Un livre d’Annie Lacroix-Riz sur le « carcan européen »
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Un livre d’Annie Lacroix-Riz sur le « carcan européen »
Jean Pestieau
Etudes Marxistes Nr 108, 2014
Le ton est donné dès le début du livre1
, en se référant à la commémoration du
centenaire du début de la Grande Guerre : « Cet anniversaire est célébré en pleine
phase systémique d’une crise du capitalisme comparable à celle qui, depuis 1873, a
précédé et préparé la Première Guerre mondiale. Les lecteurs habituels
de L’impérialisme, stade suprême du capitalisme de Lénine ne sont plus seuls à
observer “de troublantes similitudes” entre les tournants du 19e
siècle (1880-1913) et
du 20e
, sur fond de concentration du capital financier en énormes monopoles,
banques en tête, de guerre contre les salaires (“le coût du travail”) et de guerres
perpétuelles ayant pour enjeu le contrôle des matières premières. Ce lectorat
risquant dans la présente conjoncture de s’élargir, Le Monde [comme la plupart des
autres quotidiens d’ailleurs] s’emploie à y parer2
. »
Je ne peux que recommander de lire ce livre qui illustre plusieurs points théoriques
caractérisant notre époque. En voici quelques-uns.
1. Certainement à l’époque du capitalisme monopoliste, l’économique domine quasi
totalement le politique. En Allemagne, les monopoles, notamment ceux de la
sidérurgie, de la métallurgie et de la chimie, imposent leur dictature à l’État, quelles
que soient les formes politiques de cet État (République de Weimar, nazisme,
République fédérale allemande). En France, la domination de l’économique est
similaire alors que les formes politiques sont différentes de celles de l’Allemagne :
3e
République — y compris le Front populaire —, Vichy et 4e
République. La
Belgique, les Pays-Bas, l’Italie, le Royaume-Uni, la Suisse, etc. n’échappent pas à la
règle. Et ce qui était vrai pour les 60 premières années du 20e
siècle se poursuit
aujourd’hui !
2. Certainement à l’époque du capitalisme monopoliste, les monopoles les plus
grands des pays les plus puissants — États-Unis et Allemagne — imposent
généralement leur suprématie aux monopoles de pays économiquement plus faibles
comme la France, même aux plus grands d’entre eux. Ces monopoles, relativement
plus faibles, prennent le chemin de la collaboration aussi bien en tant de paix qu’en
tant de guerre, sachant bien que ce sont les gros poissons qui mangent les petits.
Sont remarquablement bien illustrés, la phrase : « la guerre est le prolongement de la
politique par d’autres moyens » et le fait que la politique de guerre est prolongée
temporairement par la politique de « paix » qui n’est elle-même que temporaire. Pour
le peuple trompé s’applique la phrase d’Anatole France : « On croit mourir pour la
patrie, on meurt pour les industriels. »
3. Comparée à la situation française, la force des capitalismes financiers allemand et
étasunien réside particulièrement dans ses assises industrielles plus solides et un
développement plus vigoureux des forces productives. « Ce n’est pas par hasard
qu’en France, le développement particulièrement rapide du
capital financier, coïncidant avec l’affaiblissement du capital industriel, a
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considérablement accentué, dès les années 1880-1890, la politique annexionniste
(coloniale)3
. »
4. Pour les monopoles, la lutte contre l’ennemi intérieur — c’est-à-dire avant tout la
classe ouvrière organisée qui s’oppose à la baisse du soi-disant « coût » du travail et
plus profondément, à la société basée sur l’esclavage salarié — est le plus grand
facteur d’unité au-delà des frontières. En même temps coexiste l’ennemi extérieur :
« … ce qui est l’essence même de l’impérialisme, c’est la rivalité de plusieurs
grandes puissances tendant à l’hégémonie, c’est-à-dire à la conquête de territoires
— non pas tant pour elles-mêmes que pour affaiblir l’adversaire et
saper son hégémonie (la Belgique est surtout nécessaire à l’Allemagne comme point
d’appui contre l’Angleterre ; l’Angleterre a surtout besoin de Bagdad comme point
d’appui contre l’Allemagne, etc.)4
».
