Billet d'humeur dans le magazine Start : Oyez, oyez braves gens, un récent – à l’aune temporelle de cette noble institution, reconnue pour sa jeunesse et son agilité -rapport du Sénat (à retrouver sur senat.fr) met en avant les manques cruels et flagrants de notre industrie numérique nationale....
Article "quand les licornes voleront..." dans le magazine Start
1. Quand
les licornes
voleront…
DE PASCAL FLAMAND
star t
C O N S E I L S
68 STarT MaGaZINE
Oyez, oyez braves gens, un récent – à l’aune
temporelle de cette noble institution,
reconnue pour sa jeunesse et son agilité -
rapport du Sénat (à retrouver sur senat.fr)
met en avant les manques cruels et flagrants
de notre industrie numérique nationale :
Les géants du numérique sont
trop gros pour qu’une concurrence
saine puisse s’établir,
la France et l’Europe peinent à
développer des licornes pour rivaliser,
il faut donc être plus rigoureux et
encourager les innovations.
Le dernier point du rapport précise
qu’il faut favoriser et financer
l’émergence de pépites
technologiques et de licornes
nationales car, sur 392 licornes
recensées au mois de juillet 2019,
seules 5 sont françaises. Il est vrai
que ce chiffre n’est pas glorieux... Et
qu’il est juste et sans appel... Et alors,
est-ce vraiment important ? Est-ce
pour cela que nous serions
condamnés à terme à un tiers
monde numérique mettant à mal
notre fierté nationale - exacerbée il
est vrai - et la supposée excellence
de notre modèle datant du milieu du
siècle dernier? C’est ce dont nous
allons essayer de débattre dans cet
article.
Le rapport reprend au passage tous
les buzzwords faisant vibrer nos
élites politiques et industrielles : CES
Las Vegas, Ia, blockchain,
informatique quantique… Les média
parlent beaucoup (trop?) de
souveraineté numérique (depuis la
crise du COVID – Pourquoi
seulement maintenant ? - Le
problème existe depuis plus de 20
ans...). Qu’en est-il réellement ? Pour
paraphraser un célèbre général,
aurions-nous seulement perdu une
bataille ou aussi la guerre ?
D’abord c’est quoi une
licorne ?
Pour celles et ceux qui se seraient
retirés ces dernières années pour
méditer sur la vacuité de notre
monde moderne et de ses dérives
affligeantes, un petit rappel sur les
licornes.
Nous allons une fois encore appeler
Wikipédia à notre secours: « La
licorne, parfois nommée unicorne,
est une créature légendaire à corne
unique… La licorne devient l'animal
imaginaire le plus important de
l'Occident chrétien depuis le Moyen
Âge jusqu'à la fin de la renaissance.
La croyance en son existence est
omniprésente, grâce au commerce
de sa « corne » et à sa présence
dans certaines traductions de la
Bible. La licorne figure depuis la fin
du xIxe siècle parmi les créatures
typiques des récits de fantasy et de
féerie.». Donc, pour synthétiser
grossièrement et rapidement cet
article de Wikipedia, la Licorne est
associé aux vocables
« légende », « imaginaire »,
« croyance », « féerie »… ça
commence bien. Tout cela est
forcément gage de sérieux et
l’approche scientifique semble
prégnante ! Ou quand l’économie
moderne devient un mixte de BFM
TV et Koh-Lanta...
Dans son acception récente et
médiatique une Licorne est une
jeune entreprise valorisée à plus d’un
milliard de dollars qui a connu une
hyper-croissance sur un marché
nouveau ou en évolution. Le modèle
d’investissement en capital-risque
(venture capital) consiste à multiplier
les investissements dans de
nouvelles entreprises dites de pointe,
en espérant que l’une d’entre elles
finisse par se changer en licorne.
Même si elles sont rares (d’où leur
nom), la découverte d’une licorne
compensera largement les
investissements qui n’auront pas
abouti.... Il est clair que nous restons
dans le factuel et surtout dans le réel
(second degré)… Ou quand
l’incantation et la prophétie auto-
réalisatrice tiennent lieu de politique
industrielle.
Pour paraphraser et détourner
l’immense William Shakespeare, y
aurait-il quelque chose de pourri au
royaume des Licornes ?
