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Le roman
CORPUS ET SUJETS 2 Séries ES, S - Sujets inédits


Objet d’étude : Le roman et ses personnages :
visions de l’homme et du monde.

                                       CORPUS
 TEXTE A. Stendhal, Le Rouge et le Noir, 1re partie, chapitre V,
   « Une négociation », 1830.
 TEXTE B. Victor Hugo, Quatrevingt-treize, 1874.
 TEXTE C. Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932.
 TEXTE D. André Malraux, La Condition humaine, 1933.


                                      ÉCRITURE
I. Vous répondrez d’abord à la question suivante.
Question (4 points)
Après avoir repéré dans les différents extraits les personnages qui expriment un refus
ou une révolte, vous comparerez les relations qu’ils entretiennent avec leur milieu.
II. Vous traiterez ensuite, au choix, l’un des sujets suivants.
1. Commentaire (16 points)
Vous commenterez le texte de Céline (texte C).
2. Dissertation (16 points)
Dans une lettre à sa sœur Pauline Beyle, datée du 3 août 1804, Stendhal écrit :
« Tu sais bien que, dans les romans, l’aventure1 ne signifie rien : elle émeut, et
voilà tout ; elle n’est bonne ensuite qu’à oublier. Ce qu’il faut, au contraire, se
rappeler, ce sont les caractères. »
Vous commenterez cette affirmation en vous interrogeant sur l’importance des
caractères dans le roman et en vous appuyant sur des exemples tirés du corpus et
de vos lectures personnelles.
1. Aventure veut dire ici intrigue.

                                          1
Le roman

     3. Invention (16 points)
     Imaginez un personnage romanesque qui, dans un monologue intérieur, exprime
     les raisons et les moyens de sa révolte. Vous situerez ce personnage dans un contexte
     social ou familial précis.

     TEXTE A
     Stendhal, Le Rouge et le Noir, 1re partie, chapitre V,
     « Une négociation », 1830.
     [Le jeune Julien Sorel, fils de charpentier doué pour les études, a de très mauvaises
     relations avec son père. Celui-ci, pour s’en débarrasser, compte le placer chez
     M. de Rênal, le maire de Verrières.]
         – Réponds-moi sans mentir, si tu le peux, chien de lisard1, d’où connais-tu
     Mme de Rênal, quand lui as-tu parlé ?
         – Je ne lui ai jamais parlé, répondit Julien, je n’ai jamais vu cette dame qu’à
     l’église.
 5       – Mais tu l’auras regardée, vilain effronté ?
         – Jamais ! Vous savez qu’à l’église je ne vois que Dieu, ajouta Julien, avec un
     petit air hypocrite, tout propre, selon lui, à éloigner le retour des taloches2.
         – Il y a pourtant quelque chose là-dessous, répliqua le paysan malin, et il se
     tut un instant ; mais je ne saurai rien de toi, maudit sournois. Au fait, je vais être
10   délivré de toi, et ma scie n’en ira que mieux. Tu as gagné M. le curé ou tout
     autre, qui t’a procuré une belle place. Va faire ton paquet, et je te mènerai chez
     M. de Rênal, où tu seras précepteur des enfants.
         – Qu’aurai-je pour cela ?
         – La nourriture, l’habillement et trois cents francs de gage.
15       – Je ne veux pas être domestique.
         – Animal, qui te parle d’être domestique, est-ce que je voudrais que mon fils
     fût domestique ?
         – Mais, avec qui mangerai-je ?
         Cette demande déconcerta le vieux Sorel, il sentit qu’en parlant, il pourrait
20   commettre quelque imprudence ; il s’emporta contre Julien, qu’il accabla d’in-
     jures, en l’accusant de gourmandise, et le quitta pour consulter ses autres fils.
         Julien les vit bientôt après, chacun appuyé sur sa hache et tenant conseil. Après
     les avoir longtemps regardés, Julien ne pouvant rien deviner, alla se placer de
     l’autre côté de la scie, pour éviter d’être surpris. Il voulait penser mûrement à cette
25   annonce imprévue qui changeait son sort, mais il se sentit incapable de prudence ;
     son imagination était tout entière à se figurer ce qu’il verrait dans la belle maison
     de M. de Rênal.

                                               2
Le roman CORPUS ET SUJETS 2

         « Il faut renoncer à tout cela, se dit-il, plutôt que de se laisser réduire à manger
     avec les domestiques. Mon père voudra m’y forcer ; plutôt mourir. J’ai quinze
30   francs huit sous d’économie, je me sauve cette nuit ; en deux jours, par des chemins
     de traverse où je ne crains nul gendarme, je suis à Besançon ; là je m’engage
     comme soldat, et, s’il le faut, je passe en Suisse. Mais alors plus d’avancement,
     plus d’ambition pour moi, plus de ce bel état3 de prêtre qui mène à tout. »

     1. lisard : amateur de lectures ; le père de Julien s’est mis en colère quand il l’a vu lire au lieu
     de travailler à la scierie.
     2. taloches : gifles.
     3. état : condition sociale.




     TEXTE B
     Victor Hugo, Quatrevingt treize, 1874.
     [Hugo fait ici le portrait d’un des trois personnages principaux du roman,
     Cimourdain, ancien prêtre, acquis aux idées de la Révolution.]
         Cimourdain était une conscience pure, mais sombre. Il avait en lui l’absolu.
     Il avait été prêtre, ce qui est grave. L’homme peut, comme le ciel, avoir une séré-
     nité noire ; il suffit que quelque chose fasse en lui la nuit. La prêtrise avait fait la
     nuit dans Cimourdain. Qui a été prêtre l’est.
 5       Ce qui fait la nuit en nous peut laisser en nous les étoiles. Cimourdain était
     plein de vertus et de vérités, mais qui brillaient dans les ténèbres.
         Son histoire était courte à faire. Il avait été curé de village et précepteur dans
     une grande maison ; puis un petit héritage lui était venu, et il s’était fait libre.
         C’était par-dessus tout un opiniâtre1. Il se servait de la méditation comme on
10   se sert d’une tenaille ; il ne se croyait le droit de quitter une idée que lorsqu’il était
     arrivé au bout ; il pensait avec acharnement. Il savait toutes les langues de l’Europe
     et un peu les autres ; cet homme étudiait sans cesse, ce qui l’aidait à porter sa chas-
     teté, mais rien de plus dangereux qu’un tel refoulement.
         Prêtre, il avait, par orgueil, hasard ou hauteur d’âme, observé ses vœux ; mais
15   il n’avait pu garder sa croyance. La science avait démoli sa foi ; le dogme s’était
     évanoui en lui. Alors, s’examinant, il s’était senti comme mutilé, et, ne pouvant
     se défaire prêtre, il avait travaillé à se refaire homme, mais d’une façon austère ;
     on lui avait ôté la famille, il avait adopté la patrie ; on lui avait refusé une femme,
     il avait épousé l’humanité. Cette plénitude énorme, au fond, c’est le vide.

     1. opiniâtre : obstiné.

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Le roman

     TEXTE C
     Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932,
     Gallimard.
     [Le personnage principal, Bardamu, participe à la Grande Guerre. Il évoque cette
     expérience au début du roman.]
         […] Si on avait dit au commandant Pinçon qu’il n’était qu’un sale assassin
     lâche, on lui aurait fait un plaisir énorme, celui de nous faire fusiller, séance tenante,
     par le capitaine de gendarmerie, qui ne le quittait jamais d’une semelle et qui, lui,
     ne pensait précisément qu’à cela. C’est pas aux Allemands qu’il en voulait, le
 5   capitaine de gendarmerie.
         Nous dûmes donc courir les embuscades pendant des nuits et des nuits imbé-
     ciles qui se suivaient, rien qu’avec l’espérance de moins en moins raisonnable
     d’en revenir, et celle-là seulement et aussi que si on en revenait, qu’on n’oublie-
     rait jamais, absolument jamais, qu’on avait découvert sur la terre un homme bâti
10   comme vous et moi, mais bien plus charognard que les crocodiles et les requins
     qui passent entre deux eaux la gueule ouverte autour des bateaux d’ordures et de
     viandes pourries qu’on va leur déverser au large, à La Havane.
         La grande défaite, en tout, c’est d’oublier, et surtout ce qui vous a fait crever,
     et de crever sans comprendre jamais jusqu’à quel point les hommes sont vaches.
15   Quand on sera au bord du trou faudra pas faire les malins nous autres, mais faudra
     pas oublier non plus, faudra raconter tout sans changer un mot, de ce qu’on a vu
     de plus vicieux chez les hommes et puis poser sa chique1 et puis descendre. Ça
     suffit comme boulot pour une vie tout entière.
         Je l’aurais bien donné aux requins à bouffer moi, le commandant Pinçon, et
20   puis son gendarme avec, pour leur apprendre à vivre ; et puis mon cheval aussi
     en même temps pour qu’il ne souffre plus, parce qu’il n’en avait plus de dos ce
     grand malheureux, tellement qu’il avait mal, rien que deux plaques de chair qui
     lui restaient à la place, sous la selle, larges comme mes deux mains et suintantes,
     à vif, avec des grandes traînées de pus qui lui coulaient par les bords de la couver-
25   ture jusqu’aux jarrets. Il fallait cependant trotter là-dessus, un, deux… Il s’en
     tortillait de trotter. Mais les chevaux c’est encore bien plus patient que des
     hommes.

     1. chique : morceau de tabac que l’on mâche. La locution figurée « poser sa chique » (on dit
     aussi « avaler sa chique ») signifie « mourir ». Son niveau de langue est familier.




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Le roman CORPUS ET SUJETS 2

     TEXTE D
     André Malraux, La Condition humaine, 1933, Gallimard.
     [L’action se passe en Chine, à Shanghai, en 1927, où coexistent des milieux
     d’affaires occidentaux et un prolétariat local très malheureux. Une insurrection,
     orchestrée par le parti communiste, se prépare. Gisors est un Français, amateur
     d’art et homme de réflexion. Son fils Kyo, de mère chinoise, est engagé au côté des
     forces révolutionnaires. Tchen, révolutionnaire lui aussi, est issu d’une famille
     chinoise traditionnelle, qu’il a rejetée. Dans le passage, Gisors réfléchit aux moti-
     vations de Kyo et de Tchen, compagnons de lutte.]
          Kyo avait choisi l’action, d’une façon grave et préméditée, comme d’autres choi-
     sissent les armes ou la mer : il avait quitté son père, vécu à Canton, à Tientsin, de
     la vie des manœuvres et des coolies-pousse1, pour organiser les syndicats. Tchen –
     l’oncle pris comme otage et n’ayant pu payer sa rançon, exécuté à la prise de Swatéou
 5   – s’était trouvé sans argent, nanti de diplômes sans valeur, en face de ses vingt-
     quatre ans et de la Chine. Chauffeur de camion tant que les pistes du Nord avaient
     été dangereuses, puis aide-chimiste, puis rien. Tout le précipitait à l’action poli-
     tique : l’espoir d’un monde différent, la possibilité de manger quoique misérable-
     ment (il était naturellement austère, peut-être par orgueil), la satisfaction de ses
10   haines, de sa pensée, de son caractère. Elle donnait un sens à sa solitude. Mais, chez
     Kyo, tout était plus simple. Le sens héroïque avait été donné comme une discipline,
     non comme une justification de la vie. Il n’était pas inquiet. Sa vie avait un sens, et
     il le connaissait : donner à chacun de ces hommes que la famine, en ce moment
     même, faisait mourir comme une peste lente, la possession de sa propre dignité. Il
15   était des leurs : ils avaient les mêmes ennemis. Métis, hors-caste, dédaigné des Blancs
     et plus encore des Blanches, Kyo n’avait pas tenté de les séduire : il avait cherché
     les siens et les avait trouvés. « Il n’y a pas de dignité possible, pas de vie réelle
     pour un homme qui travaille douze heures par jour sans savoir pour quoi il travaille. »
     Il fallait que ce travail prît un sens, devînt une patrie. Les questions individuelles
20   ne se posaient pour Kyo que dans sa vie privée.
          « Et pourtant, si Kyo entrait et s’il me disait, comme Tchen tout à l’heure : « C’est
     moi qui ai tué Tang-Yen-Ta2 », s’il le disait je penserais « je le savais ». Tout ce qu’il
     y a de possible en lui résonne en moi avec tant de force que, quoi qu’il me dise, je
     penserais « je le savais… ». Il regarda par la fenêtre la nuit immobile et indifférente.
25   « Mais si je le savais vraiment, et pas de cette façon incertaine et épouvantable, je
     le sauverais. » Douloureuse affirmation, dont il ne croyait rien.

     1. des manœuvres et des coolies-pousse : travailleurs chinois.
     2. Tang-Yen-Ta : il s’agit du trafiquant d’armes que Tchen a assassiné pour lui voler un docu-
     ment de livraison d’armes.

                                                   5
Le roman


                                   Corrigés
         Attention : aucun titre ne doit figurer dans les devoirs rédigés.


CORPUS ET QUESTION
Travail préparatoire
 ■ Le corpus
 • Les textes
 Quatre extraits de romans célèbres vous sont proposés, deux ont été publiés au
 XIXe siècle, deux autres au XXe siècle. Ils se rapportent au nouvel objet d’étude inscrit
 au programme : « le roman et ses personnages : visions de l’homme et du monde. »
 Tous les textes privilégient le personnage, son état d’esprit, ses motivations. Tous
 évoquent des relations conflictuelles entre le personnage et son entourage.
 Dans les trois premiers textes, le narrateur et le personnage sont distincts, dans
 le dernier texte, le narrateur est le personnage.
 • Le paratexte
 Le paratexte vous informe sur la situation précise des personnages mis en scène,
 sur leurs relations avec un milieu social ou familial.

 ■ La question
 • Les attentes de la question
 La question comprend deux exigences : le repérage des personnages exprimant
 une révolte et un refus, la comparaison des relations entre le personnage et son
 milieu.
 • Le plan de la réponse
 Le libellé suggère le plan de votre réponse. Celle-ci comprend une brève intro-
 duction présentant l’élément fédérateur du corpus et une conclusion rappelant
 l’essentiel de la réponse. Aucun texte ne doit être négligé. Il est possible d’étudier
 les textes dans l’ordre chronologique. Le point commun aux différents person-
 nages du corpus étant la solitude, nous choisissons de les classer en fonction de
 leur réaction face à cette solitude.


     Les quatre textes composant le corpus présentent des personnages en conflit avec
 leur milieu et exprimant une révolte contre une situation sociale ou familiale. Dans Le
 Rouge et le Noir, Julien Sorel, seul contre son père et ses frères, refuse le projet du
 père Sorel de le placer comme précepteur chez M. de Rênal. Dans Quatrevingt treize,
 Cimourdain a choisi la révolution après avoir renoncé à l’état ecclésiastique et à la foi.
 L’extrait de La Condition humaine présente deux jeunes gens dévoués à la cause révo-

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Le roman CORPUS ET SUJETS 2 : CORRIGÉS

lutionnaire, Kyo, le fils de Gisors, et Tchen. Tous deux refusent l’ordre social et ses
injustices. Dans Voyage au bout de la nuit, c’est le narrateur, Bardamu, mobilisé durant
la Première Guerre mondiale, qui exprime sa révolte contre l’armée, et particulièrement
contre un certain commandant Pinçon auquel est associé un capitaine de gendarmerie,
chargé de châtier les soldats rebelles. Quelles relations les différents personnages entre-
tiennent-ils avec leur milieu ? Expriment-ils ouvertement leur révolte ?
     Dans le passage tiré de Quatrevingt treize, Hugo s’attache surtout à analyser la menta-
lité du prêtre défroqué, à souligner sa grande solitude. Au moment où Hugo situe l’action
de son roman, Cimourdain a abandonné tout contact avec un clergé ennemi de la
République naissante et solidaire des soulèvements royalistes de l’Ouest. Mais il a dû,
après avoir renié son sacerdoce, remédier à une solitude extrême, se trouver d’autres
personnes à qui se dévouer et avec qui combattre. L’état de prêtre a institué une soli-
tude – le célibat forcé – que Cimourdain ne peut faire disparaître en menant une vie
normale de laïc : « on lui avait ôté la famille, il avait adopté la patrie ; on lui avait refusé
une femme, il avait épousé l’humanité », écrit Hugo. Le jeu d’antithèses (« famille » et
« patrie », « femme » et « humanité ») montre bien comment Cimourdain a trouvé dans
la cause de la Révolution française des liens nouveaux de substitution. Mais ces liens
sont peut-être incertains, utopiques, comme le laisse entendre la dernière phrase de
l’extrait : « Cette plénitude énorme, au fond, c’est le vide. »
     L’homme révolté, souvent victime d’une forme d’exclusion, doit renouer d’autres
liens forts qui justifieront son combat.
    C’est ce qu’on peut encore vérifier dans l’existence de Tchen et de Kyo, les deux
révolutionnaires évoqués dans l’extrait de La Condition humaine. Ainsi Kyo a choisi de
quitter son père Gisors, homme de culture et de méditation, pour partager « la vie des
manœuvres et des coolies-pousse, pour organiser les syndicats ». Ce n’est pas son père
qu’il rejette mais la société chinoise avec ses injustices et ses discriminations. Kyo
souffre d’être un métis, méprisé autant par les élites locales que par les milieux d’affaires
blancs. Se révolter contre le mépris et la solitude forme le but de son engagement révo-
lutionnaire : il doit alors rejoindre d’autres hommes, encore plus humiliés : « il avait
cherché les siens et les avait trouvés. » La relation à l’autre paraît moins nécessaire pour
Tchen. Sans famille, sans appui, il construit seul les raisons de sa révolte et trouve
dans l’action politique « un sens à sa solitude ».
    Le jeune Julien Sorel, dans Le Rouge et le Noir, paraît lui aussi isolé face à son
entourage familial, différent de ses frères, détesté par son père qui ne voit en lui qu’une
bouche à nourrir et un être inutile. Exclu par une famille sans présence féminine, Julien
est aussi révolté contre un ordre social qui le destine à des fonctions subalternes. Se
voyant précepteur chez les Rênal, il s’imagine contraint de manger avec les domes-
tiques. Rejeté par son milieu d’origine, Julien, par fierté, veut d’abord fuir le monde des
notables, mais se ravise, comme l’indique la dernière phrase : « Mais alors plus
d’avancement, plus d’ambition pour moi, plus de ce bel état de prêtre qui mène à tout. »
L’amour-propre craignant l’humiliation est concurrencé par le désir de parvenir, de se
hisser vers l’élite sociale. Ce n’est pas la révolte individuelle ou solidaire d’un groupe
qui dictera à Julien sa conduite, mais plutôt l’ambition mêlée d’un étonnant sang-froid
qui guidera ses pas dans la bonne société.

