-
ront de la diversité de ses applications. Le premier est celui
du mandat apparent: le contrat conclu avec un mandataire
apparent (dont le pouvoir aurait par exemple été révoqué)
sera néanmoins valable et obligera le mandant apparent. Le
second est celui du domicile apparent: l’assignation délivrée au
domicile apparent (alors qu’elle doit l’être au domicile réel)
sera néanmoins valable, et le tribunal de ce lieu régulière-
ment saisi.
La théorie de la fraude
Elle permet de sanctionner le fait d’utiliser délibérément une
règle de droit pour faire échec à une autre règle de droit. La
sanction consiste, de manière générale, dans l’inefficacité du
comportement frauduleux: la fraude fait exception à toutes
les règles (fraus omnia corrumpit). Par exemple, si une partie,
mécontente de l’expert nommé par le tribunal, intente à
celui-ci un procès sous un prétexte futile et dans le seul
dessein de pouvoir le récuser (comme le lui permet alors
l’art. 234 n.c. proc. civ.), cette récusation frauduleuse sera
sans effet.
LA RÈGLE DE DROIT 35
35/
L’application de la théorie suppose remplies trois conditions.
La première est relative à la règle mise en échec: la fraude
suppose que celle-ci présente un caractère obligatoire. La
deuxième est relative à l’état d’esprit du fraudeur: celui-ci
doit avoir l’intention d’éluder l’application de la règle. La
troisième, enfin, est relative au moyen employé pour parve-
nir à ce résultat: il faut que le procédé soit en lui-même licite
et efficace – car sinon il ne serait pas nécessaire d’en corriger
les effets.
La théorie a un domaine général et inspire tant le législateur
que les tribunaux. La loi sanctionne spécialement la fraude
paulienne, qui consiste à faire échec aux droits de ses créan-
ciers en aliénant les éléments d’actif de son patrimoine: les
actes d’aliénation sont, sous certaines conditions, inoppo-
sables aux créanciers – qui pourront donc saisir les biens en
dépit de l’aliénation (art. 1167 c. civ.). Quant aux tribunaux, ils
déjouent la fraude dans les domaines les plus divers. Par
exemple, en droit de la famille, est frauduleux et nul le
mariage contracté à l’étranger par de jeunes français ne
remplissant pas la condition d’âge exigée par la loi française.
De même, en droit du travail, est frauduleuse et inefficace la
manœuvre consistant à éluder les règles du licenciement par
la conclusion d’une succession de contrats de travail à durée
déterminée.
C. Caractère obligatoire
Caractère nécessaire et spécifique
Si toute règle est, en tant que telle, obligatoire, la règle de
droit occupe à cet égard une place à part en ce que l’obliga-
tion qu’elle impose est sanctionnée par l’autorité publique.
C’est cette circonstance qui, de l’avis général, fournit le
critère décisif de la juridicité: la règle de droit est celle qui est
assortie d’une contrainte étatique. Sa spécificité tient donc
moins à l’existence de l’obligation, d’ailleurs susceptible de
degrés (I) qu’à la sanction de l’obligation (II).
36 LE DROIT OBJECTIF
36/
I. – LE DEGRÉ DE L’OBLIGATION
Les deux fonctions du droit
Si toutes les règles juridiques sont obligatoires, toutes ne le
sont pas au même degré. Une distinction essentielle doit être
faite, qui correspond à deux fonctions distinctes de la règle
juridique. La première est d’imposer un ordre public, c’est-à-
dire un ensemble de règles considérées comme essentielles à
l’organisation politique, économique et sociale voulue par le
législateur. La seconde est de proposer certains modèles d’orga-
nisation des rapports économiques, familiaux, sociaux… Le
droit n’est plus alors l’instrument d’une politique mais un
outil mis à la disposition de ses utilisateurs qui peuvent choi-
sir la règle applicable. Selon la fonction considérée, les règles
de droit s’imposent de manière absolue ou seulement rela-
tive: elles sont impératives ou supplétives.
Les règles impératives (ou d’ordre public)
Elles s’imposent de manière absolue en ce sens qu’il n’est pas
possible aux intéressés de se soustraire à leur application,
même par un accord exprès. Il en est ainsi, par exemple, de
l’obligation de fidélité imposée aux époux par l’art. 212 du
code civil: les conjoints, même d’accord, ne peuvent s’en
affranchir; s’ils prétendaient néanmoins le faire, leur conven-
tion serait nulle et n’interdirait pas de tirer les conséquences
juridiques de l’adultère. De manière plus générale, sont des
règles impératives non seulement celles qui sont sanction-
nées par la loi pénale mais aussi toutes celles qui sont
relatives à l’ordre public et aux bonnes mœurs. L’article 6 du
Code civil dispose en effet, en termes généraux: «On ne peut
déroger par des conventions particulières aux lois qui inté-
ressent l’ordre public et les bonnes mœurs.»
Les règles impératives sont traditionnellement rares en droit
prive, où domine l’idée de liberté (cf. supra, nº 6). Une
évolution s’est cependant produite, marquée par une
multiplication des lois impératives reposant elle-même sur une
LA RÈGLE DE DROIT 37
37/
38/
double extension de la notion d’ordre public. D’une part à
l’ordre public traditionnel, essentiellement politique (au sens
large) et moral, s’est ajouté un ordre public économique et
social exprimant le dirigisme étatique. D’autre part à l’ordre
public de direction, fondé sur l’intérêt général, s’est ajouté un
ordre public de protection, orienté vers la correction des
inégalités et donc vers la satisfaction des intérêts de certaines
catégories socio-professionnelles. C’est à cet ordre public
économique et social de protection qu’appartiennent,
notamment, les multiples règles impératives qui ont, à
l’époque contemporaine, envahi le droit des contrats:
réglementation protectrice du salarié, de l’assuré, du
locataire, du consommateur, etc.
Les règles supplétives (ou interprétatives) de volonté
Elles ne s’appliquent que sous la condition que les intéressés
ne se soient pas mis d’accord pour en décider autrement. Ces
règles ont en effet pour rôle de traduire la volonté vraisem-
blable des parties ou, plus exactement peut-être, de suppléer
cette volonté lorsque celle-ci ne s’exprime pas. Si donc les
intéressés ont manifesté expressément une volonté différente,
celle-ci doit être suivie. C’est ainsi que les époux ne seront
soumis au régime matrimonial légal (de communauté d’ac-
quêts) que s’ils n’ont pas fait de contrat de mariage. Si ce
régime ne leur convient pas, ils sont libres d’adopter par
contrat un régime conventionnel différent (de séparation, de
communauté universelle, etc.). Plus généralement, sont
notamment des règles supplétives la plupart des règles que
le Code civil consacre aux contrats. Il en est ainsi, parmi
beaucoup d’autres, de celle qui, dans la vente, attache le
transfert de propriété au seul échange des consentements
(art. 1583, c. civ.): les parties sont libres de convenir que ce
transfert sera retardé, par exemple jusqu’au paiement de l’in-
tégralité du prix. On sait cependant que le développement
contemporain de l’ordre public contractuel a, dans cette
matière, réduit le domaine de la liberté (cf. supra, nº 38).
38 LE DROIT OBJECTIF
39/
Les règles supplétives ne sont pas pour autant des règles
facultatives. Elles s’imposent en effet dès lors qu’elles n’ont
pas été écartées expressément et en temps utile. Ainsi, faute
de contrat antérieur à la célébration du mariage, c’est le
régime matrimonial légal qui s’applique, de manière cette
fois-ci obligatoire (cependant, le changement de régime est
aujourd’hui autorisé, mais soumis à homologation judiciaire:
art. 1397 c. civ.).
II. – LA SANCTION DE L’OBLIGATION
Caractère étatique
La sanction est le fait de l’autorité publique. On sait, en effet,
que la règle de droit se caractérise par la menace d’une sanc-
tion prononcée et mise en œuvre par les organes de l’État:
tribunaux et administrations. Plus précisément, on peut
distinguer deux sortes de sanctions.
