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Galia Baudet
Si le moins était le mieux ?
Juin 2016
Toutes les formes de vie sont reliées. Nous
faisons tous partie d’un réseau interdépendant
auquel nousn’échappons pas. Nous sommes tissés
dans le même vêtement d’une destinée commune.
Tout ce qui touche l’un de nous directement, touche
indirectement tous les autres.
Martin Luther King
1
OLIVIA
San Francisco, mars 2016
- Avez-vous fait votre sélection ? demanda le
serveur.
Olivia hésitait entre le numéro dix-huit, les
crevettes aigres-douces et le numéro vingt-deux, les
crevettes à la façon pékinoise, à chaque fois qu’elle
venait ici c’était le même dilemme. Mais sous la
pression du serveur qui s’impatientait au bout de la
table, elle finissait toujours par la même réponse.
- Le vingt-deux s’il-vous-plaît. Double portion.
Le serveur gribouilla sur son carnet, fit un petit
sourire pincé puis s’en alla en direction des cuisines.
Depuis sa plus tendre enfance elle aimait venir
prendre son déjeuner du samedi dans ce lieu dont
l’atmosphère semblait s’être figée dans le temps.
Deux fenêtres venaient éclairer une petite salle aux
murs beiges délavés, quelques vieux posters de
paysages asiatiques gondolés étaient accrochés çà et
là, unique décoration qui apportait une touche
orientale à ce lieu insipide. Une dizaine de tables en
plastique se partageaient les trente mètres carrés
qu’offrait le restaurant, toutes recouvertes d’une
nappe en papier blanc, élément indispensable dans la
restauration chinoise populaire. Au centre de celles-
ci, des pots remplis de baguettes (elles aussi en
plastique) avaient perdu au fil des lavages leurs
couleurs éclatantes.
La salle était pleine et une queue de vingt
personnes s’accumulait à l’extérieur. Dans les
cuisines les employés s’affairaient à exécuter les
commandes en des temps records, l’huile crépitait
dans les woks et une odeur de friture envahissait la
salle à manger à chaque fois que les serveurs,les bras
chargés, poussaient les portes d’un coup d’épaule.
- Nouilles sautées aux champignons, soupe
Wonton, poulet aux piments, brochettes de gambas
sautées,Pomfret vapeur et huîtres à la coriandre pour
la quatre ! cria le serveur en se dirigeant vers la table
de trois chinois.
Les hommes les yeux rivés sur les mets, une paire
de baguettes en main se jetèrent sur les plats brûlants
à peine posés au centre de la table. Sans même se
regarder, ils commencèrent à piocher dans les
différentes spécialités qu’ils venaient agrémenter de
riz blanc. Bien que tous fassent partie de la diaspora
chinoise ayant immigré aux États-Unis ces soixante
dernières années,certaines habitudes ne s’étaient que
peu estompées. Ils ne se gênaient pas pour manger la
bouche ouverte et recracher les parties non
comestibles dans une petite serviette en papier
positionnée au bord de leurs assiettes.
Olivia se demandait si les aspirations de soupes,
les raclages de gosiers et les crachats d’os et d’arêtes
ne mettaient pas plus dans l’ambiance que la faible
mélodie chinoise qui essayait de se faire sa place dans
ce vacarme ambiant. Elle fut ramenée à la réalité
quand le serveur essoufflé, s’arrêta devant sa table.
- Crevettes façon pékinoise ?
- Oui, c’est ici-même, merci.
Plus que réjouie, elle s’empara de ses baguettes et
à son tour dévora les crustacés. Le restaurant avait
pour particularité de servir les crevettes dans du
papier journal, ce qui rendait l’expérience d’autant
plus authentique. Elle ne s’était jamais rendue en
Chine et l’idée qu’elle s’en était faite n’était fondée
que sur ce que sa mère avait bien voulu lui raconter
de sa jeunesse dans les campagnes du Hunan et de ce
qu’elle vivait au quotidien au 2811, Jackson Street,
Chinatown, San Francisco.
Ses yeux s’arrêtèrent sur la feuille de journal qui
lui servait d’assiette. Sur une photo en noir et blanc,
on y voyait un chinois, la soixantaine, tête ronde,
sourire rieur et cheveuxblanchissants poserdevant les
deux statues de lions, gardiens de l’entrée de
Chinatown.
- Ça pourrait être mon père.
Olivia avait toujours vécu avec sa mère, ses deux
demi-frères jumeaux, son beau-père et leur chien
Toby au 2811, Jackson Street. Elle n’avait jamais
rencontré son père. Sa mère lui avait expliqué très tôt,
que pendant sa grossesse celui-ci l’avait quittée ne se
sentant pas assez mature pour assumer un enfant, il
s’était ainsi volatilisé du jour au lendemain. Elle
n’avait plus jamais entendu parler de lui. Olivia s’était
contentée de cette explication et avait enterré cette
histoire au plus profond d’elle-même. Elle ne voulait
pas que cet inconnu, lâche de surcroît, soit la raison
d’un mal-être. Jung, son beau-père, avait tenu le rôle
paternel avec grande délicatesse et il était à ses yeux
le père dont elle avait toujours rêvé.
- Garçon ! L’addition !
Une fois à l’extérieur, elle jeta un dernier regard à
travers la porte vitrée pour vérifier si elle n’avait rien
oublié. Le serveur avait déjà débarrassé,remplacé la
nappe par une nouvelle et installé un jeune couple. La
température était fraîche pour un mois de mars, une
légère brise remontait depuis l’océan jusque dans les
hauteurs de la ville.
Le ventre rempli et les pommettes rosées,elle prit
la première à droite sur Californian Street,marcha une
centaine de mètres, puis reprit à droite sur Grant
Avenue. Dès qu’elle en avait l’occasion, elle passait
dans le coin pour s’arrêter et contempler la Old Saint
Mary’s Cathedral. Elle adorait le contraste qui se
dessinait entre cette vieille église de type roman et les
gratte-ciels plus modernes. Elle se tenait là, tel un
reliquat du passé coincé dans cette folle jungle de
béton. Tous les derniers dimanches du mois, sa mère
et Jung venaient célébrer la messe dominicale en
compagnie de leurs amis.
À l’âge de douze ans, Olivia avait décidé de ne
plus les accompagner.Elle ne supportait plus de rester
des heures durant debout, assise, debout, assise, à
réciter des chants dont elle ne comprenait pas le sens.
Sa mère, Wei, déçue,avait été réticente au choix pris
par sa fille.
- Ma chérie, la religion nous a sauvées ! Tu ne
peux pas abandonner le Seigneur, Il m’a guidée de sa
lumière lorsque j’étais totalement égarée. Lui, et
seulement Lui, a fait que j’ai pu tenir jusqu’à
aujourd’hui. Tu lui dois la vie !
Olivia était restée muette. Son cœur s’était
compressé et elle avait senti ses larmes monter, elle
ne comprenait pas pourquoi elle aussi devait
remercier cette personne qu’elle n’avait vue qu’en
statue, dénudée, crucifiée, ensanglantée. Sa mère
devait donc la vie à cet homme ? Heureusement pour
elle, Jung avait pris sa défense.
- Wei chérie, s’il-te-plaît, laisse ta fille choisir.
Quand elle comprendra, elle reviendra vers Lui.
Cette conversation avait eu lieu dix ans plus tôt au
seuil même de la cathédrale. Sa mère n’avait dit un
mot et n’avait plus jamais abordé le sujet. Plusieurs
fois, par culpabilité, Olivia s’était aventurée seule, à
l’intérieur de l’église en espérant pouvoir comprendre
et ressentir l’espoir que ce lieu avait donné et
continuait à donner à sa mère. Elle ne voyait que
dorures et opulence côtoyant misère et désespoir.
Non, la religion n’était pas faite pour elle. Elle se
contentait seulement de contempler l’extérieur de
l’édifice.
Pour rejoindre l’appartement du 2811, Jackson
Street, Olivia aimait passer par les chemins de
traverse. Ces étroites ruelles où des gargotes, des
petites échoppes et des coiffeurs asiat se succédaient
les uns après les autres. Le samedi, les ruelles étaient
bondées de Chinois, de San-Franciscains et de
touristes qui venaient faire leurs emplettes et
s’imprégnaient de cette Asie américaine. L’ambiance
lui faisait penser au marché de Huating à Shanghai
qu’elle avait découvert dans un roman policier1
de
1 Visa pour Shanghai – Qiu Xiaolong.
Qiu Xiaolong, son auteur favori. L’inspecteur Chen,
le personnage principal, s’était retrouvé poursuivi par
des agents d’une triade à travers les méandres du
marché. Heureusement pour lui, une vendeuse l’avait
caché dans la cabine d’essayage de son magasin de
vêtements dégriffés.
Olivia se retourna, peut-être était-elle aussi
suivie ?
- Quelle idée !
En passant devant le « Chinese Mall », le plus
grand centre commercial asiatique de la ville, elle se
fit accoster par un groupe de jeunes habillés tout de
vert.
- Excusez-nous Mademoiselle ! le plus âgé de
la bande avait pris la parole. Vous avez cinq minutes ?
Nous luttons pour la protection de l’environnement et
aurions voulu discuter de ce propos avec vous. Que
pensez-… ?
- Ça ne m’intéresse pas, merci.
Elle ne lui laissa pas finir sa phrase et d’un signe
de la main lui fit comprendre qu’elle ne se sentait pas
concernée par ce sujet.
- Passez une bonne journée ! lui lança-t-il avec
un grand sourire. Sourire qui peinait à dissimuler la
tristesse d’un énième refus.
Olivia ne le remarqua même pas et continua son
chemin, elle n’était plus qu’à quelques pas de
l’appartement. La devanture de l’immeuble ne payait
pas de mine et le crépi aurait dû être rafraîchi depuis
deslustres. Elle poussa la porte d’entrée.La concierge
madame Wo était en train de relever son courrier.
- Bonjour Olivia ! Comment vas-tu ? J’ai
appris pour ta maman, il faut qu’elle fasse attention,
hein ! À son âge, on n’est plus sûre de rien et il est
difficile de compter sur son corps. La santé faut pas
blaguer avec,aujourd’hui ça va et demain on est plus
là ! Ah tiens, une carte de mon fils qui est en vacances
aux Maldives. Splendide, n’est-ce pas ?
Elle lui tendit la carte pour qu’elle puisse elle aussi
admirer le paysage paradisiaque, plages de sable
blanc et eau turquoise.
- Oui c’est vraiment beau, répondit la jeune
femme tout en appelant l’ascenseur. Elle ne voulait
pas s’éterniser sur le palier à l’écouter déballer sa vie.
Elle lui rendit la carte et s’engouffra à l’intérieur de
l’ascenseur.
- Bonne journée !
Les portes se refermèrent. Elle se retrouva ainsi
seule au milieu de cette boîte mouvante, elle se
regarda dans le miroir, de près, de loin, souleva sa
veste, elle avait encore pris du ventre. Elle le rentra,
le gonfla, le rentra et le regonfla puis fit la moue. Elle
ne se supportait plus. L’ascenseur s’arrêta au
deuxième étage,les portess’ouvrirent, Lola, la fille de
la concierge attendait.
- Salut Olivia, tu montes ou tu descends ?
- Je monte, mais c’est bon, je vais terminer à
pied.
Sans ajouter un mot, elle prit l’escalier et les monta
quatre à quatre. Mais pourquoi avait-elle pris encore
double portion ? Elle s’était promise de ne pas
recommencer. La culpabilité venait de l’envahir et
elle se repassait en boucle l’instant où elle avait passé
la commande.
- Des crevettes façon pékinoise, simple portion
s’il-vous-plaît, non plutôt des crevettes nature, euh,
vous avez de la salade ? Sans sauce ? Avec un verre
d’eau.
Mais pourquoi n’arrivait-elle pas à manger plus
sainement ? Elle s’en voulait terriblement.
Arrivée au quatrième étage elle était déjà
essoufflée – elle n’avait que vingt-deux ans. Elle
termina les deux derniers étages à un rythme moins
soutenu. Elle poussa la porte de chez elle, lança son
sac dans un coin, quitta ses chaussures sans même les
délacer et s’affala dans le canapé. Il n’y avait
personne à l’appartement, sa mère et Jung étaient de
sortie à l’extérieur de la ville et ses frères avaient dû
aller promener Toby. Toby était un chien que Jung
avait offert aux jumeaux lors de leur dixième
anniversaire. Un croisé Jack Russel, vif et intelligent.
Tout le monde l’adorait à la maison, c’était une vraie
mascotte.
Après cinq minutes, Olivia s’endormit sur le sofa.
Elle se fit réveiller une heure plus tard par Toby
qui lui léchait le visage en remuant énergiquement sa
queue.
- Ah, Toby, arrête !
Elle le repoussa d’un revers de main, se redressa,
essuya avec sa manche la bave qui avait coulé le long
de son menton, puis tapota sur ses genoux.
- Allez Toby, viens là !
Le chien ne se fit pas prier et se reprit à plusieurs
fois pour monter sur sa maitresse. Comme le reste de
la famille, l’animal avait de l’embonpoint etil lui était
difficile de se mouvoir. Wei avait toujours eu
l’habitude de cuisiner des plats très riches, de la
viande à tous les repas et de grandes quantités de riz.
Les enfants étaient également autorisés à manger des
sucreries entre les repas. Elle ne voulait surtout pas
qu’ils manquent de quoi que ce soit. Le chien, lui,
avait droit aux restes et bien évidemment à ce qui
tombait par hasard sous la table.
Olivia resta là un moment à le caresser. Elle
entendait les jumeaux Ryan et Chris qui criaient dans
leur chambre, ils étaient en train de jouer à la console.
Elle déposa Toby au sol.
- Hey les gars, vous savez quand les vieux
rentrent ? leur demanda-t-elle en passant la tête dans
l’entrebâillement de la porte.
- Ils nous ont dit vers dix-huit heures, ça
dépendra des bouchons pour rentrer en ville, répondit
Ryan.
Olivia regarda sa montre, il était déjà 18h30.
Wei et Jung s’étaient rencontrés dans la pharmacie
de ce dernier peu de temps après la naissance
d’Olivia. Elle était arrivée le visage fatigué, un
nourrisson dans les bras,elle n’avait pas dormi depuis
longtemps.
- Bonsoir Monsieur, balbutia-t-elle. Désolée
d’arriver à la fermeture,mais je suis à la recherche de
lait en poudre pour ma fille.
- Vous n’avez pas à vous excuser. J’étais en
train de faire les comptes. Alors quel âge a le bout
d’chou ? Nous avons plusieurs gammes, bien
évidemment à des prix différents. Quel est votre
budget ?
Wei sentit ses joues rougir de honte et baissa les
yeux.