                                              7
Le roman

     Enfin le narrateur, dans l’extrait de Voyage au bout de la nuit, rumine seul son
 aversion pour des supérieurs inhumains, imposant des manœuvres absurdes et épui-
 santes. Mais son récit est bien celui d’une expérience commune, comme en témoigne
 la fréquence des pronoms « nous » et « on ». La souffrance évoquée est celle, inou-
 bliable, d’un groupe d’hommes soumis à la cruauté des chefs. La parole brute et violente
 de Bardamu s’adresse à ceux qui, comme lui, ont vécu le même enfer, elle leur lance
 comme une injonction : « faudra pas faire les malins nous autres, mais faudra pas oublier
 non plus, faudra raconter tout sans changer un mot […] ». La guerre est terminée au
 moment du récit, et la révolte qui n’en a pas troublé le cours reste au fond du cœur. Le
 narrateur exprime un ressentiment qu’il voudrait voir partagé. Haine envers les chefs,
 compassion pour les soldats et pour les chevaux, volonté de se souvenir ensemble de la
 méchanceté humaine, tels sont les sentiments de Bardamu.
     Au-delà des relations conflictuelles entre les personnages et des instances d’oppres-
 sion, la solitude à surmonter et l’établissement de liens nouveaux dans l’action, le combat
 pour des valeurs, constituent un enjeu essentiel pour tous les personnages révoltés.


COMMENTAIRE
Travail préparatoire
 ■ La lecture attentive du texte
 • Les difficultés du texte
 Le texte, relativement difficile, demande une grande attention. La difficulté tient
 à la variété des niveaux de langue et à la syntaxe de certaines phrases (paragra-
 phes deux et quatre). La parole de Bardamu ne se contente pas d’évoquer une
 situation précise – les contraintes imposées par les supérieurs –, elle offre un point
 de vue sur l’humanité tout entière, elle exprime dans une syntaxe et un lexique
 familiers le moment de la mort et le devoir de témoigner. Le plan du commen-
 taire devra accorder une place à tous les sentiments du narrateur.
 • Du repérage à l’interprétation
 Le paratexte vous informe sur le système de narration : le narrateur est le person-
 nage, il relate son expérience de soldat. Le « je » est présent une seule fois, le
 « nous » et le « on » dominent. Ils désignent tous les soldats, toutes les géné-
 rations d’hommes mobilisés dans la Première Guerre mondiale.
 Le narrateur se concentre sur un personnage honni, le commandant Pinçon,
 présent dans les paragraphes un et quatre. Il apparaît comme le responsable de
 toutes les souffrances, celle des soldats mais aussi celle des chevaux – la cava-
 lerie joue encore un rôle important au début de la Première Guerre – évoquée
 à la fin du passage. L’ennemi, c’est lui, et l’on perçoit vite qu’un affrontement
 sourd oppose les supérieurs et les simples soldats, comme Bardamu. La dernière
 phrase du premier paragraphe nous met sur cette voie : « C’est pas aux Allemands
 qu’il en voulait, le capitaine de gendarmerie. »
 Le travail de repérage s’intéresse aussi, vous le savez, aux temps verbaux.


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Le roman CORPUS ET SUJETS 2 : CORRIGÉS


• Quelques rappels sur les temps verbaux
Les valeurs du présent
– Présent d’énonciation, correspondant au moment de la parole, évoquant un
moment contemporain de l’acte d’énonciation.
– Présent de narration (ou historique) : dans un récit, il évoque des événements
passés. Il est généralement isolé dans un contexte au passé. Ce présent a pour
but de frapper le lecteur, de lui faire mieux vivre l’événement.
– Présent de vérité générale : il englobe le passé, le présent et l’avenir. On le
rencontre dans les définitions scientifiques, dans les textes de lois, dans les
proverbes. Un narrateur y recourt pour formuler une opinion à valeur générale.
– Présent injonctif : il est l’équivalent d’un impératif présent.
– Présent à valeur de futur : le présent, notamment dans la langue parlée, se subs-
titue très souvent au futur simple. La présence d’un indice temporel (adverbe
ou complément) suffit à signifier le futur.
– Présent à valeur de passé proche.
Les valeurs du passé simple et de l’imparfait
– Le passé simple, temps du récit par excellence, sert à désigner une action passée
dont le début et la fin sont connus.
– L’imparfait évoque une action passée, indépendamment de ses limites (début
et fin). L’imparfait est le temps de la description dans un récit au passé.
Les valeurs du passé composé et du plus-que-parfait
– Le passé composé marque une action complètement accomplie au moment
de l’énonciation.
– Le plus-que-parfait exprime une action antérieure à une action passée.
Le conditionnel modal et le conditionnel temporel
– Le conditionnel modal renforce la part d’incertitude
– Le conditionnel temporel exprime un futur dans le passé, c’est-à-dire une action
postérieure à une action passée.
Le passé domine le passage à l’exception du paragraphe trois où figurent le
présent de vérité générale, le futur et deux passés composés. Cette observation
doit vous conduire à dégager la spécificité du paragraphe. Ici Bardamu ne raconte
plus. Il se livre à une réflexion d’ordre général, il envisage aussi le moment de sa
mort. À vous de bien analyser cette réflexion, de vous interroger sur la répéti-
tion de « faudra ».
Une attention particulière doit être accordée aux niveaux de langue. Le récit
mêle un niveau soutenu et un niveau très familier que vous devez justifier.

• Les niveaux de langue
Il convient de ne plus parler de registres, ceux-ci désignant l’effet qu’un texte
entend produire sur le lecteur.
Il existe plusieurs niveaux de langue qui prennent en compte l’appartenance
sociale et culturelle du locuteur, le type de relation qu’il entretient avec son desti-
nataire, la situation d’énonciation.


                                          9
Le roman

 On a tendance à distinguer langue parlée et langue écrite, celle-ci étant plus
 respectueuse de la norme grammaticale, celle-là étant plus spontanée. Mais il
 existe un oral officiel qui se conforme le plus possible à la norme. Et des écrivains
 – on le voit avec Céline – ont recours aux familiarités du langage parlé.
 À l’écrit comme à l’oral, on distingue :
 – le niveau courant, respectant la norme, évitant un vocabulaire spécifique ;
 – le niveau familier, recourant à un vocabulaire qu’on n’emploie qu’avec des gens
 proches et de son milieu ou de son âge ; on peut le rapprocher du niveau de
 langue populaire, du niveau grossier ou encore argotique ;
 – le niveau soutenu, témoignant d’une distance respectueuse, d’une intention
 de solennité.
 Ces différences affectent aussi bien le lexique que la syntaxe.

 ■ L’élaboration du plan
 • La démarche
 L’élaboration du plan résulte d’une impression de lecture et d’une étude systéma-
 tique des temps verbaux, de la syntaxe, du lexique, des figures de style. Dès la
 première lecture, la souffrance des hommes et celle du narrateur sont frappantes.
 Il faut lui accorder une place importante dans le commentaire. Mais le passage
 n’est pas seulement une évocation des horreurs de la guerre. Un plan en deux
 parties qui prendra en compte ses deux perspectives semble le plus simple.
 • Le plan
 I La cruauté de la guerre
 II Les sentiments et la réflexion du narrateur




 Introduction
      La guerre de 1914-1918, qui bouleversa complètement les frontières européennes,
 fit disparaître quatre empires, causa plusieurs millions de morts, et laissa infirmes, blessés
 dans leur corps et leur âme, des millions d’hommes jeunes. Elle inspira au genre roma-
 nesque des évocations saisissantes et variées, notamment de Roland Dorgelès dans Les
 Croix de bois, de Jean Giono dans Le Grand Troupeau et de Louis-Ferdinand Céline
 dans une partie de Voyage au bout de la nuit, roman publié en 1932, qui obtint la même
 année le prix Renaudot. Céline a pris part à la Grande Guerre et fait, comme Giono,
 l’expérience de l’enfer. Il la transmet dans ce roman singulier qui porte aussi un regard
 implacable sur la société française et sur la colonisation. L’extrait proposé, en partie
 narratif mais présentant aussi des réflexions et des sentiments, se situe au début du
 roman ; le héros et narrateur Bardamu relate les épreuves que le commandant Pinçon
 fait subir à son régiment de cavalerie et exprime différents sentiments sur ce chef détesté,
 mais aussi sur ce que celui-ci révèle de l’humanité.
      Le commentaire analysera donc d’abord comment la cruauté de la guerre est mise
 en lumière, puis les sentiments complexes de Bardamu.

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Le roman CORPUS ET SUJETS 2 : CORRIGÉS

I La cruauté de la guerre
    La souffrance des simples soldats et celle des chevaux, qui ressort de manière pathé-
tique dès la première lecture, va de pair avec la cruauté, non pas de l’ennemi officiel,
l’armée allemande, mais des officiers français, ici le commandant Pinçon et le capitaine
de gendarmerie.


I-1 La cruauté des chefs
    Loin d’être un meneur d’hommes, un exemple de courage face aux Allemands, le
commandant Pinçon paraît surtout désireux de châtier ses soldats à la moindre occa-
sion, peut-être obsédé par la peur d’une mutinerie ou de désertions. Il est du reste secondé
par un officier de gendarmerie, chargé de surveiller de près et éventuellement de faire
arrêter les soldats. La première phrase présente un système hypothétique exprimant une
action qui ne s’est pas réalisée : « Si on avait dit […], on lui aurait fait un plaisir énorme. »
Ce système montre l’envie réprimée des soldats d’insulter cet officier (« un sale assassin
lâche ») et le sadisme supposé du commandant, tout disposé à faire fusiller un de ses
hommes. La même phrase accorde autant de cruauté au capitaine de gendarmerie, lui
aussi à l’affût de l’indiscipline et de la rébellion, « qui, lui, ne pensait précisément
qu’à cela ». Pour Bardamu, il y a une conjuration de la hiérarchie militaire contre la
troupe, en tout cas une complicité des officiers soulignée par la proposition relative « qui
ne le quittait jamais d’une semelle ». Une situation absurde se dessine dans le premier
paragraphe : les officiers, au lieu de se concentrer sur le combat contre les Allemands,
témoignent d’une hostilité acharnée envers leurs hommes. C’est en tout cas ce que ressent
le soldat Bardamu, réprimant sa haine et contraint à des épreuves pénibles. Dans l’état
d’esprit qu’il prête à ses supérieurs, c’est le sens de toute la guerre qui est remis en cause.
L’ennemi n’est plus l’Allemand, mais l’officier.


I-2 La condition des soldats
     C’est le commandant Pinçon le seul responsable de toutes les souffrances de ses
soldats. On relèvera la conjonction « donc » au début du deuxième paragraphe. Elle
établit un lien de cause à effet entre le sadisme des deux officiers et le fait que les soldats
doivent « courir les embuscades pendant des nuits ». Les soldats sont soumis à des
ordres absurdes et à des manœuvres qui leur semblent inutiles et qui sont à la fois épui-
santes et dangereuses. Ils sont privés de tout repos nocturne, comme le montre la répé-
tition du mot « nuit », l’adjectif « imbéciles » dénonçant l’absurdité des embuscades.
Ils sont aussi exposés à des risques permanents. Le narrateur souligne leur espoir « de
moins en moins raisonnable », dicté par l’instinct, de rester en vie. Tout le récit les
présente comme des otages entre les mains d’hommes méchants, les officiers, jetés en
pâture à un ennemi presque invisible ici, mais bien réel, le soldat allemand, lui aussi à
l’affût dans la nuit, et qui n’est pas tenu pour responsable de cette tragédie. Rien
d’héroïque dans ces actions effectuées de nuit, qui ne mènent à rien d’autre qu’à un
peu plus de soldats tués. Ce n’est du reste pas de combat que parle le récit de Bardamu,
mais des sentiments de ces troupiers sacrifiés, que développe la longue et unique phrase
du paragraphe deux. Ces sentiments, le narrateur les a faits siens complètement, nous
y reviendrons dans la seconde partie.

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Le roman

 I-3 La souffrance des hommes et des animaux
     Il est peu question ici des blessures atroces des soldats, que de nombreux récits nous
 ont dépeintes. Dans l’extrait, la seule souffrance physique, terrifiante, pathétique bien
 sûr, est celle de la monture de Bardamu. Pauvre cheval qu’il préférerait voir mourir
 « pour qu’il ne souffre plus ». Une longue phrase du paragraphe quatre décrit avec
 réalisme l’état de « ce grand malheureux ». On note au passage que cette expression
 peut s’appliquer aussi bien à un être humain. Le cheval épuisé n’est plus qu’une carcasse
 ensanglantée, dont le dos (« il n’en avait plus de dos ») est remplacé par « deux plaques
 de chair ». La comparaison de ces « plaques » – le terme est vague, tant l’anatomie
 chevaline est méconnaissable – avec « mes deux mains » établit encore un rapproche-
 ment entre l’homme et l’animal, au fond soumis aux mêmes ordres et à la même absur-
 dité. En outre, le soldat Bardamu souffre de voir son cheval subir un tel supplice parce
 que l’armée ne soigne ni ne ménage les bêtes dont elle a besoin. Il se sent peut-être
 coupable de devoir monter le malheureux cheval, comme le suggère la phrase : « Il fallait
 cependant trotter là-dessus, un, deux… »
     La dernière phrase du passage reprend la comparaison entre l’homme et l’animal,
 pour souligner une différence : « Mais les chevaux c’est encore bien plus patient que
 des hommes. » Implicitement, la remarque mentionne aussi la patience des hommes,
 notamment celle des soldats qui ont enduré ce que des chefs ou des états-majors leur
 ont imposé. Tout ce passage parle d’une révolte légitime et contenue pour ôter à un
 commandant le plaisir de fusiller un simple soldat, traite d’une soumission au Mal qui
 rapproche l’homme de l’animal, aussi bien le cheval victime que le crocodile ou le requin
 prédateurs. Que révèle cette patience ? Elle a dans le récit quelque chose d’inconcevable,
 d’inacceptable. Le narrateur l’a partagée, peut-être le regrette-t-il.
     [Transition] L’évocation de la souffrance s’accompagne, on le pressent, de l’expression
 forte de sentiments et d’une réflexion sur la condition humaine.

