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PATRICIA DE AQUINO 
Corpo fechado. Frontières des corps afro-brésiliens 
(capoeira et candomblé) 
 
Pra entrar nesse jogo de bamba 
Tem que ter molejo e saber mandingar 
Tem que ter o seu corpo fechado 
Tem que tá de bem com os seus orixás, miudinho 
Chant de capoeira 
Il est une expression récurrente du lexique populaire brésilien 
pour désigner le souci porté à l’intégrité corporelle de sorte qu’elle 
soit hermétique aux malencontres de l’existence : Ter o corpo 
fechado, «avoir le corps fermé». Ce souci de soi en termes de rapport 
au corps est particulièrement ostensible dans le monde des arts et 
combats martiaux de la capoeira. Le corpo fechado est réputé invul-nérable, 
protégé contre les atteintes d’armes à feu ou blanches, à 
l’abri des mauvais sorts, maléfices et sortilèges. 
Celui qui a le «corps fermé» possède le plus souvent un patuá, 
petit sachet en cuir cousu, contenant parfois des écrits, et des subs-tances 
minérales, animales, végétales. L’impétrant le porte «près du 
corps », suspendu au cou, accroché à ses vêtements, ou dans une 
poche. Le patuá des capoeiristas est à la fois amulette défensive – 
permettant d’esquiver les coups des adversaires – et talisman 
magique – octroyant à son détenteur la capacité de se soustraire au 
regard des ennemis à travers la métamorphose (en insecte, termi-tière, 
pieu de bois) ou l’aptitude à l’invisibilité.
S i g i l a n °   -     
On décide ainsi de «fermer son corps», ou plutôt, on a recours 
aux experts qui maîtrisent les procédures – rites, prières, ingrédients 
– pour le «fermer». La tournure idiomatique renvoie à l’univers des 
pratiques religieuses de matrices africaines, plus ou moins impré-gnées 
d’un corpus liturgique issu du catholicisme populaire et d’un 
répertoire d’incantations liées à l’occultisme. Ces techniques sont 
issues en particulier du candomblé qui se distingue de la plupart des 
cultes de possession par le laps de temps accordé à la manipulation 
rituelle des corps pendant la période de réclusion initiatique et tout 
au long de la vie des initiés. 
En effet, l’initiation se traduit par l’exécution de rites qui touchent 
à la chair du novice : bains de plantes macérées, onguents à base de 
karité, d’huile de palme, tracés de poudres, scarifications. Au sortir 
de son cloître, l’initié est dit raspado, catulado, pintado, «rasé, coupé, 
peint», et feito, «fait», littéralement «fabriqué», ré-engendré par le 
rite. En ce sens, l’enclos initiatique constitue la mise entre parenthèses 
de la vie ordinaire, au creux duquel se génère une nouvelle existence 
qui se dira au participe passé, séparée de ce qui l’avait précédée. Ici, la 
«clôture» convoque à la fois les notions d’enfermement et de sépa-ration 
entre un dedans/dehors, un avant/après. 
À travers une incursion dans l’histoire des patuás et l’analyse des 
formes du souci de soi dans la capoeira, nous nous attacherons à expli-citer 
la logique présidant à la fabrique des corps propre au candomblé. 
Nous vérifierons alors que le vocabulaire de la «clôture» ne renvoie 
pas tant aux différentes acceptions habituelles de borne, fermeture ou 
verrouillage, qu’à celle de «limite», entendue comme mise en oeuvre de 
«frontières». Tel le cuir dont sont cousus les patuás, telles les peaux 
que les scarifications «ouvrent» pour «fermer» et protéger les corps, 
la frontière est lieu d’échange et de passage, de relations à soi, de liens 
entre soi, le monde et les autres, superficie de contact entre altérités. 
Des patuás à la croisée des mondes 
L’étymologie de patuá est un emprunt afro-brésilien à la langue 
Tupi amérindienne : patauá désigne un panier ou une bourriche 

P a t r i c i a d e A q u i n o 
en paille tressée. Les «corps fermés» portent un patuá, l’amulette, 
qui leur confère un «pouvoir magique», un «charme» supplémen-taire 
: la mandinga. En effet, outre la préparation physique et l’ha-bileté 
technique, les maîtres de capoeira se présentent comme 
mandingueiros, c’est-à-dire possesseurs d’un supplément qui ensor-celle, 
trompe les adversaires et ruse avec la mort. 
La genèse de l’appellation mandinga fait débat. Les exégètes bré-siliens, 
dont Nina Rodrigues est le pionnier (), se sont long-temps 
tournés vers les Mandingues (du Mali et Haute-Guinée 
actuels) pour désigner une origine aux mandingas. Cette hypothèse 
a sans doute été induite par la saisine de plusieurs bourses aux ver-tus 
magiques lors de la répression des grandes révoltes de  
et , conduites par des esclaves islamisés, arrivés au Nouveau 
Monde au XIXe siècle. 
Or, ainsi que l’attestent les sources de l’Inquisition portugaise, les 
mandingas circulaient dans l’ensemble de l’espace colonial portu-gais. 
Des travaux historiques montrent également leur diffusion 
dans toutes les couches de la population brésilienne. Et de fait, leur 
contenu ne se limitait pas aux versets du Coran. 
