1. Les phénomènes de violence en Guadeloupe
Par Georges combé, sociologue guadeloupéen
Meurtres, agressions, braquages (vols à main armée),violences sexuelles (viols,
incestes), blocages, barrages, violences routières marquent le vécu quotidien en
Guadeloupe Aucun secteur de la société n’est épargné. Toutes les catégories
sociales, les institutions (école, église, famille), les régions du territoire
guadeloupéen sont concernées par le déferlement des phénomènes de violence.
Cette réalité paraît étrange et met à jour un malaise profond. L’État républicain français,
État de droit, a instauré en Guadeloupe des institutions, des modes de fonctionnement qui auraient
dû rendre les phénomènes de violence résiduels ou marginaux. Or, on a le sentiment que ce qui
aurait dû être l’exception a fini par prendre l’apparence d’une situation tout à fait ordinaire Dans le
même temps la population a de plus en plus de mal à accepter l’insécurité, à subir le décalage
persistant entre le discours des pouvoirs publics et la répétition des actes de violence. Elle
revendique, de façon tout à fait légitime, un besoin de sécurité qu’elle demande à l’État de
satisfaire. Or toute la difficulté consiste à appréhender les modalités de satisfaction de ce besoin.
S’agit-il simplement de rétablir l’ordre existant, en présupposant que les actes de violence se
définissent comme des perturbations accidentelles ou conjoncturelles ?
Nous voulons montrer que les phénomènes de violence ne sont pas de simples
dysfonctionnements d’une mécanique sociale intègre qu’il suffirait de traiter en ayant recours à des
interventions techniques et répressives : certains patrons n’ont de cesse de solliciter l’intervention
de la force publique lors de conflits sociaux ; certains citoyens réclament à cor et à cri plus de
commissariats, plus de prisons ; d’autres estiment qu’il faut revenir à des structures fermées pour
contenir les jeunes, d’autres encore qu’il faut réprimer les parents démissionnaires. Mais intervenir
au niveau des actes et de leurs auteurs ne règle pas les problèmes. Il faut lier les actes et leurs
auteurs à des situations générant la violence, lesquelles renvoient au fonctionnement de la société
dans son ensemble.
Il s’agit pour nous de questionner ce fonctionnement, de montrer que la violence n’est pas
sans
rapport avec les conditions qui ont présidé à la naissance et au développement de la société
guadeloupéenne, aux transformations qui l’ont affectée et à la façon dont elle vit aujourd’hui
son rapport au monde. Une telle approche appelle de la part de chacun des acteurs sociaux une
prise de conscience, une réflexion lucide et un engagement fort pour assumer le vivre-ensemble.
Ce n’est ni en rêvant de revenir à la société d’avant, en tan lontan, ni en s’enfermant dans des
crispations identitaires ou égoïstes, ni en lançant des préchi-précha moraux à la jeunesse, ni en se
lamentant sur le bateau-ivre de la Guadeloupe à la dérive qu’on avancera sur une voie permettant
d’endiguer et de faire reculer la violence. Ce problème est politique au sens où il concerne la polis,
c’est-à-dire la Cité, plus précisément l’action des citoyens, le fonctionnement des institutions,
l’exercice de l’autorité. Il faut avant tout le penser comme des effets de spasme et de convulsion
d’une société qui cherche ses marques dans la modernité.
La difficulté de ces questions tient au fait que les esprits ont beaucoup de mal à saisir la
nature des changements qui interviennent, à dégager les significations nouvelles. On juge des
comportements nouveaux au moyen de critères et de catégories qui n’ont plus la même
pertinence. On n’arrive pas à faire la part de ce qui relève de l’universel, de ce qui tient du relatif.
La difficulté impose de penser dans l’urgence, d’inventer de nouveaux outils, de créer des
Combé Georges, sociologue guadeloupéen,
1
2. dispositifs qui ne sont rattachés à aucune théorie existante. N’est-ce pas là le passage obligé pour
réinventer, refonder un monde commun ?
1- Savoir de quoi l’on parle
On se plaît à dénoncer la violence, à la condamner mais dès qu’il s’agit de savoir ce que
signi-
fie exactement cette notion on tombe dans le flou. On évoque sous le terme de violence tout à la
fois les coups et blessures, les attentats, une insulte, une réprimande ferme adressée à un enfant,
le matraquage publicitaire, un sport comme le rugby, une mer déchaînée, etc. Généralement l’idée
qui est le plus souvent suggérée c’est l’usage de la force contre la volonté d’un individu entraînant
des blessures ou des dommages. En cela être violent c’est porter des coups. Un adage
guadeloupéen reflète cette idée : « An palé, an pa mannyé’w »1. Mais Yves Michaud explique bien
comment le droit pénal français s’est attaché au fur et à mesure à caractériser certaines atteintes à
la personne. Il montre que si au départ les juristes ont souligné le lien entre les violences et
l’emploi de la force physique suivi d’atteintes physiques durables, par la suite ils ont substitué la
notion plus immatérielle de violences et voies de fait à celles de « violences, coups et blessures ».
