La recherche de la vérité peut-elle se passer du doute ? (G.Gay-Para)
1. La recherche de la vérité peut-
elle se passer du doute ?
GGP,LycéeEllaFitzgerald,2014-2015
2. Introduction (1)
Problématisation
• La recherche de la vérité commence par le doute.
Celui qui ne doute pas croit savoir. Croyant posséder la
vérité, il ne la cherche pas. Non seulement il est passif,
mais il prend le risque de se tromper. Ce qu’il tient pour
vrai pourrait être faux.
Pour chercher la vérité, il faut, au préalable, prendre
conscience de son ignorance, et donc douter. Celui qui
doute remet en question ses croyances. Comme il sait qu’il
ne sait pas, il se met alors en quête de la vérité.
Cf. Platon, Apologie de Socrate.
GGP,LycéeEllaFitzgerald,2014-2015
3. Introduction (2)
• Mais jusqu’où faut-il aller dans le doute ?
Peut-on douter de tout ? Douter de tout reviendrait à
tomber dans le scepticisme.
Le sceptique, doutant de tout, refuse la distinction entre le
savoir et la croyance : à ses yeux, tout n’est que croyance ;
l’homme serait incapable d’accéder à la vérité. Comme
toutes les croyances sont incertaines, il faut suspendre son
jugement (épochè).
Par conséquent, si le doute est une condition préalable à la
recherche de la vérité, il peut aussi la compromettre. Le
doute peut être négatif. La recherche de la vérité « passe »
par le doute, mais ne doit pas s’y réduire.
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4. Introduction (3)
• Ne faut-il pas donner aussi une place à la croyance ?
La recherche de la vérité, déclenchée par le doute,
suppose-t-elle le rejet de toute croyance ?
Faut-il opposer le savoir et la croyance ? Ne sont-ils pas
complémentaires ?
Paradoxalement, chercher la vérité, c’est aussi croire. Celui
qui cherche la vérité croit non seulement que la vérité
existe et qu’elle est accessible, mais, en outre, il croit qu’il
est bon de la connaître.
On pourrait donc s’interroger in fine sur les raisons qui
poussent l’homme à donner de la valeur à la vérité.
GGP,LycéeEllaFitzgerald,2014-2015
5. 1. Le rôle du doute dans la recherche de
la vérité (1)
a) L’obstacle des préjugés
Cf. Descartes, Méditations métaphysiques (1641),
« Première méditation », § 1 et 2.
• Le projet. Descartes se met en quête d’une vérité
absolument certaine, à partir de laquelle il pourra
refonder les sciences. Il veut « commencer tout de
nouveau dès les fondements ». Pour cela, il doit faire
table rase de ses anciennes croyances.
Les connaissances qu’il croit avoir sont, en fait,
incertaines, car elles reposent sur des principes qui sont
eux-mêmes incertains.
GGP,LycéeEllaFitzgerald,2014-2015
6. « Ainsi toute la philosophie est comme un arbre, dont les racines
sont la métaphysique, le tronc est la physique, et les branches qui
sortent de ce tronc sont toutes les autres sciences, qui se réduisent
à trois principales, à savoir la médecine, la mécanique et la
morale. » (« Lettre-préface » aux Principes de la philosophie)
Métaphysique
Physique
Médecine
Mécanique
Morale
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7. 1. Le rôle du doute dans la recherche de
la vérité (2)
→ Il s’agit des préjugés hérités de l’enfance. Avant de
savoir, nous avons nécessairement cru : nous avons
donné notre assentiment à certaines idées, sans pouvoir
les examiner, car notre raison n’était pas encore formée.
Avant de savoir, l’enfant doit croire. Il ne peut pas faire
autrement. Ses croyances viennent soit de son
expérience immédiate (ses sens), soit d’autrui (ses
parents).