Les sanctions civiles ou administratives répondent pour la
plupart à l’une ou l’autre de deux finalités. Certaines sont
orientées vers l’exécution forcée et s’expriment par une
contrainte qui peut être directe (exécution d’office par l’ad-
ministration, saisie par un particulier) ou indirecte:
contrainte par corps (ancienne prison pour dettes, aujour-
d’hui réservée au recouvrement de certaines créances du
Trésor public), astreinte (condamnation pécuniaire propor-
tionnelle à l’ampleur de l’inexécution: par exemple, mille
francs par jour de retard). D’autres sont orientées vers la
réparation et consistent soit en l’annulation des actes irrégu-
liers (mariage ou contrat par exemple), soit en l’allocation de
dommages-intérêts venant compenser le préjudice matériel
ou moral subi par la victime.
Quant aux sanctions pénales, elles tendent principalement à
la punition des infractions déjà commises et, du même coup,
à la prévention des infractions futures: réclusion, détention,
emprisonnement, amende (au bénéfice du Trésor public et
non de la victime), travail d’intérêt général, confiscation,
suspension ou annulation du permis de conduire ou de chas-
ser, etc.
LA RÈGLE DE DROIT 39
40/
Caractère exclusivement étatique
La sanction est le monopole de l’autorité publique. C’est ce
qu’exprime l’adage «nul ne peut se faire justice à lui-même».
Cette règle, nécessaire dans une société organisée, traduit le
triomphe de la justice publique sur la justice privée que
connaissent les sociétés archaïques. Non seulement elle
prohibe le recours à la vengeance mais elle interdit aussi, par
exemple, à un propriétaire de procéder lui-même et sans
autorisation à la démolition d’une construction empiétant sur
son terrain.
On relève cependant, ici et là, quelques traces de mécanismes
de justice privée. Ainsi, l’article 673 du Code civil permet au
propriétaire de couper lui-même les racines qui avancent sur
son fonds. De même, l’expulsion d’un perturbateur est, en
cas d’urgence, possible sans autorisation préalable.
40 LE DROIT OBJECTIF
41/

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  • 1. CHAPITRE I La règle de droit Diversité et spécificité Le singulier ne doit pas faire illusion: la règle juridique est en réalité éminemment variable et fluctuante et bon nombre de précisions et de distinctions seront nécessaires pour rendre compte de cette diversité. Le singulier est néanmoins justifié car la règle juridique présente certaines constantes et certains caractères qui en assurent l’unité et surtout la spécificité. Section I – La diversité de la règle de droit. Section II – La spécificité de la règle de droit. SECTION I LA DIVERSITÉ DE LA RÈGLE DE DROIT Triple diversité On présentera successivement: d’abord les divisions qu’il est nécessaire d’opérer au sein même du droit français contem- porain (§1) ; puis un aperçu historique résumant les variations de la règle juridique dans le temps (§2) ; enfin un aperçu de droit comparé témoignant de sa diversité dans l’es- pace (§3). 4/ 5/
  • 2. § 1 – LES DIVISIONS DU DROIT FRANÇAIS CONTEMPORAIN A. Droit public et droit privé Une distinction fondamentale Héritée du droit romain, la distinction entre droit public et droit privé reste aujourd’hui, malgré les nuances et les critiques, un indispensable outil de classification. Le droit public se définit comme la branche du droit qui régit l’organisation des pouvoirs publics (droit constitutionnel) ainsi que les rapports entre les pouvoirs publics et les parti- culiers (droit administratif). Ses règles, orientées vers la satisfaction d’intérêts collectifs, sont le plus souvent impéra- tives: elles s’imposent de manière absolue (cf. infra, nº 38). Ces règles sont sanctionnées par les tribunaux de l’ordre administratif, à la tête duquel se trouve le Conseil d’État. Le droit privé se définit comme la branche du droit qui régit les rapports des particuliers entre eux. Ses règles, davantage orientées vers la satisfaction d’intérêts individuels, sont en principe supplétives: elles sont proposées et non imposées (cf. infra, nº 39). Ces règles sont sanctionnées par les tribu- naux de l’ordre judiciaire, à la tête duquel se trouve la Cour de cassation. Une distinction malaisée Non seulement la distinction n’a pas toujours la netteté que lui prête une présentation schématique (par exemple, le droit privé connaît un nombre croissant de règles impératives), mais surtout des incertitudes affectent le tracé exact de la frontière séparant les deux branches du droit. La frontière est d’abord rendue mouvante par un double phénomène de sens contraire. Il s’agit principalement d’un mouvement de pénétration du droit public dans le domaine du droit privé, qui se présente lui-même sous deux aspects. Le premier, désormais classique, affecte certains secteurs: il est 12 LE DROIT OBJECTIF 6/ 7/
  • 3. lié à l’interventionnisme économique des pouvoirs publics et se traduit par les nationalisations, par l’existence d’établisse- ments publics à caractère industriel ou commercial ou encore par le développement des activités économiques des collecti- vités locales. Le second, plus récent, concerne de manière plus générale les principes juridiques applicables en toute matière: ce phénomène, lié à l’avènement des droits de l’homme et au rôle croissant joué par le Conseil constitution- nel, réside dans la constitutionnalisation et donc dans la publicisation de la plupart des principes directeurs du droit privé (cf. infra, n° 16). Mais il s’agit aussi, à l’inverse, d’un mouvement de pénétration du droit privé dans le domaine du droit public. Il faut ici mentionner le phénomène plus récent des privatisations (TF1, BNP, Société générale), et aussi signa- ler par exemple que la gestion de certains services publics est confiée à des organismes privés (les caisses de Sécurité sociale notamment). La frontière est ensuite rendue incertaine par deux sortes d’hésitations. La première est relative à certains organismes: ceux qui résultent d’une collaboration entre pouvoirs publics et particuliers (sociétés d’économie mixte) mais aussi ceux qui associent une structure de droit privé à des prérogatives de puissance publique (par exemple les SAFER: Sociétés d’aménagement foncier et d’établissement rural) ou à l’in- verse un statut de droit public à une activité de droit privé (EDF, SNCF, La Poste). Ces organismes et leurs activités se situent à vrai dire dans une zone intermédiaire obéissant à un régime hybride. Quant à la seconde hésitation, elle touche plus largement certaines matières. Tel est spécialement le cas du droit pénal: dominé par l’idée de défense de la collectivité contre les comportements socialement dangereux, il paraît ressortir au droit public; il reste cependant que le droit pénal réprime principalement des atteintes aux droits des particu- liers et, surtout, que sa technique emprunte au droit privé beaucoup plus qu’au droit public. Le droit pénal apparaît donc comme une matière hybride, un droit mixte. Il est, en cela, semblable aux autres droits sanctionnateurs. LA RÈGLE DE DROIT 13
  • 4. B. Droits substantiels et droits sanctionnateurs La règle et sa mise en œuvre Les droits substantiels – ou matériels – fournissent la substance – la matière – de la règle juridique: droit civil, droit commercial, droit du travail, etc. Les droits sanctionnateurs – ou régulateurs – pourvoient à la mise en œuvre des droits substantiels. Assurant la sanction et la coordination des règles formulées par les autres branches du droit, ils apparaissent en quelque sorte comme le droit du droit. Les principales matières régulatrices sont: le droit pénal qui définit les infractions et les peines qui leur sont appli- cables; la procédure civile (ou droit judiciaire privé) qui pose les règles relatives à la compétence et au fonctionnement des tribunaux judiciaires; le droit international privé dont l’objet principal est de régler les conflits de lois dans l’espace (par exemple quelle est la loi applicable au divorce de deux Algériens résidant en France? – voir infra, nº 64). Rappelons que ces différentes disciplines se voient généralement recon- naître une nature mixte, à la frontière du droit public et du droit privé. C. Droit civil et matières spécialisées Le droit commun et ses démembrements Le droit civil régit les rapports entre particuliers indépen- damment de leur appartenance à un groupe social ou professionnel. À l’origine identifié à l’ensemble du droit privé, il a vu peu à peu son domaine se restreindre par l’ap- parition et l’accession à l’autonomie de matières spécialisées. Le droit civil n’a donc plus la même importance quantitative qu’autrefois. Il conserve cependant un rôle primordial, et cela à deux égards: sur le plan pratique, le droit civil reste le droit privé commun, en principe applicable à tous, sauf dérogation expresse; sur le plan théorique, c’est du droit civil que sont issues la quasi-totalité des notions et des techniques juri- diques. 14 LE DROIT OBJECTIF 8/ 9/