Il précise : « Les violences et voies de fait caractérisent des gestes moins graves que des coups qui
constituent néanmoins des atteintes au corps de la victime. »2 Par exemple jeter quelqu’un par
terre, lui cracher dessus. Le Code pénal distingue aussi des violences légères faisant l’objet d’une
contravention de 4e classe. « On caractérise ainsi des actes sans véritable échange de coups, tels
que bousculer quelqu’un, lui cracher dessus sans l’atteindre, jeter sur lui des immondices. »3Ceci
conduit à deux remarques :
1. La violence ne peut être réduite à un simple phénomène physique, objectif, mesurable. Elle
comporte une dimension subjective, elle intègre la réalité psychique et morale de l’individu. Il
n’y a pas que les coups qui blessent et qui font mal ; les paroles, vexations, humiliations,
attitudes, pressions peuvent porter atteinte à court ou moyen terme à l’intégrité physique et
psychique des personnes. On voit comment le législateur est allé dans le sens de l’extension de
l’incrimination. Aujourd’hui le harcèlement, la conduite automobile dangereuse sont considérés
comme des formes de violence.
2. La violence doit toujours être appréhendée en rapport avec les normes en vigueur dans
une société donnée, lesquelles varient historiquement et culturellement. Dans une société les
normes changent et avec elles l’appréciation de la violence. Aujourd’hui les sociétés modernes
sont très sensibles aux violences concernant les enfants (maltraitance, pédophilie), plus
sensibles qu’autrefois aux violences conjugales. Il y a 40 ans, un père de famille rentrait au
foyer et corrigeait selon son humeur et son épouse et ses enfants. Cela relevait du folklore et
provoquait l’hilarité du voisinage.
Si une approche rigoureuse des phénomènes de violence nous commande de ne pas limiter
notre perception à la dimension physique et spectaculaire des actes, elle exige aussi de saisir au-
delà des actes identifiables ce que Yves Michaud appelle des situations de violence. Il est des actes
qui se laissent voir dans des situations claires comme les situations de guerre. Mais il est des
situations qui ne sont pas repérables et manifestes là où les actes le sont. Ainsi sont souvent
occultés dans des sociétés qui se réclament de la démocratie, des organisations et modes de
fonctionnement complexes dont les mécanismes tiennent les individus à l’étau, les étouffent, les
soumettent à une pression bureaucratique sans merci ou les broient à petit feu
de manière inéluctable.
2-Réalité de la violence
1
« J’ai parlé mais je ne t’ai pas touché).
2
.Yves Michaud, La violenc, PUF QSJ n° 2251, 1988, p 6
3
idem
Combé Georges, sociologue guadeloupéen,
2
3. Nous distinguerons deux types de violences, l’une de type traditionnel à caractère rural, l’autre de
type moderne à caractère urbain.
La violence de type traditionnel, à caractère rural.
Il s’agit d’une violence de voisinage, de proximité ou encore à caractère familial. Il s’agit de
différends familiaux qui n’arrivent pas à se régler chez le notaire, de conflits entre voisins à propos
de limites de terrain, de chemins de servitude ou d’animaux en divagation. Ici, le manque de
distance entre les individus dans leur fonctionnement privé, la trop grande attention ou la trop
grande curiosité portée aux affaires d’autrui suscitent convoitise et jalousie. On a affaire à ce que
Christiane Bougerol appelle une « effraction de l’intimité ».4 C’est sur ce fond d’interactions
conflictuelles que se greffe la sorcellerie. Elle devient clé d’interprétation de mon existence,
marqueur de ma relation à autrui. Si j’ai telle difficulté (par exemple de santé), si mes animaux
meurent, c’est que untel m’a jeté un sort. Par ce biais je suis tombé sous la dépendance d’untel.
Une relation vécue sous le mode de la sorcellerie est une situation d’extrême tension qui passe par
des épisodes conflictuels divers et dont l’issue ne peut prendre que deux formes : ou le «
désenvoûtement » - ou la suppression de celui qui est à l’origine de l’envoûtement. Comme le
précise Christiane Bougerol : « Dans les histoires de sorcellerie la charge de violence qui est au
principe du conflit est importante : il s’agit souvent de vie et de mort ».5 C’est de cette violence de
type traditionnel dont rendent compte les travaux de socio-analyse de Jacques André.6 Celui-ci a
suivi pendant des années les sessions d’Assises de la Guadeloupe. Il a étudié les crimes qui y
étaient jugés, il a pu par la suite rencontrer certains condamnés. Crimes passionnels, crimes de
voisinage, incestes, parricides, infanticides permettent d’éclairer ce qu’il appelle le récit sinon le «
roman familial » propre à une culture. Des crimes marqués par une haine féroce, provoqués
souvent par des motifs futiles en apparence mais trouvant leur sens dans un écheveau de relations
tissées à travers le temps. Ce type de violence n’a pas disparu. Il a été relayé depuis la fin des
années 1970 par de nouvelles formes de violences nées du développement de la société de
consommation et des loisirs, de l’urbanisation, de la crise économique et sociale et du
développement du trafic de drogue.
* La violence de type moderne, à caractère urbain.
