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Sarah Morris
Textes
CAPITAL letters read
better for Initials
« The way in which people related to California began there, with the
discovery of gold, subsequently with the discovery of oil, with the discovery of
the importance of real estate, of movies, where people came here to strike it rich.
This was not a place to live in, but a place to be mined, get yours, and get out. »
Robert Towne in Sarah Morris’s Robert Towne, 2006.
« You can’t make a monumental building out of a farmer’s cottage. But you
can always live like a farmer or anyway you like in a palace. So obviously the
place to start is with the palace. »
Philip Johnson 1
.
1.
Deux écueils surgissent, inévitables, lorsqu’on prétend appréhender l’œuvre de Sarah Morris
dans son ensemble.
Celui qui consiste à poser que ses tableaux dérivent de ses films.
Et celui qui porte à penser que les films viennent en supplément des tableaux.
Or si la première remarque est crédible, elle a pour corollaire l’épineuse alternative de
considérer les tableaux comme secondaires ou comme l’aboutissement des films.
Et la seconde observation est encore plus fielleuse en posant les films comme secondaires, mais
en interdisant d’y voir l’aboutissement des autres. Comme si ces films, supplétifs, n’avaient pour
excuse que d’ajouter en complexité à des tableaux anémiques — le cinéma duchampien 2
se
retournant pour l’occasion. Comme s’il ne fallait rien attendre de bon d’une artiste qui ne produirait
que des tableaux. Pensez donc : d’un peintre qui se contenterait de peindre !
Car les tableaux de Sarah Morris sont outrageusement rétiniens, ils sont d’une insolente
évidence, d’une évidence telle qu’on peut même affirmer… que les films ne les rendent pas plus
intéressants : tout à la fois baroques (ou pop) et minimalistes, or il faut soutenir un paradoxe
esthétique aussi strident !
Tableaux et/ou films, films et/ou tableaux, on peut apprécier les uns ou les autres, les uns et les
autres ou les uns et pas les autres, mais il ne saurait être indifférent que la même artiste produise ces
deux espèces d’œuvres apparemment si éloignées.
Souvent Sarah Morris confie que les films lui sont nécessaires pour produire les tableaux. Au
moins dit-elle que la lenteur du processus pictural lui permet, notamment pendant le séchage des
couches de peinture, de passer les coups de téléphone nécessaires à l’organisation de ses projets de
films. Revient aussi très souvent dans ses entretiens cette comparaison avec la revue Interview pour
Warhol : les films de Morris lui sont une excuse pour sortir de l’atelier et faire des rencontres. Mais
en quoi le témoignage personnel influence-t-il notre façon d’envisager les œuvres ? Jusqu’à quel
point les nombreux entretiens auxquels se prête l’artiste depuis le début de sa carrière nous
renseignent-ils sur les « mystères de sa création » ? Or peu d’œuvres sont aussi transparentes que
celles de Sarah Morris.
« As much as you want to be in control, you have to let go. The meaning of your work has to be
open, and you don’t necessarily know where it’s going to land or how people are going to use it.
They can use it in one way, they can use it in another way, and maybe both are okay. I mean, you
can try to assert your intentionality, but at a certain point you have to understand that you are part of
a larger structure, and you might not know where it’s going to end up. That’s the nature of playing
with a production of culture ; that’s the nature of making propaganda and you have to play with
that 3
. »
Et dès lors, si bien sûr le monde se partage entre ceux qui connaissent et ceux qui ne
connaissent pas son travail, le petit monde de ceux qui le connaissent se partage entre ceux qui
l’aiment et ceux qui lui restent indifférents. Or l’indifférence peut-être une forme de réaction. Une
réaction face à la transparence. Une réaction face à l’évidence. Une réaction face à l’absence de
mystère que suggère cette évidence. Une réaction face au soupçon de manque de profondeur-que-
dénote-cette-absence-de-mystère-que-suggère-cette-évidence. Une réaction face à l’esprit de
divertissement impliquant-ce-manque-de-profondeur-que-dénote-cette-absence-de-mystère-que-
suggère-cette évidence. Une réaction face au caractère suspect de cet-esprit-de-divertissement-
impliquant-ce-manque-de-profondeur-que-dénote-cette-absence-de-mystère-que-suggère-cette-
évidence. Et cætera. Mais ainsi la boucle se referme. Car si l’œuvre de Sarah Morris embarrasse
tant une partie du public, c’est parce que non seulement elle revendique tous ces insupportables
« travers », mais parce qu’elle s’assume comme un bien de consommation. Rien de plus à ajouter à
ce propos que l’introduction aussi brève que carrée d’un entretien concocté par Éric Troncy en
2000 : « Avant tout, sa pratique de la peinture oscille entre pop art et décoration. Une peinture
adulte, à sa place dans les plus grands musées comme dans les lobbies d’hôtels, jamais déplacée
dans les restoroutes. […] Elle est élégante, elle ne mange pas bio, souffre d’un léger problème de
shopping et c’est aussi l’une des artistes les plus intéressantes du moment 4
. » Du restoroute au
régime alimentaire de Sarah Morris, on ne reprochera pas à l’auteur de passer du coq à l’âne ! Des
halls de grands hôtels à son « léger problème de shopping », le portrait est adroitement campé. En
tête d’entretien, il est complété par une grande photo couleur du visage copieusement fardé de
l’intéressée, illustration en parfait accord avec le titre donné à cette contribution au magazine : Pop
Star. Complice entre tous, Troncy fut avec Philippe Rizzo l’un des premiers à promouvoir l’œuvre
de Sarah Morris. Avant l’exposition personnelle qu’il lui propose au Consortium, à Dijon en 1998, il
l’enrôle dans l’exposition de groupe Dramatically Different présentée au Magasin/Centre national
d’art contemporain de Grenoble à la fin de l’année précédente. Distribution fleuve : John Armleder,
Angela Bulloch, César, Sylvie Fleury, Katharina Fritsch, Dan Graham, Duane Hanson, Swetlhana
Heger & Plamen Dejanov, Jim Isermann, Sarah Jones, Pierre Joseph, On Kawara, Mike Kelley, Jeff
Koons, Bertrand Lavier, Larry Mantello, Paul McCarthy, Allan McCollum, Allan McCollum/Louise
Lawler, Sarah Morris, Tobias Rehberger, Ugo Rondinone, Alain Séchas, Haim Steinbach, Lily van
der Stokker, Andy Warhol. Le critique et commissaire français a un très net penchant pour les
associations détonantes. Son attachement à l’œuvre comme objet l’y incite et il n’est pas du genre à
se dégonfler. La finesse de ses choix se mesure à l’importance des écarts qu’il s’autorise en mariant
un César avec un Duane Hanson. Récemment il s’échinait encore à actualiser Bernard Buffet en le
flanquant d’un John Currin ou d’un Brian Calvin 5
. Mais des connections naturelles se dégagent de
la liste de Grenoble et Sarah Morris, dans l’une de ses premières apparitions institutionnelles
européennes, s’y retrouve en implicite sympathie avec Koons (dont elle fut l’assistante), Isermann,
Fleury et Rehberger ou encore avec ses grands aînés McCollum et Warhol…
* * *
Tout ce que les tableaux et les films réclament, c’est juste une certaine forme de complicité.
Mais Sarah Morris a un mot plus fort que celui de complicité, ce mot qui revient sans cesse dans ses
entretiens et qui contamine l’abondante glose critique la concernant — on peut ici sans scrupule
parler d’exégèse, et j’y collabore ! —, ce mot lesté de sous-entendus qu’elle affectionne
particulièrement, c’est celui de conspiration. Or, comme l’impliquent ces sous-entendus, ce mot a
son comptant d’opacité. Il n’y a en effet pas de conspiration sans planification et sans secret.
(L’indiscrétion constituant la matière de la presse à sensations, la théorie du complot en fait aussi les
choux gras.) La conspiration oppose un individu ou un groupe d’individus à un autre. Elle vise la
prise d’intérêt frauduleuse ou la prise de pouvoir par coup de main. Le mot revient dans la bouche
de Sarah Morris pour désigner le fonctionnement des grands groupes industriels comme celui du
monde de l’art, de la presse et du cinéma. L’invoquer à tout bout de champ est abusif, mais
spectaculaire. Ainsi la conspiration serait l’envers de la surexposition médiatique. (La théorie du
complot a toujours une infime parcelle de vraisemblance, c’est pourquoi la presse qui la propage ne
la dément jamais tout à fait, ne fut-ce que pour la resservir quand elle est à cours de révélations.) La
conspiration caractériserait les tractations commerciales et diplomatiques, elle dominerait la
planification et la gestion des mégapoles internationales qui fascinent l’artiste. Citons le synopsis
d’un de ses films : « AM/PM [1999] posits the concept of distraction itself as a strategy and the city
as a conspiracy, which manipulates and directs the visitor 6
. » La conspiration est à coup sûr
indissociable de la stratégie de conquête politique, et elle alimente l’économie criminelle qui doit en
retour s’en défendre en permanence. Aussi fournit-elle l’indestructible matière fantasmatique des
romans policiers et des films d’espionnage… C’est donc très intentionnellement que la raison
sociale de l’atelier-entreprise de Sarah Morris, the Parallax Corporation, rejoint le titre du film
d’Alan J. Pakula The Parallax View, sorti en 1974 et tourné d’après un scénario auquel collabora le
« script doctor » Robert Towne — maître conspirateur qui, comble de raffinement, n’est pas crédité
au générique de cette production, mais qui sera oscarisé l’année suivante pour le scénario original
du film de Roman Polanski Chinatown —, auquel Sarah Morris consacrera un film portant son
nom.
Ceci n’ayant aucun rapport avec ce qui précède, toute ressemblance avec des situations, des
personnes, des produits ou des organisations existant ou ayant existé ne pouvant être que fortuite, il
existe autre part une entreprise d’appui conseil en management qui s’appelle The Parallax
Partnership 7
, dont le slogan universel a, on peut l’imaginer, certainement dû faire l’objet d’intenses
séances de brainstorming, car pas un mot pas un un article n’est laissé au hasard quand il s’agit de
se présenter le plus avantageusement possible à une clientèle pour laquelle tout investissement
(surtout immatériel) vise l’accroissement des performances. Quelle entreprise digne de ce nom peut
d’ailleurs se passer de slogan aujourd’hui ? Pour la plupart, ces accroches sont d’autant plus
insignifiantes qu’elles sont faites pour durer ou ne sont réinventées que pour marquer des transitions
stratégiques — en 1970, un groupe laitier international collait, en guise de publicité, au nom d’un de
ses produits phares, la formule : « c’est pas mauvais ! » importable aujourd’hui, surtout en matière
alimentaire 8
. Le slogan de Parallax Partnership est admirable et inaltérable, absolument imbattable :
« The art of the possible ». Et comme tout est possible, si le parallélisme des deux raisons sociales
ne suffisait pas, voilà qu’une des collaboratrices expertes de l’entreprise porte le même nom que
l’artiste. Ainsi se présente-t-elle sur le site Internet : « Sarah believes that self awareness, self
acceptance and congruence lie at the very heart of great leadership. In essence, who you are, is how
you lead! […] Sarah’s style of coaching is integrative, drawing upon a wide range of coaching
models to effect change. Working from an existential perspective, she blends the judicious use of
coaching tools with powerful coaching conversations to explore the aspirations, issues and
resistances of her clients in a holistic and often quite profound way. Her coaching is challenging and
requires fearless engagement. Through her belief in the transformative nature of coaching, Sarah
enables and motivates executives who seek to create compelling personal and professional futures.
Well suited to working with committed and passionate people, Sarah’s clients are those who enjoy
pace, and who value professionalism, impactful communication and humour. » — Cette pointe
d’humour vient à point pour me concilier, j’espère, la bienveillance du lecteur impatient qui se
demandait où le menait un si long détour.
* * *
Le concept clé, celui de « coaching » ne revient pas moins de six fois dans ce panégyrique et un
tel verbiage promotionnel n’a d’égal que le pathétique de certains cartels d’exposition ou les
biographies ostensiblement placardées au seuil de rétrospectives prématurées. Pour le livre publié à
l’occasion d’une exposition récente, en lieu et place du curriculum vitae de Sarah Morris (l’artiste)
réclamant près d’une dizaine de pages, les coéditeurs ont opté pour la brève présentation suivante :
« Sarah Morris is an international recognized painter and filmaker. She is known for her complex
abstractions, which play with the architecture and psychology of urban environments 9
. » On
pourrait s’en tenir là. Il le faudrait. Mais, je n’en ai pas le droit ici. Alors, je noterai combien sont
redondants les interviews de l’artiste et j’observerai aussitôt qu’ils doivent l’être puisqu’ils sont le
récit de sa success story et qu’ils sont nécessaires à sa construction, comme dans sa bibliographie
est à la fois symptomatique et programmatique la progression vertigineuse de parutions dans des
périodiques de mode et décoration tels AD [Architectural Digest], Vogue et leurs avatars en toutes
langues, pour lesquels Sarah Morris prend volontiers la pause, dans un fauteuil de bureau (un
Pollock), devant une toile, dans son appartement classé de l’Upper East Side de Manhattan dessiné
par l’architecte culte Paul Rudolph, etc 10
. Aucun de ses catalogues n’omet de reproduire au moins
une photo de tournage la montrant auprès d’un protagoniste ou de son cameraman. Ça fait partie du
job. « There is a masquerade to it 11
», dit-elle. Et elle le fait si bien que certains ont pu se demander,
en découvrant sur papier glacé son nid d’aigle moderniste juché sur un immeuble ancien, qui était
cette actrice, ce mannequin, à la rigueur cette réalisatrice faisant aussi de la peinture ? Pour elle, et
dans son somptueux appartement, les tableaux peuvent finir au-dessus ou non loin du canapé.
Les nombreux catalogues et monographies donnent le change en matière d’érudition, mais force
est de constater que les réponses de l’artiste au bref questionnaire du magazine du quotidien Le
Monde sur sa coopération avec une marque française de maroquinerie de luxe sont des plus
précises 12
. Comme en 1973, le fabricant japonais de matériel hi-fi Lux corp. avait judicieusement
fait appel en Richard Hamilton à un ancien collaborateur de l’éditeur phonographique EMI, en
2014, la maison française Longchamp fut bien inspirée d’inviter Sarah Morris, auteur d’une série de
tableaux intitulée Origami, à revisiter son modèle de sac Le Pliage pour célébrer les vingt ans de sa
création. On sait que la prospérité de certaines marques tient parfois à un article, décliné ensuite en
de multiples versions, comme un tube suffit à faire la fortune d’un chanteur de variété. L’entreprise
de luxe avait déjà pris contact avec l’artiste dix ans plus tôt, mais, sans le savoir, cette fois son
initiative n’était pas sans risque puisque Sarah Morris faisait l’objet d’un recours en contrefaçon
pour sa série de tableaux reprenant des planches d’origamis publiées par des artistes spécialisés. Un
an après, aucune trace ne subsiste de cette collaboration (qui s’appuyait sur une autre série de
tableaux en cours) sur le site Internet de la firme, comme aucune mention de la série incriminée ne
figure sur le site de l’artiste. Voici le témoignage plus personnel que l’artiste m’a rapporté de cette
coopération avec la marques française : « I like utilitarian objects that are streamlined. I was first
introduced to painting by painting boats so the idea of a nylon bag was very familiar to me as this is
what sails are kept in. I used to paint the bottom of my boat every year with anti-barnacle paint and
the stripe. This is how I learned to paint. So going back to this bag, nylon was a familiar form and
material. It was not about origami, although it is about the crease 13
. »
* * *
Quand Warhol transforme en icône pop la boîte de Brillo ou celle de Campbell Soup, il réédite
en quelque sorte l’acte de Duchamp transposant un article de quincaillerie dans une galerie d’art. La
société devenue Pop, on aurait peine à dire aujourd’hui que Warhol ennoblissait le trivial, car la
trivialité est le but poursuivi par toute entreprise commerciale (vendre plus de paquet de lessive ou
plus de boîtes de conserve, recruter le plus d’abonnés pour un fournisseur d’accès à Internet ou sur
un compte Twitter), mais l’homme à la chevelure platine ébouriffée et aux mocassins Berluti opérait
une transposition franche entre deux domaines peu communicants.
L’appropriation de l’imagerie Marlboro par Richard Prince relève d’une stratégie analogue,
mais plus indirecte en ne se saisissant plus du produit ou de son packaging, mais du véhicule
promotionnel et symbolique de ce produit : sa publicité, fondée sur une assimilation de la cigarette
au grand mythe terrien américain, la figure du cow-boy. Quand le même artiste réemploie les
images publiées dans un livre du photographe Patrick Cariou, la frontière devient trouble, mais
quand Glenn Brown s’approprie des illustrations de science fiction ou Sarah Morris des planches
explicatives pour réaliser des origamis, la controverse se corse en opposant deux domaines
culturellement hiérarchisés, grand art versus art mineur, ce qui pour la partie s’estimant lésée et
pillée est doublement insultant.
La démarche de Prince vise clairement à bousculer les limites du champ de protection du droit
d’auteur — ce qu’il fait encore récemment d’une autre façon en publiant sous son nom un fac-
similé de la première édition de The Catcher in the Rye [L’Attrape-Coeur], le best-seller de
Salinger, ou en exposant des captures d’écran d’images trouvées sur Instagram14
—, mais là n’est
pas vraiment le souci de Morris ou de Brown : quand ce dernier s’autorise à agrandir une
illustration de petite taille au format d’un tableau d’histoire, l’image d’origine suggérant en
l’occurrence l’immensité intersidérale ; ou quand Sarah Morris fait d’un mode d’emploi le point de
départ d’un processus sophistiqué impliquant de multiples décisions et pas seulement pour la
couleur. Ce que souligne plus précisément le dernier film de Sarah Morris, Strange Magic, 2014,
c’est que le marché de l’art le plus juteux fait partie de l’industrie du luxe, qu’il a pour but principal
de vendre et de revendre le plus possible, le plus tôt possible et le plus cher possible. (Larry
Gagosian ne s’embarrasse pas à découvrir de nouveaux talents, il le dit si clairement qu’on croirait
presque à un aveu d’incompétence.) En l’occurrence, le film fut commandité par la Fondation Louis
Vuitton à l’occasion de la création de son bâtiment réalisé par l’architecte star Frank Gehry. Le
maroquinier Vuitton fait partie du groupe LVMH, au chiffre d’affaires duquel parfums et spiritueux
contribuent très largement, ce que le film de Sarah Morris montre nettement avec des séquences
tournées dans une chaîne d’embouteillage de parfum et au déboucher de bouteilles de champagne.
Comme l’a souligné la critique Bettina Funcke, l’élément liquide y est présent de bout en bout 15
,
qu’il désigne directement ces produits ou symboliquement la circulation des liquidités
commerciales ou encore la liquidité du titre financier qui englobe toutes ces espèces et ajoute tout
ce qu’il faut d’adresse, fluidité, fermeté au tableau de la conspiration préoccupant si invariablement
Sarah Morris.
La production industrielle fascine l’artiste. Des chaînes d’embouteillage, on en retrouve dans
plusieurs de ses films, dans Miami (Coca-Cola), 2002, dans Rio (la bière Brahma), 2014, dans
Strange Magic, donc (le champagne Veuve Clicquot et le parfum Miss Dior)…
Dans le packaging et les logotypes en tous genres, c’est l’invention graphique et chromatique
qui l’intéresse aussi. Interrogée sur le choix des couleurs dans ses tableaux, elle sort un paquet de
cigarettes rapporté de Chine pour montrer telle teinte entre le vert d’eau et le vert mastic, qui
deviendra la dominante d’une peinture en cours. Comme les codes signalétiques qui changent d’un
pays à l’autre, un exotisme spontané des produits de consommation courante s’offre aux voyageurs
« aventureux » qui peuvent y goûter des sensations très fortes en poussant la porte des supermarchés
aux quatre coins du monde. Quelques standards internationaux font échec à ces bigarrures : ce sont
précisément les grandes marques du luxe et dans une certaine mesure les musées et les galeries d’art
ambitionnant le marché planétaire.
* * *
Marché de l’art et industrie du luxe particulièrement, la confusion se fait absolument explicite
dans les tableaux de Sarah Morris de 2011 prenant pour motif les initiales de l’artiste. L’exercice
évidemment narcissique propulse surtout le paraphe Sarah Morris au rang de marque commerciale,
à l’instar d’un logotype ou plus précisément d’un de ces monogrammes répétés ad libitum sur
certains articles de maroquinerie de luxe ou sur certains foulards. Le fait, pour l’artiste, de décliner
l’une de ces compositions en différentes variantes colorées entre dans la même logique industrielle
qu’une ligne de prêt à porter ou celle d’un constructeur automobile. Rouge, jaune ou noire, une
Ferrari reste une Ferrari. Ces couleurs appartiennent alors au répertoire de la marque, même si elles
sont des plus communes, comme celles des bolides italiens.
L’artiste américain Tom Sachs ne s’y est pas trompé en faisant par exemple migrer le packaging
orange de la maison Hermès vers un plateau repas Mc Donald’s (Hermès Value Meal, 1997). Ses
détournements sont plus ouvertement parodiques lorsqu’il appose la marque Prada sur un bloc WC
ou lorsqu’il griffe sévèrement la griffe Chanel en l’associant à une guillotine ou une tronçonneuse,
mais la blague potache est encore de circonstance quand il s’agit de conquérir une audience et une
clientèle se targuant d’arbitrer les élégances. La distinction n’est que l’adoption d’un code
appartenant à un groupe social différent. Elle répond à un désir de changement stimulé dans le
domaine de la mode par le renouvellement permanent des collections. Sachs n’a pas tort de placer le
débat au rang de cabotinage. Formé dans une école d’architecture, il cible une unité d’habitation de
Le Corbusier. Bricoleur adulé, il n’a pas peur des icônes du grand art en s’attaquant à Mondrian.
Mondrian est un produit comme un autre. (À défaut de pouvoir en accrocher un chez soi, on peut
rouler en Picasso depuis 1999.)
Les tableaux à monogrammes de Sarah Morris touchent à toutes ces problématiques. On notera
au passage qu’ils sont peints en 2011, l’année où sont lancées les poursuites judiciaires à son
encontre à propos de la série Origami. On observera aussi que le monogramme peut se retrouver sur
cette catégorie intermédiaire entre les films et les tableaux : les gouaches sur affiches de cinéma,
manière de rivaliser avec le box-office très disputé du septième art. Mais il faudra revenir sur ces
réalisations.
La signature n’est plus seulement un gage d’authenticité, elle participe graphiquement au bruit
de fond publicitaire, à l’emprise de la marque sur le consommateur, elle peut être de toute petite
taille pourvu qu’elle soit alors justement répétée indéfiniment, comme une incantation.