  • 5. Les matières spécialisées apparaissent par conséquent comme des démembrements du droit civil. Le droit commer - cial régit les opérations commerciales et les rapports entre commerçants. Issu du droit des marchands, il a acquis très tôt une autonomie consacrée par les ordonnances de Colbert sur le commerce de terre (1673) et le commerce de mer (1681). Cette autonomie se trouve cependant remise en cause aujour- d’hui, le droit commercial tendant à se fondre soit dans le droit des affaires (où il côtoie notamment le droit fiscal et le droit comptable) soit dans le droit des professionnels (commerçants ou non). Le droit commercial est en outre subdivisé en matières plus spécialisées, qui font dans les facultés l’objet d’enseignements spécifiques: droit des trans- ports, droit bancaire, droit de la propriété industrielle, etc. Le droit social, d’apparition beaucoup plus récente, n’a acquis sa pleine autonomie qu’au xxe siècle. Lui aussi se subdivise: au droit du travail, qui régit les relations individuelles et collec- tives de travail, il convient en effet d’ajouter le droit de la Sécurité sociale. Enfin, d’autres matières encore peuvent prétendre à une autonomie partielle ou naissante: ainsi le droit rural, le droit de la consommation ou le droit de la concur - rence. § 2 – LA DIVERSITÉ DE LA RÈGLE DANS LE TEMPS: APERÇU HISTORIQUE A. Avant le Code civil L’Ancien Droit On désigne par cette expression le corps de règles qui était en vigueur en France sous l’Ancien Régime, c’est-à-dire jusqu’en 1789. L’Ancien Droit peut être schématiquement décrit en deux mots: diversité et hiérarchie. La diversité repose principalement sur la distinction entre les pays de droit écrit (approximativement la moitié sud de la France), où continuait à s’appliquer le droit romain, et les LA RÈGLE DE DROIT 15 10/
  • 6. pays de coutumes (approximativement la moitié nord), où s’appliquaient les coutumes orales importées par les envahis- seurs germaniques. Celles-ci étaient en outre d’une extrême diversité: on dénombrait environ soixante coutumes princi- pales et au moins trois cents coutumes locales. Au fil des siècles, cependant, l’évolution s’était faite dans le sens d’une unification progressive. Plusieurs facteurs y avaient concouru, parmi lesquels on peut citer: d’abord la renais- sance du droit romain, dont le rayonnement s’étend en pays de coutume dès le XIIe siècle; ensuite l’influence du droit canonique, évidemment identique sur tout le territoire, qui régit directement certaines matières comme le mariage et moralise indirectement certaines autres comme les contrats; enfin l’intervention des ordonnances royales applicables à l’ensemble du pays: spécialement les ordonnances de Colbert (1673 et 1681) et du chancelier Daguesseau (1731, 1735, 1747). La hiérarchie se manifeste sur tous les plans. Hiérarchie des ordres: noblesse et clergé constituent des classes privilégiées. Hiérarchie des terres: la propriété n’est pas entière et l’ex- ploitant, qui n’a que le domaine utile, reste soumis au seigneur ou au roi titulaire du domaine éminent. Hiérarchie familiale: les enfants sont soumis à la puissance paternelle, parfois même après leur majorité; la femme mariée, inca- pable, est placée sous la tutelle de son mari. Hiérarchie professionnelle enfin: les corporations contrôlent l’accès aux professions et en réglementent l’exercice. Le Droit Intermédiaire L’expression désigne le droit en vigueur entre le début de la Révolution (1789) et la promulgation du Code civil (1804). La période est brève mais intense. Les réformes, multiples, sont organisées autour de deux idées maîtresses. Le désir de liberté, générateur d’hostilité envers les «corps intermédiaires», inspire la suppression des corporations – mais aussi la prohibition des associations. 16 LE DROIT OBJECTIF 11/
  • 7. Dans l’ordre économique, la liberté contractuelle et la liberté du commerce et de l’industrie sont proclamées. Dans l’ordre familial, la puissance paternelle et maritale est limitée, le mariage est laïcisé, le divorce est instauré. Le désir d’égalité conduit à l’abolition des privilèges (nuit du 4 août) mais aussi, notamment, à la réalisation de l’égalité successorale. Des tentatives de codification sont, dans le même temps, menées. Ces tentatives sont dominées par une double méfiance: envers les juristes, suspects de conservatisme, et envers les juges, suspects d’arbitraire. Elles reposent en revanche sur la croyance en la supériorité de la loi, impartiale et porteuse de progrès, expression de la volonté générale. Ces efforts, cependant, resteront vains: quatre projets sont successivement présentés (dont trois par Cambacérès); aucun n’est finalement retenu. B. À partir du Code civil I. – LA CODIFICATION NAPOLÉONIENNE Le Code civil L’élaboration du code est due à une commission de quatre membres, nommée en l’an VIII (1800) par Bonaparte et comprenant deux juristes de droit écrit (Portalis et Maleville) et deux juristes de droit coutumier (Tronchet et Bigot de Préameneu). Cette commission mit au point un projet rédigé en quatre mois. Bonaparte lui-même joua essentiellement un rôle d’impulsion, notamment lors de la discussion devant le Conseil d’État puis, surtout, lors du vote par le Tribunat et le Corps législatif: il assura le succès du projet en épurant le Tribunat des membres qui lui étaient hostiles. Sur le fond, en revanche, son influence fut beaucoup plus discrète, sauf dans les matières lui tenant personnellement à cœur (famille et plus spécialement, pour des raisons dynastiques, divorce et adoption). Le Code civil, d’abord voté en trente-six lois successives, fut promulgué en un seul code par la loi du 30 LA RÈGLE DE DROIT 17 12/
  • 8. 18 LE DROIT OBJECTIF ventôse an XII (21 mars 1804). Cette loi proclamait en outre l’abrogation, dans le domaine du code, de toutes les disposi- tions de l’ancien droit. Le contenu du Code civil est rarement original. Il s’agit d’une œuvre de transaction, très en retrait des projets antérieurs et largement inspirée des juristes de l’ancien droit: Domat (1625-1696) et surtout Pothier (1699-1772). En la forme, le code constitue néanmoins un chef-d’œuvre de l’art législatif: ses 2281 articles, ni trop philosophiques, ni trop techniques, sont rédigés dans un style clair, précis et élégant qui lui assurera un rayonnement durable, en France et dans le monde. Au fond, le Code civil consacre le triomphe de l’individualisme libéral. C’est le code des valeurs bourgeoises, d’un homo juri - dicus mâle et propriétaire. C’est ainsi notamment que le code, très prolixe sur la propriété, le contrat et les successions, est en revanche muet sur les associations et les droits de la personnalité. De même, il ne consacre au contrat de travail que deux articles dont l’un dispose que «le maître est cru sur son affirmation» (art. 1781, abrogé en 1868). De même encore, l’organisation familiale est fondée sur la puissance paternelle et sur l’autorité maritale, la femme mariée restant incapable. Les autres codes Il s’agit du Code de procédure civile (1807), du Code de commerce (1808), du Code d’instruction criminelle (1809) et du Code pénal (1810). Ces textes viennent compléter l’œuvre législative napoléonienne. Ils sont cependant très inférieurs au Code civil en qualité et en rayonnement et, à l’exception du Code pénal, ils ont été rapidement dépassés. II. – L’ÉVOLUTION POSTÉRIEURE De 1804 à 1884 Cette période est celle de la stabilité et du culte de la loi. La stabilité juridique contraste avec les perturbations poli- tiques. En dépit de celles-ci, la société française reste pour 13/ 14/