Luís Antônio de Oliveira Mendes, né à Salvador en , rédige, 
à partir d’informations recueillies auprès d’esclaves au Brésil, et d’in-formateurs 
issus de l’entourage du roi Angonglo, rencontrés à 
Lisbonne en , un recueil des coutumes du royaume de 
Dahomey, aux pratiques fétichistes très éloignées de l’islam : 
. Vanicléia Silva Santos, «Mandigueiro is not Mandinka », International 
congress of the Latin America studies association,Washington DC, . En ligne 
//: http://bit.ly/fGHTdk 
. Laura de Mello e Souza, O Diabo e a terra de Santa Cruz, São Paulo, 
Companhia das Letras, . 
. Eduardo França Paiva, «Milices noires et cultures afro-brésiliennes : Minas 
Gerais, Brésil, XVIIIe siècle », in Carmen Bernand & Alessandro Stella (dir.), 
D’esclaves à soldats, Paris, L’Harmattan, , p. -. 
. Alberto da Costa e Silva, «A Memória histórica sobre os costumes particu-lares 
dos povos africanos. Com relação privativa ao reino da Guiné, e nele com res-peito 
ao rei de Daomé, de Luís Antônio de Oliveira Mendes», Afro-Ásia, n°, 
 
, p. -.
C o r p o f e c h a d o 
Les Africains […] font une bourse […] patuá ou bourse de man-dinga 
[fabriquée] de manière très variée […] diverses qualités de 
cheveux, certaines dents et becs d’animaux et de volatiles, aiguilles, 
pointes de lances, plumes et abats […] et bien d’autres choses. 
Les mandingas préparées par José Francisco Pereira (-), 
personnage bien connu des historiens, témoignent également de la 
variété des ingrédients et référents agrégés dans ces objets. Né sur la 
côté de Ouidah, arrivé enfant au Brésil, l’esclave rejoint, des années 
plus tard, Lisbonne, où son activité de fabricant de mandingas attire 
l’attention de l’Inquisition. Les pièces annexées à son procès en font 
une précieuse source d’informations sur leur contenu. Prières catho-liques, 
tracés symboliques aux références chrétiennes, bantou : les 
mandingas sont à la confluence de cultures diverses. 
Notons qu’au Portugal du XVIe siècle, circulaient des nôminas, et 
dès le Moyen Âge, des agnus dei. Selon le Vocabulario portuguez & 
latino (), la nômina est une petite bourse recelant noms et 
images des saints, prières et versets des Évangiles. L’agnus dei désigne 
des reliques en cire encastrées dans des médailles bénies par le pape. 
Renforcées par le Concile de Trente (-), les reliques 
constitueront des outils bien adaptés à l’évangélisation des popula-tions 
de l’empire colonial. Dépouilles des martyrs (os, cheveux, 
ongles, sang), instruments de leur supplice (clous, flèches) et objets 
personnels (habits, mouchoirs) étaient facilement transportables par 
les missionnaires et aisément appréhendés par les populations 
comme les objets «agissants» qui leur étaient familiers. 
Les corpos fechados par les patuás et mandingas semblent être des 
contenants d’identité, porteurs d’une longue et complexe histoire 
tissée d’échanges, d’emprunts et de réaménagements dont il s’agira 
de montrer qu’elle s’énonce et se redéploye aussi dans la fabrica-tion 
rituelle des corps du candomblé. 
. Renato Cymbalista, «Relíquias sagradas e a construção do território cristão 
na Idade Moderna », Anais do Museu Paulista, n° , , p. -. En ligne 
// : http://bit.ly/nrQ 

P a t r i c i a d e A q u i n o 
Des risques du comer 
Aujourd’hui, une recherche Web sur l’expression fechar o corpo 
donne lieu à un foisonnement de recettes hétéroclites. Dans les 
milieux de la capoeira et du candomblé, ensembles sociaux attachés 
à l’identité traditionnelle comme matrice d’usage et d’interpréta-tion 
du monde, ces procédures sont à la fois discréditées et réprou-vées. 
D’une part, parce que seules des manipulations effectuées par 
des officiants rituellement habilités sont susceptibles d’être efficaces. 
D’autre part, parce que les rites afro-brésiliens à caractère religieux 
sont soumis aux règles de transmission initiatique du savoir et ne 
peuvent être rendus publics sans perdre leur efficience. Et enfin, 
parce que l’opération visant à «fermer le corps» est à chaque fois 
unique : le rite scelle, dans le patuá, des liens particuliers entre un 
individu et les dieux afro-brésiliens. 
Si le rituel est tenu secret dans le candomblé, Amulette d’Ogum, 
long métrage tourné par Nelson Pereira dos Santos (), donne 
un aperçu de rites pratiqués dans l’umbanda, culte afro-brésilien 
davantage imprégné de liturgie chrétienne. Ogum est le dieu maître 
du fer, dont on raconte qu’il «dégage les routes et les ennemis de ses 
coups d’épée tranchants». Le film commence à Bahia où, après l’as-sassinat 
de son mari et de son fils aîné, Maria s’adresse à un prêtre 
d’umbanda pour «fermer le corps» de son cadet, Gabriel, afin de lui 
épargner le sort tragique des hommes de la famille. Le rite se déroule 
en trois temps : les deux premiers sont filmés en intérieur, le 
troisième, en extérieur. Dans une salle du temple, gisant comme lors 
d’une veillée funèbre, couvert de chapelets, une épée posée sur le 
ventre, Gabriel est entouré de prêtresses. Leurs chants invoquent 
Ogum avant de se transformer en complainte. Il est alors question 
d’un enfant abandonné et recueilli par Ogum. Une voix off mascu-line 
accompagne la transition vers la dernière séquence : «des armes 
de saint Georges, j’ai été armé; du sang du Christ, j’ai été baptisé; du 
lait de la Vierge, j’ai été aspergé». Dehors, adossé à une croix, Gabriel 
porte une amulette sur son torse nu. L’officiant, solennel, déclare : 
«Si mes ennemis, seigneur, avaient envie de me porter préjudice, ils 

C o r p o f e c h a d o 
ne pourront rien contre moi. Ni avec le feu, ni avec une arme, ni 
avec ce qui m’offensera. Seul Dieu est mon général». Son énoncia-tion 
fonctionne ici comme un performatif, et les procédures suivies 
devront permettre au garçon de réorganiser son expérience affective 
sur un schéma culturel pertinent selon lequel la mort est écartée par 
la divinité, qui veille désormais sur lui. 
