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Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
1
Virginie Mahé Sous la direction de F. Hurlet
Université de Nantes
U.F.R. Histoire, Histoire de l’Art et Archéologie
LES GOUVERNEURS DE CHYPRE
(1er
siècle a. C. -3ème
siècle p. C.)
MEMOIRE
Année 2008/2009
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
2
INTRODUCTION
“In 22 B.C., Cyprus entered upon more than three centuries of a tranquil
obscurity, seemingly not unprosperous and apparently well governed”1
: voilà comment
T. B. Mitford, qui fut l’un des plus grands spécialistes de l’histoire romaine de Chypre,
résume les premiers siècles de domination de l’Urbs sur l’île.
Dans la continuité de notre précédent mémoire, sur les proconsuls d’Achaïe
aux deux premiers siècles de notre ère, il nous a semblé pertinent et intéressant
d’appliquer la même étude à cette province sénatoriale mineure, qui, d’après M. Hurlet,
n’avait pas connu ce type de synthèse depuis longtemps. Effectivement, les principaux
travaux sur les gouverneurs romains de l’île remontaient à l’article de Mitford “Roman
Cyprus” (publié dans ANRW, II.7-2 en 1980 mais rédigé plusieurs années auparavant),
réactualisé notamment par M. Christol en 19862
, qui s’était toutefois contenté de
reprendre certains cas seulement. Une nouvelle version s’imposait donc.
Quelles sont donc les sources à disposition lorsque l’on veut étudier la Chypre
romaine ?
C’est avant tout le manque de sources concernant cette période qui est
frappant. En effet, les inscriptions retrouvées ne sont pas si nombreuses, et sont très
souvent dans un mauvais état. Les sources littéraires sont particulièrement silencieuses
sur notre sujet3
: d’une grande aide pour reconstituer le déroulement du début de
l’occupation romaine, elles restent malgré tout lacunaires et fort imprécises pour les
années qui suivent, avant de se taire totalement pour les deux premiers siècles de notre
ère. C’est pourquoi les sources épigraphiques, archéologiques et numismatiques sont si
1
ANRW II 7.2, p. 1295.
2
« Proconsuls de Chypre », Chiron 16.
3
« Little can be gleaned from the historians of the period, and references to the island owe much to
chance and accident ; nor are the geographers and scientific writers informative outside the limits of their
trade. » (Mitford, ANRW II 7-2, p. 1297).
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
3
importantes pour notre étude. Par exemple, nous connaissons deux proconsuls grâce à
des monnaies frappées à Chypre1
.
L’un des problèmes que l’on rencontre dans l’épigraphie chypriote est qu’un
nombre important de fouilles ont été menées de manière plus ou moins anarchiques,
sans méthode scientifique : de nombreuses pierres sont ainsi perdues depuis le 18ème
ou
le 19ème
siècle, et bien souvent, l’on ignore le lieu précis de la découverte de
l’inscription ou encore les caractéristiques de la pierre (taille, parties manquantes…). De
plus, les Chypriotes eux-mêmes ont beaucoup pillé les tombes et les autres antiquités.
Ces fouilles furent surtout menées par les consuls français, britanniques et américains,
notamment à partir de 1878 lorsque le sultan céda l’île au Royaume-Uni. Dès lors, les
fouilles privées furent interdites.
Luigi Palma di Cesnola2
, consul américain de 1865 à 1876, fut particulièrement
actif dans toute l’île, mais quasiment toutes ses trouvailles sont à prendre avec
précaution : si, en onze ans, il a amassé la plus grande collection d’antiquités chypriotes
au monde (conservée au Metropolitan Museum of Art de New York), il n’avait
auparavant aucune expérience archéologique ; il ne lui semblait donc pas très important
de noter précisément les détails de ses découvertes. Sa collection est par ailleurs
fortement critiquée pour ses restaurations abusives et erronées3
.
1
A. Plautius et T. Cominius Proculus.
2
Myres ( Handbook of the Cesnola Collection of Antiquities from Cyprus, p. XIII sq.) développe sa
biographie : né en 1832, il part en 1860 aux Etats-Unis où il fonde une école militaire pour officiers et
participe à la guerre civile. De 1865 à 1876, il est consul à Chypre. Son frère continua par la suite
(Alessandro P. di Cesnola) mais sans faire de grandes découvertes ; toutefois, c’est lui qui publia en 1882
une bonne partie des découvertes dans Salaminia.
3
Voir la critique de Hogarth (JHS 9, p. 150) : “it is much to be regretted that his want of all
archaeological qualifications, coupled with his desire that that want should not be apparent to the world,
has introduced such confusion into his results. Had he not been so shy of confessing that he had little or
no hand in the actual discovery of the treasure, that the majority of the work was done by Beshbesh not
by himself, that many objects were purchased from villagers and not unearthed, that he hardly knew
where his foreman worked, what he spent, or what he found, and finally that he himself neither kept
accurate notes of the provenance of his treasures nor of the incidents of his journeys, he might have
written a plain narrative of inestimable value in place of the ambitious and turgid volume which has
worse confounded Cypriote archaeology.”
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
4
Les fouilles menées par Tubbs et Munro en 1890 à Salamine1
, dont les résultats
sont conservés pour la plupart au British Museum de Londres, furent conduites là
encore avec un certain amateurisme ; or, aucun carnet original ni archive qui aurait pu
nous aider ne nous est parvenu. Comme toutes les autres fouilles, elles ont avant tout
donné des résultats concernant les périodes archaïque et hellénistiques. Les recherches
menées par Hogarth en 1887/82
dans la zone de Paphos et financées par l’Université de
Cambridge furent les premières à suivre une véritable méthode archéologique3
. L’année
1883 vit l’ouverture d’un « musée de Chypre » à Nicosie, sous l’impulsion de
Démétrios Piéridès, un amateur chypriote cultivé qui avait une importante collection ; il
reste aujourd’hui encore le plus important musée archéologique de Chypre.
Le début du 20ème
siècle connaît fort peu de fouilles à Chypre, même si Mitford
commence à étudier les inscriptions sur place à partir de 1936. Le renouveau débute en
1959 avec la nomination de Vassos Karageorghis comme Directeur des Antiquités, une
fois les indépendantistes réprimés4
. En revanche, depuis 1974 et l’invasion turque, qui
fut suivie de la partition de l’île, la situation pour les chercheurs est nettement plus
compliquée5
, même si elle s’est incontestablement améliorée ces dernières années. Ceci
est à prendre en compte pour expliquer le retard des recherches concernant Chypre pris
ces trente dernières années.
A Salamine6
les fouilles furent menées entre 1963 et 1974 par Jean Pouilloux,
bien que le théâtre et les bains furent fouillés auparavant, entre 1952 et 1959, par
Dikigoropoulos et Karageorghis, sous la direction du Département des Antiquités de
Megaw. Elles révèlent un renouveau du site sous Auguste, comme quasiment partout
1
Cf. l’article à ce propos de V. Wilson, Colloque Salamine, p. 59-70. Fouilles publiées dans “Excavations
in Cyprus, 1890. Third Season's Work. Salamis”, JHS 12 (1891), pp. 59-198.
2
“Excavations in Cyprus, 1887-88. Paphos, Leontari, Amargetti”, JHS 9 (1888), pp. 147-271
3
Je renvoie à l’introduction de cet article pour la description des inconvénients des fouilles précédentes,
et celle des fouilles qu’ils menèrent près de Nicosie et à Paphos.
4
Cf. Avant-propos de Colloque Salamine par M. Yon.
5
Cf. le commentaire acerbe de Karageorghis sur l’abandon des fouilles de Salamine en 1974 : « Après 22
années de travail, fouilleurs et ouvriers durent tout abandonner aux hordes d’Attila l’envahisseur »
(Colloque Salamine, p. 14).
6
Cf. l’introduction de ISalamine.
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
5
dans les autres cités chypriotes. Paphos1
fut quant à elle fouillée dès la fin du 19ème
siècle par l’équipe de Hogarth, et des fouilles régulières eurent lieu depuis. Kition2
est
fouillée depuis 1976 par l’Université de Lyon, qui a repris également les fouilles du
temple de Zeus à Salamine. Le site d’Amathonte3
fut fouillé en 1862 par une mission
menée par de Vogüé ; même si elle est assez mal connu car il n’y eut pas de publication
spécifique, l’épigraphiste présent, W. Waddington, publia quelques unes des trouvailles.
La cité fut également fouillée par les britanniques en 1893/4, puis par une mission
suédoise en 1930, est à nouveau étudiée par le Département des Antiquités de Chypre et
par l’Ecole Française d’Athènes depuis 1975. Kourion4
a commencé à être fouillée en
1934 sous la direction de Hill, puis de McFadden jusqu’à sa mort en 1951 ; il n’y eut
pas de publication finale. A la fin des années 50, les fouilles reprirent peu à peu avec
Megaw. Depuis, elles sont menées par le Département des Antiquités de Chypre, tandis
qu’une mission américaine s’est occupée de la nécropole est.
L’historiographie5
suit globalement les étapes archéologiques précédemment
développées, dans la mesure où il s’agit avant tout de rapports de fouilles.
On citera en sus le Kypros de Engel, publié en 1841, qui s’intéressait surtout aux
sources littéraires et restait très général. En 1850 paraît Inschriften von Cypern par L.
Ross, puis en 1854 le compte-rendu d’un voyage de près de quatre ans de Sakellarios
sur l’île6
. En 1870 est publié celui du voyage de Waddington, où la moitié des
inscriptions concernant Chypre sont inédites, l’autre moitié étant constituée de reprises
de publications de Ross et Sakellarios.
Avant l’article de Mitford sur “Roman Cyprus”, il fallait consulter un court
article de Chapot7
, trop succinct, ou bien un ouvrage de Hill, quasiment introuvable8
.
Comme le regrette Mitford, “this neglect - for such, indeed, it seems - is indicative not
1
Pour Paphos et les autres cités, cf. Cayla et Hermary, « Chypre à l’époque hellénistique », p. 238 sq.
2
Cf. également l’introduction de IKition.
3
Cf. L’introduction de Amathonte, I, Testimonia.
4
Cf. Bagnall/Drew-Bear, Phoenix 27, p. 99 sq., qui commentent IKourion.
5
Cf. l’introduction de M. Yon à IKition.
6
Il faut se méfier de la seconde édition qu’il publie en 1890, où il n’a revu aucun des textes par lui-même,
mais faite une sorte de compilation des publications des 30 dernières années.
7
« Les Romains et Chypre », Mélanges Cagnat, 1912, p. 59-83.
8
A History of Cyprus, 1940 (non vidi).
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
6
only of the quite literal insularity of this small and in general insignificant province, but
also of a long-standing and unwarranted indifference to Cypriot epigraphy”1
.
Il n’existe pas de corpus réunissant toutes les inscriptions grecques et latines de
Chypre. Si Mitford eut bien ce projet à un moment, il l’abandonna vite au profit de
publications de corpus par cité : nous en avons ainsi à notre disposition pour les cités de
Salamine, Kourion, Kition (édité par M. Yon)2
, et Paphos (édité par Cayla)3
. Pouilloux
également eut à cœur d’éditer un corpus des inscriptions grecques de Chypre, mais dut y
renoncer. Il faut également prendre en compte la chronique annuelle d’Ino Nikolaou
(« Inscriptiones Cypriae alphabeticae » dans RDAC) , qui permet de mettre à jour nos
connaissances de l’épigraphie chypriote.
Dans l’ensemble, nous avons utilisé pour notre étude les publications de
spécialistes de Chypre (Hogarth, Hill, Mitford, Pouilloux, Nicolaou, Yon et Cayla) ou
de l’Orient romain, comme Bagnall, Drew-Bear, Christol, ou Corbier. Sur le sujet précis
qui nous intéresse, les proconsuls de Chypre, la première liste fut établie par Hogarth4
,
corrigée par Hill en 1940, puis par Mitford dans ANRW II 7.2 (p. 1292-1305), qui
soulignait lui-même la fragilité de son travail5
. Marcillet-Jaubert y apporta les premières
corrections en 19806
; Thomasson poursuivit cette révision en 19847
, et M. Christol
étudia de nouveau cette liste en 19868
. Haensch également eut l’occasion de se pencher
sur le sujet à l’occasion de la publication de sa somme, recherchant les indices de
présence des gouverneurs province par province9
. Toutefois, l’on se rend vite compte
qu’aucun des successeurs de Mitford n’a vraiment pris le temps de revoir chaque
inscription, et de toute manière, la liste n’a pas été actualisée depuis une vingtaine
d’années.
1
BSA 42, p. 201 sq.
2
Toutefois, la partie sur les inscriptions en grec alphabétique (celle qui nous intéresse donc) a été éditée
par T. Oziol.
3
Il ne s’agit pas pour l’instant d’un véritable corpus, mais d’une thèse, soutenue le 6 décembre 2003.
4
Devia Cypria, 1889 (ouvrage quasiment introuvable).
5
“It lays no claim to finality : it represents preliminary study, and a proper discussion of the fasti of
Cyprus has yet to be made.” (ANRW p. 1299, note 46).
6
Colloque Salamine, p. 289-92.
7
Laterculi Praesidum, qui donne la liste des magistrats romains en fonction province par province, avec
les sources utilisées.
8
« Proconsuls de Chypre », Chiron 16 p.1-14.
9
Capita Provinciarum, 1997.
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
7
Au niveau méthodologique, j’ai choisi d’étudier toutes les inscriptions
indiquant clairement un proconsulat de Chypre au sein d’une carrière, ainsi que toutes
celles qui furent trouvées à Chypre et qui mentionnent un proconsul. Etant donné le
mauvais état général de conservation des inscriptions1
, nous avons un nombre très
important d’inscriptions qui citent un proconsul de Chypre, mais où le nom de ce
dernier n’a pas été conservé (ou conservé seulement partiellement). De même, les
inscriptions où l’on hésite à conclure à un proconsulat de Chypre sont fréquentes. On
trouvera également une série d’inscriptions et d’extraits littéraires divers concernant de
près ou de loin les proconsuls de Chypre.
J’ai essayé de dresser cette nouvelle liste avec rigueur, car c’était exactement le
principal défaut de celle établie par Mitford : en effet, ce dernier avait une fâcheuse
tendance à restituer abusivement des inscriptions ou à en tirer des conclusions hâtives.
Je renvoie notamment à l’article de Bagnall et Drew-Bear qui critique le corpus
IKourion, mais dont les griefs pourraient s’appliquer à l’ensemble de l’œuvre de
Mitford2
: : “The traits of scholarship that underlie the book’s deficiencies are clear : the
failure to understand an editor’s responsibility for accurate and unbiased presentation of
the evidence ; an unsufficient knowledge of the work of others scholars and a persistent
tendency to cite it erroneously ; frequent absence of logic in the formulation of
hypotheses without foundation. One further salient characteristic must be noted :
Mitford shows no interest and little knowledge of evidence outside Cyprus”3
. Mon
travail a donc avant tout consisté à actualiser avec plus de sérieux et de précautions la
liste établie par Mitford.
Mais avant de commencer cette étude en 58 a. C., date de l’annexion romaine, il
convient de faire un petit rappel sur l’histoire de Chypre, afin de bien comprendre le
contexte à ce moment crucial4
.
1
Cela a notamment pour conséquence d’importantes différences entre les publications d’une même
inscription , plusieurs lectures étant donc proposées.
2
« Documents from Kourion : A Review article », Phoenix 27 (1973), p. 99 sq.
3
P. 117.
4
Cf. Cayla et Hermary, « Chypre à l’époque hellénistique », dans Identités croisées en un milieu
méditerranéen : le cas de Chypre (Antiquité-Moyen Age), 2006.
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
8
Lors du ralliement à Alexandre le Grand en 332, Chypre était composée de petits
royaumes-cités, qui disparurent vers 3101
. A l’époque ptolémaïque, les cités les plus
importantes étaient Salamine, Néa-Paphos (ville nouvelle fondée en à proximité du
sanctuaire d’Aphrodite, devenu Palaipaphos), Amathonte, Kition et Kourion, et ce sont
ces cités qui gardèrent leur importance à l’époque romaine (à l’exception d’Amathonte,
qui est à peine citée dans notre corpus). En dehors de Kourion, aucune ne semble avoir
eu les institutions démocratiques des cités grecques. De même, il n’y avait
probablement pas de koinon2
(ligue provinciale). Si la vie politique n’était pas très
développée, en revanche la vie sociale se manifestait avant tout dans les gymnases et les
théâtres. Avec la conquête lagide, on assiste à une importante acculturation (Chypre
avait conservé des traits phéniciens) : la koinè s’impose ; l’alphabet syllabaire est
abandonné. Au 2ème
siècle avant notre ère, Chypre est une vraie forteresse et une base
arrière des Ptolémées, dont Paphos est le centre politique et administratif (elle le restera
sous les Romains) ; elle est dirigée par un stratège. Il existe une cour, avec une
hiérarchie des fonctions. Après les disputes entre les deux frères rivaux Ptolémée IX
Sôter et Ptolémée X, dans lesquelles Chypre joua un rôle d’importance, on sait que l’île
constitua un royaume autonome dans la première moitié du 1er
siècle, mais cette période
reste très mal connue. Très peu de contacts furent noués avec Rome : Chypre fut admise
au sein des « amis et alliés de Rome » par un sénatus-consulte daté d’environ 100 a.C.
ou de peu après. Le but était d’éviter que les pirates n’y obtienne refuge3
. A l’arrivée
des Romains, l’île était fertile, et son roi (Ptolémée Sôter II « Lathyrus », frère de
Ptolémée Aulète, roi d’Egypte) avait de grandes richesses. « Cyprus, in short, was self-
sufficient ; lay on no important sea-routes – and accordingly, was without military
significance ; while Romans as individuals appear to have had little stake in the
island”4
.
1
En voici la liste : Salamine, Kition, Amathonte, Kourion, Paphos, Marion (la future Arsinoé),
Lapéthonte, Soli, et Tamathonte (achetée par Kition entre 355 et 341) plus probablement que Kérynéia.
2
Note 4 p. 241 : « certains textes mentionnant le koinon des Chypriotes traditionnellement datés de la fin
de la période hellénistique [notamment par Mitford], doivent probablement être datés du début de la
période romaine. »
3
Cf. Mitford, ANRW II 7-2, p. 1289.
4
Cf. Mitford, ANRW II 7-2, p. 1297.
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
9
Pour une question de cohérence, nous commencerons donc notre étude en 58 a.
C., date de l’annexion de l’île par Rome, et finirons à la fin du 3ème
siècle de notre ère,
lorsque les réformes de Dioclétien bouleversèrent le système d’administration qui avait
eu cours jusque là à Chypre, à savoir une gestion confiée pour un an à un gouverneur de
rang prétorien tiré au sort. Nous chercherons donc à appréhender sur cette longue durée
(trois siècles et demi) les réalités du gouvernement de la province de Chypre : à quels
évènements durent-ils faire face ? Quels furent les statuts des gouverneurs de Chypre ?
Quels moyens étaient à leur disposition pour mener à bien cette administration ? Quels
rapports avaient-ils durant le gouvernement avec le pouvoir impérial, mais aussi avec
les Chypriotes ? Enfin, concrètement, en quoi consistait leur rôle de gouverneur ?
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
10
I- CHYPRE (1er
s. a C.-3ème
s. p. C.), UNE PROVINCE
NOUVELLE, TRANQUILLE ET ISOLÉE
I-1 La constitution en province
Le premier siècle avant notre ère est une période très mal connue de l’histoire de
Chypre, et notamment la phase entre l’annexion de l’île par Rome et le retour au statut
de province publique en 22 a. C.
I-1-A Annexion en 58 a. C.1
• Le rôle de Caton
Pour bien comprendre l’annexion de l’île par Rome, il faut éclaircir le contexte
politique.
Les guerres civiles déchirent alors la première moitié du premier siècle avant
notre ère, une opposition, politique (optimates/populares) mais aussi personnelle, entre
Cicéron et P. Clodius Pulcher fait rage. En mars 58 a. C., Clodius, alors tribun de la
plèbe et véritable maître de Rome, réussit à faire passer une loi contraignant Cicéron à
l’exil et lui confisquant ses biens, au motif de procédures illégales contre les partisans
de Catilina lors de la conjuration de 63 (conjuration qui avait échoué grâce à
l’intervention de Cicéron) . Un des problèmes pour étudier le sujet est que la principale
source en est Cicéron, et l’on aura compris que malgré ses qualités, il pouvait
difficilement être objectif sur son ennemi juré et ses motivations.
C’est à cette période que Clodius imposa la loi confisquant Chypre aux
Ptolémées, et notamment le trésor du roi de Chypre Ptolémée Sôter II « Lathyrus », le
frère de Ptolémée Aulète, alors sur le trône d’Egypte. Il s’agissait avant tout d’une
opération financière, d’une importance capitale pour Clodius, mais aussi pour César
dont il était l’allié : les richesses minières de Chypre et les biens du dernier roi étaient
un appât important. On ignore combien de temps après M. Porcius Cato (autrement
connu comme Caton d’Utique) fut envoyé pour mettre à exécution l’annexion ; Clodius
1
Cf. A. J. Marshall, “Cicero's Letter to Cyprus”, Phoenix 18, No. 3 (1964), p. 206-215 et E. Badian, “M.
Porcius Cato and the Annexation and Early Administration of Cyprus”, JRS 1 (1965), p. 110 sqq. Sur les
premières années de la Chypre romaine, cf. Mitford ANRW II 7-2, p. 1289-1291.
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
11
le choisit probablement assez tardivement, pour sa probité, car comme le souligne
Marshall, vu le contexte de l’époque, tout autre se serait largement servi au passage. Il
était alors ancien tribun, et l’on connaît mal son statut à Chypre, mais Badian, à la suite
de Balsdon, a éclairci la question et pense qu’il fut un questeur, envoyé avec un
imperium prétorien, donc avec des pouvoirs supérieurs à son rang1
. Il semble également
qu’il fut épaulé d’un questeur dans sa mission ; dans ce cas, seul l’imperium prétorien
lui aurait permis d’affirmer sa supériorité sur son assistant.
En 58 également, Clodius fit passer une loi permettant aux anciens consuls de
choisir leur province, dans l’objectif bien évidemment de les laisser prendre les plus
riches donc les plus rentables en matière de taxes plus ou moins officielles. C’est ainsi
que son allié dans l’exil de Cicéron, le consul Aulus Gabinius, put choisir la Cilicie-
Chypre en 58. On peut penser que la réunion de Chypre à la Cilicie était prévue dès le
départ, bien qu’une fois de plus les sources soient rares et peu claires2
. Or, la Cilicie
n’était pas jusque là réputée comme une province intéressante ; c’est donc bien Chypre,
et ses mines, qui constitue l’argument déterminant. Cependant, lorsque c’est Caton qui
est envoyé finalement à Chypre (et que par conséquent l’île est temporairement retirée
de l’autorité du gouverneur de Cilicie), Gabinius se ravise et opte pour la province de
Syrie, tandis que la Cilicie est confiée à un ancien préteur.
On peut supposer que la décision de ce changement ne vint pas de Clodius
mais du premier triumvirat (César, Pompée et Crassus), qui était derrière lui : la raison
était d’éloigner Caton de Rome pour éviter qu’il ne dénonce les commissions
1
Sur le statut de Caton, Badian (p. 119 sq.) a étudié un précédent : l’envoi en 70 de P. Lentulus
Marcellinus en Cyrénaïque. Celui-ci avait la fonction de questeur mais détenait un imperium prétorien ; il
semble avoir seulement remis en ordre la province, alors dévastée par les luttes incessantes, avec un soin
particulier pour les anciennes possessions royales, dans un contexte là encore d’épuisement économique
de Rome. Inutile de souligner les ressemblances avec le cas de Chypre. On pourra remarquer que ce
Lentulus devait avoir un lien de parenté important avec le Lentulus Spinther qui dota probablement
Chypre de sa lex provinciae. Quant au statut de questorien envoyé par le peuple, il s’agirait d’une
nouveauté, bien que des questoriens eussent pû être nommés par des magistrats à imperium lorsqu’il n’y
avait plus de questeurs disponibles.
2
Cf. Marshall p. 117 : “ In and after 56 B.c.-i.e. as soon as Cato's mission was over-we find Cilicia and
Cyprus under a single governor. There is no reason to doubt that this arrangement was foreseen when
annexation was planned, and was not just an afterthought. We know that-despite Cicero's charges and
rhetoric, the annexation of Cyprus turned out to be a very orderly affair.”
