Pour avoir dépassé les bornes, Antoine est placé dans un foyer par le juge pour enfants. Désemparée face à l’attitude fermée de l’adolescent, l’équipe éducative n’a comme seul recours que Jacquot, un vieux muet qui passe régulièrement ses après-midi à jouer aux échecs avec les gamins. De cette relation entre deux écorchés vifs, sous l’œil attentif du directeur du foyer, naîtront de nouveaux espoirs. Mais pour lequel de ces trois personnages étrangement liés? Pas forcément pour celui qui en a le plus besoin, en apparence…
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CHAPITRE 1
Cela faisait quarante-huit heures qu’il se
débattait sans cesse, qu’il criait, hurlait, gémissait
sans discontinuer. Bientôt deux jours qu’il ne voulait
plus manger. J’étais inquiet. Des gamins comme lui,
je n’en avais jamais vu. En règle générale, au bout de
quelques heures, une journée parfois, la plupart
finissaient par reprendre le dessus. Il arrivait que
certains tentent de s’enfuir, que d’autres nous
agressent verbalement ou nous mènent une vie
impossible. C’était dur à vivre, mais on savait qu’ils
étaient sur le bon chemin, qu’ils n’allaient pas se
laisser dépérir. Celui-ci, c’était différent. Il semblait
s’enrouler sur lui-même avec une corde imaginaire
autour du cou qui menaçait de l’étouffer. Personne
n’arrivait à l’aider, personne n’était capable de lui
lancer cette bouée de sauvetage à laquelle il aurait pu
s’accrocher.
La communication s’était rompue dès le
8. ANTOINE
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premier jour. Il arrivait tout droit du tribunal. Il était
sous le coup d’un placement d’urgence. Le juge pour
enfants avait estimé nécessaire de l’éloigner au plus
vite de ses parents. Son comportement violent, dont
sa mère subissait toutes les affres, laissait présager
des jours sombres. J’avais découvert le dossier
quelques minutes avant que les gendarmes ne se
présentent à la porte. Il n’y avait plus de travailleurs
sociaux disponibles et on les avait chargés de faire la
transition. Le gamin avait enchaîné tous les
traumatismes : la séparation, les gendarmes et un
accueil défaillant faute de préparation. Cela ne
pouvait pas fonctionner.
Il était plutôt calme au début. Je crois qu’il ne
comprenait pas vraiment pourquoi il était là. Les
épaules rentrées, le front en avant, les sourcils
froncés, les cheveux roux coupés court et s’étirant
dans toutes les directions, il m’avait fait penser à un
boxeur se préparant à entrer sur le ring. Père violent
et mal intégré, mère instable, oscillant entre un
besoin d’amour étouffant et le rejet de son fils dont
la violence lui rappelait son mari ; Antoine était en
train de devenir le produit de l’échec de ses parents.
Son enfance s’était envolée depuis longtemps et ce
garçon de douze ans frappait sa mère et s’ingéniait à
tout détruire autour de lui.
Il était suivi depuis deux ans par un
psychologue et un éducateur. Son état s’était un peu
amélioré au début et l’espoir était né de ces premiers
9. ANTOINE
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mois de travail. Le rapport faisait état de progrès
dans la verbalisation de ses souffrances. Mais, très
vite, le soufflet était retombé et tout avait basculé.
Les parents de son père avaient fait valoir leurs
droits et avaient remis leur fils en selle. L’ensemble
était vite redevenu ingérable pour Antoine. Son état
se dégradant, le juge et les services de la protection
de l’enfance n’avaient pas trouvé d’autres solutions
que de l’éloigner de cet environnement familial
toxique. Je découvrais tout cela devant lui, dans cet
épais dossier que l’on m’avait remis quelques
minutes plus tôt. Difficile dans ces conditions de lui
expliquer sereinement pourquoi il était là.