- À vrai dire, je, euh, j’ai, euh, je n’ai plus
d’argent avec moi. Faites-vous des crédits pour les
personnes en difficulté ? Je n’ai pas d’autres moyens
pour nourrir mon enfant. Sa voix tremblait etquelques
larmes venaient de jaillir de ses yeux, elle se retourna
hâtivement pour essuyer les gouttes d’un coup de
manche.
Jung ne dit pas un mot et prit la direction de
l’arrière-boutique. Wei resta là un moment, plantée au
milieu de la pharmacie. Il faisait déjà nuit à l’extérieur
et elle ne savait pas encore où elles iraient dormir. Le
pharmacien revint avec un carton qu’il déposa sur le
comptoir.
- Voilà, Madame…
- Appelez-moi Wei.
- Voilà Wei, vous trouverez dans ce carton du
lait en poudre avec lequel, je pense,vous pourrez tenir
pendant deux mois. J’espère que d’ici-là vous aurez
trouvé de quoi subvenir à vos besoins. Je sais qu’avec
les temps qui courent ce n’est facile pour personne
mais…
- Merci beaucoup, merci beaucoup
Monsieur…
- Appelez-moi Jung.
- Merci beaucoup Monsieur Jung. Je suis très
reconnaissante de votre geste et ne vous oublierai
aucunement dans mes prières.
Wei, encore tout émue serra fort Olivia contre sa
hanche et prit le carton avec son autre bras. Jung avec
courtoisie, lui ouvrit la porte.
- Prenez soin de vous et de votre enfant. À
bientôt.
Il referma la porte et, empli d’un sentiment
d’injustice se demanda comment la société pouvait
laisser de telles situations perdurer. Il descendit les
stores et retourna finir ses comptes.
Trois jours à peine après leur rencontre, Jung était
retombé sur Wei et sa fille. C’était un samedi soir et
Jung était sorti avec Liang et Rosa, un couple d’amis
qu’il connaissait depuis l’université. Liang et Jung
avaient suivi les mêmes cours de sciences à Berkeley
et avaient tous deux ouvert leurs propres pharmacies
à la fin de leurs études. Depuis des années,leur rituel
du week-end était de venir déguster les meilleurs
crustacés de la ville dans leur restaurant favori, « Les
crevettessansassiettes ».En attendantle dessert,Jung
était sorti fumer une cigarette. Chinatown avait cet
avantage d’être situé sur les hauteurs de la ville et
offrait, à la tombée de la nuit, une splendide vue sur
la baie de San Francisco. Des milliers de feux follets
dansaient dans cet océan nocturne où le ciel et la mer
ne faisaient plus qu’un.
Il écrasa sa cigarette sur le rebord de la poubelle
puis y jeta le mégot. Alors qu’il était sur le point de
rentrer, il sentit une personne qui s’approchait dans
l’obscurité. Il se retourna, et à la faible lueur du
lampadaire, distingua la silhouette d’une femme
chancelante. Il s’approcha et reconnut avec stupeur
Wei et sa fille.
- Que faites-vous ici, si tard, avec votre
enfant ?
- Oh, Monsieur Jung, c’est vous. Je me
promène…
- Vous vous promenez ? Mais c’est vingt-
deux heures et il fait un froid de canard !
- Je sais Monsieur Jung, mais je n’ai plus de
logement etje ne suis pasarrivée à temps pour obtenir
une place à l’aide sociale ce soir. Je dois attendre
demain pour retenter ma chance.
Jung la regarda d’un air attristé. Elle semblait si
fatiguée et le bébé dormait paisiblement emmailloté
dans une triple épaisseur de couvertures.
- Attendez-moi là, ordonna le pharmacien.
Quelques minutes plus tard, il revint muni de ses
affaires. Il se ralluma une cigarette.
- Allez Wei, venez, nous allons chez moi.
En ce soir du 18 décembre 1994, il lui avait ouvert
la porte de sa demeure, et plus tard lui avait ouvert la
porte de son cœur. Elle lui avait donné deux beaux
garçons et une vie heureuse.
Olivia regarda de nouveau sa montre, il était
19h23. Elle commençait à s’inquiéter. Sa
préoccupation était exacerbée par le fait que sa mère
avait été récemment hospitalisée pendant plusieurs
jours, pour cause de nauséesetde fortes douleurs dans
la poitrine. Wei n’avait pas de téléphone portable et
celui de Jung sonnait dans le vide. Elle avait appelé
les amis chez qui ses parents s’étaient rendus, mais
ceux-là lui avaient affirmé qu’ils avaient quitté leur
maison à dix-sept heures. Il ne fallait pas deux heures
pour rentrer de la Napa Valley. Olivia essayait de
garder son calme comme elle le pouvait, elle s’assit à
la table de la cuisine, ouvrit un paquet de chips et
commença à manger machinalement, le regarddans le
vide. Ses frères avaient changé de jeu, les tirs de
mitraillettes avaient laissé place à des crissements de
pneus.
Soudain, son téléphone se mit à sonner et la sortit
de son rêve éveillé. C’était Jung.
- Allô Papa ? Oùêtes-vous ? Je m’inquiète, que
se passe-t-il ? Vous êtes-vous arrêtés en route ?
Pourquoi ne pasnous avoir prévenus ? C’estMaman ?
Je suis morte d’angoisse.
- Olivia.
Il y eut un silence qui lui parut interminable.
- C’est ta mère.
Sa voix tremblait et Olivia sentit que Jung retenait
ses larmes.
- Qu’y a-t-il? Dis-moi !
- Je n’ai rien pu faire, je suis terriblement
désolé.
Olivia lâcha son téléphone et s’écroula au sol.
2
SEBASTIAN
Quito, janvier 2016
- Aujourd’hui nous allons aborder le cycle de
l’azote, très important à connaître lorsque nous
entamerons les exercices sur le dosage des engrais
azotés pour les cultures vivrières.
Sebastian s’était assis au fond de l’amphithéâtre, il
n’avait jamais apprécié les cours de chimie. Le prof
était un petit homme trapu d’une quarantaine
d’années, de type andin. Il portait une blouse blanche
boutonnée qui semblait être sur le point d’exploser
tant elle n’arrivait plus à contenir le ventre proéminent
de monsieur Ramirez. Le cours théorique ne durait
qu’à peine deux heures et pourtant l’attente lui
paraissait interminable. Il n’avait jamais vraiment
apprécié l’école, cependant s’il voulait rependre
l’exploitation familiale, il se devait d’obtenir un
diplôme.
La partie pratique qui suivait le cours était son
moment préféré : la cinquantaine d’étudiants quittait
l’amphi et rejoignait les différents laboratoires où ils
étaient répartis en petits groupes. Le jeune homme
avait l’habitude de s’installer dans le laboratoire
numéro quatre, celui qui offrait la meilleure vue sur la
campagne environnante et, surtout, celui qui était
dirigé par la plus jolie des doctorantes : Veronica.
Sebastian était étudiant en seconde année
d’agriculture à l’université publique de Quito. Après
l’obtention de son baccalauréat, il avait quitté son
village natal du sud du pays pour venir étudier dans la
capitale. L’agriculture n’avait pas été son choix mais
celui de ses parents. Lui, aurait préféré être guitariste.
En partant, il avait également dû abandonner son
groupe qu’il avait monté avec ses meilleurs amis du
lycée. Il était donc parti, un sac etsa guitare sur le dos,
en espérant pouvoir retrouver des musiciens avec
lesquels il pourrait continuer à développer sa passion.
Malheureusement, la quantité de travail universitaire
à abattre avait été tellement conséquente qu’il n’avait
pas eu un instant pour jouer. Sa guitare était de ce fait
restée dans un coin de son studio en guise de
décoration.
Son père Alberto était gérant d’une large
plantation de bananes dans le sud-ouest du pays où le
climat, humide et chaud, permettait leur culture à
grande échelle. Alberto avait toujours été très fier de
sa production et ne s’en cachait pas. Il se plaisait à
répéter :
- Vous savez, c’est grâce à des agriculteurs
comme moi que l’Équateur est le premier exportateur
de bananes au niveau international. Je vous dis bien,
au niveau international ! Des gens partout dans le
monde mangent de mes bananes. Je vous dis bien
partout dans le monde !
En plus de cette exploitation, Alberto cultivait un
tas d’autres végétaux, du maïs blanc, des avocats,des
pamplemousses et desoranges.Il tenait ça de son père
et il comptait sur son fils pour reprendre le flambeau
à son tour. Sebastian avait donc trempé dans ce milieu
depuis sa plus tendre enfance. Il ne marchait pas
encore que son père l’avait déjà initié à l’art de la
terre. À quatre pattes dans le jardin, il explorait ce
nouveau monde : jouait avec les vers de terre,
mangeait les fourmis, se roulait dans l’herbe fraîche.
Enfant unique, il avait toujours eu l’entière attention
de sesparents,notamment celle de son père qui misait
gros sur le devenir de son fils. Il reprendrait l’activité
familiale.
- Aujourd’hui nous allons faire des exercices
sur la quantification des engrais azotés pour deux
types de cultures fourragère ; le maïs et le soja,
expliqua Veronica tout en distribuant les feuilles aux
étudiants.
Elle avait la peau mate et de longs cheveux noirs
tressés en une grosse natte qu’elle rabattait sur le
devant. Sa silhouette élancée et ses jambes infinies
suggéraient qu’elle faisait partie d’une communauté
indigène vivant dans la forêt amazonienne au nord du
pays. Il n’était pas rare de voir ce type de profil dans
le domaine agricole, leurs connaissances de la nature
étant très convoitées et recherchées par le secteur.
Sebastian se pencha sur sa feuille intitulée
« Calcul de la fertilisation azotée ». Il commença à
lire l’introduction :
Le maïs et le soja utilisés dans l’alimentation du
bétail requièrent une quantité d’azote précise pour
leurdéveloppement.Unepartieestdéjàprésente dans
le sol mais rarement suffisante pour répondre aux
besoins totaux des végétaux. L’agriculteur doit
apporter des fertilisants pour ajuster l’offre aux
besoins.
Veronica reprit la parole :
- Comme vous pouvez lire dans l’introduction,
l’objectif de ce TP est de quantifier l’azote minéral
présent dans les cinq échantillons de sols présents sur
votre paillasse2
devant vous. À partir des résultats que
vous trouverez, il vous sera demandé d’évaluer la
2
(Scientifique) Plantde travail dansun laboratoire.
quantité d’amendement à ajouter à chaque sol selon
les trois types de cultures que nous pourrions imaginer
cultiver : le maïs, le soja et la pomme de terre.Comme
vous avez appris pendant le cours de monsieur
Ramirez, chaque culture a besoin d’apport en azote
propre à son espèce.
Sebastian écoutait attentivement, bien qu’à vrai
dire toutes ces notions lui fussent déjà familières.
À l’âge de cinq ans, son père l’avait amené au
salon de l’agriculture qui se tenait une fois par an dans
la capitale. La veille au soir, ils étaient partis tous les
deux à bord de la nouvelle Ford bleue. Ils avaient
roulé toute la nuit pour arriver au petit matin aux
portes de Quito. Alberto avait garé la voiture puis, à
pied, main dans la main, ils marchèrent une centaine
de mètres avant d’arriver à l’intérieur du chapiteau.
Le jeune Sebastian n’avait jamais vu autant de gens
rassemblés en un même lieu – il serra fort la main de
son père. Il se rappelait qu’à l’entrée se trouvaient
plusieurs enclos, et que dans chacun d’eux une vache
y était enfermée. À première vue, il n’en comprit pas
le sens :
- Papa, pourquoi ces vaches ne sont-elles pas
toutes dans le même enclos, elles doivent être tristes
toutes seules ? Elles pourraient s’amuser au moins !
avait-il demandé de sa douce naïveté enfantine.
- Tu vois mon chéri, elles sont toutes
différentes. Une est beige avec un gros museau, c’est
une vache pour manger, sa voisine est tachetée et plus
fine, c’est une vache pour faire du lait et le suivant,
c’est un taureau, très musclé, pour la reproduction.
Elles sont différentes, tu comprends ? On ne peut
donc pas les mettre ensemble.
Sur le coup, Sebastian n’avait pas tout à fait
compris. Il fit une petite moue et accepta l’explication
de son père.Aprèstout, c’était un adulte, et de surcroît
son papa, et un papa avait toujours raison. Ils
continuèrent leurs expéditions à travers ce dédale
agricole, il y avait des vaches, des moutons, des
poules mais également des brouettes, des tracteurs et
des engrais. Son père s’arrêta devant un stand dans
lequel était exposé tout un tas de boîtes et de sacs.
Sebastian ne savait pas lire à cette époque et il se
demanda à quoi cela pouvait bien servir.
- Hé,Samuel, mon vieil ami, comment vas-tu ?
s’écria Alberto en empoignant l’homme qui se
trouvait derrière la pile de boîtes.
Âgé d’une petite quarantaine, court sur pattes, il
avait la particularité d’avoir une cicatrice profonde
qui lui traversait la joue. Sebastian, de par sa petite
taille, remarqua qu’il lui manquait également
l’annulaire et l’auriculaire de sa main gauche.
- Alberto, vieux loup ! Toi ici ! Ça fait plaisir
de te voir, répondit-il avec un grand sourire qui faisait
danser sa balafre.
- Samuel, je te présente mon fils Sebastian,
c’est sa première fois dans la capitale, je l’initie à la
vraie vie d’agriculteur.
- Bonjour mon p’tit gars, s’exclama Samuel
d’une voie plus douce.
Sebastian resta en retrait, il n’appréciait guère la
présence de cet inconnu. Son père se tourna vers lui :
- Mon chéri, voici un vieux collègue à moi, on
était à l’école ensemble, c’est devenu un businessman
maintenant. Il te vendra sûrement les engrais pour la
ferme plus tard, ajouta-t-il d’un ton très sûr.
Sebastian regarda les deux hommes qui
discutaient. Son père pointait des doigts les différents
contenants et l’étranger s’agitait en lui exposant leurs
contenus. Le jeune garçon était trop petit pour voir
exactement ce que Samuel en sortait, mais ça
ressemblait fortement à des petites pastilles blanches
– on aurait dit des bonbons. Mais qu’est-ce qu’un
vendeur de bonbons faisait dans cette foire ? Et oh
surprise, son père acheta plusieurs boîtes et d’une
accolade amicale quitta le stand– les deux bras pleins.
Il ne comprit que plus tard, une fois rentrés à la
maison, à qui étaient destinées ces friandises.
La fin des travaux pratiques sonna, Sebastian
remballa ses affaires, jeta son sac sur le dos, fit un
grand sourire à la belle Veronica qui le lui rendit et
prit la direction de la sortie le cœur léger. C’était le
week-end.
L’université se trouvait dans les hauteurs de la
ville dans la zone périphérique, à l’orée des
bidonvilles. Il fallait d’abord sillonner un étroit
chemin traversant un bosquet, puis franchir un grand
portail blanc qui donnait directement sur une ruelle en
terre battue. À chaque fois qu’il sortait de cet îlot de
verdure et qu’il se retrouvait devant ce chaos
poussiéreux, il ressentait une certaine désolation.