 II Les sentiments et la réflexion du narrateur
      La violence qui se dégage du texte n’est pas seulement celle du contexte, ni celle
 du monde militaire, elle émane de Bardamu, le narrateur, qui honnit quelques-uns de
 ses chefs, et revit, en racontant, tout l’enfer partagé avec ses compagnons. La rancœur
 et la compassion cohabitent dans cet extrait.
 II-1 Un légitime ressentiment
     Le commandant Pinçon concentre sur lui tout le ressentiment du soldat qui a subi
 ses ordres et sa cruauté, ses menaces, ses contraintes. Avec le ressentiment, il y a le
 regret de ne pas avoir pu librement l’insulter comme il le méritait, d’avoir tout enduré
 sans se rebiffer, mais aussi la conviction d’une exigence de mémoire, exprimée aux
 paragraphes deux et trois. Au paragraphe deux, le narrateur évoque l’espérance « qu’on
 n’oublierait jamais, absolument jamais, qu’on avait découvert sur la terre un homme
 […] plus charognard que les crocodiles et les requins ». Ce commandant ne peut abso-
 lument pas être oublié, quoi qu’il ait pu advenir de lui. Se souvenir et raconter, témoi-
 gner, est au fond le véritable combat que mène Bardamu au-delà de la guerre. Dans
 cette optique, « la grande défaite », pour lui et ses compagnons, « c’est d’oublier »
 les coupables de la souffrance subie. On comprend que le récit obéit à une seule
 exigence, occupant « une vie tout entière » : « raconter tout sans changer un mot. »

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Le roman CORPUS ET SUJETS 2 : CORRIGÉS

La deuxième phrase du paragraphe trois est scandée par l’expression à la syntaxe
familière « faudra pas » (ou « faudra »), qui traduit le devoir impérieux de ne rien
oublier. Avant de mourir, tous ceux qui ont vécu l’horreur de la guerre doivent porter
témoignage du Mal dont est capable l’humanité. Le ressentiment de Bardamu n’a rien
de personnel, il est indissociable de l’expérience collective qui justifie la fréquence
des pronoms « nous » et « on », et d’une réflexion sur la conduite à conserver quand
on a vécu l’enfer de la guerre.
II-2 Un enseignement à tirer du malheur
     Pinçon est pour le narrateur une véritable découverte. D’apparence humaine, « un
homme bâti comme vous et moi », il est pire que les crocodiles et les requins affamés.
La comparaison « bien plus charognard que les crocodiles et les requins » place l’individu
au-dessous des animaux les plus cruels. Pinçon représente ce qu’il y a de pire dans
l’humanité, le degré extrême de la méchanceté, il justifie le superlatif : « ce qu’il y a de
plus vicieux chez les hommes. » Il y a bien une leçon à tirer du malheur, il s’agit de
« comprendre jusqu’à quel point les hommes sont vaches ». Ce dernier qualificatif fami-
lier est de nos jours banal, assez inoffensif ; il contient ici toute la violence de celui qui
a subi avec tant d’autres quatre ans d’une guerre d’une cruauté inouïe. Le recours à un
lexique familier (« vache », « bouffer », « poser sa chique »), mais aussi à une syntaxe
parfois plus proche de la langue parlée, faisant par exemple l’économie de la négation
« ne », du pronom impersonnel « il », dans « faudra pas… », se justifie par la nécessité
de faire sentir la rudesse et la contrainte, de dire que Bardamu et ses compagnons ne
sont pas des héros mais des hommes ordinaires, pas mieux traités que des chevaux,
embourbés dans l’expérience de l’ignoble. Le mot familier est à la mesure de la déshu-
manisation, de l’écroulement des valeurs qui s’est opéré avec la Grande Guerre.
     Bardamu nous révèle donc ce que lui ont appris, bien malgré eux, des hommes
comme Pinçon et le capitaine de gendarmerie. Et pour que la leçon soit comprise, que
la souffrance ait une chance d’être dite, il faut que le familier, presque grossier, côtoie
le lexique soutenu, celui qu’on rencontre habituellement dans les livres.
II-3 Une vision noire de la nature humaine
     Il y a bien dans ce récit des victimes et des bourreaux, et un ennemi, non pas le soldat
allemand, mais celui que le hasard a placé au commandement et qui donne libre cours
à sa cruauté. Pinçon n’est certes pas toute l’humanité. Mais celle-ci n’a tout de même
rien de glorieux. Le narrateur le rappelle à ceux qui ont fait la guerre : « Quand on sera
au bord du trou, faudra pas faire les malins nous autres », ce qui veut à la fois dire
qu’il n’y a aucune fierté à retirer de l’expérience de la guerre et qu’il faudra bien, comme
tout le monde, s’approcher de la mort dans l’inquiétude et la crainte. La claire conscience
de ce que vaut l’humanité ne donne aucun titre de gloire. De quoi est constituée
l’humanité ? Bien sûr de quelques êtres, pires que les requins et les crocodiles, « ce
qu’on a vu de plus vicieux chez les hommes ». Mais revenons à la comparaison de la
fin du paragraphe deux : « les requins qui passent entre deux eaux la gueule ouverte
autour des bateaux d’ordures et de viandes pourries qu’on va leur déverser au large. »
S’il y a des prédateurs et des monstres, la viande pourrie qu’ils s’apprêtent à dévorer
n’est-elle pas le reste de l’humanité, qui ne vaut guère plus qu’eux ? Il se pourrait que
les soldats, comme Bardamu, soumis à des chefs enivrés de pouvoir, fussent ces « viandes
pourries ». Le monde de Bardamu n’est sûrement pas divisé en deux, les bons et les

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Le roman

 méchants, les victimes et les bourreaux, tout comme finalement compte peu l’oppo-
 sition des Allemands et des Français. Il faut retenir cette vérité générale : « jusqu’à quel
 point les hommes sont vaches », « les hommes », tous, l’humanité tout entière. C’est
 elle, après tout, qui produit des monstres bâtis « comme vous ou moi ».
      Le pessimisme définitif sur l’humanité qui s’entre-dévore ne rend pas caduque cepen-
 dant l’exigence de témoignage, de mémoire. Témoigner est un « boulot pour une vie
 tout entière », redonne du sens à ce qui s’est passé.

 Conclusion
     Bardamu est le narrateur en parfaite empathie avec l’homme ordinaire, dépourvu
 d’héroïsme, qui a subi sans gloire toutes les souffrances de la guerre, qui garde en lui,
 intacts, précieux, le ressentiment, la haine et la lucidité. Il dit ce qui doit être ineffa-
 çable ; son récit nous révèle ce que doit être sa fonction : non pas chanter l’exploit guer-
 rier – le XXe siècle n’est pas épique, ne peut pas l’être – mais dire « sans changer un
 mot », coller à la réalité vécue, dans ce qu’elle a de plus horrible, « de plus vicieux ».
 Après l’enfer des tranchées et l’effondrement d’un monde, l’esthétique réaliste du
 XIXe siècle n’est plus de mise. Céline fait entendre une voix différente ; la présence de
 la réalité brute, à peine expliquée, devient étrange. La poésie surgit du monde écœu-
 rant que traverse Bardamu. Confrontés à la même horreur, les surréalistes préféreront
 rejeter toute réalité et donner libre cours à l’expression du rêve et de l’inconscient.




DISSERTATION
Travail préparatoire
 ■ Le sujet
 • La lecture attentive du sujet
 L’opinion d’un grand romancier du XIXe siècle vous est proposée. Cette opinion
 est tranchée : « l’aventure ne signifie rien », et établit une hiérarchie entre la
 signification et la simple émotion.
 La citation proposée ne pose pas de difficultés particulières. Il faut bien repérer
 les oppositions qu’elle contient : « l’aventure » (c’est-à-dire le contenu narratif)
 s’oppose aux « caractères », et la signification s’oppose à l’émotion ; les carac-
 tères ont du sens, l’aventure en est dépourvue, elle est donc secondaire. La
 phrase de Stendhal présente le roman comme une étude moraliste ou psycho-
 logique. Pour discuter de cette conception, il faut prendre en compte les
 diverses composantes du roman : les personnages, l’intrigue romanesque,
 l’évocation d’un décor, d’un contexte historique et social, la présence du roman-
 cier à travers des considérations générales – telles que les pratique par exemple
 Balzac – ou de fréquentes et brèves incursions, comme le fait Stendhal. La liste
 n’est pas exhaustive.


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Le roman CORPUS ET SUJETS 2 : CORRIGÉS


• Les connaissances nécessaires
Cet exercice suppose un éventail suffisamment riche de lectures de romans. Il
faut mobiliser les romans que vous avez lus et étudiés. C’est à partir de vos souve-
nirs de lecture que vous pourrez construire une argumentation. Le sujet vous
demande d’expliquer ce qu’il y a de plus important, de plus significatif dans les
romans que vous connaissez bien.
Les textes du corpus peuvent constituer un appui intéressant mais votre réflexion
ne saurait se limiter à ces seuls exemples.

■ La démarche
• Organiser son brouillon
Après avoir formulé quelques questions comme : Quelle est l’importance du carac-
tère des personnages dans les romans que j’ai lus ? Est-ce que mon attention est
retenue par autre chose que les personnages ?, vous allez apporter des réponses
en mobilisant des exemples. Vous pouvez procéder de la manière suivante :
1. cherchez des romans où le personnage occupe tout le devant de la scène, est
analysé, observé ; faites une première liste ;
2. ensuite, énumérez tout ce qui est encore intéressant dans un roman, à côté
du personnage ;
3. puis recherchez une seconde série d’exemples où la description, le récit
d’aventures multiples, les considérations générales du narrateur ou du person-
nage ont plus d’importance que ce dernier ;
4. avec ces deux listes, en reprenant certains exemples, vous pouvez alors énoncer
des arguments sur votre brouillon.
• Construire un plan dialectique
Un plan dialectique ressort de votre démarche préparatoire. Une première partie
doit presque toujours justifier le point de vue exprimé dans la citation. Une
antithèse va consister à montrer l’importance et le sens de ce que Stendhal consi-
dère comme secondaire, à savoir « l’aventure », l’intrigue, les événements racontés.
Une troisième partie est attendue ici ; elle dépasse la confrontation person-
nage / intrigue et s’intéresse à la richesse du roman dans sa totalité. L’idée direc-
trice en pourrait être : l’intérêt et le sens d’un grand roman résultent d’un ensemble
incluant l’évocation des personnages et de leur contexte ainsi que le style du
romancier.
• La formulation des axes de réflexion
Au brouillon, lorsqu’on bâtit le plan, on a tout intérêt à s’imprégner des termes
du sujet et à n’en négliger aucun. En reprenant les termes du sujet dans la formu-
lation des axes, on pose des garde-fous qui évitent de glisser hors des voies tracées
par le sujet.
Dans le devoir, lorsqu’on annonce le plan dans l’introduction ou lorsqu’on inau-
gure une nouvelle partie, il est également important de reprendre les termes
exacts du sujet afin de montrer au lecteur que la réflexion développée s’inscrit



                                         15
Le roman

 parfaitement bien dans le cadre posé par le sujet. Il en est de même pour la
 conclusion de chaque partie comme pour la conclusion du devoir.

 ■ Les principes de composition
 d’un plan de dissertation
 • Un modèle ancien : le plan dialectique
 Selon la tradition universitaire et scolaire, la dissertation est composée de trois
 parties : la thèse, l’antithèse et la synthèse. C’est le plan dialectique. Cette grille
 de réflexion n’est plus une obligation. D’une part, certains sujets appellent des
 plans plus thématiques ; d’autre part, le baccalauréat n’exige pas la troisième
 partie. Elle est cependant conseillée car un plan binaire (ou, pire, contradic-
 toire) n’est pas toujours satisfaisant.
 • Les différentes réponses possibles à la question posée
 Quel qu’il soit, le sujet de dissertation soulève une question à laquelle on peut
 donner différentes réponses. Le devoir envisage successivement les différentes
 réponses possibles. On n’attend ni une réponse unique ni l’exposition d’un point
 de vue personnel. Ainsi, le plan thématique, à la manière d’un exposé, présente
 les différents points demandés dans le sujet. Le plan dialectique envisage les
 diverses perspectives de réponse au problème posé.
 • La progression : du moins important au plus important
 Pour convaincre le lecteur, la démarche de l’argumentation commence par
 présenter le point de vue le plus discutable pour finir par celui qui présente la
 réflexion la plus approfondie et la plus large donc la plus pertinente. Cette progres-
 sion concerne le plan d’ensemble comme l’architecture intérieure de chaque partie.
 • Le plan
 I   Le roman vaut par l’étude des caractères et des conduites
     de ses personnages
 II Cependant, le récit des événements est riche de sens
     et d’enseignements
 III Le roman intéresse surtout par la vision du monde
     qui apparaît à travers les personnages


                                    PLAN DÉTAILLÉ
 Introduction
      C’est souvent dans les préfaces à leurs œuvres que les romanciers justifient leurs
 choix esthétiques et leur conception du roman, mais la correspondance privée est aussi
 le lieu où ils font part de leur travail, de leurs interrogations, de leurs hésitations. L’on
 comprend mieux la genèse de Madame Bovary en lisant les lettres de Flaubert à son
 amie Louise Colet. Ainsi, le jeune Stendhal, Henry Beyle à l’état civil, confie à sa sœur
 Pauline dans une lettre datée du 3 août 1804 : « Tu sais bien que, dans les romans,
 l’aventure ne signifie rien : elle émeut, et voilà tout ; elle n’est bonne ensuite qu’à oublier.

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Le roman CORPUS ET SUJETS 2 : CORRIGÉS

Ce qu’il faut, au contraire, se rappeler, ce sont les caractères. » Le futur auteur du Rouge
et du Noir (1830) et de La Chartreuse de Parme (1839) établit une hiérarchie entre les
caractères, c’est-à-dire l’évocation psychologique des personnages, et l’intrigue, le
déroulement des événements qui toucheraient le lecteur sans lui apporter de matière à
réflexion. Faut-il souscrire à un tel jugement de valeur ? L’intrigue qui captive tant,
notamment dans les romans d’aventures ou les romans historiques, a-t-elle si peu
d’importance et de sens ?
    Il convient de voir dans quelle mesure le roman met en avant l’étude des person-
nages, de leur caractère et de leur comportement, puis de montrer l’intérêt de ce que
Stendhal met au second plan, l’intrigue. Finalement, le contenu narratif et les person-
nages ne s’effacent-ils pas derrière le monde intérieur du romancier, son approche
singulière de la réalité ?


I Le roman vaut par l’étude des caractères
et des conduites de ses personnages
I-1 Un arrière-plan historique qui s’efface au profit de l’héroïne
    Dans La Princesse de Clèves de Mme de La Fayette, le décor historique reste à
l’arrière-plan. L’attention se concentre sur trois personnages : la princesse, son mari
et Nemours, sur l’amour et le renoncement héroïque et inquiet de Mme de Clèves.
I-2 Une intrigue émouvante qui compte moins que le personnage
    Dans Le Rouge et le Noir, Stendhal multiplie les petits événements à Verrières, chez
les Rênal, ou à Paris, à l’hôtel de La Mole. Ils n’ont d’autre intérêt que de mettre en
lumière les variations dans la conduite du héros Julien Sorel, affrontant la haute société.
    Stendhal sait aussi construire une « aventure » émouvante dans les derniers chapi-
tres du roman, à partir du coup de feu tiré par Julien sur Mme de Rênal. Mais ce qui
importe, c’est moins le procès de Julien à Verrières, les démarches de Mathilde de La
Mole pour sauver l’homme qu’elle aime, que la seule métamorphose du héros :
l’ambitieux calculateur se change en victime d’une société hypocrite et s’approche de
la mort avec grandeur et détachement.
I-3 Le roman à la première personne,
quand le personnage analyse ses sentiments
    Au XVIIIe siècle, le romancier s’efface fréquemment derrière son personnage. Le
roman prend la forme de faux mémoires. Ainsi Marivaux, dans La Vie de Marianne, fait
parler une dame d’une quarantaine d’années racontant avec précision et souci de se
comprendre les premiers sentiments amoureux qu’elle connut dans sa jeunesse.


II Cependant, le récit des événements
est riche de sens et d’enseignements
II-1 C’est le contexte qui détermine
tout le personnage de roman, le fait exister
    Ainsi Zola, dans La Curée évoque-t-il longuement l’atmosphère qui règne dans
la société française après le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, pour introduire
la conduite et les initiatives d’Aristide Rougon, dit Saccard. Celui-ci profite des

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Le roman

 transformations de Paris prévues par Napoléon III et le préfet Haussmann pour devenir
 un spéculateur dans l’immobilier.
     Le personnage du roman réaliste n’a de consistance et de signification que grâce à
 la représentation narrative d’une société et d’une époque.
 II-2 C’est dans l’action, dans les événements
 qu’un caractère se forme, se transforme, s’enrichit
     Rastignac, dans Le Père Goriot, est un jeune noble de province qui fait son appren-
 tissage tout au long du roman ; auprès du cynique Vautrin qui lui donne quelques expli-
 cations sur la manière de réussir dans la noblesse, chez sa cousine Mme de Beausséant,
 enfin comme témoin du drame du père Goriot et de ses filles. L’intrigue est porteuse de
 leçons pour le héros lui-même. Rastignac perd ses illusions, s’apprête à devenir impi-
 toyable pour conquérir Paris.
 II-3 L’intrigue fait voir aussi une réalité expliquée
     Flaubert donne sa vision de la révolution de 1848 dans L’Éducation sentimentale.
 Dans la troisième partie du roman, le héros, Frédéric Moreau, a surtout la position
 d’un témoin. Le romancier nous fait voir les événements parisiens de février à juin 1848,
 de la chute de Louis-Philippe à la répression du mouvement ouvrier. Sa vision désabusée
 des événements (l’incohérence, le désordre, la violence), des comportements (oppor-
 tunisme, idéalisme naïf, cruauté et lâcheté, etc.), concentre l’attention du lecteur.

