Le monde vit dans l’insécurité, le stress. Il est en quête de bonheur. Un bonheur qu’il a du mal à capter par peur (ie dépression) de ne pas être à la hauteur des exigences de la société.
De nombreux travailleurs, au milieu de la hiérarchie sociale, sont mis de côté par manque d’adaptation aux impacts croissants de la digitalisation. Les emplois intermédiaires subissent de plein fouet les impératifs de profitabilité. Seuls les emplois « non codifiables », créateurs d’empathie sociale, de la présence humaine restent prémunis.
L’Etat (providence) doit jouer un rôle de stabilisateur, de « parrain de la nation » qui rassure (se prémunir des kracks économiques et financiers), qui accompagne (prioriser la formation professionnelle aux actifs en recherche d’emploi), qui protège ses citoyens (instaurer un nouveau dialogue entre les instances sociales, syndicales et les travailleurs) pour recouvrer la confiance.
Une confiance qui sera le générateur d’une croissance de notre nation, tant au plan humain (emploi, …) que sociale (accueil des migrants).
La politique sociale francaise tiraillée de toutes parts !
Notre société post-industrielle doit fabriquer un modèle de protection au fil de l’eau
1. lundi 14 septembre 2015
V
otre essai
décrit la
c r o i s -
s a n c e
comme
la « reli-
gion du
m o n d e
moderne », la « solution au
drame ordinaire qui est de vou-
loir ce qu’on n’a pas ». Mais
elle est de plus en plus faible.
Faut-il renoncer au modèle
économique sur lequel nous
avons vécu plus de deux siècles?
Daniel Cohen: Disons plu-
tôt que l’idée de progrès ma-
tériel associé à la croissance
doit être repensée. La révolu-
tion industrielle, dont nous
sommes les héritiers, a substi-
tué à l’idéal de progrès moral
des Lumières l’idéal de progrès
matériel.
La société issue de la révolu-
tion industrielle, quoique rigide,
était protectrice, parce qu’elle
faisait entrer chacun dans un
système social, de la production
de masse à la consommation de
masse. Le miracle de la société
industrielle était sa promesse
égalitaire. Et il est pratique pour
une société démocratique de
pouvoir compter sur le progrès
matériel.
Cette époque, marquée
par la croissance sans fin,
la promesse égalitaire
et la protection sociale
est-elle finie?
D. C.: La société post-indus-
trielle rompt avec le modèle
précédent et substitue la créa-
tivité à la répétitivité. La révolu-
tion numérique enfonce le clou, car elle
tend à remplacer toute activité qui se ré-
pète par un logiciel.
En contrepartie, la société post-indus-
trielle a fait perdre la sécurité économique.
Le malaise contemporain provient de ce
que le monde fonctionne à l’insécurité,
au stress. C’est psychiquement épuisant.
ENTRETIENDaniel Cohen, directeur du département d’économie de l’École normale supérieure
et cofondateur de l’École d’économie de Paris, vient de publier « Le monde est clos et le désir infini (1) »,
qui analyse le désir de croissance perpétuelle de l’humanité et le malaise de la société post-industrielle
« Ilfautrepenserlamanièredont
lasociétéprotègelestravailleurs »
Pour Daniel Cohen, « aujourd’hui, un grand nombre de travailleurs sont laissés au bord du chemin ».
BRUNOCHAROY/EDITIONSALBINMICHEL
En enlevant aux êtres humains les tâches
qui se répètent, on leur retire une protec-
tion, une routine rassurante.
C’est aussi la fin définitive
du plein-emploi…
D. C.: La croissance a changé de niveau
– elle est plus faible –, mais surtout de
nature. Avant, elle résultait du fait que
technologies et travail humain étaient
complémentaires, et assemblés dans une
grande communauté de production qui
faisait reculer les inégalités.
Aujourd’hui, un grand nombre de tra-
vailleurs sont laissés au bord du chemin,
du fait de la numérisation. Il s’agit de
ceux qui se situent au milieu
de la hiérarchie sociale. Le ter-
tiaire est désormais menacé
d’une formidable rationalisa-
tion, comme la sidérurgie des
années 1980, avec la disparition
des emplois intermédiaires,
ceux qui peuvent être rempla-
cés par des logiciels. Ces em-
plois sont occupés par la classe
moyenne.