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
12
extraordinaires et les lois de Clodius. De plus, de solides raisons économiques venaient
encore renforcer l’envoi de Caton à Chypre : si Gabinius y avait été envoyé, le Trésor
n’aurait probablement pas été très renfloué, alors que les besoins étaient criants, avec le
consulat de César et la loi frumentaire de Clodius (distributions gratuites de blé au
peuple). Et ce ne sont pas les 7000 talents rapportés par Caton (cf. Cicéron, dom. 25) qui
démontreront l’inverse.
Quant à la mission précise de Caton, on sait qu’elle était avant tout financière
et devait consister surtout à gérer la confiscation des biens des Ptolémées1
; d’ailleurs le
roi de Chypre préféra se suicider plutôt que d’assister à ce pillage. Quoi qu’il en soit,
avant d’accomplir sa mission, Caton dût forcément s’occuper de l’annexion officielle.
On notera cependant que pour certains, et notamment pour Marshall, Caton eut
également à gérer l’organisation de la nouvelle province, et à créer la lex provinciae2
. Il
semble en tout cas que sa mission se déroula sans heurt3
.
Enfin, on a retrouvé à Palaipaphos une inscription honorant Marcia, cousine
d’Octave-Auguste et nièce de Marcia, l’épouse de Caton pendant sa mission à Chypre4
:
Szramkiewicz5
a ainsi supposé qu’il s’agissait pour les Chypriotes d’honorer la famille
de Caton (qui n’eut pas de descendance directe). Comme son mari, P. Fabius Maximus,
est mentionné à ses côtés, on a longtemps pensé qu’il fût gouverneur de Chypre6
, mais
aucun indice ne vient conforter cette supposition7
. Il doit s’agir d’une visite personnelle
au sanctuaire, alors à son apogée, comme le suppose Mitford8
, ou bien, d’après M.
Corbier, d’un hommage rendu à l’initiative du proconsul Q. Marcius Hortensius, qui
serait son petit-fils ou arrière petit-fils.
1
Strabon, Géographie, XIV, 6 (corpus n° 83).
2
Cf. aussi dans ce sens Jones, the Cities, p. 373 sq.
3
Dion Cassius, Histoire Romaine 39, 22-23 sur le bilan positif de la mission de Caton (corpus n° 82).
4
IGR III 939 = ILS 8811 : Marki&a? Fili&ppou qugatri_, a)neyia=? / Kai&saroj qeou= Sebastou=,
gunaiki_/ Pau&lou Fabi&ou Maci&mou, Sebasth=j / Pa&fou h( boulh_ kai_ o( dh=moj.
5
Les gouverneurs des provinces à l’époque augustéenne, p. 185-186.
6
Ainsi Boeck, Dessau, Syme, Cagnat, Szramkiewicz, ou encore Thomasson (Laterculi 295 n°1).
7
Cf. Haensch, capita provinciarum, note 13 p. 579.
8
ANRW II 7-2 note 285 p. 1346.
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
13
• Le mystère du questeur C. Sextilius Rufus1
Il est connu par une lettre de Cicéron (Ad Fam. 13.48)2
, dans laquelle l’ancien
gouverneur de Cilicie-Chypre lui recommande les Chypriotes et lui conseille de suivre
le règlement que lui-même a établi, ainsi que celui de P. Lentulus (probablement la lex
provinciae). Sextilius Rufus est donc envoyé en mission à Chypre peu après 50 a. C.3
(date de fin du gouvernement de Cicéron), et est qualifié par Cicéron de primus in eam
insulam quaestor. De lui, rien n’est connu en dehors de ce texte, si ce n’est qu’il faut
peut-être l’identifier avec le Sextilius Rufus qui a commandé une partie de la flotte
républicaine le long des côtes de Cilicie en 43 a. C.
C’est son statut qui pose problème, et qui a pu faire penser à certains qu’il joua
le rôle de gouverneur de l’île. En effet, il devait être suffisamment puissant pour
instaurer des règles à suivre par ses successeurs (ea te instituere quae sequantur alii), et
l’on ne peut pas, de toute façon, imaginer qu’il fût un simple questeur, le premier à se
rendre sur l’île4
. Pour Marshall, il fut questeur de la province de Cilicie-Chypre, envoyé
pour une mission spéciale sur l’île. L’historien propose de rapprocher cette mission des
réformes de César concernant le système de taxation des provinces orientales. Datée de
48 ou 47 a. C., elle donne la charge de collecter le tribut non plus à l’administration
romaine mais aux publicains, le responsable romain au niveau provincial devant être le
questeur. Sextilius Rufus aurait donc été le premier questeur à mettre en place cette
réforme à Chypre. Le problème est que l’on date généralement de 48/47 le retour de
Chypre aux Ptolémées, et de toute façon on ignore si, outre l’Asie, cette réforme
concernait la Cilicie-Chypre.
Une autre solution proposée par Badian ferait de Sextilius Rufus un deuxième
questeur envoyé par le sénat pour régler les problèmes d’administration dus à
l’insularité ; ce serait étrange mais pas sans précédent. Il peut aussi s’agir d’un décret du
1
Notamment étudié par Marshall, dans “Cicero's Letter to Cyprus”, Phoenix 18, No. 3 (1964), p. 206-
215.
2
Cf.proconsul n°3.
3
Sur la date de sa mission à Chypre, Badian (p. 113 sq) propose l’année 49 : l’année 48 est peu probable
car Cicéron aurait forcément fait référence à l’actualité agitée de ce début d’année ; reste donc le début de
49 si l’on accepte 47 comme date du passage aux Ptolémées. Sextilius est donc l’un des derniers
questeurs élus avant la guerre civile.
4
Cf. l’argumentation de Marshall à ce sujet : “It harboured the usual contingent of Roman negotiatores,
contained valuable copper-mines owned by the Roman state, was liable to the tribute, and had at times
been subjected to the vectigal praetorium or payment against billeting”.
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
14
sénat demandant au gouverneur de Cilicie d’envoyer son questeur à Chypre pour une
période limitée afin d’y régler des questions judiciaires et administratives. En définitive,
on peut seulement dire que Sextilius Rufus a dû être envoyé à Chypre peu après 50 a. C.
pour y accomplir une mission particulière, probablement afin de parfaire l’organisation
de la province.
• L’administration romaine des premières années
Le premier gouverneur connu est P. Cornelius Lentulus Spinther, proconsul de
Cilicie et de Chypre de 56 à 53 a. C. Or, l’on sait que la mission d’annexion de Caton
date de 58 : il y a donc un intervalle de deux ans sur lequel on ignore tout de
l’administration de l’île. Mitford avait ainsi imaginé un proconsul inconnu, en poste
pour deux ans1
. Badian quant à lui a étudié un passage de Cicéron (Cicéron, Ad Fam. III
7.5 ) mentionnant le prédécesseur de Lentulus, mais sans parvenir à éclaircir le sujet2
.
Comme successeur de Lentulus, on trouve Appius Claudius Pulcher,
gouverneur de la Cilicie-Chypre de 53 à 51 a. C.. C’est le frère du Clodius ennemi de
Cicéron ; il fit chanter la cité de Salamine. Puis Cicéron, de retour d’exil, assuma la
charge en 51/50 a. C. On ignore la suite, que ce soit le nom des gouverneurs ou même la
date exacte du retour de Chypre à la gestion ptolémaïque.
C’est ce qui a pu conduire Cayla à proposer qu’après la mission de Sextilius
Rufus, « les affaires insulaires [aient pu être] confiées à un vice-gouverneur chypriote
résidant à Paphos »3
. Il se base sur la réinterprétation d’une base de statue4
où le koinon
des Chypriotes honore Potamôn, vice-stratège de l’île et surintendant des mines
(antistratègos tès nèsou kai épi tôn metallôn). Mitford la datait d’avant 105 a. C., en
fonction de sa théorie erronée sur les titres des technites chypriotes5
; pour lui,
1
Le n°1 de sa liste dans ANRW, p. 1292.
2
Badian, JRS 1965 p. 118 : le nom de ce prédécesseur, un certain Appius, fut corrigé par Klebs en
Ampius, ce qui ferait référence à T. Ampius Balbus, proconsul d’Asie en 57/6, donc en charge des
diocèses phrygiens (qui devaient être transférées de la province de Cilicie à l’Asie), d’où le terme de
successeur. Mais l’explication est peu convaincante, d’autant plus que l’on connaît le successeur de
Balbius en Asie. Une autre explication serait qu’il fût le préteur ayant reçu la Cilicie après le changement
de province de Gabinius ; le problème est que ce gouverneur prétorien fut forcément extra ordinem, donc
sans « succession » possible. On doit donc renoncer à toute correction.
3
Cayla, IPaphos, p. 47 et p. 231-235.
4
JHS 9 n°102 (= OGIS 165) ; Mitford, BSA 56 n°107.
5
Acteurs engagés pour les fêtes en l’honneur de Dionysos notamment.
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
15
l’antistratègos remplaçait le roi Ptolémée IX lors de ses absences. Cayla reprend dans
sa thèse l’examen très complexe de ces titres, et en conclut, appuyé par la paléographie
et le vocabulaire de l’inscription qu’elle date de la première moitié du 1er
siècle a. C., et
propose même la date précise de 49/48 a. C. Ce Potamôn est originaire de Paphos et est
honoré dans une autre inscription comme prêtre du culte dynastique des Ptolémées.
Cayla suppose qu’il s’agirait d’un délégué du gouverneur de Cilicie, choisi parmi les
locaux pour administrer l’île. Le problème est qu’il se base sur une inscription honorant
L. Coelius Pamphilus, a)nqu&patoj kai_ strathgo&j (c’est-à-dire « proconsul et
préteur ») de Chypre pour affirmer qu’après l’annexion par Rome Chypre fut gouvernée
par des « stratèges ». Cependant, on ignore la date exacte du gouvernement de Coelius
Pamphilius (même si l’on est sûr qu’il date de la République) ; de plus, nous n’avons
aucune autre attestation d’une gestion confiée à des provinciaux si tôt après l’annexion.
Pour ma part, et comme Cayla le souligne lui-même, je pense qu’il s’agit d’une erreur
du lapicide1
: il a probablement voulu inscrire anthupatos pour le titre de proconsul, et
antistratègos pour l’imperium prétorien (puisque stratègos signifie aussi préteur). Il ne
faut pas non plus oublier que les Chypriotes, isolés à cause de leur situation
d’insularité2
, ne devaient pas être habitués aux titres officiels romains, et rencontraient
en sus la difficulté de la traduction vers le grec3
. Pour revenir au statut de Potamôn, il
me semble plus simple et plus cohérent de penser qu’il occupait le poste de délégué des
Ptolémées sur l’île pendant la période où elle retourna à l’autorité égyptienne, d’autant
plus que stratègos était le titre officiel du gouverneur de l’île avant l’annexion romaine.
Une des conclusions qu’en tire Cayla est que Chypre dut d’abord être
administrée séparément de la Cilicie4
avant d’être gérée depuis le continent, et ce au
1
Cayla a étudié cette expression (IPaphos, p. 317-320, n° 160) et en conclut qu’elle reprend l’appellation
officielle des consuls au 2ème
s. a. C. (stratègos anthupatos), jamais attestée après 80 a. C. Il s’agirait
donc d’une formule employée avec une connotation ancienne « dans un but de flatterie » ; comme c’est
un titre dont on avait perdu l’habitude, le dédicant a pensé qu’il s’agissait de deux titres distincts et les a
donc séparés et intervertis.
2
Voir par exemple infra pour leur mauvais usage du latin. On soulignera aussi la mauvaise qualité
générale des inscriptions de Chypre, tant au niveau de la gravure que de la langue employée.
3
On soulignera par exemple que la traduction grecque de legatus pro praetore est presbeuth_j kai_
a)ntistra&thgoj : le kai n’induit pas forcément un cumul de fonctions.
4
Cela paraît éventuellement plausible pour la période inconnue couvrant 58 à 56 a.C. Mais l’on a déjà vu
que la principale raison du choix de Gabinius pour la province de Cilicie devait être qu’elle contenait
également Chypre ; par ailleurs, si Cicéron était le premier gouverneur à gérer Chypre avec la Cilicie, il y
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
16
moins à partir de Cicéron. Ce système administratif aurait été amélioré par les réformes
de Sextilius, avec la nomination d’un vice stratège chypriote. Même si cela reste très
mal connu, il me semble plus simple de voir ainsi les premières années de
l’administration de Chypre : l’annexion et la confiscation des biens royaux menées par
Caton en 58 a. C. ; deux années probablement sous la gestion de Caton (58-56 a. C.) ; le
gouverneur Lentulus qui donne également la lex provinciae (56-53 a. C.)1
; le
gouverneur A. Claudius Pulcher (53-51 a. C.) ; Cicéron (51/50 a. C.) ; le questeur
Sextilius Rufus (49 a. C.). J’ignore pourquoi tous les historiens qui ont étudié la
question des proconsuls de Chypre s’arrêtent à Cicéron et ne prennent pas en compte
ses successeurs au proconsulat de Cilicie2
: de fait, Chypre ne fut pas séparée de la
Cilicie avant 47 (au plus tôt, lorsqu’elle est donnée aux Ptolémées).
I-1-B La restauration ptolémaïque et le retour à Rome3
Si l’on connaît mal l’histoire des premières années de Chypre sous la domination
romaine, c’est encore pire pour la période qui suit, et qui voit l’île retourner dans le
giron ptolémaïque.
• Le retour de Chypre aux Ptolémées
P. Cornelius Lentulus Spinther fut chargé de régler l’affaire de Ptolémée
Aulète, qui s’était fait reconnaître roi d’Egypte par Rome en payant à César (pendant
son consulat) 6000 talents, qu’il avait obtenus en pressurant ses sujets, qui le chassèrent
d’Alexandrie en 584
. Tandis que les Alexandrins envoyaient à Rome une ambassade
pour se justifier (elle fut en partie massacrée et en partie corrompue), Ptolémée achetait
aurait probablement fait référence. En définitive, il paraît plus probable de penser que dès le début Chypre
fut gouvernée avec la Cilicie.
1
Pour Sartre également (L’Orient romain, p. 22) la constitution de Chypre en province doit être datée de
56 ; il parle auparavant d’une « occupation » par Caton.
2
Comme P. Sestius, proconsul ( ?) en 49/8, ou encore Q. Marcius Philippus en 47 a.C., qui fut par
ailleurs l’oncle de Marcia, cousine d’Auguste, qui est honorée sous Tibère par la cité de Paphos, sur
initiative probable de son petit-fils ( ?) le proconsul de Chypre Q. Marcius Hortensinus (cf. proconsul 16).
3
Pour cette partie, je renvoie notamment à Bicknell, « Caesar, Antony, Cleopatra and Cyprus”, Latomus
36 (1977), p. 325 – 342, qui est le seul article sur le sujet que j’ai pu trouver.
4
Sur le contexte, je renvoie la note très bien faite de L. A. Constans dans l’édition du tome II de la
correspondance de Cicéron (p. 109-125).
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
17
des sénateurs grâce à des emprunts auprès de riches romains, qui soutenaient son
entreprise en espérant de grosses retombées. Or, Lentulus, lors de son consulat l’année
précédente (57/6), avait obtenu un sénatus-consulte confiant la restauration du roi
d’Egypte au proconsul de Cilicie. Après avoir lutté contre Pompée, qui convoyait aussi
ce poste, ce fut bien Lentulus qui l’obtint, mais le Sénat, sous la pression de Pompée et
ses alliés, lui interdit de procéder à la restauration de Ptolémée sur le trône. L’île resta
donc associée à la Cilicie lors des premières années.
Traditionnellement, on date de 47 la restitution de l’île par César aux enfants
de Ptolémée XII Aulète. Cependant, on peut douter de cette date, d’autant plus que les
sources sont lointaines, et que les plus proches parlent bien d’un retour aux Ptolémées
en 47, mais seulement pour l’Egypte, pas pour Chypre. Strabon affirme même que l’île
reste territoire romain jusqu’au don de l’île à Cléopâtre par Marc-Antoine1
. Marshall2
quant à lui met en avant le manque de preuve de cette cession de l’île, en insistant
particulièrement sur le fait que Dion Cassius3
parle d’intention mais pas d’acte, ce qui a
pu faire dire à certains qu’il s’agissait surtout d’un effet d’annonce de la part de César
pour calmer les Alexandrins. Marshall reprend également l’argument des monnaies
émises à Chypre par Cléopâtre : l’une d’entre elles la montre en effet avec Césarion, le
fils qu’elle eut avec Jules César, mais comme l’on hésite entre 47 et 44 pour dater sa
naissance, cela ne nous avance guère. Sans aller jusqu’à remettre en doute le retour de
Chypre aux Ptolémées, il nous faut tout de même admettre que la date traditionnelle de
47 a. C. n’est absolument pas certaine ; il vaut mieux compter sur une fourchette allant
de 47 à 44 a. C.
Ce qui est sûr, c’est qu’en 43 l’île est sous la domination de Cléopâtre : il
semble que, peu après l’assassinat de César (15 mars 44), Marc-Antoine, puissant en
1
Strabon, XIV, 6 : « A partir de ce moment [annexion par Caton], Chypre devint ce qu'elle est encore
aujourd'hui, une province romaine administrée par un préteur. Il y eut seulement une courte période
pendant laquelle Antoine livra Chypre à Cléopâtre et à sa soeur Arsinoé ; mais il fut renversé et toutes les
dispositions qu'il avait prises se trouvèrent renversées du même coup. » (traduction Amédée Tardieu, cf.
corpus n°83). La date de ce don par Marc-Antoine est elle-même débattue (cf. infra).
2
Phoenix 18, p. 207.
3
Dion Cassius, Histoire Romaine 42, 35 : le verbe est xari&zomai.
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
18
tant que consul, ait donné à Chypre le statut de royaume subordonné à l’Egypte, et pour
reine Arsinoé IV, la sœur de Cléopâtre VII. Mais cette dernière, non contente de
posséder l’Egypte, envoya son lieutenant Sérapion prendre possession de l’île,
contraignant ainsi Arsinoé à se réfugier en Asie Mineure. L’on sait donc que de 43 à 41
a. C. c’est Sérapion, général de Cléopâtre, qui géra Chypre1
. Puis, sous le règne de
Cléopâtre et d’Antoine, l’épigraphie nous apprend que l’île fut gouvernée par le stratège
Démétrios, affranchi de Jules César, probablement de 41 à 39, et en 38 par le stratège
Diogène, qui s’occupa également de la Cilicie2
.
Une autre question reste en suspens : quelques années après ce premier don à
Arsinoé, probablement en 363
, Marc-Antoine donna officiellement Chypre (ainsi que le
peu qui restait de la Cilicie) à Cléopâtre et ordonna l’assassinat d’Arsinoé4
: Bicknell en
déduit que la possession de Chypre a donc forcément dû être interrompue entre 43 et ce
don, sinon ce serait illogique. Une hypothèse, qui n’a pas été formulée (du moins à ma
connaissance), serait d’y voir tout simplement une confirmation de possession plutôt
qu’un véritable don, étant donné qu’en 43 Cléopâtre s’était emparée de l’île par la force.
De 36 (?) à 30, Cléopâtre seule règne sur Chypre ; l’on ignore si l’île est alors
indépendante de la Cilicie administrativement. Dans l’ensemble, on connaît très mal
cette période pendant laquelle il semble que Paphos garde un rôle prépondérant5
. Cayla
suppose qu’à partir du moment où Antoine se joint à Cléopâtre (41/40), les institutions
des cités chypriotes auraient repris le modèle hellénistique, abandonnant les réformes
romaines6
.
• Chypre redevient romaine
1
Cela dit, là encore des doutes peuvent être émis : la principale source sur Sérapion est Appien (Guerre
Civile 4.61.262 et 5.9.35) mais peut-être se trompe-t-il puisque l’on sait qu’il y avait un questeur romain à
Chypre en 43 (C. Cassius Parmensis- cf. Cicéron Ad Fam. 12.13). Il se peut que Sérapion fut le
commandant de la flotte envoyée pour aider Cassius. Pour les dates suivantes, je reprends la note de
Cayla, IPaphos, p. 214 sq
2
ISalamine p. 47 n °97.
3
J’ai trouvé plusieurs propositions (40, 37, 36, 34), aucune n’étant plus justifiée qu’une autre (Mitford
lui-même avance la date de 40 puis de 36 – ANRW p. 1292).
4
Dion Cassius, Histoire Romaine, 49, 32 (cf. corpusn° 85).
5
Cayla IPaphos, p. 48.
6
Sur la réforme romaine des institutions civiques, cf. I-2-B.
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
19
On sait que Chypre revint à Auguste après Actium et la mort de Cléopâtre et
Césarion, mais on ne connaît pas la date exacte. On ignore si Chypre constitua dès 30
une province à part entière ou si, comme l’écrit Szramkiewicz, elle fut « réunie, comme
avant la seconde guerre civile, à la Cilicie, ou du moins à ce qui en restait, après
l’attribution de l’essentiel de cette dernière province à Amyntas, le nouveau roi de
Galatie »1
. Tout d’abord rangée parmi les provinces impériales lors du partage de 27 a.
C.2
, et donc gouvernée pendant un temps par des légats impériaux propréteurs, l’île
retourne à la gestion publique en 22, probablement parce qu’Auguste se rend alors
compte que la province n’est plus importante stratégiquement et militairement depuis
que l’Egypte est sous contrôle3
. Dès lors, elle est dirigée par un proconsul à imperium
prétorien.
Il semble que cet ultime changement de statut fut célébré par une frappe de
monnaie, orchestrée par le proconsul de 21 a. C. ou peu après, A. Plautius4
. On connaît
deux types de la monnaie qu’il a fait frapper : le premier, portant sur l’avers la mention
IMP. CAESAR DIVI F., et au revers celle de A. PLAUTIUS PROCOS, avec une
représentation du temple d’Aphrodite à Paphos. Le second présente les mêmes
inscriptions, mais porte l’image du Zeus de Salamine.
I-1-C Organisation de la province : lex provinciae et romanisation des
institutions civiques
• La lex provinciae
On connaît grâce à la lettre de Cicéron à Sextilius Rufus une certaine lex
Lentulia5
ou pour reprendre les termes de Cicéron une P. Lentuli lex. Il la présente au
1
Les gouverneurs de province, II, p. 527-528.
2
Qui voit Auguste rendre au Sénat toutes les provinces, le Sénat lui confiant celles militarisées et se
gardant les autres. On connaît une émission de pièces de bronze chypriotes datée de 27 a. C. et célébrant
IM[P. CAESAR] DIVI F. AUGUSTUS / CO(n)S(ul) OCT[AV(us)] DESIGN(atus) (cf Hill, Coins, p.
CXIX-CXX).
3
Cf. Dion Cassius, Histoire romaine, 54, 4-1 (corpus n° 86).
4
M. Grant, From Imperium to Auctoritas, p. 143-5 n°5 = RPC 3906 et 3907. Cf. proconsul n° 8.
5
Ad Familiares XIII, 48 : « […] tu serviras aussi ta propre renommée, qui a ma faveur, si, après ton
arrivée dans cette île, où tu seras le premier questeur, tu institues des usages, que d’autres puissent
appliquer. Tu atteindras plus facilement ce but, je l’espère, si tu décides d’appliquer le règlement de P.
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
20
questeur comme un modèle à suivre (à côté des règlements qui lui-même a instaurés
lors de son gouvernement de Cilicie-Chypre) lors de sa mission à Chypre. Le débat
consiste à savoir s’il s’agit ou non de la lex provinciae de Chypre. Créée au moment de
la constitution en province, cette loi fixait les règlements fiscaux, les frontières et les
statuts des cités ; bref, elle constituait une véritable charte de fonctionnement.
Cependant, on ignore si toutes les provinces en avaient une, a fortiori dans le cas de
Chypre, si mal connu en général.
Ainsi, pour la majorité des historiens, la lex Lentulia constitue bien le premier
règlement de la province. Que peut-on savoir de son contenu ? Avant tout, qu’elle
n’était pas bien complète puisqu’elle fut enrichie par les règlements de Cicéron peu
après, et probablement par des réformes mises en pratique par le questeur Sextilius
Rufus. Elle devait sûrement comporter une révision des institutions des cités chypriotes
sur le modèle romain (cf. infra).
Ce manque d’information a pu conduire Marshall notamment à penser qu’elle
n’était pas la lex provinciae1
. Il proposa donc pour auteur de cette mystérieuse charte
provinciale Caton lui-même, partant du fait qu’il avait l’imperium nécessaire pour le
faire. Mais Badian lui objecta que Cicéron aurait forcément cité Caton et sa loi dans sa
lettre à Sextilius si tel était le cas2
.
Si la théorie de Marshall est erronée, elle a le mérite d’avoir cherché une autre
explication à la lex Lentulia : comme aucune loi qui pourrait concerner des questions
provinciales n’a été passée à notre connaissance sous le consulat de Lentulus (57/56 a.