Dans les années 1960/ 1970 la plupart des sucreries ferment, le poumon de l’économie se
déplace des habitations sucrières vers la zone commerciale et industrielle de Jarry, la ville de
Pointe-à-Pitre poursuit sa rénovation. Avec la création de rocades et d’axes de communications
autour de Pointe-à-Pitre se met en place une conurbation. A Pointe-à-Pitre et dans son
agglomération, des cités sont construites n’importe comment pour reloger les décasés de la
rénovation urbaine et faire face aux demandes pressantes de logement. Ceux qui ne peuvent loger
dans les cités se retrouvent dans les bidonvilles à la périphérie pointoise. Cette période voit
apparaître une nouvelle activité délinquante, le trafic de stupéfiants. La Guadeloupe en particulier,
4
Christiane Bougerol, Une ethnographie des conflits aux Antilles, PUF, 1977
5
idem p 83
6
Jacques André, L ’inceste focal dans la famille noire antillaise, PUF, 1987
Combé Georges, sociologue guadeloupéen,
3
4. la Caraïbe en général, se positionnent comme plaque tournante du trafic de drogue entre
l'Amérique du Sud et l’Europe. Au fur et à mesure, la drogue confinée aux milieux bourgeois et
petits-bourgeois résidant en Europe va toucher toutes les couches de la jeunesse. Le
développement de l’idéologie ratasfarian va activer le processus. La violence de type moderne c’est
d’abord une infrastructure, une économie de la délinquance. C’est aussi une superstructure, une
culture, une manière de vivre le rapport au monde moderne. Elle décrit une configuration à
l’intérieur de laquelle les individus sont à la fois acteurs et victimes. Ses manifestations au
quotidien sont les vols à main armée, les braquages, les agressions, les cambriolages, les
règlements de comptes, le vandalisme, la délinquance routière.
3- Les chiffres de la violence
Le journaliste Philippe CHANLOT titre «Sur la période 1998-2000 les crimes ont augmenté de
145%. Délinquance plus fréquente, plus violente. »Il précise «Sur cette période 1998-2000 les
crimes (violences, vols avec armes, viols,..) ont augmenté de 145%; les délits (violences, vols,
stupéfiants...) de 35% tout comme les meurtres. Le nombre de procédures ouvertes pour violences
a, quant à lui, augmenté de 32% et celui pour agressions sexuelles sur mineurs de près de 63%.
(....)» «Mais les chiffres-record concernent les vols aggravés. Sous cette appellation se
dénombrent notamment les vols commis avec armes et les violences en réunion. »7 En 1998, 267
procès-verbaux étaient dressés pour ce type de crimes. En 2000 ou en recensait 988 soit plus
270% de procédures en 3 mois. Les chiffres publiés par les TER (Tableaux Economiques
Régionaux) de l’INSEE confirment l’augmentation de la délinquance et particulièrement de la
délinquance violente. Prenons deux références : le milieu des années 1980, la fin des années 1990.
7
Sept-Magazine n°1164 du 25 octobre 2001
Combé Georges, sociologue guadeloupéen,
4
5. Source INSEE : TER 2000
Combé Georges, sociologue guadeloupéen,
5
7. 4- La violence à travers la presse
Nous avons procédé à un inventaire complet des crimes et délits rapportés par le
quotidien France-Antilles au cours de l’année 2000. La quantité, la densité des faits
délinquants et violents sont confirmées.
Mais au-delà du nombre c’est l’effrayante diversité du phénomène qui interpelle.
Les agressions et les vols sont légion. Dans la catégorie des vols, en dehors des
cambriolages et vols à la roulotte, le phénomène le plus impressionnant ce sont les
vols accompagnés d’agressions, vols à main armée (braquages) ou vols avec
violences sur les personnes. Sont notamment victimes de ces vols les touristes (tout
le littoral touristique de Gosier à Saint-François ; zone du Parc naturel).
Le nombre de secteurs professionnels touchés par les agressions s’étend : une
femme médecin a été agressée (une ou deux années plus tôt une femme médecin
avait été violée dans son cabinet); un journaliste a été blessé par arme à feu ; un
professeur a été agressé en plein cours à l’université ; des pharmaciens sont
braqués dans leur officine ; un magistrat échappe à une tentative d’enlèvement.
Les auteurs d’agression font fi de toute fonction d’autorité. Gendarmes et policiers
sont blessés lors d’interpellations, quelquefois victimes de guet-apens ; un maire
agressé par un jeune.
Déferlement d’une violence gratuite, ce que certains magistrats ont appelé une
violence d’impulsion. Pour un rien, une peccadille, un individu prend son fusil et tire.
Un jeune homme est blessé par balle pour un regard de travers. Un étudiant est
abattu pour une pièce de 10 Frs
Violence de règlements de compte. Exécutions sommaires :
Un professeur de Taekwondo est abattu devant sa salle de cours.
Un tenancier de boîte de nuit est tué devant son domicile.
L’école est prise dans la tourmente de la violence. Établissements scolaires
vandalisés, enseignants agressés, violences entre élèves débouchant quelquefois sur
des homicides. Au-delà de l’école, il semble exister une volonté de s’en prendre à
toute réalité instituée, à tout ordre social. Crèches, églises sont aussi vandalisées.