L’accentuation de l’identité y confine d’ailleurs avec l’effacement de la personne. En devenant des
marques, certains grands créateurs deviennent immortels (Chanel, Dior, St Laurent…) mais d’autres
ont perdu leur nom, comme Christian Lacroix, qui ne peut plus signer un vêtement (sauf à
contribuer, ironie du sort, à la renaissance d’une grande marque disparue : Schiaparelli) depuis que
la marque Christian Lacroix n’est plus placée sous sa direction artistique. En choisissant ses
initiales pour motif, Sarah Morris n’ignore pas ces phénomènes. Elle s’inscrit dans une lignée
d’artistes qui se sont posés dans des termes différents des questions assez analogues. Les mains
négatives sont une signature. Les petits cartels disposés en bas au centre de certains tableaux du
quattrocento imitent souvent de petites étiquettes marquées de pliures.
Qu’il me soit permis de rapporter ici un souvenir personnel. J’avais créé depuis peu un compte
Twitter et je recevais chaque jour les « I got up » d’On Kawara quand un jour, jugeant inopérants
ces signalements électroniques, je décidai de me désabonner du compte de l’artiste conceptuel. Le
lendemain, non sans culpabilité, j’appris son décès. Et c’est bien sûr à On Kawara que répond la
série de Jonathan Monk People I have met, 2000-…, en lui suggérant l’idée assez cruelle pour ne
pas dire criminelle de passer au blanco toutes les informations des cartes de visite qui lui sont
données au gré de la vie mondaine qu’implique la vie d’artiste. Quand le même tente d’écrire son
nom en urinant dans le sable (My Name Written in My Piss, 1994), il réplique certainement à
Pollock, Manzoni, Warhol ou, par exemple, au Bruce Nauman de My last name exaggerated
fourteen times vertically,1967, mais peu d’œuvres référentielles sont moins exclusives que les
siennes. Tout artiste, comme tout individu tentant de se distinguer d’une manière ou d’une autre est
visé. Certaines idées vous viennent comme une envie de pisser. La série I Met d’On Kawara est
commencée le 10 mai 1968 et elle est achevée le 17 septembre 1979. De 1979 à sa mort en 2014, il
ne cessa pas de faire des rencontres, mais il cultiva le secret et l’envie de tenir à jour son carnet
mondain n’y était plus.
Sarah Morris y fait-elle indirectement référence dans les Timecodes qu’elle publie
régulièrement dans ses catalogues depuis le tournage du film Capital, 2000, et dont elle a tiré une
œuvre sérigraphique, Capital Timecodes, en 2001 ? À quoi correspondent ces listes invariablement
minutées à partir de 01:00:00 ? « The timecodes began as a schematic or work product for editing
the films. They are “timecodes” for every image that has been captured by my camera. The location
and action and rough description of the scene. I use this later on for all types of decisions, mainly
being the editing. However although it is a functional device which exists for every film it also
reads like a screenplay of a catalogue of of possible actions, possible locations and possible
scenarios for future films. There is an openness to their use 16
. » Quand on fait le ratio de la durée
des rushes sur la durée effective des films montés, cette flexibilité est toute relative, mais
l’optimisation des reliquats est en nette progrès : 3,286/100e
des rushes sont utilisés dans le film
Capital contre 2,167/100e
dans Los Angeles, en 2004. Heureusement pour la production, Beijing
présente un score très honorable avec 1,4658/10e
d’images exploitées en 2008.
2.
Le cinéma aussi est une industrie et une industrie lourde. Le budget d’une production
hollywoodienne est pharaonique. Les projets sont donc exposés à toutes sortes de pressions et une
volonté bien trempée est indispensable avant même le tournage de la première image. Sans être
hollywoodienne, mais louchant fortement sur les mœurs de la « pègre » cinématographique, la
filmographie de Sarah Morris compte à ce jour douze opus. De Midtown, 1998, à Capital, 2000, elle
tourne en 16 mm. De Miami, 2002, à Beijing, 2008, en 35 mm. À partir de Points on a Line, 2010,
elle adopte la Rolls, ou encore si l’on préfère : la Ferrari du matériel numérique, la caméra Red,
cédant enfin à son cinematographer (chef opérateur ou directeur de la photo en français) attitré,
David Daniel, qui depuis un certain temps ne cessait de reprendre l’argument publicitaire de la
marque pour la convaincre : « Red cameras provide unrivaled resolution for cinema and photo
professionnals ».
Parmi ses films tournés à ce jour, Robert Towne et 1972, tournés successivement en 2006 et
2008 correspondent le plus au genre documentaire. Ce sont aussi les seuls à utiliser du son direct,
enregistré au tournage. Dans le premier, la musique de Liam Gillick, extrêmement prégnante,
d’habitude, s’y fait assez discrète pour ne pas perturber l’écoute du long monologue tourné en
plusieurs séquences. Les nappes musicales n’interviennent en fait techniquement que pour signaler,
crescendo, la fin de chaque séquence et imprimer un rythme à ce témoignage médiocrement
spectaculaire où, malgré le soin apporté à l’editing et au montage, la voix, le déroulement de la
pensée et l’expression du protagoniste ne sont pas toujours très clairs, surtout lorsqu’il tétouille son
cigare.
Robert Towne connaît à peu près tous les aspects de l’industrie du cinéma en tant qu’acteur,
scénariste, réalisateur et producteur. Il a pourtant un regard inquiet et semble avoir du mal à faire
face à la caméra de Sarah Morris. Au début du moyen métrage, il évoque le sort hasardeux du film
Bonnie and Clyde, 1967, d’Arthur Penn, sur le script duquel il fut consulté par son ami Warren
Beatty, acteur principal avec Faye Dunaway, et producteur de l’entreprise. Son avis lui est d’emblée
très favorable, mais il n’est pas partagé par les autres personnes sollicitées. À la sortie du film, les
sceptiques semblent confortés dans leurs réserves, la presse massacre le film, jusqu’à ce que la
critique Pauline Kael renverse l’opinion, influente au point que l’éminent chroniqueur de
Newsweek, Joe Morgenstern, qui avait d’abord éreinté le film, se ravise et publie un mea culpa.
L’anecdote est si fameuse que le Los Angeles Times publie trente ans plus tard un long article sur ce
retournement 17
. Après ce rebondissement, le film fait la une du magazine Time et entre dans la
légende. La critique participe évidemment au jeu d’influences, mais à découvert, contrairement à la
marche habituelle des conspirations, dont Robert Towne parle en connaisseur, pour en avoir fait la
trame de maints scénarios.
« Parallax View, All the Presidents Men, Chinatown, even The Godfather, […] were all based
[…] upon the disparity between the way the establishment said things were, and the way the
filmmakers, and for that matter, an increasing audience, felt they really were, the disparity between
“bring us together”, as Nixon said, and the divisive means that they were using to conceal from
everyone what was really going on, both in the country, and in the world. […] I suppose it had its
origins in the assassination of JFK, […] of Malcolm X, […] of Bobby, and the Vietnam War, and
then of course in Watergate. It finally reached a boiling point with All the President’s Men, where
what was implicit became explicit. And in a strange way, the films that you are asking me to talk
about did their job too well. There was nothing left to expose. »
Au milieu du documentaire, Towne explique pourquoi il refusa le pont d’or qui lui fut proposé
pour écrire l’adaptation cinématographique du roman de Fitzgerald The Great Gatsby [Gatsby le
magnifique] 18
. « I felt that nobody would ever make a good movie out of the Great Gatsby […] and
of course in any case I thought I would just be an unknown writer who screwed up an American
classic and I just didn’t want to do that. »
En tant que scénariste et réalisateur, Robert Towne est pourtant l’auteur de la catastrophique
adaptation du roman de John Fante Ask the Dust [Demande à la poussière], que d’aucuns tiennent
pour le chef d’œuvre de celui qui se considérait lui-même comme le plus grand écrivain de tous les
temps — ce en quoi il n’avait pas tort : car le succès venant tardivement, il se serait découragé
autrement, l’adversité a parfois du bon ! Le projet vient de loin car dans un article paru en 1974 19
Towne décrit lui-même le livre de Fante relatant le destin d’un écrivain comme le meilleur roman
jamais écrit sur Los Angeles. Les hasards sarcastiques de la production l’obligeront toutefois à
quitter la cité du cinéma pour un tournage en Afrique du Sud ! Le film sur Robert Towne et le film
de Robert Towne sortent en 2006 et c’est peut-être ce scénario édulcoré et cette calamiteuse
réalisation qui donnent au scénariste-réalisateur cet air si mélancolique dans le film de Sarah
Morris. Quoique ne citant jamais directement ce qui reste sa dernière expérience de réalisateur, les
allusions y sont nombreuses en effet dans l’entretien filmé. Notamment quand, tout à la fin, il
oppose en quelques phrases les deux métiers.
Le métier de réalisateur : « Your job is to appreciate the situation […]; you just have to
appreciate it very quickly, and very viscerally, in time tell somebody between takes, what you think
and what you feel. […] The fascistic mantle that you have to assume as a director is something with
which I was uncomfortable. »
Le métier de scénariste (se ressouvenant de Bonnie and Clyde) : « I was also keenly aware of
the fact that I was collaborating, that I was part of this huge Rube Goldberg machine that makes up
a movie with 70 or 80 or 90 or 100 people or more, […] that it was a collective enterprise. »
Et en quoi, si c’en est un, le métier d’écrivain se distingue des deux autres : « You become a
writer because you don’t really like to be told what to do, and you don’t really like to tell other
people what to do, you’re really telling it to be a piece of paper. You know basically you’re an
anarchist who wants to control a fantasy world. »
* * *
Gardons à l’esprit que Sarah Morris se tient devant Towne alors qu’il parle. Donc peut-être
décrit-il aussi un peu sa tâche en tant qu’artiste. Néanmoins, des trois métiers cités, c’est de celui de
réalisatrice que Sarah Morris doit se sentir le plus proche, se contentant d’apprécier les situations,
sans intervenir, quand elle filme une ville ou une autre. Accessoirement, il est bien naturel que
Robert Towne vienne juste après le plus glamour de ses films, Los Angeles, tourné pendant la
période d’effervescence de la cérémonie des Oscars. Dans chaque cité, l’artiste s’imprègne du
contexte. La ville est le support de l’expérience, l’expression d’un réel renouvelé à expérimenter
chaque fois. La ville, parce qu’elle est mouvementée. Parce qu’elle est encombrée. Parce qu’elle est
surpeuplée souvent. Parce qu’elle est le théâtre de comportements extrêmes. Parce qu’elle est un
théâtre tout court. Parce que s’y multiplient et doivent s’y arbitrer en permanence les conflits entre
espace public et espace privé, entre comportement social et comportement personnel. La ville, parce
que les intérêts économiques y sont les plus disputés. Parce que les clivages sociaux y sont les plus
marqués. Parce qu’elle est par excellence et par nature centre commercial — soit qu’elle distribue
les centres commerciaux de part et d’autre d’une artère principale (Las Vegas), soit qu’elle repousse
à sa périphérie, comme c’est la tendance, ces agrégats en redéfinissant le contour en expansion à
mesure que se vide les centres des villes moyennes depuis que l’automobile dicte sa loi…
Après New York, Las Vegas, Washington D. C., Miami et Los Angeles, le film Robert Towne
semble s’écarter des portraits de ville dont Sarah Morris dont s’est fait une spécialité. Pourtant un
plafond peint monumental qui lui a été commandé et portant énigmatiquement le même titre
souligne précisément les limites urbaines entre espace public et espace privé 20
. Le sculpteur
américain Dan Flavin confondait volontiers titre d’œuvre et dédicace. Ses compositions en tubes de
néon qui s’adressent à tout le monde conservent presque toujours ainsi, en aparté, la dimension d’un
message personnel. Et si l’on ne s’étonne pas qu’une voie publique porte le nom d’un individu dont
c’est parfois la seule chance d’être repêché par l’histoire, il est plus rare qu’une œuvre de
commande pour l’espace public brouille les pistes en prenant pour titre le nom d’une personne
inconnue sans rapport avec la toponymie, transformant par contrecoup le quidam passant par là en
alter ego de celui dont le nom figure sous celui de l’artiste sur le cartel de l’œuvre concernée 21
.
Mais plus factuellement représentatif de sa réflexion entre public et privé, le plafond de Sarah
Morris se trouve peint dans un espace de circulation new-yorkais dont la particularité est d’avoir été
ménagé en évidant le soubassement d’un bâtiment commandité par une entreprise privée et en le
juchant sur colonnes pour décaler l’accès à la tour en retrait de la rue. Chef d’œuvre de l’agence de
Chicago Skidmore, Owings & Merrill dessiné par Gordon Bunshaft, la Lever House, construite
entre 1951 et 1952, au 390 Park Avenue, au nord de la 53e
rue, est un immeuble emblématique du
centre de Manhattan, ses murs rideaux de verre et d’acier sans ouverture ont largement influencé
l’architecture à venir. Le fameux Seagram Building de Mies van der Rohe, Johnson et Lambert, qui
s’élève au 375, presque en face, mais en retrait de l’avenue et au sud de la 53e
rue, fut achevé six
années plus tard et ne put certainement l’ignorer. L’opportunité d’intervenir dans un tel contexte
était exceptionnelle pour Sarah Morris, comme la taille de la peinture réalisée : 36,5 x 61 m.
Unilever est une multinationale surtout connue pour ses produits d’entretien et de soins à la
personne. Et Lever était spécialisé dans les savons avant sa fusion dans le groupe. Robert Towne
écrivit le film Shampoo de Hal Ashby, mais la coïncidence n’est guère significative. Ce qui l’est
plus, c’est la relative simplification formelle de la composition de Sarah Morris, qui, sans retourner
vers les très descriptifs tableaux de la série Midtown, peints entre 1997 et 2001, se rapproche de ses
Neon Paintings, tel Neon Hollywood Theatre [Las Vegas], 2000, ou Neon Excalibur [Las Vegas],
2001, faisant le lien entre les enseignes lumineuses animées de la séquence d’ouverture du film
Midtown, tournée à Time Square en 1998, et les très kitsch plafonds de Plexiglas colorés de certains
hôtels ou boîtes de nuit aux décors tapageurs, comme il y en a partout et surtout à Miami ou Las
Vegas.
* * *
Munich, München en allemand, se dit Monaco en italien. J’en ai eu un jour la surprise en
faisant des recherches auprès de l’artiste Giuseppe Penone, deux villes on ne peut plus différentes se
confondant alors dans mon esprit sous l’effet du choc. Une chose importante que ne dit pas ce film
sur la cité olympique de Munich m’a justement été révélée par l’artiste italien. Une grande partie du
site olympique a été construite sur des gravats repoussés après la Deuxième Guerre mondiale autour
de la ville bombardée, ceinturée pendant près de trente ans par ces fantomatiques collines
artificielles 22
avant que la grande messe sportive internationale et normalement pacifique ne les
fasse disparaître.
Le film 1972 est construit autour d’un long entretien avec le Dr. Georg Sieber, psychologue
expert en charge du programme général de sécurité de ces Jeux olympiques d’été qui furent
marqués par un attentat du groupe palestinien Septembre noir aux dépens de l’équipe d’Israël, qui y
perdit onze de ses membres.
Sur une musique sautillante, très loin de la sempiternelle bande-son soutenant les images de
catastrophes aux informations télé, le film commence par un long panoramique pivotant du stade au
village olympique. La résille de la toiture suspendue au-dessus des gradins du stade, œuvre de Frei
Otto, étincelle, magique, elle a pénétré l’imaginaire collectif et, comme l’a souligné Frank Gehry,
dont la chrysalide de la fondation Vuitton doit beaucoup à cette exemplaire invention : « Frei Otto
forever changed the way we think about structure and building. […] where others saw mass as the
solution, he offered lightness 23
. » La beauté des infrastructures et leur état de conservation
irréprochable tranchent avec l’histoire sanglante qu’on connaît. Ils perpétuent donc bien
involontairement l’ombre longtemps persistante des collines artificielles dues à la guerre. Si
l’élocution et la pensée de Robert Towne est plutôt vagabonde, celles de Sieber est d’une extrême
clarté. On sent que l’homme a ruminé toute sa vie l’événement d’une journée. L’entretien
commence par des considérations générales sur l’histoire. « Historical truth is only the sum of
subjective perceptions, interpretations and thoughts, which can be checked by comparing dates and
comparing statements and documents. But the real truth remains an ideal a dream, something which
isn’t real… 24
» L’idée n’est pas nouvelle, elle est incontestable. Elle est d’ailleurs en parfait accord
avec la manière dont Morris décrit l’expérience d’imprégnation renouvelée qu’elle a des villes à
chacun de ses projets de films. Après le cours d’histoire vient un cours de stratégie. Sieber explique
comment désamorcer les risques d’émeutes en opposant des policiers pacifistes aux potentiels
agitateurs. « You’ve already lost if you use the force 25
. » Les extraits de films d’archives incorporés
au film de Sarah Morris ne démontrent pas clairement l’efficacité de cette méthode. L’entretien est
tourné dans le bureau du psychologue entrepreneur et dans une voiture conduite par un chauffeur.
Est-ce seulement l’effet du cadrage en contre-plongée ? Le ton, sinon tout à fait les paroles, se fait
davantage péremptoire dans la voiture qui circule lentement dans Munich à mesure que Sieber
circule dans ses pensées. La partie principale de la démonstration du stratège pacificateur porte sur
la démission de la police et de l’armée allemande qui dès les premières minutes se mettent aux
ordres d’Israël, « as if it was hapening somewhere on the Isareli-Palestinian border and not in
Munich 26
. » Un autre panoramique du stade tourné en soirée ou au petit matin intervient alors, suivi
d’un plan fixe où culmine la tour BMW achevée l’année des jeux et qui, avec ses quatre fûts
cylindriques réunis en faisceau, ne va pas sans rappeler l’hôtel Bonaventure de Los Angeles,
maintes fois cité par Sarah Morris par ailleurs 27
. Sieber raconte ensuite comment, mis hors jeu ou
sur la touche, pour rester dans le vocabulaire sportif, il décida de mettre fin à ses fonctions et suivit
le déroulement de la journée à la télévision dans son bureau, puis chez lui. Le job de Sieber était
d’envisager tous les scénarios de désordre et d’agression pour les corriger par anticipation ou s’ils
venaient à se produire, le mot scénario revient très souvent dans sa bouche et l’attentat qui entacha
effectivement la fête olympique correspondait à son scénario n°26. Le film de Sarah Morris est le
portrait d’un homme qui s’est défendu toute sa vie — comme, dit-il, comparaison hardie, le
personnage de Sissi est resté toute sa vie attaché à l’actrice Romy Schneider — contre une
responsabilité imputée à tort et qui a l’honnêteté de dire, pour conclure, que, si ses méthodes avaient
été appliquées, les choses se seraient passées différemment mais n’auraient pas forcément terminé
autrement : « I don’t want to claim that we would have done everything better and that we would
have saved the hostages. But for such a negative result we would not have needed advice from
Israel 28
. » Sieber a l’élégance de ne pas rappeler que, découragés par la confusion qui s’amplifie
toute la journée, des policiers d’élite allemands censés agir à l’aéroport désertèrent leur poste. Il ne
fait aucune allusion à l’extraordinaire rebondissement survenu moins de deux mois après les faits,
les trois terroristes survivants capturés après l’attentat étant échangés à l’occasion d’une autre prise
d’otages, ce qui exempta la justice et la diplomatie allemande d’instruire une affaire « gênante »
pour la réputation du pays. D’où cette remarque : « I don’t think it was conspiracy. I think it was
total incompetence, plain and simple 29
. » Et il ne fait pas de doute qu’il répond alors à une question
de Morris.
1972 fut produit pour l’exposition personnelle de Sarah Morris qui se tint en 2008 au
Lenbachhaus de Munich. Le catalogue publié à cette occasion reproduit l’intégralité du long
témoignage de Georg Sieber. Trois natures d’illustrations l’enrichissent utilement. 1. Un portrait de
l’actrice Romy Schneider en guise de frontispice (le même qui précède le générique de fin du film).
2. Des photos « de plateau » prises dans le bureau de l’intéressé, des vues du site olympique et des
photos de documents d’archives faites dans les archives municipales. Enfin, 3. des photos souvenirs
prises au cours du tournage, dont la première et la plus tautologique voire la plus narcissique est
celle de la camionnette de location frappée au logo de la marque de la caméra professionnelle
utilisée.
Le design graphique de ce petit catalogue a été assuré par l’indispensable Liam Gillick, auteur
des bande-son de tous les films de Morris. L’ouvrage serait parfait s’il n’y manquait pas le
générique du film, mais il apporte une réponse renversante à la présence incongrue, que même un
spectateur distrait ne peut manquer de remarquer, d’une grande figurine de Pinocchio placée
derrière l’homme qui parle, dans toutes les séquences du film tournées dans son bureau. Parmi les
photos de cette salle de commandement, un plan général révèle en effet, en plus du Pinocchio,
l’existence invisible à l’écran d’un panneau laqué blanc entouré d’un fin cerne noir, à la forme
d’une bulle de bande dessinée, placé juste au dessus du bureau du patron. Le mensonge fait-il partie
de l’histoire ? La véridicité historique est au moins une construction dans laquelle entrent presque
autant de fantaisie, de fantasme, de mensonge que dans les fictions. Le film commençait par cet
avertissement, on s’en souvient.
* * *
Selon Sieber : « For military units architecture is insignificant. It’s nothing they think about or
which could influence them 30
. »
Selon le cinéaste Robert Bresson, l’insignifiance est… déterminante. « Si une image, regardée à
part, exprime nettement quelque chose, si elle comporte une interprétation, elle ne se transformera
pas au contact d’autres images. Les autres images n’auront aucun pouvoir sur elle, et elle n’aura
aucun pouvoir sur les autres images. Ni action, ni réaction. Elle est définitive et inutilisable dans le
système du cinématographe 31
. » D’où cette résolution : « M’appliquer à des images insignifiantes
(non signifiantes) 32
. »
Les films d’Ozu racontent des histoires simples avec des images simples, des dialogues
prosaïques et des mouvements calculés qui n’exigent aucun mouvement correspondant de la
caméra, ni zoom optique, ni travelling, ni rotation axiale quelconque. Une barque file sur un lac,
elle traverse le champ, la caméra ne la suit pas. Dans Higanbana [Fleurs d’équinoxe], 1958, un père
de famille vieillissant s’inquiète du mariage de ses filles. Plusieurs séquences insignifiantes
s’infiltrent dans le récit : sur la façade de l’immeuble de son entreprise, des laveurs de vitres
s’affairent acrobatiquement en plan général 33
, puis à l’intérieur des ateliers ; dans un couloir du
même bâtiment un homme passe la serpillière en arrière plan 34
; autre couloir, dans un hôpital, une
cireuse ou un aspirateur apparaissent au bord du cadre, mais au premier plan 35
; la mère d’une amie
de la famille, juste sortie de l’hôpital, rend visite au domicile du personnage principal : en se
faufilant dans un troisième couloir, elle ramasse un balais appuyé sur le mur du fond et le pend à un
clou 36
; peu après, on retrouve l’homme de ménage astiquant son couloir, mais en premier plan 37
…
Toutes ces séquences insignifiantes ont un rapport avec le nettoyage. On ne saurait dire
pourquoi, même s’il s’agit pour le père de famille de mettre de l’ordre dans sa vie. Presque toutes
ont lieu dans des couloirs, espaces de circulation pour marquer des transitions dans la narration.