Selon Descartes, « comme nous avons été enfants avant
que d’être hommes » (Principes de la philosophie, I,
article 1), ces préjugés sont inévitables. Pour accéder à la
vérité, il faut s’en libérer. Il faut donc douter.
GGP,LycéeEllaFitzgerald,2014-2015
8. 1. Le rôle du doute dans la recherche de
la vérité (3)
• La méthode. Grâce au doute, Descartes espère découvrir
la vérité première, dont il a besoin, pour refonder les
sciences. Le doute, loin de se réduire à un sentiment
d’incertitude, est ici un instrument de connaissance.
→ Il faut donc distinguer le doute cartésien et le doute
sceptique. Chez les sceptiques, la recherche de la vérité
« commence » et « finit » par le doute. Douter, c’est alors
désespérer de la vérité : celle-ci, si elle existe, semble
inaccessible à l’esprit humain. Descartes, au contraire,
doute pour ne plus douter. Son doute n’a qu’une valeur
provisoire : il n’est qu’un moyen pour accéder à une
vérité absolument certaine.
GGP,LycéeEllaFitzgerald,2014-2015
9. 1. Le rôle du doute dans la recherche de
la vérité (4)
→ Le doute cartésien n’est pas un doute comme les
autres. Il a différentes caractéristiques. C’est :
1) Un doute théorique. Descartes doute, alors qu’il est
« libre de tous soins » et qu’il jouit d’un « repos assuré
dans une paisible solitude ». Il peut ainsi douter, en toute
sécurité.
2) Un doute volontaire. Il doute parce qu’il veut douter. Son
doute est le résultat d’une décision : « je m’appliquerai
sérieusement et avec liberté à détruire généralement
toutes mes anciennes opinions ». Il ne doute pas parce
qu’il s’est trompé. Il doute, par anticipation, pour ne plus
se tromper à l’avenir. Son doute est donc un doute actif et
préventif.
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10. 1. Le rôle du doute dans la recherche de
la vérité (5)
3) Un doute méthodique. Descartes ne doute pas n’importe
comment. Pour que son doute soit efficace, il doit
appliquer deux règles : 1) une règle de précaution ; 2) une
règle d’économie.
4) Un doute hyperbolique. Selon la première règle, il ne faut
donner son assentiment qu’aux idées absolument
certaines, et rejeter comme fausses les idées seulement
probables, au sujet desquelles on peut avoir une raison de
douter.
5) Un doute radical. Selon la seconde règle, pour éviter un
« travail infini », le doute doit porter, non pas sur chaque
idée prise une à une, mais sur les deux fondements du
savoir humain : les sens et la raison.
GGP,LycéeEllaFitzgerald,2014-2015
12. 1. Le rôle du doute dans la recherche de
la vérité (6)
b) La mise en œuvre du doute
Appliquant les règles de méthode qu’il vient d’énoncer,
Descartes examine les connaissances empiriques ou
sensibles puis les connaissances rationnelles.
• Les connaissances empiriques
• Nous avons une connaissance immédiate du monde
extérieur, grâce à nos sens. Mais nous savons aussi que les
sens peuvent nous tromper. Nous avons déjà été victimes
d’illusions. Comme le savoir qui vient des sens n’est pas
absolument certain, par précaution, il faut le rejeter
(application de la première règle).
GGP,LycéeEllaFitzgerald,2014-2015
13. 1. Le rôle du doute dans la recherche de
la vérité (7)
• Mais n’y a-t-il pas des connaissances, qui viennent des sens,
et qui sont absolument certaines ? Il y a des faits au sujet
desquels « on ne peut pas raisonnablement douter ».
Descartes avance lui-même une objection qu’on pourrait lui
faire : l’objection de la folie. On pourrait penser que seuls
les fous doutent de tout. En fait, les fous ne doutent pas : ils
délirent et ils sont certains de leur délire (« assurent
constamment »).
