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Université d’Aix-Marseille
Faculté de Droit et de Science politique
Mémoire
Le traitement des cas inédits
Etude de droit civil et commercial
Présenté par Monsieur Pierre Bon
Sous la direction de Monsieur le professeur Frédéric Rouvière
Master Droit privé et sciences criminelles
Spécialité Théorie du droit
Année universitaire 2015-2016
2
3
Université d’Aix-Marseille
Faculté de Droit et de Science politique
Mémoire
Le traitement des cas inédits
Etude de droit civil et commercial
Présenté par Monsieur Pierre Bon
Sous la direction de Monsieur le professeur Frédéric Rouvière
Master Droit privé et sciences criminelles
Spécialité Théorie du droit
Année universitaire 2015-2016
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La Faculté de Droit et Science politique d’Aix-Marseille n’entend donner aucune approbation ni improbation aux
opinions émises dans ce mémoire. Les opinions qui y figurent doivent être considérées comme propres à leur auteur.
5
Remerciements
Je tiens à témoigner en premier lieu ma profonde reconnaissance à Monsieur le
professeur Frédéric Rouvière, pour m’avoir permis de traiter ce sujet qui me tenait à cœur ainsi
que pour ses précieux conseils tout au long de la réalisation de ce travail.
Je tiens en particulier à remercier Monsieur le professeur Jean-Yves Chérot, directeur du
Laboratoire de Théorie du droit, pour m’avoir permis de suivre le Master II Théorie du droit, qui
a représenté pour moi une année particulièrement enrichissante.
Ma gratitude se porte également envers l’ensemble du personnel des bibliothèques de
l’Université Aix-Marseille, qui m’ont renseigné et m’ont aidé dans mes recherches.
Je tiens aussi remercier amicalement mes camarades de Master II mais aussi les membres
de l’équipe du Laboratoire de Théorie du droit.
Mes remerciements vont enfin à mes proches pour leur soutien et leurs encouragements
dans la réalisation de ce mémoire.
6
7
Sommaire
I) Le cas inédit entre redite et création
A) Un retour au connu
1. L’inédit de retour : l’extension des qualifications
2. L’entretien du mythe de la sécurité juridique
a. Un mythe questionné par les cas
b. Un mythe préservé par la recherche d’une cohérence
B) La reconnaissance de l’inédit : de la question à la création
1. L’expression d’un pouvoir
2. Le rôle déterminant de la question de droit
3. La construction d’une cohérence
II) L’inédit au cœur d’une tension entre implicite et explicite
A) La place de l’implicite
1. La construction du cas entre généralité et particularité
2. La brièveté de la motivation : une réserve pour l’inédit à venir
B) La décision ou le retour de l’explicite
1. L’inédit comme moyen de connaissance du droit
2. L’inédit de solution, marque d’une évolution constante
8
Al. : Alinéa
AJDI : Actualité juridique droit immobilier
Art. : Article
Ass. Plén. : Assemblée plénière de la Cour de cassation
Bull. Civ. : Bulletin des chambres civiles de la Cour de cassation
C. Civ : Code civil
C. Com : Code de commerce
C.J.U.E. : Cour de Justice de l’Union Européenne
Cass. : Cour de cassation
Cass. Soc. : Chambre sociale de la Cour de Cassation
Cass. Req. : Chambre des requêtes de la Cour de Cassation
Civ. 1ère/2ème/3ème : Première/Deuxième/Troisième chambre civile de la Cour de cassation
Com. : Chambre commerciale de la Cour de cassation
D. : Dalloz
Dir. : Dirigé par
DP : Recueil périodique et critique mensuel Dalloz (années antérieures à 1941)
Gaz. Pal. : Gazette du Palais
In : Dans (tel ou tel ouvrage)
JCP : La semaine juridique
JCP G. : La semaine juridique, édition générale
LGDJ : Librairie générale de droit et de jurisprudence
Obs : Observation
PUF : Presses Universitaires de France
RDC : Revue des contrats
RRJ : Revue de la Recherche Juridique
RTD civ. : Revue Trimestrielle de droit civil
Tr. Corr. : Tribunal Correctionnel
Table des abréviations
9
« Personne maintenant ne s’intéresse aux faits.
Ce sont de simples points de départ pour l’invention
et le travail de l’esprit. »
Jorge Luis Borges,
« Utopie d’un homme qui est fatigué »,
Le livre de sable.
10
Introduction
1 – Apprivoiser l’avenir – S’il semble impossible de savoir comment les hommes ont commencé
à penser ; une constante reste frappante, comme si elle avait toujours été : le désir de régularité1
.
Soucieux de se mettre à l’abri2
, l’homme cherche à rendre le monde régulier autour de lui. Contre
l’insondable imprévisibilité de la vie, l’homme construit des régularités pour faire d’hier un point
d’appui et que demain ne soit plus une déstabilisante surprise. Comme pour dompter la terre,
l’homme a nommé et regroupé, comme Adam a appelé par leurs noms tous les animaux3
;
l’homme a construit des villes aux remparts protecteurs. Il a inventé des modèles de
représentation du temps, et des lois pour s’entendre4
. Tout se passe comme si l’homme fuyait la
spontanéité, comme si son action était animée par une phobie de la surprise et du désordre. La
recherche d’un bon ordre a fait voir la justice non plus comme un devoir-être mais comme
garante de l’intégrité de ce qui est5
.
2 – L’inédit ou la cassure – Ainsi que l’homme construit et régule, il lutte contre les coups du
sort ; et l’inédit lui semble insupportable. Il suffit d’un accident, d’une résurgence du hasard
ennemi, d’un retour du spontané sonnant comme un réveil brutal pour le sortir de son rêve
éveillé. Devant l’inconnu les murs du théâtre tremblent et l’espoir d’apprivoiser le monde s’est
mué en dérision. La situation est pour ainsi dire nouvelle, elle ne s’est jamais vue, jamais produite.
Elle n’est consignée nulle part ; la diversité du réel est irréductible. Comment l’homme de la
régularité pourrait-il ne pas se sentir désarmé face à la « création continue d’invisible nouveauté
qui semble se poursuivre dans l’univers »6
? Voilà l’inédit, voilà la faille, voilà l’embarras. Que faire
de nos précieuses généralités devant ce cas si particulier qu’il les défigure ? L’homme qui s’était un
temps espéré divin en dominant le monde est comme rappelé à l’ordre par la chute.
1 Y.-M. Adeline, La pensée antique, Paris, Ellipses, Ellipses poche, 2015, p. 5.
2 J. Dewey, La quête de certitude, Paris, Gallimard, 2014, traduction P. Savidan, p. 23.
3 Genèse, II, 19-20.
4 Y.-M. Adeline, précité, p. 8.
5 J.-F. Balaudé, « Les Présocratiques », in J.-P. Zarader (dir), Le vocabulaire des philosophes. De l’Antiquité à la Renaissance,
Paris, Ellipses, Ellipses poche, 2016, tome 1, p. 33.
6 H. Bergson, La pensée et le mouvant, Paris, Puf, Quadrige, 1990, p. 99.
11
3 – Le droit dans l’accident – Le cas est la chute. Il est ce qui arrive, du latin casus : ce qui
tombe, l’accident. Un cas expose une ambiguïté dont nous n’avions pas conscience, et qui ne peut
exister qu’en référence aux catégories que nous avons à l’esprit7
: ce que nous appelons un cas
résulte donc d’une certaine configuration entre les éléments du monde extérieur, et les catégories
avec lesquelles nous raisonnons. Le cas peut être tout s’il est une pure construction ; il peut n’être
rien si cette construction dépend d’un contexte et d’un arbitrage qui aura choisi « une certaine
pondération entre les faits et les valeurs »8
. Paradoxalement, le jamais vu serait alors toujours
connu. Le cas devrait être prévu ; la casualité serait l’essence du droit, qui se tiendrait « dans un
rapport singulier de l’essence à l’accident »9
.
4 – Après la chute – Le juriste regroupe sous des catégories : il fait des généralités auxquelles il
confronte ce qui se présente comme des particularités. C’est cette affaire, c’est ce litige qui
l’intéresse. A quelle généralité peut-on ramener les faits de cette espèce ? Jusqu’à quel degré la
particularité est-elle par lui tolérée, jugée pertinente ? Quelle est donc dans cette situation le
véritable problème qui attend du juriste une réponse ? Le profane attend, et espère du juriste une
réponse claire et simple ; il espère candidement savoir s’il a raison ou tort, si le droit est de son
côté ou non. Une telle soif de réponse est sans doute vouée à la déception, en ce que les règles de
droit ne sauraient contenir d’avance des réponses évidentes aux questions qui n’existent pas
encore.
5 – « Redire l’inédit » – Il n’y a jamais deux situations qui sont complètement identiques,
chaque cas comporte toujours une frange d’inconnu. Le point de départ de notre étude est
l’antinomie soulevée par un article de Christian Atias, « Redire l’inédit », paru au recueil Dalloz en
199210
: l’inédit serait à la fois l’essence et l’accident du droit. Si « l’inédit est hors du droit » ;
traiter les cas inédits est-ce dire le droit quand il semble absent ? Ce point de départ nous
ramènera fréquemment vers l’œuvre de cet auteur, afin de ne pas perdre de vue les réflexions qui
ont fait apparaître ce problème autant que celles qui l’ont suivi.
6 – Redite et création – La première difficulté qui se pose, consiste à savoir à partir de quand on
peut dire qu’un cas est inédit. En fait c’est toute la question autour de laquelle deux théories
s’affrontent. Selon la première, il n’y a jamais vraiment d’inédit : les juristes réduisent le cas à ce
qu’ils connaissent, effaçant sa frange d’originalité pour le ramener vers le précédent. L’inédit a
7 S. Boarini, Qu’est-ce qu’un cas moral ?, Paris, Vrin, Chemins philosophiques, 2013, p. 9.
8 S. Boarini, précité, p. 13.
9 J.-L. Nancy, L’impératif catégorique, Paris, Flammarion, 1983, p. 39.
10 C. Atias, « Juris dictio : redire l’indédit », D.1992.281.
12
beau être consubstantiel au droit, dans les deux approches, il est assimilé au connu. Selon la
seconde théorie, il y a des cas inédits qui font apparaître des lacunes dans le droit, des zones où
rien n’est dit. C’est le problème du pouvoir discrétionnaire : en l’absence de droit préétabli, le juge
peut-il créer la règle et motiver comme bon lui semble, au mépris de tout idéal de sécurité
juridique ? On assiste parfois à la création de concepts, pour faire comme si l’on savait déjà. La
tension entre ces deux théories de l’inédit révèle un paradoxe : tout est inédit mais tout est déjà
dit. Le juge est-il alors véritablement créateur ou ne fait-il que révéler un implicite ?
7 – Inédit et cas difficiles – Ce problème ne serait-il qu’une reformulation de la distinction des
cas faciles et difficiles ? Selon Ronald Dworkin, une distinction est à faire entre cas faciles et cas
difficiles : les premiers seraient ceux dont la réponse est évidente, les seconds ceux auxquels
aucune règle spécifique ne semble s’appliquer de sorte qu’il faudrait retrouver la bonne
interprétation au regard de l’ensemble11
. Le cas facile se définirait par sa solution qui « paraîtrait
s’imposer » ; quand le cas difficile naîtrait « d’une sorte d’incapacité de la doctrine ou de la
jurisprudence à déterminer rapidement et unanimement la bonne réponse »12
. Dire d’un cas qu’il
est facile pose un problème colossal : cela revient à le considérer comme tranché d’avance. Si le
cas est facile et que la solution s’impose, autant éviter le procès et renoncer d’emblée à l’idée
d’égalité des citoyens devant la loi. S’il existe des cas faciles, il existe des « causes perdues » ; et
autant de débats que l’on s’interdira de mener. On ne peut en vérité admettre sérieusement une
telle distinction sans présupposer ce faisant que les cas soient décidés d’avance13
; c’est pourquoi
nous ne la retenons pas. Si la distinction des cas faciles et difficiles est critiquable en ce que les cas
ne sauraient être réglés a priori, elle n’est pas ce qui nous préoccupe ici. Les cas inédits ne sont pas
nécessairement des cas difficiles : un cas peut être inédit en ce qu’il se présente pour la première
fois et ne pas soulever de difficulté particulière. La seule nouveauté factuelle ne saurait
nécessairement être une nouveauté juridique, ou à tout le moins déclencher un processus
d’innovation chez les juristes.
8 – Inédit et lacunes – Notre problème est-il celui des lacunes et de la complétude ? Nous ne le
soutenons pas, en partie pour les mêmes raisons : il ne saurait y avoir d’équation du type « cas
inédit = solution inédite », en ce que l’ordre juridique contient toujours une règle dont le degré de
généralité permet d’y subsumer le cas. Ce n’est pas parce qu’il est nouveau que la solution n’est
11 R. Dworkin, « Hard cases », in Taking Rights Seriously, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 1977,
p. 102.
12 M. Boudot, Le dogme de la solution unique. Contribution à une théorie de la doctrine en droit privé, Faculté de droit et de
science politique d’Aix-Marseille, thèse, 1999, p. 233 ; 239.
13 C. Atias, Questions et réponses en droit, Paris, Puf, L’interrogation philosophique, 2009, n°168, p. 116-117.
13
pas trouvable dans le connu. De plus nous verrons que l’inédit semble résulter de la structure
même des règles : on le dit inédit au regard d’une certaine configuration, d’un certain lien entre le
fait et ce que nous tenons pour le droit.
9 – Démarche – Tout l’enjeu de notre question est celui de savoir ce que l’on peut s’autoriser à
qualifier d’inédit en droit et ce qu’implique le caractère inédit d’un cas. Nous entendrons ici
montrer que l’inédit peut être une catégorie, c’est-à-dire une classe de prédicats regroupant des
situations sous un trait commun14
. C’est pourquoi nous le traiterons comme tel et confronterons
cette vision catégorique à la réception judiciaire des cas. L’approche sera avant tout casuistique : il
conviendra dans un premier temps de partir des cas afin d’observer leur réception par le juge et
de comprendre les réactions jusqu’à présent adoptées face à des cas que l’on peut qualifier
d’inédits. Dans un second temps, il faudra découvrir comment les juges construisent des concepts
pour donner du sens à l’inédit. Le corpus partira donc des décisions de justice et s’enrichira
seulement par la suite de réflexions théoriques pour tenter d’éclairer de l’intérieur des mécanismes
déclenchés par la soumission d’un cas inédit au juge. Nous nous intéressons donc au rôle joué par
l’inédit dans la formation du discours juridique.
10 – Cadre théorique – Questionner la pratique juridique d’un point de vue interne et
rechercher des fondements à la décision des juges dans un sens ou dans un autre autant
qu’expliquer le raisonnement et la méthode suivis, appelle une épistémologie du droit. Cette
dernière « recherche les origines de ces préceptes, de ces notions qui guident le raisonnement
juridique, s’efforce d’en découvrir les justifications et les limites et s’applique à en évaluer les
résultats »15
. C’est donc une recherche des justifications qui sera entreprise ici. Si certains
exemples pourront paraître marginaux, leur intérêt est qu’ils permettent de faire apparaître plus
clairement les mécanismes du raisonnement en questionnant les limites des concepts mobilisés et
en poussant les réflexes et habitudes dans leurs retranchements. L’épistémologie met en crise le
raisonnement juridique et entend questionner ce qui est admis parfois sans démonstration pour
répondre à la question de savoir ce que l’on dit vraiment lorsque l’on tranche un cas.
11 – Champ de l’étude – Ne pouvant pas ici traiter la question quant à tous les domaines du
droit en raison du temps imparti et de nos domaines de compétence, nous restreindrons
principalement notre étude au droit civil et commercial. Les différents cas rencontrés dans ces
14 A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Puf, Quadrige-Dicos poche, 3ème édition, 2010, p.
125.
15 C. Atias, Epistémologie du droit, Paris, Puf, Que sais-je, 1994, p. 26-28.
14
domaines nous semblent particulièrement riches et parlants, permettant de mettre au jour de
grandes tendances dans la réception judiciaire de l’inédit.
12 – Deux temps – Le traitement des cas inédits semble pouvoir s’appréhender sous deux
angles : une face visible, qui consiste dans le traitement proprement dit, c’est-à-dire la réponse
donnée par les juges ; et une face dissimulée, qui tiendrait à la construction du cas selon diverses
opérations de sélection. L’omniscience ne nous étant pas prêtée, nous avancerons ici du visible
vers l’invisible, de la clarté vers la pénombre. Nous observerons donc en premier lieu le
traitement judiciaire des cas inédits, qui semble alterner les redites et la création (première partie) ;
avant en second lieu d’étudier la formation des cas afin d’envisager l’inédit au cœur d’une tension
entre implicite et explicite (seconde partie).
15
Première partie : Le cas inédit entre redite et création
13 – Deux regards – La réception des cas inédits est avant tout révélatrice d’une tension, d’une
scission entre deux méthodes, entre deux manières de procéder qui conduisent chacune, au
résultat inverse l’une de l’autre. Le point de bascule est celui de la reconnaissance ou non du
caractère inédit du cas qui est soumis aux juges. Peut-être que cette reconnaissance dépend de la
force de l’argumentaire employé par les parties : l’une a intérêt à ce que la singularité de l’affaire
soit affichée au grand jour, l’autre à ce qu’elle soit étouffée. C’est précisément l’alternative qui
s’offre au juge pour traiter les cas inédits : les reconnaître ou les nier, les ramener vers le connu ou
consacrer leur nouveauté. Deux théories se font donc face, chacune tenant l’autre comme rivale,
comme si elles étaient elles-mêmes les parties au procès. Les parties en présence se font le temps
d’une affaire et pour le triomphe de leur cause, ambassadrices de l’une ou de l’autre. L’inévitable
frange d’originalité des faits laisse toujours la porte ouverte à l’inédit. Tout cas est un cas inédit en
puissance. Il est un inédit potentiel que le juge peut accepter de découvrir et d’en tirer les
conséquences ou non. Ainsi, il peut ramener le cas inédit vers le connu (A) mais également créer
et faire ainsi évoluer sa propre grille de lecture (B).
A) Un retour au connu
14 – Nier l’inédit – Nier l’inédit, c’est le faire entrer dans des cases qui ne le prévoyaient pas.
C’est aussi faire le choix sans doute d’un certain confort intellectuel, c’est refuser de déranger
l’ordre établi. Les juristes ont tendance à progresser de l’inconnu vers le connu, à s’approprier à
leur manière des éléments du monde une fois passé l’effet de surprise. Le fait de ramener les
éléments d’un cas inédit vers le connu afin de le traiter, que nous appellerons ici inédit de retour,
consiste principalement en une extension des qualifications déjà existantes (1). Cette extension
maintient par ailleurs l’impression d’un déjà-là, l’impression rassurante que les questions sont
réglées d’avance. L’inédit de retour contribue donc nettement à l’entretien d’un mythe, celui de la
sécurité juridique (2).
16
1. L’inédit de retour : l’extension des qualifications
15 – De l’inconnu vers le connu – Si « l’inédit est hors du droit »16
, il est savamment passé sous
silence. La tendance la plus fréquente lorsqu’un cas inédit se présente, consiste à précisément
faire comme s’il n’était pas inédit, comme s’il était prévu et ne surprenait nul juriste. On fait fi de
sa frange d’originalité, de sa part de nouveauté pour le classer parmi les catégories déjà existantes,
pour le subsumer sous des qualifications déjà disponibles. Est-ce œuvrer au maintien d’un savoir
ou à son élaboration ? Le procédé est simple : lorsqu’un cas se présente et que ses composantes
factuelles ne correspondent pas aux catégories connues, on ramène ces éléments vers ces
catégories plutôt que d’assumer leur nouveauté. Le cas inédit n’est en somme pas traité comme
tel mais comme s’il avait déjà été anticipé par les règles existantes. Peut-être est-ce tout
simplement la solution la moins coûteuse intellectuellement et la plus favorable à l’autorité de
l’édifice juridique déjà constitué à l’heure où le cas se présente. Mais trancher ainsi, est-ce aller
dans le sens du droit ou contre lui ? La question est sans doute insoluble et lourde d’équivoques,
mais on peut soutenir que trancher en ce sens est avant tout consolider un ensemble théorique : il
s’agit de maintenir des propos passés et le mythe d’un droit arrêté au préalable, ferme, définitif et
somme toute rassurant. Le paradoxe est pourtant bien là : on refuse d’enrichir le discours
juridique d’une nouvelle qualification, peut-être afin de le préserver ; mais dans le même temps
on accroît l’extension des concepts que l’on met en œuvre. Curieuse sauvegarde qui implique
d’étendre une qualification pour pouvoir l’appliquer au cas qu’elle ne prévoyait guère.
16 – Une configuration nouvelle – L’arrêt de la troisième chambre civile de la Cour de
cassation du 19 février 201417
en fournit un bel exemple. Cet arrêt résulte d’une situation dont la
frange de nouveauté invite nécessairement à l’analyse. En matière de bail commercial, l’article L.
145-9 du code de commerce permet au bailleur de ne pas renouveler le bail à condition qu’il
accepte de payer une indemnité d’éviction au preneur, à peine de nullité du congé. Par exception,
cette indemnité peut ne pas être due si le bailleur justifie d’un motif grave et légitime à l’encontre
du preneur, comme le précise l’article L. 145-14, alinéa 1er
du même code. En l’espèce, alors
qu’un bail était en tacite prolongation, le bailleur avait délivré un congé sans offre de
renouvellement ni indemnité d’éviction, sans donner aucun motif. Le preneur invoque la nullité
du congé et réclame le paiement d’une indemnité d’éviction. Néanmoins, alors que la procédure
est toujours en cours, il quitte les lieux ce dont la Cour d’appel déduit que le contrat est rompu de
fait. Selon elle, « le départ volontaire de la locataire sans attendre l’issue de la procédure en nullité
16 C. Atias, « Redire l’inédit », précité.
17 Civ. 3ème, 19 février 2014, n°11-28.806, Bull. 2014, III, n°23.
17
du congé qu’elle avait elle-même initiée ne constitue pas un cas légal d’ouverture à paiement
d’une indemnité d’éviction ». Les juges du fond avaient déclaré le congé nul aux termes de l’article
L. 145-9 du code de commerce, et que ce qui est nul étant de nul effet, il n’avait pu mettre fin au
bail. Dès lors la fin du bail était imputable au preneur du fait qu’il avait quitté les lieux, en
renonçant ainsi à l’indemnité d’éviction. L’arrêt est cassé et la Cour précise que la demande du
preneur « ne peut le priver de son droit à indemnité d’éviction », assimilant ainsi le congé non
motivé au congé mal motivé18
.
17 – Une question nouvelle – La Cour de cassation avait déjà rencontré le problème du congé
dépourvu d’indemnité et sans que le motif donné ne justifie effectivement son absence. En ce cas
elle avait décidé que le bailleur ne pouvait être condamné à renouveler le bail mais qu’il devait
payer au preneur une indemnité19
: un congé sans offre d’indemnité d’éviction mal motivé ouvre
donc droit au paiement de cette indemnité. La Cour de cassation avait déjà connu la question de
l’insuffisance de la motivation de l’absence d’offre d’indemnité mais pas de l’absence de motif
pure et simple. C’est donc une nouvelle question qu’il fallait trancher dans une configuration
résultant de la rencontre entre l’article L. 145-9 du code de commerce et la règle tirée des
précédents. L’absence totale de motivation pouvait-elle être assimilée à une mauvaise
motivation ? C’est ce qu’a décidé la Cour de cassation dans cet arrêt en étendant donc le champ
d’application de la règle qui existait déjà.