Fait nouveau : la violence ne touche plus seulement les biens de l’église. Elle s’étend
à ceux qui la représentent (assassinat d’un curé) ; elle s’installe à l’intérieur même
de l’institution.( Bagarre à l’intérieur d’une église à Capesterre-Belle-Eau entre des
paroissiens et le curé en raison du refus de ce dernier de donner la communion à
certains enfants).
Importance de la délinquance des mineurs. Le nombre de mineurs impliqués dans
des actes de délinquance a triplé entre 1987 et 1997, passant de 73 à 233. 8
Importance du trafic de stupéfiants.
8
Cf. Sept-Mag n°1033 du 15 avril 1999
Combé Georges, sociologue guadeloupéen,
7
8. 9
La délinquance des mineurs de 1987 à 1997
Année Nb de délits % de
s impliquant variation
des Mineurs
1987 73
1988 62 -15
1989 80 + 29
1990 112 + 40
1991 84 - 25
1992 81 -3
1993 87 +7
1994 168 + 93
1995 188 +12
1996 231 + 22
1997 233 +3
Il faut ajouter à ce tableau que les manifestations de violence qui avaient marqué les
conflits sociaux en particulier dans les secteurs de la canne et de la banane avaient connu
une pause à la fin des années 1980. Comme nous avons eu l’occasion de le montrer 10 les
nouveaux conflits sociaux du début des années 1990 se caractérisaient par leur radicalité.
Cette tendance s’est précisée en 2001-2002 ( Affaire Sébastien - grève d’essence, conflits
dans les mairies, les hôtels, KFC ).
Dans le domaine politique, après les épisodes GLA, ARC, 11 les élections de 198612
rien de significatif n’a été enregistré. À la différence d’autres pays, la Guadeloupe ne connaît
pas de manifestations de violence à caractère religieux ou ethnique. Cependant en 2002 la
propagande xénophobe d’Ibo Simon a trouvé un de ses effets les plus odieux dans la
perpétration d’actes de violence à l’égard de ressortissants haïtiens. Enfin il faut constater
que d’un point de vue géographique l’essentiel de la délinquance fonctionne à l’intérieur
d’un polygone qui comprend la moitié sud de la Grande-Terre à partir d’un axe reliant
Pointe-à-Pitre à Saint-François, un autre Saint-François à Morne-à-L’eau en passant par Le
Moule. Les autres côtés reliant Morne-à-l’Eau, Abymes, Pointe-à-Pitre, Baie-Mahault, Petit-
Bourg. Au-delà, ce sont de petites poches, Sud-Basse-Terre, Nord-Basse-Terre. Notons
enfin qu’à travers la presse consultée, une seule commune ne fait l’objet d’aucune mention
en matière de délinquance : la commune de Vieux-Fort.
5- Causes et explications
La recrudescence des actes de violence, leur caractère spectaculaire, leur intensité,
pétrifient et laissent souvent sans voix. La violence surgit comme une irruption de l’absurde
et de l’irrationnel. Et pourtant, passé le choc de l’inattendu, l’esprit se réveille et cherche à
comprendre. « Pourquoi ? »
« Qu’est ce qui a fait que ? » On cherche des causes, des explications, on avance des
hypothèses. La déception semble souvent proportionnelle à l’intensité du désir de
comprendre. On le voit lors des débats médiatiques. On a le sentiment de tourner en rond.
On égrène le chapelet des causes allant de la nature mauvaise de l’homme (le péché
9
. Source : Direction départementale de la sécurité publique
10
Cf. L’explosion conflictuelle in Etudes Guadeloupéennes, n°5, Mai 1992
11
GLA(Groupe de Libération Armée),ARC(Armée Révolutionnaire Caraïbe), organisations clandestines créées dans la décennie 1980 qui
au nom de la lutte armée, avaient revendiqué « des actions militaires contre l’occupant français »
12
. Lors des élections au Conseil Régional de 1986,l’UPLG (Union Populaire pour la libération de la Guadeloupe) avait voulu créer une
situation de boycott comparable à celles déclenchées à l’époque en Kanaky par le FLNKS.Ce point d’orgue qui n’avait abouti à rien avait
correspondu en fait à un chant du cygne du mouvement nationaliste.
Combé Georges, sociologue guadeloupéen,
8
9. originel ) à l’irrémédiable signe de la fin des temps ; on estime que «nous sommes tous
responsables» de la violence.
Les recherches en matière d’étiologie de la délinquance et de la violence permettent de poser
quelques règles simples qui préviennent à la fois de l’illusion d’une théorie générale qui rendrait
compte de manière systématique de tous les phénomènes de violence et de la tendance à céder au
scepticisme. Selon D. Szabo « à mesure qu’on s’éloigne de la catégorie des criminels mentaux
anormaux l’importance des facteurs socio-culturels croît ».13 C’est donc essentiellement dans
l’entrecroisement des sciences socioculturelles qu’il faut penser les facteurs déterminant
l’apparition des phénomènes de violence. Nous tenterons d’appréhender ces facteurs à un double
niveau : Un premier niveau sociohistorique et socioculturel, un second niveau qui est celui du
changement social, des transformations intervenues dans la société guadeloupéenne au cours des
dernières décennies.