 III Le roman intéresse surtout par la vision
 du monde qui apparaît à travers les personnages
 III-1 Le personnage propose une illustration
 d’une relation de l’homme au monde
     Une approche psychologique n’éclaire pas le personnage de Meursault, héros du
 roman de Camus, L’Étranger. Ses sentiments n’ont pas à être analysés comme ceux
 d’un personnage de roman traditionnel. Meursault, dans son indifférence, son apparente
 médiocrité, signifie, de manière presque allégorique, la perte des relations entre l’individu
 et une société qui veut lire en lui des comportements codifiés, reconnaissables.
 Précisément, Meursault n’est pas explicable psychologiquement, pas moralement justi-
 fiable. L’individu n’établit plus de rapports lisibles avec autrui et la société.
 III-2 Le roman, dans toutes ses composantes (personnages, contenu narratif,
 paroles rapportées, descriptions), exprime une vision du monde
     Le désenchantement, le dégoût, la dérision transparaissent dans Voyage au bout de
 la nuit de Louis-Ferdinand Céline à travers Bardamu, les univers qu’il traverse, à travers
 le style aussi. L’auteur livre une expérience de la Première Guerre mondiale et de son
 enfer, de la vie en banlieue parisienne dans l’entre-deux-guerres, de la société coloniale.
 Le récit traque partout la laideur, la médiocrité, les injustices et l’exploitation. Mais ce
 regard sans espoir porté sur le monde donne aussi naissance à un style singulier.
 III-3 Le roman peut aussi porter, avec une vision
 du monde, l’illustration d’une théorie
     Dans les romans de Zola, ce n’est pas tant le personnage ni l’histoire racontée qu’une
 vision naturaliste et positiviste que l’on retient. Le poids de l’hérédité et du milieu, le
 déterminisme sensible dans les tares, la puissance du désir, de la sensualité, voilà ce

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Le roman CORPUS ET SUJETS 2 : CORRIGÉS

 qui ressort des Rougon-Macquart, « Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le
 Second Empire ».
     Le personnage des romans de Zola, bien dépeint dans un milieu, est aussi le descen-
 dant d’une famille et hérite de ses tares. Son comportement excessif est explicitement
 présenté comme la conséquence des maladies et des dérèglements familiaux. Une concep-
 tion tragique de la condition humaine, nourrie de théories scientifiques en vogue au
 XIXe siècle, traverse les histoires et les personnages des romans des Rougon-Macquart.
 L’homme, chez Zola, est encore dominé par le désir, par une sexualité impérieuse et
 inquiétante, qui conduit à l’excès, au meurtre, à l’autodestruction.

 Conclusion
     Il est vrai qu’on se souvient davantage de personnages comme Julien Sorel, Fabrice
 del Dongo, ou Manon Lescaut que des aventures qu’ils ont traversées. On retient à peu
 près ce qui leur est arrivé, mais on reste surtout attaché à leur caractère ou perplexe quant
 à leur destin. Pour autant, la lecture marquante d’un roman ne se limite pas à cette
 rencontre avec un personnage, même si celui-ci nous demeure familier. Pas plus que
 l’œuvre d’un grand peintre ne se limite au souvenir d’un personnage représenté sur l’une
 de ses toiles, la fréquentation de Stendhal ou de Flaubert n’est justifiée que par l’intérêt
 accordé à Julien Sorel, Lucien Leuwen ou Emma Bovary. Le style de l’un ou de l’autre
 reste plus profondément en nous ; celui de Stendhal, vaguement négligé, proche d’un
 dialogue avec le lecteur, émaillé de fines interventions de l’auteur, celui de Flaubert,
 inlassablement travaillé, aux phrases ciselées, dans lesquelles chaque détail trouve une
 nécessité. Et avec le style nous restent en mémoire toutes les questions que nous n’avons
 pas encore résolues et qui entretiennent le plaisir de la relecture et de l’étude.




ÉCRITURE D’INVENTION
Travail préparatoire
■ Les attentes du sujet
Le sujet présente plusieurs consignes précises qu’il faut respecter. D’abord un
monologue intérieur : le personnage est seul pour tout exposer de ses sentiments
et de sa situation. Ensuite il parle de sa révolte personnelle. À vous d’inventer
contre qui ou quoi il se révolte, pour quelles raisons – que le personnage rappelle
avec précision – et comment il exprime sa révolte. Il est souhaitable de faire
précéder le monologue d’une rapide introduction, donnant le nom du person-
nage et les circonstances dans lesquelles il prononce ce monologue.
Ce sujet d’invention mobilise l’analyse des sentiments, l’évocation narrative d’un
contexte familial ou social, mais aussi la maîtrise des registres : ce personnage
révolté peut exprimer de l’indignation, du mépris, peut recourir à l’ironie, au
sarcasme, manifester aussi une forme de lyrisme.


                                            19
Le roman

 ■ La démarche
 • Un entraînement sur la durée
 Vous devez vous entraîner à l’écriture d’invention durant l’année de première,
 comme aux autres exercices écrits. Apprendre à bien lire toutes les consignes de
 l’énoncé. Rechercher dans le corpus d’un devoir et dans vos lectures ce qui peut
 inspirer votre invention. Vous pouvez réfléchir à des personnages révoltés rencon-
 trés dans d’autres fictions romanesques ou cinématographiques. Il importe de
 bien percevoir le type de discours que l’on vous demande d’écrire. Beaucoup de
 sujets d’invention vous invitent à produire une argumentation. Ce n’est pas le
 cas ici : le personnage que vous allez faire parler raconte sa situation et ce qui
 l’a conduit à se révolter ; en même temps il s’explique sur ses choix et sur sa
 conduite. Son propos associe donc narration et argumentation.
 • Les étapes du travail préparatoire
 Le sujet d’invention, comme le sujet de dissertation, nécessite une lecture fine.
 On a tort de s’arrêter au mot « invention » et à sa ressemblance avec un sujet de
 brevet. Il pose de nombreuses contraintes explicites mais aussi implicites et il est
 donc nécessaire de peser chacun des termes. On pourra répondre aux questions
 suivantes :
 – Le sujet suppose-t-il une argumentation (thèse(s), arguments, exemples) ?
 – Quels sont les discours demandés : argumentatif, narratif, explicatif, descriptif,
 injonctif… ? Il est fréquent que plusieurs types de discours soient attendus.
 – Quelle est la situation d’énonciation ?
 – Quel genre et quel registre sont demandés ?
 – Quel est le contenu du devoir ?
 – Quels sont les procédés de style attendus ?
 – Quelle est la composition attendue du devoir ?
 Pour le sujet proposé ici, vous pourrez procéder de la manière suivante :
 1. Pour bien prendre en compte tous les aspects du sujet, inscrivez au brouillon
 les différentes consignes contenues dans le libellé : monologue intérieur, contexte
 du personnage à préciser, raisons de sa révolte à expliquer ou à raconter, moyens
 à expliquer ou à raconter.
 2. Puis, pour faire démarrer l’invention, posez-vous les questions qui permet-
 tent de développer la situation fictive et d’effectuer des choix pertinents :
 – Sur le personnage : Quel est son âge ? Quel est son sexe ? À quelle époque vit-
 il ? Dans quel milieu social ?
 – Sur les motifs de sa révolte : Contre qui ou quoi se révolte-t-il ? Qu’a-t-il vu ou
 vécu d’insupportable, d’injuste pour avoir envie de se révolter ?
 – Sur les moyens et les formes de sa révolte : Est-il seul à se rebeller ? Fait-il
 partie d’un groupe ? Quel groupe ? Sa révolte passe-t-elle par la parole écrite
 ou orale ? Passe-t-elle également par l’action ? Quelle forme d’action ?
 3. Écrivez rapidement au brouillon toutes les réponses possibles à ces questions.
 Elles vont esquisser différents scénarios. À vous de retenir celui qui vous inspire
 le plus, qui enflamme davantage votre imagination.



                                          20
Le roman CORPUS ET SUJETS 2 : CORRIGÉS

Vous pouvez trouver les réponses suivantes, mais la liste qui suit n’est pas
exhaustive.
Sur le personnage
– Un(e) adolescent(e) en révolte contre une famille autoritaire, ou plus précisé-
ment contre un père ou une mère.
– Un jeune homme révolté contre sa famille et son milieu dont il rejette les
idées et les valeurs et qui ne supporte plus les préjugés, les conventions, les
contraintes qu’on tente de lui imposer.
– Un homme révolté contre une injustice sociale qui le frappe, lui, et un groupe
d’individus. Le contexte social et historique est ici particulièrement important.
Sur les formes de révolte
– L’écriture, par exemple la lettre de rupture adressée à la famille (sur le modèle
de la lettre de Bernard dans Les Faux-Monnayeurs d’André Gide).
– La séparation, la fugue, le refus de telle ou telle décision.
– L’association avec d’autres révoltés.
• La question du plan
Le travail d’invention doit être organisé. Il ne s’agit pas de construire un plan
répondant aux conventions rhétoriques de l’argumentation, mais le propos du
personnage inventé doit avoir une cohérence, éviter les redites, les informations
contradictoires ou incompatibles. Il est bon de mettre au brouillon les grandes
étapes du monologue intérieur, par exemple le développement chronologique
du sentiment de révolte, puis les formes que celle-ci a prises.
Le plan est une esquisse qui va être modifiée au fil de la plume.
De manière générale, un devoir d’invention doit être construit et l’appel à l’ima-
gination de certains sujets comme celui-ci ne veut pas dire spontanéité et désordre.
Certains sujets proposent eux-mêmes des orientations qui guideront la progres-
sion et vous devez bien entendu les repérer par une lecture très attentive de la
consigne.
D’autres sujets paraissent plus souples, mais il est tout de même nécessaire de
prévoir au brouillon un plan, ne serait-ce que pour éviter un devoir décousu ou
qui tourne en rond.
• La question du style
N’oubliez pas que vous faites vivre un personnage révolté, qui éprouve de la
colère, de l’indignation, du mépris, peut-être du ressentiment, qui peut aussi
avoir la plume sarcastique, ironique. Votre texte doit transmettre les sentiments
du personnage. Pour cela imaginez son état d’esprit, son caractère, et n’hésitez
pas à recourir à divers registres, notamment lyrique, polémique, ironique, etc.



Introduction
    Nous sommes en 1962, Alix Dupin, jeune fille de vingt ans, fille d’un pharmacien
de Nevers, vient de quitter le domicile familial et s’est réfugiée chez une cousine qui
vit à Paris. Elle ne compte plus revoir son père. Elle a arrêté ses études de lettres et

                                         21
Le roman

 travaille comme secrétaire à Paris. Seule à une terrasse de café, elle repense à sa vie
 d’adolescente et à sa décision de fuir sa famille.

 I Une sensation nouvelle de liberté
      « Enfin libre ! Respirer librement le printemps de Paris ! Sortir quand je veux sans
 demander de permission, rentrer à la tombée de la nuit sans avoir d’explication à fournir
 à une mère anxieuse, au bord de l’évanouissement, à un père retenant sa colère et qui
 pose des questions saccadées. Quelle vie j’ai menée ! J’aurais dû les quitter, eux, la phar-
 macie, le pavillon en meulière, les vacances à La Baule chez la tante Mathilde, bien plus
 tôt, comme l’a fait Monique Sauveur, la fille du notaire qui était enceinte. Mais c’est
 fait, et je ne regrette pas ce départ.

 II La jeune fille qu’elle refusait d’être
      Je revois, ce n’est pas très loin, les dimanches à la maison et les réunions de famille
 ou d’amis chez les Dupin. Le même rituel. Les mêmes propos insignifiants des uns et
 des autres. Et la petite Alix, comme elle a grandi et embelli ! Sourires écœurants, mines
 joyeuses et niaises. Alix, après le café et les digestifs, dans l’odeur épaisse des cigares,
 devait se mettre au piano, et jouer à peu près n’importe quoi à l’assistance endimanchée
 qui digérait les bouchées à la reine et le saint-honoré. Comme c’est gracieux une demoi-
 selle au piano, ses blanches mains fines et son cou allongé ! Et puis la petite Dupin a
 eu son bachot et poursuit ses études, avant de se marier, ce qui ne devrait pas trop tarder.
 C’est bien ce qui préoccupait le plus mon pharmacien de père. Lui, les études, il était
 plutôt contre. Du temps perdu, une bonne mère de famille dans un bon milieu en sait
 toujours assez pour soigner son mari et élever ses enfants, et puis tous ces romanciers
 vous rendent les femmes mélancoliques et instables. Ma mère m’avait vaguement
 soutenue à condition que je sois mariée au plus tard à vingt-deux ans, comme elle l’avait
 été. Alors, les déjeuners dominicaux servaient aussi à ça : présenter des maris potentiels
 à Alix, ou plutôt, présenter notre petite Alix à des jeunes gens prometteurs et bien nés.
 J’en ai vu défiler quelques-uns, assommants, prétentieux, vantant leur famille, leurs
 diplômes. Le dernier m’avait presque intéressée : il paraissait se moquer complète-
 ment du mariage, allait souvent au cinéma et détestait Nevers comme moi.
      Un jour, il y a trois mois, mon père entre dans ma chambre et me déclare qu’il pense
 me marier l’été prochain à un ingénieur que je n’ai jamais vu, fils d’un industriel qui a
 un manoir près de Nevers. Tout était pour ainsi dire préparé. Abasourdie, je lui dis
 qu’il n’en était pas question, qu’il ne m’imposerait jamais un mari, ni celui-ci, ni un
 autre. Menaces de mon père, pleurs et reproches de ma mère. Puis le silence pesant
 pendant une semaine. J’étais bien décidée à camper sur mon refus. Mon père annonça
 la visite de l’ingénieur prétendant, un certain Romuald. Par chance, un deuil dans la
 famille de celui-ci retarda la rencontre. Mon père me reprocha ma satisfaction affi-
 chée, et sur le ton calme de celui qui veut vous imprimer le remords, me fit part de sa
 déception : il n’avait pas imaginé que je pusse être aussi ingrate et rebelle, aussi orgueil-
 leuse au point de ne pas ressembler à toutes les jeunes filles de la bourgeoisie de Nevers,
 aussi inconséquente pour refuser une vie d’aisance et de sécurité que m’offrirait
 l’ingénieur Romuald. Je n’avais rien à répondre, rien à justifier. Mon silence allait de
 soi. Et puis qu’aurait-il compris ?

                                            22
Le roman CORPUS ET SUJETS 2 : CORRIGÉS

III Les préjugés et les conventions de ses parents
    Ce qu’il voulait, c’était une fille qui fût la copie conforme de sa mère, qui lui donnât
des héritiers avec un jeune homme du même milieu. Une fille de pharmacien doit épouser
au moins le rejeton d’un notable, mais le fils d’un industriel rencontré au golf, c’était
encore mieux. Pourvu qu’elle ne s’entiche pas d’un étudiant en lettres, un de ces intel-
lectuels contestataires, qui n’ont que Sartre ou Camus à la bouche, et braillent à tue-tête
contre la guerre en Algérie. Leur avenir, c’est de finir au mieux professeur de lycée,
avec de médiocres revenus, et une femme qui travaille et délaisse du même coup ses
enfants. Voilà ce qu’il pensait, le père pharmacien, fils de pharmacien, et ce que je l’ai
entendu dire un soir à ma mère, qui acquiesçait par résignation ou plutôt parce qu’elle
s’était toujours dispensée du moindre effort de réflexion. Dire oui à son mari, cela fait
bien et c’est reposant.
    Si ma mère ne pensait rien et gardait dans les conversations la position modérée
que l’on attend dans notre milieu d’une femme bien, mon père, lui, pensait quelque
chose à peu près sur tout, c’était bien le plus affligeant ! Sur la politique de Nevers, du
département, de la France, et du monde, bien entendu. Il s’ouvrait de ses vues de préfé-
rence devant des hommes, justement le dimanche après déjeuner. Face à un auditoire
aussi sérieux que lui, il dissertait sur l’équilibre du monde, la guerre froide, l’élection
du président de la République au suffrage universel, sur l’école laïque, sur le concile de
Vatican II, sur l’état des routes départementales dans le Nivernais, sur le remboursement
des antibiotiques. Intarissable, solennel et définitif, sachant tout, jugeant sur tout dans
la fumée des cigares, devant ses amis qui hochaient la tête, tandis que leurs conjointes
roucoulaient entre elles dans un coin du salon, sur des sujets beaucoup moins sérieux.