18 – Une réponse déjà dite – L’assimilation consiste à appliquer une catégorie juridique à un
élément « qui ne tombe pas tout à fait, voire pas du tout, sous la définition »20
. Pour ainsi dire il
ne fait aucun doute que l’insuffisance de motivation et l’absence de motivation sont deux choses
différentes. Pourquoi alors les traiter identiquement ? L’assimilation a tout d’abord cet avantage
de ne pas en dire trop, de ne pas être un procédé trop engageant en ce sens qu’il permettrait de ne
pas prendre parti sur la qualification discutée21
. En effet, en assimilant on tranche sans trancher
véritablement, en ce que l’on répond à la question posée par les parties en l’espèce sans se
prononcer sur la nature de la qualification discutée. D’autre part un argument a fortiori permettrait
de justifier une telle assimilation. Cet argument apparaît justement quand un cas « ne tombe pas
exactement dans une catégorie »22
. A fortiori, littéralement « à plus forte raison » : c’est donc la
18 Cour de cassation, Rapport annuel 2014, Paris, La documentation française, 2015, p. 492.
19 Civ. 3ème, 1er février 1995, n°93-14.808, Bull. 1995, III, n°35 ; Civ. 3ème, 28 octobre 2009, n°07-18.520, Bull. 2009,
III, n°82.
20 S. Goltzberg, L’argumentation juridique, Paris, Dalloz, Connaissance du droit, 2ème édition, 2015, p. 107.
21 A. Sériaux, « Qualifier ou l’entre-deux du droit », in C. Puigelier (dir.), Mélanges en l’honneur de Jerry Sainte-Rose,
Bruxelles, Bruylant, 2012, p. 1282, n°19.
22 S. Goltzberg, précité, p. 47.
18
raison qui ici va jouer le rôle central. La raison d’être de la règle devrait fournir au juge la raison
de décider dans une situation donnée en ce qu’elle y semble encore plus adaptée23
. Ainsi dans
notre exemple, si pour que le congé dépourvu d’offre d’indemnité soit valable, il faut justifier
l’absence d’offre par un motif grave et légitime, à plus forte raison il faut invoquer un motif. En
assimilant et usant de l’argument a fortiori, on fait « comme si pour que ce soit comme ça »24
, on
trouve un moyen de ne pas reconnaître la nouveauté mais de revenir vers le connu. Tout se passe
comme si le juge rappelait aux parties que la limite était au préalable fixée plus loin qu’elles ne le
croyaient : par l’assimilation, l’illusion d’un déjà dit est entretenue.
19 – Classification et extension des qualifications – Le retour au connu ainsi matérialisé est
une manifestation d’un mouvement de catégorisation, habitude que développe le cerveau humain
dès l’enfance25
. Classer permet de construire des concepts26
. Le retour au connu opéré par
assimilation, par classement sous une catégorie déjà existante, est une activité de construction de
cette catégorie. Le champ que recouvre une qualification, se trouve alors étendu. L’extension du
concept se trouve accrue par l’ajout de nouveaux éléments : le cas inédit est joint à l’ensemble
existant, qu’il prolonge et précise. Si les juristes doivent qualifier les situations, c’est-à-dire les
rapprocher de notions et catégories connues et les soumettre aux règles qui s’y appliquent27
, tout
ajout d’un cas augmentera le champ de la qualification, justifiant ainsi le futur recours à un
argument du précédent afin de qualifier les situations analogues à venir. Les divers procédés qui
peuvent y mener sont des méthodes d’interprétation extensives, afin d’élargir les concepts
utilisés28
. Les cas inédits semblent à première vue, comme le montre l’exemple précédent, appeler
un tel processus d’élargissement. Ainsi les critères de distinction se déplacent mais les catégories
restent29
.
20 – Discriminations – Un cas a toujours au moins deux solutions. Par exemple, soit on étend
la catégorie ; soit on ne l’étend pas. Dans l’espèce que nous avons étudiée, la troisième chambre
civile aurait pu décider de ne pas procéder à une assimilation en argumentant différemment et
retenant que le fait de motiver insuffisamment et le fait de s’abstenir de motiver sont deux choses
différentes, deux attitudes qui peuvent potentiellement n’avoir rien en commun. L’une est
23 J.-L. Bergel, Méthodologie juridique, Paris, Puf, Thémis droit privé, 1ère édition, 2001, p. 245.
24 J.-L. Sourioux, « La pensée juridique en images », in Etudes Bruno Oppetit, Litec, 2009, p. 597, n°20.
25 R. Lecuyer, M.-G. Pecheux et A. Streri, Le développement cognitif du nourrisson, Paris, Nathan, Nathan Université, 1994,
t. 1, p. 196.
26 M.-L. Mathieu, Logique et raisonnement juridique, Paris, Puf, Thémis droit, 2ème édition, 2015, p. 34.
27 J.-L. Bergel, Méthodologie juridique, Paris, Puf, Thémis droit privé, 1ère édition, 2001, p. 151.
28 J.-L. Bergel, précité, p. 244.
29 J.-L. Bergel, « Différence de nature (égale) différence de régime », RTD civ., 1984, p. 255 et s.
19
commission, l’autre est abstention ; l’une est justification (fût-elle insuffisante), l’autre est silence.
Les concepts utilisés dans le processus de qualification sont ce que Ronald Dworkin appelle des
concepts discriminants ; c’est-à-dire que si le concept en question est applicable à l’espèce
soumise au juge, il devra « au mois a priori, trancher le litige dans un sens déterminé »30
. Par
exemple, si « le contrat est une convention par laquelle une ou plusieurs personnes s’engagent,
envers une ou plusieurs autres, à donner, à faire ou à ne pas faire quelque chose »31
, il y aura ou
non contrat selon les situations. Nous raisonnons alors sur une alternative qui est l’existence ou
non d’un contrat entre ces personnes, et nous n’admettrions pas l’existence d’une voie médiane.
Ainsi, les concepts discriminants sont selon Dworkin utilisés de manière bivalente en ce sens que
« soit il est vrai que le cas relève d’un concept discriminant, soit c’est l’affirmation opposée qui est
vraie »32
. On retrouve en fait ici une expression du principe du tiers exclu, retenu depuis
l’Antiquité comme une des lois fondamentales du raisonnement, une science bien faite
n’admettant en principe pas d’hybrides.
21 – Binarité – Ces concepts discriminants seraient donc utilisés de manière binaire et l’on ne
pourrait répondre à une question de droit que par oui ou par non. Cette idée fonctionne comme
un présupposé dans l’esprit des juristes33
, une telle conception aurait en fait tout d’un obstacle
épistémologique comme l’entend Bachelard dans La Formation de l’esprit scientifique34
. Il s’agit d’un
d’un obstacle mental qui empêcherait l’accès à l’attitude permettant de tendre vers la
connaissance. L’exigence de binarité se manifeste déjà dans la manière dont la question est posée :
est-ce l’un ou l’autre ? Quelle est place de cet obstacle dans le raisonnement juridique ? Et
jusqu’où peut aller la justification ? Prenons un exemple. Grâce à un appareil dissimulé sous des
planches, une personne soustrait l’énergie électrique de son voisin afin de ne pas payer
l’électricité35
. D’après l’article 379 de l’ancien code pénal en vigueur à l’époque des faits,
« quiconque a soustrait frauduleusement une chose qui ne lui appartient pas est coupable de vol ».
Le problème est qu’il était impossible de qualifier rigoureusement l’énergie électrique de chose
puisqu’il s’agit d’un phénomène naturel résultant d’un mouvement d’électrons ; une énergie n’est
pas une chose au sens naturel du terme. La Cour de cassation a pourtant assimilé l’énergie
électrique à une chose, manière de répondre en respectant la binarité de la question posée36
. Le
30 R. Dworkin, Une question de principe, Paris, Puf, Recherches politiques, trad. Aurélie Guillain, 1996, p. 152.
31 Code civil, article 1101.
32 R. Dworkin, précité.
33 R. Dworkin, précité.
34 G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 2011, p. 15-22.
35 Nous rappelons que la présente étude n’entend pas traiter de droit pénal mais l’exemple est ici utilisé pour son
intérêt méthodologique et pour son aspect didactique.
36 Cass. Crim. 3 août 1912.
20
vol n’était admis que pour les choses corporelles et mobilières et par conséquent le vol d’énergie a
posé problème37
. Les juridictions du fond avaient déjà eu à connaître de la question et s’étaient
déjà prononcées dans le sens de l’assimilation de l’énergie à une chose38
; la Cour de cassation a
également tranché dans ce sens dans l’arrêt du 3 août 1912 en retenant que l’électricité était bien
une chose au sens du texte alors en vigueur. Cette décision s’est justifiée par le transfert de
possession d’une personne à l’autre, faisant fi de la définition physique de l’entité en question39
.
Les juristes ont dans ce cas ignoré la définition retenue par la science pour fonder la décision sur
des concepts internes au droit, comme en l’occurrence celui de possession. Le droit face à l’inédit
reviendrait donc à lui-même et à ses propres concepts, distincts de ce que l’on tient pour des
réalités extérieures. Par le souci d’une binarité, on a maintenu la seule catégorie qui était retenue ;
on a préservé à cet endroit l’alternative. L’obstacle est donc bel et bien à l’œuvre dans le
raisonnement et se manifeste dans les cas de réponse positive par une assimilation à une catégorie
existante. Une telle méthode révèle l’aspect constructif du traitement des cas inédits : la catégorie
initialement prévue s’accroît pour recouvrir de nouvelles situations, y compris en ignorant au
besoin délibérément, les catégories des autres disciplines. Le retour au connu apparaît alors
comme une preuve de l’autonomie scientifique du droit.
22 – Argument du précédent et règle de justice – Cette autonomie se poursuit une fois les
catégories augmentées ; le cas subsumé sous la règle qui ne le prévoyait pas se mue ensuite en
argument du précédent. Le retour au connu appelle donc le retour au connu : l’inédit de retour
intègrera la jurisprudence et sera traité comme un précédent afin de justifier la demande d’un
traitement analogue. On invoquera alors la similarité des cas pour provoquer un certain
traitement en vertu de la règle de justice : « traiter les cas semblables de manière identique ». Tout
le problème est de savoir comment décider de la similarité des cas, des cas inédits et des
précédents. L’exigence de la seule similarité des cas plutôt que de leur identité permet de recevoir
l’inédit et de le ramener vers le connu. Mais persiste le problème de pouvoir décider
effectivement de leur similarité en ce que la règle de justice demeure – et doit demeurer – en elle-
même une forme vide40
. On retrouve alors la tension plus tôt évoquée : une part importante des
argumentations dans un litige tournera autour de la question de savoir si les cas sont semblables
37 R. Garraud, Traité théorique et pratique de droit pénal français, Librairie du Recueil Sirey, 3ème édition, 1935, p. 109 et s.
38 Voir not. Tr. Corr. Troyes, jugement du 7 nov. 1893 (D. 95.2.102), « l’individu qui, à l’insu de la Compagnie avec
laquelle il a un contrat d’abonnement pour l’éclairage électrique, fait usage d’une lampe non encore munie d’un
compteur, et consomme ainsi de l’électricité sans en payer le prix, commet le délit de vol ».
39 R. Garraud, précité, p. 112.
40 H. L. A. Hart, The Concept of Law, Oxford, Oxford University Press, Clarendon Law Series, 3ème édition, 2012, p.
159 : « (...) ‘Treat like cases alike’ must remain and empty form. To fill it we must know when, for the purposes in hand, cases are to be
regarded as alike and what differences are relevant. Without this further supplement we cannot proceed to criticize laws or other social
arrangement as unjust. »
21
ou non. Poser la question de l’assimilation revient à poser la question de savoir si la mauvaise
motivation et l’absence de motivation sont des cas semblables en ce sens qu’ils appelleraient un
traitement identique. Il ne s’agit pas des mêmes faits, de la même situation ; mais ne s’agit-il pas
de faits proches ? Suffisamment proches pour justifier que l’on puisse assimiler l’un à l’autre ? Ce
ne sont pas les ressemblances factuelles mais leur rapport au concept juridique mobilisé en
l’espèce qui permettra de trancher41
. Dans l’exemple de la motivation du congé42
, si l’insuffisance
et l’absence de motivation sont deux choses différentes, comment justifier leur assimilation ? Elle
n’est pas évidente sur le plan factuel mais se comprend aisément par un retour au concept ; les
deux situations n’ont pas fourni la motivation adéquate. C’est donc justement cette motivation
suffisante qui sert de troisième terme afin de justifier l’assimilation et donc le traitement
identique43
.
23 – La binarité en question – Le principe du tiers-exclu fonctionne comme un quasi-
automatisme dans l’esprit du juriste mais c’est peut-être sous-estimer le problème que d’exclure
d’avance toute solution tierce. Si la logique formelle est utile pour tout raisonnement, il serait
imprudent et inexact d’y asservir le raisonnement juridique44
. Celui-ci, bien que fortement
influencé par la logique formelle, serait plus souple qu’elle en raison de son objet que sont les
règles juridiques45
Lorsque l’on dit qu’un cas n’appelle pas forcément une seule solution, mais au
moins deux, il faut comprendre deux comme un minimum. En effet on ne connaît pas a priori
toutes les possibilités de réponse que peut admettre une même question, de sorte qu’une simple
alternative binaire ne saurait en traduire l’ensemble. On peut se demander si entre une réponse et
son contraire il ne pourrait y avoir un espace logique. Peut-on se contenter de la question de
savoir si l’absence de motivation est ou n’est pas assimilable à une mauvaise motivation ? Comme
l’explique Dworkin, il se peut qu’aucune des deux branches de l’alternative ne soit la bonne
réponse, celle-ci serait alors à trouver dans une troisième voie46
. Par exemple pour expliquer
simplement notre propos, si l’on posait la question de savoir si un homme est grand ou petit, on
pourrait répondre qu’il est de taille moyenne. Le droit fournit également des situations où la
réponse qui a été donnée s’est trouvée dans l’interstice entre oui et non, entre blanc et noir. C’est
par exemple le cas pour la question de la nature juridique de l’enfant à naître. Peut-il être qualifié
de personne ; ne peut-il l’être ? On ne raisonne en posant la question ainsi que dans l’alternative
41 F. Rouvière, « Traiter les cas semblables de façon identique : un aspect méthodologique de l’idée de justice »,
Jurisprudence. Revue critique, 2012, p.89-100, n°11.
42 Cf supra, n°22.
43 F. Rouvière, précité ; nous adaptons ici à notre exemple l’analyse opérée par l’auteur.
44 C. Perelman, Logique juridique, Paris, Dalloz, 2ème édition, 1999, p. 4-5.
45 F. Gény, Science et technique en droit privé positif, tome IV, n°302.
46 R. Dworkin, précité, p. 155.
22
binaire et la loi se tait. Le droit peut-il faire de même ? Bien que des tentatives de définitions aient
pu être données47
, elles ne l’ont été que pour éviter certaines situations. Le fait que le problème
soit toujours aussi débattu sans réelle prise de position stable montre la permanence de la pensée
du tiers-exclu, comme s’il fallait dire que l’embryon était humain ou non humain, (A) ou (non-A).
Le tiers inclus serait comme une zone interdite de la pensée, comme une reconceptualisation vers
laquelle les juristes n’oseraient pas s’orienter. Tout se passe comme si l’on refusait, pour
reprendre les termes de Dworkin, que l’espace ne soit occupé par un concept distinct48
. Et
pourtant la question de la nature de l’embryon se pose toujours, comme si pour préserver un
mécanisme de pensée on avait maintenu l’inédit, en ne répondant jamais vraiment. Le retour au
connu semble imposé, le principe du tiers exclu fonctionnant ici comme un obstacle
épistémologique qui neutraliserait d’avance l’évolution de l’appareil conceptuel.
24 – L’inédit de retour, de l’ombre à la clarté – L’inédit provoque sauf exception la
qualification et se révèle alors être un facteur de construction des catégories ; l’inédit de retour
permet de préciser les contours des qualifications déjà connues. Il permet d’affiner la
connaissance de l’existant, tout en enrichissant les qualifications. L’inédit s’éteint dès lors qu’il est
traité, il disparaît de la sphère de l’inconnu pour entrer dans celle du connu et devenir pour le
juriste un cas de plus qu’il aurait prévu, pour lequel une réponse serait déjà disponible. L’inédit
cesse dès sa réception judiciaire, autrement dit c’est au moment où il s’éteint que le droit avance,
l’ombre cède face à la lumière, de même que l’ignorance face à la connaissance. Le retour au
connu est peut-être la marque d’une peur, d’une crainte inhérente à l’homme face à l’inconnu, au
jamais vu. Faut-il réformer les catégories qui nous permettent de le saisir ? « Vivant dans un
monde plein de dangers, l’homme est voué à rechercher la sûreté »49
. Et le fait de ramener
l’inconnu au connu est certainement la méthode qui permet le mieux d’entretenir un grand mythe
du droit derrière lequel parfois on aime se réfugier : la sécurité juridique.
47 Par exemple par la Cour de justice de l’Union européenne afin de protéger l’embryon contre toute invention
impliquant de le détruire : CJUE, gde ch. 18 octobre 2011, JCP G 2012.146, « tout ovule humain dès le stade de la
fécondation » ; « tout ovule humain non fécondé dans lequel le noyau d’une cellule humaine a été implanté et tout ovule humain non
fécondé qui par voie de pathénongenèse a été induit à se diviser et à se développer ».
48 R. Dworkin, précité, p. 156.
49 J. Dewey, La quête de certitude, Paris, Gallimard, 1ère édition, 2014, trad. P. Savidan, p. 23
23
2. L’entretien du mythe de la sécurité juridique
25 – Insaisissable sécurité – Si aucune définition ne va de soi, celle de la sécurité juridique ne
fait certainement pas exception à la règle. Traditionnellement présentée comme la fin ultime du
droit50
, la sécurité juridique est pourtant une notion bien fuyante et difficile à cerner. L’homme
cherche à prévoir, à anticiper, à échapper au péril de l’inconnu. La recherche de la sécurité
juridique semble être l’attitude la plus évidente, la plus primaire pour le justiciable, si bien que
Jean Carbonnier parlera à son égard de besoin « animal »51.
. Le Saint Graal paraît néanmoins
difficile à saisir : avant même d’être une étrangère pour le sensible, la sécurité juridique ne semble
pas être facilement intelligible, tant il en existe de visions différentes. Dans son approche la plus
simple, la sécurité juridique pourrait être définie comme la stabilité du droit permettant au
justiciable de faire des prévisions quant à l’attitude ou à la stratégie qu’il peut adopter dans une
situation donnée. Elle exigerait alors trois conditions : la clarté et la précision des règles, l’absence
d’arbitraire administratif ou judiciaire, et la non-rétroactivité des règles nouvelles52
. Elle
supposerait ainsi « la possibilité, pour les personnes de prévoir les conséquences de leurs actes »53
. Il est ensuite
possible de distinguer deux grandes conceptions de la notion. Premièrement, existe une
conception classique selon laquelle la sécurité juridique serait le but du droit avec la justice et le
progrès social54
. Elle impliquerait une application de règles juridiques stables et préétablies,
chassant l’arbitraire des gouvernants55
. Deuxièmement, selon une approche dite moderne, l’objet
de la sécurité juridique serait de lutter contre le danger inhérent à la règle de droit de nature
législative, règlementaire, ou jurisprudentielle ; elle aurait donc une fonction de sécurisation de
l’ordre juridique56
. On peut également, comme l’a fait Jean-Louis Bergel, opérer une distinction
de nature entre sécurité juridique objective – celle du droit et de ses sources, menacée par
l’inflation législative et la dégradation de la qualité de la loi57
– et subjective – celle des sujets de
droit, résidant dans des mécanismes protecteurs : non-rétroactivité des normes, voies de recours,
publicité…58
–.
50 P. Roubier, Théorie générale du droit, Paris, Dalloz-Sirey, 1951, p. 318.
51 J. Carbonnier, Flexible Droit, Paris, LGDJ, 9ème édition, 1998, p. 193-194.
52 Fr. Chabas, H., L. et J. Mazeaud, Leçons de droit civil, Introduction à l’étude du droit, Paris, Montchrestien, 12ème édition,
2000, p 29-30, n°10 et 10-1.
53 Fr. Chabas, H., L. et J. Mazeaud, précité.
54 A.-L. Valembois, La constitutionnalisation de l’exigence de sécurité juridique en droit français, Paris, LGDJ, Thèses, 2005, p.
4.
55 A.-L. Valembois, précité.
56 A.-L. Valembois, précité, p. 8.
57 J.-L. Bergel, Théorie générale du droit, Paris, Dalloz, 5ème éd., 2012, p. 43.
58 J.-L. Bergel, précité.
24
26 – Un mythe imposé – La sécurité juridique apparaît donc comme une notion fuyante,
possédant autant de formes que d’auteurs, autant de visages que d’identités. Le concept même de
sécurité juridique se révèle, de par l’existence de ses multiples acceptions, particulièrement peu
sécuritaire. Alors qu’il est délicat de dire avec précision ce que l’on entend par « sécurité
juridique », un certain nombre de manuels passent la notion sous silence. Philippe Malaurie, à
l’occasion du bicentenaire du code civil, ira même jusqu’à la présenter comme « un mythe auquel
presque plus personne ne croit »59
. La sécurité juridique est souvent présentée comme un idéal vers
lequel le droit doit tendre60
. Sa recherche aspirerait donc à l’accomplissement d’une idée ou d’un
modèle, d’une norme exigible sans être pleinement réalisable de sorte que l’on doit se contenter
d’une approximation infinie61
. Loin d’un tel rapprochement asymptotique, le droit contient des
facteurs non négligeables d’instabilité, qui feraient de lui une entité insécuritaire par nature. C’est
ce que H.L.A. Hart a appelé la « texture ouverte » du droit, constituée des marges d’interprétation
laissées par les lois comme par les décisions de justice62
. La difficulté serait de trouver l’équilibre
entre la souplesse inhérente au droit et le besoin de stabilité. Cet état de crise entre clair et obscur,
cet état de lutte permanente d’un côté et de l’autre de la corde se retrouve dans les célèbres
articles 4 et 5 du code civil. Le juge est forcé d’agir dans l’incertitude au risque de se rendre
créateur d’une règle de droit nouvelle et devenant ainsi malgré lui source d’insécurité juridique en
ce qu’une telle règle ne pouvait entrer dans une quelconque prévision.
27 – Un mythe discuté – Le mythe de la sécurité juridique et ses contradictions sont comme
contenues en germe dès l’origine, naturellement formés par ce besoin de stabilité et de prévision.
Pourtant, il ne peut échapper à la remise en question si dérangeante que lui posent les cas inédits
(a). Il est pourtant sauvé in extremis, et en apparence seulement, par le retour au connu opéré par
le discours judiciaire (b).
a. Un mythe questionné par les cas
28 – Inévitable insécurité – Seuls des exemples concrets peuvent mettre à mal un mythe aussi
puissamment installé que celui de la sécurité juridique. Les arrêts précédemment évoqués
apportent déjà leur lot d’instabilités et d’incertitudes. Fallait-il s’attendre à voir assimilé le congé
non motivé au congé mal motivé ? Fallait-il s’attendre à voir l’énergie électrique qualifiée de
59 Ph. Malaurie, « L’utopie et le bicentenaire du Code civil », in 1804-2004. Le Code civil. Un passé, un présent, un avenir,
Paris, Dalloz, 2004, p. 5.
60 R. Cabrillac (dir.), Dictionnaire du vocabulaire juridique, Paris, LexisNexis, 5ème édition, 2014, p. 460.
61 J-M Vaysse, Dictionnaire de philosophie, dir. J-P Zarader, Paris, Ellipses, Ellipses-poche, 2001, p. 349.
62 H.L.A. Hart, précité, p. 127-128.
25
chose ? Il est encore d’autres cas où le règne de l’insécurité juridique est plus flagrant, comme par
exemple le problème bien connu du contrat de coffre-fort. Dans un tel contrat, une banque met à
disposition de son client un coffre-fort auquel celui-ci a un libre accès et non une jouissance
continue, ce qui exclut la qualification de contrat de location. Mais le banquier n’ayant pas pour
autant accès au contenu, la qualification de dépôt n’est pas non plus appropriée63
. La réponse
apportée est assez imprévisible et peut anéantir les attentes du justiciable.
