Le Magazine Littéraire - L'âge de fission - Mai 2011
Dans Le Hêtre et le Bouleau, son précédent livre,
Camille de Toledo tâchait de regarder et de comprendre
« la tristesse européenne ", la nôtre, celle des
enfants d'un siècle brisé dont on ne peut hériter.
, Camille de Toledo désigne Vies p0tentielles comme
un «livre de solitudes" de «vies fissurées ", une galerie d'orphelins,
ceux qui tentent de vivre à l'orée du XXIe siècle.
Histoire littéraire : le roman et ses personnages.
Le Magazine Littéraire - L'âge de fission
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MAI 2011
L'âge de fission de mon imagination", dit-il. Pour cela, il faut récolter les papiers res-
Vies pIJtentielles, Camille de Toledo, ed du Seu il, « La librairie
tants, les enregistrements, les phrases prononcées, avec comme rêve
du XXI' siècle », 320 p., 19 €.
celui de ressaisir les traces de ce qui lui a été transmis, en dernier
Par Vidor Pouchet survivant d'une famille dont il ne reste que des souvenirs.
Ces vies brisées, la sienne, celles des êtres de papier sortis de son
ans Le Hêtre et le Bouleau, son précédent livre, imagination, Camille de Toledo en donne la «genè§e » dans un texte
D ,
Camille de Toledo tâchait de regarder et de com- lyrique qui forme la troisième strate du livre. Dans ces passages écla-
prendre « la tristesse européenne ", la nôtre, celle des tés, le livre s'apparente à une prière, qui opère par jeux de mots, par
enfants d'un siècle brisé dont on ne peut hériter. superposition de récits. Rarement, le mélange de banalité ultrarapide,
Camille de Toledo désigne Vies p0tentielles comme de hantise mémorielle et d'invention fictionnelle que contient le
un «livre de solitudes" de «vies fissurées ", une galerie d'orphelins, monde contemporain n'a été dit avec autant de force et d'intelli-
ceux qui tentent de vivre à l'orée du XXIe siècle. Il décrit les person- gence. I:auteur nous oblige à chercher dans les fictions qu'il invente
nages nés d'un monde devenu ce qu'il y reste de nous, de nos vies en morceaux. Dans une des
strates infinies de fictions, de exégè§es, le narrateur formule le rêve de « nous happer dans son
vérités indécidables hantées par texte ". Et l'on peut multiplier le vertige en découvrant nos reflets
l'histoire du xxc siècle. dans les personnages de ce livre: dans ce jeune homme qui regarde
Il suffit de feuilleter Vies p0ten- sa vie passer devant ses yeux en se répétant «Je pourrais ", chez cet
tielles pour s'apercevoir que le homme qui court tout seul en dictant maladivement à son téléphone
livre est morcelé, fissuré : sa vie banale, ou dans la terreur de cet enfant dans un train incapable
depuis le 0 du titre jusqu'à ces de sortir retrouver sa mère sur le quai. Dans Vies p0tentielles, Camille
pages éclatées où les mots et de Toledo se dédouble en un narrateur, Abraham, traducteur d'écri-
polices se lézardent« comme la vains inconnus. C'est lui peut-être l'Abraham Illitch cité en épigraphe
patine des églises d'Italie ». Il qui écrit ces belles phrases, lesquelles s'appliquent si bien au roman
ne faut pas s'arrêter à cette qu'elles inaugurent: «J'attends des livres qu'ils aient l'intensité d'une
explosion formelle, ou plutôt il prière. Une prière sans Dieu où il ne reste que l'homme. Et encore.
faut essayer de lui faire face Écoutons-la ... C'est la prière d'un homme fêlé." 0
pour comprendre l'incroyable
construction et cohérence de
ce livre en morceaux et du
monde qu 'il donne à lire. Le
livre est constitué de trois
strates de textes: les histoires,
les exégèses, et un chant. Les
 Camille de Toledo. histoires forment la première
strate. Elles peuvent se lire indépendamment comme une série de
microfictions mettant en scène des personnages dont les vies
hésitent entre la folie et la croyance, fantastiques dans leur extrême
banalité. Elles racontent des vies d'imposteurs, d'enfants apha-
siques, de pères et de mères d'enfants inexistants, d'une femme qui
s'invente une généalogie de déportés juifs - toute une armée ima-
ginaire née d'un même vertige romanesque. Ces personnages qui
s'inventent des would-be lives, des historias fa/sas, ce sont les
don Quichotte de notre siècle pris dans des labyrinthes borgésiens :
des rêveurs orphelins qui, pour survivre dans un monde éclaté, s'in-
ventent des vies sur des murs d'écran, élaborent des rêves de pater-
nité, marchent avec la hache de l'histoire plantée dans la tête, Kafka
avait inventé l'horreur bureaucratique; Camille de Toledo décrit la
folie d'un enivrant enfer hyperfictionnel.
Mais Camille de Toledo sait qu'explorer les fictions des autres im-
plique de révéler quelques certitudes sur soi. Il accompagne ainsi
chacun de ces récits de ce qu 'il nomme des « exégè§es ", de courts
textes où il s'arrête sur la raison et la façon dont les personnages lui
apparaissent, se servent de lui. Les exégè§es sont les « archives de
[son] évitement,,: le lieu où il relie ces fables qui occupent son esprit
à sa propre histoire. Il passe ces histoires au crible de ce qu'il reste
de lui, et notamment de trois deuils qu'il vient de vivre, celui de sa
mère, de son père et de son frère suicidé. «J'écris contre le commerce