*Niveau sociohistorique et socioculturel
On l’a souvent dit et répété : la société guadeloupéenne est née de la violence. Elle est
issue du traumatisme de l’esclavage colonial, de l’arrachement des Noirs d’Afrique, de leur
déportation, de leur asservissement dans les plantations coloniales. Le système esclavagiste
pendant des siècles a été une entreprise d'écrasement, de terreur, de violence physique et morale.
Il ne s’agissait pas seulement d’exploiter la force de travail d’êtres humains mais de les effacer
dans leur dimension ontologique en leur déniant leur humanité. Comme l’a si bien dit Cyril Serva «
l’esclavage c’est l’inhumain servi comme pain quotidien aux humains. »Souffrances, humiliations,
tortures, répression, déni d'humanité ont marqué pendant deux siècles le quotidien des premiers
Guadeloupéens et laissé des traces profondes.
La société guadeloupéenne est encore empreinte du sceau de cette violence fondatrice. On
voit comment aujourd’hui les rapports hiérarchiques dans le travail ont du mal à se dégager du
schéma dominant/dominé, de la figure maître/esclave. Les rapports sociaux ne se sont pas
constitués et développés à partir d’une culture de la délibération, de l’échange et du dialogue. Nous
avons eu l’occasion de le dire, avec d’autres, en Guadeloupe le rapport à la loi est problématique. Il
faut aussi savoir que l’éducation familiale traditionnelle faisait largement usage de sanctions et
punitions corporelles, et n’hésitait pas quelquefois à recourir à des sévices (par exemple
ébouillanter la main d'un enfant qui s’était rendu coupable d’un larcin). Il s’est développé ce qu’on
a appelé une culture de « pit a kok », métaphore qui à certains égards évoque une socialité de
confrontation donnant une large place à la critique, à la dérision, aux sarcasmes, « fè jé é moun »,
mais, qui pensée avec plus de profondeur interpelle sur la capacité à assurer l’altérité. Cette
question a fait l’objet de diverses analyses. Frantz Fanon met en évidence cette tendance chez
l’Antillais à l’enflure du moi qui passe par le rejet de l’autre. « Les Antillais (...) sont toujours
tributaires de l’apparition de l’autre. Il est toujours question de moins intelligent que moi, de plus
noir que moi, de moins bien que moi. Toute position de soi, tout ancrage de soi entretient des
rapports de dépendance avec l’effondrement de l’autre. C’est sur les ruines de l’entourage que je
bâtis ma virilité. »14
Le complexe d’infériorité créé par la situation coloniale va donner naissance à un complexe
de supériorité à l‘égard du semblable. Un anthropologue français Francis Affergan décrit l’asocialité
qui caractérise la société martiniquaise. Dans un paragraphe au titre évocateur «Individualisme et
asocialité : l’état de guerre permanent » il écrit : « L’asocialité des rapports interpersonnels a eu
pour conséquence, et ce, depuis l’esclavage de piéger toutes les attitudes et tous les
comportements. La vie est un état de guerre perpétuel. La relation à l’Autre est de l’ordre du
leurre( aux deux sens du terme : l’appât à animaux et l’illusion) et de l’embûche ou de la chausse-
trappe.»15 Déplaçant sa perspective d’analyse du terrain psychologique au terrain politique, dans
Les Damnés de la terre, Fanon voit dans les phénomènes de violence entre colonisés un pur effet
13
Denis Szabo, Sociologie de la délinquance in Encyclopedia Universalis Vol 5, 1981
14
.Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Seuil, 1952, p 191
15
Francis Affergan, Anthropologie à la Martinique, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques
Combé Georges, sociologue guadeloupéen,
9
10. mécanique de la violence qui traverse de part en part la société colonisée. La société coloniale dans
son essence, imprègne les colonisés mais ceux-ci au lieu de se retourner contre les colonisateurs
s’en prennent à leurs frères.« Cette agressivité sédimentée dans ses muscles, le colonisé va la
manifester d’abord contre les siens. C’est la période où les nègres se bouffent entre eux et où les
policiers, les juges d’instruction ne savent plus où donner de la tête devant l’étonnante criminalité
Nord Africaine » .16 Il s’agit, selon Fanon, d’une véritable négation du bon sens. Le colonisé est
écrasé par le colon mais c’est son frère qu’il cherche à détruire « Alors que le colon ou le policier
peuvent à longueur de journée frapper le colonisé, l’insulter, le faire mettre à genoux, on verra le
colonisé sortir son couteau au moindre regard hostile ou agressif d’un autre colonisé. » 17 On sait
que les descriptions données dans Les Damnés de terre renvoient à une situation coloniale idéale-
typique. Concernant les Antilles, et la Guadeloupe en particulier, les modalités de la colonisation
ont changé. Ce sont justement ces évolutions qui ont conduit Affergan à revisiter les analyses
traditionnelles. Il semble en effet trop simple d’imputer au seul passé esclavagiste la responsabilité
de certains dysfonctionnements sociaux que nous vivons aujourd’hui. S’il n’est pas question de nier
les effets à long terme de l’esclavage, il ne faut pas ignorer certains changements et notamment la
donne de la départementalisation/assimilation de 1946.