29 – L’insécurité juridique en marche – Observons l’arrêt Crédit lyonnais, rendu par la chambre
commerciale le 11 octobre 200564
. Si le problème de la qualification du contrat de coffre-fort est
loin d’être une nouveauté65
, les circonstances de l’affaire la rendent assez originale pour mériter
notre considération : alors qu’une banque avait conclu un contrat de coffre-fort avec une de ses
clientes, un incendie ravage les locaux. La salle des coffres n’est pas directement touchée mais son
accès est compromis pendant plusieurs mois. Le problème est que la cliente en question avait mis
à l’abri dans son coffre des titres au porteur qui lui octroyaient des intérêts sur présentation. Son
préjudice, et c’est là toute l’originalité, résultait de l’impossibilité d’accès et non de la destruction
du contenu du coffre. N’ayant pu y avoir accès durant près d’un an, elle a assigné la banque en
responsabilité. Comment trancher alors, étant donné que les catégories disponibles a priori ne
permettent pas de classer le contrat ? La Cour de cassation refuse d’appliquer l’article 1722, et de
revenir au connu en qualifiant de bail. Elle ne revient pas plus vers la qualification de dépôt. Si le
contrat de coffre-fort est un contrat sui generis appelant le retour au droit commun66
, la question
n’est pas fermement tranchée et la difficulté n’est pas pleinement assumée par les juges qui se
contentent seulement en l’espèce de dire dans une phrase toute paradoxale que « l’article 1722 du
code civil n’est pas applicable au contrat par lequel la banque loue à un client un compartiment
ou un coffre dont elle assume la surveillance et auquel le client ne peut accéder qu’avec le
concours du banquier ». Alors le coffre serait bien loué mais le texte applicable aux choses louées
ne lui serait pas applicable ? Est-ce à dire que le coffre-fort n’est pas une chose ? Le caractère sui
generis du contrat de coffre-fort n’est pas incompréhensible mais il est, en restant un non-dit, la
négation de toute sécurité juridique. La Cour s’était en outre déjà prononcée en sens contraire sur
la question67
. Le choix est donc fait pour ce problème de demeurer dans l’inédit68
: la réponse
existe mais est passée sous silence.
63 P. Le Tourneau (dir.), Droit de la responsabilité et des contrats. Régimes d’indemnisation, Paris, Dalloz, Dalloz Action, 10ème
édition, 2014, n°5306.
64 Com. 11 octobre 2005, n°03-10.965, Bull. Civ. IV, n°206 ; D. 2005. AJ 2869, obs. Xavier Delpech.
65 P. Malaurie, L. Aynès et P.-Y. Gautier, Les contrats spéciaux, Paris, LGDJ, 7ème édition, n°868.
66 F. Rouvière, « Contrat de coffre-fort : le sui generis à l’épreuve de la force majeure », Petites affiches, 23 décembre
2005, n°255, p. 13 et s.
67 Cass. Civ. 1ère, 28 mars 1989, Bull. Civ. I, n°142, JCP 1990. II. 21145, note E. Putman et B. Soletty.
26
30 – Lacunes et absence de réponse – Il aurait été tentant d’invoquer ici, et pour ce type de cas
l’existence de lacunes. La lacune est une absence, un manque, un vide que le droit comporte alors
qu’il ne le devrait pas. A telle question il n’y aurait pas de réponse ; l’ordre ne contiendrait pas une
règle dont on pense qu’il devrait la contenir69
. On observera un point de distinction important du
présent problème avec celui des lacunes en ce qu’il n’y pas ici de vide, d’absence de réponse. On
ne peut qualifier avec les catégories des contrats spéciaux mais l’acte litigieux étant n’étant pas
moins un contrat, on peut revenir faute de mieux au régime général. Le droit a donc bien une
réponse ; mais elle n’est pas forcément celle que les justiciables peuvent prévoir. C’est à cet
endroit sans doute qu’une lacune pourra être invoquée par l’une ou l’autre des parties afin
d’amener le juge à trancher en sa faveur. L’existence d’une lacune est parfois invoquée mais n’est
jamais véritablement démontrée en ce qu’une réponse est bien déjà là70
.
31 – L’artifice admis ? – On peut à la lecture de certaines décisions de justice se demander ce
qu’il reste de la sécurité juridique. L’arrêt de la première chambre civile du 9 octobre 200171
a
avoué à double titre le règne de l’insécurité. Premièrement du point de vue méthodologique ;
deuxièmement par une phrase malheureusement honnête. Les faits de l’espèce sont désormais
célèbres. En 1974, un médecin accoucheur fait accoucher une femme d’un enfant n’ayant pas
pivoté et se présentant donc par le séant. En pareil cas, on pratique normalement une césarienne
sauf qu’en l’espèce le médecin a tiré le bébé par les pieds, lui cassant alors les deux bras. La mère
n’intente pas de procès. Une fois l’enfant ayant atteint la majorité, il assigne quant à lui le médecin
en lui reprochant de ne pas avoir informé sa mère des risques liés à l'accouchement, l’ayant de fait
empêchée de demander une césarienne. La Cour d’appel n’accède pas à se demande au motif
qu’au moment des faits, une telle obligation d’information n’existait pas pour le médecin, celle-ci
n’ayant été consacrée par le Cour de cassation que plus tard72
. La Cour de cassation ne l’entend
plus de cette oreille et décide en cassant l’arrêt d’appel, d’appliquer à cette espèce le droit qu’elle
avait postérieurement elle-même consacré : « un médecin ne peut être dispensé de son devoir
d'information vis-à-vis de son patient, qui trouve son fondement dans l'exigence du respect du
principe constitutionnel de sauvegarde de la dignité de la personne humaine, par le seul fait qu'un
risque grave ne se réalise qu'exceptionnellement ; la responsabilité consécutive à la transgression
68 Nous rappelons l’étymologie de « inédit », du latin ineditus « qui n’a pas été publié ».
69 O. Pfersmann, « Lacunes et complétude », in Dictionnaire de la culture juridique (dir. D. Alland et S. Rials), Paris,
Lamy-Puf, Quadrige-Dicos poche, 2003, p. 911 et s.
70 C. Atias, Questions et réponses en droit, Paris, Puf, L’interrogation philosophique, 2009, n°121.
71 Civ. 1ère, 9 octobre 2001, n° 00-14.564, Bull. Civ. I, n° 249 p. 157 ; RTD civ. 2002, p. 176, obs. R. Libchaber,
« Retour sur une difficulté récurrente : les justifications du caractère rétroactif ou déclaratif de la jurisprudence ».
72 Civ. 1ère, 7 octobre 1998, JCP 1998. II. 10179, concl. J. Sainte-Rose et note P. Sargos, D. 1999. 145, note S. Porchy,
somm.259, obs. D. Mazeaud.
27
de cette obligation peut être recherchée, aussi bien par la mère que par son enfant, alors même
qu'à l'époque des faits la jurisprudence admettait qu'un médecin ne commettait pas de faute s'il ne
révélait pas à son patient des risques exceptionnels (...) ». Si les faits de 1974 avaient été jugés avec
le droit en vigueur en 1974, le médecin n’aurait pas été tenu responsable ; c’est le temps écoulé
qui s’est fait le meilleur allié de la victime et le pire ennemi de la sécurité juridique. La Cour de
cassation admet ensuite, comme un aveu pour se justifier que « nul ne peut se prévaloir d'un droit
acquis à une jurisprudence figée ».
32 – Du connu vers l’inconnu – Les juges sont ici revenus vers un connu qu’ils ne
connaissaient pas au moment des faits, comme si ce retour était plus important encore que ce
mythe que l’on avait tant construit. On reviendrait alors au connu au moment où l’on parle, où
l’on tranche, comme s’il nous était impossible de nous replacer dans un état de connaissance
antérieur. Rien ne s’oublie, comme si le droit ne savait pas reculer, comme si la limite de la
connaissance juridique était précisément un présent infranchissable. Tout ceci alors qu’une
décision de justice tranche pour le passé. Il y aurait donc une dissonance assez remarquable et
incommodante entre l’espèce passée et la connaissance du droit actuelle, que la Cour de cassation
aurait tranchée dans ce cas en faveur de la seconde. La doctrine s’en est logiquement émue,
dénonçant une insupportable injustice résultant d’une discordance des temps73
. Peut-on supposer
qu’un progrès du savoir puisse justifier une telle décision ? « La loi du savoir est de s’améliorer
par extension et par correction : savoir plus, savoir mieux »74
. Aurait-il été acceptable de faire acte
d’une ignorance volontaire en faisant fi des principes tout juste dégagés ? A cette question il
faudrait peut-être ajouter un sujet : acceptable pour qui ? Les juges n’ont pas voulu se résoudre à
faire prévaloir la justice sur leur autorité. La justice évoquée plus haut75
aura été sacrifiée pour
préserver le principe dégagé, pour préserver un progrès que le droit aurait fait. Seule la cohérence
non pas temporelle mais conceptuelle du discours judiciaire pourrait en tirer profit.
b. Un mythe préservé par la recherche d’une cohérence
33 – L’entretien de l’artifice – Aussitôt attaqué, aussitôt défendu, le mythe de la sécurité
juridique semble résister encore et toujours – dans les formes au moins – à l’inédit qui se
présente à lui. Il ne faut évidemment pas dire qu’on ne sait pas, que tel cas n’était pas prévu,
qu’on est bien incapable de répondre. L’inédit de retour sert également à donner l’impression que
73 R. Libchaber, précité.
74 C. Atias, Epistémologie juridique, Paris, Dalloz, Précis Dalloz, 2002, n°119.
75 Cf. supra n°22
28
toutes les solutions sont déjà disponibles d’avance et que par conséquent le litige en présence ne
surprend nullement la juridiction. Alors que le cas est inédit on le traite comme déjà dit.
34 – Le poids de l’habitude – Cette « attitude intellectuelle qui ramène le nouveau à l’ancien »
pourrait selon Christian Atias trouver deux justifications76
. La première est un réflexe erroné,
celui de la routine, de l’habitude de pensée. C’est par manque d’effort, par confort intellectuel que
l’on revient au connu. A priori lorsqu’on évoque le traitement des cas inédits, l’habitude semble
exclue d’avance : comment peut-on avoir l’habitude de ce que l’on n’a jamais vu ? Il n’en est
pourtant rien car s’il est impossible d’être habitué à traiter cette situation qui ne s’est jamais
présentée, il est sans doute plus probable d’avoir l’habitude de réagir d’une certaine façon quand
un cas inédit se présente. Ainsi l’habitude de ramener le nouveau à l’ancien peut relever d’un
automatisme, d’un piège de la routine tendu au praticien expérimenté qui ne verrait plus de
l’espèce que ses « caractéristiques génériques »77
. Nous raisonnons continuellement avec les
catégories du droit positif qui occupent notre esprit lors de l’opération de qualification. Le retour
au connu est un effet de cette connaissance, qui peut prendre la forme d’une habitude et peut se
muer en obstacle épistémologique.
35 – La cohérence du déjà dit – La deuxième justification possible est un réflexe cohérentiste
traduisant – et sans doute est-ce un trait commun avec la sécurité juridique – la peur de la
contradiction. C’est donc vers celle-ci que va notre inclination ; « parce qu’en soi, toute
connaissance s’efforce à la cohérence »78
. Entretenir la cohérence par le retour c’est donner
l’impression d’une part que tout se tient mais surtout donner l’impression que tout, pour ainsi
dire, se tenait déjà. Un exemple permet de justifier notre propos : celui du problème de l’indu
objectif79
. Contrainte de réduire ses effectifs, une société verse des indemnités dites de départ
volontaire à ses salariés. Elle paye spontanément des cotisations à l’Urssaf calculées sur la base de
ces indemnités alors qu’il ne s’agit pas de salaires mais de dommages-intérêts. Ce n’est qu’après
coup que la société s’aperçoit qu’elle n’avait rien à payer, la Cour de cassation l’ayant précisé par
le passé80
. Elle demande donc à être remboursée. L’article 1376 du code civil concerne l’accipiens81
76 C. Atias, Epistémologie juridique, Paris, Puf, 1985, p. 86.
77 C. Atias, « Juris dictio : redire l’inédit », D. 1992. 281.
78 C. Atias, précité.
79 Cass. Ass. Plén. 2 avril 1993, n° 89-15.490, Bull. 1993 A. P. N° 9 p. 12 ; D. 1993. 373, concl. Jéol, et p. 229, chron
A. Sériaux, JCP 1993. II. 22051, concl. Jéol, Dr. Soc. 1993. 901 et chron. P. Chauvel, Defrénois 1993. 1380, obs. J.-L.
Aubert, RTD civ. 1993. 820, obs. J. Mestre ; H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette et F. Chénedé, Les grands arrêts de la
jurisprudence civile, tome 2, Paris, Dalloz, 13ème édition, p. 512 et s.
80 Cass. Soc. 27 novembre 1985, n°83-16.653, Bull. Civ. V, n°563.
81 C. Civ. Art. 1376 : « Celui qui reçoit par erreur ou sciemment ce qui ne lui était pas dû s’oblige à le restituer à celui
de qui il l’a indûment reçu. »
29
et prévoit pour lui une obligation de répétition, son acceptation du paiement pouvant résulter ou
non d’une erreur de sa part. Mais le texte suppose que le solvens soit bien débiteur d’une autre
personne ; en d’autres termes qu’il ait bien la qualité de solvens. De plus il suppose que l’accipiens ne
soit pas le bon mais qu’il existe bien un accipiens. Or en l’espèce ce n’est justement pas le cas
puisque la société n’a pas payé la mauvaise personne : elle ne devait tout simplement payer
personne d’autre. L’article 1377, alinéa 1er
, vise quant à lui l’erreur du solvens82
. En l’espèce, la
société, par erreur se croyait bien débitrice. Mais elle n’a pas acquitté une dette à quelque
créancier que cela soit, puisqu’il n’y a justement ni dette ni créancier, ni débiteur. La société a
juste payé spontanément une somme, parce qu’elle s’est crue obligée de le faire. Bien que la
société se soit crue débitrice, l’article 1377 suppose d’autres conditions qui empêchent de
l’appliquer à cette situation. Il en va de même pour l’article 1376 : le solvens n’est pas plus débiteur
que l’accipiens n’est créancier ! Serait-ce une impasse ? Serions tombés dans le piège d’une lacune ?
Selon Otto Pfersmann, une vraie lacune se manifeste dans trois types de cas : quand l’ordre
juridique ne contient pas une norme générale que l’on estime souhaitable ; quand un cas
particulier devrait trouver telle ou telle solution mais que les ressources du droit positif ne
permettent pas d’y parvenir ; ou quand une norme générale existe mais que sa formulation paraît
si obscure qu’on ne sait comment l’appliquer83
. Peut-on dire en l’espèce qu’il y a lacune ?
Contrairement aux apparences, une telle conclusion paraît bien improbable en ce qu’une réponse
a bien été trouvée84
, la lacune n’ayant au mieux que pu servir d’argument. Le cas ne s’était jamais
présenté et pourtant l’ordre juridique contient une norme générale permettant de trancher, et les
ressources du droit positif permettent de parvenir à une solution. L’existence d’une lacune, et
l’arrêt le prouve, ne dépend que du niveau de généralité adopté pour traiter le cas. La Cour
répond « qu’il résulte des articles 1235 et 1376 du code civil que ce qui a été payé indûment est
sujet à répétition, (...) que dès lors, les cotisations litigieuses n’étant pas dues, la société était en
droit, sans être tenue à aucune autre preuve, d’en obtenir la restitution ». Les juges sont en fait ici
revenus à l’article 1235, alinéa 1er, disposition plus générale aux termes de laquelle « tout
payement suppose une dette : ce qui a été payé sans être dû est sujet à répétition ». Le paiement,
au sens technique du terme, est l’exécution d’une obligation85
. Nulle obligation néanmoins ici. Si
tout payement suppose une dette ; a contrario l’absence de dette suppose l’absence de payement. A
s’en tenir à la motivation de l’arrêt, le cas n’était pas inédit mais déjà dit par l’article 1235 et il
convenait seulement de le préciser ou mieux encore, de le rappeler. Cet inédit-là était donc déjà
82 C. Civ. Art. 1377, alinéa 1er : « Lorsqu’une personne qui, par erreur, se croyait débitrice, a acquitté une dette, elle a
le droit de répétition contre le créancier. »
83 O. Pfersmann, précité.
84 C. Atias, Questions et réponses en droit, précité, n°121.
85 G. Cornu, Vocabulaire juridique, Paris, Puf, Quadrige, 11ème édition, 2016, p. 730.
30
dit, le jamais vu ramené vers le connu pour faire apparaître le discours comme cohérent et
surtout, conforme à l’idéal de sécurité juridique. Tout se passe comme si le discours était vidé de
ses contradictions potentielles et que l’on choisissait à cette fin, une solution qui peut s’intégrer à
l’ensemble comme si elle le continuait, « comme s’il fallait absolument continuer le roman plutôt
que recommencer »86
. C’est sans doute l’idée d’une continuité qui est à l’œuvre ici : en cas d’erreur
du solvens, il y a lieu à répétition de même qu’en cas d’erreur de l’accipiens. S’il fallait retenir l’erreur
ou le simple fait que la somme n’était pas due comme dénominateur commun, il paraîtrait
incohérent que l’indu objectif ne soit pas également sujet à répétition. En somme l’histoire
continue sur sa lancée, suivant le mouvement qu’elle avait déjà amorcé.
36 – Cohérence a contrario – Si on a classé sous l’article 1235 un cas qu’il ne prévoyait pas, on
l’a fait par le jeu d’une certaine interprétation, on a fait prendre au texte un certain sens.
L’interprétation a contrario de la disposition générale est présentée par la Cour de cassation comme
« résultant » du texte. Elle aurait été révélée à l’occasion du traitement du cas mais était déjà
présente, comme immergée entre les mots. Comment justifier l’inédit de retour ici ? Est-ce, pour
reprendre la dichotomie précédemment empruntée à Christian Atias87
, l’effet d’une habitude de
pensée ou d’un réflexe cohérentiste ? L’habitude a peut-être joué, mais il est hasardeux de se
prononcer sur son compte sans mener une étude psychanalytique des décisions de justice. La
recherche d’une cohérence semble en revanche moins douteuse, celle-ci étant une tendance
naturelle de l’esprit88
. Tout cas inédit n’appelle pas directement une solution inédite : point
d’invention ni de troisième voie ici, la réponse est donnée sans contredire l’ensemble déjà
existant. L’entretien d’une cohérence du discours joue au profit de l’entretien du mythe de la
sécurité juridique puisque l’ensemble est conforté et se présenterait comme exempt de failles ou
de contradictions89
. L’idée d’un droit prévu d’avance est donc sauve dans le discours judiciaire.
L’impression de déjà dit ou de déjà vu se maintient alors d’autant plus et c’est cette fois
l’argument a contrario qui en a été l’outil. Faire parler le texte jusqu’à lui faire dire ce qu’il aurait pu
dire mais ne dit pas, voilà la recherche de cohérence non pas entre le texte et le cas mais au regard
de l’ensemble des solutions connues, pour le justifier à tout prix devant la nouveauté.
86 R. Dworkin, Law’s Empire, Oxford, Hart Publishing, 1993, p. 230-231.
87 Cf supra, n°34
88 Cf supra, n°19
89 Voir A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Puf, Quadrige-Dicos poche, 3ème édition, 2010,
p. 146 : « Cohérence. (…) Absence de contradiction et de disparate entre les parties d’un argument, d’une doctrine,
d’un ouvrage (...). »
31
37 – L’expression d’un savoir – Un savoir est donc mis en œuvre au-delà des textes qui n’en
étaient que le signe. La confrontation des textes à l’inédit fait émerger ce qui n’était pas dit ; des
aspects inconscients mais pourtant bien présents. L’inédit de retour fait émerger un savoir jusqu’à
lors enfoui. Par le traitement d’une situation imprévue et jamais vue, les bords tranchants des
concepts sont questionnés et affinés : c’est un savoir qui est mobilisé par la question des limites
du concept en présence. Faut-il considérer qu’elles s’étendent jusqu’à tel cas ; faut-il s’en garder ?
Cette idée de limite ne va pas sans rappeler ce que disait Martin Heidegger en affirmant que « la
limite n’est pas ce où quelque chose cesse, mais bien, comme les Grecs l’avaient observé, ce à
partir de quoi quelque chose commence à être »90
. Le droit ne fait qu’advenir et ne cesse jamais91
,
les limites de ses concepts étant sans cesse questionnées par l’infinie diversité du quotidien. Le
droit commence donc à être à chaque espèce, à chaque question de qualification ; et le retour au
connu semble être un mode d’expression d’un savoir des juristes, d’une chose qu’ils auraient tous
en commun. Expliquer une loi ou une décision semble alors prendre le caractère d’une
maïeutique : on fait apparaître « des raisons inaperçues par l’auteur de la loi ou du jugement ; ce à
quoi il avait été inconsciemment sensible »92
. Par le cas, la connaissance progresse et le retour au
connu n’est qu’une des manières de répondre à la question, qu’une seule des attitudes possibles. Il
ne serait que la confirmation d’une tendance, d’une direction déjà prise. Mais le cœur de ce savoir
résiderait peut-être non pas dans le précédent mais dans la discussion toujours vive93
autour d’un
droit encore jaillissant.
38 – Vers des créations nouvelles – Si le retour au connu n’est que l’une des réponses
possibles, la discussion ne saurait s’y arrêter à chaque fois. Il semble être des cas où le connu ne
suffit pas et où la création apparaît comme nécessaire, brisant les habitudes qui tenaient alors le
premier rôle. Ainsi l’inédit est parfois reconnu, l’inconnu est parfois accepté comme tel. Assumé
par les juges, le cas inédit deviendrait l’occasion de mettre en œuvre un pouvoir créateur : du cas
inédit on parviendrait à une solution inédite.
90 M. Heidegger, « Bâtir, habiter, penser », in Essais et conférences, trad. André Préau, Paris, Gallimard, 1958, p.183.
91 C. Atias, Théorie contre arbitraire, Paris, Puf, Les voies du droit, 1987, p. 17.
92 C. Atias, Epistémologie juridique, précité, p. 87.
93 C. Atias, Science des légistes, savoir des juristes, Aix-en-Provence, PUAM, 3ème édition, 1993, p. 141.
32
B) La reconnaissance de l’inédit : de la question à la création
39 – Briser les chaînes – Rien n’est définitif. Certes des obstacles ont été créés, des habitudes
ont été prises et ont été confortées ; mais rien de tout cela n’est insurmontable. Aucun obstacle
n’est gravé dans le marbre. Si elle est parfois une barrière, l’habitude peut également être un
instrument de la liberté : la création est permise. Elle est permise pour aller contre ce qui avait
neutralisé notre regard, contre l’automatisme qui avait condamné l’analyse. « Il semble donc que
la puissance de contracter des habitudes durables [...] appelle à sa suite une autre faculté qui en
corrige ou en atténue les effets, la faculté de renoncer, le cas échéant, aux habitudes qu’on a
contractées ou même aux dispositions naturelles qu’on a su développer en soi (...) »94
. Le juge
bien qu’il en ait l’habitude, ne ramène pas toujours vers le connu. Parfois il abandonne la binarité
et il peut lui arriver, bien que le phénomène soit assez rare, de créer et ainsi d’élargir le champ des
possibles. Nous appellerons les cas où cela se produit inédits de création. Par une activité de
création, le juge manifeste un pouvoir, une autorité qui lui permet de saisir le monde autrement
(a). Mais la création n’intervient jamais d’emblée mais à l’issue du débat judiciaire. L’une des
parties est parvenue à faire accepter l’idée que son cas était nouveau, trop atypique pour les
catégories déjà existantes. Peut-être est-ce parce qu’elle a su poser la bonne question, orientant
alors le débat dans une direction favorable (b). Si la création est permise elle est toutefois
extrêmement rare, sans doute parce que lourde de conséquences. Ainsi lorsqu’elle a lieu, elle
s’inscrit dans la construction d’un certain sens, d’une direction qui demeure soucieuse de ne pas
complètement déséquilibrer l’ensemble de sorte à toujours le laisser apparaître comme cohérent
(c).