• Descartes, loin d’être fou, continue de douter. Pour
discréditer, une bonne fois pour toutes, les connaissances
sensibles, il a recours à l’argument du rêve. Nous faisons
des rêves si réalistes que nous les confondons avec la
réalité. Sommes-nous certains que nous ne sommes pas en
train de rêver ?
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14. Une autre version de l’argument du rêve :
le cerveau dans une cuve (the brain in a vat)
« Supposons qu'un être humain (vous
pouvez supposer qu'il s'agit de vous-
même) a été soumis à une opération
par un savant fou. Le cerveau de la
personne en question (votre cerveau)
a été séparé de son corps et placé
dans une cuve contenant une
solution nutritive qui le maintient en
vie. Les terminaisons nerveuses ont
été reliées à un super-ordinateur
scientifique qui procure à la
personne-cerveau l'illusion que tout
est normal. Il semble y avoir des gens, des objets, un ciel, etc. Mais en
fait tout ce que la personne (vous-même) perçoit est le résultat
d'impulsions électroniques que l'ordinateur envoie aux terminaisons
nerveuses. »
Hilary Putnam, Raison, vérité et histoire (1981)
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15. 1. Le rôle du doute dans la recherche de
la vérité (8)
→ Remarquant que nous n’avons ni « indices concluants » ni
« marques assez certaines » pour distinguer le rêve et la
réalité, Descartes considère l’hypothèse la plus défavorable :
nous sommes en train de rêver, et tout ce qui vient de nos
sens est donc faux. Est-ce à dire qu’il n’y a aucune vérité ?
• Les connaissances rationnelles
« Soit que je veille ou que je dorme, deux et trois joints
ensemble formeront toujours le nombre de cinq, et le carré
n’aura jamais plus de quatre côtés. » (§8)
Peut-on douter, par exemple, des vérités mathématiques ? De
prime abord, cela n’a aucun sens. Pourtant, Descartes, fidèle
à sa démarche, doute.
GGP,LycéeEllaFitzgerald,2014-2015
16. 1. Le rôle du doute dans la recherche de
la vérité (9)
• Si Descartes continue de douter, c’est parce qu’il cherche une
vérité plus certaine encore que les vérités mathématiques. Sa
démarche présuppose qu’une telle vérité existe, et que seul
un doute hyperbolique, radical et extrême peut y conduire.
C’est donc sa volonté de savoir qui détermine sa volonté de
douter.
• Pour discréditer les connaissances rationnelles, il a recours à
un nouvel argument, encore plus factice que les précédents :
l’argument du malin génie. Par hypothèse, il admet
l’existence d’un être supérieur et malfaisant, qui le trompe
constamment. Cet argument s’ajoute à l’argument du rêve,
mais aussi le redouble : désormais, tout – absolument tout –
doit être remis en question.
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17. 1. Le rôle du doute dans la recherche de
la vérité (10)
c) La découverte du Cogito
Cf. Méditations métaphysiques, « Méditation seconde », §3
et 4.
Contre toute attente, un renversement intervient.
Descartes, après avoir poussé le doute jusqu’à son
paroxysme, découvre enfin quelque chose dont il ne peut
pas douter.
S’il doute de tout, il ne peut pas douter qu’il doute. S’il
doute, c’est qu’il pense, et donc qu’il est. Il découvre ainsi
la vérité première, absolument certaine, dont il a besoin
pour refonder les sciences : il existe comme être pensant.
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18. Peut-on dire que rien n’est vrai ?
Descartes aurait pu finir par tomber dans le scepticisme. Une telle
possibilité, loin d’être complétement exclue, est envisagée au
début de la « seconde méditation » : « Qu’est-ce donc qui pourra
être estimé véritable ? Peut-être rien autre chose, sinon qu’il n’y a
rien au monde de certain » (§3).
En fait, le scepticisme est indéfendable, ce qui explique la réserve
de Descartes (« peut-être »). Pourquoi ?
Un argument classique avancé est celui de l’auto-réfutation.