Comme le précise Affergan « Les déterminations pas plus ici qu’ailleurs ne peuvent découler
en droite ligne, et en dernière instance, mécaniquement, jusqu’à une production d’effets. » 18 On
peut s’appuyer sur cette hypothèse, que la sortie de l’esclavage n’a pas permis à une société
politique de se constituer. Elle n’a pas donné naissance à un espace public qui eût pu favoriser
l’émergence d’un sujet collectif guadeloupéen capable de faire l’inventaire de la société précédente.
On va assister à un simple réaménagement des rapports de force, à une instrumentalisation du
politique. Le Guadeloupéen va acquérir des droits, va devenir citoyen dans une société qui ne
permet pas à une conscience civique de se constituer. La loi va être constamment détournée. Les
mœurs, coutumes, fonctionnant dans l’espace privé vont dès lors avoir « force de loi. » De simples
victimes d’un système, les Guadeloupéens vont se retrouver dans une configuration qui fera d’eux
des acteurs de leur propre déréalisation. Cette société sera percutée par le changement social.
* Le Changement social
La fin des années 1960 marque l’entrée de la Guadeloupe dans la société de consommation.
Des supermarchés, des magasins de grande surface apparaissent. Les ménages s’équipent de plus
en plus en biens de consommation, en électroménager. Le réseau routier se développe et
parallèlement la vente de véhicules automobiles. On va alors assister à une dispersion croissante
de biens convoitables et désirables. L’étalage parfois provocant de grandes quantités de produits et
la relative facilité de s’en emparer, multiplient les occasions qui font le larron dans une société où il
existe un décalage certain entre le besoin de posséder et la possibilité d’acheter, où la publicité et
les facilités de crédit font perdre la notion des réalités et où le respect de la propriété se délite.
Dans une société vouée à la consommation, la crise économique et la fracture sociale vont
s’installer. L’écart va se creuser de plus en plus entre ceux qui possèdent d’une part et ceux qui ne
possèdent pas et désirent posséder d’autre part. La publicité agissant sur les cerveaux, faisant
croire que c’est la possession de tel ou tel bien qui permet d’exister, on comprend qu’il sera difficile
à certains de surmonter leur frustration. C'est ce qui explique le développement de l’anomie, une
rupture qui est due à un trop grand décalage et à une tension trop forte entre les buts proposés et
les moyens accessibles ou légitimes. Sous la pression certains choisissent les moyens illégitimes
pour atteindre leurs objectifs. Ce développement de la société de consommation est corrélatif d’un
déclin de l’économie agricole traditionnelle et d’une urbanisation mal contrôlée. Le trafic de drogue
s’installe. Il est indéniable que la consommation de certaines drogues en particulier le crack est un
des principaux facteurs de la délinquance violente. Comme le précise un rapport de la commission
des lois du Sénat 19 « Les effets du crack sur l’évolution de la délinquance sont connus : la
16
Frantz Fanon, Les damnés de la terre, Ed. La Découverte, 1984, p 36-37
11. id. p 38
17
. id. p 38
18
. Francis Affergan, op. cit, p 97
19
Cf. Annexe au Procès-Verbal de la séance du 23 novembre 2000
Combé Georges, sociologue guadeloupéen,
10
11. dépendance quasi immédiate qu’il entraîne explique la recrudescence des vols à main armée et des
vols avec violence. Cette forme de délinquance a connu une progression particulièrement
importante. »
La délinquance et la violence vont se propager avec d’autant plus de facilité que la société
globale, du point de vue de ses structures et de ses institutions, du point de vue de ses valeurs va
se trouver affaiblie. Deux institutions vont subir de plein fouet le choc du changement, la famille et
l’école. Le choc affectant la famille est le plus important parce qu’il aura des répercussions sur le
fonctionnement de l’école. Cependant il faut se défaire de cette idée selon laquelle les difficultés de
l’école à encadrer les jeunes ne sont liées qu’à des facteurs extérieurs, entre autres à ce qu’on
nomme la « démission des parents. »Ce qui sera surtout mis en cause c’est l’autorité des
éducateurs, parents comme professionnels, c’est-à-dire leur capacité à se faire respecter de la part
des enfants et des adolescents, à obtenir de ceux-ci une obéissance libre.
Aujourd’hui il faut faire le constat d’un défaut de maîtrise des parents sur leurs enfants,
d’une impuissance à réaliser l’acte éducatif. Les liens intergénérationnels se sont distendus au
point de donner naissance à un véritable divorce des générations. On ne se comprend plus (« ti
moun la pa ka kouté mwen »), on ne se parle plus, on n’a d’ailleurs pas les mêmes mots pour dire
les choses. A l’isolement des adolescents correspond le repli des parents provoqué par les
difficultés sociales dont ils sont victimes si ce n’est par les dislocations familiales dont la proportion
croît au rythme de ces difficultés. Aux adolescents désespérés et violents font face des parents
emmurés dans le silence parce que brisés et désemparés. Et quand la maison ne devient qu’un
mur de silence l’appel de la rue se fait plus pressant.
