Interviews croisées de Fabrice Rivière, chef de produit et responsable du développement chez Liegey Muller Pons (LMP), de Toni Cowan-Brown, vice-présidente du développement stratégique de NationBuilder en Europe et de Vincent Moncenis, co-fondateur de DigitaleBox.
Big data et campagnes électorales : dossier réalisé par le Cercle des communicants francophones
1. Cercle des communicants francophones
#Dossier
L'utilisation du Big Data lors des campagnes électorales
« Le Big Data est le moyen de remettre le contact direct avec les
électeurs au centre des campagnes électorales »
En matière de communication, le Big Data sera-t-il la principale innovation de la campagne
présidentielle française de 2017 ? C’est en tout cas ce que pensent beaucoup de communicants
politiques et de journalistes. Pour Jacques Bille, le recours au Big Data en communication
politique représenterait même une étape aussi importante que l’apparition de la télévision.
Néanmoins, à la lecture des articles publiés dans les médias, il paraît nécessaire de clarifier ce
qu’est le Big Data, de préciser l’intérêt de recourir au Big Data en communication politique et
d’expliquer comment fonctionnent les logiciels de traitement des données.
Pour y parvenir, nous avons décidé de croiser les regards de trois spécialistes : Fabrice Rivière,
chef de produit et responsable du développement chez Liegey Muller Pons (LMP), Toni
Cowan-Brown, vice-présidente du développement stratégique de NationBuilder en Europe et
Vincent Moncenis, co-fondateur de DigitaleBox.
De gauche à droite : Fabrice Rivière, Toni Cowan-Brown et Vincent Moncenis
Qu’est-ce que c’est pour vous que le Big data ? Qu’est-ce que ce n’est pas ? Quels
sont les clichés sur le Big Data qui vous exaspèrent ?
Fabrice Rivière : Le Big Data est l’utilisation d’une très grande masse de données pour réaliser
des analyses statistiques poussées. Concrètement, chez LMP nous utilisons l’ensemble des
résultats électoraux et des données issues du recensement et les passons au filtre de nos
algorithmes d’analyse. Ceci nous permet d’identifier les variables explicatives du vote et d’en
déduire des informations pertinentes pour définir la stratégie de la campagne. Nous sommes
parfois confrontés à l’idée que le Big Data réduit la place de l’humain dans les campagnes
électorales. Pourtant, il n’a jamais été question de remplacer les électeurs par des données ! Au
contraire, le logiciel que nous développons permet de faciliter l’organisation d’actions de terrain
à grande échelle et la remontée d’information récoltées auprès des électeurs. Pour nous, le Big
Data est donc d’abord le moyen de remettre le contact direct avec les électeurs au centre des
campagnes électorales.
2. Vincent Moncenis : Le terme « Big Data » comme beaucoup d’innovations à leurs débuts est
tantôt galvaudé, tantôt présenté comme une mode, ou encore pire, mal présenté, finissant par être
contesté. Toutes les technologies passent par cette étape jusqu’à ce que des applications
concrètes, résolvant les problèmes des entreprises et particuliers, sautent suffisamment aux yeux
pour que le grand public accède à la compréhension. Par exemple, Internet pouvait être abstrait
jusqu’à ce que des grands parents puissent avoir une visio-conférence avec leurs petits enfants à
l’autre bout du monde. Le Big Data électoral est lui doublement pénalisé. Nous avons souvent
été sollicités pour nous exprimer sur les aspects légaux. Si le sujet n’est pas inintéressant, réduire
le Big Data à la seule question juridique revient à passer à côté des enjeux, ils sont nombreux :
souveraineté informatique, hébergement des données en France, patriotisme économique,
intelligence économique, plateformisation de l’économie, écosystème national de startups,
libération des données, émancipation politique, démocratisation et accès au plus grand nombre
des outils, etc. Le Big Data c’est avant tout se servir intelligemment des données sur lesquelles
on était assis, c’est rendre plus efficace et plus pertinente une campagne de communication. Le
Big Data permettra demain à tous les communicants de passer à la campagne orientée par les
données. Grâce à un ciblage précis, le bon message sera délivré à la bonne personne par le bon
canal.