Insignifiantes ? Alors, que dire de l’importante bouilloire rouge posée par terre dans la salle de
séjour, autre objet-personnage de premier ordre que l’on retrouve tout au long du film et que la
position de la caméra met particulièrement en valeur en s’élevant rarement au-dessus du niveau des
yeux d’un personnage accroupi sur un tatamis ? Consciente ou inconsciente expression du foyer,
c’est aussi un élément fort de la composition. Comme il y a des couloirs chez Ozu, il y en a souvent,
ainsi que de nombreux tunnels et sous-terrains (images de la conspiration), chez Sarah Morris, à qui
la ville éponyme a offert pour le film Chicago un formidable terrain de jeux, entre son Pedway
System et son réseau routier rapide filant sous la voirie terrestre. Le thème des laveurs de vitres
revient en outre dans Chicago, deux fois dans Points on a Line, comme on va le voir, et plus
largement celui du nettoyage : lavage de voiture en ouverture de Miami, blanchiment des dents dans
Los Angeles, astiquage des sols dans Beijing.
* * *
Ma théorie sur la couleur des Ferrari s’en serait trouvée renforcée… Dommage ! Mais la belle
Italienne à laquelle je pense n’en est pas une. C’est une Lamborghini jaune, personnage à part
entière, soumis comme d’autres à une séance de « chirurgie esthétique » dans Los Angeles (et dont
une photo fut longtemps épinglée au mur de l’atelier 38
). Or à l’instar de cette voiture sportive, la
caméra Arri qu’on voit abandonnée sur un siège dans le catalogue Beijing est une grosse cylindrée.
Est-ce le nom donné au type de pellicule utilisé pour le tournage correspondant ? — Une pellicule
Eterna du japonais Fuji. L’image de la caméra est nostalgique, rangée dans son étui, avec les piles
de boîtes de bobines de film qui l’entourent, car Beijing, 2008, est le dernier film de Sarah Morris
tourné en 35 mm. Le suivant, Points on a Line, est réalisé en numérique. L’architecture tient
toujours une place prépondérante dans ses films. Cette fois, c’est la visite de deux maisons
d’habitation hors du commun qui en constitue la trame.
Points on a Line commence par des images insignifiantes de plants de pivoines en fleurs
butinées par des abeilles. On trouve de ces plantes ornementales dans tous les jardins de bon goût.
On trouve aussi leurs fleurs somptueuses qu’ont peintes Hokusai et Manet dans des jardins
minables. Contrairement aux autres films de Sarah Morris, celui-ci est de bout en bout tourné à la
campagne et il se déroule dans un climat d’une grande quiétude. Pourtant il met en scène un conflit
opposant un architecte superlatif, ancré à Chicago, et un prix Pritzker, New-Yorkais invétéré, qui
reconnut toujours l’influence du premier avant de se mettre à son service. Le second fut un grand
collectionneur d’art contemporain. Le premier influença un mouvement majeur de l’art du XXe
siècle et tout l’art qui suivit : le minimalisme, auquel Morris sait ce qu’elle doit. Par l’effet de leur
protection par le National Trust for Historic Preservation, ces maisons individuelles n’ont pas
seulement changé de propriétaire, elles sont devenues des espaces ouverts au public. Elles ont été
construites à quelques années d’écart, la première, non loin de Chicago, la seconde non loin de New
York. Parce que l’histoire est compliquée : la première, la Farnsworth House (Plano, Illinois), n’est
pas tout à fait la première, elle fut construite en 1950, et la seconde, la Glass House (New Canaan,
Connecticut), ne saurait lui disputer ce rang, même si elle a été construite une année avant. La
relation entre les deux architectes, Ludwig Mies van der Rohe (1886-1969) et Philip Johnson (1906-
2005), est aussi délicate. Ils se rencontrent pour la première fois en 1928. Alors que le riche
Américain Johnson sillonne l’Europe à la recherche d’une vocation, il découvre la maison
Tugendhat construite à Brno, République tchèque, par son aîné, qui conçoit une partie de son
mobilier. Il en est profondément impressionné. Notamment par la baie vitrée qui tient lieu de mur
dans le salon et peut se dérober en coulissant vers le bas, comme les vitres latérales d’une
automobile. À partir de 1929, Johnson fonde et finance le département d’architecture du Museum of
Modern Art de New York, en préfiguration, dont il sera le directeur et mécène de 1930 à 1936, puis
de 1946 à 1954, quand ce département s’élargit au design. En 1930, il commande à Mies
l’aménagement de son petit appartement new-yorkais39
, où entrent des meubles créés par ce dernier
pour son pavillon allemand de l’exposition universelle de Barcelone de 1929. En 1932, après des
mois d’excursions, Johnson et Henry-Russel Hitchcock cosignent le livre The International Style:
Architecture Since 1922 40
et la première exposition d’architecture du MoMA 41
, laquelle réunit sur
ce thème quatorze architectes, les plus largement représentés desquels étant Le Corbusier et Mies.
En 1940, Johnson se décide à entreprendre, à trente-quatre ans, des études d’architecture à Harvard,
où il a Breuer 42
comme professeur et Gropius comme directeur. En 1947, Johnson programme une
exposition personnelle de Mies au MoMA où figure une maquette de la Farnsworth House 43
. La
Glass House de Johnson est construite en 1949, mais sur des dessins de 1946-1947. C’est du moins
ce que prétend l’architecte 44
. En fait, l’influence de Mies se fait ressentir dès la première maison
qu’il construit pour son usage personnel en guise de diplôme de fin d’études d’architecture sept ans
plus tôt 45
. Et des dessins d’étudiants de 1941 attestent cette tendance. Pourtant il faut noter que la
remise agricole qu’il construit dans un style différent dans le domaine familial en 194446
anticipe
son tardif tournant postmoderne — comme si, presque toute sa vie, Johnson avait essayé de refouler
l’influence de Schinkel et Persius, son disciple, donc du XIXe
siècle allemand, pour mieux cultiver
celle de Mies. En 1954, Mies, qui a déjà construit les jumeaux Lake Shore Apartments, 1948-51, à
Chicago, lui propose d’entrer dans l’aventure new-yorkaise du Seagram Building — pour lequel le
commanditaire, avait déjà demandé conseil à Johnson… quant au choix de l’architecte ! Dans un de
ces numéros d’autodérision qui n’en sont pas, dont Johnson est coutumier, celui-ci explique
pourquoi : « The reason I got into the Seagram project was that they thought he ought to have an
interpreter who was on his side, but a person who was a little more able to talk English and had
experience as an architect, at least slightly [… ] and all he wanted to do was to have a draftsman or
executor who would carry out things the way he wanted 47
. » Peu après avoir remporté le marché
convoité, un éclat se produit à la Glass House, où Johnson invite régulièrement à travailler Mies et
Phillys Lambert, fille du commanditaire, très impliquée dans le projet. « Mies hadn’t seen the Glass
House at night. And after dinner [… he] was going to stay in the guest house. At about 10:30, he got
up and said, “I’m not staying here tonight. Find me another place to stay.” He talked quietly when
he was really angry. And I laughed ? And about ten minutes later he said, “I don’t think you
understood. I’m not staying in this house another minute and you’ve got to find me a place to
stay.” 48
» Le pavillon des invités, indépendant, mais distant de quelques mètres de la Glass House,
présente une décoration tout sauf minimaliste. Johnson chercha longtemps une explication à cet
emportement, mais il se rend à l’évidence : « I just think he felt that my bad copy of his work was
extremely unpleasant 49
. » Mies ne le ménagea pas à ce sujet. On sait qu’en d’autres circonstances il
qualifia de « hot dog stand » la maison de verre de Johnson. La colère d’un maître incontesté peut
laisser des blessures, mais Johnson n’en conserva pas moins ses bureaux au Seagram Building
jusqu’à la fin de ses jours. Dans l’une des premières pages de la monographie publiée à l’occasion
de ses soixante ans, il salue « Alfred H. Barr, historian of art, Henry-Russell Hitchcock, historian of
architecture, for molding my artistic judgement in my youth and for their continuing influence » et
il poursuit avec une encore plus touchante humilité en remerciant « Mies van der Rohe, for teaching
me, successfully or unsuccessfully, basic principles of the art of architecture50
». Quelques pages
plus loin, dans la liste de ses travaux, il a aussi la modestie de citer le restaurant Four Seasons pour
seule contribution au chantier du Seagram Building en 1959.
Sarah Morris choisit de construire son film en commençant par la maison de verre de Johnson.
Parmi les pivoines et une autre série de séquences anecdotiques et presque aussi insignifiantes sur la
barrière d’entrée du domaine, sur l’aspirateur de piscine, sur la tondeuse autoportée, etc., elle
introduit des plans sérieux sur les rayons de la bibliothèque d’architecture du propriétaire, dont elle
extrait l’édition originale du livre coécrit avec Hitchcock. On remarque en passant le mobilier signé
Gehry, Bertoia et la Barcelona Chair, du mentor Mies van der Rohe, — des icônes du design que
leurs éditeurs finiront par rendre insupportables tant on dirait maintenant que dans le monde entier
leur choix s’est imposé par soustraction pour éviter cette terreur des nantis : la faute de goût.
Des archives de Johnson, Morris extrait trois types de documents représentatifs de la
personnalité de l’architecte. 1. La liste d’invités à une réception du 6 juin 1981 (pour laquelle
avaient confirmé James Rosenquist, Frank Stella et madame, Andy Warhol, Frank Gehry et
madame, Oldenburg et madame, le critique Calvin Thomkins, John D Rockfeller, le troisième du
nom… mais pas Willem de Kooning, Robert Rauschenberg, William Rubin ni George Segal…).
2. Des photos prises lors de ces fêtes (où David Whitney, le compagnon de Johnson, tient un rôle
important 51
) et une photo connue de Johnson parlant avec les mains devant une Phyllis Lambert
hilare et un Mies attentif et souverain. Enfin, 3. des factures sont étalées : une de Warhol datée 2
décembre 1974 : « 2 paintings.....$34,000.00 », pas de détail ; une de la galerie Leo Castelli datée 17
octobre 1981 pour la vente d’un Chamberlain, H.A.W.K.E., 1959, à 60 000 $.
Un détail ne pouvait échapper à Sarah Morris sur le bureau de l’architecte : ses lunettes et ses
deux répertoires rotatifs, ses « Rolodex » — Johnson s’en serait il inspiré pour concevoir
l’ingénieux système de cimaises pivotantes de sa galerie de peintures ? —, où les noms d’artistes,
d’architectes et de personnalités de la jet set voisinent avec le numéro de téléphone de Federal
Express ou celui d’un traiteur asiatique, et qui affichent, selon, un chercheur « son réseau
d’influences comme une construction plus formidable que n’importe lequel des bâtiments qu’il a
créés 52
. »
La Glass House continue de fasciner ceux qui n’y furent jamais invités. Ceux qui n’ont pas
connu le rite social dont elle était le théâtre. Peu avant Sarah Morris, l’artiste James Welling fit
plusieurs pèlerinage à New Canaan. Il en rapporta toute une série de photographies aux couleurs
irréelles de la Glass House, en même temps qu’il réalisa un reportage plus réaliste consacré à… La
maison de verre de Pierre Chareau, achevée à Paris dix-huit ans plus tôt, soit un an avant la
publication du livre International Style où (trop tard ?) elle n’est pas citée !
Le domaine de New Canaan compte un certain nombre de dépendances autour de son plus
fameux bâtiment. Le film de Sarah Morris présente rapidement le pavillon des invités (la Brick
House, achevée peu de temps avant la Glass House), le pavillon sur l’étang, 1962, et le Studio,
1980, qui abrite la bibliothèque. Il s’attarde un peu plus sur la galerie de peintures, 1965, pour
montrer les cimaises mobiles en rotation sur un axe central, où défilent des œuvres de Frank Stella,
dont une, Darabjerd I, 1967, dans laquelle la peintre Sarah Morris peut se reconnaître, et un portrait
de Johnson par Andy Warhol de 1972. Le film esquive les autres folies postmodernes. Le plan fixe
d’extérieur sur le Studio s’arrange même pour cacher le pavillon Da Monsta, de 1995.
Après une incontournable et prosaïque séquence sur des laveurs de vitres — pas tout à fait aussi
« insignifiante » ici que chez Ozu, forcément —, la visite se termine de nuit. Est-ce pour évoquer
l’altercation avec Mies ? Puis vient une longue transition tournée dans le restaurant Four Seasons
du Seagram Building, dont Mies céda donc la conception à Johnson, et où ce dernier eut une table
réservée à perpétuité. La fébrilité confinée des cuisines contraste avec l’ambiance feutrée, la
lumière tamisée, la hauteur phénoménale du plafond et les espaces généreux de la salle de
restaurant, qui ne reçut jamais les tableaux commandés au peintre Mark Rothko. Une brève
séquence montre le parvis du Seagram et laisse apercevoir dans le hall la sculpture Balloon Dog
(Orange), 1994-2000, de Jeff Koons, vendue peu après au prix record de 58 405 000 $. La mise en
scène d’un distingué fumeur de cigare anonyme rend hommage à Mies, qui utilisa souvent l’ébène
de macassar dont sont faites les plus belles boîtes à cigares et qui était un grand amateur de ceux-ci.
Un portrait photographique du maître se glisse dans cette scène complètement fabriquée. Un canard
vient ensuite brièvement s’égarer dans l’entrée d’un des deux immeubles des 860-880 Lake Shore
Drive de Chicago, qui s’ils étaient superposés atteindraient la hauteur du Seagram, altitude à
laquelle on ne saura jamais si le palmipède qui s’envole hors-champ osa s’aventurer. (Des rushes
dont sont extraits cette séquence sont exploités dans le film Chicago qui sort un an après Points on
a Line.)
Après quoi l’on découvre la Farnsworth House, où l’on arrive deux fois : de nuit d’abord, puis
de jour. Dans la scène de nuit sont incorporés des photos d’archives de la maison en noir et blanc et
des extraits de documents juridiques portant connaissance de la plainte déposée par Mies à
l’encontre de son commanditaire, Edith B. Farnsworth, qui réclama à l’architecte le remboursement
d’un dépassement de 33 872,10 $ alors « qu’elle était informée avant la construction que la maison
coûterait substantiellement plus de 40 000 $ 53
». La séquence de jour est précédée par un long
travelling latéral tourné à la fenêtre d’un train ou d’une automobile. Une autre équipe de laveurs de
vitres assure le « glissement » vers la fin du film, ponctuée de plans rapprochés sur l’équipement de
cuisine, inutilisé et démodé malgré sa modernité, et dont la netteté impeccable renvoie plus que
toute autre vue d’intérieur l’image désolée de stérilité d’une maison splendide, parfaitement
entretenue, mais inhabitée et transformée en musée. Le film se termine sur des vues du jardin
grouillant d’oiseaux, dont le flou ajoute à l’insignifiance.
La maison de Johnson est ostensiblement transparente à l’exception du cylindre de la salle de
douche qui fait l’effet d’une grosse cheminée de bateau encastrée dans le parallélépipède vitré. La
maison de Mies van der Rohe est dotée de rideaux au splendide tomber vertical. Ceux du restaurant
Four Seasons font des vagues. La question des rideaux est un sujet sensible pour Mies 54
. Selon
Johnson, sa préférence pour la soie sauvage et les matériaux précieux a pu causer le refus de son
admission au Congrès international de l’architecture moderne (CIAM) 55
.
Une photographie d’Irving Penn de 1955 que ne reprend pas Morris montre les deux associés
autour de la maquette du Seagram. Mies s’impose au tout premier plan en regardant l’objectif avec
insistance. Johnson se tient en retrait, tourné de profil, le visage caché par la main qu’il porte au
menton, derrière la maquette de la tour qui lui rase le nez. Dans ces années-là, Mies, se met à
ressembler à Oscar Niemeyer — on serait tenté de dire le contraire car l’architecte brésilien aura
pour longtemps le privilège de l’âge 56
. À la fin de sa longue vie, Philip Johnson chausse des
lunettes proches de celles de Le Corbusier 57
, celles qu’on a aperçues dans le film près de ses
répertoires rotatifs.
* * *
À l’exception de Robert Towne et de 1972, les films de Sarah Morris se regardent comme on
tourne les pages d’un magazine : un magazine de voyage pour le cas de Miami et Rio, un magazine
« people » pour Los Angeles, le magazine AD pour Points on a Line, mais pas de pornographie
malgré une séquence tournée au siège de Playboy, dans Chicago, à moins d’ailleurs qu’il ne faille
en voir partout, comme le suggère l’artiste : « There is also the use of Bois de Boulogne in Strange
Magic. For that matter all of the films could be seen as a capitalist lexicon of pornography…
perfume, architects, actors, buildings, cars and so on 58
. »
Ce ne sont pas des documentaires — « I am not interested in documentaries I don’t believe in
any form of objectivity 59
», confie Sarah Morris, le propos artistique de ses projets leur conférant,
aux yeux des personnes filmées, une sorte d’innocuité telle que la réalisatrice peut tourner dans des
situations auxquelles aucun journaliste n’aurait accès. Ce ne sont pas des fictions — même si
l’auteur s’intéresse à ces personnes comme à des personnages : « using characters that exist as
fictive possibilities or narrative possibilities, […] using reality as fiction 60
». Ni docus ni fictions,
ces films ne relèvent pas du cinéma expérimental, ce sont plutôt des diaporamas. Quand ils furent
présentés hors concours au 65e
festival de Locarno en 2012, ils parurent certainement atypiques,
même s’ils entraient dans la section « Histoire(s) du cinéma ». Et même si la réalisatrice obtint tous
les passe-droits nécessaires pour filmer la cérémonie des Oscars, même si les équipes dont elle
s’entoure sont de premier ordre, même si les budgets de production sont devenus considérables et
même si la durée de ses films s’est significativement allongée (Midtown, durait un peu plus de 9 mn
et seize ans plus tard Rio atteint presque 90 mn), les créations cinématographiques de Sarah Morris
n’ont rien de commun avec les très diverses productions hollywoodiennes et moins encore avec
celles de Bresson ou d’Ozu.
3.
Dans l’un des tableaux de sa première période intitulé Fishnets (Legs Crossed), 1996 — très
proche de l’esthétique d’un Gary Hume, lui-même certainement redevable à celle d’un Patrick
Caulfield, leur aîné —, les bas résille qui épousent les jambes croisées d’une femme
confortablement assise dans un fauteuil font déjà penser au grillage métallique de la Diamond
Chair, 1952, de Harry Bertoia 61
dans laquelle elle est du reste peut-être installée, mais la peinture
ne le dit pas. Elle est elliptique. Elle est figurative, mais elle dénature l’image d’origine en la
réduisant à quatre couleurs sans nuance et en extrayant le sujet principal pour le placer en
apesanteur dans un grand à plat vert. L’entrelacement des mailles du filet forme des courbes de
niveau qui se détachent par rapport à la platitude de la couleur. Mais deux torsions suffisent : celle
des jambes et celle des mailles, le déhanchement qu’entraînent les jambes croisées n’est pas
perceptible car la composition centrée est coupée au-dessus des fesses. La grille qui a si fortement
préoccupé voire caractérisé l’art américain est ici triviale et tout sauf abstraite et cela continue avec
trois tableaux peints l’année suivante : Aluminum Fence ou Horizontal Binds ou encore Bathroom
Floor (blue), 1997. Le grillage d’Aluminum Fence est représenté frontalement selon sa fonction
séparatrice : il appartient au réel, mais, artefact d’une extrême simplicité, il est l’expression de ce
concept. Accroché au mur, il nous place de l’autre côté du fond rouge uniforme sur lequel il se
détache. Cette disposition simplifiée est abandonnée dans les deux autres tableaux que je viens de
citer, où les vues de biais replacent les objets décrits dans l’espace perspectif et atténuent
proportionnellement l’acuité de leur fonction. Le grillage reste un grillage. Le store vénitien et le
carrelage de salle de bain sont des tableaux abstraits respectant le code perspectif constitutif de
notre expérience visuelle du réel. Le grillage est évident comme grillage, mais pas comme tableau.
Le store et le carrelage ne sont plus évidents comme tels, mais ils le sont devenus comme tableaux
et comme tableaux abstraits en particulier. Il n’y a rien de plus évident comme tableau qu’un tableau
abstrait. En rompant les ponts avec le réel observé, la question de la représentation ne se pose plus.
Et le tableau fait toujours de l’œuvre d’art un objet en plus. Un objet qui nous tient à distance : en
respect. Et devant lequel, tout discours peut devenir oiseux. Car, pour peu qu’on s’y attarde, son
évidence cesse d’être évidente pour devenir étourdissante.
Quand un ouvrage consistant en un long entretien de Sarah Morris s’intitule You Cannot Trust a
Surface 62
, l’avertissement semble donner la réplique à Magritte et à Rauschenberg, le premier niant
les apparences en soutenant : « Ceci n’est pas une pipe », le second affirmant contre toute
vraisemblance : « This is a portrait of Iris Clert if I say so » — le premier en formant
laborieusement les lettres cursives de La Trahison des images, 1929, le second en dictant
simplement un télégramme le 15 mai 1961. (Progression naturelle dans la dématérialisation :
Magritte peint des lettres, Rauschenberg ne les écrit plus, enfin l’ouvrage sur et avec Morris prend
la forme d’un CD audio ; dans un autre ordre d’idées, le père de Mies van der Rohe était maçon et
tailleur de pierre, et le père de Johnson était juriste, travaillait fort peu, mais plaçait bien sa fortune.)
S’il faut se méfier des apparences, mieux vaut se soumettre aux évidences, d’où l’expression « se
rendre à l’évidence » : faire reddition.