À ce tableau il faut ajouter le développement des grossesses précoces, le développement de la
maternité chez des jeunes filles résidant le plus souvent chez leurs parents et qui ne sont pas
encore insérées dans la société. Quel sens des responsabilités éducatives attendre de ces jeunes
mères qui, pour certaines, n’ont pas terminé leur adolescence, pour d’autres, aspirent à vivre leur
jeunesse en toute liberté ?
L’école pourrait alors offrir aux enfants et aux adolescents des relations humaines positives
indispensables à leur maturation. Elle se montre le plus souvent incapable de le faire. Les
enseignants accablés par la surcharge des programmes et des effectifs, prisonniers d’une
administration scolaire dénuée de souplesse et peu inventive, ne peuvent épanouir leur propre
personnalité. Les élèves les ressentent plus comme des pourvoyeurs de contrainte que comme des
partenaires stimulants. L’insécurité, souvent réciproque, engendre méfiance ou hostilité de part et
d’autre. Contraints à une discipline autoritaire les enseignants ne peuvent contribuer à réduire
l’insécurité affective des enfants et des adolescents perturbés dans leurs familles.
- Les nouvelles valeurs
Comme l’ont montré de nombreux auteurs, entre autres, Gilles Lipovetsky , Jean-Claude
Guillebaud, dans les sociétés occidentales contemporaines « postmodernes », on a assisté à un
déclin des valeurs traditionnelles (le patriotisme, le sens de la hiérarchie, le sens du travail et de
l’effort, le respect etc.) et dans le même temps on a vu apparaître de nouvelles valeurs diffusées
par les médias prônant le culte de l’individu, du plaisir, de la consommation, de la performance. La
société d’aujourd’hui est une société hédoniste faisant l’apologie d’un individu capable de s’éclater,
donnant libre cours à sa spontanéité. Si le désir et la jouissance sont posés comme des absolus,
l’individu ne voit pas pourquoi il aurait à renoncer à ses impulsions. Dès lors autrui n’est plus
considéré comme une fin en soi, il devient un simple moyen permettant d’atteindre les fins
souhaitées. La société hédoniste n’est pas une société de la reconnaissance de l’autre mais de son
instrumentalisation. Celle-ci n’est que l’effet du développement de la raison calculatrice au
détriment d’une rationalité éthique dans les sociétés contemporaines. Elle côtoie une agressivité
permanente, une acrimonie de tous les instants, de l’énervement, ce qu’un sociologue
martiniquais, André Lucrèce, appelle l’ « insupportabilité ».
Combé Georges, sociologue guadeloupéen,
11
12. - « L’insupportabilité »
« L’insupportabilité[…] s’inscrit dans le quotidien comme réactions de défense, d’agressivité
et de disqualification de l’autre. »20
Il est donné à tout un chacun de constater au quotidien ces comportements aigris lors des
files d’attente dans les supermarchés, les banques, les administrations, toutes sortes d’organismes
qui reçoivent du public où une parole déplacée, une contestation de l’ordre de passage font monter
la tension, dégénèrent et débouchent sur la violence. Des faits divers rapportés par la presse
traduisent le niveau de violence pouvant résulter de ces comportements :
un jeune homme blessé par balle à cause d’un regard.
un fonctionnaire, cadre d’une administration tire un coup de feu sans l’atteindre en
direction d’un automobiliste qui lui avait fait une « queue de poisson »
un automobiliste se retrouve avec un révolver sur la tempe pour avoir adressé un
appel de phare.
Dans notre société, technicité, efficacité impliquent un climat de compétition, de
concurrence peu propice au développement de relations harmonieuses entre les individus. Le
développement de l’urbanisation et de ses corollaires, l’éloignement des individus de leurs lieux de
travail, le développement de la circulation routière ne sont pas sans conséquences. Associé au
rythme de plus en plus rapide de l’existence dans tous ses aspects tout ceci a donné naissance à
des problèmes nouveaux générateurs de situation de violence. Le développement de la société
moderne a engendré une atomisation des individus. Chez la plupart s’est développé le sentiment
d’être écrasés par l’anonymat, d’être impliqués dans une lutte solitaire, sournoise, permanente,
d’être incompris de leurs pairs. Le point culminant est atteint lorsque la rage est érigée en
système, lorsque la violence est promue comme langage et mode d’existence. Progressivement, au
cours des deux dernières décennies du 20e siècle une certaine culture de la violence s’est installée
en Guadeloupe.