1. L’expression d’un pouvoir
40 – Un pouvoir de création – On ne présente plus les articles 4 et 5 du code civil95
. Le premier
interdit le silence ; le deuxième la généralité. Dans le premier, le juge se voit imposer le devoir de
juger, de trancher quoi qu’il arrive. L’invitation à la création est implicite : le juge ne devant pas
s’abstenir de répondre, il doit à un moment ou à un autre créer. On pourrait en synthétisant les
deux textes en déduire un devoir de création réduit, limité à l’espèce tranchée96
. Le droit de la
94 H. Bergson, Mélanges. Durée et simultanéité. Correspondance. L'idée de lieu chez Aristote., Paris, Puf, Grands ouvrages,
1972, p. 321-322.
95 C. Civ. Art. 4 : « Le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi,
pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice. » ; Art. 5 : « Il est défendu aux juges de prononcer par voie
de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises. »
96 F. Gény, Méthodes d’interprétation et sources en droit privé positif, tome II, Paris, 1919, p. 35.
33
responsabilité en fournit de bons contre-exemples en ce que des revirements ont consacré des
concepts qui n’étaient pas présents au moment où l’espèce s’est présentée. Prenons l’exemple de
la responsabilité du fait des choses. Au moment où la création prétorienne est intervenue, les cas
n’étaient pas nouveaux mais les solutions l’étaient et sont ensuite restées, de sorte que le pouvoir
créateur n’est pas un mythe. Il a fallu par exemple attendre l’arrêt Teffaine97
pour que la Cour de
cassation crée, avec les ressources alors disponibles, un principe général de responsabilité du fait
des choses98
. La création de ce principe a nécessité d’interpréter extensivement l’article 1384,
alinéa 1er
, contre sa raison d’être : il n’était destiné à être qu’une simple annonce de plan99
. Le juge
a donc créé, il a apporté une pierre qui manquait à l’édifice. Sans toutefois l’avouer pleinement, il
a fait usage d’un pouvoir de création et celui-ci ne s’est pas limité à l’espèce. L’arrêt a pu servir de
précédent au soutien d’une argumentation dans une espèce voisine, invitant le juge à se suivre lui-
même.
41 – L’autorité créatrice – Entre le retour et la création, un trait commun demeure : le besoin
d’une apparence de stabilité. Dans les deux cas, l’ignorance n’est pas avouée. La construction du
droit se poursuit alors que l’on veut donner l’apparence de la prévisibilité et de la stabilité100
.
Comme nous l’avons vu, l’article 4 du code civil oblige le juge à statuer, même si les textes sont
silencieux ou obscurs, une activité de création pouvant être incluse dans son office. Le juge va
rendre justice, en faisant usage des pouvoirs qui lui ont été transmis par l’Etat : la jurisdictio, c’est-
à-dire le pouvoir de mettre fin à une contestation en disant le droit ; et l’imperium, c’est-à-dire le
pouvoir d’injonction destiné lui permettant de faire exécuter sa décision101
. Rendue « au nom du
peuple français », la décision du juge fera autorité. Mais qu’entendre par ce terme ? Si l’on entend
couramment par autorité le droit d’accomplir et de faire accomplir des actions102
, on peut
également revenir au sens premier du terme à savoir le répondant latin auctoritas, dérivant lui-
même du verbe auguere, augmenter103
. Augmenter, c’est pour ainsi dire créer, prolonger. L’autorité
implique donc un acte de création, que le code civil ne reconnaît qu’implicitement, à travers
l’article 4 ; et qu’il limite aussitôt par l’article 5. La force créatrice des décisions est de plus en plus
97 Cass. Civ. 16 juin 1896, S. 1897. 1. 17., « Considérant, en outre, que le propriétaire d’un bâtiment est responsable
du dommage causé par sa ruine, lorsqu’elle est arrivée par un vice de construction ; que par analogie, il est juste de
décider qu’en confiant à Teffaine une machine, Guissez et Cousin sont responsables du dommage qui a été
occasionné par un vice de construction de ladite machine. »
98 Cf. infra n°93.
99 C. Civ. Art. 1384, al. 1er : « On est responsable non seulement du dommage que l'on cause par son propre fait, mais
encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l'on a sous sa
garde. »
100 Cf supra, n°25 et 26.
101 J.-L. Bergel, Théorie générale du droit, Paris, Dalloz, 4ème édition, 2003, p. 333, n°288.
102 M. Potchensky, « Autorité », in Dictionnaire de philosophie (dir. J.-P. Zarader), Paris, Ellipses, Ellipses-poche, 2ème
édition, 2014, p. 83.
103 A. Damien, « Autorité », in Dictionnaire de la culture juridique, précité, p. 112.
34
reconnue, notamment à la fin du XXème
siècle, de sorte que l’on peut s’interroger sur la pertinence
de la prohibition des arrêts de règlement de nos jours104
.
42 – Un concept nouveau – L’arrêt de la première chambre civile du 12 juillet 1989105
en est un
bel exemple. En l’espèce, un contrat de vente est conclu entre deux parapsychologues avec pour
objet la vente de matériel servant à pratiquer la divination. Or cette pratique est au moment de la
vente interdite par l’article R.34-7° de l’ancien code pénal106
. L’acheteur refuse de payer le prix en
invoquant l’illicéité de la cause du contrat. L’article 1131 du code civil dispose que « l’obligation
sans cause, ou sur une fausse cause, ou sur une cause illicite, ne peut avoir aucun effet ». Le texte
fait bien mention de cause de l’obligation et non de cause de contrat. Le vendeur réclame le
paiement de la chose, la cause de l’obligation étant le transfert de propriété ; l’acheteur quant à lui
refuse prétextant que la cause déterminante de l’engagement, ici la pratique de la divination, était
illicite. Le litige s’articule donc autour de la cause en tant que condition de validité du contrat, et il
est l’occasion de questionner le concept de cause. Ce n’est pendant bien longtemps qu’en termes
d’existence que la cause a été entendue ; de manière objective et abstraite, toujours la même dans
chaque type de contrat107
. Ainsi la cause de l’obligation de donner dans le contrat de vente réside
dans le transfert de la propriété de la chose objet du contrat. De manière plus générale dans les
contrats synallagmatiques, la cause de l’engagement d’une partie réside dans l’objet de l’obligation
de l’autre, de sorte que les obligations réciproques se servent mutuellement de cause108
. Ainsi,
dans un contrat de vente, la cause de l’engagement de l’acheteur réside dans l’obtention de la
chose achetée ; et la cause de l’engagement du vendeur dans le paiement du prix. On s’engage
dans un contrat pour quelque chose, en considération d’un certain but ; il faut selon l’article 1131
que notre engagement ait une cause pour que l’obligation ait un effet. Le mobile lointain de
l’engagement n’importe donc pas. Si l’on s’engage à payer un certain prix, ce peut être pour
acheter une voiture ; peu importe que l’on achète une voiture dans le but de réaliser un tour de
France des autoroutes. Peu importe les motivations personnelles qui président à l’engagement,
peu importe les mobiles ; étant variables dans chaque espèce, leur prise en compte nuirait à la
104 L. Depambout-Tarride, « Juge (Longue durée) », in Dictionnaire de la culture juridique (dir. D. Alland et S. Rials),
Paris, Lamy-Puf, Quadrige-Dicos poche, 2003, p. 871.
105 Civ. 1ère, 12 juillet 1989, n°88-11.443, Bull. Civ. I., n° 293, p. 194, JCP 1990. II. 21546, note Y. Dagorne-Labbé,
Defrénois 1990. 358, obs. J.-L. Aubert)
106 C. Pén. (ancien), art. R.34-7° : « Seront punis d'une amende de 600 F à 1300 F inclusivement : 7. Les gens qui font
métier de deviner et pronostiquer, ou d'expliquer les songes ».
107 J. Ghestin, G. Loiseau et Y.-M. Serinet, Traité de droit civil. La formation du contrat. Tome 2 : L’objet et la cause – Les
nullités, Paris, Lextenso éditions, LGDJ, 4ème édition, 2013, p. 349, n°506.
108 M. Fabre-Magnan, Droit des obligations. Tome 1 – Contrat et engagement contractuel, Paris, Puf, Thémis Droit, 3ème
édition, 2012, p. 428.
35
sécurité juridique109
. Mais qu’en est-il de la licéité ? C’est justement le problème qui s’est posé en
l’espèce. S’agissant d’un contrat synallagmatique, les obligations des parties n’étaient nullement
originales ni illicites ; somme toute une banale vente. Mais la cause lointaine de l’engagement de
l’acheteur était de pratiquer la divination à l’aide du matériel acheté ; le mobile de cet engagement
était illicite. Mais l’article 1131 ne fait mention que de cause de l’obligation et ne renverrait donc
qu’à cet aspect objectif. La Cour de cassation afin de trancher, opère une distinction dont elle ne
se cache pas : « si la cause de l’obligation de l’acheteur réside bien dans le transfert de propriété et
dans la livraison de la chose vendue, en revanche la cause du contrat de vente consiste dans le
mobile déterminant, c’est-à-dire celui en l’absence duquel l’acquéreur ne se serait pas engagé ». Il
n’est pourtant nulle part dans la loi fait mention de cause du contrat : la Cour a donc fait accéder
au droit positif un concept qu’il ne contenait pas afin de trancher le litige dans un certain sens et
de répondre à une certaine question. Pour juger de la licéité la Cour a, contre l’article 1131,
apprécié le mobile, la cause lointaine. Ce faisant elle a opéré une distinction qui n’était pas de
droit positif. La cause du contrat est donc celle qui a déterminé la partie à s’engager et en l’espèce
il s’agissait de l’exercice d’une pratique prohibée : c’est en considérant cela que les juges ont
tranché.
43 – Une redite en guise de création – Si le concept de cause du contrat n’était pas dans les
textes invoqués au soutien de la décision, on en déduit peut-être quelque peu rapidement que les
juges ont inventé le droit. Ont-ils véritablement ici fait acte de création ? Sans doute l’ont-ils fait
en un sens matériel : ils ont de par leur décision, créé une certaine situation110
. Sans doute ont-ils
créé au regard du seul droit positif alors en vigueur. Mais il sans doute plus exact de noter qu’ils
ont fait accéder au droit positif un concept qui leur préexistait, ils ne l’ont pas inventé de toutes
pièces mais lui ont seulement donné vie. C’est en fait Du Moulin le premier qui a affirmé une
conception subjective de la cause : elle était pour lui presque intégralement contenue dans la
psychologie des parties111
. Pothier a ensuite insisté sur une distinction à faire selon les contrats
entre cause efficiente de l’obligation et cause de l’engagement112
. Autrement dit, l’idée d’apprécier
les mobiles, de retenir la cause lointaine de l’engagement des parties n’était pas nouvelle ! En ce
sens la Cour de cassation se serait dans notre exemple fait le relai d’un discours doctrinal au
mépris du texte adopté après lui. C’est une redite tardive qui implique une certaine sélection dans
109 H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette et F. Chénedé, précité, p. 94.
110 Voir A. Lalande, précité, « Création » peut s’entendre de la « production d’une chose quelconque, en particulier si
elle est nouvelle dans sa forme mais au moyen d’éléments préexistants : création d’une oeuvre d’art, création d’une
route ; imagination créatrice ».
111 D. Deroussin, Histoire du droit des obligations, Economica, Corpus Histoire du droit, 2ème édition, 2012, p. 341-342.
112 D. Deroussin, précité, p. 344-345.
36
des connaissances. Les juges sont, par cet inédit de création, revenus en vérité à un savoir
volontairement oublié. La sélection s’est faite différemment que par le passé pour trancher la
présente espèce. Toutefois, la sélection est différente de celle observée avec l’inédit de retour en
ce que dans ce cas, les juges ont certes fait appel à un concept qu’ils connaissaient mais dont ils
s’interdisaient l’usage. Par quoi leur était-il défendu ? Peut-être par le mythe de la sécurité
juridique, peut-être par les évolutions doctrinales qui ont suivi ou tout juste précédé le code ? Si
les réponses à ces questions ne peuvent relever que de la spéculation ; la lettre de l’article 1131
n’évoque pas plus le concept mobilisé. Peut-être que l’absence de définition a permis la marge de
manœuvre suffisante pour laisser aux juge libre cours à l’usage de distinctions nouvelles vis-à-vis
du droit en vigueur.
44 – Des sources taries – L’une des conséquences directes de l’inédit de création tel que
présenté ici, est la remise en cause de la théorie des sources du droit. Celle-ci s’est tellement
imposée dans l’enseignement du droit qu’elle peut être vue aujourd’hui comme une évidence en
dépit du caractère vague du terme « source »113
. Le droit serait trouvable à ses sources, il jaillirait
d’un ensemble de règles et son domaine serait clairement délimité114
. La jurisprudence, entendue
en France comme l’ensemble des décisions de justice en serait exclue ou à tout le moins ne
saurait être assimilée aux sources formelles que sont la loi et le règlement115
. Mais justement, et
l’inédit de retour en est une illustration flagrante, la théorie des sources ne souffre-t-elle pas de la
simplicité d’une métaphore impropre à présenter le phénomène juridique ? Si l’image de la source
jaillissante est séduisante, la théorie pêche par manque d’unité : elle est rendue complexe par
l’absence d’unification des thèses de ses partisans, des désaccords persistent sur le contenu de la
liste116
. La loi y occuperait une place indiscutable, et pourtant dans l’arrêt qui a retenu notre
attention sur l’inédit de création, l’article 1131 a été littéralement méconnu et le juge a introduit
un concept auquel il a fait produire des effets. Où est donc la véritable source ? En suivant une
logique sourcière, en remontant la cascade, il ne faudrait d’ailleurs pas s’arrêter à la décision
justice. Puisque celle-ci empruntait un concept au discours doctrinal, c’est à la doctrine que
reviendrait le titre. Mais encore, puisque les situations de fait enclenchent le processus de
découverte, c’est vers les faits qu’il faudrait remonter pour trouver le droit ! La théorie des
sources révèle ici sa faiblesse intrinsèque : aucune liste ne peut contenir le droit, celui ne pouvant
se laisser enfermer. L’exigence d’une formalité ne serait qu’un artifice : si la réalité économique,
sociale ou idéologique pouvait produire du droit, la théorie des sources n’aurait plus de raison
113 P. Jestaz, « Source délicieuse », RTD civ. 1993. 73
114 C. Atias, Questions et réponses en droit, précité, p. 121, n°177.
115 F. Terré, Introduction générale au droit, Paris, Dalloz, Précis Dalloz, 10ème édition, 2015, p. 289, n°361.
116 C. Atias, Philosophie du droit, Paris, Puf, Thémis Droit, 3ème édition, p. 197.
37
d’être117
. Un tel traitement des cas inédits montre avant tout l’expression d’un pouvoir du
juge alors que l’inédit de retour se présenterait plutôt comme un savoir. Le juge est ainsi
indéniablement créateur de droit ; ce qui remet en question la théorie des sources du droit à
double titre : la jurisprudence est dans ces cas une source du droit ; de même que les faits qui ont
animé le débat.
2. Le rôle déterminant de la question de droit
45 – Expérience – Jusqu’à présent, nous avons étudié deux méthodes, deux attitudes dans le
traitement des cas inédits. La première, l’inédit de retour, consistait à ramener le cas inédit vers le
connu, à l’assimiler aux catégories déjà présentes dans notre entendement. Un concept voit son
extension accrue afin de pouvoir y subsumer le cas. La deuxième, l’inédit de création, consistait à
ajouter une catégorie à cet entendement pour y faire entrer le cas : un concept jusqu’à lors absent
accède au droit positif. Pourquoi ces deux méthodes existent-elles ? Le choix opéré entre l’une et
l’autre est-il anodin, est-il indifférent ? Afin de répondre à cette question nous allons procéder ici
à une expérience. Que se passerait-il si nous opérions un renversement de ces méthodes ? L’idée
est la suivante, nous souhaitons traiter un cas de retour au connu avec la méthode de l’inédit de
création et traiter un cas de création avec la méthode de l’inédit de retour. Si nous reprenons
l’arrêt du 19 février 2014118
, un congé non motivé avait été assimilé à un congé mal motivé à l’aide
d’un argument a fortiori. Traiter ce cas comme un inédit de création revient à créer un concept
pour lui ; ainsi en suivant cette logique, nous ne devrions pas opérer d’assimilation mais créer un
concept correspondant à l’espèce. Le congé non motivé deviendrait alors une catégorie à part
entière, au même titre que celle de congé insuffisamment motivé qui était déjà connue mais
inapplicable. La conséquence qui en découle est une différence de solution : si l’on crée un
concept au lieu d’accroître l’extension d’un autre, les résultats ne sauraient être identiques – à
moins de volontairement priver la démarche de toute utilité –. Par cette opération on admettrait
que la situation est de nature différente ; et qu’il faille donc la traiter différemment en lui
appliquant de fait un autre régime119
. En appliquant une méthode différente, la solution est
différente. Interrogeons-nous maintenant en reprenant l’arrêt du 12 juillet 1989 dans lequel il était
question de cause du contrat. Si justement distinction n’avait pas été faite entre cause de
l’obligation et cause du contrat, si l’on s’en était tenu à la lettre du code civil ; la solution aurait été
également différente. En revenant vers le connu au lieu d’aller vers la création, nous pouvons
117 C. Atias, Questions et réponses en droit, précité, p. 126, n°184.
118 Cf. supra n°16.
119 J.-L. Bergel, « Différence de nature (égale) différence de régime », RTD civ., 1984, p. 255 et s.
38
étendre à loisir le concept de cause de l’obligation sans changer sa nature. Nous arrivons donc
encore, à un résultat différent : la cause de l’obligation résidant dans l’objet de la prestation de
l’autre, celle-ci existant et les choses vendues n’étant pas en elles-mêmes hors commerce ; le
contrat n’a plus aucune raison de ne pas produire ses effets. Ainsi lorsque nous interchangeons
les traitements des deux cas types, nous arrivons immanquablement à des solutions différentes.
46 – Contingence de la méthode – Cette expérience n’est en réalité qu’une illustration de la
première phrase de l’Ethique à Nicomaque : « Toute technique et toute démarche méthodique –
mais il en va de même de l’action et de la décision – semble viser quelque chose de bon »120
. Le
choix de la méthode serait donc dépendant du résultat visé, de sorte que la méthode serait
contingente. Elle interviendrait seulement en deuxième lieu, c’est-à-dire entre la question et la
réponse. De quel côté doit alors se placer notre étude ? A en croire Aristote, c’est la réponse qui
décide de tout le reste, de sorte que l’on ne travaillerait qu’en fonction d’elle. La réponse règne et
dicte le reste, la présentation syllogistique des décisions judiciaire ne servant qu’à masquer le fait
que la solution ait déjà été choisie dès le départ121
. Mais reste la question de savoir ce qui a
déterminé cette réponse. Serait-il pertinent alors de n’étudier que la sélection des réponses ? C’est
cette voie qu’a suivi Michel Troper en retenant que l’interprétation était une fonction de la
volonté et non de la connaissance ; et que les textes n’ayant aucun sens a priori, la norme est
produite au cours de ce processus d’interprétation122
. Une telle prise de position nie au discours
juridique toute autonomie ; il ne serait qu’une des manifestations du politique, et la seule science
politique pourrait alors suffire à l’expliquer. Bien que le droit ne soit pas idéologiquement neutre
– le choix des règles reposant sur un jugement de valeur –, la seule approche politiste est
insuffisante à expliquer la logique interne du discours, précisément parce qu’elle y renonce en
niant sa possibilité même. Dans la pratique juridique, le droit nous apparaît principalement sous la
forme d’un discours : discours du législateur, discours de la doctrine, discours du juge, etc. Le
droit est avant tout un discours : il n’existe pas à l’état naturel. Un discours obéit à des règles de
formation qui lui sont propres. Faire apparaître ces règles de formation est le projet entrepris par
Foucault dans L’Archéologie du savoir. Il entend, en recherchant les conditions d’apparition d’un
discours ; faire apparaître les conditions de formation des « choses dites ». Selon lui, une pratique
discursive forme un savoir ; et peut donner lieu à une élaboration scientifique123
. Il faut donc
120 Aristote, Ethique à Nicomaque, trad. R. Bodéüs, Paris, Flammarion, GF, 2004, p. 47.
121 J.-L. Bergel, Méthodologie juridique, précité, p. 147 ; J. Ghestin, G. Goubeaux et M. Fabre-Magnan, Traité de droit civil,
introduction générale, Paris, LGDJ, 4ème édition, 1994, n°55.
122 M. Troper, « Une théorie réaliste de l’interprétation », in La théorie du droit, le droit et l’Etat, Paris, Puf, 2001, p. 69-
84.
123 M. Foucault, Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 240.
39
étudier les éléments de la pratique discursive pour d'une part pouvoir se prononcer sur l'existence
d'un savoir et d'autre part pouvoir en identifier la logique interne. Foucault veut rendre aux
énoncés leur caractère d'événements afin de pouvoir les mettre en relation avec des événements
d'ordre technique, pratique, etc. Il s’agit de rechercher comment l'autonomie du discours n'en fait
pas pour autant une pure idéalité, une abstraction dégagée de tout rapport avec le concret. La
question de droit est justement l’événement déclencheur du discours juridique ; c’est pourquoi
elle doit retenir l’attention pour expliquer la logique interne de ce discours. Si en apparence les
réponses semblent régner, ce n’est précisément qu’en apparence.
47 – Le règne apparent des réponses – Le juriste passe son temps à répondre à des questions.
Quand une question lui est posée, il est supposé pouvoir y apporter une réponse dite juridique.
La question de droit aurait vocation à s’éteindre assez rapidement en supposant que le rôle du
droit soit justement d’apporter des réponses à des questions particulières. Ainsi la question serait
posée au juriste ; il ne ferait que la reformuler et n’y prendrait un rôle actif qu’accidentellement.
La question serait alors reçue prête à l’emploi et non pas découverte. Si les hommes ont souvent
peur du problématique124
, le juriste ne semble pas faire exception. Puisqu’elle est déjà là, la
question est alors oubliée, considérée comme une simple porte d’entrée qui serait vite derrière le
juriste et qui ne lui serait plus d’aucun secours une fois passée. Elle resterait derrière lui,
définitivement, toujours identique à elle-même, appelant une seule réponse. La question disparaît
pour laisser place à la réponse et à l’impression que tout commence désormais par elle, qui ne
répond plus à rien125
. L’impression donnée est celle d’un droit simple, clair, cohérent et complet :
on assiste alors à un phénomène d’ « auto-censure du raisonnement juridique »126
.
48 – Le caractère déterminant de la question – La question de droit détermine la discussion,
c’est en fonction d’elle que le débat prendra tel sens ou tel autre, que telle ou telle argumentation
sera retenue, que telle ou telle issue sera donnée. Un exemple suffit pour s’en convaincre. Dans
l’arrêt de la troisième chambre civile du 19 décembre 2012127
, la question retenue a orienté le
débat dans une direction qu’il n’aurait pas dû prendre. En l’espèce un propriétaire qui consent un
bail sur un terrain pour que le locataire exploite une activité de parc de chasse. Le bail est conclu
pour neuf ans. Cinq ans plus tard, la direction départementale de l’agriculture et des forêts délivre
124 M. Meyer, La problématologie, Paris, Puf, Que sais-je, 2010, p. 10.
125 M. Meyer, précité.
126 C. Atias, Devenir juriste. Le sens du droit, Paris, LexisNexis, 1ère édition, 2011, p. 120, n°220.
127 Civ. 3ème 19 déc. 2012, n°11-28.170, Bull. Civ. III., n°187, AJDI 2014, p.130, note N. Damas, « Obligation de
délivrance et interdiction d’exploiter » ; RDC 2013/2, note J.-B. Seube, « Les clauses aménageant les obligations de
délivrance et d'entretien du bailleur sont d'interprétation restrictive ».