  • 9. l’essentiel semblable à elle-même, de sorte que la codification napoléonienne demeure relativement bien adaptée et subit peu de modifications. Les plus spectaculaires sont sans doute celles qui affectent le divorce, supprimé en 1816 puis rétabli en 1884. Il faut mentionner également la loi du 24 juillet 1867, relative aux sociétés commerciales, qui autorise la libre constitution de la société anonyme, ce «merveilleux instru- ment du capitalisme moderne», selon l’expression du doyen Ripert (1880-1958). Le culte de la loi est lié à l’École de l’exégèse (voir infra, nº 66). L’idée est que le droit est tout entier dans la loi écrite, de sorte que le juriste n’a d’autre rôle que de servir et d’in- terpréter les codes, au besoin en s’interrogeant sur l’intention de leurs auteurs. Il n’existe pas, à l’époque, de cours de droit civil mais seulement un cours de Code civil, simple commen- taire du code, article par article. De 1884 à 1958 C’est l’ère des grands bouleversements. Bouleversements matériels: la révolution industrielle et les deux guerres mondiales transforment l’économie et les rapports sociaux. Bouleversements intellectuels: de nouvelles idéologies appa- raissent, inspirant un désir d’égalité de fait – et non plus seulement de droit – qui pousse à combattre les excès de l’in- dividualisme libéral. Sur le fond les réformes sont par conséquent innombrables: la loi autorise les syndicats ouvriers (1884) et proclame la liberté d’association (1901); la liberté contractuelle est restreinte par des réglementations impératives (par exemple celle du contrat d’assurance: 1930); les droits des proprié- taires sont limités par les prérogatives reconnues aux locataires, commerçant d’abord (1926), puis fermier (1945); la femme mariée est émancipée (1938 : abolition de la puissance maritale; 1942 : disparition de l’incapacité); enfin, on assiste au déclin de la responsabilité individuelle et à une collectivi- sation des risques marquée notamment par la loi sur les LA RÈGLE DE DROIT 19 15/
  • 10. accidents du travail (1898) et par l’instauration de la Sécurité sociale (1946). En la forme, la nouveauté réside dans la désaffection pour les codes, trop rigides et peu propices aux réformes. De nombreuses lois nouvelles restent en dehors des codes, dont certains tendent à devenir des enveloppes vides (spéciale- ment le Code de commerce). Plus généralement, le phénomène est celui du déclin de la loi. Celle-ci, descendue de son piédestal, cesse d’être tenue pour parfaite et éternelle. Corrélativement, on assiste à la montée d’autres autorités créatrices de droit, et spécialement de la jurisprudence (voir infra, nº 76 et s.), plus souple et plus concrète. Depuis 1958 La constitution de 1958 marque un tournant, ne serait-ce qu’en raison de l’accroissement du rôle du pouvoir régle- mentaire au détriment de celui du Parlement: désormais la loi (au sens large) n’est plus seulement la loi parlementaire (voir infra, nº 49). Sur le fond, cette période est, elle aussi, marquée par une intense activité législative, dont les tendances sont pour l’es- sentiel identiques à celle des réformes précédentes. La recherche de l’égalité est surtout sensible en droit de la famille avec, notamment, la réforme des régimes matrimo- niaux (1965 et 1985), de l’autorité parentale (1970 et 1993), de la filiation (1972) et du divorce (1975), ainsi que l’institution du PACS (1999). Mais il faut également citer, dans le domaine contractuel, les lois de protection du consommateur (1978 et 1979 principalement), ainsi que les textes relatifs au suren- dettement des particuliers (1989 et 1995) et à la lutte contre l’exclusion (1998). On retrouve aussi le mouvement de limi- tation du droit de propriété avec les textes renforçant les droits du locataire (1982, 1986, 1989), et la tendance à la socia- lisation des risques avec la loi sur les accidents de la circulation (1985). L’activité économique n’est pas oubliée et il faut mentionner les textes fondamentaux que sont, en droit 20 LE DROIT OBJECTIF 16/
  • 11. commercial, la loi du 24 juillet 1966 sur les sociétés commer- ciales, les lois de 1967 et 1985 relatives aux entreprises en difficulté ou encore les lois instituant les sociétés uniperson- nelles (EURL, 1985; SAS, 1999). Plus nouvelle en revanche est la volonté de répondre à certaines questions posées par le progrès scientifique (lois dites bioéthiques, 1994) ou techno- logique (loi sur la preuve électronique, 2000). Enfin, le droit et la procédure pénale connaissent de multiples réformes dont le point commun est de tendre au renforcement de la présomption d’innocence mais aussi des droits des victimes d’infractions (avec, en dernier lieu, la loi du 15 juin 2000). Quant à la méthode, deux particularités peuvent être signa- lées. D’une part, la rédaction des projets de textes est fréquemment confiée non à une commission mais à un homme, et c’est ainsi en particulier que la plupart des réformes du droit de la famille sont dues à la plume du doyen Carbonnier. D’autre part, la tendance à la décodifica- tion s’est, à l’époque récente, inversée et les codes connaissent un regain de faveur qui se manifeste sous deux aspects. Tantôt le législateur choisit de remplacer un code vieilli par un nouveau code, mieux adapté aux besoins du moment: on a ainsi vu apparaître le Code de procédure pénale (remplaçant le Code d’instruction criminelle: 1958), le Code du travail (1973), le nouveau Code de procédure civile (1976), le nouveau Code pénal (1992, entré en vigueur le 1er mars 1994). Tantôt il se borne, plus modestement, à rassem- bler dans un code unique des règles jusque-là éparses: c’est la codification dite «à droit constant» qui a présidé, notam- ment, à l’élaboration du Code de la propriété intellectuelle (1992), du Code de la consommation (1993) ou du nouveau Code commerce (2000). En ce qui concerne, enfin, l’inspiration des textes nouveaux, l’influence de la doctrine des droits de l’homme se fait de plus en plus nette et emprunte techniquement deux voies. La première est celle de la constitutionnalisation du doit: à l’occa- sion du contrôle qu’il exerce a priori sur les textes législatifs, LA RÈGLE DE DROIT 21
  • 12. le Conseil constitutionnel impose au législateur le respect des droits et libertés fondamentaux directement ou indirectement consacrés par la Constitution – ou par l’interprétation qu’en donne le Conseil (cf. infra, n° 46). La seconde voie est celle de l’européanisation du droit: outre l’incidence des directives ou règlements communautaires (v. infra, n° 53), le législateur doit en effet tenir compte, en particulier, des principes consa- crés par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales (cf. infra, n° 52), ainsi que de l’interprétation qui en est donnée par la Cour européenne des droits de l’homme siégeant à Strasbourg. § 3 – LA DIVERSITÉ DE LA RÈGLE DANS L’ESPACE: APERÇU DE DROIT COMPARÉ « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-delà» Montaigne et Pascal ont depuis bien longtemps raillé cette «plaisante justice qu’une rivière borne», et l’observation a souvent été utilisée pour combattre l’idée d’un droit naturel universel. De fait, les règles juridiques sont, d’un pays à l’autre, extrêmement variables, en dépit des efforts parfois déployés pour parvenir à une unification internationale. L’unification, en effet, est toujours limitée soit à certaines matières dans lesquelles elle apparaît particulièrement néces- saire (par exemple, le droit des transports internationaux ou de la propriété industrielle), soit à certains secteurs géogra- phiques. S’agissant en particulier de l’Union européenne, les directives européennes tendent à réaliser, sinon une véritable unification, du moins une harmonisation des législations internes des États membres (voir infra, nº 53). La tâche n’est d’ailleurs pas aisée, les droits des différents États n’apparte- nant pas tous à la même famille. On distingue en effet – en s’en tenant aux droits laïcs – au moins trois grands systèmes juridiques. 22 LE DROIT OBJECTIF 17/