Les classes moyennes
sont donc en péril?
D. C.: Oui, car aujourd’hui,
pour croître, il faut licencier,
couper les dépenses au nom
de l’impératif de proitabilité.
Et il n’y a pas de nouvelles
sources d’énergie, comme
l’électricité, qui était une pure
merveille !
Or, la façon dont s’installe
la société post-industrielle est
une mise en coupe réglée de
ce que la révolution indus-
trielle avait produit. Ainsi, la
bureaucratisation a favorisé
l’émergence des classes
moyennes et fait diminuer les
inégalités. Aujourd’hui, ce sont
ces mêmes emplois intermé-
diaires qui sont menacés !
Seuls survivent les métiers
non codiiables. Les métiers
qui se créent sont ceux qui
demandent de l’empathie sociale, du
coup d’œil et de la présence humaine,
en bas et en haut de la chaîne sociale:
les nounous, les garde-malade, les
enseignants, les psys, les travailleurs
sociaux, les maçons, les
restaurateurs, les footballeurs…
ppp (Lire la suite page 2)
« La révolution
numérique
tend à remplacer
toute activité
qui se répète
par un logiciel. »
(1) Albin Michel, 224 p., 17,90 €.
Critique parue dans La Croix du 3 septembre.
2. lundi 14 septembre 2015
T« Ilfautrepenserlamanière
dontlasociétéprotège
lestravailleurs »
(Suite de la page 13.)
Les classes moyennes sont
pourtant plus riches, plus nombreuses
et vivent mieux qu’au siècle dernier…
D. C.: On n’est pas riche ou pauvre
dans l’absolu, mais par rapport à une at-
tente. Le paradoxe d’Easterlin met en
récit statistique la quête du bonheur. Ri-
chard Easterlin a montré que les indices
de satisfaction étaient remarquablement
stables, quel que soit le niveau de richesse
atteint par un pays. La France a beau être
deux fois plus riche qu’il y a cinquante
ans, elle n’est pas plus heureuse!
Car l’impératif de créativité d’au-
jourd’hui est potentiellement épuisant.
Au XXe
siècle, on soufrait de névrose, de
la confrontation avec l’autorité. Comme
le montre le sociologue Alain Ehrenberg,
au XXIe
siècle, c’est la dépression qui do-
mine, la peur de ne pas être à la hauteur
des attentes que la société formule.
Une autre explication du paradoxe
d’Easterlin, pour comprendre ce qui
manque aujourd’hui à notre société, tient
au souci obsessionnel des humains de se
mesurer aux autres. Et de désirer les sur-
passer. C’est en cela que la croissance,
plus que la richesse, est importante pour
nos sociétés.
Il s’agit d’une promesse, et cette pro-
messe apaise l’inquiétude plus que sa
réalisation. Il faut partir de là pour com-
prendre la grande peur collective. Car
une société ne peut pas renoncer sans
péril à une classe moyenne forte et pros-
père, et qui a coniance en l’avenir.
Quel projet pourrait remplacer
celui qui lie l’espoir à la croissance
future du PIB?
D. C.: La croissance crée de l’emploi,
c’est une réalité. Avec 1,5 % de croissance,
on peut créer de l’emploi en France. Mais
cette corrélation mécanique ne dit rien
du long terme, ne relance pas la croissance
sociale.
Si on pouvait formuler une utopie pour
le XXIe
siècle, ce serait celle d’une société
où perdre son emploi serait un non-évé-
nement. Où l’on en serait peu afecté.
L’objectif prioritaire devrait être de don-
ner aux personnes menacées par le chô-
mage les moyens de rester exigeants. C’est
le meilleur du modèle danois, le cours
que doit prendre l’État providence de
demain.
Vous appelez à une réforme radicale
de l’État providence?
D. C.: L’État providence s’est constitué
pour aider ceux qui n’étaient pas en situa-
tion d’emploi, les femmes en congé de
maternité, les malades, les retraités… Pour
ceux qui travaillaient, on les laissait se dé-
brouiller puisqu’ils avaient un revenu!
Il faut que l’État providence réponde
aux nouveaux besoins d’aujourd’hui, les
diicultés de la vie professionnelle et le
quatrième âge. Il faut donc repenser la
manière dont la société protège les tra-
vailleurs. Soit dans une optique libérale
anglo-saxonne, qui est de dire « trouve
du travail ou meurs! ». Ce système, qui
marche à la peur sur laquelle on remet
une couche de peur, n’est pas ineicace.