J’ai préféré lui dire la vérité. Je ne voulais pas
faire semblant. Il fallait qu’il comprenne que rien
n’était prémédité. Le juge avait voulu le protéger et
nous étions là pour l’aider. Il n’a pas réagi. Il a gardé
sa tête baissée. À de brefs moments, il la relevait
pour renifler bruyamment, mais son regard restait
fuyant. Ses bras pendaient le long de son corps
comme ceux d’un pantin, ses jambes se croisaient au
niveau des chevilles d’une façon nonchalante qui
contrastait fortement avec la tension exprimée par
son visage. J’avais été incapable de déterminer dans
quel état d’esprit il se trouvait.
J’ai suivi le protocole. Je lui ai présenté le
foyer, le règlement, notre projet pédagogique, et je
lui ai dit qu’il allait devoir changer de collège. J’ai
remarqué qu’il avait du mal à encaisser la nouvelle.
Sa tête s’est dressée tout à coup et ses yeux marron
m’ont dévisagé pendant un long moment. Je lui ai
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expliqué que cela faisait partie de la procédure et que
ce n’était en aucun cas une punition. Il a eu un
moment d’hésitation, j’ai vu ses poings se serrer à
travers la contraction de ses bras, puis se relâcher
complètement comme s’il rendait les armes. J’ai fini
par croire que l’entretien s’était bien passé et je l’ai
invité à me suivre pour lui montrer nos locaux.
C’est en sortant de la pièce qu’il m’a
demandé :
— Ma mère vient me chercher à quelle
heure ?
J’ai reçu sa phrase en pleine gueule, je ne
m’y attendais pas du tout. J’ai été tellement surpris
que je crois que c’est pour cette raison que j’ai mal
réagi. J’ai voulu passer en force, persuadé qu’il ne
fallait pas s’attarder sur sa question et vite lui ouvrir
de nouveaux horizons. J’ai évité son regard et je lui
ai seulement dit qu’il allait rester un moment avec
nous. Le temps que les choses changent un peu à la
maison. Sans attendre sa réponse, je l’ai entraîné
dans le couloir pour lui montrer sa chambre. Il a dû
bouillir derrière moi, je n’ai rien vu venir. Lorsque je
me suis retourné, il était tout rouge et il hurlait en
frappant les murs, en bousculant tout sur son
passage.
On a dû l’isoler dans la chambre du fond,
celle près de la buanderie, la plus éloignée des pièces
de vie. Nous avions peur que ses cris et ses pleurs
déteignent sur les neuf autres pensionnaires de douze
11. ANTOINE
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à seize ans qui habitaient là. L’équilibre était plutôt
précaire et nous savions qu’un rien était susceptible
de raviver le feu qui brûlait dans le cœur de tous ces
adolescents.
Les accès de violence à la suite de l’entretien
d’accueil, on savait les gérer et les cas étaient
relativement fréquents. Encore une fois, après
quelques jours, tout rentrait dans l’ordre. Mais pour
Antoine, c’était différent. Depuis qu’il était parmi
nous, on en parlait tous les matins autour d’un café.
En l’absence de notre psychologue, c’est Yves qui
l’avait pris en charge. Il était son référent, celui qui
devait l’assister dans ses premiers pas. Le choix
s’était fait rapidement, Yves avait hoché la tête
lorsque je lui avais proposé de s’en occuper. Il avait
l’habitude des cas difficiles et toute l’équipe avait
trouvé mon choix judicieux.
Le premier jour – Yves nous racontait tout à
la fin de la journée – il était rentré dans sa chambre
après avoir frappé longuement à la porte. Il n’avait
eu aucune réponse, juste des gémissements et des
pleurs de plus en plus fort à mesure que ses coups
contre la porte se faisaient plus insistants. Il s’était
décidé à entrer et l’avait découvert allongé sur son
lit, la tête enfouie sous son oreiller. Il avait continué
à gémir et à hausser le niveau sonore de ses
gémissements à chaque fois qu’Yves tentait de
l’apprivoiser par des paroles rassurantes. Son corps
était resté très raide, il avait à peine bougé. Yves
n’avait pas insisté. Il était revenu à la charge deux
heures plus tard, juste après le déjeuner. Antoine
12. ANTOINE
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n’avait pas touché à son plateau qu’une des dames de
service avait déposé sans un mot sur le bureau près
de son lit. Yves avait essayé de le pousser à manger.