Le traitement des cas inédits - Mémoire 2016
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  • 1. Université d’Aix-Marseille Faculté de Droit et de Science politique Mémoire Le traitement des cas inédits Etude de droit civil et commercial Présenté par Monsieur Pierre Bon Sous la direction de Monsieur le professeur Frédéric Rouvière Master Droit privé et sciences criminelles Spécialité Théorie du droit Année universitaire 2015-2016
  • 2. 2
  • 3. 3 Université d’Aix-Marseille Faculté de Droit et de Science politique Mémoire Le traitement des cas inédits Etude de droit civil et commercial Présenté par Monsieur Pierre Bon Sous la direction de Monsieur le professeur Frédéric Rouvière Master Droit privé et sciences criminelles Spécialité Théorie du droit Année universitaire 2015-2016
  • 4. 4 La Faculté de Droit et Science politique d’Aix-Marseille n’entend donner aucune approbation ni improbation aux opinions émises dans ce mémoire. Les opinions qui y figurent doivent être considérées comme propres à leur auteur.
  • 5. 5 Remerciements Je tiens à témoigner en premier lieu ma profonde reconnaissance à Monsieur le professeur Frédéric Rouvière, pour m’avoir permis de traiter ce sujet qui me tenait à cœur ainsi que pour ses précieux conseils tout au long de la réalisation de ce travail. Je tiens en particulier à remercier Monsieur le professeur Jean-Yves Chérot, directeur du Laboratoire de Théorie du droit, pour m’avoir permis de suivre le Master II Théorie du droit, qui a représenté pour moi une année particulièrement enrichissante. Ma gratitude se porte également envers l’ensemble du personnel des bibliothèques de l’Université Aix-Marseille, qui m’ont renseigné et m’ont aidé dans mes recherches. Je tiens aussi remercier amicalement mes camarades de Master II mais aussi les membres de l’équipe du Laboratoire de Théorie du droit. Mes remerciements vont enfin à mes proches pour leur soutien et leurs encouragements dans la réalisation de ce mémoire.
  • 6. 6
  • 7. 7 Sommaire I) Le cas inédit entre redite et création A) Un retour au connu 1. L’inédit de retour : l’extension des qualifications 2. L’entretien du mythe de la sécurité juridique a. Un mythe questionné par les cas b. Un mythe préservé par la recherche d’une cohérence B) La reconnaissance de l’inédit : de la question à la création 1. L’expression d’un pouvoir 2. Le rôle déterminant de la question de droit 3. La construction d’une cohérence II) L’inédit au cœur d’une tension entre implicite et explicite A) La place de l’implicite 1. La construction du cas entre généralité et particularité 2. La brièveté de la motivation : une réserve pour l’inédit à venir B) La décision ou le retour de l’explicite 1. L’inédit comme moyen de connaissance du droit 2. L’inédit de solution, marque d’une évolution constante
  • 8. 8 Al. : Alinéa AJDI : Actualité juridique droit immobilier Art. : Article Ass. Plén. : Assemblée plénière de la Cour de cassation Bull. Civ. : Bulletin des chambres civiles de la Cour de cassation C. Civ : Code civil C. Com : Code de commerce C.J.U.E. : Cour de Justice de l’Union Européenne Cass. : Cour de cassation Cass. Soc. : Chambre sociale de la Cour de Cassation Cass. Req. : Chambre des requêtes de la Cour de Cassation Civ. 1ère/2ème/3ème : Première/Deuxième/Troisième chambre civile de la Cour de cassation Com. : Chambre commerciale de la Cour de cassation D. : Dalloz Dir. : Dirigé par DP : Recueil périodique et critique mensuel Dalloz (années antérieures à 1941) Gaz. Pal. : Gazette du Palais In : Dans (tel ou tel ouvrage) JCP : La semaine juridique JCP G. : La semaine juridique, édition générale LGDJ : Librairie générale de droit et de jurisprudence Obs : Observation PUF : Presses Universitaires de France RDC : Revue des contrats RRJ : Revue de la Recherche Juridique RTD civ. : Revue Trimestrielle de droit civil Tr. Corr. : Tribunal Correctionnel Table des abréviations
  • 9. 9 « Personne maintenant ne s’intéresse aux faits. Ce sont de simples points de départ pour l’invention et le travail de l’esprit. » Jorge Luis Borges, « Utopie d’un homme qui est fatigué », Le livre de sable.
  • 10. 10 Introduction 1 – Apprivoiser l’avenir – S’il semble impossible de savoir comment les hommes ont commencé à penser ; une constante reste frappante, comme si elle avait toujours été : le désir de régularité1 . Soucieux de se mettre à l’abri2 , l’homme cherche à rendre le monde régulier autour de lui. Contre l’insondable imprévisibilité de la vie, l’homme construit des régularités pour faire d’hier un point d’appui et que demain ne soit plus une déstabilisante surprise. Comme pour dompter la terre, l’homme a nommé et regroupé, comme Adam a appelé par leurs noms tous les animaux3 ; l’homme a construit des villes aux remparts protecteurs. Il a inventé des modèles de représentation du temps, et des lois pour s’entendre4 . Tout se passe comme si l’homme fuyait la spontanéité, comme si son action était animée par une phobie de la surprise et du désordre. La recherche d’un bon ordre a fait voir la justice non plus comme un devoir-être mais comme garante de l’intégrité de ce qui est5 . 2 – L’inédit ou la cassure – Ainsi que l’homme construit et régule, il lutte contre les coups du sort ; et l’inédit lui semble insupportable. Il suffit d’un accident, d’une résurgence du hasard ennemi, d’un retour du spontané sonnant comme un réveil brutal pour le sortir de son rêve éveillé. Devant l’inconnu les murs du théâtre tremblent et l’espoir d’apprivoiser le monde s’est mué en dérision. La situation est pour ainsi dire nouvelle, elle ne s’est jamais vue, jamais produite. Elle n’est consignée nulle part ; la diversité du réel est irréductible. Comment l’homme de la régularité pourrait-il ne pas se sentir désarmé face à la « création continue d’invisible nouveauté qui semble se poursuivre dans l’univers »6 ? Voilà l’inédit, voilà la faille, voilà l’embarras. Que faire de nos précieuses généralités devant ce cas si particulier qu’il les défigure ? L’homme qui s’était un temps espéré divin en dominant le monde est comme rappelé à l’ordre par la chute. 1 Y.-M. Adeline, La pensée antique, Paris, Ellipses, Ellipses poche, 2015, p. 5. 2 J. Dewey, La quête de certitude, Paris, Gallimard, 2014, traduction P. Savidan, p. 23. 3 Genèse, II, 19-20. 4 Y.-M. Adeline, précité, p. 8. 5 J.-F. Balaudé, « Les Présocratiques », in J.-P. Zarader (dir), Le vocabulaire des philosophes. De l’Antiquité à la Renaissance, Paris, Ellipses, Ellipses poche, 2016, tome 1, p. 33. 6 H. Bergson, La pensée et le mouvant, Paris, Puf, Quadrige, 1990, p. 99.
  • 11. 11 3 – Le droit dans l’accident – Le cas est la chute. Il est ce qui arrive, du latin casus : ce qui tombe, l’accident. Un cas expose une ambiguïté dont nous n’avions pas conscience, et qui ne peut exister qu’en référence aux catégories que nous avons à l’esprit7 : ce que nous appelons un cas résulte donc d’une certaine configuration entre les éléments du monde extérieur, et les catégories avec lesquelles nous raisonnons. Le cas peut être tout s’il est une pure construction ; il peut n’être rien si cette construction dépend d’un contexte et d’un arbitrage qui aura choisi « une certaine pondération entre les faits et les valeurs »8 . Paradoxalement, le jamais vu serait alors toujours connu. Le cas devrait être prévu ; la casualité serait l’essence du droit, qui se tiendrait « dans un rapport singulier de l’essence à l’accident »9 . 4 – Après la chute – Le juriste regroupe sous des catégories : il fait des généralités auxquelles il confronte ce qui se présente comme des particularités. C’est cette affaire, c’est ce litige qui l’intéresse. A quelle généralité peut-on ramener les faits de cette espèce ? Jusqu’à quel degré la particularité est-elle par lui tolérée, jugée pertinente ? Quelle est donc dans cette situation le véritable problème qui attend du juriste une réponse ? Le profane attend, et espère du juriste une réponse claire et simple ; il espère candidement savoir s’il a raison ou tort, si le droit est de son côté ou non. Une telle soif de réponse est sans doute vouée à la déception, en ce que les règles de droit ne sauraient contenir d’avance des réponses évidentes aux questions qui n’existent pas encore. 5 – « Redire l’inédit » – Il n’y a jamais deux situations qui sont complètement identiques, chaque cas comporte toujours une frange d’inconnu. Le point de départ de notre étude est l’antinomie soulevée par un article de Christian Atias, « Redire l’inédit », paru au recueil Dalloz en 199210 : l’inédit serait à la fois l’essence et l’accident du droit. Si « l’inédit est hors du droit » ; traiter les cas inédits est-ce dire le droit quand il semble absent ? Ce point de départ nous ramènera fréquemment vers l’œuvre de cet auteur, afin de ne pas perdre de vue les réflexions qui ont fait apparaître ce problème autant que celles qui l’ont suivi. 6 – Redite et création – La première difficulté qui se pose, consiste à savoir à partir de quand on peut dire qu’un cas est inédit. En fait c’est toute la question autour de laquelle deux théories s’affrontent. Selon la première, il n’y a jamais vraiment d’inédit : les juristes réduisent le cas à ce qu’ils connaissent, effaçant sa frange d’originalité pour le ramener vers le précédent. L’inédit a 7 S. Boarini, Qu’est-ce qu’un cas moral ?, Paris, Vrin, Chemins philosophiques, 2013, p. 9. 8 S. Boarini, précité, p. 13. 9 J.-L. Nancy, L’impératif catégorique, Paris, Flammarion, 1983, p. 39. 10 C. Atias, « Juris dictio : redire l’indédit », D.1992.281.
  • 12. 12 beau être consubstantiel au droit, dans les deux approches, il est assimilé au connu. Selon la seconde théorie, il y a des cas inédits qui font apparaître des lacunes dans le droit, des zones où rien n’est dit. C’est le problème du pouvoir discrétionnaire : en l’absence de droit préétabli, le juge peut-il créer la règle et motiver comme bon lui semble, au mépris de tout idéal de sécurité juridique ? On assiste parfois à la création de concepts, pour faire comme si l’on savait déjà. La tension entre ces deux théories de l’inédit révèle un paradoxe : tout est inédit mais tout est déjà dit. Le juge est-il alors véritablement créateur ou ne fait-il que révéler un implicite ? 7 – Inédit et cas difficiles – Ce problème ne serait-il qu’une reformulation de la distinction des cas faciles et difficiles ? Selon Ronald Dworkin, une distinction est à faire entre cas faciles et cas difficiles : les premiers seraient ceux dont la réponse est évidente, les seconds ceux auxquels aucune règle spécifique ne semble s’appliquer de sorte qu’il faudrait retrouver la bonne interprétation au regard de l’ensemble11 . Le cas facile se définirait par sa solution qui « paraîtrait s’imposer » ; quand le cas difficile naîtrait « d’une sorte d’incapacité de la doctrine ou de la jurisprudence à déterminer rapidement et unanimement la bonne réponse »12 . Dire d’un cas qu’il est facile pose un problème colossal : cela revient à le considérer comme tranché d’avance. Si le cas est facile et que la solution s’impose, autant éviter le procès et renoncer d’emblée à l’idée d’égalité des citoyens devant la loi. S’il existe des cas faciles, il existe des « causes perdues » ; et autant de débats que l’on s’interdira de mener. On ne peut en vérité admettre sérieusement une telle distinction sans présupposer ce faisant que les cas soient décidés d’avance13 ; c’est pourquoi nous ne la retenons pas. Si la distinction des cas faciles et difficiles est critiquable en ce que les cas ne sauraient être réglés a priori, elle n’est pas ce qui nous préoccupe ici. Les cas inédits ne sont pas nécessairement des cas difficiles : un cas peut être inédit en ce qu’il se présente pour la première fois et ne pas soulever de difficulté particulière. La seule nouveauté factuelle ne saurait nécessairement être une nouveauté juridique, ou à tout le moins déclencher un processus d’innovation chez les juristes. 8 – Inédit et lacunes – Notre problème est-il celui des lacunes et de la complétude ? Nous ne le soutenons pas, en partie pour les mêmes raisons : il ne saurait y avoir d’équation du type « cas inédit = solution inédite », en ce que l’ordre juridique contient toujours une règle dont le degré de généralité permet d’y subsumer le cas. Ce n’est pas parce qu’il est nouveau que la solution n’est 11 R. Dworkin, « Hard cases », in Taking Rights Seriously, Cambridge (Massachusetts), Harvard University Press, 1977, p. 102. 12 M. Boudot, Le dogme de la solution unique. Contribution à une théorie de la doctrine en droit privé, Faculté de droit et de science politique d’Aix-Marseille, thèse, 1999, p. 233 ; 239. 13 C. Atias, Questions et réponses en droit, Paris, Puf, L’interrogation philosophique, 2009, n°168, p. 116-117.
  • 13. 13 pas trouvable dans le connu. De plus nous verrons que l’inédit semble résulter de la structure même des règles : on le dit inédit au regard d’une certaine configuration, d’un certain lien entre le fait et ce que nous tenons pour le droit. 9 – Démarche – Tout l’enjeu de notre question est celui de savoir ce que l’on peut s’autoriser à qualifier d’inédit en droit et ce qu’implique le caractère inédit d’un cas. Nous entendrons ici montrer que l’inédit peut être une catégorie, c’est-à-dire une classe de prédicats regroupant des situations sous un trait commun14 . C’est pourquoi nous le traiterons comme tel et confronterons cette vision catégorique à la réception judiciaire des cas. L’approche sera avant tout casuistique : il conviendra dans un premier temps de partir des cas afin d’observer leur réception par le juge et de comprendre les réactions jusqu’à présent adoptées face à des cas que l’on peut qualifier d’inédits. Dans un second temps, il faudra découvrir comment les juges construisent des concepts pour donner du sens à l’inédit. Le corpus partira donc des décisions de justice et s’enrichira seulement par la suite de réflexions théoriques pour tenter d’éclairer de l’intérieur des mécanismes déclenchés par la soumission d’un cas inédit au juge. Nous nous intéressons donc au rôle joué par l’inédit dans la formation du discours juridique. 10 – Cadre théorique – Questionner la pratique juridique d’un point de vue interne et rechercher des fondements à la décision des juges dans un sens ou dans un autre autant qu’expliquer le raisonnement et la méthode suivis, appelle une épistémologie du droit. Cette dernière « recherche les origines de ces préceptes, de ces notions qui guident le raisonnement juridique, s’efforce d’en découvrir les justifications et les limites et s’applique à en évaluer les résultats »15 . C’est donc une recherche des justifications qui sera entreprise ici. Si certains exemples pourront paraître marginaux, leur intérêt est qu’ils permettent de faire apparaître plus clairement les mécanismes du raisonnement en questionnant les limites des concepts mobilisés et en poussant les réflexes et habitudes dans leurs retranchements. L’épistémologie met en crise le raisonnement juridique et entend questionner ce qui est admis parfois sans démonstration pour répondre à la question de savoir ce que l’on dit vraiment lorsque l’on tranche un cas. 11 – Champ de l’étude – Ne pouvant pas ici traiter la question quant à tous les domaines du droit en raison du temps imparti et de nos domaines de compétence, nous restreindrons principalement notre étude au droit civil et commercial. Les différents cas rencontrés dans ces 14 A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Puf, Quadrige-Dicos poche, 3ème édition, 2010, p. 125. 15 C. Atias, Epistémologie du droit, Paris, Puf, Que sais-je, 1994, p. 26-28.
  • 14. 14 domaines nous semblent particulièrement riches et parlants, permettant de mettre au jour de grandes tendances dans la réception judiciaire de l’inédit. 12 – Deux temps – Le traitement des cas inédits semble pouvoir s’appréhender sous deux angles : une face visible, qui consiste dans le traitement proprement dit, c’est-à-dire la réponse donnée par les juges ; et une face dissimulée, qui tiendrait à la construction du cas selon diverses opérations de sélection. L’omniscience ne nous étant pas prêtée, nous avancerons ici du visible vers l’invisible, de la clarté vers la pénombre. Nous observerons donc en premier lieu le traitement judiciaire des cas inédits, qui semble alterner les redites et la création (première partie) ; avant en second lieu d’étudier la formation des cas afin d’envisager l’inédit au cœur d’une tension entre implicite et explicite (seconde partie).
  • 15. 15 Première partie : Le cas inédit entre redite et création 13 – Deux regards – La réception des cas inédits est avant tout révélatrice d’une tension, d’une scission entre deux méthodes, entre deux manières de procéder qui conduisent chacune, au résultat inverse l’une de l’autre. Le point de bascule est celui de la reconnaissance ou non du caractère inédit du cas qui est soumis aux juges. Peut-être que cette reconnaissance dépend de la force de l’argumentaire employé par les parties : l’une a intérêt à ce que la singularité de l’affaire soit affichée au grand jour, l’autre à ce qu’elle soit étouffée. C’est précisément l’alternative qui s’offre au juge pour traiter les cas inédits : les reconnaître ou les nier, les ramener vers le connu ou consacrer leur nouveauté. Deux théories se font donc face, chacune tenant l’autre comme rivale, comme si elles étaient elles-mêmes les parties au procès. Les parties en présence se font le temps d’une affaire et pour le triomphe de leur cause, ambassadrices de l’une ou de l’autre. L’inévitable frange d’originalité des faits laisse toujours la porte ouverte à l’inédit. Tout cas est un cas inédit en puissance. Il est un inédit potentiel que le juge peut accepter de découvrir et d’en tirer les conséquences ou non. Ainsi, il peut ramener le cas inédit vers le connu (A) mais également créer et faire ainsi évoluer sa propre grille de lecture (B). A) Un retour au connu 14 – Nier l’inédit – Nier l’inédit, c’est le faire entrer dans des cases qui ne le prévoyaient pas. C’est aussi faire le choix sans doute d’un certain confort intellectuel, c’est refuser de déranger l’ordre établi. Les juristes ont tendance à progresser de l’inconnu vers le connu, à s’approprier à leur manière des éléments du monde une fois passé l’effet de surprise. Le fait de ramener les éléments d’un cas inédit vers le connu afin de le traiter, que nous appellerons ici inédit de retour, consiste principalement en une extension des qualifications déjà existantes (1). Cette extension maintient par ailleurs l’impression d’un déjà-là, l’impression rassurante que les questions sont réglées d’avance. L’inédit de retour contribue donc nettement à l’entretien d’un mythe, celui de la sécurité juridique (2).
  • 16. 16 1. L’inédit de retour : l’extension des qualifications 15 – De l’inconnu vers le connu – Si « l’inédit est hors du droit »16 , il est savamment passé sous silence. La tendance la plus fréquente lorsqu’un cas inédit se présente, consiste à précisément faire comme s’il n’était pas inédit, comme s’il était prévu et ne surprenait nul juriste. On fait fi de sa frange d’originalité, de sa part de nouveauté pour le classer parmi les catégories déjà existantes, pour le subsumer sous des qualifications déjà disponibles. Est-ce œuvrer au maintien d’un savoir ou à son élaboration ? Le procédé est simple : lorsqu’un cas se présente et que ses composantes factuelles ne correspondent pas aux catégories connues, on ramène ces éléments vers ces catégories plutôt que d’assumer leur nouveauté. Le cas inédit n’est en somme pas traité comme tel mais comme s’il avait déjà été anticipé par les règles existantes. Peut-être est-ce tout simplement la solution la moins coûteuse intellectuellement et la plus favorable à l’autorité de l’édifice juridique déjà constitué à l’heure où le cas se présente. Mais trancher ainsi, est-ce aller dans le sens du droit ou contre lui ? La question est sans doute insoluble et lourde d’équivoques, mais on peut soutenir que trancher en ce sens est avant tout consolider un ensemble théorique : il s’agit de maintenir des propos passés et le mythe d’un droit arrêté au préalable, ferme, définitif et somme toute rassurant. Le paradoxe est pourtant bien là : on refuse d’enrichir le discours juridique d’une nouvelle qualification, peut-être afin de le préserver ; mais dans le même temps on accroît l’extension des concepts que l’on met en œuvre. Curieuse sauvegarde qui implique d’étendre une qualification pour pouvoir l’appliquer au cas qu’elle ne prévoyait guère. 16 – Une configuration nouvelle – L’arrêt de la troisième chambre civile de la Cour de cassation du 19 février 201417 en fournit un bel exemple. Cet arrêt résulte d’une situation dont la frange de nouveauté invite nécessairement à l’analyse. En matière de bail commercial, l’article L. 145-9 du code de commerce permet au bailleur de ne pas renouveler le bail à condition qu’il accepte de payer une indemnité d’éviction au preneur, à peine de nullité du congé. Par exception, cette indemnité peut ne pas être due si le bailleur justifie d’un motif grave et légitime à l’encontre du preneur, comme le précise l’article L. 145-14, alinéa 1er du même code. En l’espèce, alors qu’un bail était en tacite prolongation, le bailleur avait délivré un congé sans offre de renouvellement ni indemnité d’éviction, sans donner aucun motif. Le preneur invoque la nullité du congé et réclame le paiement d’une indemnité d’éviction. Néanmoins, alors que la procédure est toujours en cours, il quitte les lieux ce dont la Cour d’appel déduit que le contrat est rompu de fait. Selon elle, « le départ volontaire de la locataire sans attendre l’issue de la procédure en nullité 16 C. Atias, « Redire l’inédit », précité. 17 Civ. 3ème, 19 février 2014, n°11-28.806, Bull. 2014, III, n°23.
  • 17. 17 du congé qu’elle avait elle-même initiée ne constitue pas un cas légal d’ouverture à paiement d’une indemnité d’éviction ». Les juges du fond avaient déclaré le congé nul aux termes de l’article L. 145-9 du code de commerce, et que ce qui est nul étant de nul effet, il n’avait pu mettre fin au bail. Dès lors la fin du bail était imputable au preneur du fait qu’il avait quitté les lieux, en renonçant ainsi à l’indemnité d’éviction. L’arrêt est cassé et la Cour précise que la demande du preneur « ne peut le priver de son droit à indemnité d’éviction », assimilant ainsi le congé non motivé au congé mal motivé18 . 17 – Une question nouvelle – La Cour de cassation avait déjà rencontré le problème du congé dépourvu d’indemnité et sans que le motif donné ne justifie effectivement son absence. En ce cas elle avait décidé que le bailleur ne pouvait être condamné à renouveler le bail mais qu’il devait payer au preneur une indemnité19 : un congé sans offre d’indemnité d’éviction mal motivé ouvre donc droit au paiement de cette indemnité. La Cour de cassation avait déjà connu la question de l’insuffisance de la motivation de l’absence d’offre d’indemnité mais pas de l’absence de motif pure et simple. C’est donc une nouvelle question qu’il fallait trancher dans une configuration résultant de la rencontre entre l’article L. 145-9 du code de commerce et la règle tirée des précédents. L’absence totale de motivation pouvait-elle être assimilée à une mauvaise motivation ? C’est ce qu’a décidé la Cour de cassation dans cet arrêt en étendant donc le champ d’application de la règle qui existait déjà. 18 – Une réponse déjà dite – L’assimilation consiste à appliquer une catégorie juridique à un élément « qui ne tombe pas tout à fait, voire pas du tout, sous la définition »20 . Pour ainsi dire il ne fait aucun doute que l’insuffisance de motivation et l’absence de motivation sont deux choses différentes. Pourquoi alors les traiter identiquement ? L’assimilation a tout d’abord cet avantage de ne pas en dire trop, de ne pas être un procédé trop engageant en ce sens qu’il permettrait de ne pas prendre parti sur la qualification discutée21 . En effet, en assimilant on tranche sans trancher véritablement, en ce que l’on répond à la question posée par les parties en l’espèce sans se prononcer sur la nature de la qualification discutée. D’autre part un argument a fortiori permettrait de justifier une telle assimilation. Cet argument apparaît justement quand un cas « ne tombe pas exactement dans une catégorie »22 . A fortiori, littéralement « à plus forte raison » : c’est donc la 18 Cour de cassation, Rapport annuel 2014, Paris, La documentation française, 2015, p. 492. 19 Civ. 3ème, 1er février 1995, n°93-14.808, Bull. 1995, III, n°35 ; Civ. 3ème, 28 octobre 2009, n°07-18.520, Bull. 2009, III, n°82. 20 S. Goltzberg, L’argumentation juridique, Paris, Dalloz, Connaissance du droit, 2ème édition, 2015, p. 107. 21 A. Sériaux, « Qualifier ou l’entre-deux du droit », in C. Puigelier (dir.), Mélanges en l’honneur de Jerry Sainte-Rose, Bruxelles, Bruylant, 2012, p. 1282, n°19. 22 S. Goltzberg, précité, p. 47.