IV Dernier mouvement de révolte et rupture
    Et c’est à elles que je devrais ressembler ! Quelle horreur ! Quelle injustice ! Votre
vie qu’on a dessinée complètement à votre place ! Tais-toi, ma chérie, joue un peu de
piano, ça te délassera, et n’oublie pas de saluer le fils de monsieur Machin. Mais de quel
droit mon père décide-t-il de l’existence que je dois mener ? Me pense-t-il assez sotte,
assez infantile, assez ignorante pour accepter cela sans broncher ? Au fond, des hommes
comme lui méprisent les femmes depuis toujours, depuis qu’ils sont venus au monde,
on leur a bien appris à voir en nous des servantes, au mieux des faire-valoir souriants.
Je n’aurai jamais le sourire forcé de ma pauvre mère, je préfère le sourire moqueur que
j’afficherai le jour où je traverserai les rues mortes de Nevers, avec à mon bras qui je
veux, ou personne.

Conclusion
    J’étouffais, je suis partie. Quelques affaires jetées dans un grand sac, un aller simple
pour Paris, par un après-midi de torpeur, où la bonne était en congé et ma mère sortie
pour un bridge. Et puis ma cousine, à Paris, une autre réprouvée, dont on ne prononçait
plus le prénom dans la famille. Une innommable, comme moi, maintenant. Une femme
libre, assez d’idées dans la tête et de cœur au ventre pour rester libre ! »




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Objet d’étude : Le roman et ses personnages : visions de l’homme et du monde.