Il lui avait redit que nous étions là pour l’aider, que
ce n’était qu’une étape, rien n’y avait fait. Il était
resté prostré, recroquevillé sur son lit autour de son
oreiller, le dos à la porte d’entrée. Au bout d’une
heure, il s’était endormi, vaincu par la fatigue et par
la tension qui régnait dans la pièce. Yves s’était
approché de lui sans bruit, mais n’avait pu distinguer
aucun de ses traits. Son visage était caché par son
bras droit qui lui servait de rempart.
C’était la première fois que je voyais Yves
aussi désemparé. Je crois qu’il avait senti, dès le
premier jour, que cela ne fonctionnerait pas. Il a
pourtant persévéré le lendemain en suivant les
conseils distillés par toute l’équipe. Nous avions
insisté, en citant des exemples d’adolescents déjà
passés par là et que nous avions fini par récupérer,
sur le fait qu’il était primordial qu’il ne baisse pas les
bras. Antoine ne devait jamais sentir qu’il avait le
dessus. Yves en était conscient. Il avait l’habitude de
ce genre de cas, pourtant il y avait quelque chose
dans son regard qui me gênait. Rétrospectivement,
c’est toujours facile de dire qu’on avait vu juste,
mais j’avais senti qu’il ne s’en sortirait pas tout seul.
Néanmoins sur le coup, j’ai seulement trouvé cela
étrange. Yves était l’un de nos éducateurs les plus
tenaces et c’est bien simple, c’était la première fois
que je le voyais sur le point d’abandonner la partie
quelques heures après l’avoir débutée. C’était la
13. ANTOINE
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première fois que je le sentais aussi mal à l’aise,
aussi sur la défensive.
Le deuxième jour, Yves ne progressa pas
d’un pouce, Antoine était resté dans la même
position, avait émis les mêmes gémissements et avait
refusé de manger. À chaque fois qu’Yves s’était
approché de lui, Antoine s’était montré agressif et
avait redoublé d’efforts pour le repousser par ses
pleurs et par ses mouvements désordonnés. Son
corps avait sursauté, s’était cabré, heurtant le mur
dans un bruit sourd. Yves avait dû renoncer. Il avait
laissé les livres et les magazines qu’il avait apportés
sur le bureau et il était sorti de là transformé.
Cela avait dû toucher une corde sensible,
parce qu’il m’a dit le soir même qu’il n’y arriverait
pas, qu’il valait mieux mettre quelqu’un d’autre. Je
n’ai pas insisté. Ses yeux étaient tellement aux abois
que je ne pouvais pas.
On en a discuté tous ensemble le lendemain
matin en arrivant et on est tombé d’accord pour que
je prenne le relais. Je l’avais eu en entretien et ma
position de directeur allait peut-être l’aider à
comprendre que son cas nous préoccupait vraiment
et que nous étions prêts à tout mettre en œuvre pour
l’aider. Lorsque j’ai accepté devant toute l’équipe,
j’y croyais vraiment. J’étais convaincu que j’en étais
capable. Bien entendu, il m’était difficile de prévoir
ses réactions et il aurait été bien présomptueux
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d’affirmer que j’allais le sauver. Mais, je ne partais
pas la tête basse. Je savais que je pouvais réussir.
Dès le lendemain, j’ai passé deux fois deux
heures dans sa chambre. À chaque fois, je l’ai
retrouvé dans la même position. La seule chose que
j’ai pu noter, c’est qu’il gémissait de plus en plus fort
lorsque je parlais, il hurlait presque. J’en ai conclu
qu’il n’aimait pas ma présence, qu’il préférait celle
d’Yves. Je le lui ai dit le soir même, je crois que cela
lui a fait du bien de l’entendre. C’était peu de chose,
mais il avait marqué une préférence et cela indiquait
qu’il avait conscience de ce qui se passait autour de
lui. J’ai essayé de nouveau le jour suivant et je n’ai
rien obtenu de plus, si ce n’est la confirmation qu’il
préférait Yves et qu’il était prêt à se mettre en danger
en cessant de s’alimenter complètement. Je n’étais
pas dans mon assiette en rentrant chez moi ce soir-là,
j’étais inquiet et j’ai eu du mal à dormir.