  • 13. Le système romano-germanique C’est celui dont relèvent, outre la France, la plupart des pays d’Europe occidentale – à l’exception des îles britanniques – ainsi que l’Amérique latine et certains pays africains. Les droits de cette famille présentent deux principaux traits communs. Le premier tient à leur origine: il s’agit de systèmes issus pour partie du droit romain (globalement reçu en Allemagne à partir du XIVe siècle) et pour partie des coutumes germaniques. Le second tient à leur technique: la source première du droit se trouve dans la législation écrite, et spécialement dans des codes, ce qui confère à la règle juri- dique une généralité et une abstraction particulières. De très importantes divergences existent néanmoins au sein du système romano-germanique. Spécialement, il est possible de déceler schématiquement deux tendances: d’une part la tendance française (ou latine) qui regroupe les droits inspirés, de près ou de loin, par le Code civil français (Belgique, Luxembourg, Espagne, Portugal, Italie…); d’autre part la tendance allemande qui regroupe les droits régis ou inspirés par le Code civil allemand de 1900 (Allemagne, Autriche, Suisse, Grèce). Ce dernier (le bürgerlicher Gesetzbuch: BGB), plus récent et donc plus moderne que le Code français, est aussi à la fois plus casuistique et plus abstrait – et parfois moins clair. Le système anglo-américain C’est, de manière générale, celui qui régit les pays anglo- phones: îles britanniques et anciennes possessions coloniales anglaises (Amérique du nord, certains pays africains, Australie, Nouvelle-Zélande…). On peut schématiquement opposer cette famille à la précédente sur deux points. D’abord, l’influence du droit romain étant ici inexistante, les concepts, classifications et institutions juridiques sont très différents de ceux qu’utilisent les juristes continentaux: même si les solutions de fond sont généralement compa- rables (car les deux systèmes reposent sur les mêmes LA RÈGLE DE DROIT 23 18/ 19/
  • 14. 24 LE DROIT OBJECTIF principes philosophiques et économiques), les outils tech- niques sont très dissemblables. Ensuite et surtout, la source première du droit n’est pas dans la loi écrite mais dans les décisions des juges. Ceux-ci, liés par la règle du précédent qui oblige à reproduire la solution précédemment donnée dans un cas identique, raisonnent soit au regard du common law, ensemble coutumier originaire, soit au regard de l’equity, corps de règles inspirées de l’équité (venant à partir du XIVe siècle corriger et aménager le common law). Face à cet ensemble jurisprudentiel (case law), la loi écrite (statute law) joue un rôle traditionnellement secondaire mais que l’évolution contemporaine a considérablement développé. Le système socialiste soviétique Fondé sur le marxisme léninisme, il englobait, depuis quelques dizaines d’années, les droits des Républiques socia- listes soviétiques et des démocraties populaires des pays de l’Europe de l’Est. Les bouleversements politiques et idéolo- giques survenus dans cette région obligent cependant à parler de ce système au passé. Quant à son inspiration, le droit soviétique était caractérisé par une volonté de rupture avec les droits bourgeois repré- sentés par les systèmes précédents: le droit était conçu comme un instrument politique provisoirement nécessaire à l’instauration de la société communiste, société sans classe qui devait connaître le dépérissement du droit. Sur le fond, l’appropriation collective du sol et des moyens de production conduisait à une hypertrophie du secteur public et de la réglementation étatique. Un secteur privé subsistait néanmoins, qui obéissait à des règles beaucoup plus proches de celles des droits bourgeois. En la forme, également, un rapprochement pouvait être fait avec le système romano-germanique: la première place était en effet attribuée à la loi écrite et un important travail de codification a été réalisé dans les différents pays. 20/
  • 15. SECTION II LA SPÉCIFICITÉ DE LA RÈGLE DE DROIT La règle de droit, règle de conduite sociale La vie en société conditionne le phénomène juridique de façon à la fois nécessaire (Robinson n’a que faire du droit) et suffisante (ubi societas, ibi jus). La règle juridique n’est pas, cependant, le seul régulateur du comportement humain. Dès lors, l’affirmation de sa spécificité passe par deux étapes: d’une part, négativement, dire ce qu’elle n’est pas en la distinguant des autres règles de conduite (§1) ; d’autre part, positivement cette fois, dire ce qu’elle est en indiquant ses caractères (§2). § 1 – RÈGLE JURIDIQUE ET AUTRES RÈGLES Droit et religion Dans les sociétés archaïques ou très religieuses, les deux corps de règles ne se distinguent pas: le précepte religieux tient lieu de loi civile. Ce phénomène d’identification peut spécialement s’observer aujourd’hui dans certains pays musulmans. Quant au droit français contemporain, il est à la fois distinct de la religion et inspiré par elle. La distinction du droit et de la religion trouve son expression dans la loi du 9 décembre 1905, portant séparation des Églises et de l’État. De là découle une dualité de règles, parfois superposées (par exemple le mariage religieux vient s’ajouter au mariage civil), parfois contradictoires. Ainsi, le mariage chrétien est indissoluble, tandis que le mariage civil peut prendre fin par le divorce. De même, le droit ne réprime pas le péché en tant que tel: ni la luxure ni le mensonge, notam- ment, ne l’intéressent – du moins tant qu’ils ne troublent pas l’ordre social en prenant la forme du viol ou de l’escroquerie. La différence, en effet, tient essentiellement au but poursuivi: tandis que la règle religieuse vise le salut de l’individu (dans LA RÈGLE DE DROIT 25 21/ 22/
  • 16. l’au-delà), la règle juridique se préoccupe plus modestement d’assurer (ici-bas) l’ordre et la cohésion de la société. Par suite, alors que la religion prétend régir les pensées au même titre que les actes, le droit en revanche ne s’intéresse qu’aux comportements extérieurs. L’inspiration du droit par la religion est néanmoins flagrante. Le droit français actuel est imprégné de morale judéo-chrétienne et il suffit pour s’en convaincre de constater que la plupart des prescriptions du Décalogue sont consa- crées par le droit positif (voir spécialement l’art. 371 c. civ.: «L’enfant, à tout âge, doit honneur et respect à ses père et mère»). Droit et morale La morale, récemment redécouverte sous le nom d’éthique, occupe à l’heure actuelle une place grandissante dans les préoccupations du législateur et des juges. Les deux corps de règles font pourtant l’objet d’une distinc- tion classique fondée sur leur nature même: le droit, règle de comportement essentiellement sociale, ne se confond pas avec la morale, règle de comportement essentiellement indi- viduelle. Par suite, leurs finalités s’opposent: la morale, comme la religion, se propose d’assurer la perfection de l’in- dividu; le droit vise avant tout à faire respecter un certain ordre collectif. De même, leurs sanctions diffèrent: la morale n’est sanctionnée que par le tribunal de la conscience (le for intérieur); le respect du droit relève de la mission des autori- tés publiques. Enfin et surtout, leurs domaines, s’ils se recoupent, ne coïncident pas. D’un côté, il est des règles morales non sanctionnées par le droit qui, par exemple, ne s’intéresse ni aux mauvaises pensées ni même aux mauvaises intentions, tant que celles-ci ne se matérialisent pas dans des conditions troublant l’ordre social. D’un autre côté, il est à l’inverse des règles de droit dépourvues de fondement moral. Et si certaines sont moralement neutres (par exemple les règles de forme ou celles du Code de la route), d’autres 26 LE DROIT OBJECTIF 23/
  • 17. sont moralement critiquables (par exemple la possibilité offerte au voleur de devenir propriétaire par la prescription trentenaire). D’importantes atténuations doivent cependant être appor- tées à cette opposition traditionnelle. D’une part, il faut souligner que la plupart des règles de droit peuvent se voir assigner un fondement moral, même au sens le plus étroit de l’expression: le droit, depuis toujours, sanctionne la fraude et la mauvaise foi. D’autre part, on assiste aujourd’hui à l’émer- gence d’une morale nouvelle, sociale ou collective, qui fonde un nombre croissant de règles juridiques (par exemple les dispositions relatives au surendettement ou à la lutte contre l’exclusion). Enfin, certaines normes se situent aux confins du droit et de la morale: il en est spécialement ainsi des règles de déontologie que connaissent notamment les avocats ou les médecins et qui tendent à l’heure actuelle à régir toutes sortes de professions et d’activités. Droit et justice La notion de justice n’est ni simple ni même unique. Faire œuvre de justice, c’est attribuer à chacun son dû. Encore faut- il, cependant, déterminer ce dû, et c’est sur ce point qu’apparaît une distinction fondamentale, développée par Aristote. La justice commutative, fondée sur l’égalité mathé- matique, tend, dans les rapports entre particuliers et spécialement dans les échanges, à maintenir ou à rétablir l’équilibre antérieur: chacun doit recevoir l’équivalent de ce qu’il donne. La justice distributive tend à faire assurer par la collectivité la meilleure répartition possible des richesses et des charges. Les deux notions ne se situent pas sur le même plan: la première est individuelle et strictement juridique, la seconde collective et politique; elles ne reposent pas non plus sur la même inspiration: l’une est statique et conservatrice, l’autre dynamique et correctrice. En outre, il est, au titre de la justice distributive, plusieurs manières de concevoir la répar- tition optimale: celle-ci doit-elle s’identifier à l’égalité absolue ou bien faut-il distinguer selon les mérites de chacun? LA RÈGLE DE DROIT 27 24/