Comment l’être humain avait-il pu passerd’un habitat
naturel pour venir s’entasser dans des cahutes faites
de bric et de broc et appeler ça du progrès social.
Lui, avait eu l’opportunité d’obtenir un studio dans
le quartier historique classé au Patrimoine Mondial de
l’Unesco dans sud de la ville. Son père avait dû faire
jouer ses relations pour l’obtention d’un tel logement.
Quito, située à 2 850 mètres d’altitude, s’étirait
tout en longueur dans une vallée entourée de collines
verdoyantes. Dominée à l’ouest par les
volcans Pichincha, Antisana, Cotopaxi et Cayambe,
la ville offrait une magnifique vue sur la cordillère des
Andes.
Le vendredi soir, Sebastian rejoignait quelques
amis dans le nord de la ville, centre névralgique de la
capitale.
En arrivant chez lui, il avait abandonné en vrac sur
son clic-clac ses affaires et son uniforme et était
reparti aussitôt après avoir enfilé un jeans et une
chemise propre. La tradition était de se retrouver à
dix-huit heures dans une taverne irlandaise pour jouer
au billard. Ce soir-là il était un peu en retard.
- Salut les mecs, comment allez-vous ?
s’exclama Sebastian. Je suis vraiment désolé pour le
retard, je me suis retrouvé dans les bouchons, je vous
en parle pas !
Ses trois potes, Luis, Rafaelet Tonio le saluèrent à
moitié – ils étaient concentrés sur la partie déjà
entamée. Sur la table, quatre chopes à moitié vides
patientaient.
- Oh les mecs ! Vous avez déjà attaqué ma
binch3
ou quoi ?
Tonio rentra une boule puis se tourna vers
Sebastian.
- Non, la quatrième c’est celle de ma nouvelle
meuf. Elle est partie aux chiottes.
- Ah mais tu ne m’avais pas dit que… répliqua-
t-il d’un air surpris.
3 (Argot) Bière.
Il se dirigea vers le comptoir, il n’y avait pas grand
monde à cette heure-ci.
- Une brune s’il-vous-plaît, à la pression.
Le serveur tira la bière puis la lui tendit.
- Ça fera deux dollars. Hé oh, Monsieur, votre
bière ! Deux dollars!
Sebastian n’entendait pas ce que le serveur criait.
En effet la copine de Tonio venait de rentrer la
dernière boule et s’était jetée dans ses bras pour
l’embrasser. Le couple se dirigea vers lui pour
commander de nouvelles boissons. Arrivé au
comptoir, Tonio fièrement présenta sa conquête.
- Seb, je te présente ma splendide Veronica.
Vero,voici mon meilleur pote, Seb ! Serveur,remets-
nous en deux s’il-te-plaît !
- Enchantée Seb, rétorqua la jeune femme.
Le jeune homme lui serra la main en s’efforçantde
sourire, il ne dit pas un mot puis rejoignit les autres.
Veronica continua à le fixer pendant quelques
secondes et ajouta :
- C’est marrant, j’ai l’impression de l’avoir
déjà vu à quelque part.
Sebastian s’assit dans un fauteuil, sa bière à la
main, il avait du mal à cacher sa déception. C’était un
homme discret, timide et perdait tous ses moyens
lorsqu’il était en présence d’une femme qui l’attirait.
Ce comportement l’avait et continuait à le faire
beaucoup souffrir. Pourquoi son ami Tonio, lui,
arrivait à cumuler les relations si facilement ?
Sebastian avait énormément d’affection pour Tonio,
c’était un très bon ami, fidèle et franc, mais quand il
s’agissait de filles, Tonio devenait un tout autre
homme. Quand il repérait une proie, celle-ci n’avait
que très peu de chance de s’en sortir. Il enfilait alors
son masque de prédateur et partait à la chasse. Plus la
victime se débattait et plus le fauve prenait de plaisir.
Il aimait les challenges difficiles. Dans la plupart des
cas il arrivait à ses fins, souvent la digestion ne durait
que quelques heures, quelques jours et dans de très
rares cas quelques semaines. Lorsque la faim revenait
lui titiller les papilles, il repartait traquer.
Hier c’était Carla, aujourd’hui c’était Veronica.
Sebastian s’en voulait. Depuis deux ans qu’il
l’observait en silence, il n’avait jamais pris son
courage à deux mains pour l’aborder. Il avait pourtant
eu le temps d’imaginer tous les scénarii dans lesquels
il était sûr de lui, il l’invitait à boire un verre, ou un
café, ou même à une séance de ciné. Ils riaient, il
prenait soin d’elle, la cajolait et lui portait toute son
attention. Ils étaient heureux, elle lui souriait, ses
dents blanches faisaient contraste avec sa peau dorée.
Oh qu’elle était belle ! Mais non, encore une fois,
Tonio l’avait remporté haut la main.
Par K.O.
- Bon alors tu nous rejoins Seb ? demanda Luis
en lui tendant une queue.
- Non pas ce soir, je crois que je vais rentrer je
ne me sens pas très bien, sûrement quelque chose qui
n’est pas passé. Bonne soirée à tous !
Il ne leur laissa pas le temps de répliquer et leur fit
un signe d’au revoir alors qu’il se dirigeait vers la
sortie. Il n’était que dix-neuf heureset il ne voulait pas
rentrer. Où pouvait-il bien aller en ce vendredi pas
comme les autres ? Il resta planté devant le bar sur le
trottoir à cogiter.
- Bonsoir jeune homme, vous cherchez un
taxi ? questionna un chauffeur qui venait de s’arrêter
à sa hauteur.
- Effectivement ! répliqua Sebastian qui avait
déjà pris place sur la banquette arrière.
Ça sentait fort le parfum féminin. La course
précédente avait dû transporter un groupe de femmes
apprêtées pour fêter le début du week-end.
- Alors, vous allez où ?
- Conduisez-moi au bar « El Gato Negro ».
- C’est quel quartier ça ?
- À Cumbayá !
- Cumbayá ! Mais ça va vous faire cher mon
p’tit bonhomme, s’exclama étonné le conducteur.
- Ce n’est pas grave.
Cumbayá était un quartier en hauteur situé à l’est
de la ville. Après vingt minutes de trajet, il demanda
au chauffeur de s’arrêter – au beau milieu de nulle
part.
- Ici ? Vous êtes sûr ? répéta plusieurs fois le
conducteur d’un air apeuré
- Oui c’est bien ici, merci beaucoup, tenez,
gardez la monnaie ! Bonne soirée ! s’écria Sebastian
en s’empressant de sortir.
Une fois le véhicule loin, il se retrouva dans le noir
au bord de la route. Il marcha quelques mètres puis
prit un petit sentier à droite qui descendait à travers
les buissons. Ilvenait souvent ici quand il avait besoin
de réfléchir. Il connaissait le chemin par cœur même
dans l’obscurité. Après cinq minutes de marche, il
s’arrêta sur un terre-plein, s’assit en tailleur à même
le sol et contempla la vue. L’endroit offrait un
panorama unique sur la ville. Une vallée brillant de
mille feux entourée par les silhouettes des volcans se
dessinant dans la noirceur de la nuit tels des
protecteurs de l’ombre.
Il ferma les yeux, respira une grande bouffée d’air
pur et enfonça ses doigts dans le sol. Il venait de se
connecter avec la Terre.
Tuuut tuuut tuuut,Sebastian attrapa son téléphone.
Qui pouvait bien l’appeler si tôt un samedi matin ?
Les yeux encore mi-clos, il regarda l’écran de son
smartphone – il avait oublié de désactiver son réveil.
Il le reposa sur sa table de chevet,et resta un moment
éveillé à réfléchir. Comme il ne retrouvait pas le
sommeil, il alluma la télé depuis son lit, se mit à
zapper machinalement et s’arrêta sur les infos du
matin.
- Nous sommes vraiment en colère ! Comment
le gouvernement peut-il faire ça à ses agriculteurs ?
Nous sommes les fondations de l’économie, les
nourriciers de la population, les politiciens ne savent
rien de nous ! Comment peuvent-ils prendre de telles
décisions à notre égard!
Sebastian ne comprit pas tout de suite de quoi
parlait ce fermier, puis tout à coup réalisa. Il empoigna
son téléphone et composa le numéro de ses parents.
À cette heure-ci Alberto devait être réveillé,
surtout avec cette terrible nouvelle. Son cœur battait
la chamade, il se rendit compte que son pouls était
deux fois plus rapide que la tonalité qui résonnait à
l’intérieur de son oreille.
- Sebastian ? questionna une voix féminine.
- Maman ! Je suis désolé de vous appeler si tôt
mais je viens de voir à la télé, alors, c’est vrai ?
- Hélas.
Il eut un blanc, puis un sanglot s’ensuivit.
- Maman ! Où est Papa ?
Elle prit une grande respiration, et s’efforça de
parler clairement.
- Il est parti à la coopérative, ils vont se
rassembler avec les autres agriculteurs, j’ai peur qu’il
fasse une bêtise ! Nous sommes déjà très endettés, et
depuis que le gouvernement a annoncé qu’il allait
couper les subventions destinées aux agriculteurs,
nous ne savons pas comment nous allons nous en
sortir. Oh attends, j’ai un double appel : c’est Hernan,
le maire !
Le jeune homme fut mis en stand-by pendant une
dizaine de minutes. Il s’inquiétait – que pouvait bien
lui dire le maire de la ville à une heure si matinale ?
- Sebastian, allô, Sebastian, allô, allô ?
- Oui Maman je suis là, que se passe-t-il ?
- Ils ont brûlé la coopérative ! La police a arrêté
tous les agriculteurs sur place, ton père est en garde à
vue ! Mon Dieu !
- J’arrive !
3
EIJI
Séoul, juin 2015
Eiji hésitait entre le slim pourpre et le slim
moutarde. Il en avait déjà essayé une dizaine mais
n’avait eu de coup de cœur que pour ces deux. Malgré
la musique entraînante du magasin, il entendait les
clients qui s’impatientaient. Il se regarda une dernière
fois dans le miroir, il avait fait son choix : il prenait
les deux. Il se revêtit, attrapa le tas de vêtements qui
gisait au sol, sortit de la cabine d’essayage et déposa
son surplus en désordre sur le comptoir sans même
regarder le vendeur. Puis longea la file de personnes
qui s’étaient accumuléescesquinze dernières minutes
et se dirigea vers les caisses.
- Ça fera soixante-sept mille wons s’il-vous-
plaît Monsieur.
Eiji tendit sa Visa gold à la caissière.
Une fois à l’extérieur du magasin, il regarda à
droite et à gauche de la rue bondée. Le samedi après-
midi, le quartier Myeong-Dong grouillait telle une
fourmilière. Au cœur même de Séoul, ce lieu était
entièrement dédié au shopping, c’était un véritable
temple de la mode à ciel ouvert. Et comme tout
fashion addict qui se respecte, il n’était pas
pleinement satisfait de ses emplettes. Cela faisait déjà
trois heures qu’il tournait dans les boutiques de
fringues mais quelque chose manquait et il n’arrivait
pas à savoir ce que cela pouvait bien être. Il jeta un
coup d’œil dans ses sacs et récapitula ses achats :
- Les polos, les slims, la paire de snickers, le
pull-over, les chemises, le nœud papillon, les sous-
vêtements,la BB crème,l’anti-cernes, l’after-shave et
le parfum.
Il ne voyait toujours pas.Ilprit à gauche etremonta
la rue à contre-courant de la foule.
- Excusez-moi, excusez-moi répétait-il aux
passants.
Devant les boutiques, s’exposaient une multitude
de stands. Des Libanais vendaient des crèmes glacées
à tous les gourmands qui passaient, d’autres
proposaient des coques de smartphones, des
accessoires en tout genre pour la maison. Des femmes
distribuaient des bons de réduction afin d’appâter la
clientèle à l’intérieur de leurs boutiques.
Arrivé à l’intersection desrues Myeong-dong 8-gil
et Myeong-dong 6-gil, il eut une illumination – ça y
est, il savait ce qui lui manquait ! Il prit la première à
droite et remonta à toute vitesse la ruelle jusqu’à
atteindre une porte en bois. Il la poussa, monta un
escalier sombre, arrivé au premier étage repoussa une
porte vitrée et pénétra dans une majestueuse salle,
bien illuminée.
- Oh ! Salut Eiji ! s’exclama d’une douce voix
la femme qui se tenait derrière le comptoir. Ça va ?
Que puis-je faire pour toi ?
- Bon Chin Sun, je sais que je n’ai pas pris de
rendez-vous, mais ça serait possible que Jim me
rattrape cette coupe, je ne me supporte plus !
- Attends, je l’appelle.
L’hôtesse empoigna son téléphone.
- Oui Jim, je sais que t’es en pause, et je suis
vraiment désolée de te déranger. Eiji est là et il a
désespérément besoin que tu t’occupes de ses
cheveux, tu crois que c’est possible que tu viennes
maintenant ou dans cinq minu…?
- (voix qui parle au bout du combiné)
- D’accord, d’accord, on te laisse terminer ton
sandwich pendant que je le prépare.
- (voix qui parle au bout du combiné)
- Super merci, t’es un ange!
Elle raccrocha, débarrassa Eiji de ses
commissions, et le pria de le suivre dans une petite
salle qui se trouvait au fond du salon. Une vieille
dame assise dans un coin, un casque séchoir sur la
tête, était en train de feuilleter un magazine féminin.
Deux autres femmes étaient quant à elles en train de
se faire couper les cheveux. Eiji entra dans la pièce, il
faisait tout noir, il prit place confortablement dans un
fauteuil.
- T’es bien installé ? demanda-t-elle.
- C’est parfait.
Le massage crânien qui était procuré avant chaque
coupe de cheveux était son moment préféré. Il serait
bien resté là pendant desheures à se faire pétrir le cuir
chevelu par les longs doigts dociles de Chin Sun. Le
massage était suivi d’un lavage de cheveux, un, deux,
trois shampooings différents. Après quinze minutes
de dorlotage, il vint s’asseoir, la tête encore dans les
nuages, entre les deux autres clientes. Jim entra dans
le salon.
- Eiji ! Mon vieux, comment vas-tu ? Qu’est-ce
qui t’amène ainsi en urgence chez nous ?
- Je te laisse constater par toi-même, regarde-
moi cette coupe ! rouspéta-t-il en secouant sa tête.
C’estune CA-TA-STROPHE !Je n’aipaseu le temps
de venir dans les parages la semaine dernière, donc je
suis allé chez le nouveau coiffeur en bas de chez moi.
Non mais franchement ! J’aurais mieux fait de me les
couper moi-même !
Le coiffeur lui examina la tête.