* * *
Pascal est on ne peut plus limpide en prenant l’exemple de l’évidence « géométrique » : « La
géométrie […] ne définit aucune de ces choses, espace, temps, mouvement, nombre, égalité […]
parce que ces termes-là désignent si naturellement les choses qu’ils signifient […] que
l’éclaircissement qu’on en voudrait faire apporterait plus d’obscurité que d’instruction 63
. » « [Le]
manque de définition est plutôt une perfection qu’un défaut parce qu’il […] vient […] de leur
extrême évidence, qui est telle qu’encore qu’elle n’ait pas la conviction des démonstrations, elle en
a toute la certitude 64
. »
Ainsi l’auteur des Pensées — titre évident pour un ouvrage de philosophie — apostrophait-il
Kant par anticipation en se moquant : « […] il n’y a rien de plus faible que le discours de ceux qui
veulent définir ces mots primitifs. […] Il y en a qui vont jusqu’à cette absurdité d’expliquer un mot
par le mot même. […] On ne peut entreprendre de définir l’être sans tomber dans cette absurdité.
Car on ne peut définir un mot sans commencer par celui-ci : c’est, soit qu’on l’exprime ou qu’on le
sous entende 65
. »
Car on comprend Kant quand il écrit : « Est beau ce qui plaît universellement sans concept 66
. »
Ou encore : « il ne nous est pas toujours nécessaire de comprendre par la raison tout ce que nous
observons 67
[…]. » — Et tant mieux, puisque l’évidence n’est pas compréhensible. Mais le
Prussien semble tomber sous le coup de la critique pascalienne (et sous celle de Montaigne qui
l’inspira), et un lecteur sans boussole académique le suit moins aisément ou pas du tout quand il
écrit : « Si l’on veut définir ce qu’est une fin, d’après ses déterminations transcendantales (sans rien
présupposer d’empirique comme, par exemple, le sentiment de plaisir), on dira qu’une fin est l’objet
d’un concept pour autant que ledit concept est considéré comme la cause de cet objet (comme le
fondement réel de sa possibilité) ; et la causalité d’un concept relativement à son objet est la
finalité 68
. » L’obsession transcendantale le rend redondant. Son souci de précision le rend obscur.
Passé un cap assertif, sa phrase se retourne sur elle-même pour nuancer ce qu’elle vient d’énoncer,
pour rembobiner le fil de la pensée et examiner les failles ou les ambiguïtés de ses commencements
à coup de parenthèses.
Et, moins d’un siècle plus tard, ce pli intellectuel 69
poussera Nietzsche à ironiser : « J’ai connu
des savants qui tenaient Kant pour profond 70
», Kant qu’il considère avec Leibniz comme l’un des
« deux grands freins de la probité intellectuelle en Europe 71
! »
Pour revenir à notre sujet, dans son texte déjà cité sur Sarah Morris, Bettina Funcke n’a pas tort
de souligner qu’il n’avance pas à grand chose de dire, comme Adorno : « It is self-evident that
nothing concerning art is self-evident anymore 72
. » C’est soit dépassé, soit du pur verbiage : un
truisme de la plus évidente espèce (si ceci n’était déjà un truisme en soi). Le concept d’évidence a-t-
il une finalité ? Voilà quelque chose (concevons l’évidence comme une chose) d’impossible à
trancher…
* * *
Store ou carrelage, verticalement et horizontalement, c’est étonnant comme les légers
décalages, qui nous font prendre de biais le réel, et qui devraient donc, tels des satellites retournant
dans l’atmosphère, nous aider à y pénétrer plus aisément, servent à Sarah Morris pour entrer dans
l’abstraction. Car c’est exactement cette stratégie, cet angle d’attaque qu’elle adopte quand en 1977
elle commence à s’inspirer des façades d’immeubles pour sa série Midtown. S’il y a des exceptions,
si la grande peinture murale réalisée à l’I.C.A. de Boston en 1999 est délibérément frontale, c’est
parce qu’elle reprend la structure sinon le chromatisme des panneaux lumineux de Time Square
filmés frontalement, avec lesquels s’ouvre le film en question. Autrement, comme, étant données
leurs tailles, les buildings sont forcément vus de biais, en contreplongée depuis la rue, les tableaux
présentent toujours à cette époque un plan unique et sans ancrage au sol, donc en décalage avec le
plan de la toile : des plans de biais qui s’amenuisent en s’étirant vers un ciel invisible,
conformément au cliché (bien ancré, lui !) de la « ville verticale ». (Mais imaginer une ville qui
serait verticale sans être horizontale est aussi absurde que de dissocier temps et espace. Toute
« skyline » est horizon. Et c’est tout aussi absurdement que l’expression « downtown » s’est
imposée pour désigner les quartiers d’affaires à plus forte concentration de gratte-ciel aux États-
Unis, sur le modèle de l’environnement de Wall Street qui est down Manhattan, soit : au sud de la
presqu’île. À Houston, par exemple, ce qu’on appelle downtown est un médiocre îlot central planté
au milieu d’un vaste terrain vague, sans plan d’urbanisme apparent.)
Quand en 1998, Sarah Morris peint un tableau Midtown intitulé Lever House ou Seagram, elle
reprend scrupuleusement les grilles existantes et un œil exercé ne peut s’y tromper. Très peu de
chose distingue pourtant les lignes épurées des façades de deux immeubles de style international :
ces deux exemples-phares ayant inspiré de nombreux avatars anonymes disséminés partout dans le
monde — tel ce Novotel (Nice), peint la même année par Morris. C’est donc comme si l’artiste se
donnait pour but d’exercer notre sens critique, comme si, pour elle, toute la vraie différence n’était
(plus) que dans la grille. Les proportions sont scrupuleusement respectées, seuls sont subjectifs la
mise en couleur et le choix de souligner ces grilles avec un cerne épais, pour mieux nous les
imprimer dans la mémoire, et pour pimenter cet amusant jeu éducatif en éliminant les détails, pour
nous tenir à distance du tableau sans nous en faire perdre l’essentiel, comme la masse des
immeubles réels nous tient en retrait pour mieux pouvoir en embrasser une vue d’ensemble disputée
par la densité urbaine.
Malgré la rigidité et la rigueur géométrique de leurs montants métalliques, aucune de ces
déformations involontaires que l’emploi du verre introduit forcément dans la grille des façades
d’immeubles modernes n’est reproduite dans les tableaux. Ces « imperfections » qui disparaissent
avec du recul n’ont pourtant pas échappé à Sarah Morris, qui en restitue le phénomène dans son
film. Elles sont aléatoires, comme l’est un peu la ville, malgré tous les efforts de planification.
Malgré tous les efforts tendant à sa parfaite planéité, une plaque de verre industriel n’est jamais
aussi impersonnelle que l’est par essence la géométrie vers laquelle elle tend. Même si elle
parvenait à l’invisibilité d’un plan parfait, son montage sur la grille métallique exerce
inévitablement les pressions entraînant sa déformation. Ces formes molles que produisent les
déformations à l’intérieur de la grille, Sarah Morris les élimine de ses tableaux comme des
anomalies. Et c’est à cette fantasmatique perfection mentale, que coopèrent la simplification
graphique, l’absence de matière et l’absence de trace de pinceau sur ses tableaux — l’utilisation
d’une laque brillante pour bâtiment (l’artiste tient à cette précision dans les légendes de catalogues
ou les cartels d’exposition) pour peindre ceux-ci multipliant toutefois les risques de reflets et
reproduisant d’une certaine façon à l’intérieur de la salle d’exposition le phénomène indésirable
constaté à l’extérieur sur les murs rideaux des buildings de référence.
Avec la série Midtown, on bat les cartes de ce jeu de société. L’architecture n’est en effet rien
d’autre qu’un jeu de société. La grille, entrelacement de verticales et d’horizontales dévoyées par la
perspective, divise les plans en élévation et multiplie les parallélogrammes comme autant de cases à
remplir de couleur entre les cernes les déterminant. En vérité, sans perturbation de l’orthogonalité
par la perspective, la représentation vacillerait. Un dessin d’élévation architecturale est en effet une
vue de l’esprit. Ce qui le rend difficile à lire pour un profane. Les photos frontales de Walker Evans
sont des vues de l’esprit. Elles déréalisent ce qu’elles prétendent montrer avec le moins de
subjectivité possible. Pour voir un immeuble frontalement à l’œil nu, il faut soit léviter soit avoir
accès au niveau intermédiaire de l’immeuble d’en face — s’il existe. Même si les titres des tableaux
de Sarah Morris font chaque fois référence à des noms d’immeubles, on n’y « verrait » pas des
buildings s’ils étaient représentés schématiquement selon cette vue frontale idéale, qui pourtant
restituerait exactement l’orthogonalité de leurs lignes.
Quand Gio Ponti et Pier Luigi Nervi dotent leur Torre Pirelli, Milan, 1956-60, de larges pans
coupés, ils accélèrent la perspective. Quand Gropius, l’historique rival de Mies, et les autres
architectes associés du PanAm (aujourd’hui MetLife) Building, New York, 1960-63, plantent cet
immeuble sur Park Avenue, bien que s’inspirant du grattacielo italien, ils en bouchent la
perspective, huit blocs au sud du Seagram, au numéro 200. À Milan, l’environnement est dégagé et
l’on tourne assez facilement autour du bâtiment, multipliant les vues de biais. À Manhattan, la tour
a beau être près de deux fois plus haute, l’entour est beaucoup plus contraint et le plan de ville au
carré n’admet aucune exception. La vision du bâtiment est donc très restreinte et
exceptionnellement frontale depuis Park Avenue à une certaine distance. Puis, plus on s’en
rapproche, plus le plan vertical se rabat, la base paraissant bientôt à notre portée tandis que le
sommet semble se tenir en retrait, comme s’il reculait inexorablement. Donc même cet obstacle à la
perspective urbaine se soumet à la perspective naturelle.
* * *
À la jonction de la série Midtown et de la suivante, le tableau intitulé The Luxor (Las Vegas),
1998, constitue une exception abstraite aux vues de biais et à cette perspective naturelle qui nous
rattache au réel. Avec ses cases rectangulaires horizontales et ses cernes blancs, on pense aux
nuanciers de marchands de couleur et implicitement aux Farben de Gerhard Richter 73
, mais comme
Sarah Morris l’a fait exprès dans une série de portraits « mondains » commencée la même année, où
figurent mannequins vedettes 74
et artistes 75
, la grille n’est pas ici exactement ajustée au format du
tableau. L’alignement est correct sur les bords gauche et supérieur, mais les cases sont rognées sur
les deux autres côtés, suggérant qu’il s’agit d’un fragment.
Après quoi, très vite, avec la série Las Vegas, d’autres obliques viennent contrarier le plan de
biais dominant. Et quand deux plans caractérisés chacun par leur trame régulière viennent à se
croiser, aucune distorsion ne se produit, pour nous rappeler l’imperfection des vitres voilées
évoquée plus haut, aucune moirure n’interfère, comme cela arrive immanquablement en
photogravure. Quand deux façades d’immeubles se superposent, elles sont transparentes. Les murs
rideaux n’ont jamais mérité cette dénomination mieux qu’ici. Le règne des parallélogrammes cède à
la concurrence des triangles.
Avec la série Capital, Morris rompt avec le plan pour s’adonner à l’illusion volumétrique. Les
façades deviennent faces et elles prolifèrent. Les cernes deviennent barreaux de cages en écho à la
séquence du film éponyme montrant des employés chargés du tri manuel du courrier derrière leur
casiers transparents en fil métallique.
Avec la série Pools, sous-titrée Miami, les axonométries se complexifient encore. Plusieurs
couleurs de cernes peuvent intervenir. Et quand le cerne blanc est utilisé il vient se superposer avec
parcimonie à l’imagerie prismatique. La taille des cases devient en outre de plus en plus irrégulière.
La série Los Angeles présente de nouvelles mutations. La grille se fait frontale comme l’atteste
le réseau dominant de lignes parallèles aux bords du tableau. L’hexagone s’impose et l’on pense
moins aux cellules d’une ruche qu’à la répétition d’un logotype d’entreprise tant cette forme
géométrique est prisée, car sans doute positivement connotée dans les affaires. Quand l’hexagone
devient octogone, c’est l’emblème de la Chase Manhattan Bank — dont l’entrée d’un immeuble
faisait déjà l’objet d’un des plus longs plans fixes de Midtown —, qui vient à l’esprit. Un signe
graphique qu’aurait pu créer Sarah Morris, même lorsqu’il se déclina en quatre couleurs. Un signe
fortement typé, adopté par la banque dans les mêmes années soixante ou l’octogone du panneau de
signalisation routière STOP s’est imposé internationalement. D’ailleurs, comme le souligne le
critique Martin Herbert, c’est une autre métaphore routière qu’inspire cette forme géométrique : « if
read figuratively [they] recall the geometric halation effect which arises when car headlights are
photographed out of focus 76
. » Car derrière la caméra, Sarah Morris use régulièrement de ce
toujours séduisant effet d’optique. Séquences parfaites en guise de transition, donc
« insignifiantes » entre toutes, parce qu’abstraites…
* * *
En tant que manifestations physique et mathématique ordinaires, une grande neutralité devrait
être attachée aux couleurs comme au répertoire géométrique élémentaire, mais formes et couleurs
passent et se démodent, telles les plantes d’appartement. Ainsi l’orchidée a supplanté le cyclamen et
le Monstera Deliciosa ou faux Philodendron, si cher à Matisse, a connu une longue éclipse pour
revenir aujourd’hui dans les opulentes compositions de fleurs coupées qui rehaussent… les lobbies
des grands hôtels. Ces phénomènes cycliques sont particulièrement marqués en décoration. Jim
Isermann puise ainsi dans une panoplie kitsch et saturée. S’il rejoue les partitions tardives de
Vasarely et d’Yvaral, c’est que le revival est mûr et c’est aussi pour pointer le pouvoir oppressant de
leurs puzzles illusionnistes. Les tableaux de Sarah Morris sont eux aussi très marqués, mais les
années soixante et soixante-dix n’y affleurent pas avec autant d’insistance, même si leurs sources
architecturales appartiennent principalement à ces décennies et à la précédente. Au reste, il est
difficile de trouver pour ses tableaux une correspondance avec l’histoire récente des styles. Et il
n’avancerait pas à grand-chose de dire qu’ils eussent pu être peints à une autre époque 77
. Or, dans
ses pérégrinations planétaires, au détour d’une station de métro, dans un couloir d’aéroport, dans le
lobby d’un grand hôtel, justement, dans les allées d’un centre commercial, dans un parking public,
dans la cour d’un bâtiment administratif, au fronton d’une salle de spectacle, sur les murs ou dans
les bassins d’une piscine, dans le hall d’un immeuble de luxe, dans l’atrium d’un centre d’affaires,
dans tous ces lieux où l’on ne fait que passer, l’artiste a certainement aperçu, comme vous et moi,
de ces œuvres abstraites pathétiques, dont la gamme colorée soit blafarde soit criarde le dispute à la
médiocrité de la composition géométrique, et qui — en cela elles sont parfaites dans ces lieux de
passage où on les trouve pour aussitôt les laisser derrière soi — ne soutiendraient pas une inspection
critique prolongée. Eh bien ! si les tableaux de Morris sont à la fois contemporains et sans âge, c’est
aussi parce qu’ils soutiennent avec brio tous ces défis manqués depuis les années cinquante, et
qu’ils le font sans s’éloigner vraiment des recettes éventées de cette « abstraction officielle ». C’est
pour cette raison qu’ils sont si fortement typés : évidents, mais pas simples à appréhender, ni
« régressifs » ni prospectifs, détachés, mais issus de l’immersion dans l’environnement urbain.
Martin Herbert poursuit ainsi la liste de leurs contradictoires caractéristiques : « The paintings […]
are complexly Janus-faced : excitable and exciting, beautiful and banal, subtle and shallow, flipping
up imagery germane to the city while constantly shrugging their shoulders, narrowing their eyes and
telling you that what you think you saw was just a trick of the light 78
. » Voilà au moins une chose
pas ordinaire, les tableaux de Sarah Morris sont solidement charpentés : ils ont des épaules, des
yeux et une bouche pour parler. L’artiste ne prétend pas nous mener en terrain inconnu, mais elle se
décrit comme immergée dans le système — précédé de l’article défini au singulier, ce terme est
hautement invasif et inquiétant — et dans le spectacle urbain.
* * *
Les cernes de la série Midtown avaient déjà transformé les fenêtres des buildings en autant de
cases à remplir de couleur. Ceci dit pour simplifier exagérément, car aussitôt l’artiste soutient : « I
am making a virtual architecture. The world does not offer me images but social forms 79
. » La série
Origami ne tire pas son nom d’une ville ou d’un film. Elle joue sur tous les plans à la fois. Et elle
constitue en passant une métaphore de la… platitude ! On a en effet déjà observé que depuis au
moins la série Pools, en 2003, des cernes blancs viennent parfois interférer avec les cernes
dominants d’une autre couleur pour diviser la toile. Ce cerne blanc donne alors l’impression de
venir se placer par dessus une composition qui se lit de fait comme préexistante. La fragmentation
résulte depuis longtemps de la superposition de grilles transparentes. Des motifs se retrouvent ainsi
intriqués non par hasard, mais par l’action autoritaire d’une action simple. Deux compositions au
trait exécutées sur calque ou rhodoïd se chevauchant, voyez le résultat. Et voyez en en superposant
trois ou plus. Il ne reste plus qu’à colorier, en veillant le plus possible à utiliser des tons différents
pour différencier les cases contiguës ainsi définies ! Eh bien, la série Origami échappe à ce principe,
elle procède du plan unique que procure à l’artiste les planches mode d’emploi des origamis de
référence, où les lignes correspondant à une multitude de plis engendrent une multitude de cases de
formes diverses, et offre ainsi un fantastique jeu de coloriage, même si ce mot est impossible pour
l’artiste. Malgré cela, cette série ne se distingue guère visuellement des précédentes, sinon par
l’absence d’illusion perspective, par la diversité des coloris mis en jeu et par les axes de symétrie
induits par la technique de pliage, qui se communiquent donc à la composition, plus
kaléidoscopique.
Avec la série Beijing, Sarah Morris qui ne s’était jamais écartée de la ligne droite, fait intervenir
des cercles en incorporant le motif obligé des anneaux olympiques, dont l’entrelacement avait été
pressenti par Herbert dans les octogones superposés de la série Los Angeles 80
. Les anneaux sont par
définition évidés. Au trait, deux cercles rapprochés tracés concentriquement sur une feuille de
papier, comme on les représente schématiquement, cela en fait quatre au total quand on additionne
lignes, intervalle et espace central ; et cela échappe étrangement à la règle des intervalles
(théoriquement, trois poteaux font deux intervalles, les limites ont toujours le dessus).
Voilà qui est déjà compliqué ! Mais entrelacement et superposition convergent dans le logo
olympique. Un entrelacement pur et simple mettrait les anneaux de guingois si les anneaux
appartenaient à l’espace réel. Le principe de leur tricotage deux à deux est que chacun d’entre eux
passe à la fois devant et derrière celui qui le précède. Si les anneaux sont donc si bien alignés, c’est
parce que la représentation en deux dimensions les aplatit l’un sur l’autre. Quand les drapeaux
frappés à l’emblème olympique flottent sous le vent, ils restituent en quelque sorte cette
tridimensionnalité effacée par la représentation à plat. (Quand les drapeaux claquent, on pourrait
croire que les anneaux s’entrechoquent !)
* * *
Avec la série Clips & Knots, l’introduction d’une figure imposée dans le tableau abstrait va plus
loin. Une fourniture de bureau sert cette fois de motif, ce simple fil de métal enroulé sur lui même,
le trombone, dont nous nous sommes tous servis pour lier quelques feuilles de papier en les pinçant
délicatement, et qu’il arrive à des mains nerveuses et désœuvrées de déplier, détordre, tordre et
retordre indéfiniment, sans égard pour la douce alternative offerte par cette invention aux sévices de
l’agrafage : « Don’t mutilate your papers » clame la publicité d’un fabricant pionnier 81
reprise par
un concurrent français vantant un « modèle perfectionné d’“attaches lettres”] n’arrachant pas le
papier 82
» à la fin du XIXe
siècle.
L’enchaînement est logique, c’est bien le cas de le dire, après les anneaux olympiques, car
d’autres doigts inféconds mais moins destructeurs peuvent également s’occuper à entrelacer des
trombones tout aussi nerveusement et inutilement. Sarah Morris ayant bien étudié son sujet, elle en
a réuni différents spécimens existants, d’aspects différents, désignés par les sous-titres de ses
tableaux correspondants. Ceci vient contredire l’opinion que toute forme en vaut une autre et le
principe prôné par certains, acceptable au demeurant, qu’aucune évaluation esthétique n’est
nécessaire pour une pertinente production plastique.
Dans l’industrie, l’invention formelle n’est pas toujours dictée par la fonctionnalité, la variété
plastique n’est que la conséquence du souci de contourner la protection de modèles déposés. Morris
dédie ainsi plusieurs toiles au Norvégien Johan Vaaler, auteur d’un des premiers modèles de
trombone, rectangulaire, supplanté par le modèle à extrémité arrondie puis triangulaire, car la
fourniture de bureau a eu ses époques « romanes » et « gothiques ». L’organisation urbaine a son
prolongement dans l’organisation bureaucratique, autre genre d’implicite conspiration selon
l’artiste. Le papier étant appelé à disparaître peu à peu de ses usages, c’est à travers le trombone à
un monde désuet qu’elle s’intéresse ici. Or c’est à la version rétro d’un tableau de Mondrian revu
par Lichtenstein que fait penser Vaaler 02 [Clips], 2010, malgré ses obliques et ses couleurs hors-
normes, et bien que la palette soit ici plus restreinte que dans d’autres tableaux de la série, dont les
boucles des nœuds comme celles des trombones prêtent particulièrement au « coloriage ». Des
boucles dans lesquelles peuvent en outre se lire des lettres, le S de Sarah en particulier dans
Niagara [Clips], 2010, et où s’origine vraisemblablement la série des initiales, déjà évoquée. Que
l’on compare Niagara [Clips], 2010, et SM Outlined [Initials], 2011.
Je viens d’évoquer le caractère autoritaire que pouvait prendre la superposition. Les ingrédients
de ce second tableau sont aussi simples qu’est autoritaire la méthode utilisée. Trois principes y
entrent en jeu. L’initiale du patronyme couvre en lettre capitale toute l’envergure de la toile une
première fois. Celle du prénom, de taille sensiblement plus réduite y est incorporée, calée dans
l’angle inférieur gauche. Et les deux lettres entrelacées sont reproduites dans les mêmes
proportions, mais réduites de moitié, et à nouveau calées dans le même angle. De ces quatre lettres
résulte la création de — je renonce à les compter ! — près d’une centaine de cases différentes toutes
circonscrites par le cerne rouge qui entoure chaque lettre. Or l’automaticité avec laquelle le cerne
des lettres se communique à l’ensemble des cases n’est pas le phénomène le moins étonnant et le
moins autoritaire dans cette opération de superposition, quand on y pense.