Le sceptique affirme : « rien n’est vrai ».
Mais, si cette proposition est vraie, alors elle est fausse.
En effet, si rien n’est vrai, alors l’énoncé selon lequel « rien n’est
vrai » n’est pas vrai. Il est donc faux. Par conséquent, il y a une
vérité. Le sceptique s’auto-réfute.
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19. 1. Le rôle du doute dans la recherche de
la vérité (11)
Descartes soumet la vérité du Cogito à une série d’objections. Ce
faisant, il réutilise les arguments de la première méditation.
Même si je rêve, même si le malin génie me trompe, je suis
certain d’exister, car je suis conscient de penser.
1) « Mais j’ai déjà nié que j’eusse aucun sens ni aucun corps » : je
pourrais exister comme pur esprit ; le corps n’est pas une
propriété essentielle de mon être.
2) « Mais je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le
monde » : j’ai douté de l’existence du monde, mais non de ma
propre existence. Du reste, je pourrais être la seule réalité
(solipsisme).
3) « Mais il y a un je ne sais quel trompeur très puissant et très
rusé ». Qu’il me trompe autant qu’il veut : j’existerais toujours
comme objet de la tromperie.
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20. 1. Le rôle du doute dans la recherche de
la vérité (12)
d) Vérité et évidence
Descartes, après avoir douté de tout, prétend avoir
découvert une vérité absolument certaine. Il sait avec
certitude qu’il existe en tant qu’être pensant. Mais d’où
vient sa certitude ? Comment la vérité du Cogito est-elle
établie ?
• Comme s’il s’agit d’une vérité première, elle ne peut pas
être déduite d’une vérité antérieure. Elle est donc
connue, non pas par déduction, mais par intuition.
Prenant conscience de lui-même, Descartes sait qu’il
pense, mais aussi qu’il existe. Ce double savoir est
immédiat. Il découle d’une sorte de « vision » de l’esprit.
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21. 1. Le rôle du doute dans la recherche de
la vérité (13)
NB : présente dans le Discours de la méthode (1637), la
formule célèbre « Je pense donc je suis » (Cogito ergo
sum) est, à cet égard, trompeuse, car elle suggère l’idée
d’un raisonnement. Voilà sans doute pourquoi Descartes
ne la reprend pas ici.
S’il s’agissait d’un raisonnement, comme le remarque
Hobbes, il serait invalide, car il manque une prémisse.
Nous aurions un syllogisme tronqué. Pour passer du « Je
pense » au « Je suis », il faut un moyen terme que
Descartes présuppose mais qu’il n’établit pas.
1. Je pense.
2. (Penser c’est être) → prémisse implicite
3. Donc je suis.
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22. 1. Le rôle du doute dans la recherche de
la vérité (14)
• Le Cogito ne fait pas l’objet d’une démonstration. Et
pourtant, selon Descartes, c’est une vérité indubitable :
au moment même où je pense, je sais avec certitude que
j’existe. Pourquoi ? Parce que c’est évident. L’évidence est
telle que je ne peux pas douter.
→ Descartes fait de l’évidence le critère premier de la
vérité. Selon lui, une idée évidente est nécessairement
vraie. Mais, à quoi reconnaît-on une idée évidente ?
Une idée « évidente » est une idée qui apparaît dans une
« intuition ». Les notions d’évidence et d’intuition sont
reliées.
Intuition > intueri
Évidence > videre
Voir, regarder
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23. 1. Le rôle du doute dans la recherche de
la vérité (15)
• Selon Descartes, une idée est évidente si et seulement si
elle est claire et distincte.
Est claire une idée présente et manifeste à un esprit
attentif. Est distincte une idée qu’on ne confond pas avec
une autre.
Une idée « évidente » est donc une idée qu’on « voit » si
bien – parce qu’elle est claire et distincte – qu’on ne
peut pas ne pas la tenir pour vraie : on y adhère
automatiquement.