  • 18. En dépit de ces incertitudes, le rôle de la justice est de fournir un but vers lequel doit tendre la règle juridique: le droit est l’art du bon et du juste (ars boni et aequi). De fait, nombre de règles de droit sont fondées sur la justice, commutative (par exemple, le principe jurisprudentiel interdisant de s’enrichir injustement au détriment d’autrui) ou distributive (par exemple, la progressivité de l’impôt sur le revenu ou la redis- tribution des richesses opérée par les prélèvements sociaux). La place de la justice connaît cependant une double limite. D’une part, la notion, quelle qu’elle soit, est trop floue pour pouvoir constituer autre chose qu’un idéal, qu’il appartient au droit de traduire en règles techniques: elle est une fin, non un moyen. D’autre part, les impératifs d’ordre et de sécurité peuvent conduire à consacrer non seulement des règles étrangères à toute idée de justice (par exemple celles du Code de la route) mais aussi, à l’occasion, des règles contraires à la justice (par exemple, le refus de principe d’annuler un contrat sur la seule constatation du déséquilibre des presta- tions): entre l’injustice et le désordre, le choix n’est pas toujours aisé. Droit et équité La notion d’équité se dédouble. L’équité objective (ou norma- tive) apparaît comme un corps de règles fondées sur l’idéal de justice et venant corriger les imperfections du droit, voire concurrencer celui-ci. C’est ainsi qu’en Angleterre l’equity est intervenue pour atténuer les excès du common law (voir supra, nº 19). L’équité subjective (ou judiciaire), en revanche, se présente comme l’inspiratrice de solutions concrètes affran- chies des règles de droit. En ce sens, l’équité, qui s’exprime dans les décisions des juges, apparaît comme un tempéra- ment à la rigidité du droit: il s’agit, pour parvenir à la solution juste, de modérer l’application de la règle en tenant compte des circonstances particulières de l’espèce. Le rôle de l’équité a varié dans le temps. Si les Parlements de l’ancien régime se reconnaissaient le droit de statuer en 28 LE DROIT OBJECTIF 25/
  • 19. équité, cette faculté était surtout génératrice d’arbitraire («Dieu nous garde de l’équité des Parlements»). Aussi la Révolution cantonna-t-elle les magistrats dans un rôle de serviteurs de la loi, et le principe reste aujourd’hui que le juge «tranche le litige conformément aux règles de droit qui lui sont applicables» (art. 12 n.c. proc. civ.). L’équité occupe néanmoins une place non négligeable. Elle joue d’abord, et de plus en plus, un rôle officiel. D’une part il est de plus en plus fréquent que la loi, plus modeste que par le passé, assor- tisse elle-même la règle de droit de son correctif d’équité. Par exemple, si en principe l’époux aux torts exclusifs duquel le divorce est prononcé n’a droit à aucune prestation compen- satoire, le juge peut néanmoins en décider autrement lorsque ce refusapparaît «manifestement contraire à l’équité» (art. 280-1 c. civ.). D’autre part l’article 12, alinéa 4, du nouveau Code de procédure civile permet aux parties, sous certaines conditions, de conférer au juge la mission de statuer comme amiable compositeur, c’est-à-dire en équité – et la même faculté peut être utilisée lorsque le litige est soumis à un arbitre privé (art. 1474 n.c. proc. civ.). Mais l’équité joue surtout, depuis toujours, un rôle occulte. Le juge, très souvent, statue en équité sans le dire, en choisissant d’abord la solution qui lui paraît la plus équitable et en lui donnant après coup l’habillage juridique nécessaire. La solution n’est pas alors déduite de la règle mais c’est au contraire la règle qui est choisie en fonction de la solution à obtenir: le juge opère un renversement du syllogisme judiciaire (sur lequel v. infra, nº 32). § 2 – LES CARACTÈRES DE LA RÈGLE JURIDIQUE Plan Outre sa permanence, d’ailleurs relative, la règle de droit présente trois caractères principaux: elle est générale (A), abstraite (B) et obligatoire (C). LA RÈGLE DE DROIT 29 26/
  • 20. A. Caractère général Caractère nécessaire mais non spécifique La généralité est inhérente à la notion même de règle, qui s’oppose à celle de décision individuelle. Par suite, ce premier caractère n’est pas véritablement distinctif: la règle juridique le partage, notamment, avec la règle morale ou reli- gieuse. Il reste cependant qu’une loi visant une personne unique et dénommée n’édicterait pas une règle de droit: celle-ci ne peut s’entendre que d’une prescription adressée à tous en des termes identiques, ce qui implique une double généralité, à la fois quant au contenu de la règle et quant à son application. Généralité quant au contenu Elle est rendue nécessaire par le double impératif d’égalité et de sécurité. L’égalité explique que le contenu de la règle soit indépendant de la condition sociale et professionnelle. On sait que tel n’a pas toujours été le cas et que notamment, sous l’Ancien Régime, le droit applicable variait d’un ordre à l’autre. Aujourd’hui, en revanche, la loi est la même pour tous: la généralité de la règle est la base de l’égalité politique, c’est-à-dire de l’égalité de droit, à ne pas confondre avec l’égalité sociale, c’est-à-dire l’égalité de fait. Ce principe d’uniformité connaît cependant un certain nombre d’exceptions, que justifie précisément la recherche de l’égalité sociale: il s’agit en effet de corriger les déséquilibres de fait par des déséquilibres de droit de sens contraire. On voit alors apparaître des législations déroga- toires dont le but avoué est de protéger les catégories socio-économiques auxquelles elles s’appliquent. Il en est ainsi, par exemple, des règles protectrices du salarié, du loca- taire ou du consommateur. La sécurité explique que le contenu de la règle soit indépen- dant des particularités individuelles. L’insécurité serait grande, 30 LE DROIT OBJECTIF 27/ 28/
  • 21. en effet, si les tiers pouvaient avoir la mauvaise surprise de voir la règle fluctuer selon les aptitudes ou les insuffisances de celui à qui ils ont affaire. C’est pourquoi, par exemple, l’âge de la majorité est uniformément fixé à dix-huit ans, sans égard au plus ou moins grand développement intellectuel de l’intéressé. De même, la faute génératrice de responsabilité est toujours définie comme un comportement déraisonnable, sans que son auteur puisse invoquer le fait que sa sottise ou sa distraction ne lui permettait pas de se comporter autre- ment. Généralité quant à l’application La nécessité de l’application effective de la règle explique que celle-ci soit indépendante de la connaissance que l’on en a. Tel est le sens de l’adage «nul n’est censé ignorer la loi» (nemo censetur ignorare legem): l’ignorance de la règle n’est pas un obstacle à son application. Le fondement du principe doit être précisé. Il ne s’agit pas, en effet, d’une présomption de connaissance effective, qui serait totalement irréaliste. La masse des règles est telle que même les meilleurs spécialistes ne peuvent tout savoir; on ne peut a fortiori ni présumer ni imposer une telle science chez le citoyen non juriste. Il s’agit donc d’une fiction juridique desti- née à assurer l’autorité de la règle en interdisant d’échapper à son application sous prétexte d’ignorance. Le principe comporte d’ailleurs certaines limites. Une excep - tion, franche mais de portée très limitée, résulte de l’article 4 du décret du 5 novembre 1870: selon ce texte, la contraven- tion commise dans les trois jours de la publication du texte d’incrimination peut ne pas être sanctionnée si le contreve- nant établit son ignorance. Une atténuation résulte également de la prise en considération de l’erreur de droit. D’une part il a toujours été admis, en droit civil, qu’une telle erreur peut être invoquée en tant que cause d’annulation d’un acte juri- dique: si par exemple une personne s’est trompée sur l’étendue des droits successoraux qu’elle a cédés, elle peut LA RÈGLE DE DROIT 31 29/