  • 1. Le roman CORPUS ET SUJETS 2 Séries ES, S - Sujets inédits Objet d’étude : Le roman et ses personnages : visions de l’homme et du monde. CORPUS TEXTE A. Stendhal, Le Rouge et le Noir, 1re partie, chapitre V, « Une négociation », 1830. TEXTE B. Victor Hugo, Quatrevingt-treize, 1874. TEXTE C. Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932. TEXTE D. André Malraux, La Condition humaine, 1933. ÉCRITURE I. Vous répondrez d’abord à la question suivante. Question (4 points) Après avoir repéré dans les différents extraits les personnages qui expriment un refus ou une révolte, vous comparerez les relations qu’ils entretiennent avec leur milieu. II. Vous traiterez ensuite, au choix, l’un des sujets suivants. 1. Commentaire (16 points) Vous commenterez le texte de Céline (texte C). 2. Dissertation (16 points) Dans une lettre à sa sœur Pauline Beyle, datée du 3 août 1804, Stendhal écrit : « Tu sais bien que, dans les romans, l’aventure1 ne signifie rien : elle émeut, et voilà tout ; elle n’est bonne ensuite qu’à oublier. Ce qu’il faut, au contraire, se rappeler, ce sont les caractères. » Vous commenterez cette affirmation en vous interrogeant sur l’importance des caractères dans le roman et en vous appuyant sur des exemples tirés du corpus et de vos lectures personnelles. 1. Aventure veut dire ici intrigue. 1
  • 2. Le roman 3. Invention (16 points) Imaginez un personnage romanesque qui, dans un monologue intérieur, exprime les raisons et les moyens de sa révolte. Vous situerez ce personnage dans un contexte social ou familial précis. TEXTE A Stendhal, Le Rouge et le Noir, 1re partie, chapitre V, « Une négociation », 1830. [Le jeune Julien Sorel, fils de charpentier doué pour les études, a de très mauvaises relations avec son père. Celui-ci, pour s’en débarrasser, compte le placer chez M. de Rênal, le maire de Verrières.] – Réponds-moi sans mentir, si tu le peux, chien de lisard1, d’où connais-tu Mme de Rênal, quand lui as-tu parlé ? – Je ne lui ai jamais parlé, répondit Julien, je n’ai jamais vu cette dame qu’à l’église. 5 – Mais tu l’auras regardée, vilain effronté ? – Jamais ! Vous savez qu’à l’église je ne vois que Dieu, ajouta Julien, avec un petit air hypocrite, tout propre, selon lui, à éloigner le retour des taloches2. – Il y a pourtant quelque chose là-dessous, répliqua le paysan malin, et il se tut un instant ; mais je ne saurai rien de toi, maudit sournois. Au fait, je vais être 10 délivré de toi, et ma scie n’en ira que mieux. Tu as gagné M. le curé ou tout autre, qui t’a procuré une belle place. Va faire ton paquet, et je te mènerai chez M. de Rênal, où tu seras précepteur des enfants. – Qu’aurai-je pour cela ? – La nourriture, l’habillement et trois cents francs de gage. 15 – Je ne veux pas être domestique. – Animal, qui te parle d’être domestique, est-ce que je voudrais que mon fils fût domestique ? – Mais, avec qui mangerai-je ? Cette demande déconcerta le vieux Sorel, il sentit qu’en parlant, il pourrait 20 commettre quelque imprudence ; il s’emporta contre Julien, qu’il accabla d’in- jures, en l’accusant de gourmandise, et le quitta pour consulter ses autres fils. Julien les vit bientôt après, chacun appuyé sur sa hache et tenant conseil. Après les avoir longtemps regardés, Julien ne pouvant rien deviner, alla se placer de l’autre côté de la scie, pour éviter d’être surpris. Il voulait penser mûrement à cette 25 annonce imprévue qui changeait son sort, mais il se sentit incapable de prudence ; son imagination était tout entière à se figurer ce qu’il verrait dans la belle maison de M. de Rênal. 2
  • 3. Le roman CORPUS ET SUJETS 2 « Il faut renoncer à tout cela, se dit-il, plutôt que de se laisser réduire à manger avec les domestiques. Mon père voudra m’y forcer ; plutôt mourir. J’ai quinze 30 francs huit sous d’économie, je me sauve cette nuit ; en deux jours, par des chemins de traverse où je ne crains nul gendarme, je suis à Besançon ; là je m’engage comme soldat, et, s’il le faut, je passe en Suisse. Mais alors plus d’avancement, plus d’ambition pour moi, plus de ce bel état3 de prêtre qui mène à tout. » 1. lisard : amateur de lectures ; le père de Julien s’est mis en colère quand il l’a vu lire au lieu de travailler à la scierie. 2. taloches : gifles. 3. état : condition sociale. TEXTE B Victor Hugo, Quatrevingt treize, 1874. [Hugo fait ici le portrait d’un des trois personnages principaux du roman, Cimourdain, ancien prêtre, acquis aux idées de la Révolution.] Cimourdain était une conscience pure, mais sombre. Il avait en lui l’absolu. Il avait été prêtre, ce qui est grave. L’homme peut, comme le ciel, avoir une séré- nité noire ; il suffit que quelque chose fasse en lui la nuit. La prêtrise avait fait la nuit dans Cimourdain. Qui a été prêtre l’est. 5 Ce qui fait la nuit en nous peut laisser en nous les étoiles. Cimourdain était plein de vertus et de vérités, mais qui brillaient dans les ténèbres. Son histoire était courte à faire. Il avait été curé de village et précepteur dans une grande maison ; puis un petit héritage lui était venu, et il s’était fait libre. C’était par-dessus tout un opiniâtre1. Il se servait de la méditation comme on 10 se sert d’une tenaille ; il ne se croyait le droit de quitter une idée que lorsqu’il était arrivé au bout ; il pensait avec acharnement. Il savait toutes les langues de l’Europe et un peu les autres ; cet homme étudiait sans cesse, ce qui l’aidait à porter sa chas- teté, mais rien de plus dangereux qu’un tel refoulement. Prêtre, il avait, par orgueil, hasard ou hauteur d’âme, observé ses vœux ; mais 15 il n’avait pu garder sa croyance. La science avait démoli sa foi ; le dogme s’était évanoui en lui. Alors, s’examinant, il s’était senti comme mutilé, et, ne pouvant se défaire prêtre, il avait travaillé à se refaire homme, mais d’une façon austère ; on lui avait ôté la famille, il avait adopté la patrie ; on lui avait refusé une femme, il avait épousé l’humanité. Cette plénitude énorme, au fond, c’est le vide. 1. opiniâtre : obstiné. 3
  • 4. Le roman TEXTE C Louis-Ferdinand Céline, Voyage au bout de la nuit, 1932, Gallimard. [Le personnage principal, Bardamu, participe à la Grande Guerre. Il évoque cette expérience au début du roman.] […] Si on avait dit au commandant Pinçon qu’il n’était qu’un sale assassin lâche, on lui aurait fait un plaisir énorme, celui de nous faire fusiller, séance tenante, par le capitaine de gendarmerie, qui ne le quittait jamais d’une semelle et qui, lui, ne pensait précisément qu’à cela. C’est pas aux Allemands qu’il en voulait, le 5 capitaine de gendarmerie. Nous dûmes donc courir les embuscades pendant des nuits et des nuits imbé- ciles qui se suivaient, rien qu’avec l’espérance de moins en moins raisonnable d’en revenir, et celle-là seulement et aussi que si on en revenait, qu’on n’oublie- rait jamais, absolument jamais, qu’on avait découvert sur la terre un homme bâti 10 comme vous et moi, mais bien plus charognard que les crocodiles et les requins qui passent entre deux eaux la gueule ouverte autour des bateaux d’ordures et de viandes pourries qu’on va leur déverser au large, à La Havane. La grande défaite, en tout, c’est d’oublier, et surtout ce qui vous a fait crever, et de crever sans comprendre jamais jusqu’à quel point les hommes sont vaches. 15 Quand on sera au bord du trou faudra pas faire les malins nous autres, mais faudra pas oublier non plus, faudra raconter tout sans changer un mot, de ce qu’on a vu de plus vicieux chez les hommes et puis poser sa chique1 et puis descendre. Ça suffit comme boulot pour une vie tout entière. Je l’aurais bien donné aux requins à bouffer moi, le commandant Pinçon, et 20 puis son gendarme avec, pour leur apprendre à vivre ; et puis mon cheval aussi en même temps pour qu’il ne souffre plus, parce qu’il n’en avait plus de dos ce grand malheureux, tellement qu’il avait mal, rien que deux plaques de chair qui lui restaient à la place, sous la selle, larges comme mes deux mains et suintantes, à vif, avec des grandes traînées de pus qui lui coulaient par les bords de la couver- 25 ture jusqu’aux jarrets. Il fallait cependant trotter là-dessus, un, deux… Il s’en tortillait de trotter. Mais les chevaux c’est encore bien plus patient que des hommes. 1. chique : morceau de tabac que l’on mâche. La locution figurée « poser sa chique » (on dit aussi « avaler sa chique ») signifie « mourir ». Son niveau de langue est familier. 4
  • 5. Le roman CORPUS ET SUJETS 2 TEXTE D André Malraux, La Condition humaine, 1933, Gallimard. [L’action se passe en Chine, à Shanghai, en 1927, où coexistent des milieux d’affaires occidentaux et un prolétariat local très malheureux. Une insurrection, orchestrée par le parti communiste, se prépare. Gisors est un Français, amateur d’art et homme de réflexion. Son fils Kyo, de mère chinoise, est engagé au côté des forces révolutionnaires. Tchen, révolutionnaire lui aussi, est issu d’une famille chinoise traditionnelle, qu’il a rejetée. Dans le passage, Gisors réfléchit aux moti- vations de Kyo et de Tchen, compagnons de lutte.] Kyo avait choisi l’action, d’une façon grave et préméditée, comme d’autres choi- sissent les armes ou la mer : il avait quitté son père, vécu à Canton, à Tientsin, de la vie des manœuvres et des coolies-pousse1, pour organiser les syndicats. Tchen – l’oncle pris comme otage et n’ayant pu payer sa rançon, exécuté à la prise de Swatéou 5 – s’était trouvé sans argent, nanti de diplômes sans valeur, en face de ses vingt- quatre ans et de la Chine. Chauffeur de camion tant que les pistes du Nord avaient été dangereuses, puis aide-chimiste, puis rien. Tout le précipitait à l’action poli- tique : l’espoir d’un monde différent, la possibilité de manger quoique misérable- ment (il était naturellement austère, peut-être par orgueil), la satisfaction de ses 10 haines, de sa pensée, de son caractère. Elle donnait un sens à sa solitude. Mais, chez Kyo, tout était plus simple. Le sens héroïque avait été donné comme une discipline, non comme une justification de la vie. Il n’était pas inquiet. Sa vie avait un sens, et il le connaissait : donner à chacun de ces hommes que la famine, en ce moment même, faisait mourir comme une peste lente, la possession de sa propre dignité. Il 15 était des leurs : ils avaient les mêmes ennemis. Métis, hors-caste, dédaigné des Blancs et plus encore des Blanches, Kyo n’avait pas tenté de les séduire : il avait cherché les siens et les avait trouvés. « Il n’y a pas de dignité possible, pas de vie réelle pour un homme qui travaille douze heures par jour sans savoir pour quoi il travaille. » Il fallait que ce travail prît un sens, devînt une patrie. Les questions individuelles 20 ne se posaient pour Kyo que dans sa vie privée. « Et pourtant, si Kyo entrait et s’il me disait, comme Tchen tout à l’heure : « C’est moi qui ai tué Tang-Yen-Ta2 », s’il le disait je penserais « je le savais ». Tout ce qu’il y a de possible en lui résonne en moi avec tant de force que, quoi qu’il me dise, je penserais « je le savais… ». Il regarda par la fenêtre la nuit immobile et indifférente. 25 « Mais si je le savais vraiment, et pas de cette façon incertaine et épouvantable, je le sauverais. » Douloureuse affirmation, dont il ne croyait rien. 1. des manœuvres et des coolies-pousse : travailleurs chinois. 2. Tang-Yen-Ta : il s’agit du trafiquant d’armes que Tchen a assassiné pour lui voler un docu- ment de livraison d’armes. 5
  • 6. Le roman Corrigés Attention : aucun titre ne doit figurer dans les devoirs rédigés. CORPUS ET QUESTION Travail préparatoire ■ Le corpus • Les textes Quatre extraits de romans célèbres vous sont proposés, deux ont été publiés au XIXe siècle, deux autres au XXe siècle. Ils se rapportent au nouvel objet d’étude inscrit au programme : « le roman et ses personnages : visions de l’homme et du monde. » Tous les textes privilégient le personnage, son état d’esprit, ses motivations. Tous évoquent des relations conflictuelles entre le personnage et son entourage. Dans les trois premiers textes, le narrateur et le personnage sont distincts, dans le dernier texte, le narrateur est le personnage. • Le paratexte Le paratexte vous informe sur la situation précise des personnages mis en scène, sur leurs relations avec un milieu social ou familial. ■ La question • Les attentes de la question La question comprend deux exigences : le repérage des personnages exprimant une révolte et un refus, la comparaison des relations entre le personnage et son milieu. • Le plan de la réponse Le libellé suggère le plan de votre réponse. Celle-ci comprend une brève intro- duction présentant l’élément fédérateur du corpus et une conclusion rappelant l’essentiel de la réponse. Aucun texte ne doit être négligé. Il est possible d’étudier les textes dans l’ordre chronologique. Le point commun aux différents person- nages du corpus étant la solitude, nous choisissons de les classer en fonction de leur réaction face à cette solitude. Les quatre textes composant le corpus présentent des personnages en conflit avec leur milieu et exprimant une révolte contre une situation sociale ou familiale. Dans Le Rouge et le Noir, Julien Sorel, seul contre son père et ses frères, refuse le projet du père Sorel de le placer comme précepteur chez M. de Rênal. Dans Quatrevingt treize, Cimourdain a choisi la révolution après avoir renoncé à l’état ecclésiastique et à la foi. L’extrait de La Condition humaine présente deux jeunes gens dévoués à la cause révo- 6
  • 7. Le roman CORPUS ET SUJETS 2 : CORRIGÉS lutionnaire, Kyo, le fils de Gisors, et Tchen. Tous deux refusent l’ordre social et ses injustices. Dans Voyage au bout de la nuit, c’est le narrateur, Bardamu, mobilisé durant la Première Guerre mondiale, qui exprime sa révolte contre l’armée, et particulièrement contre un certain commandant Pinçon auquel est associé un capitaine de gendarmerie, chargé de châtier les soldats rebelles. Quelles relations les différents personnages entre- tiennent-ils avec leur milieu ? Expriment-ils ouvertement leur révolte ? Dans le passage tiré de Quatrevingt treize, Hugo s’attache surtout à analyser la menta- lité du prêtre défroqué, à souligner sa grande solitude. Au moment où Hugo situe l’action de son roman, Cimourdain a abandonné tout contact avec un clergé ennemi de la République naissante et solidaire des soulèvements royalistes de l’Ouest. Mais il a dû, après avoir renié son sacerdoce, remédier à une solitude extrême, se trouver d’autres personnes à qui se dévouer et avec qui combattre. L’état de prêtre a institué une soli- tude – le célibat forcé – que Cimourdain ne peut faire disparaître en menant une vie normale de laïc : « on lui avait ôté la famille, il avait adopté la patrie ; on lui avait refusé une femme, il avait épousé l’humanité », écrit Hugo. Le jeu d’antithèses (« famille » et « patrie », « femme » et « humanité ») montre bien comment Cimourdain a trouvé dans la cause de la Révolution française des liens nouveaux de substitution. Mais ces liens sont peut-être incertains, utopiques, comme le laisse entendre la dernière phrase de l’extrait : « Cette plénitude énorme, au fond, c’est le vide. » L’homme révolté, souvent victime d’une forme d’exclusion, doit renouer d’autres liens forts qui justifieront son combat. C’est ce qu’on peut encore vérifier dans l’existence de Tchen et de Kyo, les deux révolutionnaires évoqués dans l’extrait de La Condition humaine. Ainsi Kyo a choisi de quitter son père Gisors, homme de culture et de méditation, pour partager « la vie des manœuvres et des coolies-pousse, pour organiser les syndicats ». Ce n’est pas son père qu’il rejette mais la société chinoise avec ses injustices et ses discriminations. Kyo souffre d’être un métis, méprisé autant par les élites locales que par les milieux d’affaires blancs. Se révolter contre le mépris et la solitude forme le but de son engagement révo- lutionnaire : il doit alors rejoindre d’autres hommes, encore plus humiliés : « il avait cherché les siens et les avait trouvés. » La relation à l’autre paraît moins nécessaire pour Tchen. Sans famille, sans appui, il construit seul les raisons de sa révolte et trouve dans l’action politique « un sens à sa solitude ». Le jeune Julien Sorel, dans Le Rouge et le Noir, paraît lui aussi isolé face à son entourage familial, différent de ses frères, détesté par son père qui ne voit en lui qu’une bouche à nourrir et un être inutile. Exclu par une famille sans présence féminine, Julien est aussi révolté contre un ordre social qui le destine à des fonctions subalternes. Se voyant précepteur chez les Rênal, il s’imagine contraint de manger avec les domes- tiques. Rejeté par son milieu d’origine, Julien, par fierté, veut d’abord fuir le monde des notables, mais se ravise, comme l’indique la dernière phrase : « Mais alors plus d’avancement, plus d’ambition pour moi, plus de ce bel état de prêtre qui mène à tout. » L’amour-propre craignant l’humiliation est concurrencé par le désir de parvenir, de se hisser vers l’élite sociale. Ce n’est pas la révolte individuelle ou solidaire d’un groupe qui dictera à Julien sa conduite, mais plutôt l’ambition mêlée d’un étonnant sang-froid qui guidera ses pas dans la bonne société. 7
  • 8. Le roman Enfin le narrateur, dans l’extrait de Voyage au bout de la nuit, rumine seul son aversion pour des supérieurs inhumains, imposant des manœuvres absurdes et épui- santes. Mais son récit est bien celui d’une expérience commune, comme en témoigne la fréquence des pronoms « nous » et « on ». La souffrance évoquée est celle, inou- bliable, d’un groupe d’hommes soumis à la cruauté des chefs. La parole brute et violente de Bardamu s’adresse à ceux qui, comme lui, ont vécu le même enfer, elle leur lance comme une injonction : « faudra pas faire les malins nous autres, mais faudra pas oublier non plus, faudra raconter tout sans changer un mot […] ». La guerre est terminée au moment du récit, et la révolte qui n’en a pas troublé le cours reste au fond du cœur. Le narrateur exprime un ressentiment qu’il voudrait voir partagé. Haine envers les chefs, compassion pour les soldats et pour les chevaux, volonté de se souvenir ensemble de la méchanceté humaine, tels sont les sentiments de Bardamu. Au-delà des relations conflictuelles entre les personnages et des instances d’oppres- sion, la solitude à surmonter et l’établissement de liens nouveaux dans l’action, le combat pour des valeurs, constituent un enjeu essentiel pour tous les personnages révoltés. COMMENTAIRE Travail préparatoire ■ La lecture attentive du texte • Les difficultés du texte Le texte, relativement difficile, demande une grande attention. La difficulté tient à la variété des niveaux de langue et à la syntaxe de certaines phrases (paragra- phes deux et quatre). La parole de Bardamu ne se contente pas d’évoquer une situation précise – les contraintes imposées par les supérieurs –, elle offre un point de vue sur l’humanité tout entière, elle exprime dans une syntaxe et un lexique familiers le moment de la mort et le devoir de témoigner. Le plan du commen- taire devra accorder une place à tous les sentiments du narrateur. • Du repérage à l’interprétation Le paratexte vous informe sur le système de narration : le narrateur est le person- nage, il relate son expérience de soldat. Le « je » est présent une seule fois, le « nous » et le « on » dominent. Ils désignent tous les soldats, toutes les géné- rations d’hommes mobilisés dans la Première Guerre mondiale. Le narrateur se concentre sur un personnage honni, le commandant Pinçon, présent dans les paragraphes un et quatre. Il apparaît comme le responsable de toutes les souffrances, celle des soldats mais aussi celle des chevaux – la cava- lerie joue encore un rôle important au début de la Première Guerre – évoquée à la fin du passage. L’ennemi, c’est lui, et l’on perçoit vite qu’un affrontement sourd oppose les supérieurs et les simples soldats, comme Bardamu. La dernière phrase du premier paragraphe nous met sur cette voie : « C’est pas aux Allemands qu’il en voulait, le capitaine de gendarmerie. » Le travail de repérage s’intéresse aussi, vous le savez, aux temps verbaux. 8
  • 9. Le roman CORPUS ET SUJETS 2 : CORRIGÉS • Quelques rappels sur les temps verbaux Les valeurs du présent – Présent d’énonciation, correspondant au moment de la parole, évoquant un moment contemporain de l’acte d’énonciation. – Présent de narration (ou historique) : dans un récit, il évoque des événements passés. Il est généralement isolé dans un contexte au passé. Ce présent a pour but de frapper le lecteur, de lui faire mieux vivre l’événement. – Présent de vérité générale : il englobe le passé, le présent et l’avenir. On le rencontre dans les définitions scientifiques, dans les textes de lois, dans les proverbes. Un narrateur y recourt pour formuler une opinion à valeur générale. – Présent injonctif : il est l’équivalent d’un impératif présent. – Présent à valeur de futur : le présent, notamment dans la langue parlée, se subs- titue très souvent au futur simple. La présence d’un indice temporel (adverbe ou complément) suffit à signifier le futur. – Présent à valeur de passé proche. Les valeurs du passé simple et de l’imparfait – Le passé simple, temps du récit par excellence, sert à désigner une action passée dont le début et la fin sont connus. – L’imparfait évoque une action passée, indépendamment de ses limites (début et fin). L’imparfait est le temps de la description dans un récit au passé. Les valeurs du passé composé et du plus-que-parfait – Le passé composé marque une action complètement accomplie au moment de l’énonciation. – Le plus-que-parfait exprime une action antérieure à une action passée. Le conditionnel modal et le conditionnel temporel – Le conditionnel modal renforce la part d’incertitude – Le conditionnel temporel exprime un futur dans le passé, c’est-à-dire une action postérieure à une action passée. Le passé domine le passage à l’exception du paragraphe trois où figurent le présent de vérité générale, le futur et deux passés composés. Cette observation doit vous conduire à dégager la spécificité du paragraphe. Ici Bardamu ne raconte plus. Il se livre à une réflexion d’ordre général, il envisage aussi le moment de sa mort. À vous de bien analyser cette réflexion, de vous interroger sur la répéti- tion de « faudra ». Une attention particulière doit être accordée aux niveaux de langue. Le récit mêle un niveau soutenu et un niveau très familier que vous devez justifier. • Les niveaux de langue Il convient de ne plus parler de registres, ceux-ci désignant l’effet qu’un texte entend produire sur le lecteur. Il existe plusieurs niveaux de langue qui prennent en compte l’appartenance sociale et culturelle du locuteur, le type de relation qu’il entretient avec son desti- nataire, la situation d’énonciation. 9