Tout d’abord d’aucun pourrait
penser que la valeur d’une entreprise
se mesure exclusivement à sa
capitalisation, ce qui nous semble
très réducteur puisque cette
métrique unique dénie l’impact
social, l’impact économique, l’impact
environnemental, la capacité à
innover, la réalité du produit et des
services rendus, la pérennité de
l’entreprise et de ses emplois, etc…
.Donc une vision réductrice et
purement financière de l’entreprise
au sein de la société... O tempora, o
mores...
Sommes-nous contraints à
« l’Uberisation » de nos sociétés et
aux feuilletons du genre
« Wework » qui ont remplacé le
« Dallas » du siècle dernier ?
Les buzzwords qui agitent média et
politiques représentent-ils ce qu’est
réellement le numérique
aujourd’hui dans notre pays? La
course à la « disruption » ne serait-
elle que le symptôme et le
syndrome d’une société incapable
de reconnaître ce qui fonctionne,
incapable de bâtir l’avenir de
manière incrémentale en tenant
compte des réalités, succès et
contraintes du terrain ? N’y aurait-il
de salut dans le développement de
notre société et de ses entreprises
que dans la copie de modèles
importés depuis la Silicon Valley (et
depuis quelques années en perte de
vitesse et de pertinence) ?
Le numérique français et européen
(nous devons raisonner au minimum
européen – nous en parlerons plus
tard - si nous voulons une
alternative) regorge de
compétences humaines et
techniques, d’idées brillantes, de
besoins réels et d’entreprises
responsables et pragmatiques...
Faites ce que je dis, ne dites
pas ce que je fais
Politiques en quête de réélection
triomphale et édiles locaux ne jurent
que par les licornes et la
« novlangue », ne regardent que les
modèles importés, à tel point qu’il
devient plus facile pour un patron de
startup ou de PME de rencontrer son
(sa) président(e) de région au CES de
Las Vegas qu’à 20 km de son
bureau....En soignant au passage
leur empreinte carbone et les
finances de leurs collectivités.
accessoirement, quelques appels
d’offres nationaux récents
(éducation Nationale, armée, Health
Data Hub..) font la part belle aux
logiciels propriétaires Nord-
américains, comme si l’Open Source
n’existait pas depuis 20 ans (et que
l’Europe n’était pas en pointe sur ce
sujet !) et que nous n’avions pas de
sociétés privées et de Datacenter en
France capables d’héberger nos
données de santé... Cherchez
l’erreur !
Les grandes entreprises, collectivités
territoriales et états continuent de se
scandaliser en public des pratiques
des GaFaM et autres BaTx et de les
choisir quand même, y compris pour
des données critiques et
stratégiques. En tant que chef
d’entreprise, créant des emplois, de
la valeur (du moins je l’espère) et
2. star t
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STarT MaGaZINE 69
payant ses impôts en France,
l’auteur de cet article est un peu
amer quand il entend de doctes
politiques et journalistes parler de
souveraineté numérique... On
marche sur la tête !
Bref une situation totalement
ubuesque, où les gros appels d’offres
publiques et privés partent chez des
fournisseurs étrangers, sous prétexte
que les sociétés françaises sont trop
petites, sachant que sans les
commandes publiques ou de grands
groupes, elles ne pourront jamais
grossir... Et qu’ « en même temps »
les grosses sociétés américaines font
leur marché en rachetant nos
pépites locales et surtout leurs
compétences humaines.
En résumé, l’Etat, les collectivités
territoriales et les grands groupes
assurent (et paient – cela a un coût !
- largement mérité) un
enseignement d’excellente qualité et
forment des ingénieurs, chercheurs,
marketeurs et financiers de haut
niveau (qui seront par la suite pour
les plus brillants directement
embauchés aux USa...),
subventionnent à coup de CIr, JEI,
BPI, aNr, incubateurs publiques et
concours d’innovations, voyages au
CES et autre salons, des milliers de
startup mais par contre, ils sont
incapables de passer la moindre
commande à leurs pépites et leurs
acteurs locaux ! au risque de
paraître rétrograde et d’être affligé
du superbe titre de boomer, une
entreprise a avant tout besoin de
clients, de se frotter au marché, de
peaufiner ses offres et produits en
conditions réelles et non pas de
subventions ni de maternage !
Avons-nous perdu la guerre ?
après ce constat peu glorieux et
sans appel, il est temps de proposer
des solutions et de relever la tête.