  • 22. invoquer cette circonstance sans que lui soit objecté l’adage nemo censetur. D’autre part le nouveau Code pénal fait aujourd’hui de l’erreur de droit inévitable une cause d’irres- ponsabilité pénale (art. 122-3). B. Caractère abstrait Caractère nécessaire mais non spécifique Pas plus que la généralité, l’abstraction n’est la caractéris- tique exclusive de la règle de droit. Le plus souvent réunis, voire confondus, ces deux caractères sont en effet communs à toutes les règles, juridiques ou non. Il reste cependant que l’abstraction revêt, en droit, un aspect particulier dont il faut préciser le sens et les limites. I. – SIGNIFICATION Règle abstraite et données concrètes Négativement, règle abstraite ne signifie pas règle détachée des réalités: le droit est une science sociale; il est fait pour être appliqué et ne peut ignorer la matière qu’il régit. D’où l’intérêt de la sociologie juridique, source d’informations précieuses sur l’application du droit et les réformes éventuel- lement nécessaires. Il convient cependant de mettre en garde contre deux idées reçues. Il faut d’abord se méfier de l’idée selon laquelle le droit doit s’adapter au fait. Il est vrai que parfois le changement juri- dique est imposé par l’évolution des mœurs. C’est ainsi que la réforme du divorce, réalisée en 1975, a dû mettre la loi en harmonie avec la pratique, jusque-là hypocritement dissimu- lée, du divorce par consentement mutuel. Mais le droit ne doit pas se borner à refléter passivement les mœurs: sa fonc- tion normative, voire éducative, lui impose parfois de résister à l’évolution (par exemple la multiplication des viols ne devrait certainement pas conduire à légaliser le viol), ou au contraire de précéder l’évolution: c’est ainsi que la loi de 32 LE DROIT OBJECTIF 30/ 31/
  • 23. 1985, sur les accidents de la circulation, est en avance sur les esprits lorsqu’elle indemnise la victime même fautive. Il faut ensuite se méfier de l’idée selon laquelle une règle non appliquée doit être abrogée. À cela deux raisons. D’une part le droit ne fait souvent que proposer un modèle, dont la non-utilisation peut n’être que provisoire. Par exemple, la société en commandite par actions, que l’on croyait mori- bonde et qui faillit être supprimée en 1966, connaît aujourd’hui un regain de vitalité. D’autre part la non applica- tion de la règle est parfois souhaitable, ou tout au moins ambiguë. Il en est ainsi s’agissant des règles qui formulent des sanctions: l’absence de sanction peut en effet être le signe soit de l’inefficacité de la règle (par exemple les vols, nombreux, ne sont pas réprimés), soit au contraire de sa parfaite efficacité (par exemple aucun vol n’est commis). Le syllogisme juridique Positivement, règle abstraite signifie règle formulée de manière abstraite. Il faut, pour s’en convaincre, observer que le raisonnement juridique est un syllogisme. En tant que tel, il s’appuie sur deux prémisses – la majeure et la mineure – d’où se déduit la conclusion. On peut en donner l’exemple suivant. Majeure: selon l’article 1382 du Code civil, «tout fait quelconque de l’homme, qui cause à autrui un dommage, oblige celui par la faute duquel il est arrivé, à le réparer». Mineure: or Primus a blessé Secundus d’un coup de poing au visage. Conclusion: donc Primus doit verser des dommages intérêts à Secundus. On constate que, dans ce raisonnement, les aspects concrets sont contenus dans la mineure et dans la conclusion. Quant à la règle de droit, elle constitue la majeure, proposition parfaitement abstraite («tout fait quel- conque de l’homme»… «un dommage»…). Cette formulation abstraite présente d’indéniables avantages. D’une part il est ainsi possible d’englober une infinie variété de situations concrètes dans une seule formule, brève et synthétique. D’autre part l’abstraction permet dans bien des LA RÈGLE DE DROIT 33 32/
  • 24. cas à l’intéressé de décider lui-même de l’application de la règle. Il lui suffit pour cela de se placer (ou non) dans la situa- tion abstraitement prédéfinie par le droit: souhaite-t-il être soumis aux obligations nées du mariage – et en bénéficier? Qu’il se marie. Ne le souhaite-t-il pas? Qu’il ne se marie pas! L’impératif juridique n’est pas catégorique mais condition- nel: la règle ne s’applique qu’autant que se rencontre, en fait, le présupposé qui la déclenche. L’abstraction n’est pas, cependant, dépourvue d’inconvé- nients. Le principal tient à une inévitable rigidité. La règle abstraite ne peut en effet ni entrer dans toutes les nuances du fait (par exemple la faute légère oblige en principe au même titre que la faute lourde) ni même intégrer l’ensemble des données concrètes (par exemple le responsable, même pauvre, doit indemniser la victime, même riche). De là un certain schématisme, voire une excessive brutalité. II. – LIMITES Summum jus, summa injuria L’adage, emprunté au droit romain, vise l’hypothèse où, par suite de circonstances particulières, l’application exacte de la règle de droit conduit à une solution de fait contraire à la justice. La mise en œuvre de la règle abstraite peut alors – parfois – être tempérée ou corrigée par la prise en considéra- tion d’éléments concrets propres à la situation considérée. Tel est le cas lorsque la loi ou le juge fait appel à l’équité (voir supra, nº 25). Tel est le cas, également, lorsque trouve à s’ap- pliquer la théorie de l’apparence ou la théorie de la fraude (et aussi lorsque l’on sanctionne l’abus d’un droit subjectif: voir infra, nº 143). La théorie de l’apparence Elle consiste à accorder à l’apparence les effets de la réalité, et permet ainsi de valider les actes accomplis sur le fondement d’une croyance erronée dans la réalité de la situation appa- rente: error communis facit jus. Par exemple, la vente consentie 34 LE DROIT OBJECTIF 33/ 34/
  • 25. par un non-propriétaire peut être néanmoins tenue pour valable si le vendeur passait aux yeux de tous pour le véri- table propriétaire. L’application de la théorie est soumise à deux conditions. La première est objective: il faut qu’ait existé une situation de nature à induire en erreur (par exemple, le propriétaire appa- rent est celui qui, semblant tenir son droit d’un héritage ou d’un contrat, se comporte en propriétaire). La seconde est subjective: il faut qu’une erreur ait été effectivement commise par celui qui se prévaut de l’apparence (par exemple, l’ache- teur doit avoir effectivement cru qu’il avait affaire au véritable propriétaire). Selon les hypothèses, les tribunaux ou bien exigent une erreur «commune» (c’est-à-dire invincible), ou bien se satisfont d’une erreur seulement «légitime» (c’est- à-dire excusable). Le domaine de la théorie est général. Deux exemples atteste- ront de la diversité de ses applications. Le premier est celui du mandat apparent: le contrat conclu avec un mandataire apparent (dont le pouvoir aurait par exemple été révoqué) sera néanmoins valable et obligera le mandant apparent. Le second est celui du domicile apparent: l’assignation délivrée au domicile apparent (alors qu’elle doit l’être au domicile réel) sera néanmoins valable, et le tribunal de ce lieu régulière- ment saisi. La théorie de la fraude Elle permet de sanctionner le fait d’utiliser délibérément une règle de droit pour faire échec à une autre règle de droit. La sanction consiste, de manière générale, dans l’inefficacité du comportement frauduleux: la fraude fait exception à toutes les règles (fraus omnia corrumpit). Par exemple, si une partie, mécontente de l’expert nommé par le tribunal, intente à celui-ci un procès sous un prétexte futile et dans le seul dessein de pouvoir le récuser (comme le lui permet alors l’art. 234 n.c. proc. civ.), cette récusation frauduleuse sera sans effet. LA RÈGLE DE DROIT 35 35/