C.), il pourrait donc s’agir d’une lex data. C’est un règlement passé pendant le
proconsulat, qui vient s’ajouter à la lex provinciae et la compléter dans un domaine
particulier. Il suggère qu’il puisse s’agir d’un ajout de type financier puisque Lentulus
est connu pour avoir été particulièrement ferme avec les publicains3
.
En définitive, je serais encline à penser qu’il n’y a pas forcément eu de lex
provinciae pour Chypre, d’autant plus que l’île n’a pas eu le statut de province à part
dès le départ ; la lex Lentulia serait une sorte d’ébauche bien incomplète ; mais vu le
peu d’éléments que l’on possède sur le sujet, il faut rester très prudent.
Lentulus, à qui t’unissent des liens étroits, et les usages que j’ai établis […] ». Cf. corpus pour le texte
latin.
1
Phoenix 18, p. 211 sq.
2
JRS 1, p. 113.
3
Note 26 p. 212.
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
21
• La réforme des institutions1
J.-B. Cayla a étudié dans sa thèse le cas de Paphos. La première mention de la
boulè kai dèmos, c’est-à-dire le sénat et le peuple, les deux institutions romaines, doit
être trouvée dans une inscription datant des années 50 avant notre ère2
. Auparavant, l’on
a seulement le terme de polis : selon l’historien, cela montre donc une romanisation des
institutions, à imputer à l’annexion de l’île et aux réformes qui s’ensuivirent3
.
Malheureusement pour nous, les autres cités sont loin d’être aussi bien connues, mais
l’on peut penser que, comme partout, leurs institutions devinrent moins démocratiques,
afin de mieux correspondre au modèle de Rome, qui pouvait ainsi mieux maîtriser les
nouveaux territoires en en contrôlant l’élite4
.
Il faut donc concevoir à Chypre aussi une montée en puissance des conseils,
organisés hiérarchiquement en fonction des magistratures remplies, d’où l’existence de
censeurs dont le rôle était notamment de vérifier cette hiérarchie interne et ses
modifications. Une fois n’est pas coutume, Chypre est une des rares provinces de
l’Orient romain où cette magistrature civique est attestée, pour la cité de Soli : il s’agit
d’un piédestal du deuxième siècle honorant un certain Apollônios5
. La fin de
l’inscription, gravée peu après la partie supérieure, le qualifie de timhteu&saj, th_n
boulh_n? [kata-]/le&caj (« ayant été censeur, il rédigea la liste du conseil »), ne laissant
aucun doute quant à l’interprétation de sa fonction. Il y a fort à parier que si la petite cité
de Soli avait son propre censeur, c’est que les autres cités avaient le leur.
Quant au koinon, ou assemblée provinciale, on débat encore de son existence dès
l’époque hellénistique, comme le soutient Mitford6
, ou de sa création lors de l’annexion
romaine. Cayla7
, qui défend cette dernière hypothèse, remet en cause le système de
datation de Mitford pour proposer la création du koinon comme fruit de la lex
provinciae de Lentulus ou des réformes de Sextilius Rufus. Le koinon des Chypriotes
1
Cf. aussi Mitford, ANRW II 7.2 p. 1342 sq.
2
Cayla, IPaphos n° 80 p. 238 sq (cf. BSA 56 n°98).
3
On aura désormais compris que l’on ignore qui a véritablement mené ces réformes, de Caton, Lentulus
ou Sextilius Rufus.
4
Cf. également Sartre, Le Haut-Empire, p. 129-130.
5
IGR III 930 = Mitford, BSA 42 (1947), p. 201-206, n°1. Cf proconsul n° 35.
6
Mettre les réf.
7
IPaphos, p. 231 sq
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
22
devait jouer avant tout un rôle dans l’organisation du culte impérial, et donc être en
contact régulièrement avec le proconsul.
Quoi qu’il en soit, il ne semble pas que les réformes romaines imposèrent un
changement important dans la vie quotidienne des Chypriotes : habitués à
l’omniprésence de l’administration lagide, la faible présence romaine sur l’île1
leur
accorda finalement peut-être plus de liberté dans la gestion des affaires civiques2
. On
ignore si la province de Chypre reçut une charte d’organisation et, dans l’affirmative,
quand ; peut-être l’adaptation à l’administration romaine se fit-elle progressivement, y
compris au niveau des institutions civiques et provinciales, qui adoptèrent le modèle
romain (sénat puissant ; conventus ou koinon).
I-2 Réalités de la provincia de Chypre
Pour comprendre dans quelles conditions le proconsul de Chypre exerçait,
voyons de plus près les grands traits de sa province, du 1er
siècle avant notre ère au 3ème
siècle.
I-2-A Situation générale
Comme l’écrit Jones, “ there is no mention of public land of the roman people in
the island”3
, donc tout le territoire de l’île est divisé entre les 12 ou 13 cités, la plupart
étant situées sur la côte. Dans l’ensemble, Chypre est une île fertile, comme le note
1
Les seuls officiers romains sur l’île étaient le gouverneur et son équipe, fort réduite dans une petite
province comme Chypre.
2
Cf. Jones, the Cities, p. 373 : “ the annexation must by destroying the centralized administration of the
Ptolemies have given the cities a greater degree of autonomy”.
3
the Cities, p. 373. On notera l’hypothèse de Mitford : un procurator local honoré à Salamine pourrait
suggérer l’existence d’un ager publicus populi romani, qui serait constitué des terres de Nicocréon,
dernier roi de Salamine, confisquées par Ptolémée, et donc héritées par l’état romain. (ANRW, note 31 p.
1296). Cependant, comme le souligne Haensch, il n’est même pas sûr que ce procurateur, honoré par son
assistant, ait exercé sa fonction sur l’île.
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
23
Strabon1
. Les mines, gérées par les Lagides, sont reprises en main par Rome. On admet
généralement qu’elles étaient administrées par des procurateurs impériaux, bien que
cela reste incertain2
. Pour avoir une liste officielle des cités, il faut attendre le règne de
Justinien au 6ème
siècle, mais comme il y eut peu d’interventions de Rome auparavant,
cela constitue malgré tout une source utilisable. Les textes plus récents donnent des
noms de villes mais ne précisent pas si elles ont le statut de cité. On notera que l’on
connaît très mal les frontières de chacune des cités, même si Mitford a avancé une
première analyse du sujet3
. Il n’y avait aucune colonie romaine et les cités étaient toutes
stipendiaires ; aucune d’entre elles n’avait le statut de cité libre ni même un avantage
quelconque concédé par Rome : cela s’expliquerait par une sorte de punition qui frappa
aussi les Egyptiens qui avaient soutenu Antoine contre Octave4
.
Au début du 2ème
siècle avant notre ère, Paphos5
remplace Salamine comme
capitale de Chypre, statut qui fut maintenu jusqu’en 346 lorsque Salamine prend le nom
de Constantia. Sous la domination romaine, Palaipaphos6
et Paphos7
ne forment qu’une
cité avec son sanctuaire. On connaît mal la chôra de la cité, mais on peut s’en faire une
idée grâce aux milliaires romains : il s’agissait d’une plaine entre Kourion et Arsinoé
(l’ancienne Marion) et de la zone montagneuse avoisinante. La cité disposait d’un port,
d’un odéon, d’un théâtre et d’un gymnase. A Palaipaphos, il y a avait deux sanctuaires :
celui au sud date de l’époque mycénienne et a été refait sous les Romains ; celui du nord
recouvre en partie le premier et a probablement été construit sous les Flaviens. En 15 a.
C., la cité reçoit d’Auguste le titre de Sébastè8
. Sous les Sévères, son titre est complet et
fixe : Sébastè Claudia Flavia Paphos è hiéra mètropolis tôn kata Kypron
1
Strabon, Géographie, XIV, 6, 5 : κατ´ ἀρετὴν δ´ οὐδεμιᾶς τῶν νήσων λείπεται· καὶ γὰρ εὔοινός
ἐστι καὶ εὐέλαιος σίτῳ τε αὐτάρκει χρῆται· (« Disons maintenant que, sous le rapport de la fertilité,
Chypre n'est inférieure à aucune autre île »).
2
Cf. II-2-B sur les procurateurs.
3
A partir de l’étude du réseau routier (Cf. Mitford, ANRW II 7.2 p. 1332 sq).
4
Cf. Mitford ANRW II 7-2, p. 1296.
5
Sur cette cité, cf. Mitford ANRW p. 1309 sq. et Cayla IPaphos p. 10 sq.
6
C’est le nom de la ville qui entoure le sanctuaire d’Aphrodite. Aujourd’hui, elle s’appelle Kouklia.
7
Le nom moderne de cette ville est Kato Paphos ou Ktima ; elle est parfois désignée dans le texte sous le
terme de Néa Paphos, par opposition à Palaipaphos, puisqu’elle ne fut fondée qu’à la période
hellénistique.
8
Cf. Dion Cassius, Histoire Romaine, 54, 23, 7.
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
24
poleôn (Paphos Auguste Claudia Flavia, la métropole sacrée des cités de Chypre). Il est
étrange que l’on connaisse une inscription dans laquelle la cité de Salamine se qualifie
de Kuprou mètropolis (sous Hadrien)1
: pour Mitford, la cité se serait adjugé ce titre en
se sentant protégée par Hadrien (suite à la répression de la révolte juive), mais aurait
vite été calmée dans ses ardeurs par le pouvoir impérial.
Salamine2
est la cité chypriote la plus importante et la plus active. C’était une
cité fort peuplée et riche, à en juger par le nombre de bâtiments publics retrouvés :
bains, théâtre (15000 places), et gymnase. Un évergète de la seconde moitié du
deuxième siècle, Ser. Sulpicius Pancles Veranianus, fut particulièrement actif dans cette
cité puisqu’il finança l’agrandissement du théâtre, la construction d’un amphithéâtre et
de bains. Le temple de Zeus était particulièrement renommé
Kourion3
était une cité importante, qui possédait un stade et un théâtre d’une
capacité de 7000 spectateurs. Le sanctuaire d’Apollon Hylates était un des plus
importants de l’île ; on y associa le culte de Trajan (ou du moins d’Apollon César)
pendant le règne de ce dernier. Il était composé d’une porte magistrale ouvrant la voie
sacrée, menant à des bâtiments et à des bains. Il semble que la cité ait vécu un
renouveau sous les Sévères (multiplication des inscriptions, restaurations de
monuments...).
Amathonte4
est restée non fouillée jusqu’en 1975. La cité devait avoir son
propre port, et était entourée de murailles. Le culte de l’Aphrodite locale persista sous
les Romains, ainsi que celui d’Héra. On y connaît également un temple à colonnade
extérieure érigé en l’honneur de Titus par un proconsul5
.
A Kition6
, la culture sémitique devait encore être présente, du moins au niveau
local. Il devait exister un théâtre (au moins sous les Flaviens), mais on n’a pas encore
trouvé son emplacement. On notera que les seuls honneurs attribués à un empereur par
1
ISalamis p. 119-121, n° 92 = ISalamine n° 140 : cf proconsul n° 31.
2
Cf. l’introduction de Mitford et Nicolaou pour ISalamis et Mitford, ANRW II 7.2 p. 1321 sq.
3
Cf. Mitford, ANRW II 7.2 p. 1315 sq.
4
Cf. Mitford, ANRW II 7.2 p. 1317 sq.
5
Mitford, JHS 66 (1946), p. 40-42, n°16 = AE 1950 n°122 (cf. proconsul n° 26).
6
Cf. Mitford, ANRW II 7.2 p. 1318 sq.
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
25
cette cité furent pour Nerva, alors que l’on ne connaît aucune autre dédicace pour lui à
Chypre1
.
Karpasia2
était une petite cité, jouissant d’un port naturel. Malheureusement, le
site n’a pas été fouillé, et reste donc encore mal connu. On sait toutefois qu’elle
conserva le statut de cité sous les Romains et un grand-prêtre du culte impérial y est
attesté. Le principal culte y était celui d’Aphrodite Akraia.
Le site de Kérynéia3
est recouvert par la ville moderne de Kyrénia, même si
l’ancien port est toujours utilisé ; il n’a pas encore été fouillé. On ignore si elle conserve
le statut de cité à la période qui nous intéresse.
Lapéthonte4
, aujourd’hui Karavas, a conservé les vestiges du port et des
murailles ; la cité était célèbre pour ses sources. Le site a été très peu fouillé ; on a pas
trouvé de théâtre mais le gymnase était très important dans la vie de la cité : des Jeux y
furent organisés pour célébrer la victoire d’Auguste. Au milieu du 3ème
siècle, les murs
de la cité furent restaurés (probablement en prévision d’éventuelles invasions goths) par
Cl. Leontichus Illyrius, qui, d’après Mitford, pourrait être originaire de la cité5
.
Soli6
était constituée d’une acropole et d’une zone d’habitation en contrebas.
Elle était la cité la plus importante du nord-ouest de l’île, et sa prospérité était
notamment due aux mine de cuivre. Elle avait un théâtre d’une capacité de 3500
spectateurs et était traversée d’une grande rue pavée et entourée de colonnes. Elle
semble avoir connu son apogée sous les Antonins, mais est la seule cité dans ce cas.
Arsinoé7
, fondée en 270 a. C. sur les ruines de Marion, n’a pas connu de fouilles
systématiques, mais rien n’a été trouvé datant de la période qui nous intéresse.
Kythréa8
est aujourd’hui un champ de ruines à l’est de la ville moderne, dont les
fouilles n’ont pas encore été menées à bien. Elle est une des rares cités chypriotes à ne
pas être située sur la côte. La cité était célèbre pour ses sources intarissables. ; on sait
1
Cf. M. Yon : « [il] semble avoir été un bienfaiteur particulièrement attentif de Citium, peut-être même
un ‘nouveau fondateur’ » (IKition p. 236).
2
Cf. Mitford, ANRW II 7.2 p. 1324.
3
Cf. Mitford, ANRW II 7.2 p. 1324 sq.
4
Cf. Mitford, ANRW II 7.2 p. 1325 sq.
5
Mitford, Byzantion 20 (1950), p. 136-139, n° 10. Cf. corpus n° 59.
6
Cf. Mitford, ANRW II 7.2 p. 1327 sq.
7
Cf. Mitford, ANRW II 7.2 p. 1329.
8
Cf. Mitford, ANRW II 7.2 p. 1329 sq.
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
26
qu’elle conserva le statut de cité sous les Romains. Il semble qu’elle ait été subordonnée
au moins économiquement à Salamine.
Le site de Tamathonte1
n’a pas été fouillé et est occupé en partie par la moderne
Politiko. Là aussi, d’importantes mines de cuivre assurait une certaine prospérité ; elle
devait notamment exporter par le port de Soli.
Quant à Trémithonte2
, si elle n’avait probablement pas le statut de cité, sa
situation à la croisée des routes romaines lui assura un certain développement.
La société chypriote était très attachée à la vie de village et à la petite propriété.
L’esclavage devait être largement répandu dans l’île. La classe dirigeante a pu montrer
un zèle de romanisation au début de la domination romaine (contrairement à la majorité
de la population qui semble s’être satisfaite de l’ordre des choses) ; il n’y eut pas ou peu
de citoyens très riches (à l’exemple d’Hérode Atticus pour l’Achaïe), et les évergètes ne
furent pas nombreux, dévoilant une certaine homogénéité de richesse chez les
Chypriotes.
Quant au rôle du koinon3
, on sait qu’il était responsable de l’émission de
monnaies de bronze. Il est surtout attesté à Palaipaphos (8 inscriptions sur 12) et à
l’époque impériale4
, même s’il existe au moins depuis l’époque républicaine5
. Haensch,
qui a étudié le système de conventus province par province, en arrive à la conclusion
qu’à Chypre il se réunissait probablement à Paphos, capitale de la province6
. Comme le
résume Cayla, « cette institution se développe à l’époque impériale avec probablement,
comme ailleurs, une extension de son rôle et un recentrage autour du culte impérial ».
On sait toutefois qu’il joua un rôle diplomatique, puisqu’un ambassadeur de l’île est
1
Cf. Mitford, ANRW II 7.2 p. 1331.
2
Cf. Mitford, ANRW II 7.2 p. 1332.
3
Cf. Cayla, « Livie, Aphrodite et une famille de prêtres du culte impérial à Paphos », l’Hellénisme
d’époque romaine, p. 239-241 et IPaphos, p. 57 sq . Pour les rapports du koinon avec les proconsuls, voir
la partie sur le culte impérial (III).
4
Deux inscriptions sont traditionnellement datées de l’époque hellénistique, mais d’après la révision de
Cayla dans sa thèse, elles ne sont pas antérieures à l’annexion de l’île en 58.
5
Cayla (IPaphos, p. 231 sq) s’oppose ici à Mitford, qui faisait remonter quant à lui la création du koinon
à la fin de la période hellénistique.
6
Il a également dressé la liste complète des références au koinon ou aux grands prêtres (Capita
provinciarum note 22 p. 266).
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
27
honoré sous les Julio-Claudiens à Kition et un autre à Athènes sous Hadrien1
. Le koinon
honorait régulièrement les gymnasiarques, agonothètes et grands-prêtres car c’étaient
eux qui payaient pour les concours et autres cérémonies organisées pour les empereurs.
Il célébrait également ses patrons, comme dans le cas de ce [ ?] Vehilius, frère de deux
proconsuls de Chypre de la fin du premier siècle avant notre ère, Marcus et Lucius
Vehilius2
. Peut-être avait-il accompagné son aîné lors de son proconsulat au sein de la
cohors amicorum, à moins que cet honneur ne s’explique par des liens anciens entre la
famille et le koinon.
I-2-B Une faible romanisation
A cause de sa situation insulaire et de son appartenance au royaume lagide,
Chypre est longtemps restée à l’écart de l’influence de Rome. Même en tant que
province romaine, l’emprise reste peu marquée.
On notera la présence de citoyens romains, des négociants, depuis la fin de la
période hellénistique, attestée épigraphiquement à Paphos et à Salamine3
. Toutefois, il y
a débat sur la date de leur installation à Chypre : ainsi, Mitford la situe à la fin du 2ème
siècle a. C. alors que Cayla4
, à la suite de Moretti, préfère une date plus tardive d’un
demi-siècle. Les citoyens romains étaient extrêmement peu nombreux : probablement se
trouvaient-ils seulement dans quelques colonies de commerçants établies depuis la
moitié du 1er
siècle a. C. Même le premier grand-prêtre provincial, un certain Hyllos,
fils d’Hyllos, en fonction sous Auguste et que l’on imagine puissant pour avoir obtenu
cette charge, ne possédait pas la citoyenneté romaine. Mitford a cependant noté que la
1
Cayla, IPaphos p. 63. On pense aussi à celle qui obtint d’Auguste la confirmation du droit d’asylie de
trois temples chypriotes (Tacite, Annales III, 62-63 – cf. corpus n° 87).
2
I. Nicolaou, « Inscriptiones Cypriae alphabeticae IX (1969) », RDAC 1970, p.153 n°8 = M. Christol,
« Proconsuls de Chypre », Chiron 16 (1986), p.1-14. Inscription trouvée à Paphos et aujourd’hui
disparue. Voici la traduction de Cayla : « Le koinon des Chypriotes (fait une dédicace) à son patron
[…]us Vehilius, fils de Marcus, frère de [Marcus] Vehilius, l’ancien gouverneur de la province, et de
Lucius Vehilius, proconsul. » Cf. proconsul n°5.
3
H. Seyrig, « Inscriptions de Chypre », BCH 51 (1927), p. 143-4 n°4. On notera que Cicéron aussi parle
de cette communauté de commerçants romains : cives Romani pauci qui illic negotiantur (Ad Atticum, V,
21, 6, cf. proconsul 3).
4
IPaphos n° 136.
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
28
cité de Kition semble en avoir accueilli nettement plus que les autres1
. Après 212, les
Chypriotes n’utilisèrent pas systématiquement leur tria nomina, comme si l’octroi de la
citoyenneté leur avait été égal.
Avec la domination romaine, on assiste également à une modification du
système de calendrier2
, que cela vienne d’une initiative provinciale ou que le pouvoir
central en soit à l’origine3
. Durant les quelques années où la province de Chypre
répondait à la République romaine, soit l’on devait dater par année consulaire, soit une
nouvelle ère fut créée, qui ne dut pas durer longtemps en tout cas. Lors du retour aux
Ptolémées, la datation est donnée selon l’année de règne des souverains égyptiens.
De nouveau en possession de Rome, un nouveau calendrier provincial fut créé.
On ignore la date exacte de sa création, mais l’on peut dire qu’elle se situe entre 21 a. C.
(date du mariage d’Agrippa avec Julie) et 12 a.C. (date de la mort d’Agrippa) ;
probablement est-ce en 15 a. C., à l’initiative de Paphos qui fut aidée par Auguste suite
à un important tremblement de terre. De même, on ne sait pas en quelle année le
calendrier débute : est-ce en 22, lorsque la province a un statut fixe, ou plus
probablement en 30 a. C., en continuité du calendrier égyptien réformé par Auguste (le
calendrier Alexandrin) ? Le nouveau calendrier, qui prenait des noms de mois à partir
des membres de la famille impériale, fut actualisé en 2 a.C. Désormais, il commençait
par le jour de la naissance d’Auguste, le 23 août. J’ai pu recenser deux noms de mois de
ce calendrier dans mon corpus : le troisième, Apogonikos4
, et le neuvième,
Dèmarchèxousios5
. Comme le résumait Waddington6
, « les Chypriotes, comme les
Egyptiens, comptaient la seconde année du règne d’un princeps, non du premier
renouvellement de la puissance tribunicienne [donc le premier janvier], selon l’usage
1
Note 398 p. 1363.
2
Cf. Mitford, ANRW II 7. 2, p. 1357 sq.
3
Cf. Haensch, Capita provinciarum, p. 265 note 17 : „Ob die Stadt “avidly pro-Roman” war, ist unsicher.
Die Einführung eines solaren Kalenders römischen Typs muß keineswegs auf lokale Initiative
zurückgehen“.
4
IGR III 933. Cf. proconsul 17. Mitford donne la liste complète des mois p. 1360.
5
IGR III, 930 = Mitford, BSA 42 (1947), p. 201-206, n°1. Cf. proconsul 35.
6
LBW III 2806 = IGR III 967. Cf. proconsul 39.
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
29
romain, mais à partir du premier renouvellement de leur propre année civile [donc le 23
août]».
Le problème est qu’en parallèle le calendrier ptolémaïque continue à être
utilisé et qu’il débute la veille du 1er
Thot, ce qui correspond au 29 août (ou parfois le
30). La région de Salamine a longtemps maintenu l’ancien système, contrairement à
l’ouest et au nord de l’île. Quant au sud, on ignore quelle ligne il suivit. Quoi qu’il en
soit, on sait qu’au début du 3ème
siècle, le calendrier est unifié.
Cela dit, dans la majorité de nos inscriptions, la datation est donnée à partir des
années de règne des empereurs, du nombre de leur puissance tribunicienne ou de leurs
salutations impériales, ce qui nous permet de donner des dates avec précision. Le signe
L, qui signifie e1touj et est d’origine égyptienne, est utilisé systématiquement à Chypre
depuis le 3ème
siècle a. C. jusqu’au 3ème
siècle p. C. pour signifier l’année de règne (ou
plus rarement dans les inscriptions funéraires l’âge du défunt). On notera une inscription
publiée par H. Seyrig1
, qui donne pour date une mystérieuse année 29, correspondant à
l’année qui va du 1er
juillet 210 au 1er
juillet 211 : l’origine de cette ère locale serait
donc l’année 182, mais l’on ne connaît aucun évènement concernant Chypre cette année
là. Une explication pourrait être la mauvaise lecture du chiffre kq’.
Par ailleurs, il est remarquable que la langue latine ait si peu pénétré l’île, et
cela est dû notamment au peu de citoyens romains présents sur l’île. A l’époque
concernée, on a donc une uniformité de la langue sur Chypre (le grec), même s’il a pu
subsister un dialecte d’origine phénicienne à Kition, à un niveau domestique et au début
de l’empire au plus tard2
. En témoignent également le petit nombre d’inscriptions en
latin et les énormes fautes qui les émaillent parfois3
. Cayla a ainsi pu définir trois étapes
dans l’usage du latin à Paphos comme à Chypre : une première période où le latin est
utilisé en langue privée seulement par les citoyens romains4
; une seconde où la langue
1
« Inscriptions de Chypre », BCH 51 (1927), p. 139-143, n°3. Cf. proconsul 40.