  • 18. 18 raison qui ici va jouer le rôle central. La raison d’être de la règle devrait fournir au juge la raison de décider dans une situation donnée en ce qu’elle y semble encore plus adaptée23 . Ainsi dans notre exemple, si pour que le congé dépourvu d’offre d’indemnité soit valable, il faut justifier l’absence d’offre par un motif grave et légitime, à plus forte raison il faut invoquer un motif. En assimilant et usant de l’argument a fortiori, on fait « comme si pour que ce soit comme ça »24 , on trouve un moyen de ne pas reconnaître la nouveauté mais de revenir vers le connu. Tout se passe comme si le juge rappelait aux parties que la limite était au préalable fixée plus loin qu’elles ne le croyaient : par l’assimilation, l’illusion d’un déjà dit est entretenue. 19 – Classification et extension des qualifications – Le retour au connu ainsi matérialisé est une manifestation d’un mouvement de catégorisation, habitude que développe le cerveau humain dès l’enfance25 . Classer permet de construire des concepts26 . Le retour au connu opéré par assimilation, par classement sous une catégorie déjà existante, est une activité de construction de cette catégorie. Le champ que recouvre une qualification, se trouve alors étendu. L’extension du concept se trouve accrue par l’ajout de nouveaux éléments : le cas inédit est joint à l’ensemble existant, qu’il prolonge et précise. Si les juristes doivent qualifier les situations, c’est-à-dire les rapprocher de notions et catégories connues et les soumettre aux règles qui s’y appliquent27 , tout ajout d’un cas augmentera le champ de la qualification, justifiant ainsi le futur recours à un argument du précédent afin de qualifier les situations analogues à venir. Les divers procédés qui peuvent y mener sont des méthodes d’interprétation extensives, afin d’élargir les concepts utilisés28 . Les cas inédits semblent à première vue, comme le montre l’exemple précédent, appeler un tel processus d’élargissement. Ainsi les critères de distinction se déplacent mais les catégories restent29 . 20 – Discriminations – Un cas a toujours au moins deux solutions. Par exemple, soit on étend la catégorie ; soit on ne l’étend pas. Dans l’espèce que nous avons étudiée, la troisième chambre civile aurait pu décider de ne pas procéder à une assimilation en argumentant différemment et retenant que le fait de motiver insuffisamment et le fait de s’abstenir de motiver sont deux choses différentes, deux attitudes qui peuvent potentiellement n’avoir rien en commun. L’une est 23 J.-L. Bergel, Méthodologie juridique, Paris, Puf, Thémis droit privé, 1ère édition, 2001, p. 245. 24 J.-L. Sourioux, « La pensée juridique en images », in Etudes Bruno Oppetit, Litec, 2009, p. 597, n°20. 25 R. Lecuyer, M.-G. Pecheux et A. Streri, Le développement cognitif du nourrisson, Paris, Nathan, Nathan Université, 1994, t. 1, p. 196. 26 M.-L. Mathieu, Logique et raisonnement juridique, Paris, Puf, Thémis droit, 2ème édition, 2015, p. 34. 27 J.-L. Bergel, Méthodologie juridique, Paris, Puf, Thémis droit privé, 1ère édition, 2001, p. 151. 28 J.-L. Bergel, précité, p. 244. 29 J.-L. Bergel, « Différence de nature (égale) différence de régime », RTD civ., 1984, p. 255 et s.
  • 19. 19 commission, l’autre est abstention ; l’une est justification (fût-elle insuffisante), l’autre est silence. Les concepts utilisés dans le processus de qualification sont ce que Ronald Dworkin appelle des concepts discriminants ; c’est-à-dire que si le concept en question est applicable à l’espèce soumise au juge, il devra « au mois a priori, trancher le litige dans un sens déterminé »30 . Par exemple, si « le contrat est une convention par laquelle une ou plusieurs personnes s’engagent, envers une ou plusieurs autres, à donner, à faire ou à ne pas faire quelque chose »31 , il y aura ou non contrat selon les situations. Nous raisonnons alors sur une alternative qui est l’existence ou non d’un contrat entre ces personnes, et nous n’admettrions pas l’existence d’une voie médiane. Ainsi, les concepts discriminants sont selon Dworkin utilisés de manière bivalente en ce sens que « soit il est vrai que le cas relève d’un concept discriminant, soit c’est l’affirmation opposée qui est vraie »32 . On retrouve en fait ici une expression du principe du tiers exclu, retenu depuis l’Antiquité comme une des lois fondamentales du raisonnement, une science bien faite n’admettant en principe pas d’hybrides. 21 – Binarité – Ces concepts discriminants seraient donc utilisés de manière binaire et l’on ne pourrait répondre à une question de droit que par oui ou par non. Cette idée fonctionne comme un présupposé dans l’esprit des juristes33 , une telle conception aurait en fait tout d’un obstacle épistémologique comme l’entend Bachelard dans La Formation de l’esprit scientifique34 . Il s’agit d’un d’un obstacle mental qui empêcherait l’accès à l’attitude permettant de tendre vers la connaissance. L’exigence de binarité se manifeste déjà dans la manière dont la question est posée : est-ce l’un ou l’autre ? Quelle est place de cet obstacle dans le raisonnement juridique ? Et jusqu’où peut aller la justification ? Prenons un exemple. Grâce à un appareil dissimulé sous des planches, une personne soustrait l’énergie électrique de son voisin afin de ne pas payer l’électricité35 . D’après l’article 379 de l’ancien code pénal en vigueur à l’époque des faits, « quiconque a soustrait frauduleusement une chose qui ne lui appartient pas est coupable de vol ». Le problème est qu’il était impossible de qualifier rigoureusement l’énergie électrique de chose puisqu’il s’agit d’un phénomène naturel résultant d’un mouvement d’électrons ; une énergie n’est pas une chose au sens naturel du terme. La Cour de cassation a pourtant assimilé l’énergie électrique à une chose, manière de répondre en respectant la binarité de la question posée36 . Le 30 R. Dworkin, Une question de principe, Paris, Puf, Recherches politiques, trad. Aurélie Guillain, 1996, p. 152. 31 Code civil, article 1101. 32 R. Dworkin, précité. 33 R. Dworkin, précité. 34 G. Bachelard, La formation de l’esprit scientifique, Paris, Vrin, 2011, p. 15-22. 35 Nous rappelons que la présente étude n’entend pas traiter de droit pénal mais l’exemple est ici utilisé pour son intérêt méthodologique et pour son aspect didactique. 36 Cass. Crim. 3 août 1912.
  • 20. 20 vol n’était admis que pour les choses corporelles et mobilières et par conséquent le vol d’énergie a posé problème37 . Les juridictions du fond avaient déjà eu à connaître de la question et s’étaient déjà prononcées dans le sens de l’assimilation de l’énergie à une chose38 ; la Cour de cassation a également tranché dans ce sens dans l’arrêt du 3 août 1912 en retenant que l’électricité était bien une chose au sens du texte alors en vigueur. Cette décision s’est justifiée par le transfert de possession d’une personne à l’autre, faisant fi de la définition physique de l’entité en question39 . Les juristes ont dans ce cas ignoré la définition retenue par la science pour fonder la décision sur des concepts internes au droit, comme en l’occurrence celui de possession. Le droit face à l’inédit reviendrait donc à lui-même et à ses propres concepts, distincts de ce que l’on tient pour des réalités extérieures. Par le souci d’une binarité, on a maintenu la seule catégorie qui était retenue ; on a préservé à cet endroit l’alternative. L’obstacle est donc bel et bien à l’œuvre dans le raisonnement et se manifeste dans les cas de réponse positive par une assimilation à une catégorie existante. Une telle méthode révèle l’aspect constructif du traitement des cas inédits : la catégorie initialement prévue s’accroît pour recouvrir de nouvelles situations, y compris en ignorant au besoin délibérément, les catégories des autres disciplines. Le retour au connu apparaît alors comme une preuve de l’autonomie scientifique du droit. 22 – Argument du précédent et règle de justice – Cette autonomie se poursuit une fois les catégories augmentées ; le cas subsumé sous la règle qui ne le prévoyait pas se mue ensuite en argument du précédent. Le retour au connu appelle donc le retour au connu : l’inédit de retour intègrera la jurisprudence et sera traité comme un précédent afin de justifier la demande d’un traitement analogue. On invoquera alors la similarité des cas pour provoquer un certain traitement en vertu de la règle de justice : « traiter les cas semblables de manière identique ». Tout le problème est de savoir comment décider de la similarité des cas, des cas inédits et des précédents. L’exigence de la seule similarité des cas plutôt que de leur identité permet de recevoir l’inédit et de le ramener vers le connu. Mais persiste le problème de pouvoir décider effectivement de leur similarité en ce que la règle de justice demeure – et doit demeurer – en elle- même une forme vide40 . On retrouve alors la tension plus tôt évoquée : une part importante des argumentations dans un litige tournera autour de la question de savoir si les cas sont semblables 37 R. Garraud, Traité théorique et pratique de droit pénal français, Librairie du Recueil Sirey, 3ème édition, 1935, p. 109 et s. 38 Voir not. Tr. Corr. Troyes, jugement du 7 nov. 1893 (D. 95.2.102), « l’individu qui, à l’insu de la Compagnie avec laquelle il a un contrat d’abonnement pour l’éclairage électrique, fait usage d’une lampe non encore munie d’un compteur, et consomme ainsi de l’électricité sans en payer le prix, commet le délit de vol ». 39 R. Garraud, précité, p. 112. 40 H. L. A. Hart, The Concept of Law, Oxford, Oxford University Press, Clarendon Law Series, 3ème édition, 2012, p. 159 : « (...) ‘Treat like cases alike’ must remain and empty form. To fill it we must know when, for the purposes in hand, cases are to be regarded as alike and what differences are relevant. Without this further supplement we cannot proceed to criticize laws or other social arrangement as unjust. »
  • 21. 21 ou non. Poser la question de l’assimilation revient à poser la question de savoir si la mauvaise motivation et l’absence de motivation sont des cas semblables en ce sens qu’ils appelleraient un traitement identique. Il ne s’agit pas des mêmes faits, de la même situation ; mais ne s’agit-il pas de faits proches ? Suffisamment proches pour justifier que l’on puisse assimiler l’un à l’autre ? Ce ne sont pas les ressemblances factuelles mais leur rapport au concept juridique mobilisé en l’espèce qui permettra de trancher41 . Dans l’exemple de la motivation du congé42 , si l’insuffisance et l’absence de motivation sont deux choses différentes, comment justifier leur assimilation ? Elle n’est pas évidente sur le plan factuel mais se comprend aisément par un retour au concept ; les deux situations n’ont pas fourni la motivation adéquate. C’est donc justement cette motivation suffisante qui sert de troisième terme afin de justifier l’assimilation et donc le traitement identique43 . 23 – La binarité en question – Le principe du tiers-exclu fonctionne comme un quasi- automatisme dans l’esprit du juriste mais c’est peut-être sous-estimer le problème que d’exclure d’avance toute solution tierce. Si la logique formelle est utile pour tout raisonnement, il serait imprudent et inexact d’y asservir le raisonnement juridique44 . Celui-ci, bien que fortement influencé par la logique formelle, serait plus souple qu’elle en raison de son objet que sont les règles juridiques45 Lorsque l’on dit qu’un cas n’appelle pas forcément une seule solution, mais au moins deux, il faut comprendre deux comme un minimum. En effet on ne connaît pas a priori toutes les possibilités de réponse que peut admettre une même question, de sorte qu’une simple alternative binaire ne saurait en traduire l’ensemble. On peut se demander si entre une réponse et son contraire il ne pourrait y avoir un espace logique. Peut-on se contenter de la question de savoir si l’absence de motivation est ou n’est pas assimilable à une mauvaise motivation ? Comme l’explique Dworkin, il se peut qu’aucune des deux branches de l’alternative ne soit la bonne réponse, celle-ci serait alors à trouver dans une troisième voie46 . Par exemple pour expliquer simplement notre propos, si l’on posait la question de savoir si un homme est grand ou petit, on pourrait répondre qu’il est de taille moyenne. Le droit fournit également des situations où la réponse qui a été donnée s’est trouvée dans l’interstice entre oui et non, entre blanc et noir. C’est par exemple le cas pour la question de la nature juridique de l’enfant à naître. Peut-il être qualifié de personne ; ne peut-il l’être ? On ne raisonne en posant la question ainsi que dans l’alternative 41 F. Rouvière, « Traiter les cas semblables de façon identique : un aspect méthodologique de l’idée de justice », Jurisprudence. Revue critique, 2012, p.89-100, n°11. 42 Cf supra, n°22. 43 F. Rouvière, précité ; nous adaptons ici à notre exemple l’analyse opérée par l’auteur. 44 C. Perelman, Logique juridique, Paris, Dalloz, 2ème édition, 1999, p. 4-5. 45 F. Gény, Science et technique en droit privé positif, tome IV, n°302. 46 R. Dworkin, précité, p. 155.
  • 22. 22 binaire et la loi se tait. Le droit peut-il faire de même ? Bien que des tentatives de définitions aient pu être données47 , elles ne l’ont été que pour éviter certaines situations. Le fait que le problème soit toujours aussi débattu sans réelle prise de position stable montre la permanence de la pensée du tiers-exclu, comme s’il fallait dire que l’embryon était humain ou non humain, (A) ou (non-A). Le tiers inclus serait comme une zone interdite de la pensée, comme une reconceptualisation vers laquelle les juristes n’oseraient pas s’orienter. Tout se passe comme si l’on refusait, pour reprendre les termes de Dworkin, que l’espace ne soit occupé par un concept distinct48 . Et pourtant la question de la nature de l’embryon se pose toujours, comme si pour préserver un mécanisme de pensée on avait maintenu l’inédit, en ne répondant jamais vraiment. Le retour au connu semble imposé, le principe du tiers exclu fonctionnant ici comme un obstacle épistémologique qui neutraliserait d’avance l’évolution de l’appareil conceptuel. 24 – L’inédit de retour, de l’ombre à la clarté – L’inédit provoque sauf exception la qualification et se révèle alors être un facteur de construction des catégories ; l’inédit de retour permet de préciser les contours des qualifications déjà connues. Il permet d’affiner la connaissance de l’existant, tout en enrichissant les qualifications. L’inédit s’éteint dès lors qu’il est traité, il disparaît de la sphère de l’inconnu pour entrer dans celle du connu et devenir pour le juriste un cas de plus qu’il aurait prévu, pour lequel une réponse serait déjà disponible. L’inédit cesse dès sa réception judiciaire, autrement dit c’est au moment où il s’éteint que le droit avance, l’ombre cède face à la lumière, de même que l’ignorance face à la connaissance. Le retour au connu est peut-être la marque d’une peur, d’une crainte inhérente à l’homme face à l’inconnu, au jamais vu. Faut-il réformer les catégories qui nous permettent de le saisir ? « Vivant dans un monde plein de dangers, l’homme est voué à rechercher la sûreté »49 . Et le fait de ramener l’inconnu au connu est certainement la méthode qui permet le mieux d’entretenir un grand mythe du droit derrière lequel parfois on aime se réfugier : la sécurité juridique. 47 Par exemple par la Cour de justice de l’Union européenne afin de protéger l’embryon contre toute invention impliquant de le détruire : CJUE, gde ch. 18 octobre 2011, JCP G 2012.146, « tout ovule humain dès le stade de la fécondation » ; « tout ovule humain non fécondé dans lequel le noyau d’une cellule humaine a été implanté et tout ovule humain non fécondé qui par voie de pathénongenèse a été induit à se diviser et à se développer ». 48 R. Dworkin, précité, p. 156. 49 J. Dewey, La quête de certitude, Paris, Gallimard, 1ère édition, 2014, trad. P. Savidan, p. 23
  • 23. 23 2. L’entretien du mythe de la sécurité juridique 25 – Insaisissable sécurité – Si aucune définition ne va de soi, celle de la sécurité juridique ne fait certainement pas exception à la règle. Traditionnellement présentée comme la fin ultime du droit50 , la sécurité juridique est pourtant une notion bien fuyante et difficile à cerner. L’homme cherche à prévoir, à anticiper, à échapper au péril de l’inconnu. La recherche de la sécurité juridique semble être l’attitude la plus évidente, la plus primaire pour le justiciable, si bien que Jean Carbonnier parlera à son égard de besoin « animal »51. . Le Saint Graal paraît néanmoins difficile à saisir : avant même d’être une étrangère pour le sensible, la sécurité juridique ne semble pas être facilement intelligible, tant il en existe de visions différentes. Dans son approche la plus simple, la sécurité juridique pourrait être définie comme la stabilité du droit permettant au justiciable de faire des prévisions quant à l’attitude ou à la stratégie qu’il peut adopter dans une situation donnée. Elle exigerait alors trois conditions : la clarté et la précision des règles, l’absence d’arbitraire administratif ou judiciaire, et la non-rétroactivité des règles nouvelles52 . Elle supposerait ainsi « la possibilité, pour les personnes de prévoir les conséquences de leurs actes »53 . Il est ensuite possible de distinguer deux grandes conceptions de la notion. Premièrement, existe une conception classique selon laquelle la sécurité juridique serait le but du droit avec la justice et le progrès social54 . Elle impliquerait une application de règles juridiques stables et préétablies, chassant l’arbitraire des gouvernants55 . Deuxièmement, selon une approche dite moderne, l’objet de la sécurité juridique serait de lutter contre le danger inhérent à la règle de droit de nature législative, règlementaire, ou jurisprudentielle ; elle aurait donc une fonction de sécurisation de l’ordre juridique56 . On peut également, comme l’a fait Jean-Louis Bergel, opérer une distinction de nature entre sécurité juridique objective – celle du droit et de ses sources, menacée par l’inflation législative et la dégradation de la qualité de la loi57 – et subjective – celle des sujets de droit, résidant dans des mécanismes protecteurs : non-rétroactivité des normes, voies de recours, publicité…58 –. 50 P. Roubier, Théorie générale du droit, Paris, Dalloz-Sirey, 1951, p. 318. 51 J. Carbonnier, Flexible Droit, Paris, LGDJ, 9ème édition, 1998, p. 193-194. 52 Fr. Chabas, H., L. et J. Mazeaud, Leçons de droit civil, Introduction à l’étude du droit, Paris, Montchrestien, 12ème édition, 2000, p 29-30, n°10 et 10-1. 53 Fr. Chabas, H., L. et J. Mazeaud, précité. 54 A.-L. Valembois, La constitutionnalisation de l’exigence de sécurité juridique en droit français, Paris, LGDJ, Thèses, 2005, p. 4. 55 A.-L. Valembois, précité. 56 A.-L. Valembois, précité, p. 8. 57 J.-L. Bergel, Théorie générale du droit, Paris, Dalloz, 5ème éd., 2012, p. 43. 58 J.-L. Bergel, précité.
  • 24. 24 26 – Un mythe imposé – La sécurité juridique apparaît donc comme une notion fuyante, possédant autant de formes que d’auteurs, autant de visages que d’identités. Le concept même de sécurité juridique se révèle, de par l’existence de ses multiples acceptions, particulièrement peu sécuritaire. Alors qu’il est délicat de dire avec précision ce que l’on entend par « sécurité juridique », un certain nombre de manuels passent la notion sous silence. Philippe Malaurie, à l’occasion du bicentenaire du code civil, ira même jusqu’à la présenter comme « un mythe auquel presque plus personne ne croit »59 . La sécurité juridique est souvent présentée comme un idéal vers lequel le droit doit tendre60 . Sa recherche aspirerait donc à l’accomplissement d’une idée ou d’un modèle, d’une norme exigible sans être pleinement réalisable de sorte que l’on doit se contenter d’une approximation infinie61 . Loin d’un tel rapprochement asymptotique, le droit contient des facteurs non négligeables d’instabilité, qui feraient de lui une entité insécuritaire par nature. C’est ce que H.L.A. Hart a appelé la « texture ouverte » du droit, constituée des marges d’interprétation laissées par les lois comme par les décisions de justice62 . La difficulté serait de trouver l’équilibre entre la souplesse inhérente au droit et le besoin de stabilité. Cet état de crise entre clair et obscur, cet état de lutte permanente d’un côté et de l’autre de la corde se retrouve dans les célèbres articles 4 et 5 du code civil. Le juge est forcé d’agir dans l’incertitude au risque de se rendre créateur d’une règle de droit nouvelle et devenant ainsi malgré lui source d’insécurité juridique en ce qu’une telle règle ne pouvait entrer dans une quelconque prévision. 27 – Un mythe discuté – Le mythe de la sécurité juridique et ses contradictions sont comme contenues en germe dès l’origine, naturellement formés par ce besoin de stabilité et de prévision. Pourtant, il ne peut échapper à la remise en question si dérangeante que lui posent les cas inédits (a). Il est pourtant sauvé in extremis, et en apparence seulement, par le retour au connu opéré par le discours judiciaire (b). a. Un mythe questionné par les cas 28 – Inévitable insécurité – Seuls des exemples concrets peuvent mettre à mal un mythe aussi puissamment installé que celui de la sécurité juridique. Les arrêts précédemment évoqués apportent déjà leur lot d’instabilités et d’incertitudes. Fallait-il s’attendre à voir assimilé le congé non motivé au congé mal motivé ? Fallait-il s’attendre à voir l’énergie électrique qualifiée de 59 Ph. Malaurie, « L’utopie et le bicentenaire du Code civil », in 1804-2004. Le Code civil. Un passé, un présent, un avenir, Paris, Dalloz, 2004, p. 5. 60 R. Cabrillac (dir.), Dictionnaire du vocabulaire juridique, Paris, LexisNexis, 5ème édition, 2014, p. 460. 61 J-M Vaysse, Dictionnaire de philosophie, dir. J-P Zarader, Paris, Ellipses, Ellipses-poche, 2001, p. 349. 62 H.L.A. Hart, précité, p. 127-128.