  • 26. L’application de la théorie suppose remplies trois conditions. La première est relative à la règle mise en échec: la fraude suppose que celle-ci présente un caractère obligatoire. La deuxième est relative à l’état d’esprit du fraudeur: celui-ci doit avoir l’intention d’éluder l’application de la règle. La troisième, enfin, est relative au moyen employé pour parve- nir à ce résultat: il faut que le procédé soit en lui-même licite et efficace – car sinon il ne serait pas nécessaire d’en corriger les effets. La théorie a un domaine général et inspire tant le législateur que les tribunaux. La loi sanctionne spécialement la fraude paulienne, qui consiste à faire échec aux droits de ses créan- ciers en aliénant les éléments d’actif de son patrimoine: les actes d’aliénation sont, sous certaines conditions, inoppo- sables aux créanciers – qui pourront donc saisir les biens en dépit de l’aliénation (art. 1167 c. civ.). Quant aux tribunaux, ils déjouent la fraude dans les domaines les plus divers. Par exemple, en droit de la famille, est frauduleux et nul le mariage contracté à l’étranger par de jeunes français ne remplissant pas la condition d’âge exigée par la loi française. De même, en droit du travail, est frauduleuse et inefficace la manœuvre consistant à éluder les règles du licenciement par la conclusion d’une succession de contrats de travail à durée déterminée. C. Caractère obligatoire Caractère nécessaire et spécifique Si toute règle est, en tant que telle, obligatoire, la règle de droit occupe à cet égard une place à part en ce que l’obliga- tion qu’elle impose est sanctionnée par l’autorité publique. C’est cette circonstance qui, de l’avis général, fournit le critère décisif de la juridicité: la règle de droit est celle qui est assortie d’une contrainte étatique. Sa spécificité tient donc moins à l’existence de l’obligation, d’ailleurs susceptible de degrés (I) qu’à la sanction de l’obligation (II). 36 LE DROIT OBJECTIF 36/
  • 27. I. – LE DEGRÉ DE L’OBLIGATION Les deux fonctions du droit Si toutes les règles juridiques sont obligatoires, toutes ne le sont pas au même degré. Une distinction essentielle doit être faite, qui correspond à deux fonctions distinctes de la règle juridique. La première est d’imposer un ordre public, c’est-à- dire un ensemble de règles considérées comme essentielles à l’organisation politique, économique et sociale voulue par le législateur. La seconde est de proposer certains modèles d’orga- nisation des rapports économiques, familiaux, sociaux… Le droit n’est plus alors l’instrument d’une politique mais un outil mis à la disposition de ses utilisateurs qui peuvent choi- sir la règle applicable. Selon la fonction considérée, les règles de droit s’imposent de manière absolue ou seulement rela- tive: elles sont impératives ou supplétives. Les règles impératives (ou d’ordre public) Elles s’imposent de manière absolue en ce sens qu’il n’est pas possible aux intéressés de se soustraire à leur application, même par un accord exprès. Il en est ainsi, par exemple, de l’obligation de fidélité imposée aux époux par l’art. 212 du code civil: les conjoints, même d’accord, ne peuvent s’en affranchir; s’ils prétendaient néanmoins le faire, leur conven- tion serait nulle et n’interdirait pas de tirer les conséquences juridiques de l’adultère. De manière plus générale, sont des règles impératives non seulement celles qui sont sanction- nées par la loi pénale mais aussi toutes celles qui sont relatives à l’ordre public et aux bonnes mœurs. L’article 6 du Code civil dispose en effet, en termes généraux: «On ne peut déroger par des conventions particulières aux lois qui inté- ressent l’ordre public et les bonnes mœurs.» Les règles impératives sont traditionnellement rares en droit prive, où domine l’idée de liberté (cf. supra, nº 6). Une évolution s’est cependant produite, marquée par une multiplication des lois impératives reposant elle-même sur une LA RÈGLE DE DROIT 37 37/ 38/
  • 28. double extension de la notion d’ordre public. D’une part à l’ordre public traditionnel, essentiellement politique (au sens large) et moral, s’est ajouté un ordre public économique et social exprimant le dirigisme étatique. D’autre part à l’ordre public de direction, fondé sur l’intérêt général, s’est ajouté un ordre public de protection, orienté vers la correction des inégalités et donc vers la satisfaction des intérêts de certaines catégories socio-professionnelles. C’est à cet ordre public économique et social de protection qu’appartiennent, notamment, les multiples règles impératives qui ont, à l’époque contemporaine, envahi le droit des contrats: réglementation protectrice du salarié, de l’assuré, du locataire, du consommateur, etc. Les règles supplétives (ou interprétatives) de volonté Elles ne s’appliquent que sous la condition que les intéressés ne se soient pas mis d’accord pour en décider autrement. Ces règles ont en effet pour rôle de traduire la volonté vraisem- blable des parties ou, plus exactement peut-être, de suppléer cette volonté lorsque celle-ci ne s’exprime pas. Si donc les intéressés ont manifesté expressément une volonté différente, celle-ci doit être suivie. C’est ainsi que les époux ne seront soumis au régime matrimonial légal (de communauté d’ac- quêts) que s’ils n’ont pas fait de contrat de mariage. Si ce régime ne leur convient pas, ils sont libres d’adopter par contrat un régime conventionnel différent (de séparation, de communauté universelle, etc.). Plus généralement, sont notamment des règles supplétives la plupart des règles que le Code civil consacre aux contrats. Il en est ainsi, parmi beaucoup d’autres, de celle qui, dans la vente, attache le transfert de propriété au seul échange des consentements (art. 1583, c. civ.): les parties sont libres de convenir que ce transfert sera retardé, par exemple jusqu’au paiement de l’in- tégralité du prix. On sait cependant que le développement contemporain de l’ordre public contractuel a, dans cette matière, réduit le domaine de la liberté (cf. supra, nº 38). 38 LE DROIT OBJECTIF 39/
  • 29. Les règles supplétives ne sont pas pour autant des règles facultatives. Elles s’imposent en effet dès lors qu’elles n’ont pas été écartées expressément et en temps utile. Ainsi, faute de contrat antérieur à la célébration du mariage, c’est le régime matrimonial légal qui s’applique, de manière cette fois-ci obligatoire (cependant, le changement de régime est aujourd’hui autorisé, mais soumis à homologation judiciaire: art. 1397 c. civ.). II. – LA SANCTION DE L’OBLIGATION Caractère étatique La sanction est le fait de l’autorité publique. On sait, en effet, que la règle de droit se caractérise par la menace d’une sanc- tion prononcée et mise en œuvre par les organes de l’État: tribunaux et administrations. Plus précisément, on peut distinguer deux sortes de sanctions. Les sanctions civiles ou administratives répondent pour la plupart à l’une ou l’autre de deux finalités. Certaines sont orientées vers l’exécution forcée et s’expriment par une contrainte qui peut être directe (exécution d’office par l’ad- ministration, saisie par un particulier) ou indirecte: contrainte par corps (ancienne prison pour dettes, aujour- d’hui réservée au recouvrement de certaines créances du Trésor public), astreinte (condamnation pécuniaire propor- tionnelle à l’ampleur de l’inexécution: par exemple, mille francs par jour de retard). D’autres sont orientées vers la réparation et consistent soit en l’annulation des actes irrégu- liers (mariage ou contrat par exemple), soit en l’allocation de dommages-intérêts venant compenser le préjudice matériel ou moral subi par la victime. Quant aux sanctions pénales, elles tendent principalement à la punition des infractions déjà commises et, du même coup, à la prévention des infractions futures: réclusion, détention, emprisonnement, amende (au bénéfice du Trésor public et non de la victime), travail d’intérêt général, confiscation, suspension ou annulation du permis de conduire ou de chas- ser, etc. LA RÈGLE DE DROIT 39 40/
  • 30. Caractère exclusivement étatique La sanction est le monopole de l’autorité publique. C’est ce qu’exprime l’adage «nul ne peut se faire justice à lui-même». Cette règle, nécessaire dans une société organisée, traduit le triomphe de la justice publique sur la justice privée que connaissent les sociétés archaïques. Non seulement elle prohibe le recours à la vengeance mais elle interdit aussi, par exemple, à un propriétaire de procéder lui-même et sans autorisation à la démolition d’une construction empiétant sur son terrain. On relève cependant, ici et là, quelques traces de mécanismes de justice privée. Ainsi, l’article 673 du Code civil permet au propriétaire de couper lui-même les racines qui avancent sur son fonds. De même, l’expulsion d’un perturbateur est, en cas d’urgence, possible sans autorisation préalable. 40 LE DROIT OBJECTIF 41/