  • 10. Le roman On a tendance à distinguer langue parlée et langue écrite, celle-ci étant plus respectueuse de la norme grammaticale, celle-là étant plus spontanée. Mais il existe un oral officiel qui se conforme le plus possible à la norme. Et des écrivains – on le voit avec Céline – ont recours aux familiarités du langage parlé. À l’écrit comme à l’oral, on distingue : – le niveau courant, respectant la norme, évitant un vocabulaire spécifique ; – le niveau familier, recourant à un vocabulaire qu’on n’emploie qu’avec des gens proches et de son milieu ou de son âge ; on peut le rapprocher du niveau de langue populaire, du niveau grossier ou encore argotique ; – le niveau soutenu, témoignant d’une distance respectueuse, d’une intention de solennité. Ces différences affectent aussi bien le lexique que la syntaxe. ■ L’élaboration du plan • La démarche L’élaboration du plan résulte d’une impression de lecture et d’une étude systéma- tique des temps verbaux, de la syntaxe, du lexique, des figures de style. Dès la première lecture, la souffrance des hommes et celle du narrateur sont frappantes. Il faut lui accorder une place importante dans le commentaire. Mais le passage n’est pas seulement une évocation des horreurs de la guerre. Un plan en deux parties qui prendra en compte ses deux perspectives semble le plus simple. • Le plan I La cruauté de la guerre II Les sentiments et la réflexion du narrateur Introduction La guerre de 1914-1918, qui bouleversa complètement les frontières européennes, fit disparaître quatre empires, causa plusieurs millions de morts, et laissa infirmes, blessés dans leur corps et leur âme, des millions d’hommes jeunes. Elle inspira au genre roma- nesque des évocations saisissantes et variées, notamment de Roland Dorgelès dans Les Croix de bois, de Jean Giono dans Le Grand Troupeau et de Louis-Ferdinand Céline dans une partie de Voyage au bout de la nuit, roman publié en 1932, qui obtint la même année le prix Renaudot. Céline a pris part à la Grande Guerre et fait, comme Giono, l’expérience de l’enfer. Il la transmet dans ce roman singulier qui porte aussi un regard implacable sur la société française et sur la colonisation. L’extrait proposé, en partie narratif mais présentant aussi des réflexions et des sentiments, se situe au début du roman ; le héros et narrateur Bardamu relate les épreuves que le commandant Pinçon fait subir à son régiment de cavalerie et exprime différents sentiments sur ce chef détesté, mais aussi sur ce que celui-ci révèle de l’humanité. Le commentaire analysera donc d’abord comment la cruauté de la guerre est mise en lumière, puis les sentiments complexes de Bardamu. 10
  • 11. Le roman CORPUS ET SUJETS 2 : CORRIGÉS I La cruauté de la guerre La souffrance des simples soldats et celle des chevaux, qui ressort de manière pathé- tique dès la première lecture, va de pair avec la cruauté, non pas de l’ennemi officiel, l’armée allemande, mais des officiers français, ici le commandant Pinçon et le capitaine de gendarmerie. I-1 La cruauté des chefs Loin d’être un meneur d’hommes, un exemple de courage face aux Allemands, le commandant Pinçon paraît surtout désireux de châtier ses soldats à la moindre occa- sion, peut-être obsédé par la peur d’une mutinerie ou de désertions. Il est du reste secondé par un officier de gendarmerie, chargé de surveiller de près et éventuellement de faire arrêter les soldats. La première phrase présente un système hypothétique exprimant une action qui ne s’est pas réalisée : « Si on avait dit […], on lui aurait fait un plaisir énorme. » Ce système montre l’envie réprimée des soldats d’insulter cet officier (« un sale assassin lâche ») et le sadisme supposé du commandant, tout disposé à faire fusiller un de ses hommes. La même phrase accorde autant de cruauté au capitaine de gendarmerie, lui aussi à l’affût de l’indiscipline et de la rébellion, « qui, lui, ne pensait précisément qu’à cela ». Pour Bardamu, il y a une conjuration de la hiérarchie militaire contre la troupe, en tout cas une complicité des officiers soulignée par la proposition relative « qui ne le quittait jamais d’une semelle ». Une situation absurde se dessine dans le premier paragraphe : les officiers, au lieu de se concentrer sur le combat contre les Allemands, témoignent d’une hostilité acharnée envers leurs hommes. C’est en tout cas ce que ressent le soldat Bardamu, réprimant sa haine et contraint à des épreuves pénibles. Dans l’état d’esprit qu’il prête à ses supérieurs, c’est le sens de toute la guerre qui est remis en cause. L’ennemi n’est plus l’Allemand, mais l’officier. I-2 La condition des soldats C’est le commandant Pinçon le seul responsable de toutes les souffrances de ses soldats. On relèvera la conjonction « donc » au début du deuxième paragraphe. Elle établit un lien de cause à effet entre le sadisme des deux officiers et le fait que les soldats doivent « courir les embuscades pendant des nuits ». Les soldats sont soumis à des ordres absurdes et à des manœuvres qui leur semblent inutiles et qui sont à la fois épui- santes et dangereuses. Ils sont privés de tout repos nocturne, comme le montre la répé- tition du mot « nuit », l’adjectif « imbéciles » dénonçant l’absurdité des embuscades. Ils sont aussi exposés à des risques permanents. Le narrateur souligne leur espoir « de moins en moins raisonnable », dicté par l’instinct, de rester en vie. Tout le récit les présente comme des otages entre les mains d’hommes méchants, les officiers, jetés en pâture à un ennemi presque invisible ici, mais bien réel, le soldat allemand, lui aussi à l’affût dans la nuit, et qui n’est pas tenu pour responsable de cette tragédie. Rien d’héroïque dans ces actions effectuées de nuit, qui ne mènent à rien d’autre qu’à un peu plus de soldats tués. Ce n’est du reste pas de combat que parle le récit de Bardamu, mais des sentiments de ces troupiers sacrifiés, que développe la longue et unique phrase du paragraphe deux. Ces sentiments, le narrateur les a faits siens complètement, nous y reviendrons dans la seconde partie. 11
  • 12. Le roman I-3 La souffrance des hommes et des animaux Il est peu question ici des blessures atroces des soldats, que de nombreux récits nous ont dépeintes. Dans l’extrait, la seule souffrance physique, terrifiante, pathétique bien sûr, est celle de la monture de Bardamu. Pauvre cheval qu’il préférerait voir mourir « pour qu’il ne souffre plus ». Une longue phrase du paragraphe quatre décrit avec réalisme l’état de « ce grand malheureux ». On note au passage que cette expression peut s’appliquer aussi bien à un être humain. Le cheval épuisé n’est plus qu’une carcasse ensanglantée, dont le dos (« il n’en avait plus de dos ») est remplacé par « deux plaques de chair ». La comparaison de ces « plaques » – le terme est vague, tant l’anatomie chevaline est méconnaissable – avec « mes deux mains » établit encore un rapproche- ment entre l’homme et l’animal, au fond soumis aux mêmes ordres et à la même absur- dité. En outre, le soldat Bardamu souffre de voir son cheval subir un tel supplice parce que l’armée ne soigne ni ne ménage les bêtes dont elle a besoin. Il se sent peut-être coupable de devoir monter le malheureux cheval, comme le suggère la phrase : « Il fallait cependant trotter là-dessus, un, deux… » La dernière phrase du passage reprend la comparaison entre l’homme et l’animal, pour souligner une différence : « Mais les chevaux c’est encore bien plus patient que des hommes. » Implicitement, la remarque mentionne aussi la patience des hommes, notamment celle des soldats qui ont enduré ce que des chefs ou des états-majors leur ont imposé. Tout ce passage parle d’une révolte légitime et contenue pour ôter à un commandant le plaisir de fusiller un simple soldat, traite d’une soumission au Mal qui rapproche l’homme de l’animal, aussi bien le cheval victime que le crocodile ou le requin prédateurs. Que révèle cette patience ? Elle a dans le récit quelque chose d’inconcevable, d’inacceptable. Le narrateur l’a partagée, peut-être le regrette-t-il. [Transition] L’évocation de la souffrance s’accompagne, on le pressent, de l’expression forte de sentiments et d’une réflexion sur la condition humaine. II Les sentiments et la réflexion du narrateur La violence qui se dégage du texte n’est pas seulement celle du contexte, ni celle du monde militaire, elle émane de Bardamu, le narrateur, qui honnit quelques-uns de ses chefs, et revit, en racontant, tout l’enfer partagé avec ses compagnons. La rancœur et la compassion cohabitent dans cet extrait. II-1 Un légitime ressentiment Le commandant Pinçon concentre sur lui tout le ressentiment du soldat qui a subi ses ordres et sa cruauté, ses menaces, ses contraintes. Avec le ressentiment, il y a le regret de ne pas avoir pu librement l’insulter comme il le méritait, d’avoir tout enduré sans se rebiffer, mais aussi la conviction d’une exigence de mémoire, exprimée aux paragraphes deux et trois. Au paragraphe deux, le narrateur évoque l’espérance « qu’on n’oublierait jamais, absolument jamais, qu’on avait découvert sur la terre un homme […] plus charognard que les crocodiles et les requins ». Ce commandant ne peut abso- lument pas être oublié, quoi qu’il ait pu advenir de lui. Se souvenir et raconter, témoi- gner, est au fond le véritable combat que mène Bardamu au-delà de la guerre. Dans cette optique, « la grande défaite », pour lui et ses compagnons, « c’est d’oublier » les coupables de la souffrance subie. On comprend que le récit obéit à une seule exigence, occupant « une vie tout entière » : « raconter tout sans changer un mot. » 12
  • 13. Le roman CORPUS ET SUJETS 2 : CORRIGÉS La deuxième phrase du paragraphe trois est scandée par l’expression à la syntaxe familière « faudra pas » (ou « faudra »), qui traduit le devoir impérieux de ne rien oublier. Avant de mourir, tous ceux qui ont vécu l’horreur de la guerre doivent porter témoignage du Mal dont est capable l’humanité. Le ressentiment de Bardamu n’a rien de personnel, il est indissociable de l’expérience collective qui justifie la fréquence des pronoms « nous » et « on », et d’une réflexion sur la conduite à conserver quand on a vécu l’enfer de la guerre. II-2 Un enseignement à tirer du malheur Pinçon est pour le narrateur une véritable découverte. D’apparence humaine, « un homme bâti comme vous et moi », il est pire que les crocodiles et les requins affamés. La comparaison « bien plus charognard que les crocodiles et les requins » place l’individu au-dessous des animaux les plus cruels. Pinçon représente ce qu’il y a de pire dans l’humanité, le degré extrême de la méchanceté, il justifie le superlatif : « ce qu’il y a de plus vicieux chez les hommes. » Il y a bien une leçon à tirer du malheur, il s’agit de « comprendre jusqu’à quel point les hommes sont vaches ». Ce dernier qualificatif fami- lier est de nos jours banal, assez inoffensif ; il contient ici toute la violence de celui qui a subi avec tant d’autres quatre ans d’une guerre d’une cruauté inouïe. Le recours à un lexique familier (« vache », « bouffer », « poser sa chique »), mais aussi à une syntaxe parfois plus proche de la langue parlée, faisant par exemple l’économie de la négation « ne », du pronom impersonnel « il », dans « faudra pas… », se justifie par la nécessité de faire sentir la rudesse et la contrainte, de dire que Bardamu et ses compagnons ne sont pas des héros mais des hommes ordinaires, pas mieux traités que des chevaux, embourbés dans l’expérience de l’ignoble. Le mot familier est à la mesure de la déshu- manisation, de l’écroulement des valeurs qui s’est opéré avec la Grande Guerre. Bardamu nous révèle donc ce que lui ont appris, bien malgré eux, des hommes comme Pinçon et le capitaine de gendarmerie. Et pour que la leçon soit comprise, que la souffrance ait une chance d’être dite, il faut que le familier, presque grossier, côtoie le lexique soutenu, celui qu’on rencontre habituellement dans les livres. II-3 Une vision noire de la nature humaine Il y a bien dans ce récit des victimes et des bourreaux, et un ennemi, non pas le soldat allemand, mais celui que le hasard a placé au commandement et qui donne libre cours à sa cruauté. Pinçon n’est certes pas toute l’humanité. Mais celle-ci n’a tout de même rien de glorieux. Le narrateur le rappelle à ceux qui ont fait la guerre : « Quand on sera au bord du trou, faudra pas faire les malins nous autres », ce qui veut à la fois dire qu’il n’y a aucune fierté à retirer de l’expérience de la guerre et qu’il faudra bien, comme tout le monde, s’approcher de la mort dans l’inquiétude et la crainte. La claire conscience de ce que vaut l’humanité ne donne aucun titre de gloire. De quoi est constituée l’humanité ? Bien sûr de quelques êtres, pires que les requins et les crocodiles, « ce qu’on a vu de plus vicieux chez les hommes ». Mais revenons à la comparaison de la fin du paragraphe deux : « les requins qui passent entre deux eaux la gueule ouverte autour des bateaux d’ordures et de viandes pourries qu’on va leur déverser au large. » S’il y a des prédateurs et des monstres, la viande pourrie qu’ils s’apprêtent à dévorer n’est-elle pas le reste de l’humanité, qui ne vaut guère plus qu’eux ? Il se pourrait que les soldats, comme Bardamu, soumis à des chefs enivrés de pouvoir, fussent ces « viandes pourries ». Le monde de Bardamu n’est sûrement pas divisé en deux, les bons et les 13
  • 14. Le roman méchants, les victimes et les bourreaux, tout comme finalement compte peu l’oppo- sition des Allemands et des Français. Il faut retenir cette vérité générale : « jusqu’à quel point les hommes sont vaches », « les hommes », tous, l’humanité tout entière. C’est elle, après tout, qui produit des monstres bâtis « comme vous ou moi ». Le pessimisme définitif sur l’humanité qui s’entre-dévore ne rend pas caduque cepen- dant l’exigence de témoignage, de mémoire. Témoigner est un « boulot pour une vie tout entière », redonne du sens à ce qui s’est passé. Conclusion Bardamu est le narrateur en parfaite empathie avec l’homme ordinaire, dépourvu d’héroïsme, qui a subi sans gloire toutes les souffrances de la guerre, qui garde en lui, intacts, précieux, le ressentiment, la haine et la lucidité. Il dit ce qui doit être ineffa- çable ; son récit nous révèle ce que doit être sa fonction : non pas chanter l’exploit guer- rier – le XXe siècle n’est pas épique, ne peut pas l’être – mais dire « sans changer un mot », coller à la réalité vécue, dans ce qu’elle a de plus horrible, « de plus vicieux ». Après l’enfer des tranchées et l’effondrement d’un monde, l’esthétique réaliste du XIXe siècle n’est plus de mise. Céline fait entendre une voix différente ; la présence de la réalité brute, à peine expliquée, devient étrange. La poésie surgit du monde écœu- rant que traverse Bardamu. Confrontés à la même horreur, les surréalistes préféreront rejeter toute réalité et donner libre cours à l’expression du rêve et de l’inconscient. DISSERTATION Travail préparatoire ■ Le sujet • La lecture attentive du sujet L’opinion d’un grand romancier du XIXe siècle vous est proposée. Cette opinion est tranchée : « l’aventure ne signifie rien », et établit une hiérarchie entre la signification et la simple émotion. La citation proposée ne pose pas de difficultés particulières. Il faut bien repérer les oppositions qu’elle contient : « l’aventure » (c’est-à-dire le contenu narratif) s’oppose aux « caractères », et la signification s’oppose à l’émotion ; les carac- tères ont du sens, l’aventure en est dépourvue, elle est donc secondaire. La phrase de Stendhal présente le roman comme une étude moraliste ou psycho- logique. Pour discuter de cette conception, il faut prendre en compte les diverses composantes du roman : les personnages, l’intrigue romanesque, l’évocation d’un décor, d’un contexte historique et social, la présence du roman- cier à travers des considérations générales – telles que les pratique par exemple Balzac – ou de fréquentes et brèves incursions, comme le fait Stendhal. La liste n’est pas exhaustive. 14
  • 15. Le roman CORPUS ET SUJETS 2 : CORRIGÉS • Les connaissances nécessaires Cet exercice suppose un éventail suffisamment riche de lectures de romans. Il faut mobiliser les romans que vous avez lus et étudiés. C’est à partir de vos souve- nirs de lecture que vous pourrez construire une argumentation. Le sujet vous demande d’expliquer ce qu’il y a de plus important, de plus significatif dans les romans que vous connaissez bien. Les textes du corpus peuvent constituer un appui intéressant mais votre réflexion ne saurait se limiter à ces seuls exemples. ■ La démarche • Organiser son brouillon Après avoir formulé quelques questions comme : Quelle est l’importance du carac- tère des personnages dans les romans que j’ai lus ? Est-ce que mon attention est retenue par autre chose que les personnages ?, vous allez apporter des réponses en mobilisant des exemples. Vous pouvez procéder de la manière suivante : 1. cherchez des romans où le personnage occupe tout le devant de la scène, est analysé, observé ; faites une première liste ; 2. ensuite, énumérez tout ce qui est encore intéressant dans un roman, à côté du personnage ; 3. puis recherchez une seconde série d’exemples où la description, le récit d’aventures multiples, les considérations générales du narrateur ou du person- nage ont plus d’importance que ce dernier ; 4. avec ces deux listes, en reprenant certains exemples, vous pouvez alors énoncer des arguments sur votre brouillon. • Construire un plan dialectique Un plan dialectique ressort de votre démarche préparatoire. Une première partie doit presque toujours justifier le point de vue exprimé dans la citation. Une antithèse va consister à montrer l’importance et le sens de ce que Stendhal consi- dère comme secondaire, à savoir « l’aventure », l’intrigue, les événements racontés. Une troisième partie est attendue ici ; elle dépasse la confrontation person- nage / intrigue et s’intéresse à la richesse du roman dans sa totalité. L’idée direc- trice en pourrait être : l’intérêt et le sens d’un grand roman résultent d’un ensemble incluant l’évocation des personnages et de leur contexte ainsi que le style du romancier. • La formulation des axes de réflexion Au brouillon, lorsqu’on bâtit le plan, on a tout intérêt à s’imprégner des termes du sujet et à n’en négliger aucun. En reprenant les termes du sujet dans la formu- lation des axes, on pose des garde-fous qui évitent de glisser hors des voies tracées par le sujet. Dans le devoir, lorsqu’on annonce le plan dans l’introduction ou lorsqu’on inau- gure une nouvelle partie, il est également important de reprendre les termes exacts du sujet afin de montrer au lecteur que la réflexion développée s’inscrit 15
  • 16. Le roman parfaitement bien dans le cadre posé par le sujet. Il en est de même pour la conclusion de chaque partie comme pour la conclusion du devoir. ■ Les principes de composition d’un plan de dissertation • Un modèle ancien : le plan dialectique Selon la tradition universitaire et scolaire, la dissertation est composée de trois parties : la thèse, l’antithèse et la synthèse. C’est le plan dialectique. Cette grille de réflexion n’est plus une obligation. D’une part, certains sujets appellent des plans plus thématiques ; d’autre part, le baccalauréat n’exige pas la troisième partie. Elle est cependant conseillée car un plan binaire (ou, pire, contradic- toire) n’est pas toujours satisfaisant. • Les différentes réponses possibles à la question posée Quel qu’il soit, le sujet de dissertation soulève une question à laquelle on peut donner différentes réponses. Le devoir envisage successivement les différentes réponses possibles. On n’attend ni une réponse unique ni l’exposition d’un point de vue personnel. Ainsi, le plan thématique, à la manière d’un exposé, présente les différents points demandés dans le sujet. Le plan dialectique envisage les diverses perspectives de réponse au problème posé. • La progression : du moins important au plus important Pour convaincre le lecteur, la démarche de l’argumentation commence par présenter le point de vue le plus discutable pour finir par celui qui présente la réflexion la plus approfondie et la plus large donc la plus pertinente. Cette progres- sion concerne le plan d’ensemble comme l’architecture intérieure de chaque partie. • Le plan I Le roman vaut par l’étude des caractères et des conduites de ses personnages II Cependant, le récit des événements est riche de sens et d’enseignements III Le roman intéresse surtout par la vision du monde qui apparaît à travers les personnages PLAN DÉTAILLÉ Introduction C’est souvent dans les préfaces à leurs œuvres que les romanciers justifient leurs choix esthétiques et leur conception du roman, mais la correspondance privée est aussi le lieu où ils font part de leur travail, de leurs interrogations, de leurs hésitations. L’on comprend mieux la genèse de Madame Bovary en lisant les lettres de Flaubert à son amie Louise Colet. Ainsi, le jeune Stendhal, Henry Beyle à l’état civil, confie à sa sœur Pauline dans une lettre datée du 3 août 1804 : « Tu sais bien que, dans les romans, l’aventure ne signifie rien : elle émeut, et voilà tout ; elle n’est bonne ensuite qu’à oublier. 16