De l’évidence découle la certitude : le sujet, face à une
idée évidente, ne doute plus. Le Cogito est le modèle
même d’une idée claire et distincte, selon Descartes.
GGP,LycéeEllaFitzgerald,2014-2015
25. 1. Le rôle du doute dans la recherche de
la vérité (16)
• Le critère de l’évidence pose problème. Une idée
évidente est-elle toujours vraie ? On peut émettre
plusieurs objections.
1) L’évidence, malgré ce qu’affirme Descartes, apparaît
comme une notion subjective. Ce qui est évident pour
les uns ne l’est pas nécessairement pour les autres.
2) La clarté et la distinction sont des critères peu
opératoires. Cf. Leibniz : « Descartes a logé la vérité à
l’hôtellerie de l’évidence, mais il a négligé de nous en
donner l’adresse ».
3) Ce que Descartes nomme « évidence » n’est peut-être
qu’un « préjugé ».
GGP,LycéeEllaFitzgerald,2014-2015
26. 2. Les limites du doute (1)
a) L’insuffisance du doute
Après avoir douté de tout, Descartes croit avoir découvert
une vérité indubitable. Selon Nietzsche, Descartes a
échoué : il n’est pas allé assez loin dans le doute, et reste
prisonnier, à son insu, de certaines croyances.
• Le sujet comme fiction grammaticale
Cf. Nietzsche, Par-delà bien et mal, §17.
Le Cogito est une fausse évidence. Descartes affirme qu’il
pense. Mais cette affirmation va déjà trop loin.
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27. 2. Les limites du doute (2)
• Quand je pense, à première vue, c’est moi qui pense.
Pourtant, par expérience, je sais que ma propre pensée peut
m’échapper : quand je cherche une idée, par exemple, celle-ci
ne vient pas quand je veux ; je dois attendre l’inspiration. Ce
« tout petit fait » suggère que je ne suis pas complètement
maître de ma pensée.
Problème : est-ce bien moi qui pense ? La pensée n’est-elle
pas un processus impersonnel et autonome, qui s’accomplit,
certes, en moi, mais sur lequel je n’ai aucune emprise ?
Si c’est le cas, selon Nietzsche, je ne peux pas dire que « je »
pense. Tout au mieux, on peut dire : « ça » pense (es denkt). Et
encore. Nietzsche utilisera, dans un fragment posthume, une
autre formule : cogitatur (en latin, on pense).
GGP,LycéeEllaFitzgerald,2014-2015
28. 2. Les limites du doute (3)
• Descartes est l’un de ces logiciens « superstitieux » que
Nietzsche fustige. S’il avait retranscrit la réalité telle qu’elle
est, il aurait dû renoncer à dire « je pense ». Loin d’être un fait
objectif, « je pense » n’est qu’une interprétation. Loin d’être
une vérité indubitable, ce n’est qu’une croyance. Mais d’où
vient cette croyance ?
Nietzsche ne se contente pas de dénoncer « la superstition »
du sujet : il révèle aussi son origine. C’est la grammaire.
Comme « penser » est un verbe, tout verbe ayant un sujet,
Descartes raisonne, sans le savoir, de manière grammaticale.
Il y a de la pensée. Mais qui pense ? « Moi ». Je suis le sujet du
verbe « penser ». En fait, il faut se méfier des catégories
grammaticales. Pourquoi ?
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29. 2. Les limites du doute (4)
• Réponse de Nietzsche : ce n’est pas parce que toute phrase
est composée d’un sujet, d’un verbe et d’un complément que
de telles entités existent dans la réalité.
La structure de la langue ne correspond pas nécessairement à
la structure de la réalité. C’est la langue qui nous fait croire
qu’il y a un sujet. Mais, en fait, dans la réalité, un tel sujet
n’existe pas.