Toni Cowan-Brown : Le Big Data sans stratégie n’est qu’une masse importante de données
inutilisables. Chez NationBuilder, on aime se focaliser sur le « smart data » c’est-à-dire sur les
données pertinentes en mettant en place une campagne avec une stratégie d’utilisation. Ce sont
ces données et cette stratégie qui vont vous permettre de mener une campagne ultra ciblée. La
notion de « Big Data » – lorsqu’elle est mal utilisée et c’est souvent le cas – m’exaspère. La
plupart des campagnes ne savent pas quoi faire avec toutes les données disponibles car il n’y a
pas de personne en capacité de traduire ces données en action. Lorsque l’on veut lancer une
campagne s’appuyant sur le Big Data, il faut avoir des « data analysts ». Il faut des spécialistes
de la donnée qui savent utiliser les algorithmes… ou, a minima, avoir quelqu’un qui est
passionné par l’analyse de la donnée !
Pourquoi recourir au Big Data en communication politique ? Qu’est-ce que cela
peut apporter à une personnalité politique ?
Toni Cowan-Brown : Mieux comprendre qui sont les personnes qui vont potentiellement voter
pour un candidat est un réel avantage. On gagne une élection, vote par vote. Et on convertit une
personne en vote en communiquant avec elle de façon très ciblée. On ne peut y parvenir que
lorsque l’on sait précisément à qui on s’adresse. Du coup, il faut de la donnée, beaucoup de
données et une stratégie d’organisation, de communication… Le plus important aujourd’hui est
de pouvoir utiliser les données de façon stratégique et surtout de pouvoir mettre la main sur ses
propres données.
Fabrice Rivière : Le Big Data a un double intérêt pour une personnalité politique en campagne :
il permet d’abord d’identifier les électeurs les plus susceptibles de changer d’avis et ensuite de
caractériser ces électeurs sur le plan sociologique et électoral. C’est donc un outil décisif pour
construire une communication pertinente pendant la campagne. Je vous donne un exemple :
imaginez que vous êtes candidat aux prochaines élections législatives. L’une de nos analyses
consiste à reconstituer, grâce au Big Data, les trajectoires de vote sur votre circonscription depuis
2012. Il s’agit de déterminer précisément, par exemple sur 100 électeurs de Nicolas Sarkozy en
2012, combien ont voté pour Les Républicains aux régionales de 2015, combien se sont abstenus
et combien ont voté pour chacun des autres grands partis… Nos analyses vous donnent ainsi
accès à des informations décisives pour définir votre stratégie de campagne : dois-je plutôt
chercher à mobiliser les abstentionnistes de mon camp ou à persuader les indécis ? Avec quel
autre parti mes électeurs hésitent-ils ? Etc.
3. Vincent Moncenis : Soyons modeste, le Big Data en politique ne date pas d’hier ! Nous n’avons
fait que digitaliser, simplifier et augmenter des pratiques en place. On a tous en tête les images de
Charles Pasqua devant des armoires avec classeurs contenant toutes les fiches des adhérents du
RPR. J’ai en tête un directeur de campagne nous présentant son fameux cahier sur lequel il avait
recueilli tous les numéros de téléphone, courriels et informations diverses que lui avaient confiés
ses électeurs depuis 25 ans. « Bon, les jeunes, vous me mettez tout ça sur internet » demanda-t-il.