- Effectivement, ce n’est pas fameux. Voyons
ce que l’on peut faire pour arranger tout ça. Je te
propose qu’on réajuste sur les côtés pour donner du
volume sur le dessus. Ta couleur est un peu terne,
quelques mèches châtain clair, effet naturel, ça te
dirait ?
- Grave.Vas-y,fais-toi plaisir. Je veux sortir de
là la tête haute et que tous les beaux gosses se
retournent sur moi, répliqua le jeune homme en
rigolant.
Jim fit un petit sourire et s’empara de ses outils.
Une heure et demie plus tard Eiji sortit du salon, le
sourire sur le visage et la dernière coupe tendance sur
la tête. Il n’était jamais déçu du travail de Jim et une
fois de plus il ressortait de là très satisfait. Il rejoignit
la station de métro la plus proche et comme il
l’espérait – les gens se retournaient sur lui. Il aimait
ça.
Ce soir, comme tous les samedis soir, il rejoindrait
sesdeux meilleures amies Eun-hee etKyong pour une
soirée endiablée.
- Prochaine station : Dongjak, annonça la voix
robotisée du métro.
C’était son arrêt.
Eiji était en train de terminer sa dernière année au
lycée international de Séoul, c’est pourquoi il vivait
encore chez ses parents : Kim et Lya Bae. Le couple
avait fait fortune dans l’immobilier et étaient gérants
d’une agence située sur la très célèbre avenue de
Gangnam. Ils étaient propriétaires d’un magnifique
appartement qui donnait directement sur le fleuve
Hangang.
Eiji avait toujours vécu dans l’opulence et n’avait
jamais manqué de rien.
- Salut Papa, salut Maman ! lança-t-il en se
dirigeant vers sa chambre. Il passa devant le salon, sa
petite sœur était en train de regarder la télé. Salut
Min !
- Grand frère ! Grand frère ! cria la jeune fille
en sautant du canapé et en se jetant dans les bras
d’Eiji.
Il la rattrapa d’un grand sourire.
- Ouahou ! Tu t’es fait une nouvelle coupe de
cheveux ! T’es trop beau ! On dirait Justin Bieber.
- C’est un très beau compliment venant de toi
sachantque c’estton amoureux. Il estpas malj’avoue.
Le jeune homme avait toujours été très proche de
sa petite sœur. Elle avait toujours été sa bouffée d’air
dans les moments difficiles qu’il avait rencontrés tout
au long de sa vie. Plus jeune, quand il se faisait traiter
de petit bourge par ses camarades de classe et plus
tard quand il se faisait qualifier de tapette. Eiji avait
toujours été exclu, ce qui l’avait poussé à se renfermer
totalement sur lui-même et plus tard dans les réseaux
sociaux.
Vrrr, Vrrr, son portable vibra dans sa poche. Il
déposa sa sœur au sol qui retourna à son émission
télévisée. C’était son amie Eun-hee qui lui écrivait sur
WhatsApp.
Mon chou,on se retrouve devant le Gogung à 19h,
Kyong nous rejoint aussi ! À tout <3
Ça marche ! À tout à l’heure ma princesse ! <3
Eiji monta dans sa chambre à toute allure, il
mourait d’impatience de dévoiler son nouveau look à
ses deux copines et surtout à tous ses followers
Instagram et Facebook. Il jeta ses sacs sur son lit, se
déshabilla et courut dans la salle de bains. Il ne lui
restait plus qu’une heure avant le rendez-vous. Il fit
bien attention de ne pas mouiller ses cheveux. Jim
avait pris du temps pour obtenir un tel résultat. Il avait
sculpté la coiffure avec du gel mèche par mèche, Eiji
n’allait sûrement pas tout détruire en moins d’une
minute. Ce soir, ce serait lui le roi du dancefloor.
Une fois paré de son slim pourpre, sa petite
chemise rayée qui cintrait bien sa taille, son nœud pap
autour du cou, il passa à l’étape maquillage. Il ne
sortait jamais sans avoir mis sa BB crème et son anti-
cernes, c’était la base pour un teint frais, aimait-il
répéter. Il venait couronner le tout par des lentilles
bleues qui lui donnaient une petite touche exotique.
Une fois terminé, il revint dans sa chambre où il
attrapa son bâton à selfie qui était posé sur son bureau.
Il y accrocha son smartphone dernière génération,
enclencha le flash, alluma sa lampe de bureau et la
tourna vers lui puis tendit le bâton en l’air. Il était fin
prêt pour sa séance photos qu’il faisait
quotidiennement.
Dix minutes et cent photos plus tard, il s’assit sur
son lit et sélectionna celle qui le mettait le plus en
valeur. Puis y appliqua un unificateur de teint,
quelques filtres et la publia sur Instagram qui était
directement relié à son compte Facebook.
En mode before. Tonight is the night !
#NewHairCut #JimURMyHero #BeforeGogun
#PartyHard #YOLO4
La photo était à peine postée que déjà il avait
recueilli plus de cinquante likes. À cette vitesse,
demain il serait à plusieurs centaines. Il était suivi par
plus de quinze mille individus, les deux comptes
réunis. Bien évidemment, il ne connaissait quasi
personne, mais le fait d’être adulé par des inconnus
l’emplissait d’un bonheur fou. Enfin, on l’acceptait tel
qu’il était.
18h39, il fallait qu’il se dépêche, il ne voulait pas
faire attendre les filles. Il attrapa sa veste,sa sacoche,
se gicla un coup de son nouveau parfum, il adorait son
4 Acronyme pour “You Only Live Once”, “On ne vit qu’une
seule fois”: On prononce généralement cette phrase
avant d'accomplir une action peu utile.
odeur fruitée et se regarda une dernière fois dans le
miroir. Il se trouvait parfait.
Il salua sa sœur qui lui répéta à quel point il
ressemblait à son idole et qu’elle le trouvait très beau.
Ses parents qui discutaient dans la cuisine lui
demandèrent surpris où il comptait aller ainsi apprêté.
- Je sors manger avec les filles, j’rentre pas
tard, avait-il répondu en sortant. Il avait refermé la
porte avant que ses parents ne puissent répliquer.
- Faut vraiment qu’il change.Ce comportement
n’est plus admissible, soupira Lya d’un ton désespéré.
Il n’était plus loin du restaurant, il pouvait
apercevoir les deux filles qui attendaient devant. Eun-
hee était en train de fumer une cigarette. Elle s’était
parée d’une minijupe à carreaux type uniforme
d’étudiante japonaise, de grandes chaussettes
blanches remontaient le long de ses mollets. Une
chemise à moitié ouverte laissait apparaître la
naissance de ses seins. Ses longs cheveux noirs étaient
attachés en une queue-de-cheval haute. Kyong quant
à elle portait un débardeur bleu et des jeans qui la
moulaient beaucoup trop selon Eiji. Elle ne savait
vraiment pas se mettre en valeur. Elle avait comme
particularité d’avoir des cheveux roses et des
tatouages qui couvraient la totalité de ses bras.
- Salut les filles ! cria-t-il en se jetant dans les
bras de Kyong.
- Oh my gosh ! T’es vraiment CA-NON ce
soir ! s’exclama Eun-hee en l’inspectant de haut en
bas. Encore mieux que sur ta tof5
insta6
!
- Haha merci ! Vous aussi, vous être top ! Je
suis trop content d’être là avec vous les filles ! Bon,
allez, on va se les manger ces chicken wings ! Et que
la soirée de l’année commence !
Eun-hee jeta son mégot et tous s’engouffrèrent
dans le restaurant. Le Gogung était réputé pour ses
traditionnels bibimbaps7
, mais eux préféraient se
goinfrer d’ailes de poulets frits tout en sirotant leurs
pintes de mekju8
.
- Vous avez vu sur Facebook que Kate etSeung
sont plus ensemble ? fit remarquer Eiji d’un air
désinvolte en grignotant le cartilage de son os.
- Ouais, je crois que Kate voyait un autre mec,
répondit Kyong.
- Tu m’étonnes, t’as vu son gars aussi ! Un vrai
boulet quoi. Franchement mais il n’a rien pour lui, en
plus il est carrément has been,pas de smartphone,pas
5 (Familier) : Photo.
6 (Familier) : Diminutif d’Instagram (réseau social).
7 (Gastronomie) Mets très populaireen Corée. Il s'agitd'un
mélange de riz, de viande de bœuf, de légumes sautés et
d'un œuf sur leplat,letout relevé par de la pâtede piment
fermentée.
8 (Coréen) : Bière.
de Facebook, non mais on est en 2016 ! Faut se mettre
à la page quoi ! débita Eun-hee de son ton hautain.
- Grave, répondirent en chœur les deux autres.
- Allez Keon-Bae9
! s’exclama Kyong en
levant son verre. À nous ! À notre soirée !
- Keon-Bae !
- Keon-Bae !
Après quatre pintes chacun, ils décidèrent de s’en
aller. Euphoriques, ils sortirent du restaurant,Eun-hee
s’alluma une cigarette.
- Tu peux me filer une clope s’te plaît, demanda
Eiji qui tenait à peine debout.
- Tu fumes toi ? Depuis quand ? riposta Eun-
hee d’un air surpris.
- Ouais de temps en temps quand je suis
pompette. Ça me relaxe quoi, vas-y, fais en péterune !
La jeune femme lui tendit sa cigarette et s’en
ralluma une autre.
- On va où ? questionna Kyong.
- J’sais pas, on remonte la rue et on choisit une
fois arrivés devant les clubs, répondit Eun-hee.
Le quartier étudiant était animé du matin au matin,
du lundi au lundi, la vie ne s’y arrêtait jamais. Des
échoppes entous genress’alignaient les unes aprèsles
autres : des vendeurs de vêtements, de gaufres en
forme de poisson fourrées avec de la chantilly, de
9 (Coréen): Santé. Prononcer Konbé.
cornets de glace haut de trente centimètres, de hot-
dogs géants et un tas d’autres mets farfelus. Les
brochettes sur les barbecues dégageaient une forte
odeur de viande envahissant ainsi toutes les ruelles.
Des hommes déguisés en femmes et coiffés de
perruques vertes fluo étaient en train de faire du
karaoké à l’extérieur d’un bar. Ils chantaient
carrément faux. Ce qu’appréciait Eiji, c’était qu’ici, il
pouvait vraiment croiser tous types de personnages :
des grands, des petits, des décolorés, des percés, des
tatoués, des punks, des métalleux, des trans, des
androgynes. Il se sentait tout à fait à sa place. Tout à
coup, un jeune homme, la vingtaine, habillé tel un
rappeur américain, aborda le groupe d’amis.
- Anyong Haseyo10
! Je me prénomme Tae-
Hyun mais vous pouvez m’appeler Tae.
Les clubs séoulites avaient pour habitude
d’engager des rabatteurs qui avaient pour objectif
d’appâter les oiseaux nocturnes errant à la recherche
d’un endroit où se divertir.
- Alors ce soir c’est ladies night au Big Papa
Gorilla, entrée gratuite pour tous avant minuit et free
drinks pour vous Mesdemoiselles ! leur cria-t-il en
leur tendant un flyer.
10 (Coréen) : Bonjour, bonsoir.
Ils n’étaient pas du genre à accepter les offres des
rabatteurs mais cette fois-ci, allaient-ils faire une
exception ?
- Y’a des G.I.11
à l’intérieur ? interrogea Eun-
hee de son air mi-coquin, mi-désinvolte.
- Bien évidemment les filles ! Ils vous
attendent impatiemment d’ailleurs ! riposta-t-il d’un
clin d’œil.
- Allons-y ! trancha Eiji, on ne va pas
poireauter ici pendant des lustres. Essayons ! On ne
peut pas refuser l’invitation d’un si charmant jeune
homme !
Le trio suivit Tae jusqu’à l’entrée de la boîte où il
les abandonna pour repartir à la chasse aux clubbeurs.
- Amusez-vous bien les jeunes !
- Vos cartes d’identités s’il-vous-plaît ?
demanda d’un ton strict le videur.
C’était le moment qu’Eiji redoutait le plus, en effet
l’entrée en boîte de nuit était interdite aux moins de
dix-neuf ans, et il n’avait pas encore dix-huit ans. Il
avait fait faire en début d’année scolaire, une fausse
carte d’identité au marché chinois. Beaucoup de
jeunes Séoulites avaient recours à cette méthode pour
profiter de la vie nocturne que proposait la ville. Qui
11 (Militaire) : Plusieurs bases militaires américaines sont
réparties sur le sol sud-coréen afin d’avoir un œil sur la
Corée du Nord.
voulait attendre jusqu’à dix-neuf ans pour s’amuser ?
La tension redescendit quand le videur les pria de
rentreren leur rendant leurs cartes.Eiji suivit les filles
dans un étroit couloir à peine éclairé qui descendait
dans un sous-sol. Le volume de la musique
s’amplifiait à chaque pas qu’ils faisaient. Eun-hee en
tête de file poussa un rideau etdevant eux s’offrait une
vaste salle éclairée aux néons UV. L’endroit était
bondé, des filles tout de cuir vêtues dansaient sur les
tables au centre de la pièce, des hommes faisaient des
battles de danse sur le son hip-hop que passait le DJ.
Eun-hee avait repéré les G.I. au bar. Ils étaient
facilement reconnaissables car tous vêtus de leurs
chemises à carreaux, type cow-boy, en général, une
bière à la main et les yeux rivés sur les danseuses.Elle
se retourna vers ses amis et leur cria :
- Bon les amis, je vais faire un tour d’horizon,
on se retrouve plus tard ! La tête haute, la poitrine en
avant, elle s’avança directement vers le bar.
Eiji et Kyong avaient l’habitude de passerla soirée
ensemble. Ils se prirent un mètre de shots de soju12
coupé avec de la mekju pour bien débuter la nuit, et
seulement une fois consommé, ils allèrent se percher
sur les tables.
12 (Coréen) : Spiritueux fait à base de riz originaire
de Corée.
Toc, toc, toc.
Eiji sortit difficilement de son sommeil, quelqu’un
frappait à sa porte.
- C’est qui ? ! bredouilla-t-il de sa voix
enrouée, les yeux mi-clos.
Qui pouvait bien le réveiller si tôt ?
- Eiji, c’est moi. Il est quatorze heures, il serait
temps que tu te lèves, on a quelque chose à te dire ton
père et moi. On t’attend dans la cuisine.
- Ouais ouais, marmonna-t-il en enfonçant son
visage dans le coussin.
Que voulaient-ils encore ? Ne pouvaient-ils pas le
laisser dormir tranquillement. Le mix soju et mekju13
lui tapait encore dans le crâne, il en avait une fois de
plus abusé.
Il lui fallut plus de vingt minutes pour émerger. Il
enfila sa robe de chambre, passa par la salle de bain,
se débarbouilla, puis d’un air confiant rejoignit ses
parents dans la cuisine. L’ambiance n’était pas celle à
laquelle il s’attendait, ils étaient assis et n’avaient pas
l’air de vouloir rigoler.