« Il n’existe aucun " être " derrière l’agir, le faire, le devenir ; " l’agent " est un
ajout de l’imagination, car l’agir est tout. » (GM, I, §13)
Descartes a douté des préjugés de l'enfance, mais il n'a pas
remis en question les croyances véhiculées par la grammaire.
S’il croit à l’existence d’un sujet pensant, c’est d’abord parce
qu’il croit à la grammaire.
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30. 2. Les limites du doute (5)
→ Paradoxe : le langage n'est pas neutre. Il n’est pas un
simple outil de communication. Il a un impact non
seulement sur notre perception de la réalité, mais aussi sur
notre propre pensée.
• Nous percevons le réel à travers les catégories de notre langue
maternelle. Celle-ci fonctionne comme un prisme : nous
percevons d’abord ce que nous pouvons nommer. Cf. Émile
Benveniste : « Nous pensons un univers que notre langue a déjà
modelé » (Problèmes de linguistique générale, 1).
• Chaque langue est porteuse d’une vision du monde, véhicule des
croyances. Cf. Nietzsche : « Il y a, cachée dans la langue, une
mythologie philosophique qui perce et reperce à tout moment, si
prudent qu’on puisse être par ailleurs » (HTH, II, « Le voyageur et
son ombre », §11) ; « Chaque mot est un préjugé » (§55).
GGP,LycéeEllaFitzgerald,2014-2015
31. 2. Les limites du doute (6)
• La croyance au libre arbitre
À la croyance au sujet s’ajoute la croyance au libre arbitre.
Celle-ci apparaît, dès le début, pendant l’expérience du
doute.
• Au cours de la « première méditation », Descartes doute de
tout, sauf de sa propre liberté. Son doute est volontaire,
donc libre. Il présuppose toujours qu’il est libre de donner
ou ne pas donner son assentiment aux idées qu’il examine.
En d’autres termes, il croit ce qu’il veut, il doute de ce qu’il
veut. Cette liberté n’est jamais remise en question, même
avec l’hypothèse du malin génie. Qu’il me trompe : « à tout
le moins il est en ma puissance de suspendre mon
jugement » (§12) ; je reste libre de douter.
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32. 2. Les limites du doute (7)
• Dans un ouvrage ultérieur (Les principes de la philosophie,
1644), Descartes considère le libre arbitre comme une
évidence : « La liberté de notre volonté se connaît sans
preuve par la seule expérience que nous en avons » (I, §39).
• Je sais que je suis libre, car j’ai une idée claire et distincte de
ma volonté : quand je veux, je sais que je veux, car je suis
conscient ; je sens bien qu’aucune force ne me contraint à
vouloir ceci plutôt que cela.
• Douter de la liberté est impossible, car cela reviendrait à
remettre en question la possibilité même du doute. Le doute
n’est rien d’autre que l’exercice de la liberté.
→ Descartes croit au libre arbitre, car il fait confiance aux
données de sa conscience : il croit être ce qu’il a
conscience d’être. Cf. La critique de Spinoza.
GGP,LycéeEllaFitzgerald,2014-2015
33. 2. Les limites du doute (8)
• La croyance en la valeur de la vérité
Doutant de tout, Descartes n’a pas douté non plus de la
valeur de la vérité. S’il se met en quête de celle-ci, c’est
parce qu’il estime qu’il est bon de la posséder.
Cf. Nietzsche, Le gai savoir, §344 : « En quoi nous aussi
sommes encore pieux ».
• Paradoxe : la science, qui prétend éliminer toute
croyance, repose, en fait, sur une croyance première. Elle
croit que la vérité est préférable à l’erreur et à l’illusion,
et qu’il faut donc la chercher à tout prix.
GGP,LycéeEllaFitzgerald,2014-2015
34. 2. Les limites du doute (9)
→ L’homme de science est un homme « pieux » malgré
lui : il peut ne plus croire en dieu ; il croit toujours qu’il
faut chercher la vérité. La vérité est le « dieu » en lequel
il croit, et au nom duquel il est prêt à tout sacrifier. Il y
aurait, en quelque sorte, une sorte de « fanatisme »
scientifique. La science serait une « religion du vrai ».