2
Mitford, ANRW II 7-2 p. 1308. On rappellera que le peuplement de l’île est pour moitié grec pour moitié
phénicien.
3
Un exemple, quasi caricatural, en est la borne milliaire de IGR III 967 : tribouniciai po(testate) to VI,
patri patriai, et Imperator(i) Caisar(i) L(uciou) Septimiou Severou [ …] Divi Nerouae [ …] per
Audioum Bassoum (sur Audius Bassus, proconsul en 198/9).
4
En témoignent l’inscription publiée par H. Seyrig (BCH 51 (1927), p. 143-4 n°4) faite par les cives
R(omani)Paphiae diocen(seos), mais aussi l’épitaphe d’un certain Centurio (Mitford, OA VI, p. 54-56,
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
30
est réservée à l’épigraphie monumentale ; enfin une troisième où elle est la langue de
tous les documents officiels (cf. les milliaires : d’abord bilingues, ils sont à partir du
4ème
siècle exclusivement en latin).
Nous possédons tout de même quelques traces de contacts entre les
Chypriotes et Rome, comme par exemple une ambassade envoyée à Rome sous Tibère
pour maintenir le droit d’asylie des grands temples chypriotes1
. Il peut subsister
également des vestiges de rescrits impériaux, qui constituent des réponses de l’empereur
à valeur jurisprudentielle à des questions écrites. Toutefois, les textes sont si
fragmentaires que les historiens ne s’accordent pas tous à leur accorder le statut de
rescrit. Ainsi, on a retrouvé à Salamine une inscription qui, pour Mitford et Nicolaou,
constitue assurément un rescrit impérial, peut-être pour interdire une corporation
d’artisans juifs. De leur côté, les derniers éditeurs (ISalamine), qui critiquent la
restitution abusive des premiers, parlent seulement d’une référence au local d’une
association, sans pouvoir en dire plus2
. Dernièrement, on a trouvé au gymnase de
Salamine un fragment correspondant probablement à un rescrit impérial du 2ème
ou du
3ème
siècle, qui répondait peut-être à une pétition des provinciaux3
.
I-2-C Chronologie des « évènements »
Nous avons dit dans notre introduction que la province de Chypre n’a pas
connu de grands bouleversements lors de la période qui nous intéresse. Voyons
n°29, étudiée également dans la partie sur le rôle militaire du proconsul). Il s’agit de la seule épitaphe
latine retrouvée à Chypre ; on doit la dater du 1er
siècle avant ou après notre ère.
1
Tacite, Ann. III, 62 : Exim Cyprii tribus de delubris, quorum vetustissimum Paphiae Veneri Amathusiae
et Iovi Salaminio Teucer, Telamonis patris ira profugus, posuissent. « Puis vinrent les habitants de
Chypre qui parlèrent de trois temples bâtis, le plus ancien à Vénus de Paphos par Aérias, le second à
Vénus d’Amathonte par Amathus, fils d’Aérias, et le troisième à Jupiter Salaminien par Teucer fuyant la
colère de son père Télamon. » (Traduction H. Goelzer). Cf. corpus n° 87.
2
ISalamine p. 16-17, n° 24 (= ISalamis n° 91).
3
ISalamine n° 27 = AE 2001, 1949 = Feissel D., « Un rescrit impérial et une consécration d’après une
inscription du gymnase de Salamine » Cahiers du Centre d’Etudes Chypriotes 31 (2001), p. 189-207.
Texte très fragmentaire n’ayant concerné aucun nom ou titre d’empereur ou de fonctionnaires romains.
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
31
toutefois plus en détail les quelques petits évènements qui s’y sont produits sous le
gouvernement d’un proconsul romain1
.
Le premier d’entre eux, le siège du conseil de Salamine par des agents de
Brutus, relève d’une problématique politico-financière complexe2
. En effet, il semble
que depuis l’annexion de l’île, les Chypriotes aient dû payer au proconsul une somme
très importante afin d’éviter le stationnement de l’armée, avec les pillages et abus qui
s’ensuivent3
. Pour pouvoir s’en acquitter, la cité de Salamine s’était endettée auprès de
riches Romains : elle avait notamment contracté une dette au taux d’intérêt de 48% ( !)
auprès de Iunius Brutus, par ailleurs gendre d’Appius Claudius Pulcher, alors proconsul
de Cilicie-Chypre (53-51 a. C.). C’est cet abus qui conduisit Cicéron l’année suivante à
produire un édit limitant les prêts à 12%, et à refuser personnellement les 200 talents.
C’est alors que Brutus envoya deux agents, M. Scaptius et P. Matinius, afin de
récupérer son argent avec le taux initial. Pour parvenir à leurs fins, les deux sbires firent
le blocus du conseil de la cité, condamnant ainsi cinq de ses membres à mourir de faim.
Par la suite, c’est Cicéron qui finit par régler l’affaire, tiraillé entre les pressions
politiques et son jugement personnel4
.
Un autre évènement fut le tremblement de terre de 15 a. C., qui entraîna peut-
être le maintien en poste de P. Paquius Scaeva dans les années 10 a. C. pour aider les
cités à s’en relever5
. Paphos dut alors recevoir une aide financière de la part d’Auguste,
1
Cf. Mitford, ANRW II 7-2 p. 1297.
2
Cf. Mitford, ANRW II 7-2, p. 1291 et la note explicative de Constans et Bayet dans Correspondance de
Cicéron IV, p. 11-25 et p. 99-112.
3
Cicéron, Ad Atticum, V, 21, 7 : Illud autem tempus quotannis ante me fuerat in hoc quaestu : civitates
locupletes, ne in hiberna milites reciperent, magnas pecunias dabant, Cyprii talenta Attica CC […] « Or,
chaque année avant moi, cette saison avait vu le trafic suivant : les cités riches, pour n’avoir pas à
recevoir des soldats en quartiers d’hiver, payaient des sommes considérables : les Chypriotes avaient
donné 200 talents attiques » (traduction par L.-A. Constans et J. Bayet). Cette somme s’appelle le vectigal
praetorium.
4
Pour les détails de ce règlement final, cf. Ad Atticum, V, 21, 10-13.
5
Il est en effet qualifié de procos iterum extra sortem auctoritate Aug. Caesaris, / et s(enatus) c(onsulto)
misso ad componendum statum in reliquum provinciae Cypri (CIL IX, 2845). On notera cependant que
rien ne nous dit dans cette titulature qu’il fut envoyé en lien avec ce tremblement de terre, comme le
remarque Mitford (ANRW II 7-2, note 47 p. 1299).
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
32
d’où le titre de Sébastè (ou Augusta) qu’elle porte à partir de 15 a. C. Cayla a aussi
relevé une inscription dans laquelle le dèmos de Paphos honore Hérode, roi de Judée1
:
c’est probablement à mettre en lien avec la location par Auguste de la moitié de la
production des mines de cuivre de Soli à Hérode contre 300 talents, en l’an 12 a. C. ;
comme le monarque était un grand évergète, peut-être a-t-il fait quelque chose pour
Paphos à l’occasion du tremblement de terre.
En 22 p. C., Paphos, Amathonte et Salamine, après examen du Sénat, sont
confirmées dans leur droit d’asylia, depuis longtemps détenu par leurs célèbres temples
(Aphrodite à Paphos et à Amathonte, et Zeus à Salamine). En 69 p. C., Titus, en route
pour la Syrie, fait escale à Chypre et reçoit de Sostratos, le grand-prêtre d’Aphrodite à
Paphos l’assurance de son grand destin2
.
Entre 115 et 117, une révolte juive de grande ampleur secoue tout le Proche-
Orient ; à Chypre, menée par Artémion, elle a infligé de terribles dégâts à Salamine.
Etudiée en profondeur par M. Pucci3
, cette révolte présente des causes profondes, telles
qu’un mécontentement latent et un manque d’intégration à l’élément grec environnant
depuis la destruction du temple de Jérusalem. Malheureusement, si l’on sait qu’elle a
éclaté également à Chypre, on en ignore les détails, en partie à cause de la rareté et de la
date tardive des sources disponibles sur le sujet4
. A Chypre, ce qui est étonnant est que
l’on n’a pas de témoignages de tensions entre Juifs et Grecs au siècle précédent,
contrairement à l’Egypte et la Cyrénaïque. Il semble que là aussi la révolte ait été
dirigée contre les Grecs. Comme à Cyrène, les Juifs détruisirent tout ce qu’ils trouvaient
sur leur passage. Les sources donnent l’impression d’un véritable massacre5
: s’il ne
1
IPaphos, n°235 p. 397 sq.
2
Tacite, Hist. II 4 et Suétone, Titus, 5 (cf corpus n° 88). On soulignera que Mitford est convaincu que
Trajan aussi est passé par Chypre en 113 pour rejoindre Antioche en Syrie, son base dans la guerre parthe,
mais sa théorie repose sur des bases plus que fragiles.
3
La rivolta ebraica al tempo di Traiano, Biblioteca di Studi Antichi n°33, Pise, 1981, surtout les pages
73 à 79 pour Chypre. Cf. aussi Sartre Le Haut-Empire romain, p. 404 sq.
4
Principalement Chronique de Jérôme (Chron. Hieron.) p. 196 et Chronique arménienne (Chron. Vers.
Arm.), d’où probablement les notices de Paul Orose et Georges Le Sincelle (348 A).
5
Cf. notamment Dion Cassius, qui parle de 240 000 morts : toutefois, l’on ignore si ce chiffre (de toute
manière probablement exagéré) correspond à celui pour Chypre, ou pour toute la révolte , et s’il ne prend
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
33
faut pas les prendre à la lettre, on doit tout de même en conclure que cela devait être fort
impressionnant.
On ignore si la révolte eut lieu dans toute l’île ou seulement à Salamine ; pour
Salamine, toutes les sources concordent à dépeindre une cité dévastée. Cependant, cela
vient probablement d’une interprétation exagérée des sources littéraires ; il est en effet
peu probable que la cité fut complètement détruite puisque quelque temps, après elle est
qualifiée de métropole dans une inscription. L’épigraphie atteste de nombreuses
reconstructions à cette époque1
, mais sans en exprimer la cause ; de plus, l’on voit
apparaître l’épithète Sôter accolé au nom d’Hadrien par Salamine. Le chef de la révolte
est connu, un certain Artémion, qui n’apparaît pas dans d’autres documents juifs (tout
comme le chef de la révolte en Cyrénaïque). On ignore combien de temps les Juifs
tinrent la cité ; il est probable qu’après un certain temps, durant lequel les Grecs ne
parvinrent pas à reprendre la cité, Rome ait décidé d’intervenir militairement. A
l’époque, l’armée était en Orient pour la campagne parthe, et en 116, Q. Marcius Turbo
est chargé de mater la révolte2
. Un détachement de légion (vexillum) fut envoyé à
Chypre pour mater la rébellion, probablement au printemps 1173
, dirigé par un certain
C. Valerius Rufus. Comme ailleurs, la répression dut être terrible : mises à mort,
confiscations, disparition de communautés entières (mort ou exil).
Un autre tremblement de terre secoua l’île en 77/8, entraînant peut-être le
transfert de l’atelier de frappe de monnaie d’Antioche à Chypre pour quelques années.
En effet, on a pu remarquer la rareté de la frappe datée de la 10ème
année de Vespasien,
ce qui s’explique sûrement à cause de ce tremblement de terre4
; cela explique aussi que
l’émission suivante, celle de la 1ère
année de règne de Titus, soit beaucoup plus grossière
en compte que les victimes des Juifs ou également les chiffres de la répression (Dion Cassius, Histoire
romaine 68, 32 –cf corpus n° 90).
1
Peut-être faut-il interpréter dans ce sens l’hommage de Salamine à Hadrien, datant de 123 : selon
Mitford, l’empereur aurait fortement contribué à la reconstruction de la cité après la révolte. Cf.
ISalamis n° 92 = ISalamine n° 140 (proconsul n° 31).
2
Mitford cite Lusius Quietus (Cf. ANRW II 7.2 p. 1345) : or, il fut chargé de mater la rébellion en Judée
seulement.
3
Cf. ILS 9491 (trouvée à Beyrouth) qui honore C. Valerius Rufus, miss[us] cum vexillo ab / Imp(ertaori)
Nerva Traiano Optumo Aug(usto) Ger(manico)/ Dacico Parth(ico) Cyprum in expeditionem.(voir
également III-5 sur le rôle militaire du proconsul). Cf corpus n° 76.
4
B. Helly, « Monnaies de Vespasien frappées à Chypre », dans Colloque Salamine, p. 293-311.
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
34
(ateliers atteints, manque de personnel...) ; enfin cela explique l’arrêt de la production et
le transfert à Antioche dans la 2ème
année de Titus.
Probablement en 215, C. Iulius Avitus Alexianus, le mari de Julia Maesa, fut
envoyé par Caracalla de Mésopotamie à Chypre, et mourut sur l’île1
. Cependant, le
texte est ambigu, et si l’on comprend qu’il a dû jouer un rôle dans le gouvernement de
Chypre, il paraît difficile d’y voir comme Thomasson un proconsul à part entière2
;
mieux vaut penser à une mesure d’éloignement de la part de Caracalla qui l’envoya
rejoindre l’équipe du proconsul de Chypre alors en place. Enfin, en 269, les Goths
semblent avoir tenté d’aborder l’île mais sans succès3
: on notera que quelques années
auparavant, la cité de Lapéthonte avait fait appel à Claudius Leontichus Illyrius
(proconsul ?) pour renforcer les murs de défense de la cité ; sans doute se préparait-elle
déjà à une attaque4
.
Les premières années de la domination romaine sont très mal connues, mais l’on
peut en esquisser la trame : l’annexion se passe assez tranquillement en 58 a. C., puis
Chypre rejoint la Cilicie et est gouvernée par son proconsul. Ensuite, l’île retourne à la
1
Dion Cassius, Histoire Romaine, 79, 30-4 (et non 78, 30 comme l’écrit Mitford dans ANRW note 44 p.
1298) :
o( ga_r )Aoui=toj para_ me_n tou= Karaka&llou e)j Ku&pron e)k th=j Mesopotami&aj
meta_ th_n th=j )Asi&aj a)rxh_n pemfqei_j klhrwtw=? tini_ su&nedroj u(po_ te gh&rwj kai_
u(p’ a)rrwsti&aj e1fqh sunairou&menoj:
« Quant à Avitus, envoyé par Caracalla de la Mésopotamie à Chypre après son gouvernement d’Asie
comme membre de l’assemblée du gouverneur tiré au sort, il devança [Julia Maesa dans la mort], emporté
à la fois par la vieillesse et par la maladie. ». Pflaum a étudié cet homme, et voici sa version du texte de
Dion (REL (1979) p. 298-314) :
met[a_ th_n th=j )A]si&aj a)rxh_n [pemfqei_j klh]rwtw=? tini_ s[- u(po_ te] gh&rwj k[ai_
u(p’ a)rrwsti&]aj w1fqh [sunairo&menoj]
Si l’historien ne trouve pas non plus d’explication à cet envoi à Chypre, il remarque toutefois ceci :
« comment expliquer la mission à Chypre autrement que par un acte de disgrâce ? ».
2
Thomasson, Laterculi Praesidum, col. 299, n°29
3
Trebellius Pollio, Vita Claudii XII, 1 : fuerunt per ea tempora et apud Cretam Scythae, et Cyprum
vastare tentarunt ; sed ubique morbo exercitu laborante, superati sunt.
4
Cf. corpus n° 59.
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
35
domination ptolémaïque, tout en restant plus ou moins sous contrôle de Rome, dans la
mesure où les souverains égyptiens eux-mêmes n’étaient pas parfaitement libres de
leurs choix. Chypre reste alors sous la coupe de Cléopâtre, peut-être avec un rapide
retour à Rome, et ne revient définitivement aux Romains qu’avec la chute de la reine.
Le statut de la province (et donc celui de son gouverneur) évolue encore au tout début
du Principat, et ne devient fixe qu’en 22 a. C.
On peut dire que le proconsul ne devait pas arriver trop préoccupé dans la
province dont il avait à s’occuper : en effet, ce qui ressort de ce tableau de Chypre sous
le Haut-Empire, c’est avant tout une impression d’homogénéité et de tranquillité. Les
cités avaient toutes le même statut, et même si Paphos et Salamine sortent du lot par
leur importance, elles ne semblent pas avoir écrasé les autres pour autant1
. De même, on
ne voit pas surgir une élite au sein des cités qui aurait éclipsé les autres citoyens par sa
richesse et sa puissance2
. Cette unité semble renforcée par le koinon, qui unit toutes les
cités de l’île et est actif notamment pour la frappe de monnaie ou le culte impérial3
.
Un autre élément de cohésion est la civilisation grecque, partagée par l’écrasante
majorité4
, et qui laisse peu pénétrer la culture romaine, comme en témoigne
l’épigraphie, qui utilise le latin seulement dans les documents officiels, et encore,
souvent doublé de la traduction grecque, et truffé de fautes. Toutefois, on note des
éléments de romanisation, tels qu’une réforme des institutions civiques ou du système
de calendrier ; mais il faut alors se demander dans quelle mesure ils furent imposés par
le pouvoir central ou choisis par les provinciaux. Dans l’ensemble, on n’observe que de
rares contacts avec Rome, voire avec le reste de l’empire, et cela est appuyé encore par
la très faible présence de citoyens romains sur l’île.
Enfin, peu d’incidents viennent perturber ce calme : outre les séismes récurrents,
on notera simplement des premiers contacts délicats avec les Romains (chantage à la
garnison de soldats ; siège du conseil de Salamine), et l’importante révolte juive de la
1
Voir également dans la partie sur le rôle judiciaire du proconsul : on ne connaît pas de conflit entre cités
à Chypre, ce qui est à l’exact opposé de la situation en Achaïe ou en Asie par exemple.
2
Même si l’on sait que quelques grandes familles ont pu monopoliser au premier siècle les grandes
prêtrises à Paphos et à Salamine. Cf notamment l’étude de la clientèle du proconsul C. Ummidius Durmus
Quadratus au II-3.
3
Sur ce dernier point, voir III-6 sur le rôle religieux du proconsul.
4
Si l’on excepte la communauté juive, très mal connue (sans même parler de la première communauté
chrétienne) et qui s’en prit justement à cette culture lors de la révolte de 115/7.
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
36
fin du règne de Trajan, qui reste malheureusement mal connue. Les proconsuls n’eurent
donc que rarement à gérer des situations extraordinaires. Comme le résume Mitford,
“after initial fluctuations, which reflected no change in the internal condition of the
island but merely the vicissitudes of the Roman Civil War, the history of Cyprus
assumes a uniformity, almost an anonymity, which is in itself significant”1
.
1
ANRW II 7-2, p. 1290.
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
37
II- LES GOUVERNEURS : CONDITIONS D’EXERCICE
Nous avons vu que la province en elle-même ne devait pas poser de difficultés
au proconsul de Chypre. Toutefois, celui-ci devait trouver sa place dans un système où
il n’était pas le seul à administrer la province, et devait composer aussi bien avec les
provinciaux que le pouvoir impérial, qui pouvait notamment intervenir au moment de la
nomination.
II-1 Nomination et statut des gouverneurs de Chypre
Mais comment les gouverneurs de Chypre arrivaient-ils donc à ce poste ? En
théorie, cela dépendait uniquement du sort, mais dans la pratique, on se rend compte
que le pouvoir impérial se faisait toujours plus présent.
II-1-A Déroulement classique de la nomination du proconsul1
Entre la préture, pour laquelle il faut avoir 30 ans minimum, et le consulat,
toujours aussi prestigieux et auquel seule une minorité des sénateurs aura accès,
s’écoulent environ dix ans. C’est pendant cette période que sont remplies les charges
prétoriennes, qui se rattachent au domaine militaire ou à l’administration, comme dans
notre cas le gouvernement d’une province publique en tant que proconsul.
Malheureusement, nous n’avons aucun témoignage relatif à Chypre en particulier, c’est
pourquoi nous nous contenterons d’un résumé général.
Dans le cadre de la province de Chypre, comme pour les autres provinces
publiques prétoriennes, le proconsul est nommé par tirage au sort (la sortitio), régi par
des règles précises2
. La durée du gouvernement provincial est fixée à un an, avec un
délai de cinq ans entre la préture et le droit de tirer au sort une province. Les futurs
proconsuls pouvaient plus ou moins s’arranger entre eux pour échanger les provinces
1
Je renvoie à la première partie du II de mon mémoire de l’an dernier pour plus de détails ainsi que les
renvois bibliographiques.
2
Voir à ce sujet Hurlet, Le proconsul et le prince, p. 24-82, notamment en ce qui concerne les évolutions
chronologiques de la sortitio et son organisation technique.
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
38
qui leur revenaient, en fonction du prestige de la province ou d’affinité personnelle avec
une région1
. Mais si dans le cas de l’Achaïe on avait déjà pu relever que ce dernier
critère était particulièrement important, la province de Chypre semble avoir été subie
plus que choisie : on ne trouve pas ou peu de liens entre les proconsuls et l’île2
, et son
absence de prestige ne saurait le compenser.
Quant au déroulement matériel de la sortitio, il nous reste en grande partie
inconnu. Le tirage au sort se déroulait à la fin de l’hiver ou au début du printemps, pour
permettre d’entrer en fonction au début de l’été au plus tard. Le Sénat intervenait par un
sénatus-consulte annuel invitant à tirer au sort les anciens préteurs et consuls ayant le
droit de s’y présenter ; peut-être une loi comitiale ratifiait-t-elle l’investiture.
Concrètement, on devait utiliser une urne pivotante avec des boules de même format ; le
tirage au sort des provinces prétoriennes devait intervenir avant celui de l’Afrique et de
l’Asie, et il se peut que les boules des candidats privilégiés étaient tirées en premier.
S’ensuivait la profectio, ou cérémonie de départ. Sous la République, la
cérémonie de départ de Rome consistait à prendre les auspices de départ, à se rendre au
Capitole pour prononcer les vœux traditionnels et prendre le paludamentum (l’habit de
guerre), avant de franchir le pomerium avec des troupes et des licteurs. Avec le
Principat, quelques changements à forte valeur symbolique ont lieu, tel que le point de
départ qui est transféré au temple de Mars Ultor sur le forum Auguste, tandis que le
droit de porter le paludamentum fut retiré au proconsul, montrant ainsi sa perte de
pouvoir militaire. C’est à l’occasion de cette cérémonie qu’étaient remis au proconsul
les mandata, des conseils généraux sur le gouvernement d’une province, accompagnés
de remarques morales et d’instructions particulières, qui adaptaient ainsi les consignes à
la province en question3
.
Quant au voyage du proconsul vers sa province, il est progressivement
réglementé : Tibère a contraint en 15 les proconsuls à partir avant le premier juin, pour
1
Un autre critère entre en jeu dans ces échanges ; en effet, une sorte de hiérarchie assez mal connue se
met progressivement en place, selon laquelle les anciens préteurs mariés et pères de plusieurs enfants sont
prioritaires dans le choix des provinces, ceci étant proportionnel au nombre d’enfants.
2
Cf. II-3.
3
A l’origine, seul le sénat avait le pouvoir de donner ces mandata, mais progressivement ce sont les
empereurs qui monopolisent ce droit (évolution achevée au milieu du 1er
siècle).
Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire
39
lutter contre la mauvaise habitude des gouverneurs de s’attarder à Rome ou en Italie. Le
trajet est le même d’une année sur l’autre et l’entrée dans la province constitue l’acte
fondateur du gouvernement. Il y a tout un cérémonial à suivre, qui varie selon les
provinces, et qui se répète plus ou moins à chaque nouvelle cité visitée par la suite par
le proconsul.
II-1-B L’intervention impériale dans la nomination
Le princeps pouvait jouer un rôle direct dans la nomination du gouverneur de
Chypre (nomination d’un légat impérial propréteur ou procédures extraordinaires telles
que la nomination extra sortem ou la prorogation), mais aussi de manière plus
officieuse, grâce à son auctoritas.
Nous avons vu que pendant une courte période, de 30 a. C. à 22 a. C., Chypre
est une province impériale et est donc gouvernée de ce fait par un légat impérial
propréteur, nommé directement par Auguste. Un seul témoignage épigraphique a été
conservé de cette période, à Salamine, même si le nom du légat n’a pas eu la même
fortune1
: … leg(ato) Au]g(usti) pro pr[aetore…Si la majorité des historiens s’accorde à
situer cette inscription dans ce court laps de temps, on notera la proposition de datation
différente de Pucci2
: en effet, il y voit un légat impérial propréteur, qui aurait été
envoyé en mission à Chypre suite à la destructrice révolte juive de 115/7.