Plus les jours passaient plus le nombre
d’idées visant à le sortir de cette situation diminuait.
Jusqu’à ce matin, un lundi, je m’en souviens très
bien. Cela faisait quatre jours qu’il était là, quatre
jours que l’on pataugeait pour ne pas dire plus. C’est
Yves qui a eu l’idée. Il ne parlait pas beaucoup Yves
d’habitude lors des réunions. Il était plutôt du genre
taiseux. Alors, lorsqu’il a ouvert la bouche, on l’a
écouté. Le cas d’Antoine l’avait retourné, je ne
l’avais jamais vu aussi préoccupé. Il nous a dit sans
nous regarder, il ne regarde pas beaucoup non plus
Yves, il est comme ça :
15. ANTOINE
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— Et si on le confiait à Jacquot ?
Son idée nous a d’abord surprise, certains
l’ont même trouvée extravagante, puis elle a fait son
chemin et au bout du compte, elle a recueilli
l’assentiment de tous. N’allez pas croire que nous
voulions nous en débarrasser, bien au contraire.
Nous étions même tous très ennuyés par cette
histoire. Mais il fallait se rendre à l’évidence, on n’y
arrivait pas. Et Jacquot c’était quelqu’un !
Il ne travaillait pas au foyer, mais il n’habitait
pas loin. Lorsqu’il était dans les parages, il venait
presque tous les jours pour jouer aux échecs, aux
dames ou pour remplir des grilles de mots croisés
avec ceux qui s’ennuyaient. Il participait parfois aux
devoirs, sans vraiment aider, il apaisait plutôt.
C’était peut-être dû au fait qu’il ne parlait pas. Un
AVC avait eu raison de sa voix quelques années
avant que je ne fasse sa connaissance. Depuis, il
écrivait tout sur un petit carnet qu’il nous montrait
parfois lorsqu’il avait besoin de communiquer avec
nous. Il était déjà présent le jour où j’ai pris mes
fonctions de directeur. Il faisait partie des meubles et
je crois que personne, même les plus anciens, ne
savait vraiment comment il était arrivé là.
Jacquot avait un don avec les enfants. Il
arrivait à communiquer avec eux d’une manière
différente. Je n’ai jamais vraiment compris comment
il faisait, mais ils avaient l’air de communiquer
facilement. Personne ne connaissait son histoire, il
ne l’avait jamais racontée. Il évitait clairement le
16. ANTOINE
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sujet lorsque l’un de nous s’y risquait. Il y avait
quelque chose dans son regard qui me laissait
supposer que sa vie n’avait pas été facile non plus et
c’était peut-être grâce à cela qu’il les comprenait si
bien. Ses yeux étaient humides lorsqu’il les regardait
vivre autour de lui. Yves avait raison, il fallait
essayer.
Je suis passé le voir le soir même. Il habitait
dans une petite résidence à une centaine de mètres du
foyer. Dans une rue étroite, un peu sombre,
recouverte de gros pavés mal agencés qui rendaient
la marche difficile. Je crois qu’il vivait là depuis
toujours. La seule fois où il m’avait laissé rentrer
chez lui quelques minutes, j’avais remarqué sur le
rebord de la cheminée une grande photo de lui prise
dans l’appartement. Il devait avoir dix ou douze ans.
Ses cheveux étaient mi-longs et il portait une
chemise à manches courtes. Les meubles en arrière-
plan étaient différents, mais j’avais reconnu la
cheminée qui n’avait pas changé.
En montant les marches du petit escalier en
bois qui menait à l’étage, je priais pour qu’il soit déjà
rentré de sa cure thermale annuelle. Il bénéficiait
depuis quelques années d’un séjour tous frais payés
d’une quinzaine de jours à la Bourboule où il nous
avouait, à l’aide de grands gestes plus expressifs les
uns que les autres, qu’il s’ennuyait à mourir au
milieu de vieux messieurs décatis qui jacassaient
sans cesse. Si son esprit semblait supporter
difficilement ces quelques jours passés dans le
Massif central, son corps, lui, en avait besoin et
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revenait à chaque fois requinqué, prêt à affronter une
nouvelle année.