• Nietzsche s’interroge sur les causes et les effets de ce
phénomène.
1) D’où vient la volonté de vérité ?
2) Quelle valeur faut-il lui accorder ? Avons-nous raison
de valoriser, comme nous le faisons, la vérité ? La vérité
n’est-elle pas une « fausse » valeur ?
GGP,LycéeEllaFitzgerald,2014-2015
35. 2. Les limites du doute (10)
1) La volonté de vérité, qui est le moteur de la science,
provient de certains affects.
« Ne serait-ce pas l’instinct de peur qui nous ordonne de
connaître ? La jubilation de l’homme de connaissance ne serait-elle
pas justement la jubilation du sentiment de sécurité retrouvée ? »
(GS, §355)
2) Le présupposé selon lequel il faut chercher la vérité
doit être interrogé. La valeur qu’on accorde à la vérité
ne va pas de soi. L’erreur et l’illusion pourraient être
plus utiles à la vie.
« À supposer que nous voulions la vérité : pourquoi pas plutôt la
non-vérité ? Et l’incertitude ? Même l’ignorance ? » (PBM, §1)
GGP,LycéeEllaFitzgerald,2014-2015
36. 2. Les limites du doute (11)
b) L’absurdité du doute
Nietzsche accuse Descartes d'avoir échoué dans son
entreprise : le doute a été insuffisant et donc inefficace ;
certaines croyances n'ont pas été remises en question.
Mais Descartes pouvait-il seulement réussir ? Peut-on
douter de tout ?
Cf. Wittgenstein, De la certitude (1951).
• Douter de tout est non seulement impossible, mais aussi
absurde. Wittgenstein montre que le doute est
nécessairement limité. Il critique le doute hyperbolique.
GGP,LycéeEllaFitzgerald,2014-2015
37. 2. Les limites du doute (12)
1) Douter de tout est impossible, car pour douter, encore faut-
il être certain de douter. Un doute hyperbolique
s'autodétruirait. Doute et certitude, loin de s’opposer
radicalement, sont, en fait, complémentaires.
2) Celui qui douterait de tout et chercherait à tout vérifier ne
peut que tomber dans une régression à l’infini. Pour vérifier,
il faut un instrument de vérification, qu’on doit présupposer
valide. Il faut donc, tôt ou tard, arrêter de douter.
3) Douter de tout est absurde. Pour douter, il faut des raisons.
Douter pour douter n’a aucun sens. Si « tout parle » en
faveur de ma croyance, pourquoi chercher à la remettre en
question ?
GGP,LycéeEllaFitzgerald,2014-2015
38. 2. Les limites du doute (13)
• Wittgenstein s’intéresse à des propositions très simples, qui
relèvent du sens commun. Dans la vie ordinaire, on ne prend
pas la peine de les énoncer, tant elles semblent aller de soi. Il
s’agit de véritables truismes. Exemples : « j’ai deux mains » ;
« je suis un être humain » ; « le monde extérieur existe », etc.
Le statut de ces propositions pose problème.
D’un côté, on ne peut pas les remettre en question : douter de
ces propositions semble absurde. D’un autre côté, ces
propositions ne relèvent pas d’un savoir au sens strict. Non
seulement nous n’avons aucune preuve, mais nous
n’éprouvons même pas le besoin de prouver.
Paradoxe : il y a des vérités que je ne peux pas démontrer,
mais dont je suis absolument certain.
GGP,LycéeEllaFitzgerald,2014-2015
39. 2. Les limites du doute (14)
• Ces propositions du sens commun ne sont jamais remises en
question, car elles sont présupposées, à chaque instant, dans
notre vie quotidienne, lorsque nous agissons.