Le thème des corpos fechados est abordé par João Daniel Tikhomi-roff 
dans Besouro Mangangá () consacré à l’histoire de vie de 
Manuel Henrique Pereira (-), éminent capoeirista surnommé 
«Besouro Mangangá», du nom d’un insecte. Le film tait les détails 
du rite et met en scène la transformation qu’il opère : arborant un 
patuá, Besouro entretiendra des relations privilégiées avec les dieux 
afro-brésiliens qui sont personnages à part entière de l’intrigue. Le 
capoeirista trouvera cependant la mort, trahi par son frère d’armes. 
Ce dernier, dépité que sa fiancée ait cédé aux charmes de Besouro, 
révèle aux propriétaires latifundiaires cherchant à l’abattre que seule 
une lame en bois de tucum pourrait transpercer son corps. 
Il est intéressant d’observer que le tucum, matériau fatal à 
Besouro, est un palmier (Bactris setosa. Arecaceae) à l’aspect sem-blable 
au dendezeiro (Elaeis guineensis. Palmae), présent dans plu-sieurs 
récits mythiques relatifs à Ogum. Le dieu du fer se pare de ses 
fibres effilochées pour écarter les dangers menaçant les voyageurs 
sur la route. Sa sève fournit le vin de palme, dont les épouses délais-sées 
d’Ogum enivrent leur mari pour lui soutirer les secrets de sa 
favorite. Dans le contexte de rapprochement entre les deux espèces 
de palmier, la défaillance du corps de Besouro au contact du tucum 
serait-elle à mettre en relation avec un interdit lié à sa condition de 
protégé de cette divinité? 
Le documentaire de Pedro Abib () rapporte le témoignage 
d’Aurélio ( ans), fameux capoeirista de Bahia, qui fut un proche 
d’un élève de Besouro, Siri de Mangue. Aurélio livre les circons-tances 
de la mort de celui-ci, dans un récit riche en sous-entendus, 
. Pedro Abib, Memórias do Recôncavo. Besouro e outros capoeiras, documentaire 
’, DocDoma filmes, . 

P a t r i c i a d e A q u i n o 
rythmé par des silences, gestes et regards éloquents. La narration 
est elliptique, propre à l’évocation de sujets concernant les man-dingas 
: «J’ai appris que quelqu’un l’a tué. Comme il avait le corps 
fermé…Alors ils ont payé une femme pour…Il est entré pour faire 
ses “affaires” avec elle. Et quand il est sorti, il avait le corps “ouvert”. 
Un type lui a donné un coup de couteau. Et voilà, il est mort ». 
«Dans la capoeira, il y a des mystères», lâche-t-il, «il faut faire son 
patuá», «réciter la prière», «se laver…des habits propres», et éviter 
de «manger lourd» pour qu’il soit efficace. 
Force est de constater que le décès de ceux qui ont le corps fermé 
est souvent attribué à une relation sexuelle ou à l’absorption d’un 
aliment et à l’affaiblissement de la protection qui s’en suit. Il n’est 
pas anodin que le verbe comer, «manger», signifie, en argot portu-gais, 
«avoir des relations sexuelles». Le sexe et la nourriture ont en 
commun d’ébranler les frontières de l’enveloppe charnelle qui sépare 
l’intérieur de l’extérieur : mélange de sécrétions (salive, cyprine, 
sperme), pénétration lors du coït, ingestion de nourriture, brouillent 
les limites corporelles et «ouvrent», de manière incontrôlée et désor-donnée, 
non ritualisée, le corps qui avait été dûment fermé, l’ex-posant 
ainsi à tous les dangers. 
Des corps ouverts pour être protégés 
Cette dialectique de l’ouverture/fermeture des corps est présente 
aussi bien dans les rites initiatiques du candomblé que dans ceux pres-crits 
aux non-initiés qui s’adressent à des responsables de maisons 
de culte (mères ou pères de saint) pour pallier maladie et infortune. 
C’est à la suite d’une séance de divination que le consultant reçoit les 
instructions concernant les rites à accomplir. A minima, il lui sera 
conseillé de se laver avec du sabão da costa, savon de la «côte», sous-entendue 
africaine. Les «bains de feuilles» sont également incon- 
. Patricia de Aquino, «An assembly of humans, shells and gods », in Bruno 
Latour & Peter Weibel (dir.), Making things public, Cambridge, ZKM & MIT 
Press, , p. -. 