- Ouah, merci l’ambiance !
- C’est sûr que c’est moins fun que le Big Papa
Gorilla, répliqua Kim tout en lui tendant le flyer qu’il
13
Les Coréens ont l’habitude de boire des shots de
sojumélangé avecde labière.L’équationest:« Soju
+ mekju = demain tu meurs ».
avait dû faire tomber lorsqu’il était rentré ivre. Tiens,
prends ça aussi.
Son père lui tendit un formulaire d’inscription.
- C’est quoi ça encore ?
- Avec ton père, on a pensé que ça te ferait du
bien de partir de Séoul pendant les deux premières
semaines de vacances d’été.
- Quoi ? Mais vous êtes malades ! J’quitte pas
Séoul, vous voulez m’envoyer chez les ploucs de
province ou quoi ?
- Exactement, en province, et plus précisément
dans un temple.

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Si le moins était le mieux ?

  • 1.
  • 2. Galia Baudet Si le moins était le mieux ?
  • 4. Toutes les formes de vie sont reliées. Nous faisons tous partie d’un réseau interdépendant auquel nousn’échappons pas. Nous sommes tissés dans le même vêtement d’une destinée commune. Tout ce qui touche l’un de nous directement, touche indirectement tous les autres. Martin Luther King
  • 5.
  • 6. 1 OLIVIA San Francisco, mars 2016 - Avez-vous fait votre sélection ? demanda le serveur. Olivia hésitait entre le numéro dix-huit, les crevettes aigres-douces et le numéro vingt-deux, les crevettes à la façon pékinoise, à chaque fois qu’elle venait ici c’était le même dilemme. Mais sous la pression du serveur qui s’impatientait au bout de la table, elle finissait toujours par la même réponse. - Le vingt-deux s’il-vous-plaît. Double portion. Le serveur gribouilla sur son carnet, fit un petit sourire pincé puis s’en alla en direction des cuisines. Depuis sa plus tendre enfance elle aimait venir prendre son déjeuner du samedi dans ce lieu dont l’atmosphère semblait s’être figée dans le temps.
  • 7. Deux fenêtres venaient éclairer une petite salle aux murs beiges délavés, quelques vieux posters de paysages asiatiques gondolés étaient accrochés çà et là, unique décoration qui apportait une touche orientale à ce lieu insipide. Une dizaine de tables en plastique se partageaient les trente mètres carrés qu’offrait le restaurant, toutes recouvertes d’une nappe en papier blanc, élément indispensable dans la restauration chinoise populaire. Au centre de celles- ci, des pots remplis de baguettes (elles aussi en plastique) avaient perdu au fil des lavages leurs couleurs éclatantes. La salle était pleine et une queue de vingt personnes s’accumulait à l’extérieur. Dans les cuisines les employés s’affairaient à exécuter les commandes en des temps records, l’huile crépitait dans les woks et une odeur de friture envahissait la salle à manger à chaque fois que les serveurs,les bras chargés, poussaient les portes d’un coup d’épaule. - Nouilles sautées aux champignons, soupe Wonton, poulet aux piments, brochettes de gambas sautées,Pomfret vapeur et huîtres à la coriandre pour la quatre ! cria le serveur en se dirigeant vers la table de trois chinois. Les hommes les yeux rivés sur les mets, une paire de baguettes en main se jetèrent sur les plats brûlants à peine posés au centre de la table. Sans même se regarder, ils commencèrent à piocher dans les
  • 8. différentes spécialités qu’ils venaient agrémenter de riz blanc. Bien que tous fassent partie de la diaspora chinoise ayant immigré aux États-Unis ces soixante dernières années,certaines habitudes ne s’étaient que peu estompées. Ils ne se gênaient pas pour manger la bouche ouverte et recracher les parties non comestibles dans une petite serviette en papier positionnée au bord de leurs assiettes. Olivia se demandait si les aspirations de soupes, les raclages de gosiers et les crachats d’os et d’arêtes ne mettaient pas plus dans l’ambiance que la faible mélodie chinoise qui essayait de se faire sa place dans ce vacarme ambiant. Elle fut ramenée à la réalité quand le serveur essoufflé, s’arrêta devant sa table. - Crevettes façon pékinoise ? - Oui, c’est ici-même, merci. Plus que réjouie, elle s’empara de ses baguettes et à son tour dévora les crustacés. Le restaurant avait pour particularité de servir les crevettes dans du papier journal, ce qui rendait l’expérience d’autant plus authentique. Elle ne s’était jamais rendue en Chine et l’idée qu’elle s’en était faite n’était fondée que sur ce que sa mère avait bien voulu lui raconter de sa jeunesse dans les campagnes du Hunan et de ce qu’elle vivait au quotidien au 2811, Jackson Street, Chinatown, San Francisco. Ses yeux s’arrêtèrent sur la feuille de journal qui lui servait d’assiette. Sur une photo en noir et blanc,
  • 9. on y voyait un chinois, la soixantaine, tête ronde, sourire rieur et cheveuxblanchissants poserdevant les deux statues de lions, gardiens de l’entrée de Chinatown. - Ça pourrait être mon père. Olivia avait toujours vécu avec sa mère, ses deux demi-frères jumeaux, son beau-père et leur chien Toby au 2811, Jackson Street. Elle n’avait jamais rencontré son père. Sa mère lui avait expliqué très tôt, que pendant sa grossesse celui-ci l’avait quittée ne se sentant pas assez mature pour assumer un enfant, il s’était ainsi volatilisé du jour au lendemain. Elle n’avait plus jamais entendu parler de lui. Olivia s’était contentée de cette explication et avait enterré cette histoire au plus profond d’elle-même. Elle ne voulait pas que cet inconnu, lâche de surcroît, soit la raison d’un mal-être. Jung, son beau-père, avait tenu le rôle paternel avec grande délicatesse et il était à ses yeux le père dont elle avait toujours rêvé. - Garçon ! L’addition ! Une fois à l’extérieur, elle jeta un dernier regard à travers la porte vitrée pour vérifier si elle n’avait rien oublié. Le serveur avait déjà débarrassé,remplacé la nappe par une nouvelle et installé un jeune couple. La température était fraîche pour un mois de mars, une légère brise remontait depuis l’océan jusque dans les hauteurs de la ville.
  • 10. Le ventre rempli et les pommettes rosées,elle prit la première à droite sur Californian Street,marcha une centaine de mètres, puis reprit à droite sur Grant Avenue. Dès qu’elle en avait l’occasion, elle passait dans le coin pour s’arrêter et contempler la Old Saint Mary’s Cathedral. Elle adorait le contraste qui se dessinait entre cette vieille église de type roman et les gratte-ciels plus modernes. Elle se tenait là, tel un reliquat du passé coincé dans cette folle jungle de béton. Tous les derniers dimanches du mois, sa mère et Jung venaient célébrer la messe dominicale en compagnie de leurs amis. À l’âge de douze ans, Olivia avait décidé de ne plus les accompagner.Elle ne supportait plus de rester des heures durant debout, assise, debout, assise, à réciter des chants dont elle ne comprenait pas le sens. Sa mère, Wei, déçue,avait été réticente au choix pris par sa fille. - Ma chérie, la religion nous a sauvées ! Tu ne peux pas abandonner le Seigneur, Il m’a guidée de sa lumière lorsque j’étais totalement égarée. Lui, et seulement Lui, a fait que j’ai pu tenir jusqu’à aujourd’hui. Tu lui dois la vie ! Olivia était restée muette. Son cœur s’était compressé et elle avait senti ses larmes monter, elle ne comprenait pas pourquoi elle aussi devait remercier cette personne qu’elle n’avait vue qu’en statue, dénudée, crucifiée, ensanglantée. Sa mère
  • 11. devait donc la vie à cet homme ? Heureusement pour elle, Jung avait pris sa défense. - Wei chérie, s’il-te-plaît, laisse ta fille choisir. Quand elle comprendra, elle reviendra vers Lui. Cette conversation avait eu lieu dix ans plus tôt au seuil même de la cathédrale. Sa mère n’avait dit un mot et n’avait plus jamais abordé le sujet. Plusieurs fois, par culpabilité, Olivia s’était aventurée seule, à l’intérieur de l’église en espérant pouvoir comprendre et ressentir l’espoir que ce lieu avait donné et continuait à donner à sa mère. Elle ne voyait que dorures et opulence côtoyant misère et désespoir. Non, la religion n’était pas faite pour elle. Elle se contentait seulement de contempler l’extérieur de l’édifice. Pour rejoindre l’appartement du 2811, Jackson Street, Olivia aimait passer par les chemins de traverse. Ces étroites ruelles où des gargotes, des petites échoppes et des coiffeurs asiat se succédaient les uns après les autres. Le samedi, les ruelles étaient bondées de Chinois, de San-Franciscains et de touristes qui venaient faire leurs emplettes et s’imprégnaient de cette Asie américaine. L’ambiance lui faisait penser au marché de Huating à Shanghai qu’elle avait découvert dans un roman policier1 de 1 Visa pour Shanghai – Qiu Xiaolong.
  • 12. Qiu Xiaolong, son auteur favori. L’inspecteur Chen, le personnage principal, s’était retrouvé poursuivi par des agents d’une triade à travers les méandres du marché. Heureusement pour lui, une vendeuse l’avait caché dans la cabine d’essayage de son magasin de vêtements dégriffés. Olivia se retourna, peut-être était-elle aussi suivie ? - Quelle idée ! En passant devant le « Chinese Mall », le plus grand centre commercial asiatique de la ville, elle se fit accoster par un groupe de jeunes habillés tout de vert. - Excusez-nous Mademoiselle ! le plus âgé de la bande avait pris la parole. Vous avez cinq minutes ? Nous luttons pour la protection de l’environnement et aurions voulu discuter de ce propos avec vous. Que pensez-… ? - Ça ne m’intéresse pas, merci. Elle ne lui laissa pas finir sa phrase et d’un signe de la main lui fit comprendre qu’elle ne se sentait pas concernée par ce sujet. - Passez une bonne journée ! lui lança-t-il avec un grand sourire. Sourire qui peinait à dissimuler la tristesse d’un énième refus. Olivia ne le remarqua même pas et continua son chemin, elle n’était plus qu’à quelques pas de l’appartement. La devanture de l’immeuble ne payait
  • 13. pas de mine et le crépi aurait dû être rafraîchi depuis deslustres. Elle poussa la porte d’entrée.La concierge madame Wo était en train de relever son courrier. - Bonjour Olivia ! Comment vas-tu ? J’ai appris pour ta maman, il faut qu’elle fasse attention, hein ! À son âge, on n’est plus sûre de rien et il est difficile de compter sur son corps. La santé faut pas blaguer avec,aujourd’hui ça va et demain on est plus là ! Ah tiens, une carte de mon fils qui est en vacances aux Maldives. Splendide, n’est-ce pas ? Elle lui tendit la carte pour qu’elle puisse elle aussi admirer le paysage paradisiaque, plages de sable blanc et eau turquoise. - Oui c’est vraiment beau, répondit la jeune femme tout en appelant l’ascenseur. Elle ne voulait pas s’éterniser sur le palier à l’écouter déballer sa vie. Elle lui rendit la carte et s’engouffra à l’intérieur de l’ascenseur. - Bonne journée ! Les portes se refermèrent. Elle se retrouva ainsi seule au milieu de cette boîte mouvante, elle se regarda dans le miroir, de près, de loin, souleva sa veste, elle avait encore pris du ventre. Elle le rentra, le gonfla, le rentra et le regonfla puis fit la moue. Elle ne se supportait plus. L’ascenseur s’arrêta au deuxième étage,les portess’ouvrirent, Lola, la fille de la concierge attendait. - Salut Olivia, tu montes ou tu descends ?
  • 14. - Je monte, mais c’est bon, je vais terminer à pied. Sans ajouter un mot, elle prit l’escalier et les monta quatre à quatre. Mais pourquoi avait-elle pris encore double portion ? Elle s’était promise de ne pas recommencer. La culpabilité venait de l’envahir et elle se repassait en boucle l’instant où elle avait passé la commande. - Des crevettes façon pékinoise, simple portion s’il-vous-plaît, non plutôt des crevettes nature, euh, vous avez de la salade ? Sans sauce ? Avec un verre d’eau. Mais pourquoi n’arrivait-elle pas à manger plus sainement ? Elle s’en voulait terriblement. Arrivée au quatrième étage elle était déjà essoufflée – elle n’avait que vingt-deux ans. Elle termina les deux derniers étages à un rythme moins soutenu. Elle poussa la porte de chez elle, lança son sac dans un coin, quitta ses chaussures sans même les délacer et s’affala dans le canapé. Il n’y avait personne à l’appartement, sa mère et Jung étaient de sortie à l’extérieur de la ville et ses frères avaient dû aller promener Toby. Toby était un chien que Jung avait offert aux jumeaux lors de leur dixième anniversaire. Un croisé Jack Russel, vif et intelligent. Tout le monde l’adorait à la maison, c’était une vraie mascotte. Après cinq minutes, Olivia s’endormit sur le sofa.
  • 15. Elle se fit réveiller une heure plus tard par Toby qui lui léchait le visage en remuant énergiquement sa queue. - Ah, Toby, arrête ! Elle le repoussa d’un revers de main, se redressa, essuya avec sa manche la bave qui avait coulé le long de son menton, puis tapota sur ses genoux. - Allez Toby, viens là ! Le chien ne se fit pas prier et se reprit à plusieurs fois pour monter sur sa maitresse. Comme le reste de la famille, l’animal avait de l’embonpoint etil lui était difficile de se mouvoir. Wei avait toujours eu l’habitude de cuisiner des plats très riches, de la viande à tous les repas et de grandes quantités de riz. Les enfants étaient également autorisés à manger des sucreries entre les repas. Elle ne voulait surtout pas qu’ils manquent de quoi que ce soit. Le chien, lui, avait droit aux restes et bien évidemment à ce qui tombait par hasard sous la table. Olivia resta là un moment à le caresser. Elle entendait les jumeaux Ryan et Chris qui criaient dans leur chambre, ils étaient en train de jouer à la console. Elle déposa Toby au sol. - Hey les gars, vous savez quand les vieux rentrent ? leur demanda-t-elle en passant la tête dans l’entrebâillement de la porte.