Une autre composition à initiales, déclinée comme la précédente en deux tableaux à variantes
colorées, prend le contre-pied de la démarche précédente, tout en répétant aussi deux fois le couple
d’initiales, non alignées mais ajustées de façon à suggérer de haut en bas une grande ligne de biais.
Toute ressemblance avec les quatre lettres du Love de Robert Indiana est-elle fortuite ? Les initiales
de l’artiste ne sont pas neutres, elle ne saurait l’ignorer. Fait doublement inédit chez Morris, aucune
superposition et aucun cerne n’intervient plus ici.
* * *
De toutes les séries de tableaux de Sarah Morris — est-ce parce que c’est la plus récente ? parce
que les yeux de ceux qui connaissent son travail ne s’y sont pas encore accoutumés ? —, Rio paraît
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  • 2. CAPITAL letters read better for Initials « The way in which people related to California began there, with the discovery of gold, subsequently with the discovery of oil, with the discovery of the importance of real estate, of movies, where people came here to strike it rich. This was not a place to live in, but a place to be mined, get yours, and get out. » Robert Towne in Sarah Morris’s Robert Towne, 2006. « You can’t make a monumental building out of a farmer’s cottage. But you can always live like a farmer or anyway you like in a palace. So obviously the place to start is with the palace. » Philip Johnson 1 . 1. Deux écueils surgissent, inévitables, lorsqu’on prétend appréhender l’œuvre de Sarah Morris dans son ensemble. Celui qui consiste à poser que ses tableaux dérivent de ses films. Et celui qui porte à penser que les films viennent en supplément des tableaux. Or si la première remarque est crédible, elle a pour corollaire l’épineuse alternative de considérer les tableaux comme secondaires ou comme l’aboutissement des films. Et la seconde observation est encore plus fielleuse en posant les films comme secondaires, mais en interdisant d’y voir l’aboutissement des autres. Comme si ces films, supplétifs, n’avaient pour excuse que d’ajouter en complexité à des tableaux anémiques — le cinéma duchampien 2 se retournant pour l’occasion. Comme s’il ne fallait rien attendre de bon d’une artiste qui ne produirait que des tableaux. Pensez donc : d’un peintre qui se contenterait de peindre ! Car les tableaux de Sarah Morris sont outrageusement rétiniens, ils sont d’une insolente évidence, d’une évidence telle qu’on peut même affirmer… que les films ne les rendent pas plus intéressants : tout à la fois baroques (ou pop) et minimalistes, or il faut soutenir un paradoxe esthétique aussi strident ! Tableaux et/ou films, films et/ou tableaux, on peut apprécier les uns ou les autres, les uns et les autres ou les uns et pas les autres, mais il ne saurait être indifférent que la même artiste produise ces deux espèces d’œuvres apparemment si éloignées. Souvent Sarah Morris confie que les films lui sont nécessaires pour produire les tableaux. Au moins dit-elle que la lenteur du processus pictural lui permet, notamment pendant le séchage des couches de peinture, de passer les coups de téléphone nécessaires à l’organisation de ses projets de films. Revient aussi très souvent dans ses entretiens cette comparaison avec la revue Interview pour Warhol : les films de Morris lui sont une excuse pour sortir de l’atelier et faire des rencontres. Mais en quoi le témoignage personnel influence-t-il notre façon d’envisager les œuvres ? Jusqu’à quel point les nombreux entretiens auxquels se prête l’artiste depuis le début de sa carrière nous renseignent-ils sur les « mystères de sa création » ? Or peu d’œuvres sont aussi transparentes que celles de Sarah Morris.
  • 3. « As much as you want to be in control, you have to let go. The meaning of your work has to be open, and you don’t necessarily know where it’s going to land or how people are going to use it. They can use it in one way, they can use it in another way, and maybe both are okay. I mean, you can try to assert your intentionality, but at a certain point you have to understand that you are part of a larger structure, and you might not know where it’s going to end up. That’s the nature of playing with a production of culture ; that’s the nature of making propaganda and you have to play with that 3 . » Et dès lors, si bien sûr le monde se partage entre ceux qui connaissent et ceux qui ne connaissent pas son travail, le petit monde de ceux qui le connaissent se partage entre ceux qui l’aiment et ceux qui lui restent indifférents. Or l’indifférence peut-être une forme de réaction. Une réaction face à la transparence. Une réaction face à l’évidence. Une réaction face à l’absence de mystère que suggère cette évidence. Une réaction face au soupçon de manque de profondeur-que- dénote-cette-absence-de-mystère-que-suggère-cette-évidence. Une réaction face à l’esprit de divertissement impliquant-ce-manque-de-profondeur-que-dénote-cette-absence-de-mystère-que- suggère-cette évidence. Une réaction face au caractère suspect de cet-esprit-de-divertissement- impliquant-ce-manque-de-profondeur-que-dénote-cette-absence-de-mystère-que-suggère-cette- évidence. Et cætera. Mais ainsi la boucle se referme. Car si l’œuvre de Sarah Morris embarrasse tant une partie du public, c’est parce que non seulement elle revendique tous ces insupportables « travers », mais parce qu’elle s’assume comme un bien de consommation. Rien de plus à ajouter à ce propos que l’introduction aussi brève que carrée d’un entretien concocté par Éric Troncy en 2000 : « Avant tout, sa pratique de la peinture oscille entre pop art et décoration. Une peinture adulte, à sa place dans les plus grands musées comme dans les lobbies d’hôtels, jamais déplacée dans les restoroutes. […] Elle est élégante, elle ne mange pas bio, souffre d’un léger problème de shopping et c’est aussi l’une des artistes les plus intéressantes du moment 4 . » Du restoroute au régime alimentaire de Sarah Morris, on ne reprochera pas à l’auteur de passer du coq à l’âne ! Des halls de grands hôtels à son « léger problème de shopping », le portrait est adroitement campé. En tête d’entretien, il est complété par une grande photo couleur du visage copieusement fardé de l’intéressée, illustration en parfait accord avec le titre donné à cette contribution au magazine : Pop Star. Complice entre tous, Troncy fut avec Philippe Rizzo l’un des premiers à promouvoir l’œuvre de Sarah Morris. Avant l’exposition personnelle qu’il lui propose au Consortium, à Dijon en 1998, il l’enrôle dans l’exposition de groupe Dramatically Different présentée au Magasin/Centre national d’art contemporain de Grenoble à la fin de l’année précédente. Distribution fleuve : John Armleder, Angela Bulloch, César, Sylvie Fleury, Katharina Fritsch, Dan Graham, Duane Hanson, Swetlhana Heger & Plamen Dejanov, Jim Isermann, Sarah Jones, Pierre Joseph, On Kawara, Mike Kelley, Jeff Koons, Bertrand Lavier, Larry Mantello, Paul McCarthy, Allan McCollum, Allan McCollum/Louise Lawler, Sarah Morris, Tobias Rehberger, Ugo Rondinone, Alain Séchas, Haim Steinbach, Lily van der Stokker, Andy Warhol. Le critique et commissaire français a un très net penchant pour les associations détonantes. Son attachement à l’œuvre comme objet l’y incite et il n’est pas du genre à se dégonfler. La finesse de ses choix se mesure à l’importance des écarts qu’il s’autorise en mariant un César avec un Duane Hanson. Récemment il s’échinait encore à actualiser Bernard Buffet en le flanquant d’un John Currin ou d’un Brian Calvin 5 . Mais des connections naturelles se dégagent de la liste de Grenoble et Sarah Morris, dans l’une de ses premières apparitions institutionnelles européennes, s’y retrouve en implicite sympathie avec Koons (dont elle fut l’assistante), Isermann, Fleury et Rehberger ou encore avec ses grands aînés McCollum et Warhol… * * * Tout ce que les tableaux et les films réclament, c’est juste une certaine forme de complicité. Mais Sarah Morris a un mot plus fort que celui de complicité, ce mot qui revient sans cesse dans ses entretiens et qui contamine l’abondante glose critique la concernant — on peut ici sans scrupule parler d’exégèse, et j’y collabore ! —, ce mot lesté de sous-entendus qu’elle affectionne particulièrement, c’est celui de conspiration. Or, comme l’impliquent ces sous-entendus, ce mot a
  • 4. son comptant d’opacité. Il n’y a en effet pas de conspiration sans planification et sans secret. (L’indiscrétion constituant la matière de la presse à sensations, la théorie du complot en fait aussi les choux gras.) La conspiration oppose un individu ou un groupe d’individus à un autre. Elle vise la prise d’intérêt frauduleuse ou la prise de pouvoir par coup de main. Le mot revient dans la bouche de Sarah Morris pour désigner le fonctionnement des grands groupes industriels comme celui du monde de l’art, de la presse et du cinéma. L’invoquer à tout bout de champ est abusif, mais spectaculaire. Ainsi la conspiration serait l’envers de la surexposition médiatique. (La théorie du complot a toujours une infime parcelle de vraisemblance, c’est pourquoi la presse qui la propage ne la dément jamais tout à fait, ne fut-ce que pour la resservir quand elle est à cours de révélations.) La conspiration caractériserait les tractations commerciales et diplomatiques, elle dominerait la planification et la gestion des mégapoles internationales qui fascinent l’artiste. Citons le synopsis d’un de ses films : « AM/PM [1999] posits the concept of distraction itself as a strategy and the city as a conspiracy, which manipulates and directs the visitor 6 . » La conspiration est à coup sûr indissociable de la stratégie de conquête politique, et elle alimente l’économie criminelle qui doit en retour s’en défendre en permanence. Aussi fournit-elle l’indestructible matière fantasmatique des romans policiers et des films d’espionnage… C’est donc très intentionnellement que la raison sociale de l’atelier-entreprise de Sarah Morris, the Parallax Corporation, rejoint le titre du film d’Alan J. Pakula The Parallax View, sorti en 1974 et tourné d’après un scénario auquel collabora le « script doctor » Robert Towne — maître conspirateur qui, comble de raffinement, n’est pas crédité au générique de cette production, mais qui sera oscarisé l’année suivante pour le scénario original du film de Roman Polanski Chinatown —, auquel Sarah Morris consacrera un film portant son nom. Ceci n’ayant aucun rapport avec ce qui précède, toute ressemblance avec des situations, des personnes, des produits ou des organisations existant ou ayant existé ne pouvant être que fortuite, il existe autre part une entreprise d’appui conseil en management qui s’appelle The Parallax Partnership 7 , dont le slogan universel a, on peut l’imaginer, certainement dû faire l’objet d’intenses séances de brainstorming, car pas un mot pas un un article n’est laissé au hasard quand il s’agit de se présenter le plus avantageusement possible à une clientèle pour laquelle tout investissement (surtout immatériel) vise l’accroissement des performances. Quelle entreprise digne de ce nom peut d’ailleurs se passer de slogan aujourd’hui ? Pour la plupart, ces accroches sont d’autant plus insignifiantes qu’elles sont faites pour durer ou ne sont réinventées que pour marquer des transitions stratégiques — en 1970, un groupe laitier international collait, en guise de publicité, au nom d’un de ses produits phares, la formule : « c’est pas mauvais ! » importable aujourd’hui, surtout en matière alimentaire 8 . Le slogan de Parallax Partnership est admirable et inaltérable, absolument imbattable : « The art of the possible ». Et comme tout est possible, si le parallélisme des deux raisons sociales ne suffisait pas, voilà qu’une des collaboratrices expertes de l’entreprise porte le même nom que l’artiste. Ainsi se présente-t-elle sur le site Internet : « Sarah believes that self awareness, self acceptance and congruence lie at the very heart of great leadership. In essence, who you are, is how you lead! […] Sarah’s style of coaching is integrative, drawing upon a wide range of coaching models to effect change. Working from an existential perspective, she blends the judicious use of coaching tools with powerful coaching conversations to explore the aspirations, issues and resistances of her clients in a holistic and often quite profound way. Her coaching is challenging and requires fearless engagement. Through her belief in the transformative nature of coaching, Sarah enables and motivates executives who seek to create compelling personal and professional futures. Well suited to working with committed and passionate people, Sarah’s clients are those who enjoy pace, and who value professionalism, impactful communication and humour. » — Cette pointe d’humour vient à point pour me concilier, j’espère, la bienveillance du lecteur impatient qui se demandait où le menait un si long détour. * * * Le concept clé, celui de « coaching » ne revient pas moins de six fois dans ce panégyrique et un
  • 5. tel verbiage promotionnel n’a d’égal que le pathétique de certains cartels d’exposition ou les biographies ostensiblement placardées au seuil de rétrospectives prématurées. Pour le livre publié à l’occasion d’une exposition récente, en lieu et place du curriculum vitae de Sarah Morris (l’artiste) réclamant près d’une dizaine de pages, les coéditeurs ont opté pour la brève présentation suivante : « Sarah Morris is an international recognized painter and filmaker. She is known for her complex abstractions, which play with the architecture and psychology of urban environments 9 . » On pourrait s’en tenir là. Il le faudrait. Mais, je n’en ai pas le droit ici. Alors, je noterai combien sont redondants les interviews de l’artiste et j’observerai aussitôt qu’ils doivent l’être puisqu’ils sont le récit de sa success story et qu’ils sont nécessaires à sa construction, comme dans sa bibliographie est à la fois symptomatique et programmatique la progression vertigineuse de parutions dans des périodiques de mode et décoration tels AD [Architectural Digest], Vogue et leurs avatars en toutes langues, pour lesquels Sarah Morris prend volontiers la pause, dans un fauteuil de bureau (un Pollock), devant une toile, dans son appartement classé de l’Upper East Side de Manhattan dessiné par l’architecte culte Paul Rudolph, etc 10 . Aucun de ses catalogues n’omet de reproduire au moins une photo de tournage la montrant auprès d’un protagoniste ou de son cameraman. Ça fait partie du job. « There is a masquerade to it 11 », dit-elle. Et elle le fait si bien que certains ont pu se demander, en découvrant sur papier glacé son nid d’aigle moderniste juché sur un immeuble ancien, qui était cette actrice, ce mannequin, à la rigueur cette réalisatrice faisant aussi de la peinture ? Pour elle, et dans son somptueux appartement, les tableaux peuvent finir au-dessus ou non loin du canapé. Les nombreux catalogues et monographies donnent le change en matière d’érudition, mais force est de constater que les réponses de l’artiste au bref questionnaire du magazine du quotidien Le Monde sur sa coopération avec une marque française de maroquinerie de luxe sont des plus précises 12 . Comme en 1973, le fabricant japonais de matériel hi-fi Lux corp. avait judicieusement fait appel en Richard Hamilton à un ancien collaborateur de l’éditeur phonographique EMI, en 2014, la maison française Longchamp fut bien inspirée d’inviter Sarah Morris, auteur d’une série de tableaux intitulée Origami, à revisiter son modèle de sac Le Pliage pour célébrer les vingt ans de sa création. On sait que la prospérité de certaines marques tient parfois à un article, décliné ensuite en de multiples versions, comme un tube suffit à faire la fortune d’un chanteur de variété. L’entreprise de luxe avait déjà pris contact avec l’artiste dix ans plus tôt, mais, sans le savoir, cette fois son initiative n’était pas sans risque puisque Sarah Morris faisait l’objet d’un recours en contrefaçon pour sa série de tableaux reprenant des planches d’origamis publiées par des artistes spécialisés. Un an après, aucune trace ne subsiste de cette collaboration (qui s’appuyait sur une autre série de tableaux en cours) sur le site Internet de la firme, comme aucune mention de la série incriminée ne figure sur le site de l’artiste. Voici le témoignage plus personnel que l’artiste m’a rapporté de cette coopération avec la marques française : « I like utilitarian objects that are streamlined. I was first introduced to painting by painting boats so the idea of a nylon bag was very familiar to me as this is what sails are kept in. I used to paint the bottom of my boat every year with anti-barnacle paint and the stripe. This is how I learned to paint. So going back to this bag, nylon was a familiar form and material. It was not about origami, although it is about the crease 13 . » * * * Quand Warhol transforme en icône pop la boîte de Brillo ou celle de Campbell Soup, il réédite en quelque sorte l’acte de Duchamp transposant un article de quincaillerie dans une galerie d’art. La société devenue Pop, on aurait peine à dire aujourd’hui que Warhol ennoblissait le trivial, car la trivialité est le but poursuivi par toute entreprise commerciale (vendre plus de paquet de lessive ou plus de boîtes de conserve, recruter le plus d’abonnés pour un fournisseur d’accès à Internet ou sur un compte Twitter), mais l’homme à la chevelure platine ébouriffée et aux mocassins Berluti opérait une transposition franche entre deux domaines peu communicants. L’appropriation de l’imagerie Marlboro par Richard Prince relève d’une stratégie analogue, mais plus indirecte en ne se saisissant plus du produit ou de son packaging, mais du véhicule promotionnel et symbolique de ce produit : sa publicité, fondée sur une assimilation de la cigarette
  • 6. au grand mythe terrien américain, la figure du cow-boy. Quand le même artiste réemploie les images publiées dans un livre du photographe Patrick Cariou, la frontière devient trouble, mais quand Glenn Brown s’approprie des illustrations de science fiction ou Sarah Morris des planches explicatives pour réaliser des origamis, la controverse se corse en opposant deux domaines culturellement hiérarchisés, grand art versus art mineur, ce qui pour la partie s’estimant lésée et pillée est doublement insultant. La démarche de Prince vise clairement à bousculer les limites du champ de protection du droit d’auteur — ce qu’il fait encore récemment d’une autre façon en publiant sous son nom un fac- similé de la première édition de The Catcher in the Rye [L’Attrape-Coeur], le best-seller de Salinger, ou en exposant des captures d’écran d’images trouvées sur Instagram14 —, mais là n’est pas vraiment le souci de Morris ou de Brown : quand ce dernier s’autorise à agrandir une illustration de petite taille au format d’un tableau d’histoire, l’image d’origine suggérant en l’occurrence l’immensité intersidérale ; ou quand Sarah Morris fait d’un mode d’emploi le point de départ d’un processus sophistiqué impliquant de multiples décisions et pas seulement pour la couleur. Ce que souligne plus précisément le dernier film de Sarah Morris, Strange Magic, 2014, c’est que le marché de l’art le plus juteux fait partie de l’industrie du luxe, qu’il a pour but principal de vendre et de revendre le plus possible, le plus tôt possible et le plus cher possible. (Larry Gagosian ne s’embarrasse pas à découvrir de nouveaux talents, il le dit si clairement qu’on croirait presque à un aveu d’incompétence.) En l’occurrence, le film fut commandité par la Fondation Louis Vuitton à l’occasion de la création de son bâtiment réalisé par l’architecte star Frank Gehry. Le maroquinier Vuitton fait partie du groupe LVMH, au chiffre d’affaires duquel parfums et spiritueux contribuent très largement, ce que le film de Sarah Morris montre nettement avec des séquences tournées dans une chaîne d’embouteillage de parfum et au déboucher de bouteilles de champagne. Comme l’a souligné la critique Bettina Funcke, l’élément liquide y est présent de bout en bout 15 , qu’il désigne directement ces produits ou symboliquement la circulation des liquidités commerciales ou encore la liquidité du titre financier qui englobe toutes ces espèces et ajoute tout ce qu’il faut d’adresse, fluidité, fermeté au tableau de la conspiration préoccupant si invariablement Sarah Morris. La production industrielle fascine l’artiste. Des chaînes d’embouteillage, on en retrouve dans plusieurs de ses films, dans Miami (Coca-Cola), 2002, dans Rio (la bière Brahma), 2014, dans Strange Magic, donc (le champagne Veuve Clicquot et le parfum Miss Dior)… Dans le packaging et les logotypes en tous genres, c’est l’invention graphique et chromatique qui l’intéresse aussi. Interrogée sur le choix des couleurs dans ses tableaux, elle sort un paquet de cigarettes rapporté de Chine pour montrer telle teinte entre le vert d’eau et le vert mastic, qui deviendra la dominante d’une peinture en cours. Comme les codes signalétiques qui changent d’un pays à l’autre, un exotisme spontané des produits de consommation courante s’offre aux voyageurs « aventureux » qui peuvent y goûter des sensations très fortes en poussant la porte des supermarchés aux quatre coins du monde. Quelques standards internationaux font échec à ces bigarrures : ce sont précisément les grandes marques du luxe et dans une certaine mesure les musées et les galeries d’art ambitionnant le marché planétaire. * * * Marché de l’art et industrie du luxe particulièrement, la confusion se fait absolument explicite dans les tableaux de Sarah Morris de 2011 prenant pour motif les initiales de l’artiste. L’exercice évidemment narcissique propulse surtout le paraphe Sarah Morris au rang de marque commerciale, à l’instar d’un logotype ou plus précisément d’un de ces monogrammes répétés ad libitum sur certains articles de maroquinerie de luxe ou sur certains foulards. Le fait, pour l’artiste, de décliner l’une de ces compositions en différentes variantes colorées entre dans la même logique industrielle qu’une ligne de prêt à porter ou celle d’un constructeur automobile. Rouge, jaune ou noire, une Ferrari reste une Ferrari. Ces couleurs appartiennent alors au répertoire de la marque, même si elles sont des plus communes, comme celles des bolides italiens.