C o r p o f e c h a d o 
tournables : des mélanges de végétaux émiettés à verser sur soi, après 
une toilette habituelle. Dans le candomblé, le moindre rituel implique 
ainsi une action sur la peau de l’impétrant. Et au sein de certaines 
traditions, des scarifications sont pratiquées sur tous ceux qui cher-chent 
à protéger leur corps. Ces entailles sont appelées curas, «soins». 
«Mon beau-père, initié par Tata Ciriaco, faisait des curas à ses clients 
et sympathisants dans la nuit du jeudi au vendredi saint. Elles étaient 
faites sur les bras, recouvertes des cendres du feu allumé le  juin, 
mêlées à d’autres éléments dont l’efun [craie blanche]», se souvient 
Maurício Obá Guerê, à la tête du temple Ilé Asé Aganju Isolá. 
Pendant la réclusion initiatique, la peau du novice est scarifiée à 
plusieurs endroits : au sommet du crâne rasé, sur la langue, et selon 
les traditions liturgiques, les bras, la poitrine, le dos, les pieds. 
L’incision sur la tête est préalable au bain de sang sacrificiel qui 
consacre le novice à sa divinité tutélaire. L’entaille sur la langue est 
réalisée le «jour du nom» qui marque la sortie de réclusion. Lors 
d’une cérémonie publique, le dieu (orixá), incarné dans le corps du 
novice en transe, révèle à l’assemblée, dans un cri paroxystique, le 
nouveau nom que portera l’initié. 
Il est important de relever que si l’initiation instaure une rupture 
dans l’existence du novice qui, à travers la fabrication rituelle, re-naît 
à une nouvelle identité, celle-ci ne sera pourtant pas achevée, 
mais bien plutôt à construire dans la réalisation continuelle des rites 
qui se poursuivront au-delà même de la mort physique de l’initié 
dans les cérémonies d’ancestralisation. Cette reconduction de la 
construction de soi à travers les rituels suggère que dans le candom-blé, 
le moi ne peut se résoudre à une dialectique binaire qui s’épui-serait 
dans la relation duelle entre le novice et sa divinité tutélaire. 
En effet, à la sortie de l’initiation, il est également dit des orixás 
qu’ils sont «nés». Car les divinités afro-brésiliennes sont à la fois des 
ancêtres humains divinisés dont on narre les épopées, des éléments de 
la nature (air, boue, foudre, eaux douce, salée, etc.) qui s’incarnent 
. Patricia de Aquino, «Rites funéraires du candomblé», L’Homme, n°, , 
p. -. En ligne // : http://bit.ly/jnfW 

P a t r i c i a d e A q u i n o 
dans le corps de leurs initiés à travers la transe, et des actualisations 
singulières dans des objets composites constitués de pierre ou de fer, 
nourris de sang, du suc de plantes, de salive, de paroles proférées. En 
ce sens, dans la cosmogonie du candomblé, il n’y a pas de clivage 
entre les hommes et les dieux car tous deux sont issus de matières 
communes. Les rites s’attacheront à en tracer les limites, à définir des 
frontières pour que s’en dégagent des êtres singuliers. Les humains 
et les non-humains adviennent à l’existence selon un processus d’en-gendrement 
réciproque, de détachement sur «fond commun», opéré 
par un tiers – la mère ou le père de saint – qui littéralement les «taille» 
pour les faire naître. Le geste qui entaille le crâne du novice «fait le 
dieu» (faz o orixá), tout comme l’incision de la langue lui «ouvre la 
voix» (abre a fala) pour qu’il profère son nom. 
Loin d’être close sur elle-même, cette parturition rituelle ouvre 
l’horizon des relations entre les humains et leur altérité non 
humaine, et produit des rapports inédits liant les humains entre 
eux. Ces attaches se disent dans les termes de la parenté : l’initié est 
«fils» d’une divinité générique dont chacun est une actualisation 
particulière; il est aussi «fils» d’une mère ou d’un père de saint, d’un 
«temple» (axé), d’une «lame» (navalha). L’initiation le positionne 
au sein d’une famille afro-brésilienne où il retrouve des ancêtres 
non humains mythiques et des parents humains rituels. Sont ainsi 
définis de nouvelles identités et de nouveaux groupes d’apparte-nance, 
dont les frontières sont mobilisées suivant les critères qu’exi-gent 
les rites : lors de la fête de telle divinité, ses «enfants» seront 
sollicités alors qu’à l’occasion de funérailles, par exemple, les initiés 
se regrouperont par classes d’âge initiatique. Du point de vue de la 
cohésion sociale, le candomblé réinvente ainsi, dans le Nouveau 
Monde, les liens familiaux brisés par l’esclavage. 
Conclusion 
Le corpo fechado afro-brésilien se joue d’une simple réalité orga-nique. 
Ici, la corporéité convoque une pluralité de traces ancestrales 
et divines, une activité tout autant physique que psychique. Elle ne 

C o r p o f e c h a d o 
peut donc recouvrir la distinction dualiste de l’âme et du corps, et 
forme l’enveloppe, mais aussi la matière, tout à la fois, de la force et 
de l’énergie vitales (axé) que l’individu doit dynamiser et préserver 
au long de son existence. 
Patuás et mandingas, aux étymologies amérindiennes et africaines 
controversées, cernent d’emblée les frontières des corps qu’ils pro-tègent, 
situés à la confluence de traditions diverses. Cuirs garnis 
dont l’efficace magique colle à la peau de leurs détenteurs, les 
bourses prophylactiques incarnent cette corporéité simultanément 
contenant /contenu à l’oeuvre dans l’univers de la capoeira et du 
candomblé. 