Par la suite, la politique de restitutio de la res publica menée par Auguste et ses
successeurs, feignant de maintenir en place le régime républicain, et le statut de
province publique empêchent le princeps d’intervenir ouvertement dans le choix des
proconsuls. Mais en tant que princeps senatus3
, il oriente les débats au Sénat. De plus, il
peut écarter un candidat qui ne lui plaît pas par des arguments plus ou moins menaçants
afin d’obtenir une excusatio, c’est-à-dire une renonciation en bonne et due forme. Au
1
Tubbs, JHS 12 (1891), p. 179 n°12 = CIL III 12106 = ISalamine p. 21, n°37 (cf. corpus n°7).
2
Pucci, La rivolta ebraica, p. 75.
3
C’est à l’origine le premier sénateur inscrit sur la liste officielle (l’album) et qui prend la parole en
premier lors des réunions du sénat ; cette fonction est reprise automatiquement par les empereurs sous le
Principat.
Le métier de gouverneur de Chypre sous l'Empire Romain
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Le métier de gouverneur de Chypre sous l'Empire Romain

  • 1. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 1 Virginie Mahé Sous la direction de F. Hurlet Université de Nantes U.F.R. Histoire, Histoire de l’Art et Archéologie LES GOUVERNEURS DE CHYPRE (1er siècle a. C. -3ème siècle p. C.) MEMOIRE Année 2008/2009
  • 2. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 2 INTRODUCTION “In 22 B.C., Cyprus entered upon more than three centuries of a tranquil obscurity, seemingly not unprosperous and apparently well governed”1 : voilà comment T. B. Mitford, qui fut l’un des plus grands spécialistes de l’histoire romaine de Chypre, résume les premiers siècles de domination de l’Urbs sur l’île. Dans la continuité de notre précédent mémoire, sur les proconsuls d’Achaïe aux deux premiers siècles de notre ère, il nous a semblé pertinent et intéressant d’appliquer la même étude à cette province sénatoriale mineure, qui, d’après M. Hurlet, n’avait pas connu ce type de synthèse depuis longtemps. Effectivement, les principaux travaux sur les gouverneurs romains de l’île remontaient à l’article de Mitford “Roman Cyprus” (publié dans ANRW, II.7-2 en 1980 mais rédigé plusieurs années auparavant), réactualisé notamment par M. Christol en 19862 , qui s’était toutefois contenté de reprendre certains cas seulement. Une nouvelle version s’imposait donc. Quelles sont donc les sources à disposition lorsque l’on veut étudier la Chypre romaine ? C’est avant tout le manque de sources concernant cette période qui est frappant. En effet, les inscriptions retrouvées ne sont pas si nombreuses, et sont très souvent dans un mauvais état. Les sources littéraires sont particulièrement silencieuses sur notre sujet3 : d’une grande aide pour reconstituer le déroulement du début de l’occupation romaine, elles restent malgré tout lacunaires et fort imprécises pour les années qui suivent, avant de se taire totalement pour les deux premiers siècles de notre ère. C’est pourquoi les sources épigraphiques, archéologiques et numismatiques sont si 1 ANRW II 7.2, p. 1295. 2 « Proconsuls de Chypre », Chiron 16. 3 « Little can be gleaned from the historians of the period, and references to the island owe much to chance and accident ; nor are the geographers and scientific writers informative outside the limits of their trade. » (Mitford, ANRW II 7-2, p. 1297).
  • 3. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 3 importantes pour notre étude. Par exemple, nous connaissons deux proconsuls grâce à des monnaies frappées à Chypre1 . L’un des problèmes que l’on rencontre dans l’épigraphie chypriote est qu’un nombre important de fouilles ont été menées de manière plus ou moins anarchiques, sans méthode scientifique : de nombreuses pierres sont ainsi perdues depuis le 18ème ou le 19ème siècle, et bien souvent, l’on ignore le lieu précis de la découverte de l’inscription ou encore les caractéristiques de la pierre (taille, parties manquantes…). De plus, les Chypriotes eux-mêmes ont beaucoup pillé les tombes et les autres antiquités. Ces fouilles furent surtout menées par les consuls français, britanniques et américains, notamment à partir de 1878 lorsque le sultan céda l’île au Royaume-Uni. Dès lors, les fouilles privées furent interdites. Luigi Palma di Cesnola2 , consul américain de 1865 à 1876, fut particulièrement actif dans toute l’île, mais quasiment toutes ses trouvailles sont à prendre avec précaution : si, en onze ans, il a amassé la plus grande collection d’antiquités chypriotes au monde (conservée au Metropolitan Museum of Art de New York), il n’avait auparavant aucune expérience archéologique ; il ne lui semblait donc pas très important de noter précisément les détails de ses découvertes. Sa collection est par ailleurs fortement critiquée pour ses restaurations abusives et erronées3 . 1 A. Plautius et T. Cominius Proculus. 2 Myres ( Handbook of the Cesnola Collection of Antiquities from Cyprus, p. XIII sq.) développe sa biographie : né en 1832, il part en 1860 aux Etats-Unis où il fonde une école militaire pour officiers et participe à la guerre civile. De 1865 à 1876, il est consul à Chypre. Son frère continua par la suite (Alessandro P. di Cesnola) mais sans faire de grandes découvertes ; toutefois, c’est lui qui publia en 1882 une bonne partie des découvertes dans Salaminia. 3 Voir la critique de Hogarth (JHS 9, p. 150) : “it is much to be regretted that his want of all archaeological qualifications, coupled with his desire that that want should not be apparent to the world, has introduced such confusion into his results. Had he not been so shy of confessing that he had little or no hand in the actual discovery of the treasure, that the majority of the work was done by Beshbesh not by himself, that many objects were purchased from villagers and not unearthed, that he hardly knew where his foreman worked, what he spent, or what he found, and finally that he himself neither kept accurate notes of the provenance of his treasures nor of the incidents of his journeys, he might have written a plain narrative of inestimable value in place of the ambitious and turgid volume which has worse confounded Cypriote archaeology.”
  • 4. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 4 Les fouilles menées par Tubbs et Munro en 1890 à Salamine1 , dont les résultats sont conservés pour la plupart au British Museum de Londres, furent conduites là encore avec un certain amateurisme ; or, aucun carnet original ni archive qui aurait pu nous aider ne nous est parvenu. Comme toutes les autres fouilles, elles ont avant tout donné des résultats concernant les périodes archaïque et hellénistiques. Les recherches menées par Hogarth en 1887/82 dans la zone de Paphos et financées par l’Université de Cambridge furent les premières à suivre une véritable méthode archéologique3 . L’année 1883 vit l’ouverture d’un « musée de Chypre » à Nicosie, sous l’impulsion de Démétrios Piéridès, un amateur chypriote cultivé qui avait une importante collection ; il reste aujourd’hui encore le plus important musée archéologique de Chypre. Le début du 20ème siècle connaît fort peu de fouilles à Chypre, même si Mitford commence à étudier les inscriptions sur place à partir de 1936. Le renouveau débute en 1959 avec la nomination de Vassos Karageorghis comme Directeur des Antiquités, une fois les indépendantistes réprimés4 . En revanche, depuis 1974 et l’invasion turque, qui fut suivie de la partition de l’île, la situation pour les chercheurs est nettement plus compliquée5 , même si elle s’est incontestablement améliorée ces dernières années. Ceci est à prendre en compte pour expliquer le retard des recherches concernant Chypre pris ces trente dernières années. A Salamine6 les fouilles furent menées entre 1963 et 1974 par Jean Pouilloux, bien que le théâtre et les bains furent fouillés auparavant, entre 1952 et 1959, par Dikigoropoulos et Karageorghis, sous la direction du Département des Antiquités de Megaw. Elles révèlent un renouveau du site sous Auguste, comme quasiment partout 1 Cf. l’article à ce propos de V. Wilson, Colloque Salamine, p. 59-70. Fouilles publiées dans “Excavations in Cyprus, 1890. Third Season's Work. Salamis”, JHS 12 (1891), pp. 59-198. 2 “Excavations in Cyprus, 1887-88. Paphos, Leontari, Amargetti”, JHS 9 (1888), pp. 147-271 3 Je renvoie à l’introduction de cet article pour la description des inconvénients des fouilles précédentes, et celle des fouilles qu’ils menèrent près de Nicosie et à Paphos. 4 Cf. Avant-propos de Colloque Salamine par M. Yon. 5 Cf. le commentaire acerbe de Karageorghis sur l’abandon des fouilles de Salamine en 1974 : « Après 22 années de travail, fouilleurs et ouvriers durent tout abandonner aux hordes d’Attila l’envahisseur » (Colloque Salamine, p. 14). 6 Cf. l’introduction de ISalamine.
  • 5. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 5 dans les autres cités chypriotes. Paphos1 fut quant à elle fouillée dès la fin du 19ème siècle par l’équipe de Hogarth, et des fouilles régulières eurent lieu depuis. Kition2 est fouillée depuis 1976 par l’Université de Lyon, qui a repris également les fouilles du temple de Zeus à Salamine. Le site d’Amathonte3 fut fouillé en 1862 par une mission menée par de Vogüé ; même si elle est assez mal connu car il n’y eut pas de publication spécifique, l’épigraphiste présent, W. Waddington, publia quelques unes des trouvailles. La cité fut également fouillée par les britanniques en 1893/4, puis par une mission suédoise en 1930, est à nouveau étudiée par le Département des Antiquités de Chypre et par l’Ecole Française d’Athènes depuis 1975. Kourion4 a commencé à être fouillée en 1934 sous la direction de Hill, puis de McFadden jusqu’à sa mort en 1951 ; il n’y eut pas de publication finale. A la fin des années 50, les fouilles reprirent peu à peu avec Megaw. Depuis, elles sont menées par le Département des Antiquités de Chypre, tandis qu’une mission américaine s’est occupée de la nécropole est. L’historiographie5 suit globalement les étapes archéologiques précédemment développées, dans la mesure où il s’agit avant tout de rapports de fouilles. On citera en sus le Kypros de Engel, publié en 1841, qui s’intéressait surtout aux sources littéraires et restait très général. En 1850 paraît Inschriften von Cypern par L. Ross, puis en 1854 le compte-rendu d’un voyage de près de quatre ans de Sakellarios sur l’île6 . En 1870 est publié celui du voyage de Waddington, où la moitié des inscriptions concernant Chypre sont inédites, l’autre moitié étant constituée de reprises de publications de Ross et Sakellarios. Avant l’article de Mitford sur “Roman Cyprus”, il fallait consulter un court article de Chapot7 , trop succinct, ou bien un ouvrage de Hill, quasiment introuvable8 . Comme le regrette Mitford, “this neglect - for such, indeed, it seems - is indicative not 1 Pour Paphos et les autres cités, cf. Cayla et Hermary, « Chypre à l’époque hellénistique », p. 238 sq. 2 Cf. également l’introduction de IKition. 3 Cf. L’introduction de Amathonte, I, Testimonia. 4 Cf. Bagnall/Drew-Bear, Phoenix 27, p. 99 sq., qui commentent IKourion. 5 Cf. l’introduction de M. Yon à IKition. 6 Il faut se méfier de la seconde édition qu’il publie en 1890, où il n’a revu aucun des textes par lui-même, mais faite une sorte de compilation des publications des 30 dernières années. 7 « Les Romains et Chypre », Mélanges Cagnat, 1912, p. 59-83. 8 A History of Cyprus, 1940 (non vidi).
  • 6. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 6 only of the quite literal insularity of this small and in general insignificant province, but also of a long-standing and unwarranted indifference to Cypriot epigraphy”1 . Il n’existe pas de corpus réunissant toutes les inscriptions grecques et latines de Chypre. Si Mitford eut bien ce projet à un moment, il l’abandonna vite au profit de publications de corpus par cité : nous en avons ainsi à notre disposition pour les cités de Salamine, Kourion, Kition (édité par M. Yon)2 , et Paphos (édité par Cayla)3 . Pouilloux également eut à cœur d’éditer un corpus des inscriptions grecques de Chypre, mais dut y renoncer. Il faut également prendre en compte la chronique annuelle d’Ino Nikolaou (« Inscriptiones Cypriae alphabeticae » dans RDAC) , qui permet de mettre à jour nos connaissances de l’épigraphie chypriote. Dans l’ensemble, nous avons utilisé pour notre étude les publications de spécialistes de Chypre (Hogarth, Hill, Mitford, Pouilloux, Nicolaou, Yon et Cayla) ou de l’Orient romain, comme Bagnall, Drew-Bear, Christol, ou Corbier. Sur le sujet précis qui nous intéresse, les proconsuls de Chypre, la première liste fut établie par Hogarth4 , corrigée par Hill en 1940, puis par Mitford dans ANRW II 7.2 (p. 1292-1305), qui soulignait lui-même la fragilité de son travail5 . Marcillet-Jaubert y apporta les premières corrections en 19806 ; Thomasson poursuivit cette révision en 19847 , et M. Christol étudia de nouveau cette liste en 19868 . Haensch également eut l’occasion de se pencher sur le sujet à l’occasion de la publication de sa somme, recherchant les indices de présence des gouverneurs province par province9 . Toutefois, l’on se rend vite compte qu’aucun des successeurs de Mitford n’a vraiment pris le temps de revoir chaque inscription, et de toute manière, la liste n’a pas été actualisée depuis une vingtaine d’années. 1 BSA 42, p. 201 sq. 2 Toutefois, la partie sur les inscriptions en grec alphabétique (celle qui nous intéresse donc) a été éditée par T. Oziol. 3 Il ne s’agit pas pour l’instant d’un véritable corpus, mais d’une thèse, soutenue le 6 décembre 2003. 4 Devia Cypria, 1889 (ouvrage quasiment introuvable). 5 “It lays no claim to finality : it represents preliminary study, and a proper discussion of the fasti of Cyprus has yet to be made.” (ANRW p. 1299, note 46). 6 Colloque Salamine, p. 289-92. 7 Laterculi Praesidum, qui donne la liste des magistrats romains en fonction province par province, avec les sources utilisées. 8 « Proconsuls de Chypre », Chiron 16 p.1-14. 9 Capita Provinciarum, 1997.
  • 7. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 7 Au niveau méthodologique, j’ai choisi d’étudier toutes les inscriptions indiquant clairement un proconsulat de Chypre au sein d’une carrière, ainsi que toutes celles qui furent trouvées à Chypre et qui mentionnent un proconsul. Etant donné le mauvais état général de conservation des inscriptions1 , nous avons un nombre très important d’inscriptions qui citent un proconsul de Chypre, mais où le nom de ce dernier n’a pas été conservé (ou conservé seulement partiellement). De même, les inscriptions où l’on hésite à conclure à un proconsulat de Chypre sont fréquentes. On trouvera également une série d’inscriptions et d’extraits littéraires divers concernant de près ou de loin les proconsuls de Chypre. J’ai essayé de dresser cette nouvelle liste avec rigueur, car c’était exactement le principal défaut de celle établie par Mitford : en effet, ce dernier avait une fâcheuse tendance à restituer abusivement des inscriptions ou à en tirer des conclusions hâtives. Je renvoie notamment à l’article de Bagnall et Drew-Bear qui critique le corpus IKourion, mais dont les griefs pourraient s’appliquer à l’ensemble de l’œuvre de Mitford2 : : “The traits of scholarship that underlie the book’s deficiencies are clear : the failure to understand an editor’s responsibility for accurate and unbiased presentation of the evidence ; an unsufficient knowledge of the work of others scholars and a persistent tendency to cite it erroneously ; frequent absence of logic in the formulation of hypotheses without foundation. One further salient characteristic must be noted : Mitford shows no interest and little knowledge of evidence outside Cyprus”3 . Mon travail a donc avant tout consisté à actualiser avec plus de sérieux et de précautions la liste établie par Mitford. Mais avant de commencer cette étude en 58 a. C., date de l’annexion romaine, il convient de faire un petit rappel sur l’histoire de Chypre, afin de bien comprendre le contexte à ce moment crucial4 . 1 Cela a notamment pour conséquence d’importantes différences entre les publications d’une même inscription , plusieurs lectures étant donc proposées. 2 « Documents from Kourion : A Review article », Phoenix 27 (1973), p. 99 sq. 3 P. 117. 4 Cf. Cayla et Hermary, « Chypre à l’époque hellénistique », dans Identités croisées en un milieu méditerranéen : le cas de Chypre (Antiquité-Moyen Age), 2006.
  • 8. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 8 Lors du ralliement à Alexandre le Grand en 332, Chypre était composée de petits royaumes-cités, qui disparurent vers 3101 . A l’époque ptolémaïque, les cités les plus importantes étaient Salamine, Néa-Paphos (ville nouvelle fondée en à proximité du sanctuaire d’Aphrodite, devenu Palaipaphos), Amathonte, Kition et Kourion, et ce sont ces cités qui gardèrent leur importance à l’époque romaine (à l’exception d’Amathonte, qui est à peine citée dans notre corpus). En dehors de Kourion, aucune ne semble avoir eu les institutions démocratiques des cités grecques. De même, il n’y avait probablement pas de koinon2 (ligue provinciale). Si la vie politique n’était pas très développée, en revanche la vie sociale se manifestait avant tout dans les gymnases et les théâtres. Avec la conquête lagide, on assiste à une importante acculturation (Chypre avait conservé des traits phéniciens) : la koinè s’impose ; l’alphabet syllabaire est abandonné. Au 2ème siècle avant notre ère, Chypre est une vraie forteresse et une base arrière des Ptolémées, dont Paphos est le centre politique et administratif (elle le restera sous les Romains) ; elle est dirigée par un stratège. Il existe une cour, avec une hiérarchie des fonctions. Après les disputes entre les deux frères rivaux Ptolémée IX Sôter et Ptolémée X, dans lesquelles Chypre joua un rôle d’importance, on sait que l’île constitua un royaume autonome dans la première moitié du 1er siècle, mais cette période reste très mal connue. Très peu de contacts furent noués avec Rome : Chypre fut admise au sein des « amis et alliés de Rome » par un sénatus-consulte daté d’environ 100 a.C. ou de peu après. Le but était d’éviter que les pirates n’y obtienne refuge3 . A l’arrivée des Romains, l’île était fertile, et son roi (Ptolémée Sôter II « Lathyrus », frère de Ptolémée Aulète, roi d’Egypte) avait de grandes richesses. « Cyprus, in short, was self- sufficient ; lay on no important sea-routes – and accordingly, was without military significance ; while Romans as individuals appear to have had little stake in the island”4 . 1 En voici la liste : Salamine, Kition, Amathonte, Kourion, Paphos, Marion (la future Arsinoé), Lapéthonte, Soli, et Tamathonte (achetée par Kition entre 355 et 341) plus probablement que Kérynéia. 2 Note 4 p. 241 : « certains textes mentionnant le koinon des Chypriotes traditionnellement datés de la fin de la période hellénistique [notamment par Mitford], doivent probablement être datés du début de la période romaine. » 3 Cf. Mitford, ANRW II 7-2, p. 1289. 4 Cf. Mitford, ANRW II 7-2, p. 1297.
  • 9. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 9 Pour une question de cohérence, nous commencerons donc notre étude en 58 a. C., date de l’annexion de l’île par Rome, et finirons à la fin du 3ème siècle de notre ère, lorsque les réformes de Dioclétien bouleversèrent le système d’administration qui avait eu cours jusque là à Chypre, à savoir une gestion confiée pour un an à un gouverneur de rang prétorien tiré au sort. Nous chercherons donc à appréhender sur cette longue durée (trois siècles et demi) les réalités du gouvernement de la province de Chypre : à quels évènements durent-ils faire face ? Quels furent les statuts des gouverneurs de Chypre ? Quels moyens étaient à leur disposition pour mener à bien cette administration ? Quels rapports avaient-ils durant le gouvernement avec le pouvoir impérial, mais aussi avec les Chypriotes ? Enfin, concrètement, en quoi consistait leur rôle de gouverneur ?
  • 10. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 10 I- CHYPRE (1er s. a C.-3ème s. p. C.), UNE PROVINCE NOUVELLE, TRANQUILLE ET ISOLÉE I-1 La constitution en province Le premier siècle avant notre ère est une période très mal connue de l’histoire de Chypre, et notamment la phase entre l’annexion de l’île par Rome et le retour au statut de province publique en 22 a. C. I-1-A Annexion en 58 a. C.1 • Le rôle de Caton Pour bien comprendre l’annexion de l’île par Rome, il faut éclaircir le contexte politique. Les guerres civiles déchirent alors la première moitié du premier siècle avant notre ère, une opposition, politique (optimates/populares) mais aussi personnelle, entre Cicéron et P. Clodius Pulcher fait rage. En mars 58 a. C., Clodius, alors tribun de la plèbe et véritable maître de Rome, réussit à faire passer une loi contraignant Cicéron à l’exil et lui confisquant ses biens, au motif de procédures illégales contre les partisans de Catilina lors de la conjuration de 63 (conjuration qui avait échoué grâce à l’intervention de Cicéron) . Un des problèmes pour étudier le sujet est que la principale source en est Cicéron, et l’on aura compris que malgré ses qualités, il pouvait difficilement être objectif sur son ennemi juré et ses motivations. C’est à cette période que Clodius imposa la loi confisquant Chypre aux Ptolémées, et notamment le trésor du roi de Chypre Ptolémée Sôter II « Lathyrus », le frère de Ptolémée Aulète, alors sur le trône d’Egypte. Il s’agissait avant tout d’une opération financière, d’une importance capitale pour Clodius, mais aussi pour César dont il était l’allié : les richesses minières de Chypre et les biens du dernier roi étaient un appât important. On ignore combien de temps après M. Porcius Cato (autrement connu comme Caton d’Utique) fut envoyé pour mettre à exécution l’annexion ; Clodius 1 Cf. A. J. Marshall, “Cicero's Letter to Cyprus”, Phoenix 18, No. 3 (1964), p. 206-215 et E. Badian, “M. Porcius Cato and the Annexation and Early Administration of Cyprus”, JRS 1 (1965), p. 110 sqq. Sur les premières années de la Chypre romaine, cf. Mitford ANRW II 7-2, p. 1289-1291.
  • 11. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 11 le choisit probablement assez tardivement, pour sa probité, car comme le souligne Marshall, vu le contexte de l’époque, tout autre se serait largement servi au passage. Il était alors ancien tribun, et l’on connaît mal son statut à Chypre, mais Badian, à la suite de Balsdon, a éclairci la question et pense qu’il fut un questeur, envoyé avec un imperium prétorien, donc avec des pouvoirs supérieurs à son rang1 . Il semble également qu’il fut épaulé d’un questeur dans sa mission ; dans ce cas, seul l’imperium prétorien lui aurait permis d’affirmer sa supériorité sur son assistant. En 58 également, Clodius fit passer une loi permettant aux anciens consuls de choisir leur province, dans l’objectif bien évidemment de les laisser prendre les plus riches donc les plus rentables en matière de taxes plus ou moins officielles. C’est ainsi que son allié dans l’exil de Cicéron, le consul Aulus Gabinius, put choisir la Cilicie- Chypre en 58. On peut penser que la réunion de Chypre à la Cilicie était prévue dès le départ, bien qu’une fois de plus les sources soient rares et peu claires2 . Or, la Cilicie n’était pas jusque là réputée comme une province intéressante ; c’est donc bien Chypre, et ses mines, qui constitue l’argument déterminant. Cependant, lorsque c’est Caton qui est envoyé finalement à Chypre (et que par conséquent l’île est temporairement retirée de l’autorité du gouverneur de Cilicie), Gabinius se ravise et opte pour la province de Syrie, tandis que la Cilicie est confiée à un ancien préteur. On peut supposer que la décision de ce changement ne vint pas de Clodius mais du premier triumvirat (César, Pompée et Crassus), qui était derrière lui : la raison était d’éloigner Caton de Rome pour éviter qu’il ne dénonce les commissions 1 Sur le statut de Caton, Badian (p. 119 sq.) a étudié un précédent : l’envoi en 70 de P. Lentulus Marcellinus en Cyrénaïque. Celui-ci avait la fonction de questeur mais détenait un imperium prétorien ; il semble avoir seulement remis en ordre la province, alors dévastée par les luttes incessantes, avec un soin particulier pour les anciennes possessions royales, dans un contexte là encore d’épuisement économique de Rome. Inutile de souligner les ressemblances avec le cas de Chypre. On pourra remarquer que ce Lentulus devait avoir un lien de parenté important avec le Lentulus Spinther qui dota probablement Chypre de sa lex provinciae. Quant au statut de questorien envoyé par le peuple, il s’agirait d’une nouveauté, bien que des questoriens eussent pû être nommés par des magistrats à imperium lorsqu’il n’y avait plus de questeurs disponibles. 2 Cf. Marshall p. 117 : “ In and after 56 B.c.-i.e. as soon as Cato's mission was over-we find Cilicia and Cyprus under a single governor. There is no reason to doubt that this arrangement was foreseen when annexation was planned, and was not just an afterthought. We know that-despite Cicero's charges and rhetoric, the annexation of Cyprus turned out to be a very orderly affair.”