J’aurais pu téléphoner. Son handicap ne
posait pas vraiment de problème. Nous avions mis en
place une sorte de code pour communiquer lorsque
c’était nécessaire. Il tapait un petit coup sec sur le
combiné pour dire oui et deux pour dire non. Ça
marchait en général, mais lorsqu’il était excité par
une nouvelle, il avait tendance à tapoter sur le
combiné et on ne distinguait plus très bien les oui
répétés des non. C’est pour cette raison que j’ai
préféré passer. Et puis, il faut l’avouer, le cas
d’Antoine était un peu particulier. Je ne voulais pas
le mettre devant le fait accompli. Il avait le droit de
choisir s’il voulait nous aider sans se sentir pris au
piège. Tout s’était toujours fait naturellement avec
Jacquot. Jamais nous ne lui avions demandé quoi que
ce soit. C’est pour cette raison que j’avais quelques
appréhensions en venant le voir Je n’avais pas
vraiment de doutes concernant sa réponse, elle allait
être à coup sûr positive, mais j’avais envie qu’il
adhère vraiment au projet. Je ne voulais pas qu’il se
sente obligé. J’espérais voir de l’enthousiasme dans
ses yeux, une lueur d’espoir. C’était sûrement
beaucoup demander, je sais, néanmoins j’avais
besoin qu’un élément extérieur insuffle un nouvel
élan à cette quête d’une solution au problème
d’Antoine.
Il a eu l’air content de me voir. Son teint était
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légèrement hâlé. Il semblait en forme. Il m’a fait
entrer sans plus de cérémonie et m’a proposé un
apéritif en me montrant son verre posé sur un petit
guéridon près de son grand fauteuil des années
trente. Un modèle suédois avec deux larges
accoudoirs plats en bois précieux qui prenaient vie
derrière le dossier et s’aventuraient un bon mètre en
avant comme les flotteurs d’un catamaran. L’assise
était tellement défoncée qu’une fois installés dedans,
les accoudoirs vous arrivaient jusqu’aux épaules et
perdaient complètement leurs fonctions primaires.
J’avais eu l’occasion de m’y installer une fois alors
que Jacquot était dans la cuisine en train de préparer
du café. Les quelques secondes passées dans ses
entrailles avaient ravivé en moi des souvenirs
d’enfance. Ceux d’une époque où le temps paraissait
encore éternel. Je m’étais relevé brusquement,
honteux d’avoir succombé à la tentation. Je me
souviens d’avoir tapoté légèrement les coussins pour
effacer la trace de mon corps qui devait être
différente de la sienne. Lorsqu’il me proposa un
apéritif en désignant le verre près du fauteuil, j’avais
eu envie qu’il m’invite à y sombrer de nouveau. Les
accoudoirs étaient chargés de livres et une fois assis
entre ces murailles de papier, on devait avoir
l’impression de lire au milieu d’une rangée de
bibliothèques, protégé des souffrances du monde.
Mais, à mon grand regret, il me désigna le canapé et
partit me chercher un verre dans une armoire. En
revenant, il s’était assis face à moi, sur une chaise,
après m’avoir tendu le verre de Martini qu’il prenait
toujours sans glace.
19. ANTOINE
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Nous avons discuté un quart d’heure. Je lui ai
raconté brièvement l’histoire d’Antoine. Il ponctuait
mes explications par quelques mouvements de tête
qui me laissaient à penser que tout était clair dans
son esprit. À la fin, il m’a juste posé une question
qu’il a rédigée sur son petit carnet avant de me le
tendre :
— Pourquoi moi ?
— Parce que vous êtes différent, vous avez
un don !