Patricia DE AQUINO est anthropologue, rattachée au Laboratoire d'anthropo-logie 
sociale LAS/EHESS/CNRS/Collège de France, après des études de philosophie 
(PUC-Rio), d'anthropologie (Museu Nacional, UFRJ) et d'ethnopsychiatrie (Centre 
Georges Devereux, Paris ). Elle rédige actuellement une thèse sur le «faire» 
rituel dans le candomblé. 


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Namaka : Les origines des peuples antiques
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Corpo fechado. Frontières des corps afro-brésiliens (capoeira & candomblé). Patricia de Aquino

  • 1. PATRICIA DE AQUINO Corpo fechado. Frontières des corps afro-brésiliens (capoeira et candomblé)  Pra entrar nesse jogo de bamba Tem que ter molejo e saber mandingar Tem que ter o seu corpo fechado Tem que tá de bem com os seus orixás, miudinho Chant de capoeira Il est une expression récurrente du lexique populaire brésilien pour désigner le souci porté à l’intégrité corporelle de sorte qu’elle soit hermétique aux malencontres de l’existence : Ter o corpo fechado, «avoir le corps fermé». Ce souci de soi en termes de rapport au corps est particulièrement ostensible dans le monde des arts et combats martiaux de la capoeira. Le corpo fechado est réputé invul-nérable, protégé contre les atteintes d’armes à feu ou blanches, à l’abri des mauvais sorts, maléfices et sortilèges. Celui qui a le «corps fermé» possède le plus souvent un patuá, petit sachet en cuir cousu, contenant parfois des écrits, et des subs-tances minérales, animales, végétales. L’impétrant le porte «près du corps », suspendu au cou, accroché à ses vêtements, ou dans une poche. Le patuá des capoeiristas est à la fois amulette défensive – permettant d’esquiver les coups des adversaires – et talisman magique – octroyant à son détenteur la capacité de se soustraire au regard des ennemis à travers la métamorphose (en insecte, termi-tière, pieu de bois) ou l’aptitude à l’invisibilité.
  • 2. S i g i l a n °   -     On décide ainsi de «fermer son corps», ou plutôt, on a recours aux experts qui maîtrisent les procédures – rites, prières, ingrédients – pour le «fermer». La tournure idiomatique renvoie à l’univers des pratiques religieuses de matrices africaines, plus ou moins impré-gnées d’un corpus liturgique issu du catholicisme populaire et d’un répertoire d’incantations liées à l’occultisme. Ces techniques sont issues en particulier du candomblé qui se distingue de la plupart des cultes de possession par le laps de temps accordé à la manipulation rituelle des corps pendant la période de réclusion initiatique et tout au long de la vie des initiés. En effet, l’initiation se traduit par l’exécution de rites qui touchent à la chair du novice : bains de plantes macérées, onguents à base de karité, d’huile de palme, tracés de poudres, scarifications. Au sortir de son cloître, l’initié est dit raspado, catulado, pintado, «rasé, coupé, peint», et feito, «fait», littéralement «fabriqué», ré-engendré par le rite. En ce sens, l’enclos initiatique constitue la mise entre parenthèses de la vie ordinaire, au creux duquel se génère une nouvelle existence qui se dira au participe passé, séparée de ce qui l’avait précédée. Ici, la «clôture» convoque à la fois les notions d’enfermement et de sépa-ration entre un dedans/dehors, un avant/après. À travers une incursion dans l’histoire des patuás et l’analyse des formes du souci de soi dans la capoeira, nous nous attacherons à expli-citer la logique présidant à la fabrique des corps propre au candomblé. Nous vérifierons alors que le vocabulaire de la «clôture» ne renvoie pas tant aux différentes acceptions habituelles de borne, fermeture ou verrouillage, qu’à celle de «limite», entendue comme mise en oeuvre de «frontières». Tel le cuir dont sont cousus les patuás, telles les peaux que les scarifications «ouvrent» pour «fermer» et protéger les corps, la frontière est lieu d’échange et de passage, de relations à soi, de liens entre soi, le monde et les autres, superficie de contact entre altérités. Des patuás à la croisée des mondes L’étymologie de patuá est un emprunt afro-brésilien à la langue Tupi amérindienne : patauá désigne un panier ou une bourriche 
  • 3. P a t r i c i a d e A q u i n o en paille tressée. Les «corps fermés» portent un patuá, l’amulette, qui leur confère un «pouvoir magique», un «charme» supplémen-taire : la mandinga. En effet, outre la préparation physique et l’ha-bileté technique, les maîtres de capoeira se présentent comme mandingueiros, c’est-à-dire possesseurs d’un supplément qui ensor-celle, trompe les adversaires et ruse avec la mort. La genèse de l’appellation mandinga fait débat. Les exégètes bré-siliens, dont Nina Rodrigues est le pionnier (), se sont long-temps tournés vers les Mandingues (du Mali et Haute-Guinée actuels) pour désigner une origine aux mandingas. Cette hypothèse a sans doute été induite par la saisine de plusieurs bourses aux ver-tus magiques lors de la répression des grandes révoltes de  et , conduites par des esclaves islamisés, arrivés au Nouveau Monde au XIXe siècle. Or, ainsi que l’attestent les sources de l’Inquisition portugaise, les mandingas circulaient dans l’ensemble de l’espace colonial portu-gais. Des travaux historiques montrent également leur diffusion dans toutes les couches de la population brésilienne. Et de fait, leur contenu ne se limitait pas aux versets du Coran. Luís Antônio de Oliveira Mendes, né à Salvador en , rédige, à partir d’informations recueillies auprès d’esclaves au Brésil, et d’in-formateurs issus de l’entourage du roi Angonglo, rencontrés à Lisbonne en , un recueil des coutumes du royaume de Dahomey, aux pratiques fétichistes très éloignées de l’islam : . Vanicléia Silva Santos, «Mandigueiro is not Mandinka », International congress of the Latin America studies association,Washington DC, . En ligne //: http://bit.ly/fGHTdk . Laura de Mello e Souza, O Diabo e a terra de Santa Cruz, São Paulo, Companhia das Letras, . . Eduardo França Paiva, «Milices noires et cultures afro-brésiliennes : Minas Gerais, Brésil, XVIIIe siècle », in Carmen Bernand & Alessandro Stella (dir.), D’esclaves à soldats, Paris, L’Harmattan, , p. -. . Alberto da Costa e Silva, «A Memória histórica sobre os costumes particu-lares dos povos africanos. Com relação privativa ao reino da Guiné, e nele com res-peito ao rei de Daomé, de Luís Antônio de Oliveira Mendes», Afro-Ásia, n°,  , p. -.