  • 12. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 12 extraordinaires et les lois de Clodius. De plus, de solides raisons économiques venaient encore renforcer l’envoi de Caton à Chypre : si Gabinius y avait été envoyé, le Trésor n’aurait probablement pas été très renfloué, alors que les besoins étaient criants, avec le consulat de César et la loi frumentaire de Clodius (distributions gratuites de blé au peuple). Et ce ne sont pas les 7000 talents rapportés par Caton (cf. Cicéron, dom. 25) qui démontreront l’inverse. Quant à la mission précise de Caton, on sait qu’elle était avant tout financière et devait consister surtout à gérer la confiscation des biens des Ptolémées1 ; d’ailleurs le roi de Chypre préféra se suicider plutôt que d’assister à ce pillage. Quoi qu’il en soit, avant d’accomplir sa mission, Caton dût forcément s’occuper de l’annexion officielle. On notera cependant que pour certains, et notamment pour Marshall, Caton eut également à gérer l’organisation de la nouvelle province, et à créer la lex provinciae2 . Il semble en tout cas que sa mission se déroula sans heurt3 . Enfin, on a retrouvé à Palaipaphos une inscription honorant Marcia, cousine d’Octave-Auguste et nièce de Marcia, l’épouse de Caton pendant sa mission à Chypre4 : Szramkiewicz5 a ainsi supposé qu’il s’agissait pour les Chypriotes d’honorer la famille de Caton (qui n’eut pas de descendance directe). Comme son mari, P. Fabius Maximus, est mentionné à ses côtés, on a longtemps pensé qu’il fût gouverneur de Chypre6 , mais aucun indice ne vient conforter cette supposition7 . Il doit s’agir d’une visite personnelle au sanctuaire, alors à son apogée, comme le suppose Mitford8 , ou bien, d’après M. Corbier, d’un hommage rendu à l’initiative du proconsul Q. Marcius Hortensius, qui serait son petit-fils ou arrière petit-fils. 1 Strabon, Géographie, XIV, 6 (corpus n° 83). 2 Cf. aussi dans ce sens Jones, the Cities, p. 373 sq. 3 Dion Cassius, Histoire Romaine 39, 22-23 sur le bilan positif de la mission de Caton (corpus n° 82). 4 IGR III 939 = ILS 8811 : Marki&a? Fili&ppou qugatri_, a)neyia=? / Kai&saroj qeou= Sebastou=, gunaiki_/ Pau&lou Fabi&ou Maci&mou, Sebasth=j / Pa&fou h( boulh_ kai_ o( dh=moj. 5 Les gouverneurs des provinces à l’époque augustéenne, p. 185-186. 6 Ainsi Boeck, Dessau, Syme, Cagnat, Szramkiewicz, ou encore Thomasson (Laterculi 295 n°1). 7 Cf. Haensch, capita provinciarum, note 13 p. 579. 8 ANRW II 7-2 note 285 p. 1346.
  • 13. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 13 • Le mystère du questeur C. Sextilius Rufus1 Il est connu par une lettre de Cicéron (Ad Fam. 13.48)2 , dans laquelle l’ancien gouverneur de Cilicie-Chypre lui recommande les Chypriotes et lui conseille de suivre le règlement que lui-même a établi, ainsi que celui de P. Lentulus (probablement la lex provinciae). Sextilius Rufus est donc envoyé en mission à Chypre peu après 50 a. C.3 (date de fin du gouvernement de Cicéron), et est qualifié par Cicéron de primus in eam insulam quaestor. De lui, rien n’est connu en dehors de ce texte, si ce n’est qu’il faut peut-être l’identifier avec le Sextilius Rufus qui a commandé une partie de la flotte républicaine le long des côtes de Cilicie en 43 a. C. C’est son statut qui pose problème, et qui a pu faire penser à certains qu’il joua le rôle de gouverneur de l’île. En effet, il devait être suffisamment puissant pour instaurer des règles à suivre par ses successeurs (ea te instituere quae sequantur alii), et l’on ne peut pas, de toute façon, imaginer qu’il fût un simple questeur, le premier à se rendre sur l’île4 . Pour Marshall, il fut questeur de la province de Cilicie-Chypre, envoyé pour une mission spéciale sur l’île. L’historien propose de rapprocher cette mission des réformes de César concernant le système de taxation des provinces orientales. Datée de 48 ou 47 a. C., elle donne la charge de collecter le tribut non plus à l’administration romaine mais aux publicains, le responsable romain au niveau provincial devant être le questeur. Sextilius Rufus aurait donc été le premier questeur à mettre en place cette réforme à Chypre. Le problème est que l’on date généralement de 48/47 le retour de Chypre aux Ptolémées, et de toute façon on ignore si, outre l’Asie, cette réforme concernait la Cilicie-Chypre. Une autre solution proposée par Badian ferait de Sextilius Rufus un deuxième questeur envoyé par le sénat pour régler les problèmes d’administration dus à l’insularité ; ce serait étrange mais pas sans précédent. Il peut aussi s’agir d’un décret du 1 Notamment étudié par Marshall, dans “Cicero's Letter to Cyprus”, Phoenix 18, No. 3 (1964), p. 206- 215. 2 Cf.proconsul n°3. 3 Sur la date de sa mission à Chypre, Badian (p. 113 sq) propose l’année 49 : l’année 48 est peu probable car Cicéron aurait forcément fait référence à l’actualité agitée de ce début d’année ; reste donc le début de 49 si l’on accepte 47 comme date du passage aux Ptolémées. Sextilius est donc l’un des derniers questeurs élus avant la guerre civile. 4 Cf. l’argumentation de Marshall à ce sujet : “It harboured the usual contingent of Roman negotiatores, contained valuable copper-mines owned by the Roman state, was liable to the tribute, and had at times been subjected to the vectigal praetorium or payment against billeting”.
  • 14. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 14 sénat demandant au gouverneur de Cilicie d’envoyer son questeur à Chypre pour une période limitée afin d’y régler des questions judiciaires et administratives. En définitive, on peut seulement dire que Sextilius Rufus a dû être envoyé à Chypre peu après 50 a. C. pour y accomplir une mission particulière, probablement afin de parfaire l’organisation de la province. • L’administration romaine des premières années Le premier gouverneur connu est P. Cornelius Lentulus Spinther, proconsul de Cilicie et de Chypre de 56 à 53 a. C. Or, l’on sait que la mission d’annexion de Caton date de 58 : il y a donc un intervalle de deux ans sur lequel on ignore tout de l’administration de l’île. Mitford avait ainsi imaginé un proconsul inconnu, en poste pour deux ans1 . Badian quant à lui a étudié un passage de Cicéron (Cicéron, Ad Fam. III 7.5 ) mentionnant le prédécesseur de Lentulus, mais sans parvenir à éclaircir le sujet2 . Comme successeur de Lentulus, on trouve Appius Claudius Pulcher, gouverneur de la Cilicie-Chypre de 53 à 51 a. C.. C’est le frère du Clodius ennemi de Cicéron ; il fit chanter la cité de Salamine. Puis Cicéron, de retour d’exil, assuma la charge en 51/50 a. C. On ignore la suite, que ce soit le nom des gouverneurs ou même la date exacte du retour de Chypre à la gestion ptolémaïque. C’est ce qui a pu conduire Cayla à proposer qu’après la mission de Sextilius Rufus, « les affaires insulaires [aient pu être] confiées à un vice-gouverneur chypriote résidant à Paphos »3 . Il se base sur la réinterprétation d’une base de statue4 où le koinon des Chypriotes honore Potamôn, vice-stratège de l’île et surintendant des mines (antistratègos tès nèsou kai épi tôn metallôn). Mitford la datait d’avant 105 a. C., en fonction de sa théorie erronée sur les titres des technites chypriotes5 ; pour lui, 1 Le n°1 de sa liste dans ANRW, p. 1292. 2 Badian, JRS 1965 p. 118 : le nom de ce prédécesseur, un certain Appius, fut corrigé par Klebs en Ampius, ce qui ferait référence à T. Ampius Balbus, proconsul d’Asie en 57/6, donc en charge des diocèses phrygiens (qui devaient être transférées de la province de Cilicie à l’Asie), d’où le terme de successeur. Mais l’explication est peu convaincante, d’autant plus que l’on connaît le successeur de Balbius en Asie. Une autre explication serait qu’il fût le préteur ayant reçu la Cilicie après le changement de province de Gabinius ; le problème est que ce gouverneur prétorien fut forcément extra ordinem, donc sans « succession » possible. On doit donc renoncer à toute correction. 3 Cayla, IPaphos, p. 47 et p. 231-235. 4 JHS 9 n°102 (= OGIS 165) ; Mitford, BSA 56 n°107. 5 Acteurs engagés pour les fêtes en l’honneur de Dionysos notamment.
  • 15. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 15 l’antistratègos remplaçait le roi Ptolémée IX lors de ses absences. Cayla reprend dans sa thèse l’examen très complexe de ces titres, et en conclut, appuyé par la paléographie et le vocabulaire de l’inscription qu’elle date de la première moitié du 1er siècle a. C., et propose même la date précise de 49/48 a. C. Ce Potamôn est originaire de Paphos et est honoré dans une autre inscription comme prêtre du culte dynastique des Ptolémées. Cayla suppose qu’il s’agirait d’un délégué du gouverneur de Cilicie, choisi parmi les locaux pour administrer l’île. Le problème est qu’il se base sur une inscription honorant L. Coelius Pamphilus, a)nqu&patoj kai_ strathgo&j (c’est-à-dire « proconsul et préteur ») de Chypre pour affirmer qu’après l’annexion par Rome Chypre fut gouvernée par des « stratèges ». Cependant, on ignore la date exacte du gouvernement de Coelius Pamphilius (même si l’on est sûr qu’il date de la République) ; de plus, nous n’avons aucune autre attestation d’une gestion confiée à des provinciaux si tôt après l’annexion. Pour ma part, et comme Cayla le souligne lui-même, je pense qu’il s’agit d’une erreur du lapicide1 : il a probablement voulu inscrire anthupatos pour le titre de proconsul, et antistratègos pour l’imperium prétorien (puisque stratègos signifie aussi préteur). Il ne faut pas non plus oublier que les Chypriotes, isolés à cause de leur situation d’insularité2 , ne devaient pas être habitués aux titres officiels romains, et rencontraient en sus la difficulté de la traduction vers le grec3 . Pour revenir au statut de Potamôn, il me semble plus simple et plus cohérent de penser qu’il occupait le poste de délégué des Ptolémées sur l’île pendant la période où elle retourna à l’autorité égyptienne, d’autant plus que stratègos était le titre officiel du gouverneur de l’île avant l’annexion romaine. Une des conclusions qu’en tire Cayla est que Chypre dut d’abord être administrée séparément de la Cilicie4 avant d’être gérée depuis le continent, et ce au 1 Cayla a étudié cette expression (IPaphos, p. 317-320, n° 160) et en conclut qu’elle reprend l’appellation officielle des consuls au 2ème s. a. C. (stratègos anthupatos), jamais attestée après 80 a. C. Il s’agirait donc d’une formule employée avec une connotation ancienne « dans un but de flatterie » ; comme c’est un titre dont on avait perdu l’habitude, le dédicant a pensé qu’il s’agissait de deux titres distincts et les a donc séparés et intervertis. 2 Voir par exemple infra pour leur mauvais usage du latin. On soulignera aussi la mauvaise qualité générale des inscriptions de Chypre, tant au niveau de la gravure que de la langue employée. 3 On soulignera par exemple que la traduction grecque de legatus pro praetore est presbeuth_j kai_ a)ntistra&thgoj : le kai n’induit pas forcément un cumul de fonctions. 4 Cela paraît éventuellement plausible pour la période inconnue couvrant 58 à 56 a.C. Mais l’on a déjà vu que la principale raison du choix de Gabinius pour la province de Cilicie devait être qu’elle contenait également Chypre ; par ailleurs, si Cicéron était le premier gouverneur à gérer Chypre avec la Cilicie, il y
  • 16. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 16 moins à partir de Cicéron. Ce système administratif aurait été amélioré par les réformes de Sextilius, avec la nomination d’un vice stratège chypriote. Même si cela reste très mal connu, il me semble plus simple de voir ainsi les premières années de l’administration de Chypre : l’annexion et la confiscation des biens royaux menées par Caton en 58 a. C. ; deux années probablement sous la gestion de Caton (58-56 a. C.) ; le gouverneur Lentulus qui donne également la lex provinciae (56-53 a. C.)1 ; le gouverneur A. Claudius Pulcher (53-51 a. C.) ; Cicéron (51/50 a. C.) ; le questeur Sextilius Rufus (49 a. C.). J’ignore pourquoi tous les historiens qui ont étudié la question des proconsuls de Chypre s’arrêtent à Cicéron et ne prennent pas en compte ses successeurs au proconsulat de Cilicie2 : de fait, Chypre ne fut pas séparée de la Cilicie avant 47 (au plus tôt, lorsqu’elle est donnée aux Ptolémées). I-1-B La restauration ptolémaïque et le retour à Rome3 Si l’on connaît mal l’histoire des premières années de Chypre sous la domination romaine, c’est encore pire pour la période qui suit, et qui voit l’île retourner dans le giron ptolémaïque. • Le retour de Chypre aux Ptolémées P. Cornelius Lentulus Spinther fut chargé de régler l’affaire de Ptolémée Aulète, qui s’était fait reconnaître roi d’Egypte par Rome en payant à César (pendant son consulat) 6000 talents, qu’il avait obtenus en pressurant ses sujets, qui le chassèrent d’Alexandrie en 584 . Tandis que les Alexandrins envoyaient à Rome une ambassade pour se justifier (elle fut en partie massacrée et en partie corrompue), Ptolémée achetait aurait probablement fait référence. En définitive, il paraît plus probable de penser que dès le début Chypre fut gouvernée avec la Cilicie. 1 Pour Sartre également (L’Orient romain, p. 22) la constitution de Chypre en province doit être datée de 56 ; il parle auparavant d’une « occupation » par Caton. 2 Comme P. Sestius, proconsul ( ?) en 49/8, ou encore Q. Marcius Philippus en 47 a.C., qui fut par ailleurs l’oncle de Marcia, cousine d’Auguste, qui est honorée sous Tibère par la cité de Paphos, sur initiative probable de son petit-fils ( ?) le proconsul de Chypre Q. Marcius Hortensinus (cf. proconsul 16). 3 Pour cette partie, je renvoie notamment à Bicknell, « Caesar, Antony, Cleopatra and Cyprus”, Latomus 36 (1977), p. 325 – 342, qui est le seul article sur le sujet que j’ai pu trouver. 4 Sur le contexte, je renvoie la note très bien faite de L. A. Constans dans l’édition du tome II de la correspondance de Cicéron (p. 109-125).
  • 17. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 17 des sénateurs grâce à des emprunts auprès de riches romains, qui soutenaient son entreprise en espérant de grosses retombées. Or, Lentulus, lors de son consulat l’année précédente (57/6), avait obtenu un sénatus-consulte confiant la restauration du roi d’Egypte au proconsul de Cilicie. Après avoir lutté contre Pompée, qui convoyait aussi ce poste, ce fut bien Lentulus qui l’obtint, mais le Sénat, sous la pression de Pompée et ses alliés, lui interdit de procéder à la restauration de Ptolémée sur le trône. L’île resta donc associée à la Cilicie lors des premières années. Traditionnellement, on date de 47 la restitution de l’île par César aux enfants de Ptolémée XII Aulète. Cependant, on peut douter de cette date, d’autant plus que les sources sont lointaines, et que les plus proches parlent bien d’un retour aux Ptolémées en 47, mais seulement pour l’Egypte, pas pour Chypre. Strabon affirme même que l’île reste territoire romain jusqu’au don de l’île à Cléopâtre par Marc-Antoine1 . Marshall2 quant à lui met en avant le manque de preuve de cette cession de l’île, en insistant particulièrement sur le fait que Dion Cassius3 parle d’intention mais pas d’acte, ce qui a pu faire dire à certains qu’il s’agissait surtout d’un effet d’annonce de la part de César pour calmer les Alexandrins. Marshall reprend également l’argument des monnaies émises à Chypre par Cléopâtre : l’une d’entre elles la montre en effet avec Césarion, le fils qu’elle eut avec Jules César, mais comme l’on hésite entre 47 et 44 pour dater sa naissance, cela ne nous avance guère. Sans aller jusqu’à remettre en doute le retour de Chypre aux Ptolémées, il nous faut tout de même admettre que la date traditionnelle de 47 a. C. n’est absolument pas certaine ; il vaut mieux compter sur une fourchette allant de 47 à 44 a. C. Ce qui est sûr, c’est qu’en 43 l’île est sous la domination de Cléopâtre : il semble que, peu après l’assassinat de César (15 mars 44), Marc-Antoine, puissant en 1 Strabon, XIV, 6 : « A partir de ce moment [annexion par Caton], Chypre devint ce qu'elle est encore aujourd'hui, une province romaine administrée par un préteur. Il y eut seulement une courte période pendant laquelle Antoine livra Chypre à Cléopâtre et à sa soeur Arsinoé ; mais il fut renversé et toutes les dispositions qu'il avait prises se trouvèrent renversées du même coup. » (traduction Amédée Tardieu, cf. corpus n°83). La date de ce don par Marc-Antoine est elle-même débattue (cf. infra). 2 Phoenix 18, p. 207. 3 Dion Cassius, Histoire Romaine 42, 35 : le verbe est xari&zomai.
  • 18. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 18 tant que consul, ait donné à Chypre le statut de royaume subordonné à l’Egypte, et pour reine Arsinoé IV, la sœur de Cléopâtre VII. Mais cette dernière, non contente de posséder l’Egypte, envoya son lieutenant Sérapion prendre possession de l’île, contraignant ainsi Arsinoé à se réfugier en Asie Mineure. L’on sait donc que de 43 à 41 a. C. c’est Sérapion, général de Cléopâtre, qui géra Chypre1 . Puis, sous le règne de Cléopâtre et d’Antoine, l’épigraphie nous apprend que l’île fut gouvernée par le stratège Démétrios, affranchi de Jules César, probablement de 41 à 39, et en 38 par le stratège Diogène, qui s’occupa également de la Cilicie2 . Une autre question reste en suspens : quelques années après ce premier don à Arsinoé, probablement en 363 , Marc-Antoine donna officiellement Chypre (ainsi que le peu qui restait de la Cilicie) à Cléopâtre et ordonna l’assassinat d’Arsinoé4 : Bicknell en déduit que la possession de Chypre a donc forcément dû être interrompue entre 43 et ce don, sinon ce serait illogique. Une hypothèse, qui n’a pas été formulée (du moins à ma connaissance), serait d’y voir tout simplement une confirmation de possession plutôt qu’un véritable don, étant donné qu’en 43 Cléopâtre s’était emparée de l’île par la force. De 36 (?) à 30, Cléopâtre seule règne sur Chypre ; l’on ignore si l’île est alors indépendante de la Cilicie administrativement. Dans l’ensemble, on connaît très mal cette période pendant laquelle il semble que Paphos garde un rôle prépondérant5 . Cayla suppose qu’à partir du moment où Antoine se joint à Cléopâtre (41/40), les institutions des cités chypriotes auraient repris le modèle hellénistique, abandonnant les réformes romaines6 . • Chypre redevient romaine 1 Cela dit, là encore des doutes peuvent être émis : la principale source sur Sérapion est Appien (Guerre Civile 4.61.262 et 5.9.35) mais peut-être se trompe-t-il puisque l’on sait qu’il y avait un questeur romain à Chypre en 43 (C. Cassius Parmensis- cf. Cicéron Ad Fam. 12.13). Il se peut que Sérapion fut le commandant de la flotte envoyée pour aider Cassius. Pour les dates suivantes, je reprends la note de Cayla, IPaphos, p. 214 sq 2 ISalamine p. 47 n °97. 3 J’ai trouvé plusieurs propositions (40, 37, 36, 34), aucune n’étant plus justifiée qu’une autre (Mitford lui-même avance la date de 40 puis de 36 – ANRW p. 1292). 4 Dion Cassius, Histoire Romaine, 49, 32 (cf. corpusn° 85). 5 Cayla IPaphos, p. 48. 6 Sur la réforme romaine des institutions civiques, cf. I-2-B.
  • 19. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 19 On sait que Chypre revint à Auguste après Actium et la mort de Cléopâtre et Césarion, mais on ne connaît pas la date exacte. On ignore si Chypre constitua dès 30 une province à part entière ou si, comme l’écrit Szramkiewicz, elle fut « réunie, comme avant la seconde guerre civile, à la Cilicie, ou du moins à ce qui en restait, après l’attribution de l’essentiel de cette dernière province à Amyntas, le nouveau roi de Galatie »1 . Tout d’abord rangée parmi les provinces impériales lors du partage de 27 a. C.2 , et donc gouvernée pendant un temps par des légats impériaux propréteurs, l’île retourne à la gestion publique en 22, probablement parce qu’Auguste se rend alors compte que la province n’est plus importante stratégiquement et militairement depuis que l’Egypte est sous contrôle3 . Dès lors, elle est dirigée par un proconsul à imperium prétorien. Il semble que cet ultime changement de statut fut célébré par une frappe de monnaie, orchestrée par le proconsul de 21 a. C. ou peu après, A. Plautius4 . On connaît deux types de la monnaie qu’il a fait frapper : le premier, portant sur l’avers la mention IMP. CAESAR DIVI F., et au revers celle de A. PLAUTIUS PROCOS, avec une représentation du temple d’Aphrodite à Paphos. Le second présente les mêmes inscriptions, mais porte l’image du Zeus de Salamine. I-1-C Organisation de la province : lex provinciae et romanisation des institutions civiques • La lex provinciae On connaît grâce à la lettre de Cicéron à Sextilius Rufus une certaine lex Lentulia5 ou pour reprendre les termes de Cicéron une P. Lentuli lex. Il la présente au 1 Les gouverneurs de province, II, p. 527-528. 2 Qui voit Auguste rendre au Sénat toutes les provinces, le Sénat lui confiant celles militarisées et se gardant les autres. On connaît une émission de pièces de bronze chypriotes datée de 27 a. C. et célébrant IM[P. CAESAR] DIVI F. AUGUSTUS / CO(n)S(ul) OCT[AV(us)] DESIGN(atus) (cf Hill, Coins, p. CXIX-CXX). 3 Cf. Dion Cassius, Histoire romaine, 54, 4-1 (corpus n° 86). 4 M. Grant, From Imperium to Auctoritas, p. 143-5 n°5 = RPC 3906 et 3907. Cf. proconsul n° 8. 5 Ad Familiares XIII, 48 : « […] tu serviras aussi ta propre renommée, qui a ma faveur, si, après ton arrivée dans cette île, où tu seras le premier questeur, tu institues des usages, que d’autres puissent appliquer. Tu atteindras plus facilement ce but, je l’espère, si tu décides d’appliquer le règlement de P.
  • 20. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 20 questeur comme un modèle à suivre (à côté des règlements qui lui-même a instaurés lors de son gouvernement de Cilicie-Chypre) lors de sa mission à Chypre. Le débat consiste à savoir s’il s’agit ou non de la lex provinciae de Chypre. Créée au moment de la constitution en province, cette loi fixait les règlements fiscaux, les frontières et les statuts des cités ; bref, elle constituait une véritable charte de fonctionnement. Cependant, on ignore si toutes les provinces en avaient une, a fortiori dans le cas de Chypre, si mal connu en général. Ainsi, pour la majorité des historiens, la lex Lentulia constitue bien le premier règlement de la province. Que peut-on savoir de son contenu ? Avant tout, qu’elle n’était pas bien complète puisqu’elle fut enrichie par les règlements de Cicéron peu après, et probablement par des réformes mises en pratique par le questeur Sextilius Rufus. Elle devait sûrement comporter une révision des institutions des cités chypriotes sur le modèle romain (cf. infra). Ce manque d’information a pu conduire Marshall notamment à penser qu’elle n’était pas la lex provinciae1 . Il proposa donc pour auteur de cette mystérieuse charte provinciale Caton lui-même, partant du fait qu’il avait l’imperium nécessaire pour le faire. Mais Badian lui objecta que Cicéron aurait forcément cité Caton et sa loi dans sa lettre à Sextilius si tel était le cas2 . Si la théorie de Marshall est erronée, elle a le mérite d’avoir cherché une autre explication à la lex Lentulia : comme aucune loi qui pourrait concerner des questions provinciales n’a été passée à notre connaissance sous le consulat de Lentulus (57/56 a. C.), il pourrait donc s’agir d’une lex data. C’est un règlement passé pendant le proconsulat, qui vient s’ajouter à la lex provinciae et la compléter dans un domaine particulier. Il suggère qu’il puisse s’agir d’un ajout de type financier puisque Lentulus est connu pour avoir été particulièrement ferme avec les publicains3 . En définitive, je serais encline à penser qu’il n’y a pas forcément eu de lex provinciae pour Chypre, d’autant plus que l’île n’a pas eu le statut de province à part dès le départ ; la lex Lentulia serait une sorte d’ébauche bien incomplète ; mais vu le peu d’éléments que l’on possède sur le sujet, il faut rester très prudent. Lentulus, à qui t’unissent des liens étroits, et les usages que j’ai établis […] ». Cf. corpus pour le texte latin. 1 Phoenix 18, p. 211 sq. 2 JRS 1, p. 113. 3 Note 26 p. 212.