Mais nous pouvons faire beaucoup mieux
que ça en France!
Que préconisez-vous?
D. C.: Une priorité serait que la forma-
tion professionnelle bénéicie principale-
ment aux chômeurs, voire qu’elle leur soit
réservée. C’est une idée qui soulève des
protestations en France, car on considère
que l’État s’occupe des chômeurs. Mais il
faut qu’une période de chômage soit le
moment où l’on apprendra quelque chose.
La logique danoise, c’est d’aider les chô-
meurs en les formant. C’est dur, mais un
chômeur qui est contraint de retourner à
l’école apprendre quelque chose sait que
le système le soutient. L’État a ainsi les
moyens de dégonler son anxiété.
En tant que keynésien, je considère que
le rôle de l’État est d’éviter les à-coups de
la croissance, les krachs, les booms, les
bulles, qui n’arrêtent pas de se produire
depuis vingt ans. D’assurer la stabilité
macroéconomique et la protection mi-
croéconomique. Remettre à plat la logique
de l’État providence sera coûteux en
France, mais essayons au moins de dire
que c’est une priorité d’essayer.
Êtes-vous favorable à l’instauration
d’un revenu d’existence?
D. C.: Il faut aller dans ce sens. Mais il
ne s’agit pas uniquement de protéger les
gens de la grande pauvreté. Il faut plutôt
que la société fabrique des protections
au il de l’eau: réaliser un lissage plus long
des indemnités de chômage, ofrir à cha-
cun un système de droits.
L’arrivée des centaines de milliers
de migrants peut-elle donner
une impulsion à la croissance
en Europe?
D. C.: Pour l’Allemagne, l’immigration
est une chance historique de se réinventer,
dedevenirlesÉtats-Unisd’Europe.Lepays
a de la place, un énorme hinterland (ar-
rière-pays, NDLR), avec les pays de l’Est,
et compte tenu de sa démographie, besoin
de main-d’œuvre… L’Allemagne a une
opportunité historique devant elle et
semble le comprendre. Ce sera aussi un
changement de société, mais qui n’a rien
d’utopique, et une leçon à donner au reste
de l’Europe. Les migrants apporteront un
grand dynamisme à l’Allemagne.
RECUEILLI PAR NATHALIE LACUBE
annoté par Eric LEGER
ppp
Source : Insee
* Prévision Banque de France,
** Prévisions gouvernement, PLF, Programme de stabilité
(Moyenne sur 10 ans)
La croissance en France
Variation annuelle du PIB, en %
1950-59 60-69 70-79 80-89 90-99 2000-09 2010 2011 2012 2013 2014 2015
+ 4,77
+ 5,93
+ 4,09
+ 2,36
+ 2,1
+ 1,42
+ 2 + 2,1
+ 0,2 + 0,2
+ 0,7
+ 1,2*
+1**
IDÉ
« Au XXIe
siècle,
c’est la dépression
qui domine,
la peur de ne pas être
à la hauteur des attentes
que la société formule. »
« Il faut que l’État
providence réponde
aux nouveaux
besoins d’aujourd’hui,
les diicultés de la vie
professionnelle
et le quatrième âge. »
REPÈRES
UN ÉCONOMISTE KEYNÉSIEN
ET SOCIAL-DÉMOCRATE
P Daniel Cohen, 62 ans, a publié
de nombreux livres, dont Homo
economicus, prophète (égaré) des temps
nouveaux (Albin Michel, 2012), qui lui
a valu le prix du livre d’économie.
P Le monde est clos et le désir inini
(Albin Michel), son dernier essai,
emprunte à l’histoire, la philosophie,
la psychologie et la sociologie pour
dresser un récit des aspirations de
l’espèce humaine depuis les origines.
Il pose la question de la soufrance
face à la initude du monde.
P Directeur du département d’économie
de l’École normale supérieur (ENS),
Daniel Cohen a participé à la création de
l’École d’économie de Paris en 2006.
Cet économiste keynésien et social-
démocrate a signé en 2012 le manifeste
« Nous, économistes, soutenons
Hollande », aux côtés de Philippe Aghion,
Michel Aglietta ou Thomas Piketty.