Cette réponse n’était pas préméditée. Elle
était sortie spontanément, sans arrière-pensées, et je
crois qu’elle exprimait réellement mon sentiment à
son égard. Je pense que si j’avais réfléchi un peu
plus, j’aurais dit autre chose. Je n’avais pas envie de
mettre une pression supplémentaire sur ses frêles
épaules, mais c’était sorti comme ça et j’avais
ressenti un profond sentiment de bien-être en le lui
disant. Son regard s’était illuminé. Ses yeux,
d’habitude mi-clos, s’étaient tout à coup ouverts en
grand. J’ai réalisé à cet instant que cela ne devait pas
lui arriver souvent que quelqu’un vienne lui
demander de l’aide. À part une vieille photo en noir
et blanc sur laquelle il posait probablement avec ses
parents, il n’y avait aucune trace d’une quelconque
famille ni de quelconques amis dans le salon. C’était
probablement un constat un peu rapide pour conclure
véritablement, mais une telle atmosphère de solitude
se dégageait de ce lieu que j’avais le sentiment
d’avoir raison. La seule chose qui semblait prendre
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vie dans cette grande pièce au parquet bien ciré était
ses livres. Il y en avait partout et sur tous les sujets.
La philosophie, l’histoire, la sociologie… Ils
occupaient les étagères sur deux ou trois rangées.
Quelques-uns étaient encore dans leur emballage,
d’autres affublés de multiples marque-pages de
différentes couleurs, d’autres encore, ouverts et
posés à plat sur la rangée inférieure. Certains empilés
à même le sol menaçaient de tomber à chaque
vibration d’une lame du parquet. Cela constituait son
monde, mais ce n’était pas une famille et je
commençais à comprendre pourquoi le foyer en était
devenu une au fil des ans. Une chose m’étonnait
pourtant. Il n’avait jamais partagé avec qui que ce
soit cette culture livresque qu’il semblait avoir. À tel
point que j’en arrivais à me demander si tous ces
livres lui appartenaient vraiment. Les avait-il lus ?
En comprenait-il le sens ?
Je l’ai quitté vers vingt heures et j’ai regagné
en voiture ma petite maison située à une dizaine de
kilomètres en dehors de la ville. Je l’avais louée en
début d’année espérant ainsi augmenter mes chances
d’avoir la garde alternée de mes enfants. Cela n’avait
pas fonctionné. Le juge avait estimé qu’il fallait
encore un peu de temps et Claire n’avait pas fait le
pas que j’espérais. J’en avais beaucoup souffert sur
le moment. Ne dormant plus, mangeant à peine, me
laissant complètement aller. Cela avait duré plusieurs
jours avant que des événements survenus au foyer
me rappellent à la vie. Des ados avaient fugué,
d’autres avaient commis des délits mineurs pour me
21. ANTOINE
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rappeler qu’ils avaient besoin de moi. Cela m’avait
permis de passer le cap.
Je voyais mes enfants officiellement un
week-end sur deux et un mois pendant les vacances
d’été. Officieusement, il m’arrivait de prendre de
temps en temps un café avec Jérémie, le plus âgé, à
la sortie des classes. Nous nous retrouvions sur le
trajet qu’il empruntait pour rentrer à la maison. Nous
calions nos rendez-vous en fonction des activités de
sa sœur. Ces soirs-là, il rentrait seul, une amie de
Claire que je ne connaissais que de vue, se chargeait
de la ramener. C’est lui qui avait initié le premier
rendez-vous. J’avais trop honte pour lui proposer une
chose pareille. Je crois qu’il m’a vu une fois alors
que je traînais du côté du collège. Sa mère et moi
venions de nous séparer et j’étais mal en point. Mes
enfants me manquaient terriblement et il m’arrivait
de prétexter une course urgente aux environs de
seize heures trente, dix-sept heures pour avoir la
chance de les apercevoir un peu. Je n’avais pas
vraiment de raisons de me cacher, mais j’avais
honte ! C’est Jérémie qui m’a téléphoné. Il a prétexté
des problèmes en mathématiques. Il disait qu’il ne
voulait pas inquiéter sa mère. C’est comme ça que
nous en sommes arrivés à nous retrouver dans un
café. Officiellement pour travailler les maths, mais
aucun de nous n’était dupe. Les premiers mots
avaient été difficiles, mais Jérémie était arrivé à un
âge, quatorze ans, où on commence à comprendre
que les adultes font parfois des conneries et qu’ils ne
sont pas toujours complètement responsables.