  • 7. L’artiste américain Tom Sachs ne s’y est pas trompé en faisant par exemple migrer le packaging orange de la maison Hermès vers un plateau repas Mc Donald’s (Hermès Value Meal, 1997). Ses détournements sont plus ouvertement parodiques lorsqu’il appose la marque Prada sur un bloc WC ou lorsqu’il griffe sévèrement la griffe Chanel en l’associant à une guillotine ou une tronçonneuse, mais la blague potache est encore de circonstance quand il s’agit de conquérir une audience et une clientèle se targuant d’arbitrer les élégances. La distinction n’est que l’adoption d’un code appartenant à un groupe social différent. Elle répond à un désir de changement stimulé dans le domaine de la mode par le renouvellement permanent des collections. Sachs n’a pas tort de placer le débat au rang de cabotinage. Formé dans une école d’architecture, il cible une unité d’habitation de Le Corbusier. Bricoleur adulé, il n’a pas peur des icônes du grand art en s’attaquant à Mondrian. Mondrian est un produit comme un autre. (À défaut de pouvoir en accrocher un chez soi, on peut rouler en Picasso depuis 1999.) Les tableaux à monogrammes de Sarah Morris touchent à toutes ces problématiques. On notera au passage qu’ils sont peints en 2011, l’année où sont lancées les poursuites judiciaires à son encontre à propos de la série Origami. On observera aussi que le monogramme peut se retrouver sur cette catégorie intermédiaire entre les films et les tableaux : les gouaches sur affiches de cinéma, manière de rivaliser avec le box-office très disputé du septième art. Mais il faudra revenir sur ces réalisations. La signature n’est plus seulement un gage d’authenticité, elle participe graphiquement au bruit de fond publicitaire, à l’emprise de la marque sur le consommateur, elle peut être de toute petite taille pourvu qu’elle soit alors justement répétée indéfiniment, comme une incantation. L’accentuation de l’identité y confine d’ailleurs avec l’effacement de la personne. En devenant des marques, certains grands créateurs deviennent immortels (Chanel, Dior, St Laurent…) mais d’autres ont perdu leur nom, comme Christian Lacroix, qui ne peut plus signer un vêtement (sauf à contribuer, ironie du sort, à la renaissance d’une grande marque disparue : Schiaparelli) depuis que la marque Christian Lacroix n’est plus placée sous sa direction artistique. En choisissant ses initiales pour motif, Sarah Morris n’ignore pas ces phénomènes. Elle s’inscrit dans une lignée d’artistes qui se sont posés dans des termes différents des questions assez analogues. Les mains négatives sont une signature. Les petits cartels disposés en bas au centre de certains tableaux du quattrocento imitent souvent de petites étiquettes marquées de pliures. Qu’il me soit permis de rapporter ici un souvenir personnel. J’avais créé depuis peu un compte Twitter et je recevais chaque jour les « I got up » d’On Kawara quand un jour, jugeant inopérants ces signalements électroniques, je décidai de me désabonner du compte de l’artiste conceptuel. Le lendemain, non sans culpabilité, j’appris son décès. Et c’est bien sûr à On Kawara que répond la série de Jonathan Monk People I have met, 2000-…, en lui suggérant l’idée assez cruelle pour ne pas dire criminelle de passer au blanco toutes les informations des cartes de visite qui lui sont données au gré de la vie mondaine qu’implique la vie d’artiste. Quand le même tente d’écrire son nom en urinant dans le sable (My Name Written in My Piss, 1994), il réplique certainement à Pollock, Manzoni, Warhol ou, par exemple, au Bruce Nauman de My last name exaggerated fourteen times vertically,1967, mais peu d’œuvres référentielles sont moins exclusives que les siennes. Tout artiste, comme tout individu tentant de se distinguer d’une manière ou d’une autre est visé. Certaines idées vous viennent comme une envie de pisser. La série I Met d’On Kawara est commencée le 10 mai 1968 et elle est achevée le 17 septembre 1979. De 1979 à sa mort en 2014, il ne cessa pas de faire des rencontres, mais il cultiva le secret et l’envie de tenir à jour son carnet mondain n’y était plus. Sarah Morris y fait-elle indirectement référence dans les Timecodes qu’elle publie régulièrement dans ses catalogues depuis le tournage du film Capital, 2000, et dont elle a tiré une œuvre sérigraphique, Capital Timecodes, en 2001 ? À quoi correspondent ces listes invariablement minutées à partir de 01:00:00 ? « The timecodes began as a schematic or work product for editing the films. They are “timecodes” for every image that has been captured by my camera. The location and action and rough description of the scene. I use this later on for all types of decisions, mainly being the editing. However although it is a functional device which exists for every film it also
  • 8. reads like a screenplay of a catalogue of of possible actions, possible locations and possible scenarios for future films. There is an openness to their use 16 . » Quand on fait le ratio de la durée des rushes sur la durée effective des films montés, cette flexibilité est toute relative, mais l’optimisation des reliquats est en nette progrès : 3,286/100e des rushes sont utilisés dans le film Capital contre 2,167/100e dans Los Angeles, en 2004. Heureusement pour la production, Beijing présente un score très honorable avec 1,4658/10e d’images exploitées en 2008. 2. Le cinéma aussi est une industrie et une industrie lourde. Le budget d’une production hollywoodienne est pharaonique. Les projets sont donc exposés à toutes sortes de pressions et une volonté bien trempée est indispensable avant même le tournage de la première image. Sans être hollywoodienne, mais louchant fortement sur les mœurs de la « pègre » cinématographique, la filmographie de Sarah Morris compte à ce jour douze opus. De Midtown, 1998, à Capital, 2000, elle tourne en 16 mm. De Miami, 2002, à Beijing, 2008, en 35 mm. À partir de Points on a Line, 2010, elle adopte la Rolls, ou encore si l’on préfère : la Ferrari du matériel numérique, la caméra Red, cédant enfin à son cinematographer (chef opérateur ou directeur de la photo en français) attitré, David Daniel, qui depuis un certain temps ne cessait de reprendre l’argument publicitaire de la marque pour la convaincre : « Red cameras provide unrivaled resolution for cinema and photo professionnals ». Parmi ses films tournés à ce jour, Robert Towne et 1972, tournés successivement en 2006 et 2008 correspondent le plus au genre documentaire. Ce sont aussi les seuls à utiliser du son direct, enregistré au tournage. Dans le premier, la musique de Liam Gillick, extrêmement prégnante, d’habitude, s’y fait assez discrète pour ne pas perturber l’écoute du long monologue tourné en plusieurs séquences. Les nappes musicales n’interviennent en fait techniquement que pour signaler, crescendo, la fin de chaque séquence et imprimer un rythme à ce témoignage médiocrement spectaculaire où, malgré le soin apporté à l’editing et au montage, la voix, le déroulement de la pensée et l’expression du protagoniste ne sont pas toujours très clairs, surtout lorsqu’il tétouille son cigare. Robert Towne connaît à peu près tous les aspects de l’industrie du cinéma en tant qu’acteur, scénariste, réalisateur et producteur. Il a pourtant un regard inquiet et semble avoir du mal à faire face à la caméra de Sarah Morris. Au début du moyen métrage, il évoque le sort hasardeux du film Bonnie and Clyde, 1967, d’Arthur Penn, sur le script duquel il fut consulté par son ami Warren Beatty, acteur principal avec Faye Dunaway, et producteur de l’entreprise. Son avis lui est d’emblée très favorable, mais il n’est pas partagé par les autres personnes sollicitées. À la sortie du film, les sceptiques semblent confortés dans leurs réserves, la presse massacre le film, jusqu’à ce que la critique Pauline Kael renverse l’opinion, influente au point que l’éminent chroniqueur de Newsweek, Joe Morgenstern, qui avait d’abord éreinté le film, se ravise et publie un mea culpa. L’anecdote est si fameuse que le Los Angeles Times publie trente ans plus tard un long article sur ce retournement 17 . Après ce rebondissement, le film fait la une du magazine Time et entre dans la légende. La critique participe évidemment au jeu d’influences, mais à découvert, contrairement à la marche habituelle des conspirations, dont Robert Towne parle en connaisseur, pour en avoir fait la trame de maints scénarios. « Parallax View, All the Presidents Men, Chinatown, even The Godfather, […] were all based […] upon the disparity between the way the establishment said things were, and the way the filmmakers, and for that matter, an increasing audience, felt they really were, the disparity between “bring us together”, as Nixon said, and the divisive means that they were using to conceal from everyone what was really going on, both in the country, and in the world. […] I suppose it had its
  • 9. origins in the assassination of JFK, […] of Malcolm X, […] of Bobby, and the Vietnam War, and then of course in Watergate. It finally reached a boiling point with All the President’s Men, where what was implicit became explicit. And in a strange way, the films that you are asking me to talk about did their job too well. There was nothing left to expose. » Au milieu du documentaire, Towne explique pourquoi il refusa le pont d’or qui lui fut proposé pour écrire l’adaptation cinématographique du roman de Fitzgerald The Great Gatsby [Gatsby le magnifique] 18 . « I felt that nobody would ever make a good movie out of the Great Gatsby […] and of course in any case I thought I would just be an unknown writer who screwed up an American classic and I just didn’t want to do that. » En tant que scénariste et réalisateur, Robert Towne est pourtant l’auteur de la catastrophique adaptation du roman de John Fante Ask the Dust [Demande à la poussière], que d’aucuns tiennent pour le chef d’œuvre de celui qui se considérait lui-même comme le plus grand écrivain de tous les temps — ce en quoi il n’avait pas tort : car le succès venant tardivement, il se serait découragé autrement, l’adversité a parfois du bon ! Le projet vient de loin car dans un article paru en 1974 19 Towne décrit lui-même le livre de Fante relatant le destin d’un écrivain comme le meilleur roman jamais écrit sur Los Angeles. Les hasards sarcastiques de la production l’obligeront toutefois à quitter la cité du cinéma pour un tournage en Afrique du Sud ! Le film sur Robert Towne et le film de Robert Towne sortent en 2006 et c’est peut-être ce scénario édulcoré et cette calamiteuse réalisation qui donnent au scénariste-réalisateur cet air si mélancolique dans le film de Sarah Morris. Quoique ne citant jamais directement ce qui reste sa dernière expérience de réalisateur, les allusions y sont nombreuses en effet dans l’entretien filmé. Notamment quand, tout à la fin, il oppose en quelques phrases les deux métiers. Le métier de réalisateur : « Your job is to appreciate the situation […]; you just have to appreciate it very quickly, and very viscerally, in time tell somebody between takes, what you think and what you feel. […] The fascistic mantle that you have to assume as a director is something with which I was uncomfortable. » Le métier de scénariste (se ressouvenant de Bonnie and Clyde) : « I was also keenly aware of the fact that I was collaborating, that I was part of this huge Rube Goldberg machine that makes up a movie with 70 or 80 or 90 or 100 people or more, […] that it was a collective enterprise. » Et en quoi, si c’en est un, le métier d’écrivain se distingue des deux autres : « You become a writer because you don’t really like to be told what to do, and you don’t really like to tell other people what to do, you’re really telling it to be a piece of paper. You know basically you’re an anarchist who wants to control a fantasy world. » * * * Gardons à l’esprit que Sarah Morris se tient devant Towne alors qu’il parle. Donc peut-être décrit-il aussi un peu sa tâche en tant qu’artiste. Néanmoins, des trois métiers cités, c’est de celui de réalisatrice que Sarah Morris doit se sentir le plus proche, se contentant d’apprécier les situations, sans intervenir, quand elle filme une ville ou une autre. Accessoirement, il est bien naturel que Robert Towne vienne juste après le plus glamour de ses films, Los Angeles, tourné pendant la période d’effervescence de la cérémonie des Oscars. Dans chaque cité, l’artiste s’imprègne du contexte. La ville est le support de l’expérience, l’expression d’un réel renouvelé à expérimenter chaque fois. La ville, parce qu’elle est mouvementée. Parce qu’elle est encombrée. Parce qu’elle est surpeuplée souvent. Parce qu’elle est le théâtre de comportements extrêmes. Parce qu’elle est un théâtre tout court. Parce que s’y multiplient et doivent s’y arbitrer en permanence les conflits entre espace public et espace privé, entre comportement social et comportement personnel. La ville, parce que les intérêts économiques y sont les plus disputés. Parce que les clivages sociaux y sont les plus marqués. Parce qu’elle est par excellence et par nature centre commercial — soit qu’elle distribue les centres commerciaux de part et d’autre d’une artère principale (Las Vegas), soit qu’elle repousse à sa périphérie, comme c’est la tendance, ces agrégats en redéfinissant le contour en expansion à mesure que se vide les centres des villes moyennes depuis que l’automobile dicte sa loi…
  • 10. Après New York, Las Vegas, Washington D. C., Miami et Los Angeles, le film Robert Towne semble s’écarter des portraits de ville dont Sarah Morris dont s’est fait une spécialité. Pourtant un plafond peint monumental qui lui a été commandé et portant énigmatiquement le même titre souligne précisément les limites urbaines entre espace public et espace privé 20 . Le sculpteur américain Dan Flavin confondait volontiers titre d’œuvre et dédicace. Ses compositions en tubes de néon qui s’adressent à tout le monde conservent presque toujours ainsi, en aparté, la dimension d’un message personnel. Et si l’on ne s’étonne pas qu’une voie publique porte le nom d’un individu dont c’est parfois la seule chance d’être repêché par l’histoire, il est plus rare qu’une œuvre de commande pour l’espace public brouille les pistes en prenant pour titre le nom d’une personne inconnue sans rapport avec la toponymie, transformant par contrecoup le quidam passant par là en alter ego de celui dont le nom figure sous celui de l’artiste sur le cartel de l’œuvre concernée 21 . Mais plus factuellement représentatif de sa réflexion entre public et privé, le plafond de Sarah Morris se trouve peint dans un espace de circulation new-yorkais dont la particularité est d’avoir été ménagé en évidant le soubassement d’un bâtiment commandité par une entreprise privée et en le juchant sur colonnes pour décaler l’accès à la tour en retrait de la rue. Chef d’œuvre de l’agence de Chicago Skidmore, Owings & Merrill dessiné par Gordon Bunshaft, la Lever House, construite entre 1951 et 1952, au 390 Park Avenue, au nord de la 53e rue, est un immeuble emblématique du centre de Manhattan, ses murs rideaux de verre et d’acier sans ouverture ont largement influencé l’architecture à venir. Le fameux Seagram Building de Mies van der Rohe, Johnson et Lambert, qui s’élève au 375, presque en face, mais en retrait de l’avenue et au sud de la 53e rue, fut achevé six années plus tard et ne put certainement l’ignorer. L’opportunité d’intervenir dans un tel contexte était exceptionnelle pour Sarah Morris, comme la taille de la peinture réalisée : 36,5 x 61 m. Unilever est une multinationale surtout connue pour ses produits d’entretien et de soins à la personne. Et Lever était spécialisé dans les savons avant sa fusion dans le groupe. Robert Towne écrivit le film Shampoo de Hal Ashby, mais la coïncidence n’est guère significative. Ce qui l’est plus, c’est la relative simplification formelle de la composition de Sarah Morris, qui, sans retourner vers les très descriptifs tableaux de la série Midtown, peints entre 1997 et 2001, se rapproche de ses Neon Paintings, tel Neon Hollywood Theatre [Las Vegas], 2000, ou Neon Excalibur [Las Vegas], 2001, faisant le lien entre les enseignes lumineuses animées de la séquence d’ouverture du film Midtown, tournée à Time Square en 1998, et les très kitsch plafonds de Plexiglas colorés de certains hôtels ou boîtes de nuit aux décors tapageurs, comme il y en a partout et surtout à Miami ou Las Vegas. * * * Munich, München en allemand, se dit Monaco en italien. J’en ai eu un jour la surprise en faisant des recherches auprès de l’artiste Giuseppe Penone, deux villes on ne peut plus différentes se confondant alors dans mon esprit sous l’effet du choc. Une chose importante que ne dit pas ce film sur la cité olympique de Munich m’a justement été révélée par l’artiste italien. Une grande partie du site olympique a été construite sur des gravats repoussés après la Deuxième Guerre mondiale autour de la ville bombardée, ceinturée pendant près de trente ans par ces fantomatiques collines artificielles 22 avant que la grande messe sportive internationale et normalement pacifique ne les fasse disparaître. Le film 1972 est construit autour d’un long entretien avec le Dr. Georg Sieber, psychologue expert en charge du programme général de sécurité de ces Jeux olympiques d’été qui furent marqués par un attentat du groupe palestinien Septembre noir aux dépens de l’équipe d’Israël, qui y perdit onze de ses membres. Sur une musique sautillante, très loin de la sempiternelle bande-son soutenant les images de catastrophes aux informations télé, le film commence par un long panoramique pivotant du stade au village olympique. La résille de la toiture suspendue au-dessus des gradins du stade, œuvre de Frei Otto, étincelle, magique, elle a pénétré l’imaginaire collectif et, comme l’a souligné Frank Gehry, dont la chrysalide de la fondation Vuitton doit beaucoup à cette exemplaire invention : « Frei Otto
  • 11. forever changed the way we think about structure and building. […] where others saw mass as the solution, he offered lightness 23 . » La beauté des infrastructures et leur état de conservation irréprochable tranchent avec l’histoire sanglante qu’on connaît. Ils perpétuent donc bien involontairement l’ombre longtemps persistante des collines artificielles dues à la guerre. Si l’élocution et la pensée de Robert Towne est plutôt vagabonde, celles de Sieber est d’une extrême clarté. On sent que l’homme a ruminé toute sa vie l’événement d’une journée. L’entretien commence par des considérations générales sur l’histoire. « Historical truth is only the sum of subjective perceptions, interpretations and thoughts, which can be checked by comparing dates and comparing statements and documents. But the real truth remains an ideal a dream, something which isn’t real… 24 » L’idée n’est pas nouvelle, elle est incontestable. Elle est d’ailleurs en parfait accord avec la manière dont Morris décrit l’expérience d’imprégnation renouvelée qu’elle a des villes à chacun de ses projets de films. Après le cours d’histoire vient un cours de stratégie. Sieber explique comment désamorcer les risques d’émeutes en opposant des policiers pacifistes aux potentiels agitateurs. « You’ve already lost if you use the force 25 . » Les extraits de films d’archives incorporés au film de Sarah Morris ne démontrent pas clairement l’efficacité de cette méthode. L’entretien est tourné dans le bureau du psychologue entrepreneur et dans une voiture conduite par un chauffeur. Est-ce seulement l’effet du cadrage en contre-plongée ? Le ton, sinon tout à fait les paroles, se fait davantage péremptoire dans la voiture qui circule lentement dans Munich à mesure que Sieber circule dans ses pensées. La partie principale de la démonstration du stratège pacificateur porte sur la démission de la police et de l’armée allemande qui dès les premières minutes se mettent aux ordres d’Israël, « as if it was hapening somewhere on the Isareli-Palestinian border and not in Munich 26 . » Un autre panoramique du stade tourné en soirée ou au petit matin intervient alors, suivi d’un plan fixe où culmine la tour BMW achevée l’année des jeux et qui, avec ses quatre fûts cylindriques réunis en faisceau, ne va pas sans rappeler l’hôtel Bonaventure de Los Angeles, maintes fois cité par Sarah Morris par ailleurs 27 . Sieber raconte ensuite comment, mis hors jeu ou sur la touche, pour rester dans le vocabulaire sportif, il décida de mettre fin à ses fonctions et suivit le déroulement de la journée à la télévision dans son bureau, puis chez lui. Le job de Sieber était d’envisager tous les scénarios de désordre et d’agression pour les corriger par anticipation ou s’ils venaient à se produire, le mot scénario revient très souvent dans sa bouche et l’attentat qui entacha effectivement la fête olympique correspondait à son scénario n°26. Le film de Sarah Morris est le portrait d’un homme qui s’est défendu toute sa vie — comme, dit-il, comparaison hardie, le personnage de Sissi est resté toute sa vie attaché à l’actrice Romy Schneider — contre une responsabilité imputée à tort et qui a l’honnêteté de dire, pour conclure, que, si ses méthodes avaient été appliquées, les choses se seraient passées différemment mais n’auraient pas forcément terminé autrement : « I don’t want to claim that we would have done everything better and that we would have saved the hostages. But for such a negative result we would not have needed advice from Israel 28 . » Sieber a l’élégance de ne pas rappeler que, découragés par la confusion qui s’amplifie toute la journée, des policiers d’élite allemands censés agir à l’aéroport désertèrent leur poste. Il ne fait aucune allusion à l’extraordinaire rebondissement survenu moins de deux mois après les faits, les trois terroristes survivants capturés après l’attentat étant échangés à l’occasion d’une autre prise d’otages, ce qui exempta la justice et la diplomatie allemande d’instruire une affaire « gênante » pour la réputation du pays. D’où cette remarque : « I don’t think it was conspiracy. I think it was total incompetence, plain and simple 29 . » Et il ne fait pas de doute qu’il répond alors à une question de Morris. 1972 fut produit pour l’exposition personnelle de Sarah Morris qui se tint en 2008 au Lenbachhaus de Munich. Le catalogue publié à cette occasion reproduit l’intégralité du long témoignage de Georg Sieber. Trois natures d’illustrations l’enrichissent utilement. 1. Un portrait de l’actrice Romy Schneider en guise de frontispice (le même qui précède le générique de fin du film). 2. Des photos « de plateau » prises dans le bureau de l’intéressé, des vues du site olympique et des photos de documents d’archives faites dans les archives municipales. Enfin, 3. des photos souvenirs prises au cours du tournage, dont la première et la plus tautologique voire la plus narcissique est
  • 12. celle de la camionnette de location frappée au logo de la marque de la caméra professionnelle utilisée. Le design graphique de ce petit catalogue a été assuré par l’indispensable Liam Gillick, auteur des bande-son de tous les films de Morris. L’ouvrage serait parfait s’il n’y manquait pas le générique du film, mais il apporte une réponse renversante à la présence incongrue, que même un spectateur distrait ne peut manquer de remarquer, d’une grande figurine de Pinocchio placée derrière l’homme qui parle, dans toutes les séquences du film tournées dans son bureau. Parmi les photos de cette salle de commandement, un plan général révèle en effet, en plus du Pinocchio, l’existence invisible à l’écran d’un panneau laqué blanc entouré d’un fin cerne noir, à la forme d’une bulle de bande dessinée, placé juste au dessus du bureau du patron. Le mensonge fait-il partie de l’histoire ? La véridicité historique est au moins une construction dans laquelle entrent presque autant de fantaisie, de fantasme, de mensonge que dans les fictions. Le film commençait par cet avertissement, on s’en souvient. * * * Selon Sieber : « For military units architecture is insignificant. It’s nothing they think about or which could influence them 30 . » Selon le cinéaste Robert Bresson, l’insignifiance est… déterminante. « Si une image, regardée à part, exprime nettement quelque chose, si elle comporte une interprétation, elle ne se transformera pas au contact d’autres images. Les autres images n’auront aucun pouvoir sur elle, et elle n’aura aucun pouvoir sur les autres images. Ni action, ni réaction. Elle est définitive et inutilisable dans le système du cinématographe 31 . » D’où cette résolution : « M’appliquer à des images insignifiantes (non signifiantes) 32 . » Les films d’Ozu racontent des histoires simples avec des images simples, des dialogues prosaïques et des mouvements calculés qui n’exigent aucun mouvement correspondant de la caméra, ni zoom optique, ni travelling, ni rotation axiale quelconque. Une barque file sur un lac, elle traverse le champ, la caméra ne la suit pas. Dans Higanbana [Fleurs d’équinoxe], 1958, un père de famille vieillissant s’inquiète du mariage de ses filles. Plusieurs séquences insignifiantes s’infiltrent dans le récit : sur la façade de l’immeuble de son entreprise, des laveurs de vitres s’affairent acrobatiquement en plan général 33 , puis à l’intérieur des ateliers ; dans un couloir du même bâtiment un homme passe la serpillière en arrière plan 34 ; autre couloir, dans un hôpital, une cireuse ou un aspirateur apparaissent au bord du cadre, mais au premier plan 35 ; la mère d’une amie de la famille, juste sortie de l’hôpital, rend visite au domicile du personnage principal : en se faufilant dans un troisième couloir, elle ramasse un balais appuyé sur le mur du fond et le pend à un clou 36 ; peu après, on retrouve l’homme de ménage astiquant son couloir, mais en premier plan 37 … Toutes ces séquences insignifiantes ont un rapport avec le nettoyage. On ne saurait dire pourquoi, même s’il s’agit pour le père de famille de mettre de l’ordre dans sa vie. Presque toutes ont lieu dans des couloirs, espaces de circulation pour marquer des transitions dans la narration. Insignifiantes ? Alors, que dire de l’importante bouilloire rouge posée par terre dans la salle de séjour, autre objet-personnage de premier ordre que l’on retrouve tout au long du film et que la position de la caméra met particulièrement en valeur en s’élevant rarement au-dessus du niveau des yeux d’un personnage accroupi sur un tatamis ? Consciente ou inconsciente expression du foyer, c’est aussi un élément fort de la composition. Comme il y a des couloirs chez Ozu, il y en a souvent, ainsi que de nombreux tunnels et sous-terrains (images de la conspiration), chez Sarah Morris, à qui la ville éponyme a offert pour le film Chicago un formidable terrain de jeux, entre son Pedway System et son réseau routier rapide filant sous la voirie terrestre. Le thème des laveurs de vitres revient en outre dans Chicago, deux fois dans Points on a Line, comme on va le voir, et plus largement celui du nettoyage : lavage de voiture en ouverture de Miami, blanchiment des dents dans Los Angeles, astiquage des sols dans Beijing.