  • 4. C o r p o f e c h a d o Les Africains […] font une bourse […] patuá ou bourse de man-dinga [fabriquée] de manière très variée […] diverses qualités de cheveux, certaines dents et becs d’animaux et de volatiles, aiguilles, pointes de lances, plumes et abats […] et bien d’autres choses. Les mandingas préparées par José Francisco Pereira (-), personnage bien connu des historiens, témoignent également de la variété des ingrédients et référents agrégés dans ces objets. Né sur la côté de Ouidah, arrivé enfant au Brésil, l’esclave rejoint, des années plus tard, Lisbonne, où son activité de fabricant de mandingas attire l’attention de l’Inquisition. Les pièces annexées à son procès en font une précieuse source d’informations sur leur contenu. Prières catho-liques, tracés symboliques aux références chrétiennes, bantou : les mandingas sont à la confluence de cultures diverses. Notons qu’au Portugal du XVIe siècle, circulaient des nôminas, et dès le Moyen Âge, des agnus dei. Selon le Vocabulario portuguez & latino (), la nômina est une petite bourse recelant noms et images des saints, prières et versets des Évangiles. L’agnus dei désigne des reliques en cire encastrées dans des médailles bénies par le pape. Renforcées par le Concile de Trente (-), les reliques constitueront des outils bien adaptés à l’évangélisation des popula-tions de l’empire colonial. Dépouilles des martyrs (os, cheveux, ongles, sang), instruments de leur supplice (clous, flèches) et objets personnels (habits, mouchoirs) étaient facilement transportables par les missionnaires et aisément appréhendés par les populations comme les objets «agissants» qui leur étaient familiers. Les corpos fechados par les patuás et mandingas semblent être des contenants d’identité, porteurs d’une longue et complexe histoire tissée d’échanges, d’emprunts et de réaménagements dont il s’agira de montrer qu’elle s’énonce et se redéploye aussi dans la fabrica-tion rituelle des corps du candomblé. . Renato Cymbalista, «Relíquias sagradas e a construção do território cristão na Idade Moderna », Anais do Museu Paulista, n° , , p. -. En ligne // : http://bit.ly/nrQ 
  • 5. P a t r i c i a d e A q u i n o Des risques du comer Aujourd’hui, une recherche Web sur l’expression fechar o corpo donne lieu à un foisonnement de recettes hétéroclites. Dans les milieux de la capoeira et du candomblé, ensembles sociaux attachés à l’identité traditionnelle comme matrice d’usage et d’interpréta-tion du monde, ces procédures sont à la fois discréditées et réprou-vées. D’une part, parce que seules des manipulations effectuées par des officiants rituellement habilités sont susceptibles d’être efficaces. D’autre part, parce que les rites afro-brésiliens à caractère religieux sont soumis aux règles de transmission initiatique du savoir et ne peuvent être rendus publics sans perdre leur efficience. Et enfin, parce que l’opération visant à «fermer le corps» est à chaque fois unique : le rite scelle, dans le patuá, des liens particuliers entre un individu et les dieux afro-brésiliens. Si le rituel est tenu secret dans le candomblé, Amulette d’Ogum, long métrage tourné par Nelson Pereira dos Santos (), donne un aperçu de rites pratiqués dans l’umbanda, culte afro-brésilien davantage imprégné de liturgie chrétienne. Ogum est le dieu maître du fer, dont on raconte qu’il «dégage les routes et les ennemis de ses coups d’épée tranchants». Le film commence à Bahia où, après l’as-sassinat de son mari et de son fils aîné, Maria s’adresse à un prêtre d’umbanda pour «fermer le corps» de son cadet, Gabriel, afin de lui épargner le sort tragique des hommes de la famille. Le rite se déroule en trois temps : les deux premiers sont filmés en intérieur, le troisième, en extérieur. Dans une salle du temple, gisant comme lors d’une veillée funèbre, couvert de chapelets, une épée posée sur le ventre, Gabriel est entouré de prêtresses. Leurs chants invoquent Ogum avant de se transformer en complainte. Il est alors question d’un enfant abandonné et recueilli par Ogum. Une voix off mascu-line accompagne la transition vers la dernière séquence : «des armes de saint Georges, j’ai été armé; du sang du Christ, j’ai été baptisé; du lait de la Vierge, j’ai été aspergé». Dehors, adossé à une croix, Gabriel porte une amulette sur son torse nu. L’officiant, solennel, déclare : «Si mes ennemis, seigneur, avaient envie de me porter préjudice, ils 