  • 16. - Ils nous ont dit vers dix-huit heures, ça dépendra des bouchons pour rentrer en ville, répondit Ryan. Olivia regarda sa montre, il était déjà 18h30. Wei et Jung s’étaient rencontrés dans la pharmacie de ce dernier peu de temps après la naissance d’Olivia. Elle était arrivée le visage fatigué, un nourrisson dans les bras,elle n’avait pas dormi depuis longtemps. - Bonsoir Monsieur, balbutia-t-elle. Désolée d’arriver à la fermeture,mais je suis à la recherche de lait en poudre pour ma fille. - Vous n’avez pas à vous excuser. J’étais en train de faire les comptes. Alors quel âge a le bout d’chou ? Nous avons plusieurs gammes, bien évidemment à des prix différents. Quel est votre budget ? Wei sentit ses joues rougir de honte et baissa les yeux. - À vrai dire, je, euh, j’ai, euh, je n’ai plus d’argent avec moi. Faites-vous des crédits pour les personnes en difficulté ? Je n’ai pas d’autres moyens pour nourrir mon enfant. Sa voix tremblait etquelques larmes venaient de jaillir de ses yeux, elle se retourna hâtivement pour essuyer les gouttes d’un coup de manche.
  • 17. Jung ne dit pas un mot et prit la direction de l’arrière-boutique. Wei resta là un moment, plantée au milieu de la pharmacie. Il faisait déjà nuit à l’extérieur et elle ne savait pas encore où elles iraient dormir. Le pharmacien revint avec un carton qu’il déposa sur le comptoir. - Voilà, Madame… - Appelez-moi Wei. - Voilà Wei, vous trouverez dans ce carton du lait en poudre avec lequel, je pense,vous pourrez tenir pendant deux mois. J’espère que d’ici-là vous aurez trouvé de quoi subvenir à vos besoins. Je sais qu’avec les temps qui courent ce n’est facile pour personne mais… - Merci beaucoup, merci beaucoup Monsieur… - Appelez-moi Jung. - Merci beaucoup Monsieur Jung. Je suis très reconnaissante de votre geste et ne vous oublierai aucunement dans mes prières. Wei, encore tout émue serra fort Olivia contre sa hanche et prit le carton avec son autre bras. Jung avec courtoisie, lui ouvrit la porte. - Prenez soin de vous et de votre enfant. À bientôt. Il referma la porte et, empli d’un sentiment d’injustice se demanda comment la société pouvait
  • 18. laisser de telles situations perdurer. Il descendit les stores et retourna finir ses comptes. Trois jours à peine après leur rencontre, Jung était retombé sur Wei et sa fille. C’était un samedi soir et Jung était sorti avec Liang et Rosa, un couple d’amis qu’il connaissait depuis l’université. Liang et Jung avaient suivi les mêmes cours de sciences à Berkeley et avaient tous deux ouvert leurs propres pharmacies à la fin de leurs études. Depuis des années,leur rituel du week-end était de venir déguster les meilleurs crustacés de la ville dans leur restaurant favori, « Les crevettessansassiettes ».En attendantle dessert,Jung était sorti fumer une cigarette. Chinatown avait cet avantage d’être situé sur les hauteurs de la ville et offrait, à la tombée de la nuit, une splendide vue sur la baie de San Francisco. Des milliers de feux follets dansaient dans cet océan nocturne où le ciel et la mer ne faisaient plus qu’un. Il écrasa sa cigarette sur le rebord de la poubelle puis y jeta le mégot. Alors qu’il était sur le point de rentrer, il sentit une personne qui s’approchait dans l’obscurité. Il se retourna, et à la faible lueur du lampadaire, distingua la silhouette d’une femme chancelante. Il s’approcha et reconnut avec stupeur Wei et sa fille. - Que faites-vous ici, si tard, avec votre enfant ?
  • 19. - Oh, Monsieur Jung, c’est vous. Je me promène… - Vous vous promenez ? Mais c’est vingt- deux heures et il fait un froid de canard ! - Je sais Monsieur Jung, mais je n’ai plus de logement etje ne suis pasarrivée à temps pour obtenir une place à l’aide sociale ce soir. Je dois attendre demain pour retenter ma chance. Jung la regarda d’un air attristé. Elle semblait si fatiguée et le bébé dormait paisiblement emmailloté dans une triple épaisseur de couvertures. - Attendez-moi là, ordonna le pharmacien. Quelques minutes plus tard, il revint muni de ses affaires. Il se ralluma une cigarette. - Allez Wei, venez, nous allons chez moi. En ce soir du 18 décembre 1994, il lui avait ouvert la porte de sa demeure, et plus tard lui avait ouvert la porte de son cœur. Elle lui avait donné deux beaux garçons et une vie heureuse. Olivia regarda de nouveau sa montre, il était 19h23. Elle commençait à s’inquiéter. Sa préoccupation était exacerbée par le fait que sa mère avait été récemment hospitalisée pendant plusieurs jours, pour cause de nauséesetde fortes douleurs dans la poitrine. Wei n’avait pas de téléphone portable et celui de Jung sonnait dans le vide. Elle avait appelé les amis chez qui ses parents s’étaient rendus, mais
  • 20. ceux-là lui avaient affirmé qu’ils avaient quitté leur maison à dix-sept heures. Il ne fallait pas deux heures pour rentrer de la Napa Valley. Olivia essayait de garder son calme comme elle le pouvait, elle s’assit à la table de la cuisine, ouvrit un paquet de chips et commença à manger machinalement, le regarddans le vide. Ses frères avaient changé de jeu, les tirs de mitraillettes avaient laissé place à des crissements de pneus. Soudain, son téléphone se mit à sonner et la sortit de son rêve éveillé. C’était Jung. - Allô Papa ? Oùêtes-vous ? Je m’inquiète, que se passe-t-il ? Vous êtes-vous arrêtés en route ? Pourquoi ne pasnous avoir prévenus ? C’estMaman ? Je suis morte d’angoisse. - Olivia. Il y eut un silence qui lui parut interminable. - C’est ta mère. Sa voix tremblait et Olivia sentit que Jung retenait ses larmes. - Qu’y a-t-il? Dis-moi ! - Je n’ai rien pu faire, je suis terriblement désolé. Olivia lâcha son téléphone et s’écroula au sol.
  • 21.
  • 22. 2 SEBASTIAN Quito, janvier 2016 - Aujourd’hui nous allons aborder le cycle de l’azote, très important à connaître lorsque nous entamerons les exercices sur le dosage des engrais azotés pour les cultures vivrières. Sebastian s’était assis au fond de l’amphithéâtre, il n’avait jamais apprécié les cours de chimie. Le prof était un petit homme trapu d’une quarantaine d’années, de type andin. Il portait une blouse blanche boutonnée qui semblait être sur le point d’exploser tant elle n’arrivait plus à contenir le ventre proéminent de monsieur Ramirez. Le cours théorique ne durait qu’à peine deux heures et pourtant l’attente lui paraissait interminable. Il n’avait jamais vraiment apprécié l’école, cependant s’il voulait rependre l’exploitation familiale, il se devait d’obtenir un diplôme.
  • 23. La partie pratique qui suivait le cours était son moment préféré : la cinquantaine d’étudiants quittait l’amphi et rejoignait les différents laboratoires où ils étaient répartis en petits groupes. Le jeune homme avait l’habitude de s’installer dans le laboratoire numéro quatre, celui qui offrait la meilleure vue sur la campagne environnante et, surtout, celui qui était dirigé par la plus jolie des doctorantes : Veronica. Sebastian était étudiant en seconde année d’agriculture à l’université publique de Quito. Après l’obtention de son baccalauréat, il avait quitté son village natal du sud du pays pour venir étudier dans la capitale. L’agriculture n’avait pas été son choix mais celui de ses parents. Lui, aurait préféré être guitariste. En partant, il avait également dû abandonner son groupe qu’il avait monté avec ses meilleurs amis du lycée. Il était donc parti, un sac etsa guitare sur le dos, en espérant pouvoir retrouver des musiciens avec lesquels il pourrait continuer à développer sa passion. Malheureusement, la quantité de travail universitaire à abattre avait été tellement conséquente qu’il n’avait pas eu un instant pour jouer. Sa guitare était de ce fait restée dans un coin de son studio en guise de décoration. Son père Alberto était gérant d’une large plantation de bananes dans le sud-ouest du pays où le climat, humide et chaud, permettait leur culture à
  • 24. grande échelle. Alberto avait toujours été très fier de sa production et ne s’en cachait pas. Il se plaisait à répéter : - Vous savez, c’est grâce à des agriculteurs comme moi que l’Équateur est le premier exportateur de bananes au niveau international. Je vous dis bien, au niveau international ! Des gens partout dans le monde mangent de mes bananes. Je vous dis bien partout dans le monde ! En plus de cette exploitation, Alberto cultivait un tas d’autres végétaux, du maïs blanc, des avocats,des pamplemousses et desoranges.Il tenait ça de son père et il comptait sur son fils pour reprendre le flambeau à son tour. Sebastian avait donc trempé dans ce milieu depuis sa plus tendre enfance. Il ne marchait pas encore que son père l’avait déjà initié à l’art de la terre. À quatre pattes dans le jardin, il explorait ce nouveau monde : jouait avec les vers de terre, mangeait les fourmis, se roulait dans l’herbe fraîche. Enfant unique, il avait toujours eu l’entière attention de sesparents,notamment celle de son père qui misait gros sur le devenir de son fils. Il reprendrait l’activité familiale. - Aujourd’hui nous allons faire des exercices sur la quantification des engrais azotés pour deux types de cultures fourragère ; le maïs et le soja,
  • 25. expliqua Veronica tout en distribuant les feuilles aux étudiants. Elle avait la peau mate et de longs cheveux noirs tressés en une grosse natte qu’elle rabattait sur le devant. Sa silhouette élancée et ses jambes infinies suggéraient qu’elle faisait partie d’une communauté indigène vivant dans la forêt amazonienne au nord du pays. Il n’était pas rare de voir ce type de profil dans le domaine agricole, leurs connaissances de la nature étant très convoitées et recherchées par le secteur. Sebastian se pencha sur sa feuille intitulée « Calcul de la fertilisation azotée ». Il commença à lire l’introduction : Le maïs et le soja utilisés dans l’alimentation du bétail requièrent une quantité d’azote précise pour leurdéveloppement.Unepartieestdéjàprésente dans le sol mais rarement suffisante pour répondre aux besoins totaux des végétaux. L’agriculteur doit apporter des fertilisants pour ajuster l’offre aux besoins. Veronica reprit la parole : - Comme vous pouvez lire dans l’introduction, l’objectif de ce TP est de quantifier l’azote minéral présent dans les cinq échantillons de sols présents sur votre paillasse2 devant vous. À partir des résultats que vous trouverez, il vous sera demandé d’évaluer la 2 (Scientifique) Plantde travail dansun laboratoire.
  • 26. quantité d’amendement à ajouter à chaque sol selon les trois types de cultures que nous pourrions imaginer cultiver : le maïs, le soja et la pomme de terre.Comme vous avez appris pendant le cours de monsieur Ramirez, chaque culture a besoin d’apport en azote propre à son espèce. Sebastian écoutait attentivement, bien qu’à vrai dire toutes ces notions lui fussent déjà familières. À l’âge de cinq ans, son père l’avait amené au salon de l’agriculture qui se tenait une fois par an dans la capitale. La veille au soir, ils étaient partis tous les deux à bord de la nouvelle Ford bleue. Ils avaient roulé toute la nuit pour arriver au petit matin aux portes de Quito. Alberto avait garé la voiture puis, à pied, main dans la main, ils marchèrent une centaine de mètres avant d’arriver à l’intérieur du chapiteau. Le jeune Sebastian n’avait jamais vu autant de gens rassemblés en un même lieu – il serra fort la main de son père. Il se rappelait qu’à l’entrée se trouvaient plusieurs enclos, et que dans chacun d’eux une vache y était enfermée. À première vue, il n’en comprit pas le sens : - Papa, pourquoi ces vaches ne sont-elles pas toutes dans le même enclos, elles doivent être tristes toutes seules ? Elles pourraient s’amuser au moins ! avait-il demandé de sa douce naïveté enfantine.
  • 27. - Tu vois mon chéri, elles sont toutes différentes. Une est beige avec un gros museau, c’est une vache pour manger, sa voisine est tachetée et plus fine, c’est une vache pour faire du lait et le suivant, c’est un taureau, très musclé, pour la reproduction. Elles sont différentes, tu comprends ? On ne peut donc pas les mettre ensemble. Sur le coup, Sebastian n’avait pas tout à fait compris. Il fit une petite moue et accepta l’explication de son père.Aprèstout, c’était un adulte, et de surcroît son papa, et un papa avait toujours raison. Ils continuèrent leurs expéditions à travers ce dédale agricole, il y avait des vaches, des moutons, des poules mais également des brouettes, des tracteurs et des engrais. Son père s’arrêta devant un stand dans lequel était exposé tout un tas de boîtes et de sacs. Sebastian ne savait pas lire à cette époque et il se demanda à quoi cela pouvait bien servir. - Hé,Samuel, mon vieil ami, comment vas-tu ? s’écria Alberto en empoignant l’homme qui se trouvait derrière la pile de boîtes. Âgé d’une petite quarantaine, court sur pattes, il avait la particularité d’avoir une cicatrice profonde qui lui traversait la joue. Sebastian, de par sa petite taille, remarqua qu’il lui manquait également l’annulaire et l’auriculaire de sa main gauche.
  • 28. - Alberto, vieux loup ! Toi ici ! Ça fait plaisir de te voir, répondit-il avec un grand sourire qui faisait danser sa balafre. - Samuel, je te présente mon fils Sebastian, c’est sa première fois dans la capitale, je l’initie à la vraie vie d’agriculteur. - Bonjour mon p’tit gars, s’exclama Samuel d’une voie plus douce. Sebastian resta en retrait, il n’appréciait guère la présence de cet inconnu. Son père se tourna vers lui : - Mon chéri, voici un vieux collègue à moi, on était à l’école ensemble, c’est devenu un businessman maintenant. Il te vendra sûrement les engrais pour la ferme plus tard, ajouta-t-il d’un ton très sûr. Sebastian regarda les deux hommes qui discutaient. Son père pointait des doigts les différents contenants et l’étranger s’agitait en lui exposant leurs contenus. Le jeune garçon était trop petit pour voir exactement ce que Samuel en sortait, mais ça ressemblait fortement à des petites pastilles blanches – on aurait dit des bonbons. Mais qu’est-ce qu’un vendeur de bonbons faisait dans cette foire ? Et oh surprise, son père acheta plusieurs boîtes et d’une accolade amicale quitta le stand– les deux bras pleins. Il ne comprit que plus tard, une fois rentrés à la maison, à qui étaient destinées ces friandises.