Wittgenstein reprend à son compte la formule de Goethe :
« Au commencement était l’action ».
Je ne doute pas que j’ai deux mains, non pas parce que j’aurais
une quelconque preuve, mais parce que cette croyance est
« solidement fixée en moi » et accompagne chacune de mes
actions.
Selon Wittgenstein, plus certain que le savoir lui-même, il y a
cet ensemble de propositions non démontrées et pourtant
absolument certaines, qui constitue « l’image du monde »,
« la toile de fond », que nous avons tous en commun.
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40. Croyance
Savoir
Certitude
GGP,LycéeEllaFitzgerald,2014-2015
On peut douter. On ne
peut pas prouver.
On peut douter. On
peut prouver.
On ne peut ni douter ni prouver. Si on doutait, on passerait pour fou. On
n’éprouve pas non plus le besoin de prouver : c’est parce que c’est
« solidement fixé en nous ».
41. « Je suis assis avec un philosophe dans le
jardin ; il dit à maintes reprises : " Je sais
que ceci est un arbre " tout en désignant
un arbre près de nous. Une tierce
personne arrive et entends cela, et je lui
dis : " Cet homme n’est pas fou. Nous
faisons de la philosophie ". »
De la certitude, § 467.
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42. 2. Les limites du doute (15)
c) La dangerosité du doute
Cf. Descartes, « « Lettre à Hyperaspistes » (août 1641).
• Descartes est conscient des conséquences dangereuses que
le doute pourrait avoir dans la vie pratique : celui qui douterait
de tout ne pourrait plus agir, et finirait par mettre sa vie en
danger. Autant le doute est bénéfique dans le champ
théorique, autant il est néfaste dans le champ pratique, car il
paralyse l’action. L’homme qui doute est non seulement
incertain, mais irrésolu : il est incapable de décider et d’agir
conformément à sa décision ; au lieu d’agir, il continue à
délibérer, et revient sans cesse sur la décision prise.
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43. 2. Les limites du doute (16)
• Lorsqu’il faut agir, le doute est un luxe que nous ne pouvons
pas nous permettre. « Les actions de la vie souffrant souvent
aucun délai » (Discours de la méthode, III), il faut, d’une
manière ou d’une autre, prendre une décision, c’est-à-dire
trancher et donc cesser de douter. Mais comment savoir si on
prend la bonne décision ? Peut-on être certain de bien agir ?
Descartes propose une « morale par provision » : à défaut de
pouvoir savoir ce qu’il faut faire avec une certitude absolue, il
faut adopter certaines règles d’action ou maximes, afin
d’échapper à l’irrésolution et de continuer à vivre.
Trois maximes : 1) obéir aux lois et aux coutumes du pays auquel nous
appartenons, tout en veillant à suivre les opinions les plus modérées ;
2) être ferme et résolu dans ses actions, prendre une décision et s’y
tenir ; 3) changer ses désirs plutôt que l’ordre du monde.
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44. Conclusion
S’il faut douter pour se libérer des croyances, on ne peut
pas douter de tout. Celui qui cherche la vérité doit non
seulement douter mais aussi croire.
Il faut faire l’éloge du doute : « le doute est le sel de
l’esprit », dit Alain (Propos sur les pouvoirs, § 140). On ne
saurait trop insister sur sa valeur.
Mais on a aussi besoin de croire.
Dans le champ théorique, croire et savoir, loin de
s’opposer, apparaissent, non sans paradoxe, comme
complémentaires.
Dans le champ pratique, les croyances sont vitales.
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46. Suggestions de lecture (pour aller plus
loin)
• Sur Descartes :
Denis Kambouchner, Descartes n’a pas dit, Les belles lettres,
2015.
• Sur Nietzsche :
Patrick Wotling, La pensée du sous-sol, éditions Allia, 1999.
• Sur Wittgenstein :
Élise Marrou, De la certitude. Wittgenstein, Ellipses, 2006.
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