  • 6. C o r p o f e c h a d o ne pourront rien contre moi. Ni avec le feu, ni avec une arme, ni avec ce qui m’offensera. Seul Dieu est mon général». Son énoncia-tion fonctionne ici comme un performatif, et les procédures suivies devront permettre au garçon de réorganiser son expérience affective sur un schéma culturel pertinent selon lequel la mort est écartée par la divinité, qui veille désormais sur lui. Le thème des corpos fechados est abordé par João Daniel Tikhomi-roff dans Besouro Mangangá () consacré à l’histoire de vie de Manuel Henrique Pereira (-), éminent capoeirista surnommé «Besouro Mangangá», du nom d’un insecte. Le film tait les détails du rite et met en scène la transformation qu’il opère : arborant un patuá, Besouro entretiendra des relations privilégiées avec les dieux afro-brésiliens qui sont personnages à part entière de l’intrigue. Le capoeirista trouvera cependant la mort, trahi par son frère d’armes. Ce dernier, dépité que sa fiancée ait cédé aux charmes de Besouro, révèle aux propriétaires latifundiaires cherchant à l’abattre que seule une lame en bois de tucum pourrait transpercer son corps. Il est intéressant d’observer que le tucum, matériau fatal à Besouro, est un palmier (Bactris setosa. Arecaceae) à l’aspect sem-blable au dendezeiro (Elaeis guineensis. Palmae), présent dans plu-sieurs récits mythiques relatifs à Ogum. Le dieu du fer se pare de ses fibres effilochées pour écarter les dangers menaçant les voyageurs sur la route. Sa sève fournit le vin de palme, dont les épouses délais-sées d’Ogum enivrent leur mari pour lui soutirer les secrets de sa favorite. Dans le contexte de rapprochement entre les deux espèces de palmier, la défaillance du corps de Besouro au contact du tucum serait-elle à mettre en relation avec un interdit lié à sa condition de protégé de cette divinité? Le documentaire de Pedro Abib () rapporte le témoignage d’Aurélio ( ans), fameux capoeirista de Bahia, qui fut un proche d’un élève de Besouro, Siri de Mangue. Aurélio livre les circons-tances de la mort de celui-ci, dans un récit riche en sous-entendus, . Pedro Abib, Memórias do Recôncavo. Besouro e outros capoeiras, documentaire ’, DocDoma filmes, . 
  • 7. P a t r i c i a d e A q u i n o rythmé par des silences, gestes et regards éloquents. La narration est elliptique, propre à l’évocation de sujets concernant les man-dingas : «J’ai appris que quelqu’un l’a tué. Comme il avait le corps fermé…Alors ils ont payé une femme pour…Il est entré pour faire ses “affaires” avec elle. Et quand il est sorti, il avait le corps “ouvert”. Un type lui a donné un coup de couteau. Et voilà, il est mort ». «Dans la capoeira, il y a des mystères», lâche-t-il, «il faut faire son patuá», «réciter la prière», «se laver…des habits propres», et éviter de «manger lourd» pour qu’il soit efficace. Force est de constater que le décès de ceux qui ont le corps fermé est souvent attribué à une relation sexuelle ou à l’absorption d’un aliment et à l’affaiblissement de la protection qui s’en suit. Il n’est pas anodin que le verbe comer, «manger», signifie, en argot portu-gais, «avoir des relations sexuelles». Le sexe et la nourriture ont en commun d’ébranler les frontières de l’enveloppe charnelle qui sépare l’intérieur de l’extérieur : mélange de sécrétions (salive, cyprine, sperme), pénétration lors du coït, ingestion de nourriture, brouillent les limites corporelles et «ouvrent», de manière incontrôlée et désor-donnée, non ritualisée, le corps qui avait été dûment fermé, l’ex-posant ainsi à tous les dangers. Des corps ouverts pour être protégés Cette dialectique de l’ouverture/fermeture des corps est présente aussi bien dans les rites initiatiques du candomblé que dans ceux pres-crits aux non-initiés qui s’adressent à des responsables de maisons de culte (mères ou pères de saint) pour pallier maladie et infortune. C’est à la suite d’une séance de divination que le consultant reçoit les instructions concernant les rites à accomplir. A minima, il lui sera conseillé de se laver avec du sabão da costa, savon de la «côte», sous-entendue africaine. Les «bains de feuilles» sont également incon- . Patricia de Aquino, «An assembly of humans, shells and gods », in Bruno Latour & Peter Weibel (dir.), Making things public, Cambridge, ZKM & MIT Press, , p. -. 