22. ANTOINE
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C’est ce qui s’était passé avec Claire. On
avait tous les deux accueilli ma nomination avec
beaucoup d’enthousiasme. À mes yeux, je devenais
vraiment quelqu’un. Notre situation financière allait
s’améliorer et cela allait lui permettre de finir sa
formation et de changer de métier. Nous étions
même partis en voyage l’été suivant. C’était en
quelque sorte notre voyage de noces dix ans après.
Celui que nos moyens de l’époque n’avaient pu
permettre. Et puis, j’ai merdé. Mes démons ont
ressurgi et ils ont tout balayé sur leur passage. Je me
suis noyé dans mon travail avec l’idée de sauver le
monde, de réparer les injustices et les méfaits d’une
société qui baissait les bras. C’était mon fardeau,
celui que je portais depuis ma naissance et celui que
tous semblaient porter autour de moi. Les premiers
mois, il n’était pas rare que je pleure une minute ou
deux dans ma voiture avant de mettre le contact pour
rentrer chez moi. La pression était trop forte et je
n’arrivais pas à prendre le recul nécessaire pour faire
correctement mon travail. J’en souffrais. J’avais du
mal à donner le change à la maison et je n’ai pas su
demander de l’aide à temps. Je suis devenu irritable
et absent. J’ai passé tous mes week-ends loin de la
maison, partout où l’on avait besoin de moi, mais pas
là où j’étais vraiment indispensable, près des miens.
Il a fallu que Claire demande le divorce pour que je
commence à réagir. Ce sont les regards de Jérémie et
d’Alice, assis à l’arrière de la voiture qui les
emmenait loin de moi, qui ont provoqué
l’électrochoc qui m’a permis de sortir la tête de
l’eau. Ça et les soirées passées seul dans un
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appartement vide dont chaque pièce me rappelait les
rires de mes enfants et les sourires complices de
Claire. J’ai dû ramer fort pour remonter le courant de
ce fleuve puissant qui m’éloignait du rivage et qui
tentait de m’emmener jusqu’à cette mer des regrets
que je voyais grossir chaque fois qu’un nouvel
adolescent arrivait au foyer. C’est aussi ce qui m’a
angoissé avec Antoine. J’ai eu peur de replonger, de
trop m’investir et d’en oublier l’essentiel : mes
enfants.
Cette nouvelle maison « à rafraîchir » comme
me l’avait présentée le loueur en m’octroyant, bon
prince, une réduction d’un mois de loyer pour les
travaux, m’avait permis de refaire des projets et
d’avoir un nouveau but : mes enfants à la maison.
Les travaux avaient occupé toutes mes soirées
pendant plus de trois mois et le premier week-end
qui suivit, lorsque je leur ai ouvert à chacun la porte
de leur chambre j’ai bien cru que j’avais gagné, que
les choses allaient être comme avant. Cela n’a pas
été le cas, mais je n’ai pas pour autant perdu espoir.
Et pour conjurer le sort, j’ai, ce soir-là, après avoir
quitté Jacquot et son vieux fauteuil suédois, passé ma
soirée à monter des étagères dans l’entrée pour
ranger des livres qui traînaient encore dans des
cartons. Je voulais montrer à Claire que j’étais guéri,
que mon foyer et le bien-être de mes proches étaient
redevenus ma priorité.
Le lendemain matin, Jacquot était arrivé vers
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dix heures. En le voyant apparaître dans l’entrée, je
me suis demandé pour la première fois si c’était bien
son vrai nom ? Cela non plus je ne le savais pas.
Lorsque, plus tard, j’ai demandé à Yves, il m’a
répondu que lui non plus ne savait pas. Il supposait
que le vieux Jacquot avait dû l’écrire sur son carnet
ou que l’un des adolescents l’en avait affublé et que
c’était resté. Il s’appelait sûrement Jacques. Ça
paraissait l’option la plus plausible. J’ai fini par me
dire que l’important n’était pas là. Il était venu pour
nous aider et nous avions besoin de lui.
Je n’ai pas eu à lui expliquer quoi que ce soit.