  • 25. 25 chose ? Il est encore d’autres cas où le règne de l’insécurité juridique est plus flagrant, comme par exemple le problème bien connu du contrat de coffre-fort. Dans un tel contrat, une banque met à disposition de son client un coffre-fort auquel celui-ci a un libre accès et non une jouissance continue, ce qui exclut la qualification de contrat de location. Mais le banquier n’ayant pas pour autant accès au contenu, la qualification de dépôt n’est pas non plus appropriée63 . La réponse apportée est assez imprévisible et peut anéantir les attentes du justiciable. 29 – L’insécurité juridique en marche – Observons l’arrêt Crédit lyonnais, rendu par la chambre commerciale le 11 octobre 200564 . Si le problème de la qualification du contrat de coffre-fort est loin d’être une nouveauté65 , les circonstances de l’affaire la rendent assez originale pour mériter notre considération : alors qu’une banque avait conclu un contrat de coffre-fort avec une de ses clientes, un incendie ravage les locaux. La salle des coffres n’est pas directement touchée mais son accès est compromis pendant plusieurs mois. Le problème est que la cliente en question avait mis à l’abri dans son coffre des titres au porteur qui lui octroyaient des intérêts sur présentation. Son préjudice, et c’est là toute l’originalité, résultait de l’impossibilité d’accès et non de la destruction du contenu du coffre. N’ayant pu y avoir accès durant près d’un an, elle a assigné la banque en responsabilité. Comment trancher alors, étant donné que les catégories disponibles a priori ne permettent pas de classer le contrat ? La Cour de cassation refuse d’appliquer l’article 1722, et de revenir au connu en qualifiant de bail. Elle ne revient pas plus vers la qualification de dépôt. Si le contrat de coffre-fort est un contrat sui generis appelant le retour au droit commun66 , la question n’est pas fermement tranchée et la difficulté n’est pas pleinement assumée par les juges qui se contentent seulement en l’espèce de dire dans une phrase toute paradoxale que « l’article 1722 du code civil n’est pas applicable au contrat par lequel la banque loue à un client un compartiment ou un coffre dont elle assume la surveillance et auquel le client ne peut accéder qu’avec le concours du banquier ». Alors le coffre serait bien loué mais le texte applicable aux choses louées ne lui serait pas applicable ? Est-ce à dire que le coffre-fort n’est pas une chose ? Le caractère sui generis du contrat de coffre-fort n’est pas incompréhensible mais il est, en restant un non-dit, la négation de toute sécurité juridique. La Cour s’était en outre déjà prononcée en sens contraire sur la question67 . Le choix est donc fait pour ce problème de demeurer dans l’inédit68 : la réponse existe mais est passée sous silence. 63 P. Le Tourneau (dir.), Droit de la responsabilité et des contrats. Régimes d’indemnisation, Paris, Dalloz, Dalloz Action, 10ème édition, 2014, n°5306. 64 Com. 11 octobre 2005, n°03-10.965, Bull. Civ. IV, n°206 ; D. 2005. AJ 2869, obs. Xavier Delpech. 65 P. Malaurie, L. Aynès et P.-Y. Gautier, Les contrats spéciaux, Paris, LGDJ, 7ème édition, n°868. 66 F. Rouvière, « Contrat de coffre-fort : le sui generis à l’épreuve de la force majeure », Petites affiches, 23 décembre 2005, n°255, p. 13 et s. 67 Cass. Civ. 1ère, 28 mars 1989, Bull. Civ. I, n°142, JCP 1990. II. 21145, note E. Putman et B. Soletty.
  • 26. 26 30 – Lacunes et absence de réponse – Il aurait été tentant d’invoquer ici, et pour ce type de cas l’existence de lacunes. La lacune est une absence, un manque, un vide que le droit comporte alors qu’il ne le devrait pas. A telle question il n’y aurait pas de réponse ; l’ordre ne contiendrait pas une règle dont on pense qu’il devrait la contenir69 . On observera un point de distinction important du présent problème avec celui des lacunes en ce qu’il n’y pas ici de vide, d’absence de réponse. On ne peut qualifier avec les catégories des contrats spéciaux mais l’acte litigieux étant n’étant pas moins un contrat, on peut revenir faute de mieux au régime général. Le droit a donc bien une réponse ; mais elle n’est pas forcément celle que les justiciables peuvent prévoir. C’est à cet endroit sans doute qu’une lacune pourra être invoquée par l’une ou l’autre des parties afin d’amener le juge à trancher en sa faveur. L’existence d’une lacune est parfois invoquée mais n’est jamais véritablement démontrée en ce qu’une réponse est bien déjà là70 . 31 – L’artifice admis ? – On peut à la lecture de certaines décisions de justice se demander ce qu’il reste de la sécurité juridique. L’arrêt de la première chambre civile du 9 octobre 200171 a avoué à double titre le règne de l’insécurité. Premièrement du point de vue méthodologique ; deuxièmement par une phrase malheureusement honnête. Les faits de l’espèce sont désormais célèbres. En 1974, un médecin accoucheur fait accoucher une femme d’un enfant n’ayant pas pivoté et se présentant donc par le séant. En pareil cas, on pratique normalement une césarienne sauf qu’en l’espèce le médecin a tiré le bébé par les pieds, lui cassant alors les deux bras. La mère n’intente pas de procès. Une fois l’enfant ayant atteint la majorité, il assigne quant à lui le médecin en lui reprochant de ne pas avoir informé sa mère des risques liés à l'accouchement, l’ayant de fait empêchée de demander une césarienne. La Cour d’appel n’accède pas à se demande au motif qu’au moment des faits, une telle obligation d’information n’existait pas pour le médecin, celle-ci n’ayant été consacrée par le Cour de cassation que plus tard72 . La Cour de cassation ne l’entend plus de cette oreille et décide en cassant l’arrêt d’appel, d’appliquer à cette espèce le droit qu’elle avait postérieurement elle-même consacré : « un médecin ne peut être dispensé de son devoir d'information vis-à-vis de son patient, qui trouve son fondement dans l'exigence du respect du principe constitutionnel de sauvegarde de la dignité de la personne humaine, par le seul fait qu'un risque grave ne se réalise qu'exceptionnellement ; la responsabilité consécutive à la transgression 68 Nous rappelons l’étymologie de « inédit », du latin ineditus « qui n’a pas été publié ». 69 O. Pfersmann, « Lacunes et complétude », in Dictionnaire de la culture juridique (dir. D. Alland et S. Rials), Paris, Lamy-Puf, Quadrige-Dicos poche, 2003, p. 911 et s. 70 C. Atias, Questions et réponses en droit, Paris, Puf, L’interrogation philosophique, 2009, n°121. 71 Civ. 1ère, 9 octobre 2001, n° 00-14.564, Bull. Civ. I, n° 249 p. 157 ; RTD civ. 2002, p. 176, obs. R. Libchaber, « Retour sur une difficulté récurrente : les justifications du caractère rétroactif ou déclaratif de la jurisprudence ». 72 Civ. 1ère, 7 octobre 1998, JCP 1998. II. 10179, concl. J. Sainte-Rose et note P. Sargos, D. 1999. 145, note S. Porchy, somm.259, obs. D. Mazeaud.
  • 27. 27 de cette obligation peut être recherchée, aussi bien par la mère que par son enfant, alors même qu'à l'époque des faits la jurisprudence admettait qu'un médecin ne commettait pas de faute s'il ne révélait pas à son patient des risques exceptionnels (...) ». Si les faits de 1974 avaient été jugés avec le droit en vigueur en 1974, le médecin n’aurait pas été tenu responsable ; c’est le temps écoulé qui s’est fait le meilleur allié de la victime et le pire ennemi de la sécurité juridique. La Cour de cassation admet ensuite, comme un aveu pour se justifier que « nul ne peut se prévaloir d'un droit acquis à une jurisprudence figée ». 32 – Du connu vers l’inconnu – Les juges sont ici revenus vers un connu qu’ils ne connaissaient pas au moment des faits, comme si ce retour était plus important encore que ce mythe que l’on avait tant construit. On reviendrait alors au connu au moment où l’on parle, où l’on tranche, comme s’il nous était impossible de nous replacer dans un état de connaissance antérieur. Rien ne s’oublie, comme si le droit ne savait pas reculer, comme si la limite de la connaissance juridique était précisément un présent infranchissable. Tout ceci alors qu’une décision de justice tranche pour le passé. Il y aurait donc une dissonance assez remarquable et incommodante entre l’espèce passée et la connaissance du droit actuelle, que la Cour de cassation aurait tranchée dans ce cas en faveur de la seconde. La doctrine s’en est logiquement émue, dénonçant une insupportable injustice résultant d’une discordance des temps73 . Peut-on supposer qu’un progrès du savoir puisse justifier une telle décision ? « La loi du savoir est de s’améliorer par extension et par correction : savoir plus, savoir mieux »74 . Aurait-il été acceptable de faire acte d’une ignorance volontaire en faisant fi des principes tout juste dégagés ? A cette question il faudrait peut-être ajouter un sujet : acceptable pour qui ? Les juges n’ont pas voulu se résoudre à faire prévaloir la justice sur leur autorité. La justice évoquée plus haut75 aura été sacrifiée pour préserver le principe dégagé, pour préserver un progrès que le droit aurait fait. Seule la cohérence non pas temporelle mais conceptuelle du discours judiciaire pourrait en tirer profit. b. Un mythe préservé par la recherche d’une cohérence 33 – L’entretien de l’artifice – Aussitôt attaqué, aussitôt défendu, le mythe de la sécurité juridique semble résister encore et toujours – dans les formes au moins – à l’inédit qui se présente à lui. Il ne faut évidemment pas dire qu’on ne sait pas, que tel cas n’était pas prévu, qu’on est bien incapable de répondre. L’inédit de retour sert également à donner l’impression que 73 R. Libchaber, précité. 74 C. Atias, Epistémologie juridique, Paris, Dalloz, Précis Dalloz, 2002, n°119. 75 Cf. supra n°22
  • 28. 28 toutes les solutions sont déjà disponibles d’avance et que par conséquent le litige en présence ne surprend nullement la juridiction. Alors que le cas est inédit on le traite comme déjà dit. 34 – Le poids de l’habitude – Cette « attitude intellectuelle qui ramène le nouveau à l’ancien » pourrait selon Christian Atias trouver deux justifications76 . La première est un réflexe erroné, celui de la routine, de l’habitude de pensée. C’est par manque d’effort, par confort intellectuel que l’on revient au connu. A priori lorsqu’on évoque le traitement des cas inédits, l’habitude semble exclue d’avance : comment peut-on avoir l’habitude de ce que l’on n’a jamais vu ? Il n’en est pourtant rien car s’il est impossible d’être habitué à traiter cette situation qui ne s’est jamais présentée, il est sans doute plus probable d’avoir l’habitude de réagir d’une certaine façon quand un cas inédit se présente. Ainsi l’habitude de ramener le nouveau à l’ancien peut relever d’un automatisme, d’un piège de la routine tendu au praticien expérimenté qui ne verrait plus de l’espèce que ses « caractéristiques génériques »77 . Nous raisonnons continuellement avec les catégories du droit positif qui occupent notre esprit lors de l’opération de qualification. Le retour au connu est un effet de cette connaissance, qui peut prendre la forme d’une habitude et peut se muer en obstacle épistémologique. 35 – La cohérence du déjà dit – La deuxième justification possible est un réflexe cohérentiste traduisant – et sans doute est-ce un trait commun avec la sécurité juridique – la peur de la contradiction. C’est donc vers celle-ci que va notre inclination ; « parce qu’en soi, toute connaissance s’efforce à la cohérence »78 . Entretenir la cohérence par le retour c’est donner l’impression d’une part que tout se tient mais surtout donner l’impression que tout, pour ainsi dire, se tenait déjà. Un exemple permet de justifier notre propos : celui du problème de l’indu objectif79 . Contrainte de réduire ses effectifs, une société verse des indemnités dites de départ volontaire à ses salariés. Elle paye spontanément des cotisations à l’Urssaf calculées sur la base de ces indemnités alors qu’il ne s’agit pas de salaires mais de dommages-intérêts. Ce n’est qu’après coup que la société s’aperçoit qu’elle n’avait rien à payer, la Cour de cassation l’ayant précisé par le passé80 . Elle demande donc à être remboursée. L’article 1376 du code civil concerne l’accipiens81 76 C. Atias, Epistémologie juridique, Paris, Puf, 1985, p. 86. 77 C. Atias, « Juris dictio : redire l’inédit », D. 1992. 281. 78 C. Atias, précité. 79 Cass. Ass. Plén. 2 avril 1993, n° 89-15.490, Bull. 1993 A. P. N° 9 p. 12 ; D. 1993. 373, concl. Jéol, et p. 229, chron A. Sériaux, JCP 1993. II. 22051, concl. Jéol, Dr. Soc. 1993. 901 et chron. P. Chauvel, Defrénois 1993. 1380, obs. J.-L. Aubert, RTD civ. 1993. 820, obs. J. Mestre ; H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette et F. Chénedé, Les grands arrêts de la jurisprudence civile, tome 2, Paris, Dalloz, 13ème édition, p. 512 et s. 80 Cass. Soc. 27 novembre 1985, n°83-16.653, Bull. Civ. V, n°563. 81 C. Civ. Art. 1376 : « Celui qui reçoit par erreur ou sciemment ce qui ne lui était pas dû s’oblige à le restituer à celui de qui il l’a indûment reçu. »
  • 29. 29 et prévoit pour lui une obligation de répétition, son acceptation du paiement pouvant résulter ou non d’une erreur de sa part. Mais le texte suppose que le solvens soit bien débiteur d’une autre personne ; en d’autres termes qu’il ait bien la qualité de solvens. De plus il suppose que l’accipiens ne soit pas le bon mais qu’il existe bien un accipiens. Or en l’espèce ce n’est justement pas le cas puisque la société n’a pas payé la mauvaise personne : elle ne devait tout simplement payer personne d’autre. L’article 1377, alinéa 1er , vise quant à lui l’erreur du solvens82 . En l’espèce, la société, par erreur se croyait bien débitrice. Mais elle n’a pas acquitté une dette à quelque créancier que cela soit, puisqu’il n’y a justement ni dette ni créancier, ni débiteur. La société a juste payé spontanément une somme, parce qu’elle s’est crue obligée de le faire. Bien que la société se soit crue débitrice, l’article 1377 suppose d’autres conditions qui empêchent de l’appliquer à cette situation. Il en va de même pour l’article 1376 : le solvens n’est pas plus débiteur que l’accipiens n’est créancier ! Serait-ce une impasse ? Serions tombés dans le piège d’une lacune ? Selon Otto Pfersmann, une vraie lacune se manifeste dans trois types de cas : quand l’ordre juridique ne contient pas une norme générale que l’on estime souhaitable ; quand un cas particulier devrait trouver telle ou telle solution mais que les ressources du droit positif ne permettent pas d’y parvenir ; ou quand une norme générale existe mais que sa formulation paraît si obscure qu’on ne sait comment l’appliquer83 . Peut-on dire en l’espèce qu’il y a lacune ? Contrairement aux apparences, une telle conclusion paraît bien improbable en ce qu’une réponse a bien été trouvée84 , la lacune n’ayant au mieux que pu servir d’argument. Le cas ne s’était jamais présenté et pourtant l’ordre juridique contient une norme générale permettant de trancher, et les ressources du droit positif permettent de parvenir à une solution. L’existence d’une lacune, et l’arrêt le prouve, ne dépend que du niveau de généralité adopté pour traiter le cas. La Cour répond « qu’il résulte des articles 1235 et 1376 du code civil que ce qui a été payé indûment est sujet à répétition, (...) que dès lors, les cotisations litigieuses n’étant pas dues, la société était en droit, sans être tenue à aucune autre preuve, d’en obtenir la restitution ». Les juges sont en fait ici revenus à l’article 1235, alinéa 1er, disposition plus générale aux termes de laquelle « tout payement suppose une dette : ce qui a été payé sans être dû est sujet à répétition ». Le paiement, au sens technique du terme, est l’exécution d’une obligation85 . Nulle obligation néanmoins ici. Si tout payement suppose une dette ; a contrario l’absence de dette suppose l’absence de payement. A s’en tenir à la motivation de l’arrêt, le cas n’était pas inédit mais déjà dit par l’article 1235 et il convenait seulement de le préciser ou mieux encore, de le rappeler. Cet inédit-là était donc déjà 82 C. Civ. Art. 1377, alinéa 1er : « Lorsqu’une personne qui, par erreur, se croyait débitrice, a acquitté une dette, elle a le droit de répétition contre le créancier. » 83 O. Pfersmann, précité. 84 C. Atias, Questions et réponses en droit, précité, n°121. 85 G. Cornu, Vocabulaire juridique, Paris, Puf, Quadrige, 11ème édition, 2016, p. 730.
  • 30. 30 dit, le jamais vu ramené vers le connu pour faire apparaître le discours comme cohérent et surtout, conforme à l’idéal de sécurité juridique. Tout se passe comme si le discours était vidé de ses contradictions potentielles et que l’on choisissait à cette fin, une solution qui peut s’intégrer à l’ensemble comme si elle le continuait, « comme s’il fallait absolument continuer le roman plutôt que recommencer »86 . C’est sans doute l’idée d’une continuité qui est à l’œuvre ici : en cas d’erreur du solvens, il y a lieu à répétition de même qu’en cas d’erreur de l’accipiens. S’il fallait retenir l’erreur ou le simple fait que la somme n’était pas due comme dénominateur commun, il paraîtrait incohérent que l’indu objectif ne soit pas également sujet à répétition. En somme l’histoire continue sur sa lancée, suivant le mouvement qu’elle avait déjà amorcé. 36 – Cohérence a contrario – Si on a classé sous l’article 1235 un cas qu’il ne prévoyait pas, on l’a fait par le jeu d’une certaine interprétation, on a fait prendre au texte un certain sens. L’interprétation a contrario de la disposition générale est présentée par la Cour de cassation comme « résultant » du texte. Elle aurait été révélée à l’occasion du traitement du cas mais était déjà présente, comme immergée entre les mots. Comment justifier l’inédit de retour ici ? Est-ce, pour reprendre la dichotomie précédemment empruntée à Christian Atias87 , l’effet d’une habitude de pensée ou d’un réflexe cohérentiste ? L’habitude a peut-être joué, mais il est hasardeux de se prononcer sur son compte sans mener une étude psychanalytique des décisions de justice. La recherche d’une cohérence semble en revanche moins douteuse, celle-ci étant une tendance naturelle de l’esprit88 . Tout cas inédit n’appelle pas directement une solution inédite : point d’invention ni de troisième voie ici, la réponse est donnée sans contredire l’ensemble déjà existant. L’entretien d’une cohérence du discours joue au profit de l’entretien du mythe de la sécurité juridique puisque l’ensemble est conforté et se présenterait comme exempt de failles ou de contradictions89 . L’idée d’un droit prévu d’avance est donc sauve dans le discours judiciaire. L’impression de déjà dit ou de déjà vu se maintient alors d’autant plus et c’est cette fois l’argument a contrario qui en a été l’outil. Faire parler le texte jusqu’à lui faire dire ce qu’il aurait pu dire mais ne dit pas, voilà la recherche de cohérence non pas entre le texte et le cas mais au regard de l’ensemble des solutions connues, pour le justifier à tout prix devant la nouveauté. 86 R. Dworkin, Law’s Empire, Oxford, Hart Publishing, 1993, p. 230-231. 87 Cf supra, n°34 88 Cf supra, n°19 89 Voir A. Lalande, Vocabulaire technique et critique de la philosophie, Paris, Puf, Quadrige-Dicos poche, 3ème édition, 2010, p. 146 : « Cohérence. (…) Absence de contradiction et de disparate entre les parties d’un argument, d’une doctrine, d’un ouvrage (...). »
  • 31. 31 37 – L’expression d’un savoir – Un savoir est donc mis en œuvre au-delà des textes qui n’en étaient que le signe. La confrontation des textes à l’inédit fait émerger ce qui n’était pas dit ; des aspects inconscients mais pourtant bien présents. L’inédit de retour fait émerger un savoir jusqu’à lors enfoui. Par le traitement d’une situation imprévue et jamais vue, les bords tranchants des concepts sont questionnés et affinés : c’est un savoir qui est mobilisé par la question des limites du concept en présence. Faut-il considérer qu’elles s’étendent jusqu’à tel cas ; faut-il s’en garder ? Cette idée de limite ne va pas sans rappeler ce que disait Martin Heidegger en affirmant que « la limite n’est pas ce où quelque chose cesse, mais bien, comme les Grecs l’avaient observé, ce à partir de quoi quelque chose commence à être »90 . Le droit ne fait qu’advenir et ne cesse jamais91 , les limites de ses concepts étant sans cesse questionnées par l’infinie diversité du quotidien. Le droit commence donc à être à chaque espèce, à chaque question de qualification ; et le retour au connu semble être un mode d’expression d’un savoir des juristes, d’une chose qu’ils auraient tous en commun. Expliquer une loi ou une décision semble alors prendre le caractère d’une maïeutique : on fait apparaître « des raisons inaperçues par l’auteur de la loi ou du jugement ; ce à quoi il avait été inconsciemment sensible »92 . Par le cas, la connaissance progresse et le retour au connu n’est qu’une des manières de répondre à la question, qu’une seule des attitudes possibles. Il ne serait que la confirmation d’une tendance, d’une direction déjà prise. Mais le cœur de ce savoir résiderait peut-être non pas dans le précédent mais dans la discussion toujours vive93 autour d’un droit encore jaillissant. 38 – Vers des créations nouvelles – Si le retour au connu n’est que l’une des réponses possibles, la discussion ne saurait s’y arrêter à chaque fois. Il semble être des cas où le connu ne suffit pas et où la création apparaît comme nécessaire, brisant les habitudes qui tenaient alors le premier rôle. Ainsi l’inédit est parfois reconnu, l’inconnu est parfois accepté comme tel. Assumé par les juges, le cas inédit deviendrait l’occasion de mettre en œuvre un pouvoir créateur : du cas inédit on parviendrait à une solution inédite. 90 M. Heidegger, « Bâtir, habiter, penser », in Essais et conférences, trad. André Préau, Paris, Gallimard, 1958, p.183. 91 C. Atias, Théorie contre arbitraire, Paris, Puf, Les voies du droit, 1987, p. 17. 92 C. Atias, Epistémologie juridique, précité, p. 87. 93 C. Atias, Science des légistes, savoir des juristes, Aix-en-Provence, PUAM, 3ème édition, 1993, p. 141.
  • 32. 32 B) La reconnaissance de l’inédit : de la question à la création 39 – Briser les chaînes – Rien n’est définitif. Certes des obstacles ont été créés, des habitudes ont été prises et ont été confortées ; mais rien de tout cela n’est insurmontable. Aucun obstacle n’est gravé dans le marbre. Si elle est parfois une barrière, l’habitude peut également être un instrument de la liberté : la création est permise. Elle est permise pour aller contre ce qui avait neutralisé notre regard, contre l’automatisme qui avait condamné l’analyse. « Il semble donc que la puissance de contracter des habitudes durables [...] appelle à sa suite une autre faculté qui en corrige ou en atténue les effets, la faculté de renoncer, le cas échéant, aux habitudes qu’on a contractées ou même aux dispositions naturelles qu’on a su développer en soi (...) »94 . Le juge bien qu’il en ait l’habitude, ne ramène pas toujours vers le connu. Parfois il abandonne la binarité et il peut lui arriver, bien que le phénomène soit assez rare, de créer et ainsi d’élargir le champ des possibles. Nous appellerons les cas où cela se produit inédits de création. Par une activité de création, le juge manifeste un pouvoir, une autorité qui lui permet de saisir le monde autrement (a). Mais la création n’intervient jamais d’emblée mais à l’issue du débat judiciaire. L’une des parties est parvenue à faire accepter l’idée que son cas était nouveau, trop atypique pour les catégories déjà existantes. Peut-être est-ce parce qu’elle a su poser la bonne question, orientant alors le débat dans une direction favorable (b). Si la création est permise elle est toutefois extrêmement rare, sans doute parce que lourde de conséquences. Ainsi lorsqu’elle a lieu, elle s’inscrit dans la construction d’un certain sens, d’une direction qui demeure soucieuse de ne pas complètement déséquilibrer l’ensemble de sorte à toujours le laisser apparaître comme cohérent (c). 1. L’expression d’un pouvoir 40 – Un pouvoir de création – On ne présente plus les articles 4 et 5 du code civil95 . Le premier interdit le silence ; le deuxième la généralité. Dans le premier, le juge se voit imposer le devoir de juger, de trancher quoi qu’il arrive. L’invitation à la création est implicite : le juge ne devant pas s’abstenir de répondre, il doit à un moment ou à un autre créer. On pourrait en synthétisant les deux textes en déduire un devoir de création réduit, limité à l’espèce tranchée96 . Le droit de la 94 H. Bergson, Mélanges. Durée et simultanéité. Correspondance. L'idée de lieu chez Aristote., Paris, Puf, Grands ouvrages, 1972, p. 321-322. 95 C. Civ. Art. 4 : « Le juge qui refusera de juger, sous prétexte du silence, de l'obscurité ou de l'insuffisance de la loi, pourra être poursuivi comme coupable de déni de justice. » ; Art. 5 : « Il est défendu aux juges de prononcer par voie de disposition générale et réglementaire sur les causes qui leur sont soumises. » 96 F. Gény, Méthodes d’interprétation et sources en droit privé positif, tome II, Paris, 1919, p. 35.