  • 29. La fin des travaux pratiques sonna, Sebastian remballa ses affaires, jeta son sac sur le dos, fit un grand sourire à la belle Veronica qui le lui rendit et prit la direction de la sortie le cœur léger. C’était le week-end. L’université se trouvait dans les hauteurs de la ville dans la zone périphérique, à l’orée des bidonvilles. Il fallait d’abord sillonner un étroit chemin traversant un bosquet, puis franchir un grand portail blanc qui donnait directement sur une ruelle en terre battue. À chaque fois qu’il sortait de cet îlot de verdure et qu’il se retrouvait devant ce chaos poussiéreux, il ressentait une certaine désolation. Comment l’être humain avait-il pu passerd’un habitat naturel pour venir s’entasser dans des cahutes faites de bric et de broc et appeler ça du progrès social. Lui, avait eu l’opportunité d’obtenir un studio dans le quartier historique classé au Patrimoine Mondial de l’Unesco dans sud de la ville. Son père avait dû faire jouer ses relations pour l’obtention d’un tel logement. Quito, située à 2 850 mètres d’altitude, s’étirait tout en longueur dans une vallée entourée de collines verdoyantes. Dominée à l’ouest par les volcans Pichincha, Antisana, Cotopaxi et Cayambe, la ville offrait une magnifique vue sur la cordillère des Andes.
  • 30. Le vendredi soir, Sebastian rejoignait quelques amis dans le nord de la ville, centre névralgique de la capitale. En arrivant chez lui, il avait abandonné en vrac sur son clic-clac ses affaires et son uniforme et était reparti aussitôt après avoir enfilé un jeans et une chemise propre. La tradition était de se retrouver à dix-huit heures dans une taverne irlandaise pour jouer au billard. Ce soir-là il était un peu en retard. - Salut les mecs, comment allez-vous ? s’exclama Sebastian. Je suis vraiment désolé pour le retard, je me suis retrouvé dans les bouchons, je vous en parle pas ! Ses trois potes, Luis, Rafaelet Tonio le saluèrent à moitié – ils étaient concentrés sur la partie déjà entamée. Sur la table, quatre chopes à moitié vides patientaient. - Oh les mecs ! Vous avez déjà attaqué ma binch3 ou quoi ? Tonio rentra une boule puis se tourna vers Sebastian. - Non, la quatrième c’est celle de ma nouvelle meuf. Elle est partie aux chiottes. - Ah mais tu ne m’avais pas dit que… répliqua- t-il d’un air surpris. 3 (Argot) Bière.
  • 31. Il se dirigea vers le comptoir, il n’y avait pas grand monde à cette heure-ci. - Une brune s’il-vous-plaît, à la pression. Le serveur tira la bière puis la lui tendit. - Ça fera deux dollars. Hé oh, Monsieur, votre bière ! Deux dollars! Sebastian n’entendait pas ce que le serveur criait. En effet la copine de Tonio venait de rentrer la dernière boule et s’était jetée dans ses bras pour l’embrasser. Le couple se dirigea vers lui pour commander de nouvelles boissons. Arrivé au comptoir, Tonio fièrement présenta sa conquête. - Seb, je te présente ma splendide Veronica. Vero,voici mon meilleur pote, Seb ! Serveur,remets- nous en deux s’il-te-plaît ! - Enchantée Seb, rétorqua la jeune femme. Le jeune homme lui serra la main en s’efforçantde sourire, il ne dit pas un mot puis rejoignit les autres. Veronica continua à le fixer pendant quelques secondes et ajouta : - C’est marrant, j’ai l’impression de l’avoir déjà vu à quelque part. Sebastian s’assit dans un fauteuil, sa bière à la main, il avait du mal à cacher sa déception. C’était un homme discret, timide et perdait tous ses moyens lorsqu’il était en présence d’une femme qui l’attirait. Ce comportement l’avait et continuait à le faire beaucoup souffrir. Pourquoi son ami Tonio, lui,
  • 32. arrivait à cumuler les relations si facilement ? Sebastian avait énormément d’affection pour Tonio, c’était un très bon ami, fidèle et franc, mais quand il s’agissait de filles, Tonio devenait un tout autre homme. Quand il repérait une proie, celle-ci n’avait que très peu de chance de s’en sortir. Il enfilait alors son masque de prédateur et partait à la chasse. Plus la victime se débattait et plus le fauve prenait de plaisir. Il aimait les challenges difficiles. Dans la plupart des cas il arrivait à ses fins, souvent la digestion ne durait que quelques heures, quelques jours et dans de très rares cas quelques semaines. Lorsque la faim revenait lui titiller les papilles, il repartait traquer. Hier c’était Carla, aujourd’hui c’était Veronica. Sebastian s’en voulait. Depuis deux ans qu’il l’observait en silence, il n’avait jamais pris son courage à deux mains pour l’aborder. Il avait pourtant eu le temps d’imaginer tous les scénarii dans lesquels il était sûr de lui, il l’invitait à boire un verre, ou un café, ou même à une séance de ciné. Ils riaient, il prenait soin d’elle, la cajolait et lui portait toute son attention. Ils étaient heureux, elle lui souriait, ses dents blanches faisaient contraste avec sa peau dorée. Oh qu’elle était belle ! Mais non, encore une fois, Tonio l’avait remporté haut la main. Par K.O. - Bon alors tu nous rejoins Seb ? demanda Luis en lui tendant une queue.
  • 33. - Non pas ce soir, je crois que je vais rentrer je ne me sens pas très bien, sûrement quelque chose qui n’est pas passé. Bonne soirée à tous ! Il ne leur laissa pas le temps de répliquer et leur fit un signe d’au revoir alors qu’il se dirigeait vers la sortie. Il n’était que dix-neuf heureset il ne voulait pas rentrer. Où pouvait-il bien aller en ce vendredi pas comme les autres ? Il resta planté devant le bar sur le trottoir à cogiter. - Bonsoir jeune homme, vous cherchez un taxi ? questionna un chauffeur qui venait de s’arrêter à sa hauteur. - Effectivement ! répliqua Sebastian qui avait déjà pris place sur la banquette arrière. Ça sentait fort le parfum féminin. La course précédente avait dû transporter un groupe de femmes apprêtées pour fêter le début du week-end. - Alors, vous allez où ? - Conduisez-moi au bar « El Gato Negro ». - C’est quel quartier ça ? - À Cumbayá ! - Cumbayá ! Mais ça va vous faire cher mon p’tit bonhomme, s’exclama étonné le conducteur. - Ce n’est pas grave. Cumbayá était un quartier en hauteur situé à l’est de la ville. Après vingt minutes de trajet, il demanda au chauffeur de s’arrêter – au beau milieu de nulle part.
  • 34. - Ici ? Vous êtes sûr ? répéta plusieurs fois le conducteur d’un air apeuré - Oui c’est bien ici, merci beaucoup, tenez, gardez la monnaie ! Bonne soirée ! s’écria Sebastian en s’empressant de sortir. Une fois le véhicule loin, il se retrouva dans le noir au bord de la route. Il marcha quelques mètres puis prit un petit sentier à droite qui descendait à travers les buissons. Ilvenait souvent ici quand il avait besoin de réfléchir. Il connaissait le chemin par cœur même dans l’obscurité. Après cinq minutes de marche, il s’arrêta sur un terre-plein, s’assit en tailleur à même le sol et contempla la vue. L’endroit offrait un panorama unique sur la ville. Une vallée brillant de mille feux entourée par les silhouettes des volcans se dessinant dans la noirceur de la nuit tels des protecteurs de l’ombre. Il ferma les yeux, respira une grande bouffée d’air pur et enfonça ses doigts dans le sol. Il venait de se connecter avec la Terre. Tuuut tuuut tuuut,Sebastian attrapa son téléphone. Qui pouvait bien l’appeler si tôt un samedi matin ? Les yeux encore mi-clos, il regarda l’écran de son smartphone – il avait oublié de désactiver son réveil. Il le reposa sur sa table de chevet,et resta un moment éveillé à réfléchir. Comme il ne retrouvait pas le sommeil, il alluma la télé depuis son lit, se mit à
  • 35. zapper machinalement et s’arrêta sur les infos du matin. - Nous sommes vraiment en colère ! Comment le gouvernement peut-il faire ça à ses agriculteurs ? Nous sommes les fondations de l’économie, les nourriciers de la population, les politiciens ne savent rien de nous ! Comment peuvent-ils prendre de telles décisions à notre égard! Sebastian ne comprit pas tout de suite de quoi parlait ce fermier, puis tout à coup réalisa. Il empoigna son téléphone et composa le numéro de ses parents. À cette heure-ci Alberto devait être réveillé, surtout avec cette terrible nouvelle. Son cœur battait la chamade, il se rendit compte que son pouls était deux fois plus rapide que la tonalité qui résonnait à l’intérieur de son oreille. - Sebastian ? questionna une voix féminine. - Maman ! Je suis désolé de vous appeler si tôt mais je viens de voir à la télé, alors, c’est vrai ? - Hélas. Il eut un blanc, puis un sanglot s’ensuivit. - Maman ! Où est Papa ? Elle prit une grande respiration, et s’efforça de parler clairement. - Il est parti à la coopérative, ils vont se rassembler avec les autres agriculteurs, j’ai peur qu’il fasse une bêtise ! Nous sommes déjà très endettés, et depuis que le gouvernement a annoncé qu’il allait
  • 36. couper les subventions destinées aux agriculteurs, nous ne savons pas comment nous allons nous en sortir. Oh attends, j’ai un double appel : c’est Hernan, le maire ! Le jeune homme fut mis en stand-by pendant une dizaine de minutes. Il s’inquiétait – que pouvait bien lui dire le maire de la ville à une heure si matinale ? - Sebastian, allô, Sebastian, allô, allô ? - Oui Maman je suis là, que se passe-t-il ? - Ils ont brûlé la coopérative ! La police a arrêté tous les agriculteurs sur place, ton père est en garde à vue ! Mon Dieu ! - J’arrive !
  • 37.
  • 38. 3 EIJI Séoul, juin 2015 Eiji hésitait entre le slim pourpre et le slim moutarde. Il en avait déjà essayé une dizaine mais n’avait eu de coup de cœur que pour ces deux. Malgré la musique entraînante du magasin, il entendait les clients qui s’impatientaient. Il se regarda une dernière fois dans le miroir, il avait fait son choix : il prenait les deux. Il se revêtit, attrapa le tas de vêtements qui gisait au sol, sortit de la cabine d’essayage et déposa son surplus en désordre sur le comptoir sans même regarder le vendeur. Puis longea la file de personnes qui s’étaient accumuléescesquinze dernières minutes et se dirigea vers les caisses. - Ça fera soixante-sept mille wons s’il-vous- plaît Monsieur. Eiji tendit sa Visa gold à la caissière.
  • 39. Une fois à l’extérieur du magasin, il regarda à droite et à gauche de la rue bondée. Le samedi après- midi, le quartier Myeong-Dong grouillait telle une fourmilière. Au cœur même de Séoul, ce lieu était entièrement dédié au shopping, c’était un véritable temple de la mode à ciel ouvert. Et comme tout fashion addict qui se respecte, il n’était pas pleinement satisfait de ses emplettes. Cela faisait déjà trois heures qu’il tournait dans les boutiques de fringues mais quelque chose manquait et il n’arrivait pas à savoir ce que cela pouvait bien être. Il jeta un coup d’œil dans ses sacs et récapitula ses achats : - Les polos, les slims, la paire de snickers, le pull-over, les chemises, le nœud papillon, les sous- vêtements,la BB crème,l’anti-cernes, l’after-shave et le parfum. Il ne voyait toujours pas.Ilprit à gauche etremonta la rue à contre-courant de la foule. - Excusez-moi, excusez-moi répétait-il aux passants. Devant les boutiques, s’exposaient une multitude de stands. Des Libanais vendaient des crèmes glacées à tous les gourmands qui passaient, d’autres proposaient des coques de smartphones, des accessoires en tout genre pour la maison. Des femmes distribuaient des bons de réduction afin d’appâter la clientèle à l’intérieur de leurs boutiques.
  • 40. Arrivé à l’intersection desrues Myeong-dong 8-gil et Myeong-dong 6-gil, il eut une illumination – ça y est, il savait ce qui lui manquait ! Il prit la première à droite et remonta à toute vitesse la ruelle jusqu’à atteindre une porte en bois. Il la poussa, monta un escalier sombre, arrivé au premier étage repoussa une porte vitrée et pénétra dans une majestueuse salle, bien illuminée. - Oh ! Salut Eiji ! s’exclama d’une douce voix la femme qui se tenait derrière le comptoir. Ça va ? Que puis-je faire pour toi ? - Bon Chin Sun, je sais que je n’ai pas pris de rendez-vous, mais ça serait possible que Jim me rattrape cette coupe, je ne me supporte plus ! - Attends, je l’appelle. L’hôtesse empoigna son téléphone. - Oui Jim, je sais que t’es en pause, et je suis vraiment désolée de te déranger. Eiji est là et il a désespérément besoin que tu t’occupes de ses cheveux, tu crois que c’est possible que tu viennes maintenant ou dans cinq minu…? - (voix qui parle au bout du combiné) - D’accord, d’accord, on te laisse terminer ton sandwich pendant que je le prépare. - (voix qui parle au bout du combiné) - Super merci, t’es un ange! Elle raccrocha, débarrassa Eiji de ses commissions, et le pria de le suivre dans une petite
  • 41. salle qui se trouvait au fond du salon. Une vieille dame assise dans un coin, un casque séchoir sur la tête, était en train de feuilleter un magazine féminin. Deux autres femmes étaient quant à elles en train de se faire couper les cheveux. Eiji entra dans la pièce, il faisait tout noir, il prit place confortablement dans un fauteuil. - T’es bien installé ? demanda-t-elle. - C’est parfait. Le massage crânien qui était procuré avant chaque coupe de cheveux était son moment préféré. Il serait bien resté là pendant desheures à se faire pétrir le cuir chevelu par les longs doigts dociles de Chin Sun. Le massage était suivi d’un lavage de cheveux, un, deux, trois shampooings différents. Après quinze minutes de dorlotage, il vint s’asseoir, la tête encore dans les nuages, entre les deux autres clientes. Jim entra dans le salon. - Eiji ! Mon vieux, comment vas-tu ? Qu’est-ce qui t’amène ainsi en urgence chez nous ? - Je te laisse constater par toi-même, regarde- moi cette coupe ! rouspéta-t-il en secouant sa tête. C’estune CA-TA-STROPHE !Je n’aipaseu le temps de venir dans les parages la semaine dernière, donc je suis allé chez le nouveau coiffeur en bas de chez moi. Non mais franchement ! J’aurais mieux fait de me les couper moi-même ! Le coiffeur lui examina la tête.