  • 21. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 21 • La réforme des institutions1 J.-B. Cayla a étudié dans sa thèse le cas de Paphos. La première mention de la boulè kai dèmos, c’est-à-dire le sénat et le peuple, les deux institutions romaines, doit être trouvée dans une inscription datant des années 50 avant notre ère2 . Auparavant, l’on a seulement le terme de polis : selon l’historien, cela montre donc une romanisation des institutions, à imputer à l’annexion de l’île et aux réformes qui s’ensuivirent3 . Malheureusement pour nous, les autres cités sont loin d’être aussi bien connues, mais l’on peut penser que, comme partout, leurs institutions devinrent moins démocratiques, afin de mieux correspondre au modèle de Rome, qui pouvait ainsi mieux maîtriser les nouveaux territoires en en contrôlant l’élite4 . Il faut donc concevoir à Chypre aussi une montée en puissance des conseils, organisés hiérarchiquement en fonction des magistratures remplies, d’où l’existence de censeurs dont le rôle était notamment de vérifier cette hiérarchie interne et ses modifications. Une fois n’est pas coutume, Chypre est une des rares provinces de l’Orient romain où cette magistrature civique est attestée, pour la cité de Soli : il s’agit d’un piédestal du deuxième siècle honorant un certain Apollônios5 . La fin de l’inscription, gravée peu après la partie supérieure, le qualifie de timhteu&saj, th_n boulh_n? [kata-]/le&caj (« ayant été censeur, il rédigea la liste du conseil »), ne laissant aucun doute quant à l’interprétation de sa fonction. Il y a fort à parier que si la petite cité de Soli avait son propre censeur, c’est que les autres cités avaient le leur. Quant au koinon, ou assemblée provinciale, on débat encore de son existence dès l’époque hellénistique, comme le soutient Mitford6 , ou de sa création lors de l’annexion romaine. Cayla7 , qui défend cette dernière hypothèse, remet en cause le système de datation de Mitford pour proposer la création du koinon comme fruit de la lex provinciae de Lentulus ou des réformes de Sextilius Rufus. Le koinon des Chypriotes 1 Cf. aussi Mitford, ANRW II 7.2 p. 1342 sq. 2 Cayla, IPaphos n° 80 p. 238 sq (cf. BSA 56 n°98). 3 On aura désormais compris que l’on ignore qui a véritablement mené ces réformes, de Caton, Lentulus ou Sextilius Rufus. 4 Cf. également Sartre, Le Haut-Empire, p. 129-130. 5 IGR III 930 = Mitford, BSA 42 (1947), p. 201-206, n°1. Cf proconsul n° 35. 6 Mettre les réf. 7 IPaphos, p. 231 sq
  • 22. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 22 devait jouer avant tout un rôle dans l’organisation du culte impérial, et donc être en contact régulièrement avec le proconsul. Quoi qu’il en soit, il ne semble pas que les réformes romaines imposèrent un changement important dans la vie quotidienne des Chypriotes : habitués à l’omniprésence de l’administration lagide, la faible présence romaine sur l’île1 leur accorda finalement peut-être plus de liberté dans la gestion des affaires civiques2 . On ignore si la province de Chypre reçut une charte d’organisation et, dans l’affirmative, quand ; peut-être l’adaptation à l’administration romaine se fit-elle progressivement, y compris au niveau des institutions civiques et provinciales, qui adoptèrent le modèle romain (sénat puissant ; conventus ou koinon). I-2 Réalités de la provincia de Chypre Pour comprendre dans quelles conditions le proconsul de Chypre exerçait, voyons de plus près les grands traits de sa province, du 1er siècle avant notre ère au 3ème siècle. I-2-A Situation générale Comme l’écrit Jones, “ there is no mention of public land of the roman people in the island”3 , donc tout le territoire de l’île est divisé entre les 12 ou 13 cités, la plupart étant situées sur la côte. Dans l’ensemble, Chypre est une île fertile, comme le note 1 Les seuls officiers romains sur l’île étaient le gouverneur et son équipe, fort réduite dans une petite province comme Chypre. 2 Cf. Jones, the Cities, p. 373 : “ the annexation must by destroying the centralized administration of the Ptolemies have given the cities a greater degree of autonomy”. 3 the Cities, p. 373. On notera l’hypothèse de Mitford : un procurator local honoré à Salamine pourrait suggérer l’existence d’un ager publicus populi romani, qui serait constitué des terres de Nicocréon, dernier roi de Salamine, confisquées par Ptolémée, et donc héritées par l’état romain. (ANRW, note 31 p. 1296). Cependant, comme le souligne Haensch, il n’est même pas sûr que ce procurateur, honoré par son assistant, ait exercé sa fonction sur l’île.
  • 23. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 23 Strabon1 . Les mines, gérées par les Lagides, sont reprises en main par Rome. On admet généralement qu’elles étaient administrées par des procurateurs impériaux, bien que cela reste incertain2 . Pour avoir une liste officielle des cités, il faut attendre le règne de Justinien au 6ème siècle, mais comme il y eut peu d’interventions de Rome auparavant, cela constitue malgré tout une source utilisable. Les textes plus récents donnent des noms de villes mais ne précisent pas si elles ont le statut de cité. On notera que l’on connaît très mal les frontières de chacune des cités, même si Mitford a avancé une première analyse du sujet3 . Il n’y avait aucune colonie romaine et les cités étaient toutes stipendiaires ; aucune d’entre elles n’avait le statut de cité libre ni même un avantage quelconque concédé par Rome : cela s’expliquerait par une sorte de punition qui frappa aussi les Egyptiens qui avaient soutenu Antoine contre Octave4 . Au début du 2ème siècle avant notre ère, Paphos5 remplace Salamine comme capitale de Chypre, statut qui fut maintenu jusqu’en 346 lorsque Salamine prend le nom de Constantia. Sous la domination romaine, Palaipaphos6 et Paphos7 ne forment qu’une cité avec son sanctuaire. On connaît mal la chôra de la cité, mais on peut s’en faire une idée grâce aux milliaires romains : il s’agissait d’une plaine entre Kourion et Arsinoé (l’ancienne Marion) et de la zone montagneuse avoisinante. La cité disposait d’un port, d’un odéon, d’un théâtre et d’un gymnase. A Palaipaphos, il y a avait deux sanctuaires : celui au sud date de l’époque mycénienne et a été refait sous les Romains ; celui du nord recouvre en partie le premier et a probablement été construit sous les Flaviens. En 15 a. C., la cité reçoit d’Auguste le titre de Sébastè8 . Sous les Sévères, son titre est complet et fixe : Sébastè Claudia Flavia Paphos è hiéra mètropolis tôn kata Kypron 1 Strabon, Géographie, XIV, 6, 5 : κατ´ ἀρετὴν δ´ οὐδεμιᾶς τῶν νήσων λείπεται· καὶ γὰρ εὔοινός ἐστι καὶ εὐέλαιος σίτῳ τε αὐτάρκει χρῆται· (« Disons maintenant que, sous le rapport de la fertilité, Chypre n'est inférieure à aucune autre île »). 2 Cf. II-2-B sur les procurateurs. 3 A partir de l’étude du réseau routier (Cf. Mitford, ANRW II 7.2 p. 1332 sq). 4 Cf. Mitford ANRW II 7-2, p. 1296. 5 Sur cette cité, cf. Mitford ANRW p. 1309 sq. et Cayla IPaphos p. 10 sq. 6 C’est le nom de la ville qui entoure le sanctuaire d’Aphrodite. Aujourd’hui, elle s’appelle Kouklia. 7 Le nom moderne de cette ville est Kato Paphos ou Ktima ; elle est parfois désignée dans le texte sous le terme de Néa Paphos, par opposition à Palaipaphos, puisqu’elle ne fut fondée qu’à la période hellénistique. 8 Cf. Dion Cassius, Histoire Romaine, 54, 23, 7.
  • 24. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 24 poleôn (Paphos Auguste Claudia Flavia, la métropole sacrée des cités de Chypre). Il est étrange que l’on connaisse une inscription dans laquelle la cité de Salamine se qualifie de Kuprou mètropolis (sous Hadrien)1 : pour Mitford, la cité se serait adjugé ce titre en se sentant protégée par Hadrien (suite à la répression de la révolte juive), mais aurait vite été calmée dans ses ardeurs par le pouvoir impérial. Salamine2 est la cité chypriote la plus importante et la plus active. C’était une cité fort peuplée et riche, à en juger par le nombre de bâtiments publics retrouvés : bains, théâtre (15000 places), et gymnase. Un évergète de la seconde moitié du deuxième siècle, Ser. Sulpicius Pancles Veranianus, fut particulièrement actif dans cette cité puisqu’il finança l’agrandissement du théâtre, la construction d’un amphithéâtre et de bains. Le temple de Zeus était particulièrement renommé Kourion3 était une cité importante, qui possédait un stade et un théâtre d’une capacité de 7000 spectateurs. Le sanctuaire d’Apollon Hylates était un des plus importants de l’île ; on y associa le culte de Trajan (ou du moins d’Apollon César) pendant le règne de ce dernier. Il était composé d’une porte magistrale ouvrant la voie sacrée, menant à des bâtiments et à des bains. Il semble que la cité ait vécu un renouveau sous les Sévères (multiplication des inscriptions, restaurations de monuments...). Amathonte4 est restée non fouillée jusqu’en 1975. La cité devait avoir son propre port, et était entourée de murailles. Le culte de l’Aphrodite locale persista sous les Romains, ainsi que celui d’Héra. On y connaît également un temple à colonnade extérieure érigé en l’honneur de Titus par un proconsul5 . A Kition6 , la culture sémitique devait encore être présente, du moins au niveau local. Il devait exister un théâtre (au moins sous les Flaviens), mais on n’a pas encore trouvé son emplacement. On notera que les seuls honneurs attribués à un empereur par 1 ISalamis p. 119-121, n° 92 = ISalamine n° 140 : cf proconsul n° 31. 2 Cf. l’introduction de Mitford et Nicolaou pour ISalamis et Mitford, ANRW II 7.2 p. 1321 sq. 3 Cf. Mitford, ANRW II 7.2 p. 1315 sq. 4 Cf. Mitford, ANRW II 7.2 p. 1317 sq. 5 Mitford, JHS 66 (1946), p. 40-42, n°16 = AE 1950 n°122 (cf. proconsul n° 26). 6 Cf. Mitford, ANRW II 7.2 p. 1318 sq.
  • 25. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 25 cette cité furent pour Nerva, alors que l’on ne connaît aucune autre dédicace pour lui à Chypre1 . Karpasia2 était une petite cité, jouissant d’un port naturel. Malheureusement, le site n’a pas été fouillé, et reste donc encore mal connu. On sait toutefois qu’elle conserva le statut de cité sous les Romains et un grand-prêtre du culte impérial y est attesté. Le principal culte y était celui d’Aphrodite Akraia. Le site de Kérynéia3 est recouvert par la ville moderne de Kyrénia, même si l’ancien port est toujours utilisé ; il n’a pas encore été fouillé. On ignore si elle conserve le statut de cité à la période qui nous intéresse. Lapéthonte4 , aujourd’hui Karavas, a conservé les vestiges du port et des murailles ; la cité était célèbre pour ses sources. Le site a été très peu fouillé ; on a pas trouvé de théâtre mais le gymnase était très important dans la vie de la cité : des Jeux y furent organisés pour célébrer la victoire d’Auguste. Au milieu du 3ème siècle, les murs de la cité furent restaurés (probablement en prévision d’éventuelles invasions goths) par Cl. Leontichus Illyrius, qui, d’après Mitford, pourrait être originaire de la cité5 . Soli6 était constituée d’une acropole et d’une zone d’habitation en contrebas. Elle était la cité la plus importante du nord-ouest de l’île, et sa prospérité était notamment due aux mine de cuivre. Elle avait un théâtre d’une capacité de 3500 spectateurs et était traversée d’une grande rue pavée et entourée de colonnes. Elle semble avoir connu son apogée sous les Antonins, mais est la seule cité dans ce cas. Arsinoé7 , fondée en 270 a. C. sur les ruines de Marion, n’a pas connu de fouilles systématiques, mais rien n’a été trouvé datant de la période qui nous intéresse. Kythréa8 est aujourd’hui un champ de ruines à l’est de la ville moderne, dont les fouilles n’ont pas encore été menées à bien. Elle est une des rares cités chypriotes à ne pas être située sur la côte. La cité était célèbre pour ses sources intarissables. ; on sait 1 Cf. M. Yon : « [il] semble avoir été un bienfaiteur particulièrement attentif de Citium, peut-être même un ‘nouveau fondateur’ » (IKition p. 236). 2 Cf. Mitford, ANRW II 7.2 p. 1324. 3 Cf. Mitford, ANRW II 7.2 p. 1324 sq. 4 Cf. Mitford, ANRW II 7.2 p. 1325 sq. 5 Mitford, Byzantion 20 (1950), p. 136-139, n° 10. Cf. corpus n° 59. 6 Cf. Mitford, ANRW II 7.2 p. 1327 sq. 7 Cf. Mitford, ANRW II 7.2 p. 1329. 8 Cf. Mitford, ANRW II 7.2 p. 1329 sq.
  • 26. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 26 qu’elle conserva le statut de cité sous les Romains. Il semble qu’elle ait été subordonnée au moins économiquement à Salamine. Le site de Tamathonte1 n’a pas été fouillé et est occupé en partie par la moderne Politiko. Là aussi, d’importantes mines de cuivre assurait une certaine prospérité ; elle devait notamment exporter par le port de Soli. Quant à Trémithonte2 , si elle n’avait probablement pas le statut de cité, sa situation à la croisée des routes romaines lui assura un certain développement. La société chypriote était très attachée à la vie de village et à la petite propriété. L’esclavage devait être largement répandu dans l’île. La classe dirigeante a pu montrer un zèle de romanisation au début de la domination romaine (contrairement à la majorité de la population qui semble s’être satisfaite de l’ordre des choses) ; il n’y eut pas ou peu de citoyens très riches (à l’exemple d’Hérode Atticus pour l’Achaïe), et les évergètes ne furent pas nombreux, dévoilant une certaine homogénéité de richesse chez les Chypriotes. Quant au rôle du koinon3 , on sait qu’il était responsable de l’émission de monnaies de bronze. Il est surtout attesté à Palaipaphos (8 inscriptions sur 12) et à l’époque impériale4 , même s’il existe au moins depuis l’époque républicaine5 . Haensch, qui a étudié le système de conventus province par province, en arrive à la conclusion qu’à Chypre il se réunissait probablement à Paphos, capitale de la province6 . Comme le résume Cayla, « cette institution se développe à l’époque impériale avec probablement, comme ailleurs, une extension de son rôle et un recentrage autour du culte impérial ». On sait toutefois qu’il joua un rôle diplomatique, puisqu’un ambassadeur de l’île est 1 Cf. Mitford, ANRW II 7.2 p. 1331. 2 Cf. Mitford, ANRW II 7.2 p. 1332. 3 Cf. Cayla, « Livie, Aphrodite et une famille de prêtres du culte impérial à Paphos », l’Hellénisme d’époque romaine, p. 239-241 et IPaphos, p. 57 sq . Pour les rapports du koinon avec les proconsuls, voir la partie sur le culte impérial (III). 4 Deux inscriptions sont traditionnellement datées de l’époque hellénistique, mais d’après la révision de Cayla dans sa thèse, elles ne sont pas antérieures à l’annexion de l’île en 58. 5 Cayla (IPaphos, p. 231 sq) s’oppose ici à Mitford, qui faisait remonter quant à lui la création du koinon à la fin de la période hellénistique. 6 Il a également dressé la liste complète des références au koinon ou aux grands prêtres (Capita provinciarum note 22 p. 266).
  • 27. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 27 honoré sous les Julio-Claudiens à Kition et un autre à Athènes sous Hadrien1 . Le koinon honorait régulièrement les gymnasiarques, agonothètes et grands-prêtres car c’étaient eux qui payaient pour les concours et autres cérémonies organisées pour les empereurs. Il célébrait également ses patrons, comme dans le cas de ce [ ?] Vehilius, frère de deux proconsuls de Chypre de la fin du premier siècle avant notre ère, Marcus et Lucius Vehilius2 . Peut-être avait-il accompagné son aîné lors de son proconsulat au sein de la cohors amicorum, à moins que cet honneur ne s’explique par des liens anciens entre la famille et le koinon. I-2-B Une faible romanisation A cause de sa situation insulaire et de son appartenance au royaume lagide, Chypre est longtemps restée à l’écart de l’influence de Rome. Même en tant que province romaine, l’emprise reste peu marquée. On notera la présence de citoyens romains, des négociants, depuis la fin de la période hellénistique, attestée épigraphiquement à Paphos et à Salamine3 . Toutefois, il y a débat sur la date de leur installation à Chypre : ainsi, Mitford la situe à la fin du 2ème siècle a. C. alors que Cayla4 , à la suite de Moretti, préfère une date plus tardive d’un demi-siècle. Les citoyens romains étaient extrêmement peu nombreux : probablement se trouvaient-ils seulement dans quelques colonies de commerçants établies depuis la moitié du 1er siècle a. C. Même le premier grand-prêtre provincial, un certain Hyllos, fils d’Hyllos, en fonction sous Auguste et que l’on imagine puissant pour avoir obtenu cette charge, ne possédait pas la citoyenneté romaine. Mitford a cependant noté que la 1 Cayla, IPaphos p. 63. On pense aussi à celle qui obtint d’Auguste la confirmation du droit d’asylie de trois temples chypriotes (Tacite, Annales III, 62-63 – cf. corpus n° 87). 2 I. Nicolaou, « Inscriptiones Cypriae alphabeticae IX (1969) », RDAC 1970, p.153 n°8 = M. Christol, « Proconsuls de Chypre », Chiron 16 (1986), p.1-14. Inscription trouvée à Paphos et aujourd’hui disparue. Voici la traduction de Cayla : « Le koinon des Chypriotes (fait une dédicace) à son patron […]us Vehilius, fils de Marcus, frère de [Marcus] Vehilius, l’ancien gouverneur de la province, et de Lucius Vehilius, proconsul. » Cf. proconsul n°5. 3 H. Seyrig, « Inscriptions de Chypre », BCH 51 (1927), p. 143-4 n°4. On notera que Cicéron aussi parle de cette communauté de commerçants romains : cives Romani pauci qui illic negotiantur (Ad Atticum, V, 21, 6, cf. proconsul 3). 4 IPaphos n° 136.
  • 28. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 28 cité de Kition semble en avoir accueilli nettement plus que les autres1 . Après 212, les Chypriotes n’utilisèrent pas systématiquement leur tria nomina, comme si l’octroi de la citoyenneté leur avait été égal. Avec la domination romaine, on assiste également à une modification du système de calendrier2 , que cela vienne d’une initiative provinciale ou que le pouvoir central en soit à l’origine3 . Durant les quelques années où la province de Chypre répondait à la République romaine, soit l’on devait dater par année consulaire, soit une nouvelle ère fut créée, qui ne dut pas durer longtemps en tout cas. Lors du retour aux Ptolémées, la datation est donnée selon l’année de règne des souverains égyptiens. De nouveau en possession de Rome, un nouveau calendrier provincial fut créé. On ignore la date exacte de sa création, mais l’on peut dire qu’elle se situe entre 21 a. C. (date du mariage d’Agrippa avec Julie) et 12 a.C. (date de la mort d’Agrippa) ; probablement est-ce en 15 a. C., à l’initiative de Paphos qui fut aidée par Auguste suite à un important tremblement de terre. De même, on ne sait pas en quelle année le calendrier débute : est-ce en 22, lorsque la province a un statut fixe, ou plus probablement en 30 a. C., en continuité du calendrier égyptien réformé par Auguste (le calendrier Alexandrin) ? Le nouveau calendrier, qui prenait des noms de mois à partir des membres de la famille impériale, fut actualisé en 2 a.C. Désormais, il commençait par le jour de la naissance d’Auguste, le 23 août. J’ai pu recenser deux noms de mois de ce calendrier dans mon corpus : le troisième, Apogonikos4 , et le neuvième, Dèmarchèxousios5 . Comme le résumait Waddington6 , « les Chypriotes, comme les Egyptiens, comptaient la seconde année du règne d’un princeps, non du premier renouvellement de la puissance tribunicienne [donc le premier janvier], selon l’usage 1 Note 398 p. 1363. 2 Cf. Mitford, ANRW II 7. 2, p. 1357 sq. 3 Cf. Haensch, Capita provinciarum, p. 265 note 17 : „Ob die Stadt “avidly pro-Roman” war, ist unsicher. Die Einführung eines solaren Kalenders römischen Typs muß keineswegs auf lokale Initiative zurückgehen“. 4 IGR III 933. Cf. proconsul 17. Mitford donne la liste complète des mois p. 1360. 5 IGR III, 930 = Mitford, BSA 42 (1947), p. 201-206, n°1. Cf. proconsul 35. 6 LBW III 2806 = IGR III 967. Cf. proconsul 39.