Entre autres exemples, le Conseil
National du Logiciel Libre - CNLL –
dont Telecom Valley est membre
fondateur - fait 5 propositions pour
préserver notre compétitivité et
notre souveraineté tout en
valorisant nos écosystèmes locaux :
accompagner les entreprises qui
mettent en place des stratégies
d’innovation ouverte
Entretenir et financer les logiciels
clefs des infrastructures numériques
comme des biens communs
améliorer la souveraineté
numérique par une vraie priorité
accordée au logiciel libre,
notamment issu des éditeurs open
source français et européens
Encourager la souveraineté du
Cloud en favorisant les standards
ouverts, les approches
transparentes, l’interopérabilité et la
protection des données.
Faciliter l’accès aux équipements
et logiciels en s’appuyant sur les
valeurs d’ouverture et d’inclusivité du
logiciel libre.
Vous retrouvez l’intégralité des
propositions sur le site www.cnll.fr.
Ce n’est qu’un exemple des
multiples propositions, bonnes
volontés et nombreux talents qui
animent nos écosystèmes
régionaux et nationaux.
Passer des incantations aux
actions... halte à la com’ !
Nous pensons qu’il peut exister
d’autres modes de développement
que ceux copiés de la Silicon Valley
ou de la Chine : et si nous
raisonnions en modèle de société
plutôt qu’en valorisation
comptable ? La souveraineté
numérique doit-elle nécessairement
s’accomplir au prix de concessions
sociétales et selon un modèle
importé qui n’est pas le nôtre ?
Pourquoi ne pas bâtir un
numérique pan-Européen :
Inclusif car nous avons besoin de
toutes et tous
Dans le partage, car c’est une des
valeurs fondamentales de l’Europe
Dans le respect des cultures et des
diversités car la monoculture
appauvri les esprits et bride les
intelligences
Durable car comme en jardinerie,
les plantes trop gavées d’engrais (ou
de levée de fonds..) meurent
généralement à la fin de l‘été
résilient car les temps sont
incertains et les pandémies
galopantes.
Et surtout, ne jamais oublier que
Chine et USa ne représentent que
20 % à 25 % de la population
mondiale, et soyons fous, inventons
les « non alignés du numérique » du
21ème siècle (comme au 20ème
siècle certains pays refusant la
bipolarité de la guerre froide ont
créés en 1979 un mouvement
comptant 120 pays membres en
2012).
Et surtout bâtissons une Europe, seul
marché avec une taille critique nous
permettant à ce jour de pouvoir
réussir collectivement en gardant
nos valeurs...Une Europe ouverte sur
les autres continents (afrique, asie,
amérique du Sud...).
Bâtissons ensemble des champions
européens !
Je ne suis pas une licorne !
Non, je ne suis pas une licorne et ne
le serais jamais, comme la majorité
de mes collègues chefs
d’entreprises...Et nous n’en avons pas
envie...Nous sommes un certain
nombre, voire un nombre certain à
avoir par contre plein d’idées
nouvelles, d’immenses bonnes
volontés, des produits de qualité, des
salariés exceptionnels, et l’idée qu’un
autre mode de développement est
possible et souhaitable !
Nous avons une chance incroyable
en Europe et en France : nous
disposons d’un énorme vivier de
compétences et de beaucoup de
volontés portées par des entreprises
et des écosystèmes locaux. Notre
souveraineté numérique est un sujet
crucial, dont l’importance a été mise
en avant lors de l’épidémie de
COVID-19. Il nous manque juste une
stratégie à long terme, une volonté
commune et inébranlable et un gros
coup de pouce de nos exécutifs
locaux, nationaux et
Européens...Sans ce coup de pouce,
toutes les déclarations martiales
resteront des déclarations
d’intentions, du bullshit électoraliste,
un vague empilement du buzzwords,
en résumé uniquement de la
communication.
Et je ne peux résister à terminer cet
article sans citer cet immense
philosophe contemporain qu’est
Franck ribery « je pense qu'on
espère qu'on va gagner » et « j’espère
que la routourne va tourner ».
«POURPARAPHRASERET
déTOURNERL’ImmENSEWILLIAm
SHAkESPEARE, yAURAIT-ILqUELqUE
CHOSEdEPOURRIAUROyAUmEdES
LICORNES ?»