  • 42. - Effectivement, ce n’est pas fameux. Voyons ce que l’on peut faire pour arranger tout ça. Je te propose qu’on réajuste sur les côtés pour donner du volume sur le dessus. Ta couleur est un peu terne, quelques mèches châtain clair, effet naturel, ça te dirait ? - Grave.Vas-y,fais-toi plaisir. Je veux sortir de là la tête haute et que tous les beaux gosses se retournent sur moi, répliqua le jeune homme en rigolant. Jim fit un petit sourire et s’empara de ses outils. Une heure et demie plus tard Eiji sortit du salon, le sourire sur le visage et la dernière coupe tendance sur la tête. Il n’était jamais déçu du travail de Jim et une fois de plus il ressortait de là très satisfait. Il rejoignit la station de métro la plus proche et comme il l’espérait – les gens se retournaient sur lui. Il aimait ça. Ce soir, comme tous les samedis soir, il rejoindrait sesdeux meilleures amies Eun-hee etKyong pour une soirée endiablée. - Prochaine station : Dongjak, annonça la voix robotisée du métro. C’était son arrêt. Eiji était en train de terminer sa dernière année au lycée international de Séoul, c’est pourquoi il vivait encore chez ses parents : Kim et Lya Bae. Le couple
  • 43. avait fait fortune dans l’immobilier et étaient gérants d’une agence située sur la très célèbre avenue de Gangnam. Ils étaient propriétaires d’un magnifique appartement qui donnait directement sur le fleuve Hangang. Eiji avait toujours vécu dans l’opulence et n’avait jamais manqué de rien. - Salut Papa, salut Maman ! lança-t-il en se dirigeant vers sa chambre. Il passa devant le salon, sa petite sœur était en train de regarder la télé. Salut Min ! - Grand frère ! Grand frère ! cria la jeune fille en sautant du canapé et en se jetant dans les bras d’Eiji. Il la rattrapa d’un grand sourire. - Ouahou ! Tu t’es fait une nouvelle coupe de cheveux ! T’es trop beau ! On dirait Justin Bieber. - C’est un très beau compliment venant de toi sachantque c’estton amoureux. Il estpas malj’avoue. Le jeune homme avait toujours été très proche de sa petite sœur. Elle avait toujours été sa bouffée d’air dans les moments difficiles qu’il avait rencontrés tout au long de sa vie. Plus jeune, quand il se faisait traiter de petit bourge par ses camarades de classe et plus tard quand il se faisait qualifier de tapette. Eiji avait toujours été exclu, ce qui l’avait poussé à se renfermer totalement sur lui-même et plus tard dans les réseaux sociaux.
  • 44. Vrrr, Vrrr, son portable vibra dans sa poche. Il déposa sa sœur au sol qui retourna à son émission télévisée. C’était son amie Eun-hee qui lui écrivait sur WhatsApp. Mon chou,on se retrouve devant le Gogung à 19h, Kyong nous rejoint aussi ! À tout <3 Ça marche ! À tout à l’heure ma princesse ! <3 Eiji monta dans sa chambre à toute allure, il mourait d’impatience de dévoiler son nouveau look à ses deux copines et surtout à tous ses followers Instagram et Facebook. Il jeta ses sacs sur son lit, se déshabilla et courut dans la salle de bains. Il ne lui restait plus qu’une heure avant le rendez-vous. Il fit bien attention de ne pas mouiller ses cheveux. Jim avait pris du temps pour obtenir un tel résultat. Il avait sculpté la coiffure avec du gel mèche par mèche, Eiji n’allait sûrement pas tout détruire en moins d’une minute. Ce soir, ce serait lui le roi du dancefloor. Une fois paré de son slim pourpre, sa petite chemise rayée qui cintrait bien sa taille, son nœud pap autour du cou, il passa à l’étape maquillage. Il ne sortait jamais sans avoir mis sa BB crème et son anti- cernes, c’était la base pour un teint frais, aimait-il répéter. Il venait couronner le tout par des lentilles bleues qui lui donnaient une petite touche exotique. Une fois terminé, il revint dans sa chambre où il attrapa son bâton à selfie qui était posé sur son bureau. Il y accrocha son smartphone dernière génération,
  • 45. enclencha le flash, alluma sa lampe de bureau et la tourna vers lui puis tendit le bâton en l’air. Il était fin prêt pour sa séance photos qu’il faisait quotidiennement. Dix minutes et cent photos plus tard, il s’assit sur son lit et sélectionna celle qui le mettait le plus en valeur. Puis y appliqua un unificateur de teint, quelques filtres et la publia sur Instagram qui était directement relié à son compte Facebook. En mode before. Tonight is the night ! #NewHairCut #JimURMyHero #BeforeGogun #PartyHard #YOLO4 La photo était à peine postée que déjà il avait recueilli plus de cinquante likes. À cette vitesse, demain il serait à plusieurs centaines. Il était suivi par plus de quinze mille individus, les deux comptes réunis. Bien évidemment, il ne connaissait quasi personne, mais le fait d’être adulé par des inconnus l’emplissait d’un bonheur fou. Enfin, on l’acceptait tel qu’il était. 18h39, il fallait qu’il se dépêche, il ne voulait pas faire attendre les filles. Il attrapa sa veste,sa sacoche, se gicla un coup de son nouveau parfum, il adorait son 4 Acronyme pour “You Only Live Once”, “On ne vit qu’une seule fois”: On prononce généralement cette phrase avant d'accomplir une action peu utile.
  • 46. odeur fruitée et se regarda une dernière fois dans le miroir. Il se trouvait parfait. Il salua sa sœur qui lui répéta à quel point il ressemblait à son idole et qu’elle le trouvait très beau. Ses parents qui discutaient dans la cuisine lui demandèrent surpris où il comptait aller ainsi apprêté. - Je sors manger avec les filles, j’rentre pas tard, avait-il répondu en sortant. Il avait refermé la porte avant que ses parents ne puissent répliquer. - Faut vraiment qu’il change.Ce comportement n’est plus admissible, soupira Lya d’un ton désespéré. Il n’était plus loin du restaurant, il pouvait apercevoir les deux filles qui attendaient devant. Eun- hee était en train de fumer une cigarette. Elle s’était parée d’une minijupe à carreaux type uniforme d’étudiante japonaise, de grandes chaussettes blanches remontaient le long de ses mollets. Une chemise à moitié ouverte laissait apparaître la naissance de ses seins. Ses longs cheveux noirs étaient attachés en une queue-de-cheval haute. Kyong quant à elle portait un débardeur bleu et des jeans qui la moulaient beaucoup trop selon Eiji. Elle ne savait vraiment pas se mettre en valeur. Elle avait comme particularité d’avoir des cheveux roses et des tatouages qui couvraient la totalité de ses bras. - Salut les filles ! cria-t-il en se jetant dans les bras de Kyong.
  • 47. - Oh my gosh ! T’es vraiment CA-NON ce soir ! s’exclama Eun-hee en l’inspectant de haut en bas. Encore mieux que sur ta tof5 insta6 ! - Haha merci ! Vous aussi, vous être top ! Je suis trop content d’être là avec vous les filles ! Bon, allez, on va se les manger ces chicken wings ! Et que la soirée de l’année commence ! Eun-hee jeta son mégot et tous s’engouffrèrent dans le restaurant. Le Gogung était réputé pour ses traditionnels bibimbaps7 , mais eux préféraient se goinfrer d’ailes de poulets frits tout en sirotant leurs pintes de mekju8 . - Vous avez vu sur Facebook que Kate etSeung sont plus ensemble ? fit remarquer Eiji d’un air désinvolte en grignotant le cartilage de son os. - Ouais, je crois que Kate voyait un autre mec, répondit Kyong. - Tu m’étonnes, t’as vu son gars aussi ! Un vrai boulet quoi. Franchement mais il n’a rien pour lui, en plus il est carrément has been,pas de smartphone,pas 5 (Familier) : Photo. 6 (Familier) : Diminutif d’Instagram (réseau social). 7 (Gastronomie) Mets très populaireen Corée. Il s'agitd'un mélange de riz, de viande de bœuf, de légumes sautés et d'un œuf sur leplat,letout relevé par de la pâtede piment fermentée. 8 (Coréen) : Bière.
  • 48. de Facebook, non mais on est en 2016 ! Faut se mettre à la page quoi ! débita Eun-hee de son ton hautain. - Grave, répondirent en chœur les deux autres. - Allez Keon-Bae9 ! s’exclama Kyong en levant son verre. À nous ! À notre soirée ! - Keon-Bae ! - Keon-Bae ! Après quatre pintes chacun, ils décidèrent de s’en aller. Euphoriques, ils sortirent du restaurant,Eun-hee s’alluma une cigarette. - Tu peux me filer une clope s’te plaît, demanda Eiji qui tenait à peine debout. - Tu fumes toi ? Depuis quand ? riposta Eun- hee d’un air surpris. - Ouais de temps en temps quand je suis pompette. Ça me relaxe quoi, vas-y, fais en péterune ! La jeune femme lui tendit sa cigarette et s’en ralluma une autre. - On va où ? questionna Kyong. - J’sais pas, on remonte la rue et on choisit une fois arrivés devant les clubs, répondit Eun-hee. Le quartier étudiant était animé du matin au matin, du lundi au lundi, la vie ne s’y arrêtait jamais. Des échoppes entous genress’alignaient les unes aprèsles autres : des vendeurs de vêtements, de gaufres en forme de poisson fourrées avec de la chantilly, de 9 (Coréen): Santé. Prononcer Konbé.
  • 49. cornets de glace haut de trente centimètres, de hot- dogs géants et un tas d’autres mets farfelus. Les brochettes sur les barbecues dégageaient une forte odeur de viande envahissant ainsi toutes les ruelles. Des hommes déguisés en femmes et coiffés de perruques vertes fluo étaient en train de faire du karaoké à l’extérieur d’un bar. Ils chantaient carrément faux. Ce qu’appréciait Eiji, c’était qu’ici, il pouvait vraiment croiser tous types de personnages : des grands, des petits, des décolorés, des percés, des tatoués, des punks, des métalleux, des trans, des androgynes. Il se sentait tout à fait à sa place. Tout à coup, un jeune homme, la vingtaine, habillé tel un rappeur américain, aborda le groupe d’amis. - Anyong Haseyo10 ! Je me prénomme Tae- Hyun mais vous pouvez m’appeler Tae. Les clubs séoulites avaient pour habitude d’engager des rabatteurs qui avaient pour objectif d’appâter les oiseaux nocturnes errant à la recherche d’un endroit où se divertir. - Alors ce soir c’est ladies night au Big Papa Gorilla, entrée gratuite pour tous avant minuit et free drinks pour vous Mesdemoiselles ! leur cria-t-il en leur tendant un flyer. 10 (Coréen) : Bonjour, bonsoir.
  • 50. Ils n’étaient pas du genre à accepter les offres des rabatteurs mais cette fois-ci, allaient-ils faire une exception ? - Y’a des G.I.11 à l’intérieur ? interrogea Eun- hee de son air mi-coquin, mi-désinvolte. - Bien évidemment les filles ! Ils vous attendent impatiemment d’ailleurs ! riposta-t-il d’un clin d’œil. - Allons-y ! trancha Eiji, on ne va pas poireauter ici pendant des lustres. Essayons ! On ne peut pas refuser l’invitation d’un si charmant jeune homme ! Le trio suivit Tae jusqu’à l’entrée de la boîte où il les abandonna pour repartir à la chasse aux clubbeurs. - Amusez-vous bien les jeunes ! - Vos cartes d’identités s’il-vous-plaît ? demanda d’un ton strict le videur. C’était le moment qu’Eiji redoutait le plus, en effet l’entrée en boîte de nuit était interdite aux moins de dix-neuf ans, et il n’avait pas encore dix-huit ans. Il avait fait faire en début d’année scolaire, une fausse carte d’identité au marché chinois. Beaucoup de jeunes Séoulites avaient recours à cette méthode pour profiter de la vie nocturne que proposait la ville. Qui 11 (Militaire) : Plusieurs bases militaires américaines sont réparties sur le sol sud-coréen afin d’avoir un œil sur la Corée du Nord.
  • 51. voulait attendre jusqu’à dix-neuf ans pour s’amuser ? La tension redescendit quand le videur les pria de rentreren leur rendant leurs cartes.Eiji suivit les filles dans un étroit couloir à peine éclairé qui descendait dans un sous-sol. Le volume de la musique s’amplifiait à chaque pas qu’ils faisaient. Eun-hee en tête de file poussa un rideau etdevant eux s’offrait une vaste salle éclairée aux néons UV. L’endroit était bondé, des filles tout de cuir vêtues dansaient sur les tables au centre de la pièce, des hommes faisaient des battles de danse sur le son hip-hop que passait le DJ. Eun-hee avait repéré les G.I. au bar. Ils étaient facilement reconnaissables car tous vêtus de leurs chemises à carreaux, type cow-boy, en général, une bière à la main et les yeux rivés sur les danseuses.Elle se retourna vers ses amis et leur cria : - Bon les amis, je vais faire un tour d’horizon, on se retrouve plus tard ! La tête haute, la poitrine en avant, elle s’avança directement vers le bar. Eiji et Kyong avaient l’habitude de passerla soirée ensemble. Ils se prirent un mètre de shots de soju12 coupé avec de la mekju pour bien débuter la nuit, et seulement une fois consommé, ils allèrent se percher sur les tables. 12 (Coréen) : Spiritueux fait à base de riz originaire de Corée.
  • 52. Toc, toc, toc. Eiji sortit difficilement de son sommeil, quelqu’un frappait à sa porte. - C’est qui ? ! bredouilla-t-il de sa voix enrouée, les yeux mi-clos. Qui pouvait bien le réveiller si tôt ? - Eiji, c’est moi. Il est quatorze heures, il serait temps que tu te lèves, on a quelque chose à te dire ton père et moi. On t’attend dans la cuisine. - Ouais ouais, marmonna-t-il en enfonçant son visage dans le coussin. Que voulaient-ils encore ? Ne pouvaient-ils pas le laisser dormir tranquillement. Le mix soju et mekju13 lui tapait encore dans le crâne, il en avait une fois de plus abusé. Il lui fallut plus de vingt minutes pour émerger. Il enfila sa robe de chambre, passa par la salle de bain, se débarbouilla, puis d’un air confiant rejoignit ses parents dans la cuisine. L’ambiance n’était pas celle à laquelle il s’attendait, ils étaient assis et n’avaient pas l’air de vouloir rigoler. - Ouah, merci l’ambiance ! - C’est sûr que c’est moins fun que le Big Papa Gorilla, répliqua Kim tout en lui tendant le flyer qu’il 13 Les Coréens ont l’habitude de boire des shots de sojumélangé avecde labière.L’équationest:« Soju + mekju = demain tu meurs ».
  • 53. avait dû faire tomber lorsqu’il était rentré ivre. Tiens, prends ça aussi. Son père lui tendit un formulaire d’inscription. - C’est quoi ça encore ? - Avec ton père, on a pensé que ça te ferait du bien de partir de Séoul pendant les deux premières semaines de vacances d’été. - Quoi ? Mais vous êtes malades ! J’quitte pas Séoul, vous voulez m’envoyer chez les ploucs de province ou quoi ? - Exactement, en province, et plus précisément dans un temple.