  • 8. C o r p o f e c h a d o tournables : des mélanges de végétaux émiettés à verser sur soi, après une toilette habituelle. Dans le candomblé, le moindre rituel implique ainsi une action sur la peau de l’impétrant. Et au sein de certaines traditions, des scarifications sont pratiquées sur tous ceux qui cher-chent à protéger leur corps. Ces entailles sont appelées curas, «soins». «Mon beau-père, initié par Tata Ciriaco, faisait des curas à ses clients et sympathisants dans la nuit du jeudi au vendredi saint. Elles étaient faites sur les bras, recouvertes des cendres du feu allumé le  juin, mêlées à d’autres éléments dont l’efun [craie blanche]», se souvient Maurício Obá Guerê, à la tête du temple Ilé Asé Aganju Isolá. Pendant la réclusion initiatique, la peau du novice est scarifiée à plusieurs endroits : au sommet du crâne rasé, sur la langue, et selon les traditions liturgiques, les bras, la poitrine, le dos, les pieds. L’incision sur la tête est préalable au bain de sang sacrificiel qui consacre le novice à sa divinité tutélaire. L’entaille sur la langue est réalisée le «jour du nom» qui marque la sortie de réclusion. Lors d’une cérémonie publique, le dieu (orixá), incarné dans le corps du novice en transe, révèle à l’assemblée, dans un cri paroxystique, le nouveau nom que portera l’initié. Il est important de relever que si l’initiation instaure une rupture dans l’existence du novice qui, à travers la fabrication rituelle, re-naît à une nouvelle identité, celle-ci ne sera pourtant pas achevée, mais bien plutôt à construire dans la réalisation continuelle des rites qui se poursuivront au-delà même de la mort physique de l’initié dans les cérémonies d’ancestralisation. Cette reconduction de la construction de soi à travers les rituels suggère que dans le candom-blé, le moi ne peut se résoudre à une dialectique binaire qui s’épui-serait dans la relation duelle entre le novice et sa divinité tutélaire. En effet, à la sortie de l’initiation, il est également dit des orixás qu’ils sont «nés». Car les divinités afro-brésiliennes sont à la fois des ancêtres humains divinisés dont on narre les épopées, des éléments de la nature (air, boue, foudre, eaux douce, salée, etc.) qui s’incarnent . Patricia de Aquino, «Rites funéraires du candomblé», L’Homme, n°, , p. -. En ligne // : http://bit.ly/jnfW 
  • 9. P a t r i c i a d e A q u i n o dans le corps de leurs initiés à travers la transe, et des actualisations singulières dans des objets composites constitués de pierre ou de fer, nourris de sang, du suc de plantes, de salive, de paroles proférées. En ce sens, dans la cosmogonie du candomblé, il n’y a pas de clivage entre les hommes et les dieux car tous deux sont issus de matières communes. Les rites s’attacheront à en tracer les limites, à définir des frontières pour que s’en dégagent des êtres singuliers. Les humains et les non-humains adviennent à l’existence selon un processus d’en-gendrement réciproque, de détachement sur «fond commun», opéré par un tiers – la mère ou le père de saint – qui littéralement les «taille» pour les faire naître. Le geste qui entaille le crâne du novice «fait le dieu» (faz o orixá), tout comme l’incision de la langue lui «ouvre la voix» (abre a fala) pour qu’il profère son nom. Loin d’être close sur elle-même, cette parturition rituelle ouvre l’horizon des relations entre les humains et leur altérité non humaine, et produit des rapports inédits liant les humains entre eux. Ces attaches se disent dans les termes de la parenté : l’initié est «fils» d’une divinité générique dont chacun est une actualisation particulière; il est aussi «fils» d’une mère ou d’un père de saint, d’un «temple» (axé), d’une «lame» (navalha). L’initiation le positionne au sein d’une famille afro-brésilienne où il retrouve des ancêtres non humains mythiques et des parents humains rituels. Sont ainsi définis de nouvelles identités et de nouveaux groupes d’apparte-nance, dont les frontières sont mobilisées suivant les critères qu’exi-gent les rites : lors de la fête de telle divinité, ses «enfants» seront sollicités alors qu’à l’occasion de funérailles, par exemple, les initiés se regrouperont par classes d’âge initiatique. Du point de vue de la cohésion sociale, le candomblé réinvente ainsi, dans le Nouveau Monde, les liens familiaux brisés par l’esclavage. Conclusion Le corpo fechado afro-brésilien se joue d’une simple réalité orga-nique. Ici, la corporéité convoque une pluralité de traces ancestrales et divines, une activité tout autant physique que psychique. Elle ne 
  • 10. C o r p o f e c h a d o peut donc recouvrir la distinction dualiste de l’âme et du corps, et forme l’enveloppe, mais aussi la matière, tout à la fois, de la force et de l’énergie vitales (axé) que l’individu doit dynamiser et préserver au long de son existence. Patuás et mandingas, aux étymologies amérindiennes et africaines controversées, cernent d’emblée les frontières des corps qu’ils pro-tègent, situés à la confluence de traditions diverses. Cuirs garnis dont l’efficace magique colle à la peau de leurs détenteurs, les bourses prophylactiques incarnent cette corporéité simultanément contenant /contenu à l’oeuvre dans l’univers de la capoeira et du candomblé. Patricia DE AQUINO est anthropologue, rattachée au Laboratoire d'anthropo-logie sociale LAS/EHESS/CNRS/Collège de France, après des études de philosophie (PUC-Rio), d'anthropologie (Museu Nacional, UFRJ) et d'ethnopsychiatrie (Centre Georges Devereux, Paris ). Elle rédige actuellement une thèse sur le «faire» rituel dans le candomblé. 