5. En lieu et place de l’époque des puissants cartels, souvent informels, d’avant
1939, avec l’UE les monopoles européens ont leur prolongement politique et
institutionnel de plus en plus perfectionné (1) pour démanteler le mouvement ouvrier
organisé et ses instruments de combat, (2) pour avoir la position la plus avantageuse
face aux États-Unis, aux BRICS (Brésil, Russie, Inde, Chine, Afrique du Sud), au
Japon, etc. « La construction européenne ressemblait comme une sœur au cartel de
l’entre-deux-guerres, maître des prix et des marchés. » Les monopoles s’évertuent à
institutionnaliser un de leurs dogmes fondateurs qu’ils s’empressent de violer en
sous-main : « Toute “distorsion dans la concurrence” [est] proscrite5
. » Dans ce
cadre, un haut fonctionnaire fait remarquer en avril 1953 : « Il n’en reste pas moins
que l’ouverture du marché commun risque de se traduire par un accroissement du
coût de la vie avec toutes les conséquences économiques, psychologiques et
politiques que ceci implique », ce qui conduit Annie Lacroix-Riz à observer que ceci
n’est qu’ « un péché véniel, alors que celui des hausses de salaire était mortel. Car
“la Haute Autorité”, si débile face aux financiers, leur tendrait enfin le paravent aux
mesures “d’assainissement” salariales, qui avaient été longtemps entravées par des
décisions nationales protectrices6
. »
Les rôles de personnages notoires nécessaires au « bon » fonctionnement du
capitalisme monopoliste dans son évolution « naturelle » à renforcer ses pôles les
plus forts sont très bien présentés. Par exemple, à côté des Thyssen, Krupp,
Wendel, etc., les Stresemann, Briand, différents personnages de la synarchie, les
frères Dulles, Couve de Murville, François-Poncet, Poincaré, les frères Dulles, Robert
Schuman, Jean Monnet, Konrad Adenauer, etc. Hommes d’État et grands capitaines
de la finance et de l’industrie agissent de concert.
J’ai particulièrement apprécié : « Le retour du cartel de 1926 et de ses hommes7
» et
« le pivot de l’intégration : police des salaires et apaisement social8
».
Il est très important de connaître l’histoire des rapports (des rapports de force) entre
les monopoles étasuniens, allemands et français sur une période de cent ans pour
évaluer correctement l’Union européenne d’aujourd’hui. C’est à cela qu’est
consacré Aux origines du carcan européen (1900-1960). À lire et à faire lire.
« “L’Europe sociale” fut dès ses origines, et reste, une machine de guerre du capital
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financier contre le salaire. Sur ce point aussi, mieux vaut se fier aux archives […]
qu’aux grands médias et à “l’historiographie” dominante9
. »
1 Annie Lacroix-Riz, Aux origines du carcan européen (1900-1960) : La France sous influence
allemande et américaine, Le Temps des Cerises-Éditions Delga, 2014. Annie Lacroix-Riz est
professeur émérite d’histoire contemporaine à l’Université de Paris VII. Elle a notamment
publié Industriels et banquiers sous l’Occupation (Armand Colin, 2013).
2 Op. cit., p. 7-8.
3 Lénine, L’impérialisme, stade suprême du capitalisme, chap. 7, 1916. (Œuvres, t. 22, pp. 289-290.)
4 Ibid. (Œuvres, t. 22, p. 290.)
5 Annie Lacroix-Riz, op. cit., p. 171.
6 Op. cit., pp. 169-170.
7 Op. cit., p. 146.
8 Op. cit., pp.164-165.
9 Op. cit., p. 184.