  • 13. * * * Ma théorie sur la couleur des Ferrari s’en serait trouvée renforcée… Dommage ! Mais la belle Italienne à laquelle je pense n’en est pas une. C’est une Lamborghini jaune, personnage à part entière, soumis comme d’autres à une séance de « chirurgie esthétique » dans Los Angeles (et dont une photo fut longtemps épinglée au mur de l’atelier 38 ). Or à l’instar de cette voiture sportive, la caméra Arri qu’on voit abandonnée sur un siège dans le catalogue Beijing est une grosse cylindrée. Est-ce le nom donné au type de pellicule utilisé pour le tournage correspondant ? — Une pellicule Eterna du japonais Fuji. L’image de la caméra est nostalgique, rangée dans son étui, avec les piles de boîtes de bobines de film qui l’entourent, car Beijing, 2008, est le dernier film de Sarah Morris tourné en 35 mm. Le suivant, Points on a Line, est réalisé en numérique. L’architecture tient toujours une place prépondérante dans ses films. Cette fois, c’est la visite de deux maisons d’habitation hors du commun qui en constitue la trame. Points on a Line commence par des images insignifiantes de plants de pivoines en fleurs butinées par des abeilles. On trouve de ces plantes ornementales dans tous les jardins de bon goût. On trouve aussi leurs fleurs somptueuses qu’ont peintes Hokusai et Manet dans des jardins minables. Contrairement aux autres films de Sarah Morris, celui-ci est de bout en bout tourné à la campagne et il se déroule dans un climat d’une grande quiétude. Pourtant il met en scène un conflit opposant un architecte superlatif, ancré à Chicago, et un prix Pritzker, New-Yorkais invétéré, qui reconnut toujours l’influence du premier avant de se mettre à son service. Le second fut un grand collectionneur d’art contemporain. Le premier influença un mouvement majeur de l’art du XXe siècle et tout l’art qui suivit : le minimalisme, auquel Morris sait ce qu’elle doit. Par l’effet de leur protection par le National Trust for Historic Preservation, ces maisons individuelles n’ont pas seulement changé de propriétaire, elles sont devenues des espaces ouverts au public. Elles ont été construites à quelques années d’écart, la première, non loin de Chicago, la seconde non loin de New York. Parce que l’histoire est compliquée : la première, la Farnsworth House (Plano, Illinois), n’est pas tout à fait la première, elle fut construite en 1950, et la seconde, la Glass House (New Canaan, Connecticut), ne saurait lui disputer ce rang, même si elle a été construite une année avant. La relation entre les deux architectes, Ludwig Mies van der Rohe (1886-1969) et Philip Johnson (1906- 2005), est aussi délicate. Ils se rencontrent pour la première fois en 1928. Alors que le riche Américain Johnson sillonne l’Europe à la recherche d’une vocation, il découvre la maison Tugendhat construite à Brno, République tchèque, par son aîné, qui conçoit une partie de son mobilier. Il en est profondément impressionné. Notamment par la baie vitrée qui tient lieu de mur dans le salon et peut se dérober en coulissant vers le bas, comme les vitres latérales d’une automobile. À partir de 1929, Johnson fonde et finance le département d’architecture du Museum of Modern Art de New York, en préfiguration, dont il sera le directeur et mécène de 1930 à 1936, puis de 1946 à 1954, quand ce département s’élargit au design. En 1930, il commande à Mies l’aménagement de son petit appartement new-yorkais39 , où entrent des meubles créés par ce dernier pour son pavillon allemand de l’exposition universelle de Barcelone de 1929. En 1932, après des mois d’excursions, Johnson et Henry-Russel Hitchcock cosignent le livre The International Style: Architecture Since 1922 40 et la première exposition d’architecture du MoMA 41 , laquelle réunit sur ce thème quatorze architectes, les plus largement représentés desquels étant Le Corbusier et Mies. En 1940, Johnson se décide à entreprendre, à trente-quatre ans, des études d’architecture à Harvard, où il a Breuer 42 comme professeur et Gropius comme directeur. En 1947, Johnson programme une exposition personnelle de Mies au MoMA où figure une maquette de la Farnsworth House 43 . La Glass House de Johnson est construite en 1949, mais sur des dessins de 1946-1947. C’est du moins ce que prétend l’architecte 44 . En fait, l’influence de Mies se fait ressentir dès la première maison qu’il construit pour son usage personnel en guise de diplôme de fin d’études d’architecture sept ans plus tôt 45 . Et des dessins d’étudiants de 1941 attestent cette tendance. Pourtant il faut noter que la remise agricole qu’il construit dans un style différent dans le domaine familial en 194446 anticipe son tardif tournant postmoderne — comme si, presque toute sa vie, Johnson avait essayé de refouler
  • 14. l’influence de Schinkel et Persius, son disciple, donc du XIXe siècle allemand, pour mieux cultiver celle de Mies. En 1954, Mies, qui a déjà construit les jumeaux Lake Shore Apartments, 1948-51, à Chicago, lui propose d’entrer dans l’aventure new-yorkaise du Seagram Building — pour lequel le commanditaire, avait déjà demandé conseil à Johnson… quant au choix de l’architecte ! Dans un de ces numéros d’autodérision qui n’en sont pas, dont Johnson est coutumier, celui-ci explique pourquoi : « The reason I got into the Seagram project was that they thought he ought to have an interpreter who was on his side, but a person who was a little more able to talk English and had experience as an architect, at least slightly [… ] and all he wanted to do was to have a draftsman or executor who would carry out things the way he wanted 47 . » Peu après avoir remporté le marché convoité, un éclat se produit à la Glass House, où Johnson invite régulièrement à travailler Mies et Phillys Lambert, fille du commanditaire, très impliquée dans le projet. « Mies hadn’t seen the Glass House at night. And after dinner [… he] was going to stay in the guest house. At about 10:30, he got up and said, “I’m not staying here tonight. Find me another place to stay.” He talked quietly when he was really angry. And I laughed ? And about ten minutes later he said, “I don’t think you understood. I’m not staying in this house another minute and you’ve got to find me a place to stay.” 48 » Le pavillon des invités, indépendant, mais distant de quelques mètres de la Glass House, présente une décoration tout sauf minimaliste. Johnson chercha longtemps une explication à cet emportement, mais il se rend à l’évidence : « I just think he felt that my bad copy of his work was extremely unpleasant 49 . » Mies ne le ménagea pas à ce sujet. On sait qu’en d’autres circonstances il qualifia de « hot dog stand » la maison de verre de Johnson. La colère d’un maître incontesté peut laisser des blessures, mais Johnson n’en conserva pas moins ses bureaux au Seagram Building jusqu’à la fin de ses jours. Dans l’une des premières pages de la monographie publiée à l’occasion de ses soixante ans, il salue « Alfred H. Barr, historian of art, Henry-Russell Hitchcock, historian of architecture, for molding my artistic judgement in my youth and for their continuing influence » et il poursuit avec une encore plus touchante humilité en remerciant « Mies van der Rohe, for teaching me, successfully or unsuccessfully, basic principles of the art of architecture50 ». Quelques pages plus loin, dans la liste de ses travaux, il a aussi la modestie de citer le restaurant Four Seasons pour seule contribution au chantier du Seagram Building en 1959. Sarah Morris choisit de construire son film en commençant par la maison de verre de Johnson. Parmi les pivoines et une autre série de séquences anecdotiques et presque aussi insignifiantes sur la barrière d’entrée du domaine, sur l’aspirateur de piscine, sur la tondeuse autoportée, etc., elle introduit des plans sérieux sur les rayons de la bibliothèque d’architecture du propriétaire, dont elle extrait l’édition originale du livre coécrit avec Hitchcock. On remarque en passant le mobilier signé Gehry, Bertoia et la Barcelona Chair, du mentor Mies van der Rohe, — des icônes du design que leurs éditeurs finiront par rendre insupportables tant on dirait maintenant que dans le monde entier leur choix s’est imposé par soustraction pour éviter cette terreur des nantis : la faute de goût. Des archives de Johnson, Morris extrait trois types de documents représentatifs de la personnalité de l’architecte. 1. La liste d’invités à une réception du 6 juin 1981 (pour laquelle avaient confirmé James Rosenquist, Frank Stella et madame, Andy Warhol, Frank Gehry et madame, Oldenburg et madame, le critique Calvin Thomkins, John D Rockfeller, le troisième du nom… mais pas Willem de Kooning, Robert Rauschenberg, William Rubin ni George Segal…). 2. Des photos prises lors de ces fêtes (où David Whitney, le compagnon de Johnson, tient un rôle important 51 ) et une photo connue de Johnson parlant avec les mains devant une Phyllis Lambert hilare et un Mies attentif et souverain. Enfin, 3. des factures sont étalées : une de Warhol datée 2 décembre 1974 : « 2 paintings.....$34,000.00 », pas de détail ; une de la galerie Leo Castelli datée 17 octobre 1981 pour la vente d’un Chamberlain, H.A.W.K.E., 1959, à 60 000 $. Un détail ne pouvait échapper à Sarah Morris sur le bureau de l’architecte : ses lunettes et ses deux répertoires rotatifs, ses « Rolodex » — Johnson s’en serait il inspiré pour concevoir l’ingénieux système de cimaises pivotantes de sa galerie de peintures ? —, où les noms d’artistes, d’architectes et de personnalités de la jet set voisinent avec le numéro de téléphone de Federal Express ou celui d’un traiteur asiatique, et qui affichent, selon, un chercheur « son réseau
  • 15. d’influences comme une construction plus formidable que n’importe lequel des bâtiments qu’il a créés 52 . » La Glass House continue de fasciner ceux qui n’y furent jamais invités. Ceux qui n’ont pas connu le rite social dont elle était le théâtre. Peu avant Sarah Morris, l’artiste James Welling fit plusieurs pèlerinage à New Canaan. Il en rapporta toute une série de photographies aux couleurs irréelles de la Glass House, en même temps qu’il réalisa un reportage plus réaliste consacré à… La maison de verre de Pierre Chareau, achevée à Paris dix-huit ans plus tôt, soit un an avant la publication du livre International Style où (trop tard ?) elle n’est pas citée ! Le domaine de New Canaan compte un certain nombre de dépendances autour de son plus fameux bâtiment. Le film de Sarah Morris présente rapidement le pavillon des invités (la Brick House, achevée peu de temps avant la Glass House), le pavillon sur l’étang, 1962, et le Studio, 1980, qui abrite la bibliothèque. Il s’attarde un peu plus sur la galerie de peintures, 1965, pour montrer les cimaises mobiles en rotation sur un axe central, où défilent des œuvres de Frank Stella, dont une, Darabjerd I, 1967, dans laquelle la peintre Sarah Morris peut se reconnaître, et un portrait de Johnson par Andy Warhol de 1972. Le film esquive les autres folies postmodernes. Le plan fixe d’extérieur sur le Studio s’arrange même pour cacher le pavillon Da Monsta, de 1995. Après une incontournable et prosaïque séquence sur des laveurs de vitres — pas tout à fait aussi « insignifiante » ici que chez Ozu, forcément —, la visite se termine de nuit. Est-ce pour évoquer l’altercation avec Mies ? Puis vient une longue transition tournée dans le restaurant Four Seasons du Seagram Building, dont Mies céda donc la conception à Johnson, et où ce dernier eut une table réservée à perpétuité. La fébrilité confinée des cuisines contraste avec l’ambiance feutrée, la lumière tamisée, la hauteur phénoménale du plafond et les espaces généreux de la salle de restaurant, qui ne reçut jamais les tableaux commandés au peintre Mark Rothko. Une brève séquence montre le parvis du Seagram et laisse apercevoir dans le hall la sculpture Balloon Dog (Orange), 1994-2000, de Jeff Koons, vendue peu après au prix record de 58 405 000 $. La mise en scène d’un distingué fumeur de cigare anonyme rend hommage à Mies, qui utilisa souvent l’ébène de macassar dont sont faites les plus belles boîtes à cigares et qui était un grand amateur de ceux-ci. Un portrait photographique du maître se glisse dans cette scène complètement fabriquée. Un canard vient ensuite brièvement s’égarer dans l’entrée d’un des deux immeubles des 860-880 Lake Shore Drive de Chicago, qui s’ils étaient superposés atteindraient la hauteur du Seagram, altitude à laquelle on ne saura jamais si le palmipède qui s’envole hors-champ osa s’aventurer. (Des rushes dont sont extraits cette séquence sont exploités dans le film Chicago qui sort un an après Points on a Line.) Après quoi l’on découvre la Farnsworth House, où l’on arrive deux fois : de nuit d’abord, puis de jour. Dans la scène de nuit sont incorporés des photos d’archives de la maison en noir et blanc et des extraits de documents juridiques portant connaissance de la plainte déposée par Mies à l’encontre de son commanditaire, Edith B. Farnsworth, qui réclama à l’architecte le remboursement d’un dépassement de 33 872,10 $ alors « qu’elle était informée avant la construction que la maison coûterait substantiellement plus de 40 000 $ 53 ». La séquence de jour est précédée par un long travelling latéral tourné à la fenêtre d’un train ou d’une automobile. Une autre équipe de laveurs de vitres assure le « glissement » vers la fin du film, ponctuée de plans rapprochés sur l’équipement de cuisine, inutilisé et démodé malgré sa modernité, et dont la netteté impeccable renvoie plus que toute autre vue d’intérieur l’image désolée de stérilité d’une maison splendide, parfaitement entretenue, mais inhabitée et transformée en musée. Le film se termine sur des vues du jardin grouillant d’oiseaux, dont le flou ajoute à l’insignifiance. La maison de Johnson est ostensiblement transparente à l’exception du cylindre de la salle de douche qui fait l’effet d’une grosse cheminée de bateau encastrée dans le parallélépipède vitré. La maison de Mies van der Rohe est dotée de rideaux au splendide tomber vertical. Ceux du restaurant Four Seasons font des vagues. La question des rideaux est un sujet sensible pour Mies 54 . Selon Johnson, sa préférence pour la soie sauvage et les matériaux précieux a pu causer le refus de son admission au Congrès international de l’architecture moderne (CIAM) 55 .
  • 16. Une photographie d’Irving Penn de 1955 que ne reprend pas Morris montre les deux associés autour de la maquette du Seagram. Mies s’impose au tout premier plan en regardant l’objectif avec insistance. Johnson se tient en retrait, tourné de profil, le visage caché par la main qu’il porte au menton, derrière la maquette de la tour qui lui rase le nez. Dans ces années-là, Mies, se met à ressembler à Oscar Niemeyer — on serait tenté de dire le contraire car l’architecte brésilien aura pour longtemps le privilège de l’âge 56 . À la fin de sa longue vie, Philip Johnson chausse des lunettes proches de celles de Le Corbusier 57 , celles qu’on a aperçues dans le film près de ses répertoires rotatifs. * * * À l’exception de Robert Towne et de 1972, les films de Sarah Morris se regardent comme on tourne les pages d’un magazine : un magazine de voyage pour le cas de Miami et Rio, un magazine « people » pour Los Angeles, le magazine AD pour Points on a Line, mais pas de pornographie malgré une séquence tournée au siège de Playboy, dans Chicago, à moins d’ailleurs qu’il ne faille en voir partout, comme le suggère l’artiste : « There is also the use of Bois de Boulogne in Strange Magic. For that matter all of the films could be seen as a capitalist lexicon of pornography… perfume, architects, actors, buildings, cars and so on 58 . » Ce ne sont pas des documentaires — « I am not interested in documentaries I don’t believe in any form of objectivity 59 », confie Sarah Morris, le propos artistique de ses projets leur conférant, aux yeux des personnes filmées, une sorte d’innocuité telle que la réalisatrice peut tourner dans des situations auxquelles aucun journaliste n’aurait accès. Ce ne sont pas des fictions — même si l’auteur s’intéresse à ces personnes comme à des personnages : « using characters that exist as fictive possibilities or narrative possibilities, […] using reality as fiction 60 ». Ni docus ni fictions, ces films ne relèvent pas du cinéma expérimental, ce sont plutôt des diaporamas. Quand ils furent présentés hors concours au 65e festival de Locarno en 2012, ils parurent certainement atypiques, même s’ils entraient dans la section « Histoire(s) du cinéma ». Et même si la réalisatrice obtint tous les passe-droits nécessaires pour filmer la cérémonie des Oscars, même si les équipes dont elle s’entoure sont de premier ordre, même si les budgets de production sont devenus considérables et même si la durée de ses films s’est significativement allongée (Midtown, durait un peu plus de 9 mn et seize ans plus tard Rio atteint presque 90 mn), les créations cinématographiques de Sarah Morris n’ont rien de commun avec les très diverses productions hollywoodiennes et moins encore avec celles de Bresson ou d’Ozu. 3. Dans l’un des tableaux de sa première période intitulé Fishnets (Legs Crossed), 1996 — très proche de l’esthétique d’un Gary Hume, lui-même certainement redevable à celle d’un Patrick Caulfield, leur aîné —, les bas résille qui épousent les jambes croisées d’une femme confortablement assise dans un fauteuil font déjà penser au grillage métallique de la Diamond Chair, 1952, de Harry Bertoia 61 dans laquelle elle est du reste peut-être installée, mais la peinture ne le dit pas. Elle est elliptique. Elle est figurative, mais elle dénature l’image d’origine en la réduisant à quatre couleurs sans nuance et en extrayant le sujet principal pour le placer en apesanteur dans un grand à plat vert. L’entrelacement des mailles du filet forme des courbes de niveau qui se détachent par rapport à la platitude de la couleur. Mais deux torsions suffisent : celle des jambes et celle des mailles, le déhanchement qu’entraînent les jambes croisées n’est pas perceptible car la composition centrée est coupée au-dessus des fesses. La grille qui a si fortement préoccupé voire caractérisé l’art américain est ici triviale et tout sauf abstraite et cela continue avec
  • 17. trois tableaux peints l’année suivante : Aluminum Fence ou Horizontal Binds ou encore Bathroom Floor (blue), 1997. Le grillage d’Aluminum Fence est représenté frontalement selon sa fonction séparatrice : il appartient au réel, mais, artefact d’une extrême simplicité, il est l’expression de ce concept. Accroché au mur, il nous place de l’autre côté du fond rouge uniforme sur lequel il se détache. Cette disposition simplifiée est abandonnée dans les deux autres tableaux que je viens de citer, où les vues de biais replacent les objets décrits dans l’espace perspectif et atténuent proportionnellement l’acuité de leur fonction. Le grillage reste un grillage. Le store vénitien et le carrelage de salle de bain sont des tableaux abstraits respectant le code perspectif constitutif de notre expérience visuelle du réel. Le grillage est évident comme grillage, mais pas comme tableau. Le store et le carrelage ne sont plus évidents comme tels, mais ils le sont devenus comme tableaux et comme tableaux abstraits en particulier. Il n’y a rien de plus évident comme tableau qu’un tableau abstrait. En rompant les ponts avec le réel observé, la question de la représentation ne se pose plus. Et le tableau fait toujours de l’œuvre d’art un objet en plus. Un objet qui nous tient à distance : en respect. Et devant lequel, tout discours peut devenir oiseux. Car, pour peu qu’on s’y attarde, son évidence cesse d’être évidente pour devenir étourdissante. Quand un ouvrage consistant en un long entretien de Sarah Morris s’intitule You Cannot Trust a Surface 62 , l’avertissement semble donner la réplique à Magritte et à Rauschenberg, le premier niant les apparences en soutenant : « Ceci n’est pas une pipe », le second affirmant contre toute vraisemblance : « This is a portrait of Iris Clert if I say so » — le premier en formant laborieusement les lettres cursives de La Trahison des images, 1929, le second en dictant simplement un télégramme le 15 mai 1961. (Progression naturelle dans la dématérialisation : Magritte peint des lettres, Rauschenberg ne les écrit plus, enfin l’ouvrage sur et avec Morris prend la forme d’un CD audio ; dans un autre ordre d’idées, le père de Mies van der Rohe était maçon et tailleur de pierre, et le père de Johnson était juriste, travaillait fort peu, mais plaçait bien sa fortune.) S’il faut se méfier des apparences, mieux vaut se soumettre aux évidences, d’où l’expression « se rendre à l’évidence » : faire reddition. * * * Pascal est on ne peut plus limpide en prenant l’exemple de l’évidence « géométrique » : « La géométrie […] ne définit aucune de ces choses, espace, temps, mouvement, nombre, égalité […] parce que ces termes-là désignent si naturellement les choses qu’ils signifient […] que l’éclaircissement qu’on en voudrait faire apporterait plus d’obscurité que d’instruction 63 . » « [Le] manque de définition est plutôt une perfection qu’un défaut parce qu’il […] vient […] de leur extrême évidence, qui est telle qu’encore qu’elle n’ait pas la conviction des démonstrations, elle en a toute la certitude 64 . » Ainsi l’auteur des Pensées — titre évident pour un ouvrage de philosophie — apostrophait-il Kant par anticipation en se moquant : « […] il n’y a rien de plus faible que le discours de ceux qui veulent définir ces mots primitifs. […] Il y en a qui vont jusqu’à cette absurdité d’expliquer un mot par le mot même. […] On ne peut entreprendre de définir l’être sans tomber dans cette absurdité. Car on ne peut définir un mot sans commencer par celui-ci : c’est, soit qu’on l’exprime ou qu’on le sous entende 65 . » Car on comprend Kant quand il écrit : « Est beau ce qui plaît universellement sans concept 66 . » Ou encore : « il ne nous est pas toujours nécessaire de comprendre par la raison tout ce que nous observons 67 […]. » — Et tant mieux, puisque l’évidence n’est pas compréhensible. Mais le Prussien semble tomber sous le coup de la critique pascalienne (et sous celle de Montaigne qui l’inspira), et un lecteur sans boussole académique le suit moins aisément ou pas du tout quand il écrit : « Si l’on veut définir ce qu’est une fin, d’après ses déterminations transcendantales (sans rien présupposer d’empirique comme, par exemple, le sentiment de plaisir), on dira qu’une fin est l’objet d’un concept pour autant que ledit concept est considéré comme la cause de cet objet (comme le fondement réel de sa possibilité) ; et la causalité d’un concept relativement à son objet est la finalité 68 . » L’obsession transcendantale le rend redondant. Son souci de précision le rend obscur.