  • 17. Le roman CORPUS ET SUJETS 2 : CORRIGÉS Ce qu’il faut, au contraire, se rappeler, ce sont les caractères. » Le futur auteur du Rouge et du Noir (1830) et de La Chartreuse de Parme (1839) établit une hiérarchie entre les caractères, c’est-à-dire l’évocation psychologique des personnages, et l’intrigue, le déroulement des événements qui toucheraient le lecteur sans lui apporter de matière à réflexion. Faut-il souscrire à un tel jugement de valeur ? L’intrigue qui captive tant, notamment dans les romans d’aventures ou les romans historiques, a-t-elle si peu d’importance et de sens ? Il convient de voir dans quelle mesure le roman met en avant l’étude des person- nages, de leur caractère et de leur comportement, puis de montrer l’intérêt de ce que Stendhal met au second plan, l’intrigue. Finalement, le contenu narratif et les person- nages ne s’effacent-ils pas derrière le monde intérieur du romancier, son approche singulière de la réalité ? I Le roman vaut par l’étude des caractères et des conduites de ses personnages I-1 Un arrière-plan historique qui s’efface au profit de l’héroïne Dans La Princesse de Clèves de Mme de La Fayette, le décor historique reste à l’arrière-plan. L’attention se concentre sur trois personnages : la princesse, son mari et Nemours, sur l’amour et le renoncement héroïque et inquiet de Mme de Clèves. I-2 Une intrigue émouvante qui compte moins que le personnage Dans Le Rouge et le Noir, Stendhal multiplie les petits événements à Verrières, chez les Rênal, ou à Paris, à l’hôtel de La Mole. Ils n’ont d’autre intérêt que de mettre en lumière les variations dans la conduite du héros Julien Sorel, affrontant la haute société. Stendhal sait aussi construire une « aventure » émouvante dans les derniers chapi- tres du roman, à partir du coup de feu tiré par Julien sur Mme de Rênal. Mais ce qui importe, c’est moins le procès de Julien à Verrières, les démarches de Mathilde de La Mole pour sauver l’homme qu’elle aime, que la seule métamorphose du héros : l’ambitieux calculateur se change en victime d’une société hypocrite et s’approche de la mort avec grandeur et détachement. I-3 Le roman à la première personne, quand le personnage analyse ses sentiments Au XVIIIe siècle, le romancier s’efface fréquemment derrière son personnage. Le roman prend la forme de faux mémoires. Ainsi Marivaux, dans La Vie de Marianne, fait parler une dame d’une quarantaine d’années racontant avec précision et souci de se comprendre les premiers sentiments amoureux qu’elle connut dans sa jeunesse. II Cependant, le récit des événements est riche de sens et d’enseignements II-1 C’est le contexte qui détermine tout le personnage de roman, le fait exister Ainsi Zola, dans La Curée évoque-t-il longuement l’atmosphère qui règne dans la société française après le coup d’État de Louis-Napoléon Bonaparte, pour introduire la conduite et les initiatives d’Aristide Rougon, dit Saccard. Celui-ci profite des 17
  • 18. Le roman transformations de Paris prévues par Napoléon III et le préfet Haussmann pour devenir un spéculateur dans l’immobilier. Le personnage du roman réaliste n’a de consistance et de signification que grâce à la représentation narrative d’une société et d’une époque. II-2 C’est dans l’action, dans les événements qu’un caractère se forme, se transforme, s’enrichit Rastignac, dans Le Père Goriot, est un jeune noble de province qui fait son appren- tissage tout au long du roman ; auprès du cynique Vautrin qui lui donne quelques expli- cations sur la manière de réussir dans la noblesse, chez sa cousine Mme de Beausséant, enfin comme témoin du drame du père Goriot et de ses filles. L’intrigue est porteuse de leçons pour le héros lui-même. Rastignac perd ses illusions, s’apprête à devenir impi- toyable pour conquérir Paris. II-3 L’intrigue fait voir aussi une réalité expliquée Flaubert donne sa vision de la révolution de 1848 dans L’Éducation sentimentale. Dans la troisième partie du roman, le héros, Frédéric Moreau, a surtout la position d’un témoin. Le romancier nous fait voir les événements parisiens de février à juin 1848, de la chute de Louis-Philippe à la répression du mouvement ouvrier. Sa vision désabusée des événements (l’incohérence, le désordre, la violence), des comportements (oppor- tunisme, idéalisme naïf, cruauté et lâcheté, etc.), concentre l’attention du lecteur. III Le roman intéresse surtout par la vision du monde qui apparaît à travers les personnages III-1 Le personnage propose une illustration d’une relation de l’homme au monde Une approche psychologique n’éclaire pas le personnage de Meursault, héros du roman de Camus, L’Étranger. Ses sentiments n’ont pas à être analysés comme ceux d’un personnage de roman traditionnel. Meursault, dans son indifférence, son apparente médiocrité, signifie, de manière presque allégorique, la perte des relations entre l’individu et une société qui veut lire en lui des comportements codifiés, reconnaissables. Précisément, Meursault n’est pas explicable psychologiquement, pas moralement justi- fiable. L’individu n’établit plus de rapports lisibles avec autrui et la société. III-2 Le roman, dans toutes ses composantes (personnages, contenu narratif, paroles rapportées, descriptions), exprime une vision du monde Le désenchantement, le dégoût, la dérision transparaissent dans Voyage au bout de la nuit de Louis-Ferdinand Céline à travers Bardamu, les univers qu’il traverse, à travers le style aussi. L’auteur livre une expérience de la Première Guerre mondiale et de son enfer, de la vie en banlieue parisienne dans l’entre-deux-guerres, de la société coloniale. Le récit traque partout la laideur, la médiocrité, les injustices et l’exploitation. Mais ce regard sans espoir porté sur le monde donne aussi naissance à un style singulier. III-3 Le roman peut aussi porter, avec une vision du monde, l’illustration d’une théorie Dans les romans de Zola, ce n’est pas tant le personnage ni l’histoire racontée qu’une vision naturaliste et positiviste que l’on retient. Le poids de l’hérédité et du milieu, le déterminisme sensible dans les tares, la puissance du désir, de la sensualité, voilà ce 18
  • 19. Le roman CORPUS ET SUJETS 2 : CORRIGÉS qui ressort des Rougon-Macquart, « Histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire ». Le personnage des romans de Zola, bien dépeint dans un milieu, est aussi le descen- dant d’une famille et hérite de ses tares. Son comportement excessif est explicitement présenté comme la conséquence des maladies et des dérèglements familiaux. Une concep- tion tragique de la condition humaine, nourrie de théories scientifiques en vogue au XIXe siècle, traverse les histoires et les personnages des romans des Rougon-Macquart. L’homme, chez Zola, est encore dominé par le désir, par une sexualité impérieuse et inquiétante, qui conduit à l’excès, au meurtre, à l’autodestruction. Conclusion Il est vrai qu’on se souvient davantage de personnages comme Julien Sorel, Fabrice del Dongo, ou Manon Lescaut que des aventures qu’ils ont traversées. On retient à peu près ce qui leur est arrivé, mais on reste surtout attaché à leur caractère ou perplexe quant à leur destin. Pour autant, la lecture marquante d’un roman ne se limite pas à cette rencontre avec un personnage, même si celui-ci nous demeure familier. Pas plus que l’œuvre d’un grand peintre ne se limite au souvenir d’un personnage représenté sur l’une de ses toiles, la fréquentation de Stendhal ou de Flaubert n’est justifiée que par l’intérêt accordé à Julien Sorel, Lucien Leuwen ou Emma Bovary. Le style de l’un ou de l’autre reste plus profondément en nous ; celui de Stendhal, vaguement négligé, proche d’un dialogue avec le lecteur, émaillé de fines interventions de l’auteur, celui de Flaubert, inlassablement travaillé, aux phrases ciselées, dans lesquelles chaque détail trouve une nécessité. Et avec le style nous restent en mémoire toutes les questions que nous n’avons pas encore résolues et qui entretiennent le plaisir de la relecture et de l’étude. ÉCRITURE D’INVENTION Travail préparatoire ■ Les attentes du sujet Le sujet présente plusieurs consignes précises qu’il faut respecter. D’abord un monologue intérieur : le personnage est seul pour tout exposer de ses sentiments et de sa situation. Ensuite il parle de sa révolte personnelle. À vous d’inventer contre qui ou quoi il se révolte, pour quelles raisons – que le personnage rappelle avec précision – et comment il exprime sa révolte. Il est souhaitable de faire précéder le monologue d’une rapide introduction, donnant le nom du person- nage et les circonstances dans lesquelles il prononce ce monologue. Ce sujet d’invention mobilise l’analyse des sentiments, l’évocation narrative d’un contexte familial ou social, mais aussi la maîtrise des registres : ce personnage révolté peut exprimer de l’indignation, du mépris, peut recourir à l’ironie, au sarcasme, manifester aussi une forme de lyrisme. 19
  • 20. Le roman ■ La démarche • Un entraînement sur la durée Vous devez vous entraîner à l’écriture d’invention durant l’année de première, comme aux autres exercices écrits. Apprendre à bien lire toutes les consignes de l’énoncé. Rechercher dans le corpus d’un devoir et dans vos lectures ce qui peut inspirer votre invention. Vous pouvez réfléchir à des personnages révoltés rencon- trés dans d’autres fictions romanesques ou cinématographiques. Il importe de bien percevoir le type de discours que l’on vous demande d’écrire. Beaucoup de sujets d’invention vous invitent à produire une argumentation. Ce n’est pas le cas ici : le personnage que vous allez faire parler raconte sa situation et ce qui l’a conduit à se révolter ; en même temps il s’explique sur ses choix et sur sa conduite. Son propos associe donc narration et argumentation. • Les étapes du travail préparatoire Le sujet d’invention, comme le sujet de dissertation, nécessite une lecture fine. On a tort de s’arrêter au mot « invention » et à sa ressemblance avec un sujet de brevet. Il pose de nombreuses contraintes explicites mais aussi implicites et il est donc nécessaire de peser chacun des termes. On pourra répondre aux questions suivantes : – Le sujet suppose-t-il une argumentation (thèse(s), arguments, exemples) ? – Quels sont les discours demandés : argumentatif, narratif, explicatif, descriptif, injonctif… ? Il est fréquent que plusieurs types de discours soient attendus. – Quelle est la situation d’énonciation ? – Quel genre et quel registre sont demandés ? – Quel est le contenu du devoir ? – Quels sont les procédés de style attendus ? – Quelle est la composition attendue du devoir ? Pour le sujet proposé ici, vous pourrez procéder de la manière suivante : 1. Pour bien prendre en compte tous les aspects du sujet, inscrivez au brouillon les différentes consignes contenues dans le libellé : monologue intérieur, contexte du personnage à préciser, raisons de sa révolte à expliquer ou à raconter, moyens à expliquer ou à raconter. 2. Puis, pour faire démarrer l’invention, posez-vous les questions qui permet- tent de développer la situation fictive et d’effectuer des choix pertinents : – Sur le personnage : Quel est son âge ? Quel est son sexe ? À quelle époque vit- il ? Dans quel milieu social ? – Sur les motifs de sa révolte : Contre qui ou quoi se révolte-t-il ? Qu’a-t-il vu ou vécu d’insupportable, d’injuste pour avoir envie de se révolter ? – Sur les moyens et les formes de sa révolte : Est-il seul à se rebeller ? Fait-il partie d’un groupe ? Quel groupe ? Sa révolte passe-t-elle par la parole écrite ou orale ? Passe-t-elle également par l’action ? Quelle forme d’action ? 3. Écrivez rapidement au brouillon toutes les réponses possibles à ces questions. Elles vont esquisser différents scénarios. À vous de retenir celui qui vous inspire le plus, qui enflamme davantage votre imagination. 20
  • 21. Le roman CORPUS ET SUJETS 2 : CORRIGÉS Vous pouvez trouver les réponses suivantes, mais la liste qui suit n’est pas exhaustive. Sur le personnage – Un(e) adolescent(e) en révolte contre une famille autoritaire, ou plus précisé- ment contre un père ou une mère. – Un jeune homme révolté contre sa famille et son milieu dont il rejette les idées et les valeurs et qui ne supporte plus les préjugés, les conventions, les contraintes qu’on tente de lui imposer. – Un homme révolté contre une injustice sociale qui le frappe, lui, et un groupe d’individus. Le contexte social et historique est ici particulièrement important. Sur les formes de révolte – L’écriture, par exemple la lettre de rupture adressée à la famille (sur le modèle de la lettre de Bernard dans Les Faux-Monnayeurs d’André Gide). – La séparation, la fugue, le refus de telle ou telle décision. – L’association avec d’autres révoltés. • La question du plan Le travail d’invention doit être organisé. Il ne s’agit pas de construire un plan répondant aux conventions rhétoriques de l’argumentation, mais le propos du personnage inventé doit avoir une cohérence, éviter les redites, les informations contradictoires ou incompatibles. Il est bon de mettre au brouillon les grandes étapes du monologue intérieur, par exemple le développement chronologique du sentiment de révolte, puis les formes que celle-ci a prises. Le plan est une esquisse qui va être modifiée au fil de la plume. De manière générale, un devoir d’invention doit être construit et l’appel à l’ima- gination de certains sujets comme celui-ci ne veut pas dire spontanéité et désordre. Certains sujets proposent eux-mêmes des orientations qui guideront la progres- sion et vous devez bien entendu les repérer par une lecture très attentive de la consigne. D’autres sujets paraissent plus souples, mais il est tout de même nécessaire de prévoir au brouillon un plan, ne serait-ce que pour éviter un devoir décousu ou qui tourne en rond. • La question du style N’oubliez pas que vous faites vivre un personnage révolté, qui éprouve de la colère, de l’indignation, du mépris, peut-être du ressentiment, qui peut aussi avoir la plume sarcastique, ironique. Votre texte doit transmettre les sentiments du personnage. Pour cela imaginez son état d’esprit, son caractère, et n’hésitez pas à recourir à divers registres, notamment lyrique, polémique, ironique, etc. Introduction Nous sommes en 1962, Alix Dupin, jeune fille de vingt ans, fille d’un pharmacien de Nevers, vient de quitter le domicile familial et s’est réfugiée chez une cousine qui vit à Paris. Elle ne compte plus revoir son père. Elle a arrêté ses études de lettres et 21
  • 22. Le roman travaille comme secrétaire à Paris. Seule à une terrasse de café, elle repense à sa vie d’adolescente et à sa décision de fuir sa famille. I Une sensation nouvelle de liberté « Enfin libre ! Respirer librement le printemps de Paris ! Sortir quand je veux sans demander de permission, rentrer à la tombée de la nuit sans avoir d’explication à fournir à une mère anxieuse, au bord de l’évanouissement, à un père retenant sa colère et qui pose des questions saccadées. Quelle vie j’ai menée ! J’aurais dû les quitter, eux, la phar- macie, le pavillon en meulière, les vacances à La Baule chez la tante Mathilde, bien plus tôt, comme l’a fait Monique Sauveur, la fille du notaire qui était enceinte. Mais c’est fait, et je ne regrette pas ce départ. II La jeune fille qu’elle refusait d’être Je revois, ce n’est pas très loin, les dimanches à la maison et les réunions de famille ou d’amis chez les Dupin. Le même rituel. Les mêmes propos insignifiants des uns et des autres. Et la petite Alix, comme elle a grandi et embelli ! Sourires écœurants, mines joyeuses et niaises. Alix, après le café et les digestifs, dans l’odeur épaisse des cigares, devait se mettre au piano, et jouer à peu près n’importe quoi à l’assistance endimanchée qui digérait les bouchées à la reine et le saint-honoré. Comme c’est gracieux une demoi- selle au piano, ses blanches mains fines et son cou allongé ! Et puis la petite Dupin a eu son bachot et poursuit ses études, avant de se marier, ce qui ne devrait pas trop tarder. C’est bien ce qui préoccupait le plus mon pharmacien de père. Lui, les études, il était plutôt contre. Du temps perdu, une bonne mère de famille dans un bon milieu en sait toujours assez pour soigner son mari et élever ses enfants, et puis tous ces romanciers vous rendent les femmes mélancoliques et instables. Ma mère m’avait vaguement soutenue à condition que je sois mariée au plus tard à vingt-deux ans, comme elle l’avait été. Alors, les déjeuners dominicaux servaient aussi à ça : présenter des maris potentiels à Alix, ou plutôt, présenter notre petite Alix à des jeunes gens prometteurs et bien nés. J’en ai vu défiler quelques-uns, assommants, prétentieux, vantant leur famille, leurs diplômes. Le dernier m’avait presque intéressée : il paraissait se moquer complète- ment du mariage, allait souvent au cinéma et détestait Nevers comme moi. Un jour, il y a trois mois, mon père entre dans ma chambre et me déclare qu’il pense me marier l’été prochain à un ingénieur que je n’ai jamais vu, fils d’un industriel qui a un manoir près de Nevers. Tout était pour ainsi dire préparé. Abasourdie, je lui dis qu’il n’en était pas question, qu’il ne m’imposerait jamais un mari, ni celui-ci, ni un autre. Menaces de mon père, pleurs et reproches de ma mère. Puis le silence pesant pendant une semaine. J’étais bien décidée à camper sur mon refus. Mon père annonça la visite de l’ingénieur prétendant, un certain Romuald. Par chance, un deuil dans la famille de celui-ci retarda la rencontre. Mon père me reprocha ma satisfaction affi- chée, et sur le ton calme de celui qui veut vous imprimer le remords, me fit part de sa déception : il n’avait pas imaginé que je pusse être aussi ingrate et rebelle, aussi orgueil- leuse au point de ne pas ressembler à toutes les jeunes filles de la bourgeoisie de Nevers, aussi inconséquente pour refuser une vie d’aisance et de sécurité que m’offrirait l’ingénieur Romuald. Je n’avais rien à répondre, rien à justifier. Mon silence allait de soi. Et puis qu’aurait-il compris ? 22
  • 23. Le roman CORPUS ET SUJETS 2 : CORRIGÉS III Les préjugés et les conventions de ses parents Ce qu’il voulait, c’était une fille qui fût la copie conforme de sa mère, qui lui donnât des héritiers avec un jeune homme du même milieu. Une fille de pharmacien doit épouser au moins le rejeton d’un notable, mais le fils d’un industriel rencontré au golf, c’était encore mieux. Pourvu qu’elle ne s’entiche pas d’un étudiant en lettres, un de ces intel- lectuels contestataires, qui n’ont que Sartre ou Camus à la bouche, et braillent à tue-tête contre la guerre en Algérie. Leur avenir, c’est de finir au mieux professeur de lycée, avec de médiocres revenus, et une femme qui travaille et délaisse du même coup ses enfants. Voilà ce qu’il pensait, le père pharmacien, fils de pharmacien, et ce que je l’ai entendu dire un soir à ma mère, qui acquiesçait par résignation ou plutôt parce qu’elle s’était toujours dispensée du moindre effort de réflexion. Dire oui à son mari, cela fait bien et c’est reposant. Si ma mère ne pensait rien et gardait dans les conversations la position modérée que l’on attend dans notre milieu d’une femme bien, mon père, lui, pensait quelque chose à peu près sur tout, c’était bien le plus affligeant ! Sur la politique de Nevers, du département, de la France, et du monde, bien entendu. Il s’ouvrait de ses vues de préfé- rence devant des hommes, justement le dimanche après déjeuner. Face à un auditoire aussi sérieux que lui, il dissertait sur l’équilibre du monde, la guerre froide, l’élection du président de la République au suffrage universel, sur l’école laïque, sur le concile de Vatican II, sur l’état des routes départementales dans le Nivernais, sur le remboursement des antibiotiques. Intarissable, solennel et définitif, sachant tout, jugeant sur tout dans la fumée des cigares, devant ses amis qui hochaient la tête, tandis que leurs conjointes roucoulaient entre elles dans un coin du salon, sur des sujets beaucoup moins sérieux. IV Dernier mouvement de révolte et rupture Et c’est à elles que je devrais ressembler ! Quelle horreur ! Quelle injustice ! Votre vie qu’on a dessinée complètement à votre place ! Tais-toi, ma chérie, joue un peu de piano, ça te délassera, et n’oublie pas de saluer le fils de monsieur Machin. Mais de quel droit mon père décide-t-il de l’existence que je dois mener ? Me pense-t-il assez sotte, assez infantile, assez ignorante pour accepter cela sans broncher ? Au fond, des hommes comme lui méprisent les femmes depuis toujours, depuis qu’ils sont venus au monde, on leur a bien appris à voir en nous des servantes, au mieux des faire-valoir souriants. Je n’aurai jamais le sourire forcé de ma pauvre mère, je préfère le sourire moqueur que j’afficherai le jour où je traverserai les rues mortes de Nevers, avec à mon bras qui je veux, ou personne. Conclusion J’étouffais, je suis partie. Quelques affaires jetées dans un grand sac, un aller simple pour Paris, par un après-midi de torpeur, où la bonne était en congé et ma mère sortie pour un bridge. Et puis ma cousine, à Paris, une autre réprouvée, dont on ne prononçait plus le prénom dans la famille. Une innommable, comme moi, maintenant. Une femme libre, assez d’idées dans la tête et de cœur au ventre pour rester libre ! » 23