De l’entrée, on entendait Antoine pleurer. Ses pleurs
envahissaient le couloir de droite que l’on empruntait
pour accéder à la chambre d’appoint dans laquelle
nous l’avions provisoirement placé, le premier jour.
Il fallait passer devant les toilettes, le local technique
et la sortie de secours avant d’arriver devant sa porte.
La sortie de secours donnait sur une petite cour
cimentée, barrée par un portail en fer forgé qui
donnait directement sur la rue. Il était toujours
fermé. Seules les dames de service en possédaient la
clé et ne l’ouvraient que pour sortir les poubelles
deux fois par semaine.
J’ai senti que Jacquot hésitait. Il avait le
regard fixé devant lui, vers la pièce centrale dans
laquelle il avait l’habitude de s’installer chaque fois
qu’il venait. C’était là qu’était sa place, c’était là que
les adolescents le retrouvaient pour jouer aux échecs
ou aux dames. La pièce avait été aménagée une
dizaine d’années auparavant comme l’ensemble du
25. ANTOINE
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foyer. À l’époque, le foyer était situé à la périphérie
de la ville, pas très loin de mon logement actuel.
Cette grande bâtisse bourgeoise du centre-ville avait
été mise en vente et la mairie avait fait jouer son
droit de préemption pour l’acquérir. De l’ancienne
structure, on n’avait conservé que les murs et le toit.
Tout le reste avait été réaménagé et pensé afin
d’accueillir douze adolescents et une équipe
d’éducateurs. L’étage avait vu ses trois grandes
chambres se transformer en six plus petites,
l’immense salon, en une pièce de vie et un réfectoire,
les pièces attenantes, en locaux administratifs et en
salles d’études.
J’ai proposé à Jacquot de passer dans la
cuisine pour prendre un café, mais il a refusé. Les
gémissements d’Antoine semblaient capter toute son
attention. Il mesurait à présent l’ampleur de la tâche
et le rôle que nous voulions lui faire jouer. Jacquot
connaissait bien les lieux, pourtant j’ai dû faire un
geste en direction du couloir pour lui indiquer le
chemin. Je crois que son esprit avait du mal à
comprendre pour quelle raison nous l’avions mis là
alors que toutes les chambres se situaient à l’étage.
Mon geste a eu l’air de provoquer la réaction de son
corps qui s’est mis en mouvement, s’engouffrant de
son pas incertain et agité dans le couloir mal éclairé.
Les gémissements étaient plus étouffés que la veille,
l’épuisement était tel que la voix d’Antoine
commençait à ne plus porter. Encore deux jours
comme ça et il faudrait l’hospitaliser. J’ai voulu
montrer le dossier à Jacquot, mais il m’a fait non de
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la tête. Ce que je lui avais dit la veille lui suffisait et
puis normalement il n’avait pas le droit. J’ai senti
qu’il préférait ne rien savoir. Lui ne disait rien et je
crois qu’il voulait laisser aux autres la possibilité de
ne rien dire. Pourquoi a-t-il pris des notes alors ? Je
pense que c’est parce qu’il a senti dès le début qu’il
ne le sauverait pas sans nous.
À partir de ce jour, chaque matin, avant de
rejoindre Antoine, il détachait devant moi les pages
de son carnet qu’il avait noircies la veille et me les
tendait. Depuis, après le déjeuner, lorsque nous nous
réunissions autour d’un café pour discuter des
activités de l’après-midi, nous lisions ses notes. C’est
de cette manière que nous avons pu comprendre ce
qui se jouait avec Antoine et que nous avons pu
tenter de l’aider. Les notes de Jacquot n’étaient pas
toujours très lisibles et parfois nous devions nous y
reprendre à deux fois avant d’être en mesure de
déchiffrer les quelques mots que l’émotion avait
rendus illisibles. Car une chose étrange s’est
produite. Au fil des jours, au fil des pages, Jacquot a
commencé à se découvrir. Je ne pourrais dire,
aujourd’hui encore, lequel a le plus bénéficié de cette
relation, mais Yves avait raison, il fallait le confier à
Jacquot.
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