En politique, c’est essentiel, de regrouper les données de sa commune, de sa circonscription, ou
de son département. Cela confère un avantage certain à son utilisateur. Pouvoir mobiliser son
électorat, un groupe de contact précis ou des personnes intéressées par une thématique en
particulier peut être décisif. Il y a 30 ans, 80% du corps électoral se déplaçait, il fallait
convaincre pour gagner. Aujourd’hui, 50 à 60% de l’électorat se déplace. Il faut donc mobiliser
les abstentionnistes qui sont susceptibles de voter pour vous, tout mettre en œuvre pour qu’ils se
rendent dans les urnes pour changer le score. DigitaleBox est aussi un outil de productivité. Un
jour, un collaborateur d’élu a constaté par exemple qu’il était devenu webmaster, community
manager, expert excel… ce qui n’avait rien à voir avec sa formation et que désormais, grâce à
DigitaleBox, il a le temps de refaire de la politique.
Votre entreprise a développé un logiciel qui s’appuie sur une grande quantité de
données. D’où viennent vos données ? Quelles sont les fonctionnalités de votre
logiciel ?
Vincent Moncenis : Les données viennent des clients. Nous fournissons un logiciel totalement
vide. Les données appartiennent aux clients et sont hébergées en France. DigitaleBox permet de
toutes les rassembler (données issues du site web, des réseaux sociaux, de la newsletter, des
militants sur le terrain, mais aussi des listes électorales). La base de données ainsi constituée est
segmentée de manière à s’aligner sur la stratégie politique de l’élu, son audience, les cibles qu’il
souhaite atteindre, les thématiques qu’il souhaite développer. Le logiciel regroupe les
fonctionnalités de gestion, d’organisation des données dans une base unique, de mobilisation de
la communauté par courriel, SMS et réseaux sociaux.
Toni Cowan-Brown : NationBuilder a développé une plateforme et des solutions qui s’appuient
sur le modèle « leadership » et « organising », sur l’idée que ce que vous voulez faire, vous
n’allez pas pouvoir y parvenir sans l’aide de vos militants. NationBuilder permet de pouvoir
récolter des informations utiles sur vos électeurs, militants, fans… Le logiciel intègre des
données recueillies par les militants lors des porte-à-porte et lors des opérations de mobilisation :
événement, formulaire sur le web, etc. Toute action réalisée sur le site de campagne est conserver
et ajouter au profil de cette personne. On intègre aussi les informations accessibles publiquement
sur Twitter. L’idée est d’enrichir toutes les données dont nos clients disposent afin qu’ils
disposent de fichiers pertinents et utilisables et puissent ensuite développer une stratégie et faire
une campagne ciblée. Les données viennent de nos clients. On ne fournit pas les données. Elles
ne nous appartiennent pas et on ne les revend pas. On aide nos clients à remettre la main sur leurs
données pour pouvoir les utiliser de façon stratégique.
Fabrice Rivière : Chez LMP, nous avons constitué une base de données unique en France qui
recense, pour plus de 60 000 quartiers, l’ensemble des résultats électoraux depuis 2007 et plus
d’une centaine de variables socio-démographiques issues du recensement. Ce sont des données
publiques qui sont accessibles depuis quelques années seulement grâce au mouvement d’Open
Data. L’idée du logiciel est de gagner du temps et de l’efficacité dans l’organisation des
campagnes électorales. D’abord, il permet de visualiser sur un module de cartographie
l’ensemble des analyses réalisées et notamment le ciblage jusqu’au niveau du bureau de vote.
L’outil propose ensuite plusieurs modules opérationnels pour organiser les actions de campagne
sur le terrain et notamment un éditeur de « feuille de route » pour faciliter le porte à porte des
4. militants. Le volet « CRM » permet aussi d’animer sa base de volontaires pendant la campagne
et de leur envoyer des courriels et SMS personnalisés. L’outil permet également de garder la
trace des échanges avec les électeurs, afin de développer une relation personnalisée avec chacun
d’eux. Enfin, une application mobile permet aux militants sur le terrain de faire remonter les
informations directement à l’équipe de campagne.
Dossier réalisé par Damien ARNAUD (@laCOMenchantier) en février 2017
Le Cercle des communicants francophones (le CCF) vise à
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