- La culture de la violence
La précarité sociale, l’urbanisation sauvage, l’affaiblissement des institutions (famille, école)
et du contrôle social vont susciter un sentiment de vide, de désespérance chez les jeunes et faire
émerger un système de représentations, une culture les poussant à la violence. Pour eux la
délinquance, la
violence se réfèrent à une échelle de valeurs qui n’est ni meilleure ni pire que celle
du « Système ». Elle est tout simplement autre. Vivre de trafic, de braquages, de vols c’est vivre
différemment, c’est vivre autrement mais c’est tout de même vivre. Le respect de la propriété
privée n’a pas plus de valeur que son non-respect. Comment expliquer autrement le comportement
de ces deux mineurs délinquants quittant un magasin d’articles de sport avec de la marchandise
volée et lançant avec arrogance à l’adresse des propriétaires : « La prochaine fois on viendra se
servir. » La prochaine fois l’épisode tourna mal, ils furent abattus. Comme le précise Denis Szabo
rapportant les analyses de l’Américain A.K. Cohen in Delinquent Boy.The culture of the
gang,1955, Glencoe : « Les systèmes de valeurs et de normes qui caractérisent celles-ci [les
sous-cultures] permettent aux individus de se sentir soutenus, intégrés, leur conduite étant
valorisée et appréciée. La sous-culture assure aussi une stabilité et une durée aux relations
sociales, conformes à sa propre échelle de valeurs […]On se livre au vandalisme moins pour
donner une suite à une agressivité à l’égard de quelqu’un en particulier que pour faire fi des règles
de la culture dominante. »21
En Guadeloupe les jeunes se référant à cette culture se font appeler « Déments », c’est-à-
dire des jeunes prêts à tout, qui n’ont rien à perdre, pour qui vivre n’a pas plus d’importance que
ne pas vivre. Un professeur de lettres racontait qu’après un affrontement mortel entre bandes de
jeunes, il évoquait dans sa classe de 4e les problèmes de la violence. Soudain, un de ses élèves, un
20
André Lucrèce, Souffrance et jouissance aux Antilles, Gondwana éditions, 2001
21
Denis Szabo, Sociologie de la délinquance, op. cit.
Combé Georges, sociologue guadeloupéen,
12
13. garçon de 14 ans se leva et devant la classe médusée s’exclama, en se frappant la
poitine : « Arrête ton discours, moi je suis un dément, je n’ai pas peur de mourir, tant pis pour toi
si tu as peur de la mort. » Les déments s’inscrivent dans une logique de terreur qui conduit la
population à banaliser la violence, à céder à la peur, à la passivité et à l’inaction.
Conclusion : Agir, l’urgence d’un sursaut collectif
La recrudescence de la violence et de l’insécurité rendent la Guadeloupe difficilement
vivable, pour ne pas dire invivable. Toute personne résidant en Guadeloupe, habitant, touriste,
peut à n’importe quel moment être victime d’une agression. On s’efforce de vivre avec cette idée
effrayante que les auteurs de violence, les délinquants, ne reculent devant rien. Lorsqu’à cela
viennent s’ajouter des crimes atroces qui touchent aux relations conjugales ou de voisinage, on
peut se faire une idée du climat délétère qui affecte le vivre-ensemble en Guadeloupe. Les pouvoirs
publics affirment mettre tout en œuvre pour faire reculer la violence. Bien sûr, selon la formule
consacrée, « on ne peut pas mettre un policier devant chaque citoyen » . Il y aura toujours à
améliorer l’efficacité des services de police, mais on comprendra sans peine que la solution aux
problèmes posés ne réside pas dans le recours au bras armé de l’État. Nous sommes confrontés à
un problème politique au sens plein du terme, un problème qui touche à l’organisation de la vie
dans la Cité, et c’est sous ce rapport qu’il faut oser l’aborder si l’on veut en avoir la maîtrise. Ce
problème n’est pas spécifiquement d’ordre technique, il relève surtout d’une volonté politique, de
la détermination de ceux qui dirigent la Cité à agir de telle sorte que les gens puissent vivre
ensemble à l’abri d’une insécurité permanente. Il faut d’abord pointer la responsabilité de l’État.
Que fait-il pour enrayer les situations génératrices de violence ? Quelle est la politique en matière
de lutte contre les stupéfiants, en matière de réinsertion des primodélinquants ? On ne prend pas
la mesure du fossé qui ne cesse de se creuser entre le fonctionnement des institutions
actuelles, les discours des pouvoirs publics et des fonctionnaires d’une part, et d’autre part les
préoccupations au quotidien des citoyens en matière de sécurité.
Les institutions distribuent de l’argent public mais elles sont incapables d’accompagner les
familles en difficulté, les jeunes mères livrées à elles-mêmes, les jeunes à la dérive, ou à défaut de
susciter des initiatives, de créer des dispositifs permettant au secteur associatif d’accomplir ces
tâches. D’un côté le système fonctionne pour lui-même, de l’autre les Guadeloupéens assistent
impuissants à l’engluement de leur société dans des difficultés. Il faut aussi pointer la
responsabilité de ceux qu’on appelle les « élus locaux » . Les auteurs de violence évoluent dans
des quartiers, des zones marquées par des difficultés de tous ordres. Les hommes politiques locaux
exclusivement soucieux de leur réélection n’ont jamais su faire autre chose qu’une politique de
l’intendance. Ils ont laissé des situations de précarité s’aggraver et maintenu les populations dans
la dépendance et l’irresponsabilité.
La lutte contre la violence requiert autre chose que des injonctions morales et des discours
nostalgiques.
Elle exige un véritable sursaut collectif . Or pour faire émerger ce sursaut sont nécessaires une
grande ambition, une volonté forte de sortir ce pays de l’ornière, portées par une autorité politique
clairement identifiable. Telles sont les conditions indispensables susceptibles d’impulser la
mobilisation de tous les Guadeloupéens contre la violence et de créer un climat favorable au vivre-
ensemble.
Georges Combé
Combé Georges, sociologue guadeloupéen,
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