  • 29. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 29 romain, mais à partir du premier renouvellement de leur propre année civile [donc le 23 août]». Le problème est qu’en parallèle le calendrier ptolémaïque continue à être utilisé et qu’il débute la veille du 1er Thot, ce qui correspond au 29 août (ou parfois le 30). La région de Salamine a longtemps maintenu l’ancien système, contrairement à l’ouest et au nord de l’île. Quant au sud, on ignore quelle ligne il suivit. Quoi qu’il en soit, on sait qu’au début du 3ème siècle, le calendrier est unifié. Cela dit, dans la majorité de nos inscriptions, la datation est donnée à partir des années de règne des empereurs, du nombre de leur puissance tribunicienne ou de leurs salutations impériales, ce qui nous permet de donner des dates avec précision. Le signe L, qui signifie e1touj et est d’origine égyptienne, est utilisé systématiquement à Chypre depuis le 3ème siècle a. C. jusqu’au 3ème siècle p. C. pour signifier l’année de règne (ou plus rarement dans les inscriptions funéraires l’âge du défunt). On notera une inscription publiée par H. Seyrig1 , qui donne pour date une mystérieuse année 29, correspondant à l’année qui va du 1er juillet 210 au 1er juillet 211 : l’origine de cette ère locale serait donc l’année 182, mais l’on ne connaît aucun évènement concernant Chypre cette année là. Une explication pourrait être la mauvaise lecture du chiffre kq’. Par ailleurs, il est remarquable que la langue latine ait si peu pénétré l’île, et cela est dû notamment au peu de citoyens romains présents sur l’île. A l’époque concernée, on a donc une uniformité de la langue sur Chypre (le grec), même s’il a pu subsister un dialecte d’origine phénicienne à Kition, à un niveau domestique et au début de l’empire au plus tard2 . En témoignent également le petit nombre d’inscriptions en latin et les énormes fautes qui les émaillent parfois3 . Cayla a ainsi pu définir trois étapes dans l’usage du latin à Paphos comme à Chypre : une première période où le latin est utilisé en langue privée seulement par les citoyens romains4 ; une seconde où la langue 1 « Inscriptions de Chypre », BCH 51 (1927), p. 139-143, n°3. Cf. proconsul 40. 2 Mitford, ANRW II 7-2 p. 1308. On rappellera que le peuplement de l’île est pour moitié grec pour moitié phénicien. 3 Un exemple, quasi caricatural, en est la borne milliaire de IGR III 967 : tribouniciai po(testate) to VI, patri patriai, et Imperator(i) Caisar(i) L(uciou) Septimiou Severou [ …] Divi Nerouae [ …] per Audioum Bassoum (sur Audius Bassus, proconsul en 198/9). 4 En témoignent l’inscription publiée par H. Seyrig (BCH 51 (1927), p. 143-4 n°4) faite par les cives R(omani)Paphiae diocen(seos), mais aussi l’épitaphe d’un certain Centurio (Mitford, OA VI, p. 54-56,
  • 30. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 30 est réservée à l’épigraphie monumentale ; enfin une troisième où elle est la langue de tous les documents officiels (cf. les milliaires : d’abord bilingues, ils sont à partir du 4ème siècle exclusivement en latin). Nous possédons tout de même quelques traces de contacts entre les Chypriotes et Rome, comme par exemple une ambassade envoyée à Rome sous Tibère pour maintenir le droit d’asylie des grands temples chypriotes1 . Il peut subsister également des vestiges de rescrits impériaux, qui constituent des réponses de l’empereur à valeur jurisprudentielle à des questions écrites. Toutefois, les textes sont si fragmentaires que les historiens ne s’accordent pas tous à leur accorder le statut de rescrit. Ainsi, on a retrouvé à Salamine une inscription qui, pour Mitford et Nicolaou, constitue assurément un rescrit impérial, peut-être pour interdire une corporation d’artisans juifs. De leur côté, les derniers éditeurs (ISalamine), qui critiquent la restitution abusive des premiers, parlent seulement d’une référence au local d’une association, sans pouvoir en dire plus2 . Dernièrement, on a trouvé au gymnase de Salamine un fragment correspondant probablement à un rescrit impérial du 2ème ou du 3ème siècle, qui répondait peut-être à une pétition des provinciaux3 . I-2-C Chronologie des « évènements » Nous avons dit dans notre introduction que la province de Chypre n’a pas connu de grands bouleversements lors de la période qui nous intéresse. Voyons n°29, étudiée également dans la partie sur le rôle militaire du proconsul). Il s’agit de la seule épitaphe latine retrouvée à Chypre ; on doit la dater du 1er siècle avant ou après notre ère. 1 Tacite, Ann. III, 62 : Exim Cyprii tribus de delubris, quorum vetustissimum Paphiae Veneri Amathusiae et Iovi Salaminio Teucer, Telamonis patris ira profugus, posuissent. « Puis vinrent les habitants de Chypre qui parlèrent de trois temples bâtis, le plus ancien à Vénus de Paphos par Aérias, le second à Vénus d’Amathonte par Amathus, fils d’Aérias, et le troisième à Jupiter Salaminien par Teucer fuyant la colère de son père Télamon. » (Traduction H. Goelzer). Cf. corpus n° 87. 2 ISalamine p. 16-17, n° 24 (= ISalamis n° 91). 3 ISalamine n° 27 = AE 2001, 1949 = Feissel D., « Un rescrit impérial et une consécration d’après une inscription du gymnase de Salamine » Cahiers du Centre d’Etudes Chypriotes 31 (2001), p. 189-207. Texte très fragmentaire n’ayant concerné aucun nom ou titre d’empereur ou de fonctionnaires romains.
  • 31. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 31 toutefois plus en détail les quelques petits évènements qui s’y sont produits sous le gouvernement d’un proconsul romain1 . Le premier d’entre eux, le siège du conseil de Salamine par des agents de Brutus, relève d’une problématique politico-financière complexe2 . En effet, il semble que depuis l’annexion de l’île, les Chypriotes aient dû payer au proconsul une somme très importante afin d’éviter le stationnement de l’armée, avec les pillages et abus qui s’ensuivent3 . Pour pouvoir s’en acquitter, la cité de Salamine s’était endettée auprès de riches Romains : elle avait notamment contracté une dette au taux d’intérêt de 48% ( !) auprès de Iunius Brutus, par ailleurs gendre d’Appius Claudius Pulcher, alors proconsul de Cilicie-Chypre (53-51 a. C.). C’est cet abus qui conduisit Cicéron l’année suivante à produire un édit limitant les prêts à 12%, et à refuser personnellement les 200 talents. C’est alors que Brutus envoya deux agents, M. Scaptius et P. Matinius, afin de récupérer son argent avec le taux initial. Pour parvenir à leurs fins, les deux sbires firent le blocus du conseil de la cité, condamnant ainsi cinq de ses membres à mourir de faim. Par la suite, c’est Cicéron qui finit par régler l’affaire, tiraillé entre les pressions politiques et son jugement personnel4 . Un autre évènement fut le tremblement de terre de 15 a. C., qui entraîna peut- être le maintien en poste de P. Paquius Scaeva dans les années 10 a. C. pour aider les cités à s’en relever5 . Paphos dut alors recevoir une aide financière de la part d’Auguste, 1 Cf. Mitford, ANRW II 7-2 p. 1297. 2 Cf. Mitford, ANRW II 7-2, p. 1291 et la note explicative de Constans et Bayet dans Correspondance de Cicéron IV, p. 11-25 et p. 99-112. 3 Cicéron, Ad Atticum, V, 21, 7 : Illud autem tempus quotannis ante me fuerat in hoc quaestu : civitates locupletes, ne in hiberna milites reciperent, magnas pecunias dabant, Cyprii talenta Attica CC […] « Or, chaque année avant moi, cette saison avait vu le trafic suivant : les cités riches, pour n’avoir pas à recevoir des soldats en quartiers d’hiver, payaient des sommes considérables : les Chypriotes avaient donné 200 talents attiques » (traduction par L.-A. Constans et J. Bayet). Cette somme s’appelle le vectigal praetorium. 4 Pour les détails de ce règlement final, cf. Ad Atticum, V, 21, 10-13. 5 Il est en effet qualifié de procos iterum extra sortem auctoritate Aug. Caesaris, / et s(enatus) c(onsulto) misso ad componendum statum in reliquum provinciae Cypri (CIL IX, 2845). On notera cependant que rien ne nous dit dans cette titulature qu’il fut envoyé en lien avec ce tremblement de terre, comme le remarque Mitford (ANRW II 7-2, note 47 p. 1299).
  • 32. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 32 d’où le titre de Sébastè (ou Augusta) qu’elle porte à partir de 15 a. C. Cayla a aussi relevé une inscription dans laquelle le dèmos de Paphos honore Hérode, roi de Judée1 : c’est probablement à mettre en lien avec la location par Auguste de la moitié de la production des mines de cuivre de Soli à Hérode contre 300 talents, en l’an 12 a. C. ; comme le monarque était un grand évergète, peut-être a-t-il fait quelque chose pour Paphos à l’occasion du tremblement de terre. En 22 p. C., Paphos, Amathonte et Salamine, après examen du Sénat, sont confirmées dans leur droit d’asylia, depuis longtemps détenu par leurs célèbres temples (Aphrodite à Paphos et à Amathonte, et Zeus à Salamine). En 69 p. C., Titus, en route pour la Syrie, fait escale à Chypre et reçoit de Sostratos, le grand-prêtre d’Aphrodite à Paphos l’assurance de son grand destin2 . Entre 115 et 117, une révolte juive de grande ampleur secoue tout le Proche- Orient ; à Chypre, menée par Artémion, elle a infligé de terribles dégâts à Salamine. Etudiée en profondeur par M. Pucci3 , cette révolte présente des causes profondes, telles qu’un mécontentement latent et un manque d’intégration à l’élément grec environnant depuis la destruction du temple de Jérusalem. Malheureusement, si l’on sait qu’elle a éclaté également à Chypre, on en ignore les détails, en partie à cause de la rareté et de la date tardive des sources disponibles sur le sujet4 . A Chypre, ce qui est étonnant est que l’on n’a pas de témoignages de tensions entre Juifs et Grecs au siècle précédent, contrairement à l’Egypte et la Cyrénaïque. Il semble que là aussi la révolte ait été dirigée contre les Grecs. Comme à Cyrène, les Juifs détruisirent tout ce qu’ils trouvaient sur leur passage. Les sources donnent l’impression d’un véritable massacre5 : s’il ne 1 IPaphos, n°235 p. 397 sq. 2 Tacite, Hist. II 4 et Suétone, Titus, 5 (cf corpus n° 88). On soulignera que Mitford est convaincu que Trajan aussi est passé par Chypre en 113 pour rejoindre Antioche en Syrie, son base dans la guerre parthe, mais sa théorie repose sur des bases plus que fragiles. 3 La rivolta ebraica al tempo di Traiano, Biblioteca di Studi Antichi n°33, Pise, 1981, surtout les pages 73 à 79 pour Chypre. Cf. aussi Sartre Le Haut-Empire romain, p. 404 sq. 4 Principalement Chronique de Jérôme (Chron. Hieron.) p. 196 et Chronique arménienne (Chron. Vers. Arm.), d’où probablement les notices de Paul Orose et Georges Le Sincelle (348 A). 5 Cf. notamment Dion Cassius, qui parle de 240 000 morts : toutefois, l’on ignore si ce chiffre (de toute manière probablement exagéré) correspond à celui pour Chypre, ou pour toute la révolte , et s’il ne prend
  • 33. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 33 faut pas les prendre à la lettre, on doit tout de même en conclure que cela devait être fort impressionnant. On ignore si la révolte eut lieu dans toute l’île ou seulement à Salamine ; pour Salamine, toutes les sources concordent à dépeindre une cité dévastée. Cependant, cela vient probablement d’une interprétation exagérée des sources littéraires ; il est en effet peu probable que la cité fut complètement détruite puisque quelque temps, après elle est qualifiée de métropole dans une inscription. L’épigraphie atteste de nombreuses reconstructions à cette époque1 , mais sans en exprimer la cause ; de plus, l’on voit apparaître l’épithète Sôter accolé au nom d’Hadrien par Salamine. Le chef de la révolte est connu, un certain Artémion, qui n’apparaît pas dans d’autres documents juifs (tout comme le chef de la révolte en Cyrénaïque). On ignore combien de temps les Juifs tinrent la cité ; il est probable qu’après un certain temps, durant lequel les Grecs ne parvinrent pas à reprendre la cité, Rome ait décidé d’intervenir militairement. A l’époque, l’armée était en Orient pour la campagne parthe, et en 116, Q. Marcius Turbo est chargé de mater la révolte2 . Un détachement de légion (vexillum) fut envoyé à Chypre pour mater la rébellion, probablement au printemps 1173 , dirigé par un certain C. Valerius Rufus. Comme ailleurs, la répression dut être terrible : mises à mort, confiscations, disparition de communautés entières (mort ou exil). Un autre tremblement de terre secoua l’île en 77/8, entraînant peut-être le transfert de l’atelier de frappe de monnaie d’Antioche à Chypre pour quelques années. En effet, on a pu remarquer la rareté de la frappe datée de la 10ème année de Vespasien, ce qui s’explique sûrement à cause de ce tremblement de terre4 ; cela explique aussi que l’émission suivante, celle de la 1ère année de règne de Titus, soit beaucoup plus grossière en compte que les victimes des Juifs ou également les chiffres de la répression (Dion Cassius, Histoire romaine 68, 32 –cf corpus n° 90). 1 Peut-être faut-il interpréter dans ce sens l’hommage de Salamine à Hadrien, datant de 123 : selon Mitford, l’empereur aurait fortement contribué à la reconstruction de la cité après la révolte. Cf. ISalamis n° 92 = ISalamine n° 140 (proconsul n° 31). 2 Mitford cite Lusius Quietus (Cf. ANRW II 7.2 p. 1345) : or, il fut chargé de mater la rébellion en Judée seulement. 3 Cf. ILS 9491 (trouvée à Beyrouth) qui honore C. Valerius Rufus, miss[us] cum vexillo ab / Imp(ertaori) Nerva Traiano Optumo Aug(usto) Ger(manico)/ Dacico Parth(ico) Cyprum in expeditionem.(voir également III-5 sur le rôle militaire du proconsul). Cf corpus n° 76. 4 B. Helly, « Monnaies de Vespasien frappées à Chypre », dans Colloque Salamine, p. 293-311.
  • 34. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 34 (ateliers atteints, manque de personnel...) ; enfin cela explique l’arrêt de la production et le transfert à Antioche dans la 2ème année de Titus. Probablement en 215, C. Iulius Avitus Alexianus, le mari de Julia Maesa, fut envoyé par Caracalla de Mésopotamie à Chypre, et mourut sur l’île1 . Cependant, le texte est ambigu, et si l’on comprend qu’il a dû jouer un rôle dans le gouvernement de Chypre, il paraît difficile d’y voir comme Thomasson un proconsul à part entière2 ; mieux vaut penser à une mesure d’éloignement de la part de Caracalla qui l’envoya rejoindre l’équipe du proconsul de Chypre alors en place. Enfin, en 269, les Goths semblent avoir tenté d’aborder l’île mais sans succès3 : on notera que quelques années auparavant, la cité de Lapéthonte avait fait appel à Claudius Leontichus Illyrius (proconsul ?) pour renforcer les murs de défense de la cité ; sans doute se préparait-elle déjà à une attaque4 . Les premières années de la domination romaine sont très mal connues, mais l’on peut en esquisser la trame : l’annexion se passe assez tranquillement en 58 a. C., puis Chypre rejoint la Cilicie et est gouvernée par son proconsul. Ensuite, l’île retourne à la 1 Dion Cassius, Histoire Romaine, 79, 30-4 (et non 78, 30 comme l’écrit Mitford dans ANRW note 44 p. 1298) : o( ga_r )Aoui=toj para_ me_n tou= Karaka&llou e)j Ku&pron e)k th=j Mesopotami&aj meta_ th_n th=j )Asi&aj a)rxh_n pemfqei_j klhrwtw=? tini_ su&nedroj u(po_ te gh&rwj kai_ u(p’ a)rrwsti&aj e1fqh sunairou&menoj: « Quant à Avitus, envoyé par Caracalla de la Mésopotamie à Chypre après son gouvernement d’Asie comme membre de l’assemblée du gouverneur tiré au sort, il devança [Julia Maesa dans la mort], emporté à la fois par la vieillesse et par la maladie. ». Pflaum a étudié cet homme, et voici sa version du texte de Dion (REL (1979) p. 298-314) : met[a_ th_n th=j )A]si&aj a)rxh_n [pemfqei_j klh]rwtw=? tini_ s[- u(po_ te] gh&rwj k[ai_ u(p’ a)rrwsti&]aj w1fqh [sunairo&menoj] Si l’historien ne trouve pas non plus d’explication à cet envoi à Chypre, il remarque toutefois ceci : « comment expliquer la mission à Chypre autrement que par un acte de disgrâce ? ». 2 Thomasson, Laterculi Praesidum, col. 299, n°29 3 Trebellius Pollio, Vita Claudii XII, 1 : fuerunt per ea tempora et apud Cretam Scythae, et Cyprum vastare tentarunt ; sed ubique morbo exercitu laborante, superati sunt. 4 Cf. corpus n° 59.
  • 35. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 35 domination ptolémaïque, tout en restant plus ou moins sous contrôle de Rome, dans la mesure où les souverains égyptiens eux-mêmes n’étaient pas parfaitement libres de leurs choix. Chypre reste alors sous la coupe de Cléopâtre, peut-être avec un rapide retour à Rome, et ne revient définitivement aux Romains qu’avec la chute de la reine. Le statut de la province (et donc celui de son gouverneur) évolue encore au tout début du Principat, et ne devient fixe qu’en 22 a. C. On peut dire que le proconsul ne devait pas arriver trop préoccupé dans la province dont il avait à s’occuper : en effet, ce qui ressort de ce tableau de Chypre sous le Haut-Empire, c’est avant tout une impression d’homogénéité et de tranquillité. Les cités avaient toutes le même statut, et même si Paphos et Salamine sortent du lot par leur importance, elles ne semblent pas avoir écrasé les autres pour autant1 . De même, on ne voit pas surgir une élite au sein des cités qui aurait éclipsé les autres citoyens par sa richesse et sa puissance2 . Cette unité semble renforcée par le koinon, qui unit toutes les cités de l’île et est actif notamment pour la frappe de monnaie ou le culte impérial3 . Un autre élément de cohésion est la civilisation grecque, partagée par l’écrasante majorité4 , et qui laisse peu pénétrer la culture romaine, comme en témoigne l’épigraphie, qui utilise le latin seulement dans les documents officiels, et encore, souvent doublé de la traduction grecque, et truffé de fautes. Toutefois, on note des éléments de romanisation, tels qu’une réforme des institutions civiques ou du système de calendrier ; mais il faut alors se demander dans quelle mesure ils furent imposés par le pouvoir central ou choisis par les provinciaux. Dans l’ensemble, on n’observe que de rares contacts avec Rome, voire avec le reste de l’empire, et cela est appuyé encore par la très faible présence de citoyens romains sur l’île. Enfin, peu d’incidents viennent perturber ce calme : outre les séismes récurrents, on notera simplement des premiers contacts délicats avec les Romains (chantage à la garnison de soldats ; siège du conseil de Salamine), et l’importante révolte juive de la 1 Voir également dans la partie sur le rôle judiciaire du proconsul : on ne connaît pas de conflit entre cités à Chypre, ce qui est à l’exact opposé de la situation en Achaïe ou en Asie par exemple. 2 Même si l’on sait que quelques grandes familles ont pu monopoliser au premier siècle les grandes prêtrises à Paphos et à Salamine. Cf notamment l’étude de la clientèle du proconsul C. Ummidius Durmus Quadratus au II-3. 3 Sur ce dernier point, voir III-6 sur le rôle religieux du proconsul. 4 Si l’on excepte la communauté juive, très mal connue (sans même parler de la première communauté chrétienne) et qui s’en prit justement à cette culture lors de la révolte de 115/7.
  • 36. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 36 fin du règne de Trajan, qui reste malheureusement mal connue. Les proconsuls n’eurent donc que rarement à gérer des situations extraordinaires. Comme le résume Mitford, “after initial fluctuations, which reflected no change in the internal condition of the island but merely the vicissitudes of the Roman Civil War, the history of Cyprus assumes a uniformity, almost an anonymity, which is in itself significant”1 . 1 ANRW II 7-2, p. 1290.
  • 37. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 37 II- LES GOUVERNEURS : CONDITIONS D’EXERCICE Nous avons vu que la province en elle-même ne devait pas poser de difficultés au proconsul de Chypre. Toutefois, celui-ci devait trouver sa place dans un système où il n’était pas le seul à administrer la province, et devait composer aussi bien avec les provinciaux que le pouvoir impérial, qui pouvait notamment intervenir au moment de la nomination. II-1 Nomination et statut des gouverneurs de Chypre Mais comment les gouverneurs de Chypre arrivaient-ils donc à ce poste ? En théorie, cela dépendait uniquement du sort, mais dans la pratique, on se rend compte que le pouvoir impérial se faisait toujours plus présent. II-1-A Déroulement classique de la nomination du proconsul1 Entre la préture, pour laquelle il faut avoir 30 ans minimum, et le consulat, toujours aussi prestigieux et auquel seule une minorité des sénateurs aura accès, s’écoulent environ dix ans. C’est pendant cette période que sont remplies les charges prétoriennes, qui se rattachent au domaine militaire ou à l’administration, comme dans notre cas le gouvernement d’une province publique en tant que proconsul. Malheureusement, nous n’avons aucun témoignage relatif à Chypre en particulier, c’est pourquoi nous nous contenterons d’un résumé général. Dans le cadre de la province de Chypre, comme pour les autres provinces publiques prétoriennes, le proconsul est nommé par tirage au sort (la sortitio), régi par des règles précises2 . La durée du gouvernement provincial est fixée à un an, avec un délai de cinq ans entre la préture et le droit de tirer au sort une province. Les futurs proconsuls pouvaient plus ou moins s’arranger entre eux pour échanger les provinces 1 Je renvoie à la première partie du II de mon mémoire de l’an dernier pour plus de détails ainsi que les renvois bibliographiques. 2 Voir à ce sujet Hurlet, Le proconsul et le prince, p. 24-82, notamment en ce qui concerne les évolutions chronologiques de la sortitio et son organisation technique.
  • 38. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 38 qui leur revenaient, en fonction du prestige de la province ou d’affinité personnelle avec une région1 . Mais si dans le cas de l’Achaïe on avait déjà pu relever que ce dernier critère était particulièrement important, la province de Chypre semble avoir été subie plus que choisie : on ne trouve pas ou peu de liens entre les proconsuls et l’île2 , et son absence de prestige ne saurait le compenser. Quant au déroulement matériel de la sortitio, il nous reste en grande partie inconnu. Le tirage au sort se déroulait à la fin de l’hiver ou au début du printemps, pour permettre d’entrer en fonction au début de l’été au plus tard. Le Sénat intervenait par un sénatus-consulte annuel invitant à tirer au sort les anciens préteurs et consuls ayant le droit de s’y présenter ; peut-être une loi comitiale ratifiait-t-elle l’investiture. Concrètement, on devait utiliser une urne pivotante avec des boules de même format ; le tirage au sort des provinces prétoriennes devait intervenir avant celui de l’Afrique et de l’Asie, et il se peut que les boules des candidats privilégiés étaient tirées en premier. S’ensuivait la profectio, ou cérémonie de départ. Sous la République, la cérémonie de départ de Rome consistait à prendre les auspices de départ, à se rendre au Capitole pour prononcer les vœux traditionnels et prendre le paludamentum (l’habit de guerre), avant de franchir le pomerium avec des troupes et des licteurs. Avec le Principat, quelques changements à forte valeur symbolique ont lieu, tel que le point de départ qui est transféré au temple de Mars Ultor sur le forum Auguste, tandis que le droit de porter le paludamentum fut retiré au proconsul, montrant ainsi sa perte de pouvoir militaire. C’est à l’occasion de cette cérémonie qu’étaient remis au proconsul les mandata, des conseils généraux sur le gouvernement d’une province, accompagnés de remarques morales et d’instructions particulières, qui adaptaient ainsi les consignes à la province en question3 . Quant au voyage du proconsul vers sa province, il est progressivement réglementé : Tibère a contraint en 15 les proconsuls à partir avant le premier juin, pour 1 Un autre critère entre en jeu dans ces échanges ; en effet, une sorte de hiérarchie assez mal connue se met progressivement en place, selon laquelle les anciens préteurs mariés et pères de plusieurs enfants sont prioritaires dans le choix des provinces, ceci étant proportionnel au nombre d’enfants. 2 Cf. II-3. 3 A l’origine, seul le sénat avait le pouvoir de donner ces mandata, mais progressivement ce sont les empereurs qui monopolisent ce droit (évolution achevée au milieu du 1er siècle).
  • 39. Les gouverneurs de Chypre M2 Histoire 39 lutter contre la mauvaise habitude des gouverneurs de s’attarder à Rome ou en Italie. Le trajet est le même d’une année sur l’autre et l’entrée dans la province constitue l’acte fondateur du gouvernement. Il y a tout un cérémonial à suivre, qui varie selon les provinces, et qui se répète plus ou moins à chaque nouvelle cité visitée par la suite par le proconsul. II-1-B L’intervention impériale dans la nomination Le princeps pouvait jouer un rôle direct dans la nomination du gouverneur de Chypre (nomination d’un légat impérial propréteur ou procédures extraordinaires telles que la nomination extra sortem ou la prorogation), mais aussi de manière plus officieuse, grâce à son auctoritas. Nous avons vu que pendant une courte période, de 30 a. C. à 22 a. C., Chypre est une province impériale et est donc gouvernée de ce fait par un légat impérial propréteur, nommé directement par Auguste. Un seul témoignage épigraphique a été conservé de cette période, à Salamine, même si le nom du légat n’a pas eu la même fortune1 : … leg(ato) Au]g(usti) pro pr[aetore…Si la majorité des historiens s’accorde à situer cette inscription dans ce court laps de temps, on notera la proposition de datation différente de Pucci2 : en effet, il y voit un légat impérial propréteur, qui aurait été envoyé en mission à Chypre suite à la destructrice révolte juive de 115/7. Par la suite, la politique de restitutio de la res publica menée par Auguste et ses successeurs, feignant de maintenir en place le régime républicain, et le statut de province publique empêchent le princeps d’intervenir ouvertement dans le choix des proconsuls. Mais en tant que princeps senatus3 , il oriente les débats au Sénat. De plus, il peut écarter un candidat qui ne lui plaît pas par des arguments plus ou moins menaçants afin d’obtenir une excusatio, c’est-à-dire une renonciation en bonne et due forme. Au 1 Tubbs, JHS 12 (1891), p. 179 n°12 = CIL III 12106 = ISalamine p. 21, n°37 (cf. corpus n°7). 2 Pucci, La rivolta ebraica, p. 75. 3 C’est à l’origine le premier sénateur inscrit sur la liste officielle (l’album) et qui prend la parole en premier lors des réunions du sénat ; cette fonction est reprise automatiquement par les empereurs sous le Principat.