  • 18. Passé un cap assertif, sa phrase se retourne sur elle-même pour nuancer ce qu’elle vient d’énoncer, pour rembobiner le fil de la pensée et examiner les failles ou les ambiguïtés de ses commencements à coup de parenthèses. Et, moins d’un siècle plus tard, ce pli intellectuel 69 poussera Nietzsche à ironiser : « J’ai connu des savants qui tenaient Kant pour profond 70 », Kant qu’il considère avec Leibniz comme l’un des « deux grands freins de la probité intellectuelle en Europe 71 ! » Pour revenir à notre sujet, dans son texte déjà cité sur Sarah Morris, Bettina Funcke n’a pas tort de souligner qu’il n’avance pas à grand chose de dire, comme Adorno : « It is self-evident that nothing concerning art is self-evident anymore 72 . » C’est soit dépassé, soit du pur verbiage : un truisme de la plus évidente espèce (si ceci n’était déjà un truisme en soi). Le concept d’évidence a-t- il une finalité ? Voilà quelque chose (concevons l’évidence comme une chose) d’impossible à trancher… * * * Store ou carrelage, verticalement et horizontalement, c’est étonnant comme les légers décalages, qui nous font prendre de biais le réel, et qui devraient donc, tels des satellites retournant dans l’atmosphère, nous aider à y pénétrer plus aisément, servent à Sarah Morris pour entrer dans l’abstraction. Car c’est exactement cette stratégie, cet angle d’attaque qu’elle adopte quand en 1977 elle commence à s’inspirer des façades d’immeubles pour sa série Midtown. S’il y a des exceptions, si la grande peinture murale réalisée à l’I.C.A. de Boston en 1999 est délibérément frontale, c’est parce qu’elle reprend la structure sinon le chromatisme des panneaux lumineux de Time Square filmés frontalement, avec lesquels s’ouvre le film en question. Autrement, comme, étant données leurs tailles, les buildings sont forcément vus de biais, en contreplongée depuis la rue, les tableaux présentent toujours à cette époque un plan unique et sans ancrage au sol, donc en décalage avec le plan de la toile : des plans de biais qui s’amenuisent en s’étirant vers un ciel invisible, conformément au cliché (bien ancré, lui !) de la « ville verticale ». (Mais imaginer une ville qui serait verticale sans être horizontale est aussi absurde que de dissocier temps et espace. Toute « skyline » est horizon. Et c’est tout aussi absurdement que l’expression « downtown » s’est imposée pour désigner les quartiers d’affaires à plus forte concentration de gratte-ciel aux États- Unis, sur le modèle de l’environnement de Wall Street qui est down Manhattan, soit : au sud de la presqu’île. À Houston, par exemple, ce qu’on appelle downtown est un médiocre îlot central planté au milieu d’un vaste terrain vague, sans plan d’urbanisme apparent.) Quand en 1998, Sarah Morris peint un tableau Midtown intitulé Lever House ou Seagram, elle reprend scrupuleusement les grilles existantes et un œil exercé ne peut s’y tromper. Très peu de chose distingue pourtant les lignes épurées des façades de deux immeubles de style international : ces deux exemples-phares ayant inspiré de nombreux avatars anonymes disséminés partout dans le monde — tel ce Novotel (Nice), peint la même année par Morris. C’est donc comme si l’artiste se donnait pour but d’exercer notre sens critique, comme si, pour elle, toute la vraie différence n’était (plus) que dans la grille. Les proportions sont scrupuleusement respectées, seuls sont subjectifs la mise en couleur et le choix de souligner ces grilles avec un cerne épais, pour mieux nous les imprimer dans la mémoire, et pour pimenter cet amusant jeu éducatif en éliminant les détails, pour nous tenir à distance du tableau sans nous en faire perdre l’essentiel, comme la masse des immeubles réels nous tient en retrait pour mieux pouvoir en embrasser une vue d’ensemble disputée par la densité urbaine. Malgré la rigidité et la rigueur géométrique de leurs montants métalliques, aucune de ces déformations involontaires que l’emploi du verre introduit forcément dans la grille des façades d’immeubles modernes n’est reproduite dans les tableaux. Ces « imperfections » qui disparaissent avec du recul n’ont pourtant pas échappé à Sarah Morris, qui en restitue le phénomène dans son film. Elles sont aléatoires, comme l’est un peu la ville, malgré tous les efforts de planification.
  • 19. Malgré tous les efforts tendant à sa parfaite planéité, une plaque de verre industriel n’est jamais aussi impersonnelle que l’est par essence la géométrie vers laquelle elle tend. Même si elle parvenait à l’invisibilité d’un plan parfait, son montage sur la grille métallique exerce inévitablement les pressions entraînant sa déformation. Ces formes molles que produisent les déformations à l’intérieur de la grille, Sarah Morris les élimine de ses tableaux comme des anomalies. Et c’est à cette fantasmatique perfection mentale, que coopèrent la simplification graphique, l’absence de matière et l’absence de trace de pinceau sur ses tableaux — l’utilisation d’une laque brillante pour bâtiment (l’artiste tient à cette précision dans les légendes de catalogues ou les cartels d’exposition) pour peindre ceux-ci multipliant toutefois les risques de reflets et reproduisant d’une certaine façon à l’intérieur de la salle d’exposition le phénomène indésirable constaté à l’extérieur sur les murs rideaux des buildings de référence. Avec la série Midtown, on bat les cartes de ce jeu de société. L’architecture n’est en effet rien d’autre qu’un jeu de société. La grille, entrelacement de verticales et d’horizontales dévoyées par la perspective, divise les plans en élévation et multiplie les parallélogrammes comme autant de cases à remplir de couleur entre les cernes les déterminant. En vérité, sans perturbation de l’orthogonalité par la perspective, la représentation vacillerait. Un dessin d’élévation architecturale est en effet une vue de l’esprit. Ce qui le rend difficile à lire pour un profane. Les photos frontales de Walker Evans sont des vues de l’esprit. Elles déréalisent ce qu’elles prétendent montrer avec le moins de subjectivité possible. Pour voir un immeuble frontalement à l’œil nu, il faut soit léviter soit avoir accès au niveau intermédiaire de l’immeuble d’en face — s’il existe. Même si les titres des tableaux de Sarah Morris font chaque fois référence à des noms d’immeubles, on n’y « verrait » pas des buildings s’ils étaient représentés schématiquement selon cette vue frontale idéale, qui pourtant restituerait exactement l’orthogonalité de leurs lignes. Quand Gio Ponti et Pier Luigi Nervi dotent leur Torre Pirelli, Milan, 1956-60, de larges pans coupés, ils accélèrent la perspective. Quand Gropius, l’historique rival de Mies, et les autres architectes associés du PanAm (aujourd’hui MetLife) Building, New York, 1960-63, plantent cet immeuble sur Park Avenue, bien que s’inspirant du grattacielo italien, ils en bouchent la perspective, huit blocs au sud du Seagram, au numéro 200. À Milan, l’environnement est dégagé et l’on tourne assez facilement autour du bâtiment, multipliant les vues de biais. À Manhattan, la tour a beau être près de deux fois plus haute, l’entour est beaucoup plus contraint et le plan de ville au carré n’admet aucune exception. La vision du bâtiment est donc très restreinte et exceptionnellement frontale depuis Park Avenue à une certaine distance. Puis, plus on s’en rapproche, plus le plan vertical se rabat, la base paraissant bientôt à notre portée tandis que le sommet semble se tenir en retrait, comme s’il reculait inexorablement. Donc même cet obstacle à la perspective urbaine se soumet à la perspective naturelle. * * * À la jonction de la série Midtown et de la suivante, le tableau intitulé The Luxor (Las Vegas), 1998, constitue une exception abstraite aux vues de biais et à cette perspective naturelle qui nous rattache au réel. Avec ses cases rectangulaires horizontales et ses cernes blancs, on pense aux nuanciers de marchands de couleur et implicitement aux Farben de Gerhard Richter 73 , mais comme Sarah Morris l’a fait exprès dans une série de portraits « mondains » commencée la même année, où figurent mannequins vedettes 74 et artistes 75 , la grille n’est pas ici exactement ajustée au format du tableau. L’alignement est correct sur les bords gauche et supérieur, mais les cases sont rognées sur les deux autres côtés, suggérant qu’il s’agit d’un fragment. Après quoi, très vite, avec la série Las Vegas, d’autres obliques viennent contrarier le plan de biais dominant. Et quand deux plans caractérisés chacun par leur trame régulière viennent à se croiser, aucune distorsion ne se produit, pour nous rappeler l’imperfection des vitres voilées évoquée plus haut, aucune moirure n’interfère, comme cela arrive immanquablement en photogravure. Quand deux façades d’immeubles se superposent, elles sont transparentes. Les murs
  • 20. rideaux n’ont jamais mérité cette dénomination mieux qu’ici. Le règne des parallélogrammes cède à la concurrence des triangles. Avec la série Capital, Morris rompt avec le plan pour s’adonner à l’illusion volumétrique. Les façades deviennent faces et elles prolifèrent. Les cernes deviennent barreaux de cages en écho à la séquence du film éponyme montrant des employés chargés du tri manuel du courrier derrière leur casiers transparents en fil métallique. Avec la série Pools, sous-titrée Miami, les axonométries se complexifient encore. Plusieurs couleurs de cernes peuvent intervenir. Et quand le cerne blanc est utilisé il vient se superposer avec parcimonie à l’imagerie prismatique. La taille des cases devient en outre de plus en plus irrégulière. La série Los Angeles présente de nouvelles mutations. La grille se fait frontale comme l’atteste le réseau dominant de lignes parallèles aux bords du tableau. L’hexagone s’impose et l’on pense moins aux cellules d’une ruche qu’à la répétition d’un logotype d’entreprise tant cette forme géométrique est prisée, car sans doute positivement connotée dans les affaires. Quand l’hexagone devient octogone, c’est l’emblème de la Chase Manhattan Bank — dont l’entrée d’un immeuble faisait déjà l’objet d’un des plus longs plans fixes de Midtown —, qui vient à l’esprit. Un signe graphique qu’aurait pu créer Sarah Morris, même lorsqu’il se déclina en quatre couleurs. Un signe fortement typé, adopté par la banque dans les mêmes années soixante ou l’octogone du panneau de signalisation routière STOP s’est imposé internationalement. D’ailleurs, comme le souligne le critique Martin Herbert, c’est une autre métaphore routière qu’inspire cette forme géométrique : « if read figuratively [they] recall the geometric halation effect which arises when car headlights are photographed out of focus 76 . » Car derrière la caméra, Sarah Morris use régulièrement de ce toujours séduisant effet d’optique. Séquences parfaites en guise de transition, donc « insignifiantes » entre toutes, parce qu’abstraites… * * * En tant que manifestations physique et mathématique ordinaires, une grande neutralité devrait être attachée aux couleurs comme au répertoire géométrique élémentaire, mais formes et couleurs passent et se démodent, telles les plantes d’appartement. Ainsi l’orchidée a supplanté le cyclamen et le Monstera Deliciosa ou faux Philodendron, si cher à Matisse, a connu une longue éclipse pour revenir aujourd’hui dans les opulentes compositions de fleurs coupées qui rehaussent… les lobbies des grands hôtels. Ces phénomènes cycliques sont particulièrement marqués en décoration. Jim Isermann puise ainsi dans une panoplie kitsch et saturée. S’il rejoue les partitions tardives de Vasarely et d’Yvaral, c’est que le revival est mûr et c’est aussi pour pointer le pouvoir oppressant de leurs puzzles illusionnistes. Les tableaux de Sarah Morris sont eux aussi très marqués, mais les années soixante et soixante-dix n’y affleurent pas avec autant d’insistance, même si leurs sources architecturales appartiennent principalement à ces décennies et à la précédente. Au reste, il est difficile de trouver pour ses tableaux une correspondance avec l’histoire récente des styles. Et il n’avancerait pas à grand-chose de dire qu’ils eussent pu être peints à une autre époque 77 . Or, dans ses pérégrinations planétaires, au détour d’une station de métro, dans un couloir d’aéroport, dans le lobby d’un grand hôtel, justement, dans les allées d’un centre commercial, dans un parking public, dans la cour d’un bâtiment administratif, au fronton d’une salle de spectacle, sur les murs ou dans les bassins d’une piscine, dans le hall d’un immeuble de luxe, dans l’atrium d’un centre d’affaires, dans tous ces lieux où l’on ne fait que passer, l’artiste a certainement aperçu, comme vous et moi, de ces œuvres abstraites pathétiques, dont la gamme colorée soit blafarde soit criarde le dispute à la médiocrité de la composition géométrique, et qui — en cela elles sont parfaites dans ces lieux de passage où on les trouve pour aussitôt les laisser derrière soi — ne soutiendraient pas une inspection critique prolongée. Eh bien ! si les tableaux de Morris sont à la fois contemporains et sans âge, c’est aussi parce qu’ils soutiennent avec brio tous ces défis manqués depuis les années cinquante, et
  • 21. qu’ils le font sans s’éloigner vraiment des recettes éventées de cette « abstraction officielle ». C’est pour cette raison qu’ils sont si fortement typés : évidents, mais pas simples à appréhender, ni « régressifs » ni prospectifs, détachés, mais issus de l’immersion dans l’environnement urbain. Martin Herbert poursuit ainsi la liste de leurs contradictoires caractéristiques : « The paintings […] are complexly Janus-faced : excitable and exciting, beautiful and banal, subtle and shallow, flipping up imagery germane to the city while constantly shrugging their shoulders, narrowing their eyes and telling you that what you think you saw was just a trick of the light 78 . » Voilà au moins une chose pas ordinaire, les tableaux de Sarah Morris sont solidement charpentés : ils ont des épaules, des yeux et une bouche pour parler. L’artiste ne prétend pas nous mener en terrain inconnu, mais elle se décrit comme immergée dans le système — précédé de l’article défini au singulier, ce terme est hautement invasif et inquiétant — et dans le spectacle urbain. * * * Les cernes de la série Midtown avaient déjà transformé les fenêtres des buildings en autant de cases à remplir de couleur. Ceci dit pour simplifier exagérément, car aussitôt l’artiste soutient : « I am making a virtual architecture. The world does not offer me images but social forms 79 . » La série Origami ne tire pas son nom d’une ville ou d’un film. Elle joue sur tous les plans à la fois. Et elle constitue en passant une métaphore de la… platitude ! On a en effet déjà observé que depuis au moins la série Pools, en 2003, des cernes blancs viennent parfois interférer avec les cernes dominants d’une autre couleur pour diviser la toile. Ce cerne blanc donne alors l’impression de venir se placer par dessus une composition qui se lit de fait comme préexistante. La fragmentation résulte depuis longtemps de la superposition de grilles transparentes. Des motifs se retrouvent ainsi intriqués non par hasard, mais par l’action autoritaire d’une action simple. Deux compositions au trait exécutées sur calque ou rhodoïd se chevauchant, voyez le résultat. Et voyez en en superposant trois ou plus. Il ne reste plus qu’à colorier, en veillant le plus possible à utiliser des tons différents pour différencier les cases contiguës ainsi définies ! Eh bien, la série Origami échappe à ce principe, elle procède du plan unique que procure à l’artiste les planches mode d’emploi des origamis de référence, où les lignes correspondant à une multitude de plis engendrent une multitude de cases de formes diverses, et offre ainsi un fantastique jeu de coloriage, même si ce mot est impossible pour l’artiste. Malgré cela, cette série ne se distingue guère visuellement des précédentes, sinon par l’absence d’illusion perspective, par la diversité des coloris mis en jeu et par les axes de symétrie induits par la technique de pliage, qui se communiquent donc à la composition, plus kaléidoscopique. Avec la série Beijing, Sarah Morris qui ne s’était jamais écartée de la ligne droite, fait intervenir des cercles en incorporant le motif obligé des anneaux olympiques, dont l’entrelacement avait été pressenti par Herbert dans les octogones superposés de la série Los Angeles 80 . Les anneaux sont par définition évidés. Au trait, deux cercles rapprochés tracés concentriquement sur une feuille de papier, comme on les représente schématiquement, cela en fait quatre au total quand on additionne lignes, intervalle et espace central ; et cela échappe étrangement à la règle des intervalles (théoriquement, trois poteaux font deux intervalles, les limites ont toujours le dessus). Voilà qui est déjà compliqué ! Mais entrelacement et superposition convergent dans le logo olympique. Un entrelacement pur et simple mettrait les anneaux de guingois si les anneaux appartenaient à l’espace réel. Le principe de leur tricotage deux à deux est que chacun d’entre eux passe à la fois devant et derrière celui qui le précède. Si les anneaux sont donc si bien alignés, c’est parce que la représentation en deux dimensions les aplatit l’un sur l’autre. Quand les drapeaux frappés à l’emblème olympique flottent sous le vent, ils restituent en quelque sorte cette tridimensionnalité effacée par la représentation à plat. (Quand les drapeaux claquent, on pourrait croire que les anneaux s’entrechoquent !) * * *
  • 22. Avec la série Clips & Knots, l’introduction d’une figure imposée dans le tableau abstrait va plus loin. Une fourniture de bureau sert cette fois de motif, ce simple fil de métal enroulé sur lui même, le trombone, dont nous nous sommes tous servis pour lier quelques feuilles de papier en les pinçant délicatement, et qu’il arrive à des mains nerveuses et désœuvrées de déplier, détordre, tordre et retordre indéfiniment, sans égard pour la douce alternative offerte par cette invention aux sévices de l’agrafage : « Don’t mutilate your papers » clame la publicité d’un fabricant pionnier 81 reprise par un concurrent français vantant un « modèle perfectionné d’“attaches lettres”] n’arrachant pas le papier 82 » à la fin du XIXe siècle. L’enchaînement est logique, c’est bien le cas de le dire, après les anneaux olympiques, car d’autres doigts inféconds mais moins destructeurs peuvent également s’occuper à entrelacer des trombones tout aussi nerveusement et inutilement. Sarah Morris ayant bien étudié son sujet, elle en a réuni différents spécimens existants, d’aspects différents, désignés par les sous-titres de ses tableaux correspondants. Ceci vient contredire l’opinion que toute forme en vaut une autre et le principe prôné par certains, acceptable au demeurant, qu’aucune évaluation esthétique n’est nécessaire pour une pertinente production plastique. Dans l’industrie, l’invention formelle n’est pas toujours dictée par la fonctionnalité, la variété plastique n’est que la conséquence du souci de contourner la protection de modèles déposés. Morris dédie ainsi plusieurs toiles au Norvégien Johan Vaaler, auteur d’un des premiers modèles de trombone, rectangulaire, supplanté par le modèle à extrémité arrondie puis triangulaire, car la fourniture de bureau a eu ses époques « romanes » et « gothiques ». L’organisation urbaine a son prolongement dans l’organisation bureaucratique, autre genre d’implicite conspiration selon l’artiste. Le papier étant appelé à disparaître peu à peu de ses usages, c’est à travers le trombone à un monde désuet qu’elle s’intéresse ici. Or c’est à la version rétro d’un tableau de Mondrian revu par Lichtenstein que fait penser Vaaler 02 [Clips], 2010, malgré ses obliques et ses couleurs hors- normes, et bien que la palette soit ici plus restreinte que dans d’autres tableaux de la série, dont les boucles des nœuds comme celles des trombones prêtent particulièrement au « coloriage ». Des boucles dans lesquelles peuvent en outre se lire des lettres, le S de Sarah en particulier dans Niagara [Clips], 2010, et où s’origine vraisemblablement la série des initiales, déjà évoquée. Que l’on compare Niagara [Clips], 2010, et SM Outlined [Initials], 2011. Je viens d’évoquer le caractère autoritaire que pouvait prendre la superposition. Les ingrédients de ce second tableau sont aussi simples qu’est autoritaire la méthode utilisée. Trois principes y entrent en jeu. L’initiale du patronyme couvre en lettre capitale toute l’envergure de la toile une première fois. Celle du prénom, de taille sensiblement plus réduite y est incorporée, calée dans l’angle inférieur gauche. Et les deux lettres entrelacées sont reproduites dans les mêmes proportions, mais réduites de moitié, et à nouveau calées dans le même angle. De ces quatre lettres résulte la création de — je renonce à les compter ! — près d’une centaine de cases différentes toutes circonscrites par le cerne rouge qui entoure chaque lettre. Or l’automaticité avec laquelle le cerne des lettres se communique à l’ensemble des cases n’est pas le phénomène le moins étonnant et le moins autoritaire dans cette opération de superposition, quand on y pense. Une autre composition à initiales, déclinée comme la précédente en deux tableaux à variantes colorées, prend le contre-pied de la démarche précédente, tout en répétant aussi deux fois le couple d’initiales, non alignées mais ajustées de façon à suggérer de haut en bas une grande ligne de biais. Toute ressemblance avec les quatre lettres du Love de Robert Indiana est-elle fortuite ? Les initiales de l’artiste ne sont pas neutres, elle ne saurait l’ignorer. Fait doublement inédit chez Morris, aucune superposition et aucun cerne n’intervient plus ici. * * * De toutes les séries de tableaux de Sarah Morris — est-ce parce que c’est la plus récente ? parce que les yeux de ceux qui connaissent son travail ne s’y sont pas encore accoutumés ? —, Rio paraît