  • 33. 33 responsabilité en fournit de bons contre-exemples en ce que des revirements ont consacré des concepts qui n’étaient pas présents au moment où l’espèce s’est présentée. Prenons l’exemple de la responsabilité du fait des choses. Au moment où la création prétorienne est intervenue, les cas n’étaient pas nouveaux mais les solutions l’étaient et sont ensuite restées, de sorte que le pouvoir créateur n’est pas un mythe. Il a fallu par exemple attendre l’arrêt Teffaine97 pour que la Cour de cassation crée, avec les ressources alors disponibles, un principe général de responsabilité du fait des choses98 . La création de ce principe a nécessité d’interpréter extensivement l’article 1384, alinéa 1er , contre sa raison d’être : il n’était destiné à être qu’une simple annonce de plan99 . Le juge a donc créé, il a apporté une pierre qui manquait à l’édifice. Sans toutefois l’avouer pleinement, il a fait usage d’un pouvoir de création et celui-ci ne s’est pas limité à l’espèce. L’arrêt a pu servir de précédent au soutien d’une argumentation dans une espèce voisine, invitant le juge à se suivre lui- même. 41 – L’autorité créatrice – Entre le retour et la création, un trait commun demeure : le besoin d’une apparence de stabilité. Dans les deux cas, l’ignorance n’est pas avouée. La construction du droit se poursuit alors que l’on veut donner l’apparence de la prévisibilité et de la stabilité100 . Comme nous l’avons vu, l’article 4 du code civil oblige le juge à statuer, même si les textes sont silencieux ou obscurs, une activité de création pouvant être incluse dans son office. Le juge va rendre justice, en faisant usage des pouvoirs qui lui ont été transmis par l’Etat : la jurisdictio, c’est- à-dire le pouvoir de mettre fin à une contestation en disant le droit ; et l’imperium, c’est-à-dire le pouvoir d’injonction destiné lui permettant de faire exécuter sa décision101 . Rendue « au nom du peuple français », la décision du juge fera autorité. Mais qu’entendre par ce terme ? Si l’on entend couramment par autorité le droit d’accomplir et de faire accomplir des actions102 , on peut également revenir au sens premier du terme à savoir le répondant latin auctoritas, dérivant lui- même du verbe auguere, augmenter103 . Augmenter, c’est pour ainsi dire créer, prolonger. L’autorité implique donc un acte de création, que le code civil ne reconnaît qu’implicitement, à travers l’article 4 ; et qu’il limite aussitôt par l’article 5. La force créatrice des décisions est de plus en plus 97 Cass. Civ. 16 juin 1896, S. 1897. 1. 17., « Considérant, en outre, que le propriétaire d’un bâtiment est responsable du dommage causé par sa ruine, lorsqu’elle est arrivée par un vice de construction ; que par analogie, il est juste de décider qu’en confiant à Teffaine une machine, Guissez et Cousin sont responsables du dommage qui a été occasionné par un vice de construction de ladite machine. » 98 Cf. infra n°93. 99 C. Civ. Art. 1384, al. 1er : « On est responsable non seulement du dommage que l'on cause par son propre fait, mais encore de celui qui est causé par le fait des personnes dont on doit répondre, ou des choses que l'on a sous sa garde. » 100 Cf supra, n°25 et 26. 101 J.-L. Bergel, Théorie générale du droit, Paris, Dalloz, 4ème édition, 2003, p. 333, n°288. 102 M. Potchensky, « Autorité », in Dictionnaire de philosophie (dir. J.-P. Zarader), Paris, Ellipses, Ellipses-poche, 2ème édition, 2014, p. 83. 103 A. Damien, « Autorité », in Dictionnaire de la culture juridique, précité, p. 112.
  • 34. 34 reconnue, notamment à la fin du XXème siècle, de sorte que l’on peut s’interroger sur la pertinence de la prohibition des arrêts de règlement de nos jours104 . 42 – Un concept nouveau – L’arrêt de la première chambre civile du 12 juillet 1989105 en est un bel exemple. En l’espèce, un contrat de vente est conclu entre deux parapsychologues avec pour objet la vente de matériel servant à pratiquer la divination. Or cette pratique est au moment de la vente interdite par l’article R.34-7° de l’ancien code pénal106 . L’acheteur refuse de payer le prix en invoquant l’illicéité de la cause du contrat. L’article 1131 du code civil dispose que « l’obligation sans cause, ou sur une fausse cause, ou sur une cause illicite, ne peut avoir aucun effet ». Le texte fait bien mention de cause de l’obligation et non de cause de contrat. Le vendeur réclame le paiement de la chose, la cause de l’obligation étant le transfert de propriété ; l’acheteur quant à lui refuse prétextant que la cause déterminante de l’engagement, ici la pratique de la divination, était illicite. Le litige s’articule donc autour de la cause en tant que condition de validité du contrat, et il est l’occasion de questionner le concept de cause. Ce n’est pendant bien longtemps qu’en termes d’existence que la cause a été entendue ; de manière objective et abstraite, toujours la même dans chaque type de contrat107 . Ainsi la cause de l’obligation de donner dans le contrat de vente réside dans le transfert de la propriété de la chose objet du contrat. De manière plus générale dans les contrats synallagmatiques, la cause de l’engagement d’une partie réside dans l’objet de l’obligation de l’autre, de sorte que les obligations réciproques se servent mutuellement de cause108 . Ainsi, dans un contrat de vente, la cause de l’engagement de l’acheteur réside dans l’obtention de la chose achetée ; et la cause de l’engagement du vendeur dans le paiement du prix. On s’engage dans un contrat pour quelque chose, en considération d’un certain but ; il faut selon l’article 1131 que notre engagement ait une cause pour que l’obligation ait un effet. Le mobile lointain de l’engagement n’importe donc pas. Si l’on s’engage à payer un certain prix, ce peut être pour acheter une voiture ; peu importe que l’on achète une voiture dans le but de réaliser un tour de France des autoroutes. Peu importe les motivations personnelles qui président à l’engagement, peu importe les mobiles ; étant variables dans chaque espèce, leur prise en compte nuirait à la 104 L. Depambout-Tarride, « Juge (Longue durée) », in Dictionnaire de la culture juridique (dir. D. Alland et S. Rials), Paris, Lamy-Puf, Quadrige-Dicos poche, 2003, p. 871. 105 Civ. 1ère, 12 juillet 1989, n°88-11.443, Bull. Civ. I., n° 293, p. 194, JCP 1990. II. 21546, note Y. Dagorne-Labbé, Defrénois 1990. 358, obs. J.-L. Aubert) 106 C. Pén. (ancien), art. R.34-7° : « Seront punis d'une amende de 600 F à 1300 F inclusivement : 7. Les gens qui font métier de deviner et pronostiquer, ou d'expliquer les songes ». 107 J. Ghestin, G. Loiseau et Y.-M. Serinet, Traité de droit civil. La formation du contrat. Tome 2 : L’objet et la cause – Les nullités, Paris, Lextenso éditions, LGDJ, 4ème édition, 2013, p. 349, n°506. 108 M. Fabre-Magnan, Droit des obligations. Tome 1 – Contrat et engagement contractuel, Paris, Puf, Thémis Droit, 3ème édition, 2012, p. 428.
  • 35. 35 sécurité juridique109 . Mais qu’en est-il de la licéité ? C’est justement le problème qui s’est posé en l’espèce. S’agissant d’un contrat synallagmatique, les obligations des parties n’étaient nullement originales ni illicites ; somme toute une banale vente. Mais la cause lointaine de l’engagement de l’acheteur était de pratiquer la divination à l’aide du matériel acheté ; le mobile de cet engagement était illicite. Mais l’article 1131 ne fait mention que de cause de l’obligation et ne renverrait donc qu’à cet aspect objectif. La Cour de cassation afin de trancher, opère une distinction dont elle ne se cache pas : « si la cause de l’obligation de l’acheteur réside bien dans le transfert de propriété et dans la livraison de la chose vendue, en revanche la cause du contrat de vente consiste dans le mobile déterminant, c’est-à-dire celui en l’absence duquel l’acquéreur ne se serait pas engagé ». Il n’est pourtant nulle part dans la loi fait mention de cause du contrat : la Cour a donc fait accéder au droit positif un concept qu’il ne contenait pas afin de trancher le litige dans un certain sens et de répondre à une certaine question. Pour juger de la licéité la Cour a, contre l’article 1131, apprécié le mobile, la cause lointaine. Ce faisant elle a opéré une distinction qui n’était pas de droit positif. La cause du contrat est donc celle qui a déterminé la partie à s’engager et en l’espèce il s’agissait de l’exercice d’une pratique prohibée : c’est en considérant cela que les juges ont tranché. 43 – Une redite en guise de création – Si le concept de cause du contrat n’était pas dans les textes invoqués au soutien de la décision, on en déduit peut-être quelque peu rapidement que les juges ont inventé le droit. Ont-ils véritablement ici fait acte de création ? Sans doute l’ont-ils fait en un sens matériel : ils ont de par leur décision, créé une certaine situation110 . Sans doute ont-ils créé au regard du seul droit positif alors en vigueur. Mais il sans doute plus exact de noter qu’ils ont fait accéder au droit positif un concept qui leur préexistait, ils ne l’ont pas inventé de toutes pièces mais lui ont seulement donné vie. C’est en fait Du Moulin le premier qui a affirmé une conception subjective de la cause : elle était pour lui presque intégralement contenue dans la psychologie des parties111 . Pothier a ensuite insisté sur une distinction à faire selon les contrats entre cause efficiente de l’obligation et cause de l’engagement112 . Autrement dit, l’idée d’apprécier les mobiles, de retenir la cause lointaine de l’engagement des parties n’était pas nouvelle ! En ce sens la Cour de cassation se serait dans notre exemple fait le relai d’un discours doctrinal au mépris du texte adopté après lui. C’est une redite tardive qui implique une certaine sélection dans 109 H. Capitant, F. Terré, Y. Lequette et F. Chénedé, précité, p. 94. 110 Voir A. Lalande, précité, « Création » peut s’entendre de la « production d’une chose quelconque, en particulier si elle est nouvelle dans sa forme mais au moyen d’éléments préexistants : création d’une oeuvre d’art, création d’une route ; imagination créatrice ». 111 D. Deroussin, Histoire du droit des obligations, Economica, Corpus Histoire du droit, 2ème édition, 2012, p. 341-342. 112 D. Deroussin, précité, p. 344-345.
  • 36. 36 des connaissances. Les juges sont, par cet inédit de création, revenus en vérité à un savoir volontairement oublié. La sélection s’est faite différemment que par le passé pour trancher la présente espèce. Toutefois, la sélection est différente de celle observée avec l’inédit de retour en ce que dans ce cas, les juges ont certes fait appel à un concept qu’ils connaissaient mais dont ils s’interdisaient l’usage. Par quoi leur était-il défendu ? Peut-être par le mythe de la sécurité juridique, peut-être par les évolutions doctrinales qui ont suivi ou tout juste précédé le code ? Si les réponses à ces questions ne peuvent relever que de la spéculation ; la lettre de l’article 1131 n’évoque pas plus le concept mobilisé. Peut-être que l’absence de définition a permis la marge de manœuvre suffisante pour laisser aux juge libre cours à l’usage de distinctions nouvelles vis-à-vis du droit en vigueur. 44 – Des sources taries – L’une des conséquences directes de l’inédit de création tel que présenté ici, est la remise en cause de la théorie des sources du droit. Celle-ci s’est tellement imposée dans l’enseignement du droit qu’elle peut être vue aujourd’hui comme une évidence en dépit du caractère vague du terme « source »113 . Le droit serait trouvable à ses sources, il jaillirait d’un ensemble de règles et son domaine serait clairement délimité114 . La jurisprudence, entendue en France comme l’ensemble des décisions de justice en serait exclue ou à tout le moins ne saurait être assimilée aux sources formelles que sont la loi et le règlement115 . Mais justement, et l’inédit de retour en est une illustration flagrante, la théorie des sources ne souffre-t-elle pas de la simplicité d’une métaphore impropre à présenter le phénomène juridique ? Si l’image de la source jaillissante est séduisante, la théorie pêche par manque d’unité : elle est rendue complexe par l’absence d’unification des thèses de ses partisans, des désaccords persistent sur le contenu de la liste116 . La loi y occuperait une place indiscutable, et pourtant dans l’arrêt qui a retenu notre attention sur l’inédit de création, l’article 1131 a été littéralement méconnu et le juge a introduit un concept auquel il a fait produire des effets. Où est donc la véritable source ? En suivant une logique sourcière, en remontant la cascade, il ne faudrait d’ailleurs pas s’arrêter à la décision justice. Puisque celle-ci empruntait un concept au discours doctrinal, c’est à la doctrine que reviendrait le titre. Mais encore, puisque les situations de fait enclenchent le processus de découverte, c’est vers les faits qu’il faudrait remonter pour trouver le droit ! La théorie des sources révèle ici sa faiblesse intrinsèque : aucune liste ne peut contenir le droit, celui ne pouvant se laisser enfermer. L’exigence d’une formalité ne serait qu’un artifice : si la réalité économique, sociale ou idéologique pouvait produire du droit, la théorie des sources n’aurait plus de raison 113 P. Jestaz, « Source délicieuse », RTD civ. 1993. 73 114 C. Atias, Questions et réponses en droit, précité, p. 121, n°177. 115 F. Terré, Introduction générale au droit, Paris, Dalloz, Précis Dalloz, 10ème édition, 2015, p. 289, n°361. 116 C. Atias, Philosophie du droit, Paris, Puf, Thémis Droit, 3ème édition, p. 197.
  • 37. 37 d’être117 . Un tel traitement des cas inédits montre avant tout l’expression d’un pouvoir du juge alors que l’inédit de retour se présenterait plutôt comme un savoir. Le juge est ainsi indéniablement créateur de droit ; ce qui remet en question la théorie des sources du droit à double titre : la jurisprudence est dans ces cas une source du droit ; de même que les faits qui ont animé le débat. 2. Le rôle déterminant de la question de droit 45 – Expérience – Jusqu’à présent, nous avons étudié deux méthodes, deux attitudes dans le traitement des cas inédits. La première, l’inédit de retour, consistait à ramener le cas inédit vers le connu, à l’assimiler aux catégories déjà présentes dans notre entendement. Un concept voit son extension accrue afin de pouvoir y subsumer le cas. La deuxième, l’inédit de création, consistait à ajouter une catégorie à cet entendement pour y faire entrer le cas : un concept jusqu’à lors absent accède au droit positif. Pourquoi ces deux méthodes existent-elles ? Le choix opéré entre l’une et l’autre est-il anodin, est-il indifférent ? Afin de répondre à cette question nous allons procéder ici à une expérience. Que se passerait-il si nous opérions un renversement de ces méthodes ? L’idée est la suivante, nous souhaitons traiter un cas de retour au connu avec la méthode de l’inédit de création et traiter un cas de création avec la méthode de l’inédit de retour. Si nous reprenons l’arrêt du 19 février 2014118 , un congé non motivé avait été assimilé à un congé mal motivé à l’aide d’un argument a fortiori. Traiter ce cas comme un inédit de création revient à créer un concept pour lui ; ainsi en suivant cette logique, nous ne devrions pas opérer d’assimilation mais créer un concept correspondant à l’espèce. Le congé non motivé deviendrait alors une catégorie à part entière, au même titre que celle de congé insuffisamment motivé qui était déjà connue mais inapplicable. La conséquence qui en découle est une différence de solution : si l’on crée un concept au lieu d’accroître l’extension d’un autre, les résultats ne sauraient être identiques – à moins de volontairement priver la démarche de toute utilité –. Par cette opération on admettrait que la situation est de nature différente ; et qu’il faille donc la traiter différemment en lui appliquant de fait un autre régime119 . En appliquant une méthode différente, la solution est différente. Interrogeons-nous maintenant en reprenant l’arrêt du 12 juillet 1989 dans lequel il était question de cause du contrat. Si justement distinction n’avait pas été faite entre cause de l’obligation et cause du contrat, si l’on s’en était tenu à la lettre du code civil ; la solution aurait été également différente. En revenant vers le connu au lieu d’aller vers la création, nous pouvons 117 C. Atias, Questions et réponses en droit, précité, p. 126, n°184. 118 Cf. supra n°16. 119 J.-L. Bergel, « Différence de nature (égale) différence de régime », RTD civ., 1984, p. 255 et s.
  • 38. 38 étendre à loisir le concept de cause de l’obligation sans changer sa nature. Nous arrivons donc encore, à un résultat différent : la cause de l’obligation résidant dans l’objet de la prestation de l’autre, celle-ci existant et les choses vendues n’étant pas en elles-mêmes hors commerce ; le contrat n’a plus aucune raison de ne pas produire ses effets. Ainsi lorsque nous interchangeons les traitements des deux cas types, nous arrivons immanquablement à des solutions différentes. 46 – Contingence de la méthode – Cette expérience n’est en réalité qu’une illustration de la première phrase de l’Ethique à Nicomaque : « Toute technique et toute démarche méthodique – mais il en va de même de l’action et de la décision – semble viser quelque chose de bon »120 . Le choix de la méthode serait donc dépendant du résultat visé, de sorte que la méthode serait contingente. Elle interviendrait seulement en deuxième lieu, c’est-à-dire entre la question et la réponse. De quel côté doit alors se placer notre étude ? A en croire Aristote, c’est la réponse qui décide de tout le reste, de sorte que l’on ne travaillerait qu’en fonction d’elle. La réponse règne et dicte le reste, la présentation syllogistique des décisions judiciaire ne servant qu’à masquer le fait que la solution ait déjà été choisie dès le départ121 . Mais reste la question de savoir ce qui a déterminé cette réponse. Serait-il pertinent alors de n’étudier que la sélection des réponses ? C’est cette voie qu’a suivi Michel Troper en retenant que l’interprétation était une fonction de la volonté et non de la connaissance ; et que les textes n’ayant aucun sens a priori, la norme est produite au cours de ce processus d’interprétation122 . Une telle prise de position nie au discours juridique toute autonomie ; il ne serait qu’une des manifestations du politique, et la seule science politique pourrait alors suffire à l’expliquer. Bien que le droit ne soit pas idéologiquement neutre – le choix des règles reposant sur un jugement de valeur –, la seule approche politiste est insuffisante à expliquer la logique interne du discours, précisément parce qu’elle y renonce en niant sa possibilité même. Dans la pratique juridique, le droit nous apparaît principalement sous la forme d’un discours : discours du législateur, discours de la doctrine, discours du juge, etc. Le droit est avant tout un discours : il n’existe pas à l’état naturel. Un discours obéit à des règles de formation qui lui sont propres. Faire apparaître ces règles de formation est le projet entrepris par Foucault dans L’Archéologie du savoir. Il entend, en recherchant les conditions d’apparition d’un discours ; faire apparaître les conditions de formation des « choses dites ». Selon lui, une pratique discursive forme un savoir ; et peut donner lieu à une élaboration scientifique123 . Il faut donc 120 Aristote, Ethique à Nicomaque, trad. R. Bodéüs, Paris, Flammarion, GF, 2004, p. 47. 121 J.-L. Bergel, Méthodologie juridique, précité, p. 147 ; J. Ghestin, G. Goubeaux et M. Fabre-Magnan, Traité de droit civil, introduction générale, Paris, LGDJ, 4ème édition, 1994, n°55. 122 M. Troper, « Une théorie réaliste de l’interprétation », in La théorie du droit, le droit et l’Etat, Paris, Puf, 2001, p. 69- 84. 123 M. Foucault, Archéologie du savoir, Paris, Gallimard, 1969, p. 240.
  • 39. 39 étudier les éléments de la pratique discursive pour d'une part pouvoir se prononcer sur l'existence d'un savoir et d'autre part pouvoir en identifier la logique interne. Foucault veut rendre aux énoncés leur caractère d'événements afin de pouvoir les mettre en relation avec des événements d'ordre technique, pratique, etc. Il s’agit de rechercher comment l'autonomie du discours n'en fait pas pour autant une pure idéalité, une abstraction dégagée de tout rapport avec le concret. La question de droit est justement l’événement déclencheur du discours juridique ; c’est pourquoi elle doit retenir l’attention pour expliquer la logique interne de ce discours. Si en apparence les réponses semblent régner, ce n’est précisément qu’en apparence. 47 – Le règne apparent des réponses – Le juriste passe son temps à répondre à des questions. Quand une question lui est posée, il est supposé pouvoir y apporter une réponse dite juridique. La question de droit aurait vocation à s’éteindre assez rapidement en supposant que le rôle du droit soit justement d’apporter des réponses à des questions particulières. Ainsi la question serait posée au juriste ; il ne ferait que la reformuler et n’y prendrait un rôle actif qu’accidentellement. La question serait alors reçue prête à l’emploi et non pas découverte. Si les hommes ont souvent peur du problématique124 , le juriste ne semble pas faire exception. Puisqu’elle est déjà là, la question est alors oubliée, considérée comme une simple porte d’entrée qui serait vite derrière le juriste et qui ne lui serait plus d’aucun secours une fois passée. Elle resterait derrière lui, définitivement, toujours identique à elle-même, appelant une seule réponse. La question disparaît pour laisser place à la réponse et à l’impression que tout commence désormais par elle, qui ne répond plus à rien125 . L’impression donnée est celle d’un droit simple, clair, cohérent et complet : on assiste alors à un phénomène d’ « auto-censure du raisonnement juridique »126 . 48 – Le caractère déterminant de la question – La question de droit détermine la discussion, c’est en fonction d’elle que le débat prendra tel sens ou tel autre, que telle ou telle argumentation sera retenue, que telle ou telle issue sera donnée. Un exemple suffit pour s’en convaincre. Dans l’arrêt de la troisième chambre civile du 19 décembre 2012127 , la question retenue a orienté le débat dans une direction qu’il n’aurait pas dû prendre. En l’espèce un propriétaire qui consent un bail sur un terrain pour que le locataire exploite une activité de parc de chasse. Le bail est conclu pour neuf ans. Cinq ans plus tard, la direction départementale de l’agriculture et des forêts délivre 124 M. Meyer, La problématologie, Paris, Puf, Que sais-je, 2010, p. 10. 125 M. Meyer, précité. 126 C. Atias, Devenir juriste. Le sens du droit, Paris, LexisNexis, 1ère édition, 2011, p. 120, n°220. 127 Civ. 3ème 19 déc. 2012, n°11-28.170, Bull. Civ. III., n°187, AJDI 2014, p.130, note N. Damas, « Obligation de délivrance et interdiction d’exploiter » ; RDC 2013/2, note J.-B. Seube, « Les clauses aménageant les obligations de délivrance et d'entretien du bailleur sont d'interprétation restrictive ».